Napoléon et Alexandre Ier (2/3): L'alliance russe sous le premier Empire
III
Napoléon avait appris très vite, par d'autres voies, que la Russie refusait d'adhérer pleinement à son système de guerre. Dès les derniers jours d'octobre, Kourakine avait remis une note dans laquelle son gouvernement, au lieu de s'expliquer sur la double question des tarifs et des neutres, s'enfermait dans de vagues promesses de concours et de vigilance. En même temps arrivaient du Nord des avis significatifs: une partie des bâtiments qui s'étaient concentrés dans la Baltique et dont le nombre total était évalué maintenant à douze cents, avaient débarqué leurs cargaisons en Russie; un immense transit continuait à s'opérer par cet empire, qui inondait le grand-duché de produits coloniaux et en approvisionnait l'Allemagne. Sous l'impression de ces faits, Napoléon ordonne de préparer une réponse à la note de Kourakine: il la veut «fort polie, fort douce», mais contenant «les vérités qu'il est bon que la Russie connaisse 644»; elle reprendra tous nos arguments, renouvellera nos instances avec une extrême énergie, et conclura ainsi: «Tant que les marchandises anglaises et coloniales viendront par la Russie en Prusse et en Allemagne, et qu'on sera obligé de les arrêter aux frontières, il sera bien évident que la Russie ne fait pas ce qui est convenable pour faire du tort à l'Angleterre 645.» Après avoir fourni le canevas de cette note, l'Empereur avait laissé à Champagny le soin de la mettre en forme, lorsqu'il reçut, pendant la première moitié de novembre, le compte rendu des conversations dans lesquelles Alexandre s'était prononcé en principe contre l'éloignement universel des neutres. Devant cette fin de non-recevoir, qui répondait par avance à sa lettre, il se sentit fixé; perdant tout espoir d'être écouté et suivi, il comprit que la Russie ne l'aiderait jamais à consommer l'anéantissement de l'Angleterre.
Cette fois, sa colère fut muette et ne se manifesta par aucun éclat. Comme son intérêt n'est nullement de précipiter la crise, il se contient et dissimule. Sachant d'ailleurs que ses prétentions manquent de fondement légal et que la Russie, en repoussant ses demandes, ne lui fournit contre elle aucun droit, il s'abstient de toute plainte. Même, ayant renoncé à convaincre Alexandre, il juge inutile de prolonger et d'envenimer une discussion qui ne peut qu'accentuer prématurément le désaccord; il remanie, abrège la note préparée pour Kourakine, transforme en simple déclaration de principes cette ardente requête 646. Il ne laisse échapper aucun mot qui trahisse des desseins hostiles: lorsqu'il reverra Tchernitchef, il lui dira, «d'un ton très modéré et sans montrer le moindre signe de colère», qu'il s'était cru obligé de faire savoir à Sa Majesté Russe «la seule manière de réduire les Anglais, mais que puisqu'elle la jugeait contraire aux intérêts de son pays, ce qui au fond pouvait être vrai, il n'y attachait plus une aussi grande importance 647». S'il ne faut à la Russie, pour se rassurer sur nos intentions, que des phrases conciliantes, il ne les lui refusera pas, et Caulaincourt est là pour les fournir: c'est à cette seule fin qu'il laisse à Pétersbourg cet ambassadeur d'une imperturbable bonne grâce 648. Seulement, n'attendant plus rien de la Russie, il ne tiendra plus aucun compte des intérêts, des susceptibilités d'Alexandre, dans ce qu'il fera lui-même pour atteindre son but par d'autres voies. Il appropriera librement aux besoins de sa lutte contre l'Angleterre tous les pays qu'il occupe et détient; partout il agira, dépècera les royaumes, déplacera les frontières, répartira et distribuera la matière humaine au gré de ses spéculations effrénées, comme s'il était seul en Europe empereur et maître. Ces innovations audacieuses, qui doivent, il le sait, indisposer plus fortement la Russie, il les réalisera de suite, avant que la paix avec la Porte ait rendu aux armées du Tsar la pleine liberté de leurs mouvements. Après cette paix d'Orient qui se fera apparemment au cours de l'année prochaine, si l'empereur Alexandre se tient à une attitude passive et résignée, il le laissera à son isolement et ne s'occupera que de l'Angleterre; il juge toutefois plus vraisemblable que la Russie, débarrassée de la diversion turque, se rapprochera ouvertement de nos adversaires, si ceux-ci n'ont point d'ici là posé les armes, et démasquera des intentions hostiles. Mais lui-même, à cette époque, se trouvera avoir reconstitué ses forces d'Allemagne et recréé sa grande armée; il disposera d'une masse d'hommes supérieure à toutes celles qu'il a jusqu'à présent mises en mouvement, suffisante pour écarter à jamais la Russie de la scène européenne ou pour la ramener d'autorité dans l'alliance, et l'idée qu'il faudra en finir par là, qu'une campagne décisive au Nord s'imposera à lui comme le terme de ses travaux, s'empare plus despotiquement de son esprit; à ses yeux, cette perspective déjà entrevue se lève de plus en plus par delà les entreprises présentes, monte et grandit sur l'horizon, se dessine et se déploie en traits plus marqués dans le lointain de l'avenir.
Pour l'instant, c'est une explosion de mesures arbitraires et violentes, une frénésie de conquêtes, une mainmise plus brutale sur tous les pays d'où il importe que les Anglais soient exclus et rejetés. Au Sud, Napoléon juge l'occasion propice pour s'inféoder définitivement l'Espagne. À l'extrémité de la Péninsule, Masséna a envahi enfin le Portugal, refoulé l'armée de Wellesley, dépassé Coïmbre, enlevé les approches de Lisbonne; les dernières nouvelles le montrent à cinq lieues de cette capitale. Sans doute, derrière l'épais rideau de montagnes qui cache à la vue les armées aux prises et ne laisse passer que le bruit confus et grossissant d'une lutte acharnée, il est difficile d'apprécier la marche et la tournure des opérations. Néanmoins, Napoléon espère à tout moment apprendre que Masséna est dans Lisbonne, que Wellesley s'est embarqué avec ses troupes, et que le Portugal est vide d'ennemis. En prévision de ce succès, il invite le gouvernement de Madrid à ouvrir une négociation avec les cortès insurrectionnelles de Cadix, à les sommer une dernière fois de reconnaître la dynastie française et le pacte de Bayonne: à ce prix, il respectera l'intégrité de l'Espagne; sinon, il la démembrera pour la punir de lui avoir résisté, annexera les provinces du Nord et du haut de ses frontières portées jusqu'à l'Èbre, pèsera de tout son poids sur l'Espagne mutilée. En même temps, toujours enclin à procéder par masse d'événements, il voudrait qu'avec la soumission de la Péninsule coïncidât un grand coup sur la mer du Nord et la Baltique. Après avoir réservé le sort des villes hanséatiques et des territoires adjacents, par ménagement pour la Russie, il décide de les réunir à l'Empire. Dès le 14 novembre, trois jours après qu'il a reçu les réponses négatives d'Alexandre au sujet des neutres, cette volonté est en lui, bien qu'elle ne doive se manifester à l'Europe qu'un mois plus tard, par sénatus-consulte.
En substituant à Brème, à Hambourg, à Lubeck, ses préfets à ses consuls et à ses commandants militaires, la conquête à l'occupation, en plaçant sous le réseau serré de son administration des contrées sur lesquelles il n'a exercé jusqu'alors qu'une autorité indirecte, il espère, en même temps qu'il découragera en Allemagne toute velléité d'indépendance, mettre plus facilement les pays réunis en valeur et en action pour la lutte maritime, susciter contre l'ennemi de nouveaux peuples et de nouvelles forces; surtout, il veut prouver aux Anglais que chaque refus de traiter, chaque témoignage d'opiniâtreté se paye pour eux par un désastre irrévocable, par la fermeture définitive à leur commerce de l'un de ses débouchés nécessaires. Au printemps, il leur a montré dans une prompte paix le seul moyen de sauver la Hollande et les villes hanséatiques; le cabinet de Londres est demeuré sourd à cet avertissement; la Hollande a été réunie. Plus récemment, dans des conférences à Morlaix pour l'échange de prisonniers, dans des pourparlers qui pouvaient servir d'acheminement à une négociation de paix, le ministère anglais n'a montré que mauvais vouloir et raideur; il faut donc que la menace s'accomplisse tout entière, que les ports allemands suivent le sort de la Hollande, que la domination française sur les côtes s'accroisse d'un mouvement continu, fatal, irrésistible, à mesure que les Anglais s'obstineront à prolonger sur les mers leur domination usurpée. Cette gradation dans ses œuvres que Napoléon s'est toujours fait un principe d'observer, le conduit maintenant à des actes qui apparaissent comme un défi à la raison et au bon sens. Il arrive à créer un empire monstrueusement étendu, difforme dans son immensité, tout en bras, si je puis dire, à partir des Alpes et du Rhin, s'allongeant sur la côte méditerranéenne jusqu'à dépasser Rome, projetant d'autre part sur le littoral allemand, du Texel à Lubeck, une bande étroite de départements français. Par cette double étreinte, il voudrait embrasser l'Europe centrale, la séparer des Anglais, organiser tous les rivages du continent en un seul front de défense et d'attaque, et après avoir décrété la mise en interdit temporaire des îles Britanniques, les placer en état de blocus permanent. Au Sud, il peut avancer indéfiniment sans rencontrer de résistance, car il ne trouve devant lui que des peuples débiles et inertes, déjà assujettis à son influence. Au Nord, qu'il fasse un pas de plus, et il se heurtera au seul point solide et résistant qui se présente devant lui dans l'Europe décomposée, c'est-à-dire à la Russie; déjà, en appuyant à la Baltique la droite de ses frontières, il porte à la sécurité de cet empire une atteinte plus flagrante et plus grave que toutes les précédentes.
La réunion des côtes portait d'ailleurs en soi le germe d'un conflit direct avec la Russie. Pour donner à nos nouvelles possessions plus de corps et de cohésion, il importait d'associer au sort des domaines hanséatiques certains territoires qui serviraient à les relier ou à les arrondir, à nous donner sur le littoral une frontière ininterrompue. Il fallait amputer de leur partie supérieure le royaume de Westphalie et le grand-duché de Berg, englober aussi dans l'annexion certaines principautés, qui se trouvaient, par l'enchevêtrement des États germaniques, mêlées aux pays à réunir. Parmi ces parcelles vouées à l'expropriation figurait le duché d'Oldenbourg, mince bande de territoire qui s'allongeait entre l'Ost-Frise et le Hanovre, et qui effleurait au Nord le vaste estuaire de la Jahde, déjà occupé et fortifié par nos troupes. Oldenbourg était l'apanage d'une antique maison, unie à celle de Russie par des liens de famille: le duc actuel était oncle de l'empereur Alexandre, qui considérait l'Oldenbourg comme un fief de sa couronne. Napoléon allait-il traiter ce protégé, ce parent du Tsar, comme les principicules voisins, c'est-à-dire le déposséder moyennant indemnité pécuniaire, le médiatiser et le pensionner?
