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Monseigneur l'Éléphant

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JUDSON ET L’EMPIRE

Fumée de gloire ! Le « don[31] » est libre de nous attaquer,
Bien qu’il ait le cœur faible :
Il lui faut nous atteindre avant de nous défaire…
Mais où sont les galions d’Espagne ?

Dobson.

[31] Terme de mépris, appliqué aux Espagnols et Portugais, ainsi qu’à leurs cousins du Sud-Amérique.

Parmi les multiples beautés de l’état démocratique, figure un talent quasi surhumain de se créer des ennuis avec les autres nations et de trouver son honneur lésé dans la circonstance. Une vraie démocratie professe un dédain énorme à l’égard de tous les autres pays gouvernés par des rois, reines et empereurs, et connaît peu leurs affaires intérieures, dont elle se soucie encore moins. Tout ce qui l’intéresse, c’est sa propre dignité, qui est pour elle le roi, la reine et le valet. Aussi, tôt ou tard, leurs différends internationaux aboutissent chez le vulgaire sans dignité, qui lance par-dessus les mers les basses injures de la rue, sans dignité elle non plus, afin de venger leur neuve dignité. Il se peut que la guerre en résulte ou non ; mais les chances ne sont pas en faveur de la paix.

Un avantage de vivre en un pays civilisé qui est réellement gouverné, réside dans ce fait que tous les rois, reines et empereurs du continent sont apparentés de près par le sang ou par le mariage ; qu’ils forment, pour tout dire, une vaste famille.

Chez eux les esprits intelligents comprennent que ce qui paraît être une injure préméditée n’est souvent dû qu’à la dyspepsie d’un homme ou aux vapeurs d’une femme, et qu’il sied de la traiter comme telle, et de s’expliquer tranquillement. De même, une démonstration populaire, ayant à sa tête le roi et la cour, peut signifier tout simplement que le peuple des susdits roi et cour leur échappe pour le moment. Quand un cheval se met à ruer dans la foule qui se presse à une porte, le cavalier ne saute pas à bas, mais il tend derrière lui sa main ouverte, et les autres s’écartent. Il en va ainsi pour les meneurs d’hommes. Dans l’ancien temps ils guérissaient leur mauvaise humeur et celle de leurs peuples par le feu et le carnage ; mais maintenant que le feu a acquis une si longue portée et le carnage tant d’extension, ils agissent différemment ; et peu de gens parmi leurs peuples soupçonnent combien ceux-ci doivent d’existences et d’argent à ce que le jargon de l’heure appelle « hochets » et « vanités ».

Il y avait une fois une petite puissance, le débris à demi ruiné d’un empire jadis grand, qui perdit patience avec l’Angleterre, ce Père Fouettard du monde entier, et se conduisit, de l’avis unanime, très scandaleusement. Mais on ignore en général que cette puissance soutint une bataille rangée avec l’Angleterre et remporta une glorieuse victoire.

Les difficultés commencèrent chez les gens du peuple. Ils avaient subi des malheurs nombreux, et cela soulage toujours l’irritation privée de s’exhaler en vitupérations publiques. Leur orgueil national avait été blessé profondément, et ils songeaient à leurs gloires de jadis et aux temps où leurs flottes avaient pour la première fois doublé le cap des Tempêtes : leurs journaux invoquaient Camoens et les poussaient aux extravagances. C’était, paraît-il, l’Angleterre, cette grossière, flatteuse, doucereuse et menteuse Angleterre, qui entravait les progrès de leur expansion coloniale. Ils supposèrent d’emblée que leur gouvernant était de connivence avec l’Angleterre, et ils proclamèrent avec beaucoup de chaleur qu’ils voulaient sur-le-champ se mettre en république et développer leurs colonies comme il sied à un peuple libre. Ceci étant posé, la populace lapida les consuls anglais, conspua les dames anglaises, cerna les marins ivres de notre flotte qui se trouvaient dans ses ports, les frappant à coups d’avirons, suscita les pires désagréments pour les touristes, à la douane, et menaça de morts affreuses les malheureux poitrinaires de Madère, cependant que les jeunes officiers de l’armée buvaient des élixirs de fruits et entraient dans les plus horrifiques conspirations contre leur monarque : le tout dans le but de se mettre en république, Or, l’histoire des républiques sud-américaines démontre que cela ne vaut rien pour les Européens du sud d’être également des républicains. Ils glissent trop promptement à la dictature militaire ; et quant à ce qui est de coller au mur les gens et de les fusiller en série, cela peut s’effectuer beaucoup plus économiquement et avec moins de répercussion sur le taux des décès, par une monarchie stricte. Néanmoins les exploits de cette puissance en tant que représentée par son peuple, étaient des plus gênants. C’était le cheval qui rue dans la foule, et le cavalier protestait sans doute qu’il ne pouvait l’empêcher. Ainsi le peuple savourait toutes les beautés de la guerre sans aucun de ses inconvénients, et les touristes qu’on avait lapidés au cours de leurs pérégrinations regagnaient passivement l’Angleterre et déclaraient au Times que l’organisation de la police laissait à désirer dans les villes étrangères.

Telle était donc la situation au nord de l’équateur. Au sud, elle était plus tendue, car là-bas les puissances étaient directement aux prises : l’Angleterre, incapable de reculer parce qu’elle sentait derrière elle la pression de ses fils aventureux et à cause des agissements de lointains aventuriers qui, se refusant à lâcher prise, conseillaient d’acheter la puissance rivale ; et celle-ci, qui manquait d’hommes ou d’argent, figée dans la conviction que trois cents ans d’esclavagisme et de mélange avec les indigènes les plus voisins, lui conféraient le droit inaliénable de garder des esclaves et de procréer des métis pour toute l’éternité. Ces gens-là n’avaient pas construit de routes. Leurs villes s’effritaient entre leurs mains ; ils n’avaient pas un commerce suffisant pour faire le fret d’un méchant cargo ; et leur souveraineté sur l’intérieur ne s’étendait pas tout à fait à une portée de fusil lorsque la tranquillité régnait. Ces raisons mêmes augmentaient leur fureur, et les choses qu’ils disaient ou écrivaient concernant les us et coutumes des Anglais, auraient fait courir aux armes une nation plus jeune qui eût présenté une longue facture sanglante pour son honneur outragé.

C’est alors que le destin envoya là-bas sur une canonnière à deux hélices et à faible tirant d’eau, d’environ deux cent soixante-dix tonnes de jauge et construite pour la défense des fleuves, le lieutenant Harrison Edward Judson, destiné à recevoir par la suite le nom de Judson-Pardieu. Son espèce de bâtiment avait tout à fait l’air d’une plate en fer avec une allumette piquée au milieu ; il tirait cinq pieds d’eau à peine, portait à l’avant un canon de quatre pouces, dont le pointage dépendait du navire même, et à cause de son roulis incessant, valait pour l’habitabilité trois fois moins qu’un torpilleur. Quand Judson fut désigné pour prendre le commandement de cet objet au cours de son petit voyage de six ou sept mille milles dans le sud, et qu’il alla l’examiner dans le bassin, sa première réflexion fut : « Pardieu, ce mât d’hune[32] a besoin d’être étayé de l’avant ! » Ce mât d’hune était une baguette à peu près grosse comme un portemanteau ; mais la plate en fer était le premier bâtiment que commandât Judson, et celui-ci n’aurait pas échangé sa position contre celle de second sur l’Anson ou le Howe.

[32] La prononciation nautique n’aspire pas l’h de hune.

Il le fit donc naviguer, sous escorte, avec amour et tendresse, jusqu’au Cap (où l’histoire du mât d’hune arriva en même temps que lui), et il était si éperdument amoureux de son baquet vacillant que, lorsqu’il alla se présenter à l’amiral de la station, celui-ci jugea superflu de gâcher un nouvel homme sur ce bateau-là, et permit à Judson de garder son peu enviable commandement.

L’amiral visita une fois la canonnière dans la baie Simon, et il la trouva pitoyable, même pour une plate en fer, destinée uniquement à la défense des fleuves et des ports. Malgré l’enduit de liège en poudre qui revêtait sa peinture intérieure, son entrepont suait des gouttes d’humidité visqueuse. Elle roulait comme une bouée dans la longue houle du Cap ; son poste d’équipage était une niche à chien ; la cabine de Judson était quasi sous la ligne de flottaison ; impossible d’ouvrir un hublot ; et son compas, grâce à l’influence du canon de quatre pouces, était un phénomène parmi les compas de l’Amirauté eux-mêmes. Mais Judson-Pardieu rayonnait d’enthousiasme. Il avait même réussi à communiquer la flamme de sa passion à Davies, l’ouvrier mécanicien de seconde classe qui lui servait de mécanicien principal. L’amiral, qui se souvenait de son premier commandement personnel, et de certaine nuit humide où l’amour-propre lui avait interdit de mollir une seule écoute, ce qui ne manqua point de réduire en lambeaux son gréement, examina la plate avec attention. Les « défenses » étaient revêtues entièrement de tresse blanche, vraiment blanche ; le gros canon était verni avec un produit meilleur que n’en fournissait l’amirauté ; les hausses de rechange étaient rangées avec autant de soin que les chronomètres ; les coussins d’emplanture pour espars de rechange, au nombre de deux, étaient faits en bois de teck de Birmanie de quatre pouces d’épaisseur, et ornés de têtes de dragons sculptées (c’était là un souvenir des aventures de Judson-Pardieu avec la brigade navale dans la guerre de Birmanie) ; l’ancre de bossoir était vernie et non peinte ; et il y avait des cartes autres que celles dressées à l’échelle de l’amirauté. L’amiral fut très satisfait, car il aimait les chefs soigneux de leur navire… ceux qui ont un peu d’argent à eux et consentent à le dépenser pour le bâtiment sous leurs ordres. Judson le regardait avec espoir. Il n’était qu’un jeune lieutenant de vaisseau de huit ans de grade. On pouvait le laisser six mois dans la baie Simon, alors que tenir la mer avec son navire faisait sa joie.

Son rêve secret était de rehausser le morne gris officiel de son bâtiment par un listel de dorure, voire même une petite volute à son avant épaté de bélandre.

— Il n’y a rien de tel qu’un premier commandement, pas vrai ? lui dit l’amiral, qui lisait dans sa pensée. Mais il me semble que vous avez là un drôle de compas. Vous devriez le faire régler.

— Ce n’est pas la peine, amiral, lui répondit Judson. Ce canon affolerait le pôle nord lui-même. Mais… mais j’ai saisi le sens de la plupart de ses anomalies.

— Voulez-vous avoir l’obligeance de hausser le pointage de trente degrés, je vous prie ?

On releva le canon. L’aiguille libérée vira sur son pivot avec allégresse, et l’amiral sifflota.

— Vous avez sans doute gardé le contact avec votre convoyeur ?

— Je l’ai vu deux fois entre Madère et ici, amiral, répondit en rougissant Judson, tout honteux pour son vapeur… La canonnière est… n’est pas encore bien au point, mais elle se réglera vite.

L’amiral quitta le bord, selon les rites du service, mais son capitaine d’état-major dut bavarder auprès des autres officiers de l’escadre mouillée dans la baie Simon, car durant plusieurs jours tous, sans exception, firent des gorges chaudes de la plate.

— Qu’est-ce que vous pouvez bien en tirer, Judson ? demanda le lieutenant de la Mongoose, une authentique canonnière à éperon, peinte en blanc et munie de canons à tir rapide, au moment où, par une chaude après-midi, Judson entrait dans la véranda supérieure du petit club nautique dominant l’arsenal.

C’est dans ce club, où les capitaines vont et viennent, qu’on entend tous les cancans des sept mers tout entières.

— Dix nœuds quatre, répondit Judson-Pardieu.

— Oh ! ça, c’était lors de ses essais. A présent elle est trop plongée de l’avant. Je vous l’avais bien dit, qu’en étayant ce mât d’hune vous la déséquilibreriez.

— Fichez-moi la paix avec mon mât d’hune, répliqua Judson, qui commençait à trouver la plaisanterie fastidieuse.

— Oh ! mon chéri ! Écoutez donc Juddy, avec son mât d’hune ! Keate, avez-vous entendu parler du mât d’hune de la plate ? Vous êtes prié de lui ficher la paix. Le commodore Judson est blessé dans ses sentiments.

Keate était le lieutenant torpilleur du gros Voltigern, et il dédaignait les petitesses.

— Son mât d’hune, dit-il tranquillement. Ah oui, oui, bien entendu… Juddy, il y a un banc de mulets dans la baie, et je crains qu’ils ne s’en prennent à vos hélices. Vous feriez bien de descendre et de veiller à ce qu’ils ne vous emportent quelque chose.

— Je n’ai pas l’habitude de me laisser emporter des choses. Vous voyez bien que, moi, je n’ai pas de lieutenant torpilleur à mon bord, Dieu merci !

Sur le Voltigern, au cours de la semaine précédente, Keate avait réussi à « louper » l’élingage d’un petit torpilleur, si bien que ce bâtiment avait brisé les supports sur lesquels il reposait, et se trouvait à cette heure en réparation dans l’arsenal, sous les fenêtres du club.

— Attrapez, Keate ! N’importe, Juddy, vous voilà quand même nommé pour trois ans gardien de l’arsenal : si vous êtes bien gentil, un jour qu’il n’y aura pas trop de mer, vous m’emmènerez faire le tour du port. Attendez un peu, commodore… Qu’est-ce que vous prenez ? Un « vanderhum » pour « le cuisinier et le hardi capitaine, et le second du brick Nancy et le fidèle maître d’équipage » (Juddy, déposez cette queue de billard, ou sinon je vous mets aux arrêts pour outrage envers le lieutenant d’un authentique navire)… « et le midship et l’équipage du youyou du capitaine. »

A ce moment Judson l’avait acculé dans un coin et le pilonnait à l’aide d’une queue de billard. Le secrétaire de l’amiral entra, et du seuil vit la dispute.

— Ouf ! Juddy, je vous fais mes excuses. Délivrez-moi de ce… hum… de ce mât d’hune ! Voici l’homme qui tient la corde de l’arc. Je souhaiterais être un capitaine d’état-major au lieu d’un fichu lieutenant. Sperril dort en bas toutes les nuits. C’est ce qui fait que Sperril a le buste bien d’aplomb. Sperril, je vous défends de me toucher ! Je suis en partance pour Zanzibar. Probable que je vais l’annexer.

— Judson, l’amiral vous demande ! dit le capitaine d’état-major, sans s’occuper du railleur de la Mongoose.

— Je vous le disais, que vous resteriez gardien de l’arsenal, Juddy. Demain, une côte de bœuf frais et trois douzaines de croquettes à la glace. A la glace, vous entendez, Juddy ?

Judson-Pardieu sortit avec le capitaine d’état-major.

— Dites donc, qu’est-ce que le vieux peut vouloir à Judson ? demanda Keate, du comptoir.

— Sais pas. Quand même, Juddy est un rudement brave type. Je voudrais bien l’avoir avec nous sur la Mongoose.

Le lieutenant de la Mongoose se laissa aller dans un fauteuil, et pendant une heure lut les journaux arrivés par la malle. Puis il aperçut Judson-Pardieu dans la rue et le héla. Les yeux très brillants, Judson tenait la tête très haute, et il marchait allégrement. Il ne restait plus dans le club que le lieutenant de la Mongoose.

— Judson, cela va être un beau combat, dit le jeune homme après avoir entendu les nouvelles débitées par l’autre à mi-voix. Vous aurez probablement à combattre, et pourtant je ne vois pas à quoi pense le vieux, de…

— J’ai reçu l’ordre de ne livrer combat sous aucun prétexte, dit Judson.