Par un reste d'égards pour l'empereur Alexandre, il consentit à une exception en faveur de l'Oldenbourg. Il s'arrêta d'abord à l'idée de respecter cet État: il se bornerait à l'enclaver dans nos possessions, à le couvrir de nos douanes, à l'enserrer dans notre système militaire et fiscal, à le préserver ainsi de tout contact avec l'Angleterre, à l'emprisonner et à le murer dans l'Empire. Cependant cette dérogation à la règle commune n'avait été admise par lui qu'à regret; la solution de continuité qui en résultait dans le tracé de notre frontière maritime répugnait à ses principes et choquait sa vue. Au bout de quelques jours, il s'avisa que le duc ne refuserait certainement point d'échanger une ombre de souveraineté contre un établissement moins précaire dans une autre partie de l'Allemagne. Tandis que l'on préparait le sénatus-consulte relatif aux villes hanséatiques, il fit examiner la question de l'Oldenbourg, chercha un équivalent, et crut le trouver à peu près dans Erfurt et le territoire environnant, restés entre ses mains, et qui représentaient la sixième partie du duché «pour l'étendue, le tiers pour la population, et un peu plus que la moitié en revenu 649»; au besoin, quelques parcelles avoisinantes pourraient combler la différence.
Le 13 décembre, le sénatus-consulte fut rendu. Il consacrait la réunion de la Hollande et prononçait en principe celle du littoral allemand, sans entrer dans le détail des pays à annexer. En même temps, l'Empereur déclarait, il faisait même écrire à son ambassadeur en Russie que le duc d'Oldenbourg aurait à opter entre deux partis: rester sur place avec les restrictions qui seraient imposées à sa souveraineté par l'établissement des douanes françaises, ou renoncer à sa principauté et recevoir Erfurt en compensation 650. Un envoyé spécial fut chargé de lui proposer cette deuxième combinaison, mais il était entendu que sa volonté ne serait aucunement contrainte et qu'il aurait à choisir librement l'un ou l'autre terme de l'alternative.
En réalité, cette réserve était de pure forme, et l'Empereur ne mettait point en doute que l'expression de son vœu ne fût accueillie comme un ordre. Il se trouva pourtant que le duc, se considérant comme simple fidéicommissaire de la principauté, ne se jugea pas autorisé à disposer du bien patrimonial de sa maison; il préféra au riant pays d'Erfurt le pauvre et sablonneux domaine où avaient régné ses pères; il demanda à y demeurer, dans quelque condition que ce fût: en termes humbles et respectueux, il déclina l'échange 651. Cependant les autorités françaises, préjugeant sa décision et s'armant des termes généraux du sénatus-consulte, faisaient déjà irruption dans le duché, mettaient la main sur l'administration et les caisses. Le duc protesta, au nom de son droit reconnu par l'Empereur et outrageusement violé; mais Napoléon n'admit point que la résistance d'un vassal, d'un membre obscur de la Confédération, pût arrêter l'essor de sa domination et obliger la France à un pas rétrograde. Par un procédé d'autocrate, il trancha la difficulté qu'il n'avait point réussi à dénouer. Le 22 janvier 1811, il signait un décret ordonnant la prise de possession de l'Oldenbourg et transférant sur Erfurt les droits de la famille ducale. Par ce déplacement brutal, il contrevenait à l'article 12 du traité de Tilsit, aux termes duquel les ducs d'Oldenbourg, de Saxe-Cobourg et de Mecklembourg-Schwérin devaient être «remis chacun dans la pleine et paisible possession de ses États». Sans intention de brusquer le conflit--il avait fait questionner le duc de Vicence sur les moyens d'atténuer le mécontentement qui se produirait à Pétersbourg 652,--mais dominé et aveuglé par la conviction que sa volonté devait être tenue en tout lieu pour loi de l'univers, il se rendait coupable vis-à-vis d'Alexandre d'un manquement direct, gratuit, inutile, d'une offense caractérisée, que rien ne saurait justifier ni pallier.
Seulement, trois semaines auparavant, le 31 décembre 1810, avant de connaître la réunion des villes hanséatiques et le péril de l'Oldenbourg, d'un mouvement spontané et non provoqué, Alexandre avait le premier porté à l'alliance une atteinte formelle. L'infraction avait été commise en ces matières de commerce où Napoléon se montrait particulièrement ombrageux. À Tilsit, par l'article 27 du traité patent, les deux parties s'étaient promis, en attendant qu'elles fissent une convention de commerce, de rétablir leurs relations économiques sur le pied où elles existaient avant la guerre; c'était remettre provisoirement en vigueur le traité du 11 janvier 1787, le seul qui eût été jamais passé entre les deux empires. Cet acte, l'un des derniers et des plus utiles succès de la diplomatie royale, assurait à nos produits en Russie un traitement privilégié à certains égards et ne les assujettissait qu'à des droits modérés. Depuis 1807, le rétablissement de ce système, combiné avec les engagements pris contre l'Angleterre, était considéré à Pétersbourg comme l'une des causes de la crise aiguë que traversaient les intérêts matériels et la fortune publique. Tandis que la suspension du trafic avec Londres ne permettait plus à la Russie d'écouler les produits de son sol, les importations françaises, qui se faisaient par terre, avaient pris un assez grand développement: elles consistaient surtout en articles de luxe, d'un prix élevé, dont l'achat attirait hors de l'empire une grande quantité de numéraire, que ne remplaçait plus l'argent procuré en temps normal par les exportations maritimes. La balance du commerce, pour employer le langage et se référer aux doctrines de l'époque, souffrait de ces débours non compensés, et les conseillers financiers du Tsar attribuaient principalement à ce motif la baisse considérable du change, qui désolait la nation et alarmait le pouvoir. À la fin de 1810, Alexandre ne résista plus à modifier cette situation par un coup d'autorité, quel qu'en pût être le retentissement sur les rapports politiques de son empire. Sans consulter ni prévenir Napoléon, il fit élaborer par un comité d'hommes spéciaux, puis promulgua l'ukase célèbre qui, remaniant l'ensemble des tarifs douaniers, frappait spécialement la France et modifiait, par décret, des relations établies par traité 653.
Aux termes de l'ukase, les produits introduits par terre, c'est-à-dire français, étaient frappés de droits rigoureux ou prohibitifs; le brûlement des marchandises était ordonné au cas de pénétration frauduleuse; c'était la guerre économique à la France, la guerre sous sa forme la plus brutale et la plus injurieuse. Quant aux produits venus par mer, c'est-à-dire non français, l'ukase leur accordait en principe un traitement meilleur et ne prononçait en aucun cas la destruction des marchandises introduites en contrebande. Il allait de soi, à la vérité, et il était d'ailleurs spécifié que l'application des nouveaux tarifs était suspendue à l'égard des puissances avec lesquelles la Russie était en guerre: pour celles-ci la prohibition absolue demeurait la règle. Les ports restaient donc fermés aux articles notoirement anglais, mais, d'après l'interprétation donnée à l'ukase par Alexandre lui-même 654, les dispositions libérales de cet acte s'appliquaient au commerce fait à bord de navires neutres et spécialement américains, c'est-à-dire à celui que Napoléon considérait, non sans raison, comme une branche du commerce britannique, la plus productive de toutes, celle qu'il eût été indispensable de détruire. L'ukase favorisait par conséquent l'Angleterre à nos dépens; la rupture commerciale avec la France s'aggravait d'adoucissements admis au profit de nos rivaux; sous un double point de vue, le nouveau régime douanier se mettait en révolte contre les sentiments d'étroite solidarité qui demeuraient officiellement la règle des rapports. Un homme d'État a dit de nos jours: «L'hostilité économique est incompatible avec l'amitié politique 655»; combien plus en ce temps où Napoléon portait sur le terrain du commerce son principal effort contre les Anglais et y concentrait la lutte à laquelle il prétendait associer l'Europe! Sur ce terrain, s'éloigner de nous et faire un pas vers nos ennemis, c'était accentuer la scission des intérêts, l'opposition des principes, et, aux yeux de tous, dénoncer l'alliance 656.
Ainsi Napoléon et Alexandre, à vingt jours d'intervalle, à l'insu l'un de l'autre, sans que les actes du second pussent être considérés comme une réplique aux excès du premier, en venaient à transgresser matériellement le pacte dont ils avaient dès longtemps abjuré l'esprit. Ils arrivaient à ce résultat naturellement, presque inconsciemment, comme au terme inévitable de la marche en sens inverse qui depuis dix mois les éloignait l'un de l'autre. Tous deux avaient observé certains ménagements et gardé quelque retenue, tant qu'ils avaient vu dans l'alliance un moyen de s'assurer de respectives satisfactions; ils avaient admis ce frein parce qu'ils y trouvaient encore un levier. Aujourd'hui que Napoléon désespère d'un secours effectif contre l'Angleterre et qu'Alexandre renonce à retenir intégralement les Principautés, ils se laissent aller à considérer leurs obligations comme éteintes et périmées: ils n'y voient plus que des effets survivant à leur cause et s'en dégagent instinctivement. Dans tout ce qu'il décrète et opère, Napoléon ne prend plus conseil que de ses convenances et de ses appétitions; de son côté, Alexandre permet aux intérêts froissés de son peuple, aux passions comprimées de sa noblesse, de se redresser peu à peu, de reprendre leur niveau, de s'imposer finalement à lui et de dicter ses décisions.
Chez lui, à l'instant où nous sommes parvenus, une circonstance particulière expliquait cette hardiesse. Ses préparatifs militaires, en voie d'accomplissement depuis six mois, étaient entièrement achevés: la Russie était prête. À l'heure où Napoléon ne lui supposait d'autre force immédiatement disponible que celle retenue sur le Danube, elle avait réussi, en se couvrant d'ombre et de mystère, par un long effort de dissimulation et d'activité discrète, à mobiliser et à concentrer deux cent quarante mille hommes derrière sa frontière de l'Ouest. Alexandre sait que les effectifs sont au complet, les magasins formés, le matériel et les approvisionnements réunis: il sait qu'il a en main, «tout organisées», en état de se battre, vingt et une divisions d'infanterie, huit de cavalerie, plus trente-deux régiments de Cosaques, le tout composant deux armées, l'une de première ligne, la seconde à peu de distance en arrière et prête à rejoindre au premier signal, avec une réserve de cent vingt-quatre mille hommes 657. En face de lui, au delà de la frontière, il n'aperçoit que les cinquante mille Polonais du duché, et plus loin quarante-six mille Français, disséminés dans des places ou répartis dans la basse Allemagne, environnés d'alliés d'une fidélité douteuse. La France n'est donc aucunement en mesure, avant plusieurs mois, de se porter contre lui, et il peut, sans danger immédiat, prononcer sa défection économique.
Mais laissera-t-il ensuite à Napoléon le temps de préparer et de consommer sa vengeance? Ajournera-t-il une lutte inévitable jusqu'à ce que le conquérant se soit dégagé de l'Espagne, qu'il ait rappelé à lui toutes ses armées, qu'il en ait organisé de nouvelles, qu'il ait réoccupé l'Allemagne et confédéré l'Europe contre la Russie? Aujourd'hui que la disproportion des forces compense l'inégalité des talents, la prudence ne commande-t-elle point aux Russes d'être entreprenants et audacieux, d'user de leur avantage, de prendre les devants, de fondre sur un adversaire momentanément dépourvu? En possession des moyens qu'il a rassemblés pour se défendre, Alexandre éprouve aussitôt la tentation de les employer à l'offensive. L'orgueil de se sentir, pour une fois, plus fort matériellement que Napoléon, mieux armé, en mesure de frapper le premier et de frapper à l'improviste, l'exalte et l'enivre: lui-même est pris d'un subit vertige. Le désir de donner le branle à l'insurrection européenne et de s'en faire le chef, de substituer au joug de la France l'hégémonie bienfaisante de la Russie, ressaisit et soulève son âme. Le projet de capter et d'envahir la Pologne, qui germe en lui depuis plusieurs mois, arrive à maturité et à éclosion. L'occasion lui semble trop propice pour qu'il renonce à en user, à profiter d'un concours unique de circonstances, et brusquement, en quelques jours, il se décide à passer, des préparatifs de l'action, à l'action même.