— Aller-regarder-voir ? Pas autre chose ? Quand partez-vous ?

— Ce soir si possible. Il faut que je m’en aille veiller aux préparatifs. Dites donc, j’aurais besoin de quelques hommes pour la journée.

— Tout ce qui est sur la Mongoose est à votre service. Voilà mon youyou qui arrive là-bas. Mort, ivre ou endormi, je connais cette côte, et vous aurez besoin d’en savoir le plus possible. Si nous avions pu être ensemble, nous deux ! Venez avec moi.

Durant une heure entière, Judson resta enfermé dans la chambre d’arrière de la Mongoose, à écouter et prendre des notes, penché sur des cartes successives, et durant une heure le matelot de garde à la porte n’entendit rien que des choses dans ce genre-ci : « Et puis s’il y a gros temps il vous faudra vous réfugier ici. Ce courant est ridiculement sous-évalué, et rappelez-vous qu’à cette époque de l’année il porte à l’ouest. Leurs bateaux ne vont jamais au sud de cette pointe, vous voyez ? Il est donc inutile de chercher après. » Et ainsi de suite indéfiniment. Étendu de tout son long sur le coffre voisin du trois-livres, Judson fumait en absorbant le tout.

Le lendemain il n’y avait plus de plate dans la baie Simon ; mais un petit nuage de fumée au large du cap Hangklip montrait que Davies, l’ouvrier mécanicien de deuxième classe, lui faisait donner son maximum. A la résidence de l’amiral, le vieux maître d’équipage retraité qui avait vu se succéder beaucoup d’amiraux, sortit son pot de couleur et ses pinceaux et donna une nouvelle couche de beau vert pomme tout pur aux deux gros boulets de canon qui ornaient, un de chaque côté, la porte cochère de chez l’amiral. Il pressentait qu’on était à la veille de grands événements.

Et la canonnière, construite, comme on l’a dit plus haut, pour la défense des fleuves, rencontra la grande houle du large au cap Agulhas : elle fut balayée de bout en bout, se cabra sur ses hélices jumelles, et bondit d’une lame à l’autre avec toute la grâce d’une vache dans une mare, tant et si bien que Davies en éprouva des craintes pour la solidité de sa machine, et que les gars Krou[33] qui composaient la majorité de l’équipage, en furent affreusement indisposés. Elle longea une côte très mal pourvue de phares, passa devant des baies qui n’en étaient pas, où de vilains écueils à tête plate se dissimulaient presque au ras de l’eau, et il lui arriva un grand nombre d’incidents extraordinaires, qui n’ont rien à voir avec notre histoire, mais qui furent tous dûment consignés par Judson-Pardieu sur son livre de bord.

[33] Krou : race indigène du Libéria.

A la fin, la côte se modifia : elle devint verdoyante et basse et excessivement vaseuse, et présenta de larges fleuves qui avaient pour barres de petites îles situées à une ou deux lieues en mer. Judson-Pardieu, se rappelant ce que lui avait dit le lieutenant de la Mongoose, serrait la terre de plus près que jamais. Il arriva enfin à un fleuve plein d’une senteur de fièvre et de vase : des végétations vertes croissaient dans les profondeurs de ses eaux, et le courant faisait haleter et grogner la plate.

— Nous allons remonter par là, dit Judson.

Ils remontèrent donc le fleuve. Davies se demandait ce que diantre tout cela signifiait, et les gars krou grimaçaient joyeusement. Judson alla se poster tout à l’avant, et il méditait, le regard perdu dans les eaux limoneuses. Après avoir fait route durant deux heures parmi cette désolation, à une vitesse moyenne de cinq milles à l’heure, la vue d’une bouée blanche au milieu du courant café au lait vint réjouir son regard. Précautionneusement, la canonnière s’en approcha, et un timonier alla dans un youyou prendre des sondages tout à l’entour, tandis que Judson réfléchissait en fumant, la tête penchée de côté. Il interrogea :

— Environ sept pieds, n’est-ce pas ? Ce doit être la queue du haut-fond. Il y a quatre brasses dans la passe. Abattez cette bouée à coups de hache. Je trouve qu’elle ne fait pas bien dans le paysage.

En trois minutes les gars krou eurent fait voler en éclats les flancs de bois de la bouée, et la chaîne d’amarrage sombra, entraînant les dernières esquilles. Judson mena prudemment la canonnière sur le lieu, tandis que Davies regardait, en se mordillant les ongles d’inquiétude.

— Pouvez-vous gagner contre ce courant ? lui demanda Judson.

Davies y parvint, un centimètre à la fois, et non sans peine. Au bossoir, Judson-Pardieu suivait sur le rivage l’apparition et la disparition successive de certains repères. Il fallut, pour satisfaire Judson, que la canonnière retournât se poster une seconde fois sur la queue du banc, à la place de l’ex-bouée, et reculât de nouveau. Après quoi on remonta le courant pendant une demi-heure, on mouilla dans les petits fonds proches du rivage, et on attendit, avec sur l’ancre une amarre de retenue en double.

— Il me semble, fit respectueusement observer Davies, que j’entends un canon tirer par intervalles, si j’ose dire.

Sans aucun doute il y avait dans l’air un sourd grondement.

— Il me semble, répliqua Judson, que j’entends aussi un bruit d’hélice.

Dix autres minutes s’écoulèrent. Le battement d’une machine devint plus net. Puis au tournant du fleuve surgit une fort élégante canonnière blanche munie d’un pavillon blanc et bleu qui portait à son centre un écusson rouge[34].

[34] Le pavillon portugais.

— Démaillez le guindeau arrière ! Mouillez les deux bouées ! En arrière doucement ! Larguez partout !

L’amarre de retenue en double jaillit du bord, les deux bouées plongèrent dans l’eau, pour marquer l’endroit où on laissait l’ancre et sa chaîne, et la plate reprit le milieu du courant, l’enseigne blanche[35] arborée à son unique mât.

[35] La grande enseigne des navires de guerre britanniques.

— Donnez toute la vapeur. Cet animal est plus rapide que nous, dit Judson. Et en route vers l’aval.

— C’est la guerre… la guerre, sacrédié ! Il va tirer, dit Davies qui regardait par l’écoutille de la machine.

Sans un mot d’explication, la canonnière blanche tira trois coups de canon qui réduisirent en charpie verte les arbres de la rive. Judson-Pardieu tenait la roue, et Davies, avec l’aide du courant, donnait au bateau une allure presque honorable.

Ce fut une chasse palpitante, mais qui ne dura pas plus de cinq minutes. La canonnière blanche tira de nouveau, et dans sa chambre de la machine Davies poussa un cri sauvage.

— Qu’est-ce qui se passe ? Touché ? demanda Judson-Pardieu.

— Non. Je viens de comprendre votre ruse de guerre. Excusez-moi, commandant.

— Ça va. Encore un petit rien de vitesse en plus.

Sans cesser de surveiller ses repères du rivage, qui se mettaient en ligne avec la prestesse de troupes désireuses de l’aider, Judson tourna la roue d’une main ferme. La plate flaira le haut-fond sous elle, hésita un instant, et passa.

— A présent nous y sommes. Venez-y donc, tas de brigands ! s’écria Judson.

La canonnière blanche, trop pressée même pour faire feu, se précipitait en trombe dans le sillage de la plate, gouvernant comme elle. Ce qui lui porta malheur, car le petit bâtiment se trouvait en plein sur l’ex-bouée.

— Qu’est-ce que vous faites par ici ? lança une voix, du bossoir.

— Je continue. Tenez ferme. Vous voilà installés.