Neuf jours après l'ukase, le 8 janvier 1811, connaissant la réunion des villes hanséatiques, mais ignorant encore la prise de possession de l'Oldenbourg, c'est-à-dire le grief particulier et personnel que Napoléon lui fournit, il s'ouvre à son confident, et sa correspondance avec Czartoryski, jamais interrompue, prend une activité, une précision, une importance toutes nouvelles. Ce n'est plus un conseil qu'il cherche, une idée vague qu'il soumet aux réflexions d'un ami, c'est une série de questions qu'il pose, auxquelles il demande réponse, et un plan complet qu'il dévoile.
Son but, c'est de renverser en Europe le pouvoir usurpé de la France; son moyen, c'est d'abord de prononcer la reconstitution de la Pologne, de s'en déclarer roi, de jeter en même temps sur Varsovie cent mille Russes, qui seront «renforcés tout de suite par cent mille autres 658», et auxquels les soldats du duché seront invités à se réunir. Si cette fusion s'opère, la première ligne des défenses françaises se trouvera du même coup anéantie, la Vistule dépassée, Dantzick isolé et tourné: la Russie, rassurée par la parole de Bernadotte contre toute crainte de diversion sur son territoire, pourra atteindre l'Oder et paraître à l'entrée de l'Allemagne. Là, fortifiée immédiatement de la Prusse, elle présentera une masse de trois cent trente mille combattants, qui sera portée à plus de cinq cent mille «si l'Autriche, moyennant des avantages qu'on lui offrira, entre de même en jeu contre la France 659». En Allemagne, la patience semble à bout; à la vue des armées libératrices, l'entraînement sera universel et la défection contagieuse; le patriotisme exaspéré, la haine de l'étranger, l'amour de l'indépendance, vaudront sans cesse à la coalition de nouveaux membres; ces nobles passions, qui faisaient jadis la force et le ressort des Français, combattront aujourd'hui avec la Russie et, changeant de camp, déplaceront la victoire. Mais le concours des Polonais du duché, au début de l'opération, est indispensable pour en assurer le succès et même la possibilité. C'est entre les mains de ces cinquante mille hommes que se trouve placé, en définitive, le sort de l'Europe. Seront-ils au premier qui leur offrira, «non la probabilité, mais la certitude de leur régénération 660»? Peut-on attendre d'eux, si on réalise toutes leurs espérances, qu'ils rompent à ce prix leurs attaches avec Napoléon et se décident à un changement de front instantané? Alexandre est prêt à leur donner une parole solennelle, à leur promettre une constitution libérale, une patrie qui comprendra, avec le duché, les provinces russes, et qui s'accroîtra vraisemblablement de la Galicie autrichienne; mais il tient, avant de rien tenter, à acquérir la certitude de leur adhésion. Que Czartoryski parle donc, avec les précautions convenables, aux principaux chefs de la nation et de l'armée, à ceux dont la discrétion est certaine, qu'il sonde leurs cœurs, qu'il leur fasse part des propositions russes, qu'il recueille leurs engagements. Dès qu'Alexandre aura reçu les réponses et les garanties nécessaires, il donnera le signal, et le grand œuvre s'accomplira 661. En attendant, il se charge d'entretenir la quiétude de Caulaincourt et de donner le change à Napoléon: il ne lui en coûte point d'inspirer une trompeuse sécurité au monarque dont il s'est tant de fois proclamé l'ami et qu'il médite aujourd'hui d'assaillir par surprise. La légitimité du but excuse à ses yeux le choix des moyens, et l'acte initial de l'entreprise, cette restauration de la Pologne qui effacera la grande iniquité du passé, le séduit par un côté de magnanimité, de désintéressement et de justice. Il ira à ses fins par les voies du mensonge et de la ruse, mais il se plaît à l'idée de commencer par une mesure réparatrice la délivrance de l'Europe, et son extraordinaire projet l'explique tout entier, le montre sous tous ses aspects, à la fois généreux, chimérique et faux.
Aucun indice ne permet de supposer que cette conspiration ait été ourdie de connivence avec l'Angleterre. Alexandre savait que le jour où il se déclarerait contre la France, la paix et l'alliance avec Londres ne seraient plus qu'une formalité; il admettait ces conséquences naturelles de son évolution, mais n'entendait point les précipiter et s'enchaîner par avance. En se détachant de nous, il agissait de sa propre initiative, et Napoléon le soupçonnait à tort de s'asservir graduellement à une impulsion étrangère.
Au reste, il ne paraît point qu'en ces conjonctures décisives la diplomatie et l'intrigue britanniques aient développé une énergie, une vigilance, une audace exceptionnelles. Les hommes qui gouvernaient à Londres, jetés par la maladie de George III dans un chaos de difficultés, placés entre un roi fou et un régent décrié, en butte aux attaques virulentes de l'opposition, à la révolte des intérêts lésés, aux plaintes de la Cité, entourés d'un peuple sans pain et d'un commerce aux abois, ne s'arrachaient aux embarras de l'intérieur que pour revenir aux absorbants soucis de la guerre dans la Péninsule. Même, en face de l'Angleterre qui craignait pour ses derniers soldats et redemandait son armée, ils désespéraient parfois de maintenir Wellesley sous Lisbonne. Cependant, dans ce péril extrême, aucun d'eux ne songe à céder, à solliciter, à accepter même la paix, à sacrifier l'orgueil et la cause britanniques, et rarement hommes d'État ont opposé à la violence déchaînée des événements, aux assauts réitérés du sort, plus admirable exemple de sang-froid et de flegmatique courage. Quels sont donc ces hommes? Parmi eux, pas un ministre d'un grand renom, d'un passé glorieux, d'une intelligence supérieure; les successeurs de Pitt, qui s'appellent aujourd'hui Parseval, Eldon, Liverpool, Camden, n'ont hérité que de sa constance, de son opiniâtreté et de ses haines. Sachant qu'ils portent en eux les destinées de la patrie et celles du monde, ils puisent dans ce sentiment une vertu d'énergie et de patience qui les égale aux plus grands. Sans chercher à rompre ou à détourner par de savantes manœuvres l'effort de l'adversaire, ils se contentent de le soutenir, s'enferment dans une résistance passive, qui prévaudra à la longue, et leur victoire finale sur Napoléon sera celle du caractère sur le génie. Dans son ensemble, la nation les comprend et reste avec eux: dans le Parlement, malgré la lutte ardente des partis, la majorité ne se déplace point, et l'Angleterre, devant le péril national, continue à faire corps et à faire front. Son bonheur et sa gloire sont d'avoir compris que pour elle durer, c'est vaincre, que Napoléon approche de l'abîme à mesure qu'il s'élève à de plus vertigineuses hauteurs, que le joug imposé à tous en Europe prépare l'unanime rébellion, que sous l'apparente soumission des rois et des peuples, sous cette surface d'immobilité, le mécontentement et l'agitation gagnent en profondeur, que les intérêts meurtris, les dignités humiliées, les consciences violentées s'insurgeront à la première occasion et reviendront contre l'oppresseur sous forme d'armées innombrables et furieuses. Sans apercevoir encore à l'horizon ces masses qui se portent à son aide, l'Angleterre sent qu'elles doivent venir, qu'elles sont en route; son effort se borne à tenir jusqu'à leur arrivée, et elle reste sur place, attend de pied ferme, immobile, inébranlable, héroïquement inerte; c'est la tactique de Waterloo, pratiquée à l'avance par tout un gouvernement et tout un peuple. Et déjà, à l'insu même de ce peuple, ses prévisions commencent à se réaliser: déjà se préparent et s'acheminent les secours qui doivent desserrer le blocus, sauver le commerce de l'Angleterre et dégager son armée. En Portugal, Wellesley tient encore; déjouant l'espoir de Napoléon et dépassant l'attente de ses propres concitoyens, il a arrêté Masséna sous les lignes de Torrès-Védras, et l'impétuosité de nos soldats, l'ardeur lassée du plus habile et du plus heureux de nos généraux, se sont brisées contre ce mur. Frémissant devant l'obstacle, le vieux maréchal dépêche des officiers à Paris, réclame des renforts, se récrie sur l'insuffisance de ses moyens; en réalité, pour recommencer et faire aboutir cette campagne avortée, il faudrait que Napoléon se porte lui-même dans la Péninsule et y engage toute sa puissance. Or, les complications du Nord, en se manifestant plus tôt qu'il ne l'avait pensé, vont l'arracher définitivement à l'Espagne. Il a cru pouvoir atteindre et courber l'une des extrémités du continent avant que l'autre tente de lui échapper; des deux parts à la fois, ses calculs se trouvent en défaut et ses combinaisons manquent. Le Midi ne se soumet pas, le Nord se relève, et voici que de ce côté s'annonce la grande diversion: la Russie est sur pied, elle n'attend plus que le succès de sa tentative auprès des Varsoviens pour dépasser ses frontières et descendre en Allemagne avec des forces patiemment accumulées.
Quelque épais que fût le nuage dont elle s'enveloppât, il était difficile de tromper longtemps la vigilance de l'Empereur. Dès le mois de décembre, à certains avis qui lui viennent, il dresse l'oreille, perçoit mieux le bruit des travaux qui se poursuivent sur la Dwina et le Dniester. S'il n'en conclut pas encore que la Russie se dispose à l'offensive, il se sent confirmé dans l'opinion qu'elle prépare sa paix avec l'Angleterre et qu'elle espère la conclure impunément, à l'abri de ses frontières fortifiées et couvertes. Comme il est plus loin que jamais d'admettre la paix sans l'alliance, si le tsar Alexandre, après avoir déserté sa cause, ne lui déclare pas la guerre, c'est lui-même qui la fera et la commencera. Dans ce but, il lève la conscription de 1811, qui lui permettra en un an de reconstituer au chiffre de quatre cent mille hommes ses effectifs disponibles, mais il juge inutile d'aviser encore à aucune mesure de préparation immédiate. En janvier 1811 seulement, la nouvelle de l'ukase, les cris d'alarme des Polonais, qui apercevront à travers leur frontière des mouvements suspects, le feront se retourner précipitamment vers le Nord et recomposer de suite, avec des éléments pris de toutes parts, une armée d'Allemagne.
Désormais ses ordres se succéderont, précis, multiples, journaliers, embrassant l'ensemble et le détail. Infatigablement diligente, sa volonté va en toute hâte diriger des hommes vers le point menacé, prendre les trois divisions de Davoust pour noyau d'une grande concentration, transformer ce corps en armée, échelonner cette armée sur le littoral allemand, de l'Elbe à l'Oder, avec Hambourg pour point d'appui et Dantzick pour poste avancé; entasser à Dantzick soldats, vivres, munitions, matériel, développer les défenses de la place, en faire le pivot de toutes les combinaisons futures; enfin, derrière les troupes et les positions de première ligne, masser d'autres forces, faire peu à peu monter et surgir du milieu de l'Allemagne une armée telle que les temps modernes n'en auront jamais connu, une armée qui sera les deux tiers de l'Europe militaire, disciplinée par une main de fer, se formant et marchant au commandement d'un homme. Il est vrai que, malgré ce déploiement surhumain d'activité et de prévoyance, les premiers mouvements ordonnés, ne devant s'achever qu'à la fin du printemps ou dans l'été de 1811, n'eussent point mis notre avant-garde à l'abri d'une surprise et l'eussent laissée en présence de forces infiniment supérieures, si l'empereur de Russie avait pu donner suite à ses desseins. Mais l'exécution du plan conçu par ce monarque dépendait d'une condition qui échappait à sa volonté, la connivence des Polonais du duché. Repoussé par les auxiliaires qu'il s'est cherchés, Alexandre reconnaîtra la chimère et le néant de ses calculs, renoncera à profiter de son avance, laissera la puissance militaire de la France en Allemagne se recomposer sous ses yeux, regagner et recouvrer le terrain abandonné, s'avancer par échelons du Rhin à l'Elbe, de l'Elbe à l'Oder, de l'Oder à la Vistule, se lever enfin et se dresser menaçante contre les frontières de la Russie; et les deux empires géants se trouveront face à face, debout tous deux et en armes, rapprochés à se toucher, affrontés à travers l'Europe.