Avec un grincement et un tintamarre, la canonnière blanche piqua du nez dans le haut-fond, et le limon roux se souleva sous son étrave en cercles vaseux. Puis, avec une lenteur pleine de grâce, le courant rabattit son arrière sur tribord et entraîna son flanc jusque sur le haut-fond. Elle s’y coucha sous un angle indécent, et son équipage poussa les hauts cris.

— Chic ! Oh ! n. d. D., chic ! lança Davies en trépignant sur les tôles de la machine, tandis que les soutiers krou rayonnaient.

La plate vira pour remonter de nouveau le courant, et passa sous le flanc bâbord incliné de la canonnière blanche, qui l’accueillit par des hurlements et des imprécations proférées en une langue étrangère. Le bateau échoué, montrant à l’air jusqu’à ses virures inférieures, était aussi inoffensif qu’une tortue sur le dos, sans l’avantage que sa carapace donne à cette dernière. Et l’unique grosse brute de canon qui armait l’avant de la plate était fâcheusement proche de lui.

Mais son capitaine était brave et blasphémait puissamment. Judson-Pardieu n’y fit pas la moindre attention. Son devoir était de remonter le fleuve.

— Nous allons venir avec une flottille de bateaux et écraser vos abjectes ruses ! prononça le capitaine, dans un langage qu’il est inutile de reproduire.

Alors Judson-Pardieu, qui était polyglotte :

— Vous rester-o où vous être-o, ou sinon je percer-o un trou-o dans votre coque-o qui vous rendra mucho transperçados.

La réplique contenait beaucoup de charabia, mais Judson-Pardieu fut hors de portée en peu de minutes, et Davies, homme pourtant sobre de paroles, confia à l’un de ses subordonnés que le lieutenant était « un officier des plus remarquablement prompts à vous régler ça ».

Durant deux heures la plate patouilla éperdument parmi les eaux boueuses, et ce qui n’était au début qu’un murmure devint distinctement une canonnade.

— On a déclaré la guerre ? demanda Davies, à l’hilarité de Judson-Pardieu. Alors, que le diable l’emporte, ce type a failli démolir ma jolie petite machine. Quand même, il y a de la guerre par là-haut.

Au prochain tournant ils découvrirent en plein un village minuscule mais fort animé, qui environnait une assez prétentieuse maison de pisé blanchie à la chaux. On voyait des sections nombreuses d’une soldatesque basanée, en uniformes blancs crasseux, courir çà et là et brailler alentour d’un individu couché dans une litière, et sur une pente douce qui s’étendait vers l’intérieur du pays, l’espace de deux ou trois kilomètres, une sorte de vif combat faisait rage à l’entour d’un fortin rudimentaire. Un relent de cadavres non enterrés emplissait l’air : il offusqua l’odorat sensible de Davies, qui cracha par-dessus bord.

— Je vais braquer ce canon-ci sur cette maison-là, dit Judson-Pardieu en désignant la plus haute habitation, par-dessus le toit en terrasse de laquelle flottait le pavillon bleu et blanc.

Les petites hélices jumelées firent voler l’eau, exactement comme une poule fait voler la poussière avec ses pattes, avant de s’y accroupir en un bain. Le petit bateau se tourna péniblement de gauche à droite, recula, dévia de nouveau, avança, et finalement la volée grise et terne du canon se braqua aussi ferme qu’un canon de fusil vers le but indiqué. Alors Davies se permit d’actionner le sifflet comme il n’est pas permis de le faire dans le service de Sa Majesté par crainte de gaspiller la vapeur. La soldatesque basanée du village se rassembla en troupes, en groupes et en tas, le feu cessa sur la pente, et tout le monde poussa de grands cris, excepté les gens de la plate. Quelque chose qui ressemblait à un vivat anglais arriva jusqu’à eux, porté par le vent.

— Nos gars en danger sérieux, probable, dit Davies. On doit avoir déclaré la guerre depuis des semaines, en quelque sorte, il me semble.

— Tenez-nous en place, espèce d’enfant de troupe ! beugla Judson-Pardieu, comme la pièce de canon s’écartait de la maison blanche.

Un projectile tinta sur les tôles avant de la plate avec la violence d’une cloche de navire, un projectile éclaboussa l’eau, et un autre creusa un sillon dans le plancher du pont, à trois centimètres en avant du pied gauche de Judson-Pardieu. La soldatesque basanée faisait feu à volonté, et l’individu en litière brandissait une épée flamboyante. Comme elle pointait sur le mur en pisé au fond du jardin de la maison, la bouche du gros canon recula d’un cran. Sa charge comportait quatre kilos de poudre inclus dans quarante de métal. Trois ou quatre mètres de pisé sursautèrent un peu, comme on sursaute quand on reçoit un coup de genou dans le creux du dos, et puis tombèrent en avant, s’étalant en éventail dans leur chute. La soldatesque ne tira plus ce jour-là, et Judson vit une vieille négresse apparaître sur le toit en terrasse de la maison. Elle farfouilla un instant parmi les drisses de pavillon, puis, les trouvant emmêlées, retira son unique vêtement, un jupon de couleur isabelle, et l’agita frénétiquement. L’individu en litière déploya un mouchoir blanc. Judson ricana.

— A présent nous allons leur en envoyer un par là-haut. Faites-nous virer, Davies. Au diable le canonnier qui a inventé ce genre d’affût flottant. Pourrai-je tirer à coup sûr sans massacrer l’un ou l’autre de ces petits diables ?

Le flanc de la hauteur était parsemé d’hommes qui se rabattaient vers la berge du fleuve, en désordre. Derrière eux s’avançait un corps peu nombreux mais très serré, formé d’hommes qui étaient sortis un par un du fortin. Ces derniers traînaient avec eux des canons à tir rapide.

— Pardieu, c’est une armée régulière. Je me demande à qui ? fit Judson-Pardieu.

Et il attendit la suite.

Les troupes descendantes rencontrèrent celles du village et se joignirent à elles ; puis, la litière à leur centre, se répandirent en masse vers le fleuve. Mais lorsque les hommes avec les canons à tir rapide arrivèrent derrière eux, ils se replièrent à droite et à gauche et le détachement passa au milieu.

— Flanquez-moi à l’eau ces sacrés outils-là ! commanda le chef de cette troupe.

Et l’un après l’autre dix petits gatlings firent le plongeon dans l’eau limoneuse. La plate était embossée proche de la rive.

— Quand vous aurez tout à fait fini, prononça poliment Judson-Pardieu, ça ne vous dérangerait pas de me dire ce qui se passe ? C’est moi qui commande ici.

— Nous sommes, répondit le chef, les pionniers de la Compagnie générale de mise en valeur. Voilà douze heures que ces petits crapauds-là n’ont cessé de nous harceler dans notre campement, et nous nous débarrassons de leurs gatlings. Il a fallu faire une sortie pour les prendre ; mais ils ont chipé les mécanismes de culasse… Enchanté de vous voir.

— Perdu du monde ?

— Personne de tué à vrai dire ; mais nous avons très soif.

— Êtes-vous capable de tenir vos hommes ?

L’individu se retourna et avec un ricanement considéra ses soldats. Ils étaient soixante-dix, tous poudreux et hirsutes.

— Nous ne saccagerons pas cette poubelle, si c’est cela que vous voulez dire. Sans en avoir l’air nous sommes ici, pour la plupart, des gens comme il faut.

— Parfait. Envoyez-moi à bord le chef de ce poste, ou fort, ou village, ou ce qu’on voudra, et tâchez de trouver un logement pour vos hommes.

— Nous trouverons bien un baraquement pour les caserner. Hé là-bas ! vous, l’homme à la litière, venez à bord de la canonnière.

Ses subordonnés firent demi-tour, s’avancèrent parmi la soldatesque dispersée, et se mirent à explorer le village, en quête de cases disponibles.

Le petit homme de la litière vint à bord en souriant avec gêne. Il était en uniforme de grand tralala, surchargé de plusieurs mètres de galon d’or et de gourmettes tintantes. Il portait en outre de largissimes éperons : le cheval le plus proche n’était guère qu’à six cents kilomètres de là.