Comme Napoléon n'a pas l'intention d'attaquer avant 1812, comme Alexandre n'osera plus attaquer, ils vont s'immobiliser l'un par l'autre et s'attendre. Des négociations vont s'ouvrir, se prolonger seize mois; peuvent-elles aboutir? Ce qui sépare les deux empereurs, c'est moins un dissentiment inconciliable en soi qu'un long malentendu. Alexandre s'est armé, il s'est préparé à agir parce qu'il croit que Napoléon a décidé le rétablissement de la Pologne dans ses anciennes limites, c'est-à-dire le démembrement et la déchéance de l'empire russe. Or, nous avons constaté à des témoignages multiples, concluants, échelonnés au cours de cette histoire, que si Napoléon reconnaissait dans la Pologne un moyen, il n'y voyait nullement un but; il ferait la guerre avec les Polonais et par eux, il ne la ferait jamais pour eux. Il s'apprête à marcher contre les Russes parce qu'il les soupçonne de le trahir pour l'Angleterre, de lier partie avec son ennemie jurée, et nous avons vu qu'Alexandre, s'il inclinait à se rapprocher des Anglais par terreur de la France, évitait encore de se livrer à eux. Cette erreur de deux potentats, qui va coucher les cadavres par centaines de milliers sur les plaines du Nord, de franches explications peuvent-elles la dissiper? Peuvent-elles ramener en arrière les armées prêtes à s'entre-choquer, rénover la confiance et restaurer l'union? Suspendue en fait sans avoir été officiellement rompue, l'alliance peut-elle reprendre son cours et remplir ses destinées? Au contraire, l'hostilité est-elle irrémédiable, parce qu'elle ne résulte pas seulement de griefs particuliers, mais qu'elle trouve aussi sa cause dans l'ensemble des situations prises? Entre Napoléon, qui concentre en lui et pousse à ses dernières limites la force d'expansion de la France révolutionnaire, et la Russie, en qui s'est réfugié l'espoir de l'ancienne Europe, faut-il dans tous les cas que le déchirement s'opère? Malgré la solidarité qui existe entre les deux États pris dans leur situation normale, malgré cette parité d'intérêts que Tilsit avait proclamée, que l'avenir devait reconnaître, et que les deux empereurs ne cesseront d'affirmer au milieu même de leurs différends, faut-il que le sort des armes décide si Napoléon reconstituera en Occident l'unité romaine ou si l'Europe refluera sur la France au signal d'Alexandre? Quels que soient chez l'un et chez l'autre l'entraînement des passions et la force des impulsions antérieures, ils hésiteront néanmoins devant la responsabilité pour laquelle les ont marqués leur grandeur et leurs fautes. À l'heure où leur main s'occupera à mettre en mouvement des millions d'hommes pour une œuvre de sang, leur âme par instants se troublera, passera par des combats et des crises; mais ces évolutions intimes n'apparaîtront qu'à de rares initiés et jamais complètement. Entre eux, une invincible méfiance, doublée chez Napoléon d'un pernicieux orgueil, les empêchera toujours d'aborder de face le sujet de leur querelle; s'opposant des griefs apparents, ils oseront à peine se montrer le véritable point du litige et les moyens de transaction qui leur viennent à l'esprit: craignant de se compromettre et de se livrer, voulant être devinés plutôt qu'entendus, ils poursuivront leur controverse à demi-mot et par allusions; se cachant à leurs contemporains de leurs efforts parfois sincères pour trancher sans combat le conflit dont la solution porte en elle les destinées futures de l'Europe, ils laisseront à l'histoire seule le droit de suivre les péripéties et d'interroger les pièces de ce grand procès.
APPENDICE
I
A
Sur le rapport cité à la page 204 et attribué par nous au comte
Alexandre de Laborde.
Le rapport n'est pas signé, mais il est incontestablement de M. de Laborde. Ce qui le prouve, c'est en premier lieu l'écriture, comparée à celle des pièces émanées du même personnage et conservées tant aux Archives nationales, AF, IV, 1675, qu'aux Archives des affaires étrangères, Vienne, 383. De plus, dans une dépêche à Schwartzenberg en date du 25 décembre 1810, Metternich rend compte de la conversation, en citant le nom de Laborde (Mémoires de Metternich, II, 313-314). Seulement, le ministre autrichien prétend que c'est le Français qui a parlé le premier de mariage. Cette assertion n'est guère admissible. En effet, il est peu croyable que Laborde ait entamé un tel sujet sans ordre de son gouvernement, et d'autre part, s'il avait reçu des instructions, il n'aurait eu aucune raison pour se cacher dans son rapport d'avoir provoqué les confidences de Metternich. M. Wertheimer (Archiv für Œsterreichische Geschichte, Vierundsechzigster Band, Erste Hälfte, 509) a donné en allemand quelques passages de la pièce.
B
P. 211.--En présence des démarches ordonnées ailleurs (en Russie)
et
expressément maintenues...
Il est vrai que, le 22 décembre, Cambacérès, demandant aux membres de l'officialité de Paris l'annulation du lien religieux, leur disait: «Il (l'Empereur) est dans l'intention de se marier et veut épouser une catholique.» (Welschinger, 84-85.) Mais, en présence de la lettre écrite à Caulaincourt le 13 et confirmée le 17, il est impossible de croire à la sincérité de ces paroles. D'ailleurs, le 22, on était loin encore d'être sûr de l'Autriche; les pourparlers avec Schwartzenberg ne commencèrent qu'à la «fin de décembre 1809», d'après la mention portée sur le manuscrit qui en rend compte aux Archives nationales (AF, IV, 1675). Il est, au contraire, très naturel de supposer que Napoléon ou Cambacérès, demandant aux membres de l'officialité une décision qui embarrassait leur conscience, engageait leur responsabilité, ait voulu leur faire croire que la fin justifierait les moyens, et qu'ils contribueraient, par leur docilité, à placer une catholique sur le trône de France: c'était un argument ad homines.
Toutefois, l'annulation du mariage religieux, utile dans tous les cas (la Russie exprima formellement des scrupules à cet égard), l'était particulièrement en vue de l'éventualité autrichienne; aussi fut-ce lorsque l'Empereur commença à s'occuper plus sérieusement de cette dernière, à partir du milieu de décembre, qu'il fit entamer et presser vivement la procédure devant l'officialité.
C
Sur la date du premier conseil tenu par Napoléon au sujet
de son
mariage.
Thiers, suivi par divers auteurs, place le premier conseil à la date du 21 janvier; Helfert, d'après les dépêches de Schwartzenberg, le place à la date du 28. Cette dernière nous paraît seule admissible. D'abord, les dépêches de Schwartzenberg constituent un témoignage contemporain, opposé aux récits faits après coup où ont puisé les historiens français. De plus, le mémoire de Pellenc, conservé aux Archives nationales, cité dans le cours du chap. VII et écrit le 1er février, parle de l'émotion que le conseil tenu aux Tuileries répand dans la société «depuis trois jours», ce qui correspond à la date du 28 janvier. Enfin, dans une lettre du 6 février (Corr., n° 16210), Napoléon parle du conseil tenu «il y a peu de jours», ce qui s'appliquerait difficilement à la date déjà éloignée du 21 janvier. Ce fait a son importance: il prouve que l'Empereur n'a laissé mettre en discussion le mariage autrichien qu'après la réception des premières nouvelles de Russie, arrivées le 25.
D
Sur la date et l'ordre des événements qui se sont succédé
du 5 au 8
février 1810.
M. Helfert, p. 90, place à la date du 6 l'arrivée du courrier de Russie, dans l'après-midi du 7 la tenue du conseil aux Tuileries, puis la démarche d'Eugène auprès de Schwartzenberg, suivie immédiatement de la signature du contrat entre l'ambassadeur et le ministre des relations extérieures. Or, par son billet à l'Empereur cité p. 253, Champagny nous apprend que les lettres de Caulaincourt sont arrivées le 5. Par une dépêche du 8, il fait savoir que le conseil s'est tenu «dans la nuit du 6 au 7», qu'à l'issue il a écrit au prince de Schwartzenberg pour l'engager à se rendre chez lui, et qu'il vient de signer avec lui le contrat; enfin, dans une dépêche subséquente à Caulaincourt du 17 mars, il rappelle qu'il s'est rencontré pour la première fois avec l'ambassadeur d'Autriche «dans la matinée du 7». Dans ces conditions, comme il est matériellement impossible que la démarche d'Eugène, qui a incontestablement précédé la rencontre entre le ministre et l'ambassadeur, ait eu lieu entre la fin du conseil, terminé le 6 fort tard, et la matinée du 7, c'est-à-dire en pleine nuit (plusieurs témoignages s'accordent d'ailleurs pour la placer à six heures du soir), il faut admettre qu'elle s'est passée antérieurement au conseil, et que Napoléon, avant de faire ratifier son choix en consulte solennelle, avait eu soin de s'assurer du consentement définitif de l'Autriche. D'ailleurs, la lettre de Dalberg portant la date du 6, citée par Helfert, qui l'attribue par erreur à Laborde et qui est obligé de la supposer mal datée, place au jour même où elle a été écrite, c'est-à-dire au 6, l'avis donné à Schwartzenberg pendant la chasse et qui a précédé immédiatement la visite d'Eugène. Étant donnés ces divers témoignages, nous avons cru pouvoir établir l'ordre des faits de la manière suivante: le 5, arrivée du courrier de Russie; dans l'après-midi du 6, démarche d'Eugène, puis, dans la soirée, conseil et délibération fictive; enfin, le 7 au matin, entrevue entre Schwartzenberg et Champagny au sujet du contrat, qui est établi séance tenante et expédié à Vienne le lendemain.
II
PROPOSITION
FAITE À L'EMPEREUR ALEXANDRE PAR UN GROUPE DE SEIGNEURS
GALICIENS ET
VARSOVIENS À L'EFFET DE RECONSTITUER
LA POLOGNE EN L'UNISSANT À LA
RUSSIE.
Lettre du prince Galitsyne à l'empereur Alexandre pour appuyer la
proposition, le 4 (16) juin 1809.
... Sans entrer dans des raisonnements politiques à perte de vue, il me semble à moi qu'il n'y aurait pas de raison de décliner une dignité qui nous est offerte par tout un peuple à l'unanimité. D'autant plus que par ce moyen on ferait le bonheur d'un vaste royaume, lequel resterait en somme, bien que sous une forme différente, une province russe. Je ne vois pas non plus le mal qui pourrait en résulter par la suite pour la Russie, dans le cas où l'empereur, après s'être revêtu de la dignité de roi de Pologne, instituerait pour l'éternité que les souverains de la Russie seront rois de Pologne, et qu'ils ont le droit de nommer pour les représenter dans le gouvernement de ce royaume des lieutenants qui le gouverneraient au nom et de par la volonté des souverains de toutes les Russies. Ce royaume serait formé de toute la ci-devant Pologne, à l'exception de la Russie Blanche et des territoires faisant partie des gouvernements de Kief et de Podolie. Il est hors de doute que le royaume en question pourrait entretenir une armée de cent mille hommes et tous les fonctionnaires nécessaires à son administration, en versant avec cela une partie considérable de ses revenus au trésor de l'empire.