— Mes enfants, prononça-t-il, tourné vers la soldatesque muette, déposez vos armes.

La plupart des hommes les avaient déjà rejetées et s’étaient installés pour fumer.

— Sous aucun prétexte, ajouta-t-il dans sa langue à lui, ne vous laissez aller à massacrer ceux qui se sont mis sous votre protection.

— A présent, dit Judson-Pardieu, qui n’avait pas saisi cette dernière phrase, voulez-vous avoir la bonté de m’expliquer ce que diantre signifie toute cette absurdité.

— C’était de nécessité, répondit le petit homme. Les opérations de guerre sont déplaisantes. Je suis gouverneur et fais fonction de capitaine. Voici mon épée !

— Au diable votre épée, monsieur ! Je n’en ai que faire. Vous avez tiré sur notre pavillon. Depuis huit jours vous ne cessez de tirer sur nos gens ici présents, et quand j’ai remonté le fleuve on m’a tiré dessus.

— Ah ! C’est la Guadala. Elle vous aura pris par erreur pour un négrier. Comment vont-ils sur la Guadala ?

— Prendre par erreur un vaisseau de Sa Majesté pour un négrier ! Vous prendriez n’importe quel bâtiment pour un négrier, vous ! Pardieu, monsieur, j’ai bonne envie de vous faire pendre à ma grand’vergue !

Ce qui ressemblait le plus à ce redoutable agrès était la badine de Judson, dans le porte-parapluie de sa cabine. Le gouverneur leva les yeux vers l’unique mât et eut un sourire de protestation suppliante.

— La position est embarrassante, dit-il. Capitaine, croyez-vous que ces illustres marchands vont brûler ma capitale ? Mon peuple va leur donner de la bière.

— Laissons les marchands, je veux une explication.

— Hum ! Il y a eu un soulèvement populaire en Europe, capitaine… dans mon pays.

Son œil parcourut vaguement l’horizon.

— Quel rapport cela a-t-il avec…

— Capitaine, vous êtes bien jeune. Il y a encore de l’espoir. Mais moi (et il se frappa la poitrine, à faire tinter ses épaulettes), moi, je suis royaliste jusqu’au tréfonds de toutes mes entrailles.

— Continuez, dit Judson, dont la bouche se crispait.

— L’ordre me parvient d’établir ici un poste de douane, et de prélever la taxe sur les marchands quand la nécessité les amène par ici. Cela résultait d’arrangements politiques entre votre pays et le mien. Mais aussi dans cette combinaison il n’y avait pas d’argent. Diable non ! pas le moindre caurie[36] ! Je souhaite diablement élargir toutes opérations commerciales, et pour cause ! Je suis royaliste, et il y a rébellion dans mon pays… Oui, je vous assure… la République toute prête à commencer. Vous ne me croyez pas ? Vous verrez un jour ce qu’il en est. Je ne puis établir ces postes de douane et payer ainsi les fonctionnaires à haute paye. De plus les gens de mon pays ils disent que le roi n’a pas souci de l’honneur de son peuple. Il gaspille tout… « gladstone » tout, comme vous diriez, hein ?

[36] Monnaie de très faible valeur, aux Indes et en Afrique, et représentée dans cette dernière par des coquillages blancs.

— Oui, c’est comme ça que nous disons, répliqua Judson-Pardieu, en souriant.

— Ils disent donc : mettons-nous en république dare dare. Mais moi, je suis royaliste jusqu’au bout de tous mes doigts. Capitaine, j’ai été jadis attaché d’ambassade à Mexico. Je dis que la république ne vaut rien. Les peuples ont le cœur haut. Ils veulent… ils veulent… Ah ! oui, une course pour les affiches.

— Qu’est-ce que ça peut bien être ?

— Le combat de coqs pour le paiement à l’entrée. Vous donnez quelque chose, vous payez pour voir une scène sanglante. Est-ce que je me fais comprendre ?

— Ils veulent en avoir pour leur argent… C’est cela que vous voulez dire ? Bigre, vous êtes un gouverneur sportif.

— C’est bien ce que je dis. Je suis royaliste aussi. (Il sourit avec plus d’aisance.) Or donc on peut bien faire quelque chose pour les douanes ; mais quand les hommes de la Compagnie ils arrivent, alors un combat de coqs comme droit d’entrée cela est tout à fait légitime. Mon armée elle dit qu’elle va me républicaniser et me fusiller sur les murailles, si je ne lui donne pas du sang. Une armée, capitaine, est terrible dans ses colères… en particulier quand elle n’est pas payée. Je sais en outre (et ce disant il posa la main sur l’épaule de Judson), je sais en outre que nous sommes de vieux amis. Oui ! Badajoz, Almeida, Fuentes d’Onor… il y a du temps depuis lors ; et un petit, petit combat de coqs comme droit d’entrée, cela est bon pour mon roi. Cela l’asseoira plus solidement sur son trône, voyez-vous ? Maintenant (et d’un geste de sa main il désigna le village en ruines) je dis à mes armées : Combattez ! Combattez les hommes de la Compagnie quand ils viennent, mais ne combattez pas si fort que vous ayez des morts. Tout cela est dans la rapport-a que j’envoie. Mais vous comprenez, capitaine, nous sommes amis quand même. Hein ! Ciudad-Rodrigo, vous vous souvenez ? Non ? Peut-être votre père, alors ? Enfin vous voyez que personne n’est mort, et que nous avons soutenu un combat, et tout cela est dans la rapport-a, pour faire plaisir au peuple de mon pays ; et mes armées elles ne me mettront pas contre les murs, vous voyez ?

— Oui ; mais la Guadala. Elle a tiré sur nous. Est-ce que cela faisait partie de votre jeu, farceur ?

— La Guadala. Hé ! Non, je ne pense pas. Son capitaine il est trop grosse bête. Mais je pensais qu’elle était partie sur la côte. Vos canonnières comme celle-ci fourrent leur nez et poussent leur aviron en tous lieux. Où est la Guadala ?

— Sur un haut-fond. Échouée jusqu’à ce que je l’en sorte.

— Il y a des morts ?

— Non.

Le gouverneur poussa un profond soupir de soulagement.

— Il n’y a pas de morts ici non plus. Vous voyez donc que personne n’est mort nulle part, et que rien n’est perdu. Capitaine, vous allez parler aux hommes de la Compagnie. Je pense qu’ils ne sont pas contents.

— Il y a de quoi !

— Ils ne sont pas raisonnables. Je pensais qu’ils s’en retourneraient. Je laisse leur fortin tranquille toute la nuit pour leur permettre de sortir, mais ils restent et me font face au lieu de reculer. Ils ne savaient pas qu’il nous faut vaincre beaucoup dans toutes ces batailles, ou sinon le roi il est jeté à bas de son trône. Maintenant nous avons gagné cette bataille… cette grande bataille (il étendit largement les bras) et je pense que vous direz aussi que nous avons gagné, capitaine. Vous êtes royaliste aussi ? Vous ne voudriez pas troubler la paix de l’Europe ? Capitaine, je vous l’affirme. Votre reine elle sait aussi. Elle ne voudrait pas combattre son cousin. C’est une… une chose à main levée.

— Une quoi ?

— Une chose à main levée. Une affaire qu’on règle. Comment dites-vous ?

— Une affaire réglée ?

— Oui. Une affaire réglée. Qui en souffre ? Nous gagnons. Vous perdez. Tout va bien !

Au cours des cinq dernières minutes Judson-Pardieu avait pouffé par moments. A ce point il éclata tout à fait en un rire retentissant.

— Mais voyons, gouverneur, dit-il enfin, j’ai d’autres choses à penser qu’à vos émeutes d’Europe. Vous avez tiré sur notre pavillon.

— Capitaine, si vous étiez de moi, vous auriez fait comment ? Et aussi, et aussi (il se redressa de toute sa taille) nous sommes tous les deux des hommes braves de pays très braves. Notre honneur est celui de notre roi (et il se découvrit) et de notre reine (et il s’inclina profondément). Maintenant, capitaine, vous allez bombarder ma ville et je serai votre prisonnier.

— Blague ! fit Judson-Pardieu. Je ne puis bombarder ce vieux poulailler.

— Alors venez dîner. Madère elle nous appartient encore, et j’ai du meilleur qu’on y récolte.

Tout rayonnant, il franchit le bordage, et Judson-Pardieu descendit dans le carré pour rire à son aise. Dès qu’il fut un peu remis, il dépêcha Davies auprès du chef des pionniers, le poudreux personnage aux gatlings, et les hommes qui avaient renoncé à se servir des armes virent ce fâcheux spectacle : deux hommes qui se tordaient de rire sur la passerelle de la canonnière.

— Je vais occuper mes gens à lui bâtir un poste de douane, dit le chef des pionniers en reprenant haleine. Nous lui ferons au moins une route convenable. Ce gouverneur-là mérite d’être fait chevalier. Je suis heureux à présent que nous ne les ayons pas combattus en rase campagne, car il aurait pu nous arriver d’en tuer quelques-uns. Ainsi donc il a gagné de grandes batailles, vrai ? Faites-lui les compliments de ses victimes, et annoncez-lui que je viendrai à son dîner. Vous n’auriez pas quelque chose qui ressemble à un habit, par hasard ? Voilà six mois que je n’en ai pas vu un.

Il y eut ce soir-là un dîner dans le village… un dîner enthousiaste et général, dont la tête se trouvait dans la maison du gouverneur, et dont la queue s’étalait au large dans toutes les rues. Le madère méritait et au delà les éloges du gouverneur, et Judson-Pardieu fit goûter en échange deux ou trois bouteilles de son meilleur « vanderhum », lequel est de l’eau-de-vie du Cap de dix ans de bouteille, agrémentée de zeste d’orange et autres condiments. Le café n’était pas encore desservi (par la dame qui avait arboré le drapeau blanc) que le gouverneur avait déjà distribué la totalité de son gouvernorat et ses annexes, d’une part à Judson-Pardieu, pour services rendus par le grand-père dudit Judson dans la guerre de la Péninsule, et d’autre part au chef des pionniers, en considération de la bonne amitié de ce noble seigneur. Après la négociation il disparut un moment dans une pièce voisine, où il élabora le récit fidèle et détaillé de la défaite des Anglais, qu’il lut à Judson et à son compagnon, le chapeau campé obliquement sur un œil. Ce fut Judson qui imagina la perte corps et biens de la plate, et le chef des pionniers fournit la liste de ses hommes (pas moins de deux cents) tués ou blessés.

— Messieurs, dit le gouverneur de dessous le bord de son chapeau, voilà la paix de l’Europe sauvée par cette rapport-a. Vous serez tous faits chevaliers de la Toison d’Or… elle partira par la Guadala.

— Grands dieux ! fit soudain Judson-Pardieu, rouge mais se contenant, cela me rappelle que j’ai laissé ce bateau couché sur le flanc en aval du fleuve. Il faut que j’y aille pour apaiser le commandant. Il doit être dans une rage bleue. Gouverneur, allons-nous-en faire une partie de canot sur le fleuve pour nous rafraîchir les idées. Un pique-nique, vous comprenez.

— Ou…i, je comprends toujours, moi. Hé hé ! un pique-nique ! Vous êtes tous mes prisonniers, mais je suis un bon geôlier. Nous allons pique-niquer sur le fleuve, et nous emmènerons toutes les demoiselles. Venez, mes prisonniers.

— J’espère, dit le chef des pionniers, qui de la véranda contemplait le village en délire, que mes gars ne vont pas bouter le feu à sa ville sans le faire exprès. Hohé ! hohé ! Une garde d’honneur pour Son Excellence le très illustre gouverneur !

Une trentaine d’hommes répondirent à cet appel, se rangèrent en une ligne onduleuse et, sur un trajet encore plus onduleux, transportèrent très onduleusement le gouverneur au plus haut de leurs bras jusqu’au fleuve. Et par le refrain qu’ils chantaient ils s’exhortaient à « nager, nager avec ensemble, le corps entre les genoux » ; et ils obéissaient fidèlement aux paroles de la chanson, à part qu’ils n’étaient pas du tout « fermes du premier au dernier ». Son Excellence le gouverneur dormait sur sa litière agitée, et il ne s’éveilla pas quand le chœur le déposa sur le pont de la plate.

— Bonsoir et adieu, dit à Judson le chef des pionniers. Je vous donnerais ma carte si je l’avais, mais je suis, n. d. D., ivre au point de ne plus me rappeler à quel club j’appartiens… Ah ! si fait ! Le club des Voyageurs. Si jamais nous nous rencontrons en ville, souvenez-vous de moi. Il me faut rester ici et surveiller mes types. Nous voilà bien tirés d’affaire à présent. Je suppose que vous nous renverrez le gouverneur un jour ou l’autre. Ceci est une crise politique. Bonne nuit.

La plate descendit le fleuve dans l’obscurité. Le gouverneur dormait sur le pont, et Judson prit la roue, mais comment il gouverna, et pourquoi il n’alla pas donner plusieurs fois dans chaque haut-fond, cet officier n’en a gardé nul souvenir. Davies ne remarqua rien d’anormal, car il y a deux façons de trop boire, et Judson avait une ivresse, non de poste d’équipage, mais simplement de carré. Sous la fraîcheur de la nuit, le gouverneur s’éveilla, et exprima le désir d’un whisky au soda. Quand on le lui remit, ils étaient presque à hauteur de la Guadala échouée, et Son Excellence salua de loyaux et patriotiques accents le drapeau qu’il ne pouvait distinguer.

— Ils ne voient pas. Ils n’entendent pas, s’écria-t-il. Par tous les saints ! Ils dorment, tandis que moi je gagne des batailles !

Il courut à l’avant, où le canon très naturellement était chargé, tira l’étoupille, et réveilla la nuit inerte par la détonation d’une pleine charge lançant un obus simple. Cet obus, par bonheur, ne fit qu’effleurer l’arrière de la Guadala et alla éclater sur la rive.

— Maintenant vous saluerez votre gouverneur, dit-il en entendant des bruits de pas courir de toutes parts à l’intérieur de la coque de fer. Pourquoi demander quartier si lâchement ? Me voici avec tous mes prisonniers.

Ses paroles rassurantes se perdirent dans le tohu-bohu et la clameur unanime implorant la pitié.

— Capitaine, dit une voix grave sortant du navire, nous nous sommes rendus. Est-ce l’usage des Anglais de tirer sur un navire en détresse ?

— Vous vous êtes rendus ! Sainte Vierge ! Je vais vous couper la tête à tous. Vous faire dévorer par des fourmis fauves… battre de verges et noyer ! Lancez-moi une passerelle. C’est moi, le gouverneur. Il ne faut jamais se rendre. Judson de mon âme, monte là dedans et envoie-moi un lit, car je tombe de sommeil… Ah ! mais ! je ferai subir mille morts à ce capitaine !

— Ah ! dit la voix dans les ténèbres, je commence à comprendre.

Et on lança une échelle de corde, par laquelle grimpa le gouverneur, suivi de près par Judson.

— A présent nous aurons le plaisir de procéder à quelques exécutions, dit le gouverneur arrivé sur le pont. On va fusiller tous ces républicains… Dis, mon petit Judson, si je ne suis pas ivre, pourquoi ce plancher sur lequel on ne tient pas est-il si incliné ?

Le pont, comme je l’ai dit, donnait une bande très forte. Son Excellence s’assit à terre, glissa jusqu’à la drome sous le vent, et s’y rendormit.