Réponse du comte Roumiantsof par ordre de l'Empereur,
15 (27) juin
1809.
Quelque flatteuse que soit l'acquisition de la Pologne dans sa totalité, S. M. l'Empereur, n'en ambitionnant pas l'éclat, a porté son attention particulière sur les conséquences que cette acquisition aurait pour la Russie, d'où résultent les questions suivantes: Le rétablissement du royaume de Pologne dans son état primitif n'entraînerait-il pas la rétrocession par la Russie des ci-devant provinces polonaises? Peut-on se fier à la constance de la nation polonaise? Et sous les dehors mêmes de leur vif désir de s'unir à la Russie sous le sceptre de Sa Majesté, ne se cache-t-il pas le dessein de ravoir les provinces susmentionnées qui nous étaient échues et puis de se détacher entièrement de nous?
(Suit un parallèle entre la Russie et la Pologne d'un côté, la Grande-Bretagne et l'Irlande de l'autre, et la conclusion que des liens entre pays de différente origine ne sauraient être solides et durables. De plus, la conséquence évidente et immédiate du rétablissement du royaume de Pologne et de sa réunion à l'empire de Russie serait que l'union des puissances copartageantes de la Pologne et naturellement intéressées à se soutenir mutuellement, se trouverait entièrement dissoute.)
Tels sont les motifs pour lesquels Sa Majesté, se contentant de la part qui lui est échue de la ci-devant Pologne, préfère voir ce pays dans son état actuel et ne juge pas conforme aux intérêts de l'empire la réunion de la Pologne dans son étendue d'autrefois, sans même parler de ce qu'il y aurait d'incompatible avec l'honneur, la dignité et la sécurité de la Russie s'il fallait entendre par le rétablissement du royaume de Pologne l'incorporation de la Russie Blanche et des districts faisant partie des gouvernements de Kief et de Podolie.
Néanmoins, dans l'état conjectural où se trouve actuellement l'Europe, Sa Majesté est d'avis que d'un côté, prenant en considération les représentations de Votre Excellence, on pourrait, en flattant les Polonais de l'espoir du rétablissement de leur patrie, les maintenir dans le calme et l'obéissance, tandis que d'un autre côté ils pourraient s'adresser à Napoléon pour lui demander la constitution d'un État particulier composé du duché de Varsovie et de la Galicie, ce qui nous serait extrêmement préjudiciable 662 . En conséquence, S. M. l'Empereur autorise Votre Excellence, après avoir acquis la certitude que les magnats varsoviens et galiciens ont le désir droit et ferme de se soumettre au sceptre de Sa Majesté, de leur insinuer sous main que s'ils ont réellement l'intention de former du duché de Varsovie et des principautés galiciennes un État particulier sous le nom de royaume de Pologne en en confiant le sceptre ad æternum à S. M. l'Empereur et à ses successeurs, vous êtes presque certain qu'un acte pareil et une proposition de leur part ne resteraient pas sans succès, et que vous, de votre côté, vous prendriez sur vous dans cette affaire le rôle d'un zélé solliciteur 663 .
III
LETTRES PARTICULIÈRES
du duc de Vicence, ambassadeur en Russie, au duc de Cadore,
ministre des
relations extérieures.
(Janvier-décembre 1810) 664.
Pétersbourg, le 8 mars 1810.
(Cette lettre et la suivante répondent aux reproches adressés à l'ambassadeur par le ministre, sur l'ordre de l'Empereur, pour avoir signé le 4 janvier 1810 la convention contre la Pologne dans les termes réclamés par la Russie.)
Monsieur le Duc,
J'ai déjà eu l'honneur d'accuser à Votre Excellence la réception de ses courriers des 10 et 12 février; je me suis conformé à ses ordres; fidèle à mes devoirs, j'obéis avec un zèle, un dévouement absolus. Je me bornerais là dans ma réponse à Votre Excellence, comme je le fais dans mes démarches, si sa lettre du 10 février, en rappelant quelques expressions de ses précédentes dépêches, ne contenait pas en fait un reproche pour moi qui m'affecte d'autant plus sensiblement que je crois avoir, dans cette occasion, comme dans toutes, donné à Sa Majesté plus d'une preuve de mon exactitude et de ma fidélité. Que Votre Excellence daigne se rappeler les autres expressions de ses mêmes lettres des 24 et 25 novembre: «Que je ne dois pas me refuser à signer la convention qu'on demande, pourvu qu'elle n'ait pour objet que de rassurer contre le rétablissement de la Pologne et l'agrandissement du duché de Varsovie, etc. En général, vous ne vous refuserez à rien de ce qui aurait pour but d'éloigner toute idée du rétablissement de la Pologne, etc., etc. L'Empereur veut tout ce qui peut tranquilliser l'empereur de Russie, surtout tout ce qui peut fonder sa tranquillité 665.» Les cinq points de ma dépêche du 7 novembre sont connus de Votre Excellence. C'est en partie la base dont on est parti ici; quant à l'article 5, on l'a exigé comme une conséquence naturelle du traité de Vienne et des assurances données par Votre Excellence elle-même au comte de Romanzof. Votre Excellence a d'ailleurs pu se convaincre par toutes mes dépêches pendant la guerre que c'était là non moins que l'idée du rétablissement de la Pologne l'objet des craintes de la Russie. N'ayant pour instructions que vos lettres, les paragraphes précités vous disent assez, Monsieur le Duc, si j'ai été au delà des ordres de l'Empereur; les miennes n'ont cessé de répéter que la Russie voulait des assurances positives. C'est à ces lettres que Votre Excellence m'a fait l'honneur de répondre par la sienne du 25 novembre qui m'autorise à prendre la mienne du 7 du même mois pour base, et certes les restrictions qu'indiquait le traité de Tilsit et que sous-entendait votre lettre, quoique demandées et presque exigées par la Russie, n'ont pas été comprises dans la convention. Votre Excellence se rappellera encore combien j'étais peu empressé de la conclure. Il ne m'appartient pas de juger les ordres qu'on me donne, j'obéis à Pétersbourg comme je le ferais à Paris, mais j'ose vous l'observer, Monsieur le Duc, un peu plus de confiance en moi, les véritables intentions de l'Empereur un peu mieux connues de son ambassadeur, et il pourrait le mieux servir. Je ne me permets point de justifier la convention, je me borne à prier Votre Excellence de mettre sous les yeux de Sa Majesté les ordres qui me l'ont fait conclure et qui sont ma justification; je ne tiens dans le monde qu'à prouver à mon maître que je le sers avec dévouement et fidélité et surtout avec exactitude. S'il pouvait en douter un moment, ma carrière serait finie, car ce n'est ni l'ambition ni la fortune qui m'attachent à lui, et je me tiendrais bien plus récompensé par un mot de satisfaction que je n'ai jamais pu l'être par ses bienfaits. Si Votre Excellence se met pour un moment à ma place, à huit cents lieues de ma cour, isolé, sans le moindre encouragement depuis trois ans que je lutte dans des circonstances qui n'ont pas toujours été faciles, je puis le dire uniquement soutenu par mon zèle, elle sentira mieux que je ne l'exprime ce que j'éprouve de chagrin, non de ce que cet acte n'est pas ratifié, mais de ce que l'Empereur ait pu penser que j'ai été au delà de ses intentions, quand j'ai, j'ose le dire, la conscience de m'être tenu en deçà même de la réserve qui m'était prescrite. Je ne puis confier mes chagrins qu'à Votre Excellence; ce sont ceux d'un homme d'honneur réellement affecté, mais pas découragé, et qui défend les intérêts de son maître avec plus de chaleur que son propre honneur.
Pétersbourg, le 1er juin 1810.
Monsieur le Duc,
Je n'ai pas la prétention d'être juge de mes talents, mais je le suis de ma conscience: elle me dit que j'ai fidèlement rempli mes devoirs. Si Votre Excellence daignait reprendre l'ensemble de ma correspondance et de ses réponses, j'ose le répéter, peut-être ne m'attribuerait-elle pas les inconvénients de l'acte dont elle se plaint; j'ose même croire que si un peu de bienveillance rapprochait les circonstances des époques, elle conviendrait peut-être qu'obligé de faire alors une chose annoncée et attendue avec tant d'impatience, il était difficile de faire mieux: car si la convention dit plus qu'on ne désire à Paris, elle dit aussi beaucoup moins qu'on ne voulait et surtout qu'on ne demandait ici. Mes lettres en font foi. Si celle de Votre Excellence du 25 novembre m'eût laissé entrevoir ce que porte celle du 30 avril, peut-être aurais-je été assez heureux pour servir l'Empereur dans cette circonstance comme dans d'autres. Que Votre Excellence me permette de le lui dire avec franchise: quoique les éloges ne m'aient pas été dispensés comme le blâme, l'Empereur a été bien servi, quand on a eu plus de confiance en moi. Au bout du monde, ballotté par les événements qui se succèdent avec rapidité, par les circonstances qui changent ou modifient beaucoup de choses, placé dans une position qu'elles rendent d'autant plus délicate que je suis plus haut et plus loin, peut-être aurait-il fallu en savoir beaucoup plus qu'on ne m'en a dit pour deviner ce qu'on voulait. Je suis, Monsieur le Duc, profondément affecté des expressions de votre lettre, je le suis, parce que je suis Français et que je ne suis pas de ces gens qui défendent leurs productions comme leurs enfants. Je mets toute ma gloire à servir l'Empereur fidèlement, à le servir comme il veut l'être, je n'ai pas d'autre amour-propre. Je condamne donc la convention auprès du ministère russe autant que je la défends et son négociateur auprès de l'Empereur; je puis dire avec vérité que je sacrifie l'homme à la chose, et que je me dévoue pour amener cette affaire au point où l'Empereur le désire. Mais l'humilité de l'homme ne sert pas mieux que la fermeté et le zèle de l'ambassadeur. On ne cède sur rien, on est blessé; le refrain est toujours le même: que nous savons depuis longtemps ce que la Russie demandait, que nous lui avons promis, que Votre Excellence a dit au prince Kourakine que j'étais autorisé à satisfaire la Russie sur tous les points; que ce n'est pas elle qui a fait naître ces difficultés; qu'enfin on ne peut lui refuser une réponse. Quelque chose qu'on dise, quelques récriminations qu'on fasse, quelque ton que l'on prenne, l'Empereur et son ministre en reviennent toujours là; c'est la même exigence dans le fond, avec le même ton de conciliation dans les formes. Je ne me rebute pas, mais il faut, Monsieur le Duc, sentir bien fortement l'empire de ses devoirs et la reconnaissance que je dois à tant de titres à l'Empereur, pour qu'il reste encore assez de force et de santé pour résister à des chagrins aussi peu mérités.
Pétersbourg, le 11 juin 1810.
Monsieur le Duc,
J'ai à remercier Votre Excellence de la lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire le 19 mai par M. Duguay.