Le capitaine de la Guadala se mordait furieusement la moustache, et murmurait dans son langage :

— « Ce pays est le père de grandes canailles et le beau-père d’honnêtes gens »… Vous voyez notre personnel, capitaine. Il en va ainsi de même partout avec nous… Vous avez tué quelques-uns de ces reptiles ?

— Pas un reptile, répondit Judson avec rondeur.

— Tant pis. S’ils étaient morts, notre pays nous enverrait peut-être des hommes, mais notre pays est mort également, et moi je suis déshonoré sur un banc de vase par votre traîtrise d’Anglais.

— Bah ! Il me semble que tirer sur un petit baquet de notre dimension, sans un mot d’avertissement et alors que vous saviez nos pays en paix, c’est quelque peu traître aussi.

— Si l’un de mes obus vous avait atteints, vous seriez allés au fond, tous sans exception. J’aurais couru le risque avec mon gouvernement. A cette heure il eût peut-être été…

— En république. Ainsi donc vous aviez réellement l’intention de combattre pour votre propre compte ! C’est plutôt dangereux de lâcher un officier comme vous dans une marine comme la vôtre. Eh bien, qu’allez-vous faire maintenant ?

— Rester ici. Partir dans les canots. Qu’importe ? Cet animal d’ivrogne (il désigna l’ombre dans laquelle ronflait le gouverneur) est ici. Je dois le remmener à son trou.

— Fort bien. Je vous déséchouerai au jour si vous faites de la vapeur.

— Capitaine, je vous préviens que dès que nous serons de nouveau à flot je vous combattrai.

— Fumisterie ! Vous déjeunerez avec moi, et puis vous remmènerez le gouverneur vers le haut du fleuve.

Le capitaine resta un moment silencieux. Puis il dit :

— Buvons. Ce qui doit arriver arrive, et après tout nous n’avons pas oublié la guerre de la Péninsule[37]. Mais vous admettrez, capitaine, qu’il est désagréable de se voir jeté sur un haut-fond comme une dragueuse !

[37] Guerre d’Espagne et Portugal, où l’Angleterre intervint contre Napoléon Ier.

— Bah ! nous vous aurons tiré de là sans vous laisser le temps de dire ouf. Prenez soin de son Excellence. Moi, je m’en vais essayer de dormir un peu.

On dormit jusqu’au matin sur les deux navires, après quoi on se mit en devoir de déséchouer la Guadala. En s’aidant de ses propres machines, tandis que la plate halait et soufflait avec entrain, elle se dégagea du banc de vase et se remit par le travers en eau profonde. La plate était juste sous son arrière, et le gros œil du canon de quatre pouces regardait pour ainsi dire par la fenêtre dans la chambre du capitaine.

Le remords, sous les espèces d’un violent mal de tête, accablait le gouverneur. Il se rendait fâcheusement compte qu’il avait peut-être bien outrepassé ses pouvoirs, et le capitaine de la Guadala, en dépit de tous ses sentiments patriotiques, se rappelait nettement que la guerre n’était pas déclarée entre les deux pays. Il n’avait pas besoin que le gouverneur le lui répétât sans cesse pour savoir qu’une guerre, une guerre sérieuse, signifiait la république dans sa patrie, la perte possible de son grade, et mainte fusillade d’hommes vivants contre des murs inertes.

— Nous avons satisfait notre honneur, lui dit en confidence le gouverneur. Notre armée est apaisée, et la rapport-a que vous emmenez en Europe montrera que nous avons été loyaux et braves. Cet autre capitaine ? Bah ! C’est un gamin. Il appellera ça une… une… Judson de mon âme, comment dis-tu pour ça… pour ces affaires qui se sont passées entre nous ?

Judson regardait la dernière amarre s’échapper du conduit de manœuvre.

— Comment j’appelle ça ? Euh ! je l’appellerais volontiers une plaisanterie. Mais voilà votre bateau d’aplomb, capitaine. Quand vous voudrez venir déjeuner ?

— Je vous le disais, reprit le gouverneur, que ce serait pour lui une plaisanterie.

— Mère de tous les saints ! Qu’est-ce que ce serait donc s’il était sérieux ?… fit le capitaine. Nous serons charmés d’y aller quand il vous plaira. D’ailleurs nous n’avons pas le choix, ajouta-t-il avec amertume.

— Pas du tout, répliqua Judson, pris d’une idée lumineuse en apercevant sur la proue de son bateau trois ou quatre éraflures de balles. C’est nous qui sommes à votre merci. Voyez comme nous ont arrangés les tireurs de Son Excellence.

— Señor capitaine, dit le gouverneur d’un air apitoyé, c’est bien triste. Vous êtes très abîmés, avec votre pont tout criblé de balles. Nous ne serons pas trop durs envers un vaincu, n’est-ce pas, capitaine ?

— Vous ne pourriez pas nous passer un peu de peinture, dites donc ? J’aimerais de me rafistoler un peu après… l’engagement, dit Judson d’un air méditatif, en se tapotant la lèvre supérieure pour dissimuler un sourire.

— Notre magasin est à votre disposition, répondit le capitaine de la Guadala.

Et son œil s’illumina ; car quelques traînées de céruse sur de la couleur grise sont considérablement voyantes.

— Davies, allez à leur bord voir ce qu’ils ont de disponible… de disponible, entendez-vous. Avec un peu de mélange, leur couleur de mâts ferait à peu près la teinte de notre franc-bord.

— Ah oui, je leur en donnerai du disponible, fit Davies avec férocité. Je ne comprends pas ce micmac d’être pour ainsi dire à tu et à toi, coup sur coup, après s’être envoyé au diable ! En toute justice c’est eux qui sont notre prise légitime, pour ainsi dire.

En l’absence de Davies, le gouverneur et le capitaine s’en allèrent déjeuner. Judson-Pardieu n’avait pas grand’chose à leur offrir, mais ce qu’il avait il le leur présenta comme un ennemi battu à un vainqueur généreux. Quand il les vit échauffés — le gouverneur cordial et le capitaine quasi expansif — il leur déclara de l’air le plus détaché, tout en ouvrant une bouteille, qu’il ne serait pas de son intérêt de faire un rapport sérieux de l’incident, et qu’il était au plus haut degré improbable que l’amiral y attachât la moindre importance.

— Alors que mes ponts sont lacérés (il y avait un sillon en travers de quatre planches) et mes tôles cabossées (il y avait cinq traces de balles sur trois tôles) et que je rencontre un bâtiment comme la Guadala, et que si je ne suis pas torpillé c’est grâce à un pur hasard…

— Oui. Un pur hasard, capitaine. La bouée du haut-fond s’est perdue, interrompit le capitaine de la Guadala.

— Ah bah ! Je ne connais pas le fleuve. C’est un accident bien fâcheux. Mais comme je vous le disais, quand un hasard seul m’empêche d’être coulé, que me reste-t-il à faire d’autre que de m’en aller… si possible ? mais je crains de n’avoir pas assez de charbon pour le trajet maritime. C’est bien fâcheux.

Judson avait adopté comme mode de communication ce qu’il savait de français.

— Cela suffit, dit le gouverneur, avec un geste magnanime. Judson de mon âme, mon charbon est à toi, et ton bateau sera réparé… oui, réparé entièrement de ses blessures du combat. Vous vous en irez avec tous les honneurs de toutes les guerres. Votre pavillon flottera. Votre tambour battra. Vos… ah oui, vos canotiers tireront leurs baïonnettes… N’est-ce pas, capitaine ?

— Comme vous dites, Excellence. Mais ces marchands de la ville, qu’en faisons-nous ?

Un instant le gouverneur parut embarrassé. Il ne se rappelait pas bien ce qu’il était advenu de ces joyeux garçons qui l’avaient acclamé la veille au soir. Judson s’empressa d’intervenir.

— Son Excellence les a mis aux travaux forcés pour construire des casernes et des magasins, et aussi je crois un poste de douane. Quand ce sera fait, on les relâchera, j’espère, Excellence ?

— Oui, on les relâchera, pour t’être agréable, petit Judson de mon cœur.

Après quoi ils burent à la santé de leurs souverains respectifs, tandis que Davies présidait à l’enlèvement de la planche ébréchée et des traces de balles sur le pont et les têtes de l’avant.

— Oh ! c’est trop fort ! s’écria Judson quand ils furent remontés sur le pont. Cet idiot-là a excédé ses instructions, mais… mais vous me laisserez vous indemniser pour ceci !

Davies, assis les jambes dans l’eau sur un échafaudage suspendu à la proue, sentit nettement qu’on le blâmait dans une langue étrangère. Il se contorsionna, tout gêné, sans interrompre sa besogne.

— Qu’est-ce que c’est ? fit le gouverneur.

— Cette tête de bois a cru que nous avions besoin d’or en feuilles, et il en a emprunté de votre magasin, mais je vais y mettre bon ordre ! (Et alors en anglais :) Halte-là, Davies ! Tonnerre de l’enfer, qu’aviez-vous besoin d’aller prendre de l’or en feuilles ? N. d. D., sommes-nous donc une bande de pirates sauvages qui râflent le magasin d’une tartane levantine ? Prenez un air contrit, espèce de cul-de-plomb, ventre en pot à tabac, enfant de rétameur aux yeux louches ! Vive mon âme ! ne pourrai-je maintenir la discipline sur mon navire, et faut-il qu’un apprenti serrurier de riveur de chaudières me réduise à rougir devant un forban au nez jaune ! Quittez l’échafaudage, Davies, et retournez à la machine ! Mais auparavant déposez ces feuilles et laissez là le carnet. Je vous ferai appeler dans une minute. Allez à l’arrière !

Or, quand ce torrent d’injures s’abattit sur lui, Davies n’avait au-dessus des bastingages que la moitié supérieure de sa ronde figure : elle s’éleva graduellement tandis que l’averse continuait, et le complet ahurissement, l’exaspération, la rage et l’amour-propre blessé se succédèrent sur ses traits, jusqu’au moment où il vit la paupière gauche de son chef hiérarchique s’abaisser par deux fois. Il s’en courut alors à la salle de la machine, où, s’essuyant le front avec une poignée de déchet, il s’assit pour réfléchir à l’aventure.

— Je suis au regret, dit Judson à ses compagnons, mais vous voyez le personnel qu’on nous donne. Ceci me laisse plus encore votre débiteur. Car, s’il m’est possible de remplacer cette chose (jamais on n’emporte d’or en feuilles sur un affût de canon flottant), comment arriverai-je à m’excuser pour l’outrecuidance de cet homme ?

Davies avait la pensée lente ; malgré tout, au bout d’un moment, il transféra le déchet de son front à sa bouche et mordit dedans pour s’empêcher de rire. A nouveau il battit un entrechat sur les têtes de la machine.

— Chic ! Oh ! sacrément chic ! ricana-t-il. J’ai navigué avec pas mal d’officiers, mais je n’en ai jamais vu un si chic que lui. Et je le croyais de cette nouvelle espèce qui ne sait même pas lancer trois mots, pour ainsi dire.

— Davies, vous pouvez reprendre votre besogne, dit Judson par le panneau de la machine. Ces fonctionnaires ont eu l’extrême obligeance de parler en votre faveur. Pendant que vous y êtes, faites ça jusqu’au bout. Mettez-y tout votre monde. Où avez-vous trouvé cet or ?

— Leur magasin est un vrai spectacle, commandant. Il vous faut voir ça. Il y en a assez pour dorer deux cuirassés de première classe, et j’en ai chipé une bonne moitié.

— Dépêchez-vous alors. Ils vont nous ravitailler en charbon cet après-midi. Il vous faudra tout recouvrir.

— Chic ! Oh ! sacrément chic ! répéta Davies à mi-voix, tout en rassemblant ses subordonnés, qu’il mit en devoir d’accomplir le vœu secret et si longtemps différé de Judson.

....... .......... ...

C’était le Martin Frobisher, le vaisseau-amiral, important bateau de guerre alors qu’il était neuf, du temps où l’on construisait pour la voile aussi bien que pour la vapeur. Il pouvait faire douze nœuds toutes voiles dehors, et ce fut sous cette allure qu’il s’arrêta à l’embouchure du fleuve, telle une pyramide d’argent sous le clair de lune. L’amiral, craignant d’avoir donné à Judson une tâche au-dessus de ses forces, était venu lui rendre visite, et par la même occasion exécuter un peu de besogne diplomatique le long de la côte. Il y avait à peine assez de brise pour faire parcourir deux milles à l’heure au Frobisher, et quand celui-ci pénétra dans la passe, le silence de la terre se referma sur lui. De temps à autre ses vergues gémissaient un peu, et le clapotis de l’eau sous son étrave répondait à ce gémissement. La pleine lune se levait par-dessus les marigots fumants, et l’amiral en le considérant oubliait Judson pour se livrer à de plus doux souvenirs. Comme évoqués par cette disposition d’esprit, arrivèrent sur la face argentée de l’eau les sons d’une mandoline que l’éloignement rendait d’une douceur enchanteresse, mêlés à des paroles invoquant une aimable Julie… une aimable Julie et l’amour. Le chant se tut, et seul le gémissement des vergues rompait le silence sur le grand navire.

La mandoline reprit, et le commandant, placé du côté sous le vent de la passerelle, ébaucha un sourire qui se refléta sur les traits du midship de timonerie. On ne perdait pas un mot de la chanson, et la voix du chanteur était celle de Judson.

La semaine dernière dans notre rue il est venu un rupin,
Un élégant vieux blagueur qu’avait une vilaine toux.
Il avise ma bourgeoise, lui tire son huit-reflets
D’un air tout à fait distingué…

Et ainsi de suite jusqu’au dernier couplet. Le refrain fut repris par plusieurs voix, et le midship de timonerie commença de battre la mesure en sourdine avec son pied.

C’qu’on s’amuse ! criaient les voisins.
Comment vas-tu t’y prendre, Bill ?
As-tu acheté la rue, Bill ?
De rire ?… j’ai pensé en mourir
Quand je les ai expulsés dans la rue d’Old Kent.

Ce fut le youyou de l’amiral, nageant en douceur, qui arriva au beau milieu de ce joyeux petit concert d’après boire. Ce fut Judson, la mandoline enrubannée pendue à son cou, qui reçut l’amiral quand celui-ci escalada la muraille de la Guadala, et ce fut peut-être bien aussi l’amiral qui resta jusqu’à trois heures du matin et réjouit les cœurs du capitaine et du gouverneur. Il était venu en hôte indésiré, mais il repartit en hôte honoré quoique toujours strictement non officiel. Le lendemain, dans la cabine de l’amiral, Judson raconta son histoire, en affrontant de son mieux les bourrasques de rire de l’amiral ; mais l’histoire fut plus amusante encore, narrée par Davies à ses amis dans l’arsenal de Simon Town, du point de vue d’un ouvrier mécanicien de deuxième classe ignorant tout de la diplomatie.

Et s’il n’y avait pas de véracité aussi bien dans mon récit, qui est celui de Judson, que dans les racontars de Davies, on ne trouverait certes pas aujourd’hui dans le port de Simon Town une canonnière à fond plat et à deux hélices, destinée uniquement à la défense des fleuves, d’environ deux cent soixante-dix tonnes de jauge et cinq pieds de tirant d’eau, qui porte, au mépris des règlements du service, un listel d’or sur sa peinture grise. Il s’ensuit également que l’on est forcé de croire cette autre version de l’algarade qui, signée par Son Excellence le gouverneur et transmise par la Guadala, contenta l’amour-propre d’une grande et illustre nation, et sauva une monarchie de ce despotisme inconsidéré qui a nom république.

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