Je pense comme Votre Excellence qu'il y a de la prévention dans la manière dont on a envisagé la conduite de nos agents en Valachie, et que les grands griefs contre eux sont d'avoir donné des nouvelles de l'armée dans la dernière campagne; mais il y a eu aussi un peu de maladresse de leur part. On ne verra pas de bon œil le retour de M. Ledoulx 666... Comme j'ai eu l'honneur de le mander à Votre Excellence, il sera nécessaire qu'elle me fasse connaître la nature de nos rapports avec nos agents dans les Principautés et les intentions de l'Empereur, afin d'éviter beaucoup d'embarras s'il survenait de nouvelles difficultés. En tout j'ai l'honneur de rappeler à Votre Excellence que je suis loin, que j'ai affaire à des gens qui veulent avec nous se mettre en règle sur tout; qu'il faut donc pour le bien du service qu'elle puisse m'en dire plus qu'elle ne m'en écrit ordinairement; les choses étaient toutes différentes il y a un an.
La mission de M. de Vatteville a fait plaisir, mais on est blessé du silence gardé avec le prince Kourakine sur la convention; quant aux autres objets, on n'y pense pas. Il paraît qu'on tient toujours à l'acte ou à une réponse officielle, et que la lettre de l'Empereur n'a pas changé cette intention fort prononcée.
Je ne comprends rien à ce que le prince Kourakine a dit à Votre Excellence 667, j'y réponds par la lettre que j'ai reçue de lui par son courrier qui me fait penser que c'est un des mille on dit de Paris. Il y a deux ou trois mois qu'ils ont couru ici sous d'autres formes: on me disait rappelé, parce que nous étions au moment de nous brouiller avec la Russie. Ensuite on a écrit de Dresde et de Varsovie que c'était parce que l'Empereur était mécontent de moi. Ensuite on m'a fait aller à Vienne pour remplacer M. Otto. Pour faire cesser ces bruits qui accréditaient dans le moment les doutes de l'empereur Alexandre sur nos intentions, je me suis occupé d'arrangements à la campagne, j'ai parlé d'un voyage à la foire de Makarieff 668 à la fin de juillet; cela a eu le succès que je voulais, au point que l'Empereur m'a parlé de ce voyage et m'a proposé de me donner toutes les facilités pour qu'il fût rapide et aussi agréable que possible. Le comte de Romanzof m'a dit qu'il avait aussi le projet d'y faire une course en même temps; enfin le ministre d'Espagne, qui part dans peu de jours avec un congé de deux mois pour voyager dans l'intérieur, m'y a donné rendez-vous. Voilà les faits à Pétersbourg; si l'Empereur m'en donne la permission, je ferai cette course, dans le cas où les affaires le permettraient et où je n'obtiendrais pas la permission que je préférerais de revoir la France, au lieu de courir vingt jours pour visiter une foire d'Asie. Quant à Paris, je ne comprends rien à ces bavardages, et j'aurais laissé au prince Kourakine le soin et le plaisir de leur accorder assez d'importance pour en entretenir Votre Excellence, si elle n'avait pas émis avec lui un doute sur mes rapports avec elle, qui blesse ma délicatesse. Je ne marche pas par deux routes. Ma correspondance fait foi que je n'ai rien sur le cœur que je ne dise au ministre de Sa Majesté; à plus forte raison, je ne lui dissimulerais pas une demande officielle. Votre Excellence sait quel désir j'ai de revoir mon pays, combien de raisons m'y rappellent. Mes lettres contiennent à cet égard le seul vœu qu'il me soit permis d'émettre comme serviteur de l'Empereur. J'aurais pu faire valoir à l'appui ma santé, qui a beaucoup souffert du climat, mes intérêts, le dérangement de mes affaires que chaque jour accroît, et la perte que j'ai faite de mon père, si j'étais de ces gens qui se font valoir, si je n'avais pas, par devoir comme par principe, toujours mis de côté tout ce qui m'était personnel, quand il s'agit du service de mon maître. Sans doute, je ne cache pas à mes amis le désir que j'ai de les revoir, celui que je témoigne à cet égard, mais ce vœu se borne là, et je ne m'en suis jamais caché. Si l'intrigue s'en empare, je n'y suis pour rien. Votre Excellence a entre ses mains toutes mes demandes sur cela. Que l'Empereur me remplace, je serai le plus heureux des hommes; qu'il me laisse ici, quelque grand que soit le sacrifice, je ne me plaindrai pas s'il pense que je puis l'y servir honorablement et utilement. Vous savez, Monsieur le Duc, que ce ne sont pas les difficultés qui me rebutent. Voilà ce que je désire et ce que je pense. Je ne m'occupe que de mes devoirs et remplis le plus sacré de tous en rendant toujours un compte fidèle des événements...
Pétersbourg, le 18 août 1810.
Monsieur le Duc,
Le courrier Fortier m'a remis la dépêche de Votre Excellence du 30 juillet 669, pendant que j'expédiais celles ci-jointes qui répondent en grande partie aux différents points sur lesquels elle développe la pensée de l'Empereur. Quant à ce qui m'est personnel, je dois m'affliger de voir que Sa Majesté pense que je ne fais que des compliments. Si quelqu'un avait pu écouter aux portes depuis trois ans que j'ai l'honneur de la servir dans ce poste difficile, peut-être me rendrait-elle plus de justice. Les résultats lui prouveront si j'ai été un serviteur fidèle, et si je me suis trompé. Je rends un compte exact de tout: ma fidélité à cet égard est sans doute un devoir, mais elle a dû prouver plus d'une fois à Votre Excellence que je marchais toujours armé de toutes pièces contre l'Angleterre. Je dois à la vérité de dire que sur ce point je trouve le cabinet de Pétersbourg tout aussi prononcé que je le suis. Ma correspondance et les événements font foi, Monsieur le Duc, que ce sont les ordres de l'Empereur et mon dévouement à sa puissance qui règlent toujours ma conduite. L'Empereur me trouve faible; ici, on me fait le reproche contraire. Je me conformerai au surplus dans l'occasion à tout ce que vous me prescrirez.
Pétersbourg, le 19 septembre 1810.
Monsieur le Duc,
... Dès que nous ne voulons pas la Pologne, la Russie veut l'alliance. Or, comme il ne peut être dans l'intérêt de notre cabinet de la vouloir, les affaires marcheront ici d'elles-mêmes, et tout autre, comme j'ai eu l'honneur de le mander à Votre Excellence, les fera mieux que moi, car je ne puis empêcher les souvenirs de Tilsit et d'Erfurt de se rattacher à moi, et ces antécédents de plusieurs années deviennent gênants dans une marche politique que mille circonstances et tant d'événements ont nécessairement plus ou moins modifiée, sans qu'elle soit changée. Je vous le dis en homme convaincu, Monsieur le Duc, les Russes ne pensent qu'à finir leurs affaires de Turquie (que les généraux ne mènent pas à bien, quoique l'armée soit belle et bonne); ils ne veulent que jouir de ce qu'ils auront acquis et pousser le temps avec l'épaule jusqu'à ce que la paix avec l'Angleterre, objet de tous leurs vœux, rende du bien-être à tout le monde. L'Empereur est trop sage pour penser à se commettre avec nous soit par une folle levée de boucliers, soit en ne remplissant pas ses engagements pour soutenir le système continental; travaillez donc, Monsieur le Duc, à entretenir en amicales et paisibles dispositions pendant que le génie de l'Empereur pacifiera la Péninsule. Ramenez la confiance en persuadant au prince Kourakine et à l'empereur Alexandre ce que je répète sans cesse, que les affaires d'Espagne, qui doivent avec le concours des mesures adoptées par nos alliés forcer l'Angleterre à la paix, sont d'une trop grande importance dans les grands intérêts qui occupent notre maître pour qu'il ait même la pensée d'inquiéter la Russie relativement à la Pologne si loin de lui. À mon grand regret, je ne persuade plus; la conviction ne peut venir que de vous et, je le répète, par un autre ambassadeur, quoique l'empereur Alexandre me témoigne toujours une grande bienveillance. À l'égard de ce prince, il me semble qu'on ne le juge pas ce qu'il est; on le croit faible et on se trompe; sans doute il sait supporter beaucoup de contrariétés et dissimuler son mécontentement, mais c'est parce qu'il a un but dans la paix générale et qu'il espère l'atteindre sans crise violente. Mais cette facilité de caractère est circonscrite; il n'ira pas au delà du cercle qu'il s'est tracé; celui-là est de fer et ne prêtera pas, car il y a au fond de ce caractère de bienveillance, de franchise et de loyauté naturelle, ainsi que d'élévation de sentiments et de principes, un acquit de dissimulation souveraine qui marque une opiniâtreté que rien ne saurait vaincre. Le talent du cabinet et celui de l'homme qui a à traiter avec lui est donc de deviner cette limite, car l'Empereur ne la passera pas; les meilleures raisons lui paraîtraient spécieuses et ne feraient, dès que sa défiance serait éveillée, que l'armer davantage contre ce qu'il regarderait comme contraire à ses intérêts. Ne voyant à notre cabinet aucun motif pour heurter ce prince, aucun intérêt réel pour l'inquiéter, je n'avance rien de trop en disant qu'il faudrait venir tirer ces gens-ci par l'oreille pour leur faire entreprendre quelque chose contre nous, et que tout homme qui apportera de la loyauté dans sa conduite et des formes convenables, conviendra pour me remplacer et fera même mieux que moi, si l'Empereur daigne accorder quelque confiance et un peu d'attention à mes précédentes dépêches et aux réflexions que je me permets de faire ici. Veuillez donc, Monsieur le Duc, m'obtenir son agrément pour que l'hiver ne me cloue pas dans mon lit de Pétersbourg. Faut-il absolument que j'y revienne? J'obéirai! Mais l'Empereur ne peut me refuser d'aller prendre des bains de Baréges, quand je suis perclus et que l'usage que j'en ai fait la première année que j'ai été son aide de camp m'a remis sur pied. J'insiste, parce que je suis très souffrant; j'ose donc me flatter que l'Empereur jettera un regard d'ancienne bonté sur un de ses anciens serviteurs, et que Votre Excellence m'annoncera incessamment mon remplacement.
Pétersbourg, le 15 novembre 1810.
Monsieur le Duc,
Je dois des remerciements à Votre Excellence de la lettre qu'elle a eu l'obligeance de me faire passer, de ses bontés pour M. de Rumigny, et de l'intérêt dont elle m'assure; ma santé en a plus besoin que jamais. Veuillez vous rappeler souvent de mes instantes demandes et les mettre de nouveau sous les yeux de l'Empereur.
La position est ici toujours la même. Je crois les dispositions bonnes; la méfiance et l'inquiétude n'ont pas changé, vous êtes notre thermomètre. Le retour de M. de Czernicheff 670 améliorera-t-il cette situation? On ne m'a rien témoigné, mais il m'a été facile de voir qu'on est blessé; est-ce de ce qu'il a rapporté, est-ce de la lettre dont Votre Excellence l'avait chargé pour moi, je l'ignore encore. On se plaint que nous ne témoignons point de confiance; nos doutes, les annonces de nos journaux que de nombreux bâtiments arrivent en Russie, tandis qu'il n'en est pas entré quinze avec chargement depuis le 15 septembre, sont appelés de la mauvaise foi. On y voit un projet de proclamer d'avance des griefs pour former l'opinion et la préparer à des changements. On a la conviction qu'on a plus fait qu'aucune puissance et que nous-mêmes dans l'intérêt du système contre l'Angleterre. On se vante d'avoir sacrifié à ce but son commerce, son change et même, à un certain point, sa sûreté, en nous aidant loyalement contre l'Autriche, tandis que nous profitions de ce concours pour ressusciter la Pologne, malgré les engagements pris. Le gouvernement se croit des droits à notre reconnaissance et l'empereur Alexandre à la confiance de l'empereur Napoléon. Voilà l'opinion du cabinet. Quant à sa marche, elle ne varie pas, les formes et les dispositions antianglaises sont les mêmes. Les glaces ont fermé Cronstadt, les autres ports ne tarderont pas à l'être; il paraît d'ailleurs que les hommes qui y sont les surveillent réellement et se sont persuadés que l'Empereur veut être obéi sur ce point.
Quant à la marche des affaires, je crois que quelques changements dans les lettres qu'on peut voir 671 et quelques cajoleries dans les formes les rendraient plus faciles. Le ton de la menace rendrait plus dissimulé et n'obtiendrait rien ici. On peut nous craindre, aussi n'irait-on pas nous chercher. Mais on a en même temps trop d'amour-propre et trop aussi le sentiment de sa force chez soi pour nous céder sur certaines choses. En énonçant cette opinion, je ne dis qu'une vérité dont plusieurs années m'ont convaincu. L'éducation et le caractère de l'empereur Alexandre le rendent très impressionnable et sensible aux bonnes formes, et dans ce genre, on ne peut que lui rembourser ce qu'il avance. Il veut être un chevalier dans ses relations politiques; pourquoi changer cette bonne disposition, qui est le correctif de la dissimulation presque obligée des princes, quand il y a au fond de ce caractère une opiniâtreté qu'il faut se garder de heurter? L'Empereur, notre auguste maître, ne se doute peut-être pas jusqu'à quel point il pourrait servir ses intérêts avec des ménagements sur la Pologne et quelques procédés pendant que sa politique irait toujours son train.
Je dois revenir sur les lettres que Votre Excellence m'adresse dans l'intention que le ministère russe les lise, parce qu'à la distance où nous sommes, cette manière de se parler a l'inconvénient de manquer d'à-propos. Je ne puis pas faire qu'on soit ici content de tout et que vous le soyez par conséquent de moi, mais soyez sûr que je ne manque ni de nerf, quand il en faut pour réussir, ni de fierté s'il était nécessaire de rappeler au nom de qui je parle; je connais mon terrain et crois avoir fait mes preuves. Pour en finir sur les lettres, et certes ma réflexion n'est pas dans mon intérêt, je pense qu'il y a moins d'inconvénient à me faire frapper trop fort qu'à frapper vous-même, car le mécontentement peut s'escompter à mes dépens.
En entrant dans tous ces détails avec Votre Excellence, je crois remplir les devoirs d'un fidèle serviteur de l'Empereur et d'un homme qui désire être vraiment utile au département dont elle est le chef.
Je ne veux pas terminer cette lettre sans vous rappeler encore, Monsieur le Duc, que je me meurs ici, que je ne suis plus propre à y servir l'Empereur, et qu'un pauvre diable lancé loin de lui et des siens et au bout du monde a besoin de revoir la France après trois années d'exil et de tribulations politiques qui ne sont ni de son goût, ni dans son caractère.
Pétersbourg, le 15 décembre 1810.
Monsieur le Duc,
L'état de ma santé m'oblige à rappeler à Votre Excellence les différentes demandes que j'ai eu l'honneur de lui adresser pour obtenir de revoir la France. Ici, on tient trop à conserver la paix, on est trop prononcé contre l'Angleterre pour que le maintien du système actuel et nos relations puissent se ressentir d'un changement d'individu. Peut-être un nouveau visage réchaufferait-il même plus que je ne puis le faire l'alliance à laquelle on nous soupçonne d'attacher moins de prix maintenant. Quoique je coure déjà ma quatrième année d'absence, je regarderais, Monsieur le Duc, comme mon premier devoir de me dévouer encore si je croyais pouvoir servir l'Empereur mieux qu'un autre. Mais dans la situation où les circonstances m'ont placé depuis un an, tout autre après quelques mois de séjour fera avec plus d'avantage que moi les affaires du présent, puisqu'on ne pourra lui demander compte du passé. Cela remplacera donc bien au delà, même dès son début, l'avantage que je puis tirer de la connaissance des individus et de l'accès que j'ai à toute heure et en tous lieux chez l'Empereur et ses ministres. Je parle sur cela à Votre Excellence avec la confiance d'un homme d'honneur et la franchise d'un soldat dont la vie appartient à l'Empereur. Sa Majesté veut-elle encore l'alliance et ses effets, peu importe celui qui la servira ici. Sa politique ménageant les intérêts de frontière de ce pays, qui ne gênera en rien les grands projets qu'elle peut avoir, les choses marcheront d'elles-mêmes. Sa Majesté ne veut-elle que les froides relations d'un simple état de paix, a-t-elle même d'autres projets, elle ne peut tenir à ce que ce soit moi qui la représente, puisqu'un autre individu moins près de son auguste personne donnera moins d'importance à la mission, et que tout autre sera plus à son aise et fera donc mieux que moi. Voilà mes réflexions, Monsieur le Duc; je vous les confie pour ne plus conserver que la pensée de mes devoirs et le désir de prouver à mon maître que les obstacles quels qu'ils soient, ainsi que ma mauvaise santé, ne rebutent pas plus mon zèle qu'ils n'allèrent mon entier et respectueux dévouement.
Que Votre Excellence agrée avec l'assurance de mes inaltérables sentiments celle de ma haute considération.
Caulaincourt, duc de Vicence 672.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE PREMIER
LE LENDEMAIN D'ERFURT
Intentions respectives de Napoléon et d'Alexandre au sortir d'Erfurt.--Offres de paix à l'Angleterre.--Napoléon veut soumettre l'Espagne par les armes et comprimer l'Autriche par la terreur.--Raisons qui lui font détester l'idée d'une nouvelle guerre et de nouvelles victoires en Allemagne.--Il craint notamment de réveiller la question polonaise, qui peut le brouiller avec la Russie.--Quelle est a ses yeux la grande utilité de l'alliance.--Instructions à Caulaincourt.--Projets ultérieurs: la Méditerranée et l'Orient.--Tendance d'Alexandre à s'isoler de l'Europe.--Son imagination se détourne de l'Orient.--Influence dominante de Spéranski.--Passion réformatrice.--Spéranski et l'alliance française.--Erreur persistante sur les dispositions de l'Autriche.--Souvenir reconnaissant pour Talleyrand; l'empereur Alexandre lui donne une famille.--Roumiantsof à Paris.--Campagne de Napoléon au delà des Pyrénées.--Résultats incomplets.--Retour à Valladolid.--Mouvements de l'Autriche.--Napoléon s'opiniâtre à l'idée de contenir et d'immobiliser l'Autriche par la main de la Russie.--Rapprochement historique.--Occupations d'Alexandre pendant la campagne d'Espagne.--Situation brillante de Caulaincourt.--Propos de salons.--Arrivée du roi et de la reine de Prusse; importance attribuée à leur voyage.--Napoléon torture la Prusse; protestation d'Alexandre.--Confiance de nos ennemis dans le pouvoir de la reine Louise.--Le ménage impérial.--Souhait de nouvel an adressé par Napoléon à Alexandre.--La reine Louise chez l'ambassadeur de France.--Le Roi détruit l'intérêt qu'inspire la Reine.--Réapparition et triomphe de la favorite.--La politique pendant le voyage.--Napoléon requiert le concours diplomatique d'Alexandre contre l'Autriche.--Le Tsar persiste dans un système de demi-mesures.--La note identique.--Lettre explicative à Roumiantsof.--Le prince de Schwartzenberg à Pétersbourg.--Alexandre encourage l'Autriche à la guerre en croyant l'en détourner.
CHAPITRE II
RUPTURE AVEC L'AUTRICHE.
Retour de Napoléon à Paris.--Son humeur.--Disgrâce de Talleyrand; effet produit en Russie par cette mesure.--Relations clandestines de Talleyrand avec l'empereur Alexandre.--Napoléon juge que la guerre avec l'Autriche se rapproche.--La Russie marchera-t-elle?--Représentants de cette puissance à Paris.--L'ambassadeur prince Kourakine; sa loyauté, son insignifiance politique et ses ridicules.--Le comte Nicolas Roumiantsof.--Conversations véhémentes de l'Empereur avec ce ministre.--Légère détente.--Napoléon se reprend à l'espoir d'immobiliser l'Autriche et requiert à nouveau le concours diplomatique de la Russie.--La grande démarche.--Conséquences irréparables de la guerre d'Espagne.--Rôle de Metternich.--Roumiantsof se dérobe et quitte la place.--L'Autriche dévoile bruyamment ses dispositions offensives.--Caractère national de la guerre.--Pressants appels de Napoléon à la Russie.--Perplexités d'Alexandre.--Procédés évasifs.--Propos de table et conversations d'affaires.--Événements de Turquie et de Suède.--Irruption des Autrichiens en Bavière.--Duplicité d'Alexandre; ses déclarations en sens contraire à Caulaincourt et à Schwartzenberg.--Il s'arrête au parti de ne faire à l'Autriche qu'une guerre illusoire et fictive.
CHAPITRE III
LA COOPÉRATION RUSSE.
Premiers et foudroyants succès de notre armée d'Allemagne: Napoléon à Vienne.--Immobilité des Russes.--Composition de leur armée; le prince Serge Galitsyne.--Causes de leur inaction; responsabilités respectives.--Prétextes allégués.--Instances de Caulaincourt; ses moyens de persuasion; parallèle entre la France conservatrice et l'Autriche révolutionnaire.--L'ordre de marche indéfiniment retardé.--Effets désastreux de cette mesure pour la Russie elle-même et pour l'alliance.--L'archiduc Ferdinand à Varsovie.--Poniatowski se jette en Galicie.--Insurrection de cette province.--Agitation dans les provinces russes limitrophes.--Réveil de la question polonaise.--Émotion à Pétersbourg.--Langage de Roumiantsof et d'Alexandre.--Réplique de Caulaincourt.--Scène d'attendrissement.--Essling.--Paroles d'Alexandre sur le maréchal Lannes.--Impression produite sur Napoléon par l'inertie des Russes.--Lettre remarquable du 2 juin 1809.--L'alliance entre dans une phase nouvelle.--Défaut réciproque de sincérité.--Napoléon réserve le sort de la Galicie.--Il se dispose à une lutte décisive.--Entrée en scène de l'armée russe.--Extrême lenteur de ses mouvements.--Le général Souvarof laisse reprendre Sandomir sous ses yeux.--Indignation de Napoléon.--Caractère des opérations russes en Galicie.--Jeu convenu entre les deux quartiers généraux.--Querelles entre Polonais et Russes.--Wagram.--Scènes de Cracovie.--État des esprits à Pétersbourg: exaspération des salons.--Alexandre accentue son langage.--Première note au sujet de la Pologne: la question officiellement posée.--Armistice de Znaym.--Droits acquis par les Polonais et ménagements dus à la Russie.--Problème qui se pose devant Napoléon au lendemain de Wagram.
CHAPITRE IV
LA PAIX DE VIENNE.
Ouverture des conférences d'Altenbourg.--La Russie se fera-t-elle représenter au congrès?--Influence qu'elle exerce indirectement sur la marche des négociations; elle est la cause des lenteurs apportées de part et d'autre a se découvrir et à se prononcer.--Comment la question de Galicie renferme en elle toutes les autres.--Napoléon ne peut déterminer les conditions de la paix avant d'avoir pénétré les sentiments d'Alexandre au sujet de la Galicie.--Projets divers.--Idée d'un partage inégal entre le duché et la Russie.--Enquête confiée au duc de Vicence.--Avant de se résoudre au principe d'un grand sacrifice, l'Autriche tient à sonder la Russie et à savoir ce qu'elle peut en attendre.--Metternich et Nugent.--Arrière-pensée de Metternich: ses premiers efforts pour substituer l'Autriche à la Russie dans les faveurs de Napoléon.--Arrivée de Tchernitchef à Vienne.--Lettre d'Alexandre.--L'aide de camp du Tsar à la table de l'Empereur.--Langage énigmatique.--Impatience de Napoléon.--La cour de Dotis; conflit d'influences.--L'Autriche entame la question de Galicie.--Mission de Bubna à Vienne.--Napoléon subordonne l'intégrité de la monarchie vaincue à un changement de souverain; première idée d'une alliance avec la maison d'Autriche.--Rêve et réalité.--Pression exercée sur M. de Bubna.--L'équivalent des sacrifices de Presbourg.--Accident arrivé à l'empereur Alexandre; sa convalescence.--L'ambassadeur de France à son chevet.--Conversations de Péterhof.--Difficulté d'Alexandre à s'expliquer.--Il ne s'oppose pas en principe à une légère extension du duché.--Comment Napoléon profite et abuse de cette condescendance.--Son ultimatum aux Autrichiens.--Résistance de l'empereur François.--Colère de Napoléon.--Conversation orageuse avec Bubna.--Coup de théâtre.--L'arbitrage russe.--L'Autriche adhère en principe à l'ultimatum français.--Transfert des négociations à Vienne.--Napoléon fait quelques concessions en Galicie; la Russie perd Lemberg.--Signature précipitée de la paix.--Le gros lot et la part de la Russie.--Garanties offertes à cette puissance.--Lettre de Champagny à Roumiantsof; caractère et importance de cette communication.--Faute commise par Napoléon.--La paix de Vienne aggrave la question de Pologne, la porte à un état aigu et marque le point de départ d'un débat décisif pour le sort de l'alliance.
CHAPITRE V
LA DEMANDE EN MARIAGE.
Accueil fait par l'empereur Alexandre au traité de Vienne.--Extrême mécontentement.--La lettre ministérielle du 20 octobre atténue cette impression.--Alexandre réclame la signature d'un traité portant garantie contre le rétablissement de la Pologne.--Digression historique de Roumiantsof.--Le despotisme tempéré par les salons.--Caulaincourt sollicite des instructions précises.--Désir soutenu et progressif chez Napoléon de restaurer l'alliance et de lui rendre son lustre.--Motifs dont il s'inspire.--Le divorce résolu.--Nécessité de ménager et de préparer Joséphine.--Séjour de Fontainebleau.--Napoléon incline à épouser la grande-duchesse Anne Pavlovna.--Raisons de cette préférence.--Comment Napoléon sait préparer une demande en mariage.--Attentions et galanteries.--L'ambition suprême du prince Kourakine.--L'emprunt russe à Paris.--Nouvelles assurances.--La famille impériale de Russie; la grande autorité en matière de mariage.--Retour de Fontainebleau.--Première lettre secrète au duc de Vicence.--Réserves concernant l'âge et les aptitudes physiques de la princesse.--Napoléon consent au traité portant interdiction de rétablir la Pologne; connexité des questions.--L'alliance tend à se resserrer.--Scène du 30 novembre aux Tuileries.--Imminence du divorce.--Pressé par le temps, Napoléon se décide à épouser la grande-duchesse de confiance et abandonne à Caulaincourt tout pouvoir d'appréciation.--Variété des moyens qu'il met en œuvre pour ressaisir Alexandre.--L'anniversaire du couronnement et le discours au Corps législatif.--Phrase à effet sur les Principautés.--Commentaire dicté par l'Empereur.--Seconde lettre au duc de Vicence.--Démarche irrévocable.--Le ministre de l'intérieur à la tribune du Corps législatif; exposé de la situation de l'Empire; passage concernant la Pologne.--Le bruit du mariage russe se répand.--Napoléon l'attend à recevoir la visite d'Alexandre; il voudrait faire du mariage et du voyage la manifestation extérieure et l'apothéose de l'alliance.
CHAPITRE VI
AUTRICHE ET RUSSIE.
À défaut de la princesse russe, Napoléon tient à s'assurer éventuellement d'autres partis.--Alliances possibles.--Le roi et la reine de Saxe à Paris; causes réelles et résultat de ce voyage.--L'Autriche.--Ouverture de Metternich à M. de Laborde.--Derniers cercles tenus par l'impératrice Joséphine aux Tuileries; rencontre de Floret et de Sémonville: dialogue interrompu et repris.--La soirée du 15 décembre 1809 et la journée du 16; prononcé officiel du divorce.--Napoléon pendant la séance du Sénat.--Nouvelles plaintes d'Alexandre, antérieures à l'arrivée de nos courriers.--Réponse conciliante: mécontentement intime.--L'Empereur en retraite à Trianon; premier mot à l'Autriche; instruction verbale et caractéristique au duc de Bassano.--Comparaison entre les deux négociations; différence qui les sépare.--Voyage de l'empereur Alexandre à Moscou: ajournement forcé de nos demandes.--Schwartzenberg et Laborde.--Napoléon reçoit encore une note russe au sujet de la Pologne.--Mouvement de colère.--Lettre du 31 décembre 1809 à l'empereur Alexandre.--Visite à la Malmaison.--Intervention de Joséphine et d'Hortense.--Mme de Metternich.--Conversation sous le masque.--Prestige de la maison d'Autriche.--Evolution graduelle qui paraît s'opérer dans l'esprit de l'Empereur.--Quelles que soient actuellement ses préférences intimes, il reste ferme dans la position prise vis-à-vis de la Russie.--Il attend impatiemment une réponse de Pétersbourg.--Lenteur des communications.--Premier courrier du duc de Vicence.--Signature de la convention contre la Pologne.--L'article premier.--Enquête sur la grande-duchesse Anne.--Retour de l'empereur Alexandre.--Ses impressions de voyage.--La négociation s'entame.--Attitude d'Alexandre: ses révélations sur le caractère de sa mère et de ses sœurs.--Théorie de Roumiantsof.--Demande formelle.--Première réponse de l'Impératrice mère.--La grande-duchesse Catherine consultée: situation de cette princesse.--Délais successifs.--Excès de précaution.--Satisfactions accessoires.--L'empire d'Occident.--Caulaincourt augure favorablement de l'issue finale.
CHAPITRE VII
LE MARIAGE AUTRICHIEN.
I. Dernière attente.--Impression produite sur l'Empereur par les premières réponses de la Russie.--Un mot de lui; sa pensée dominante.--Il soupçonne que la Russie prépare un refus et se met lui-même en mesure d'opérer son évolution vers l'Autriche.--Premier conseil tenu aux Tuileries.--Caractère imposant de cette réunion.--But de l'Empereur en provoquant une délibération solennelle.--Comment il pose la question.--Rapport de Champagny.--Doutes qui subsistent sur l'opinion émise par divers membres du conseil: discordance dans les témoignages des contemporains.--Passions d'ordre intérieur; la droite et la gauche du conseil.--Les révolutionnaires et la Russie.--Harangue de Murat.--L'alliance conservatrice.--Avis prophétique de Cambacérès.--Eugène, Talleyrand, le cardinal Fesch, Fontanes.--Dans quelle mesure l'Empereur se mêle à la discussion.--Il lève la séance et laisse le débat sans conclusion.--La controverse se transporte et se poursuit dans tous les milieux.--L'alliance russe devant l'opinion.--Les Jacobins, le faubourg Saint-Germain, les Constitutionnels.--Situation mondaine des deux ambassades.--Mémoire de Pellenc.--Renseignements sur Marie-Louise.--L'alliance autrichienne et les gens d'affaires.--Napoléon cherche à provoquer un mouvement d'opinion en faveur de l'archiduchesse, mais réserve sa décision jusqu'à ce qu'il ait reçu des renseignements plus probants sur les dispositions de la Russie.
II. Les journées des 6 et 7 février 1810.--Nouveau courrier du duc de Vicence.--État de la négociation au 20 janvier.--Pourparlers avec l'Impératrice mère: objections intimes et étranges.--Alexandre affecte de s'irriter contre sa mère.--Portrait qu'il trace de Napoléon.--Les échos de Pétersbourg et de Gatchina.--L'Impératrice parait disposée à consentir, sans s'y résoudre encore.--Prolongation des délais.--Déchiffrement des deux dépêches dans la nuit du 5 au 6 février.--Au vu de ces pièces, Napoléon se sent confirmé dans son jugement sur les intentions évasives de la Russie et décide de conclure avec l'Autriche en vingt-quatre heures.--Journées des 6 et 7 février; emploi des différentes heures.--L'après-midi du 6; Eugène emporte le consentement de Schwartzenberg.--Joie exubérante de Napoléon.--Conseil nocturne.--Délibération fictive.--La nouvelle se répand.--Napoléon après le conseil.--Plan qu'il se trace pour l'avenir: son désir d'éviter une rupture politique avec la Russie; sa manière de prendre congé.--La matinée du 7.--Signature du contrat.--Le prince Kourakine à la porte du ministre des relations extérieures.--Napoléon prend instantanément toutes les mesures pour régler la remise, le voyage et le mariage de l'archiduchesse.--Comment il annonce son choix à la Russie.--Langage prescrit à Caulaincourt; mécontentement intime contre l'empereur Alexandre.--Motif déterminant du mariage autrichien.
III. Le refus de la Russie.--Suite et fin de la négociation.--Jeu souple et fuyant d'Alexandre.--Il promet une réponse définitive de sa mère.--L'Impératrice exprime un refus sous forme d'ajournement à deux ans.--Efforts de Caulaincourt pour que le Tsar fasse revenir l'Impératrice sur sa détermination.--Scènes vives et curieuses.--Alexandre coupe court aux instances de notre ambassadeur.--Napoléon et Alexandre se trouvent s'être donné respectivement congé à deux jours d'intervalle.--Parti forcé.--Renseignements de police; lettre lue sur le bureau du prince Kourakine.--Attitude respective du fils et de la mère.--Véritables causes du refus de la Russie.
IV. Le rejet de la convention.--Alexandre eût-il consenti au mariage si Napoléon avait ratifié la convention contre la Pologne?--Calcul probable du Tsar.--Pourquoi Napoléon a réservé sa signature.--Sa révolte contre l'article premier.--Le 6 février, il se décide définitivement à ne point ratifier la convention telle qu'elle lui est soumise et à en envoyer une autre toute ratifiée.--Comment il veut que le texte nouveau soit formulé.--Les décorations polonaises.--Post-scriptum significatif.--Assurances hyperboliques et torts réciproques.--Les journées des 6 et 7 février 1810 dans leurs rapports avec l'avenir.--Crise de l'alliance: le mariage et la convention eussent rénové l'entente; l'échec simultané de l'un et l'autre projet détermine une rupture morale entre les deux empereurs et prépare inévitablement leur brouille.
CHAPITRE VIII
LA CÉLÉBRATION.
L'empereur Alexandre n'a pas cru à la possibilité du mariage autrichien.--Sa première impression.--Son compliment à l'Empereur.--Remarques aigres-douces.--Rôle de l'opinion publique dans les événements qui vont suivre.--Impression produite à Paris par l'annonce du mariage; engouement des hautes classes pour l'Autriche.--Les colonies étrangères: Allemands et Polonais.--Tableau de Vienne au lendemain de la nouvelle.--Le parti antirusse.--Ses efforts pour déplacer l'Autriche vers l'Orient et l'y mettre en opposition avec la Russie.--Déception et angoisses à Pétersbourg.--Impopularité de l'Impératrice mère.--Arrivée du traité modifié.--Complet désarroi.--Plaintes du chancelier Roumiantsof; son appréciation sur l'alliance; appel à l'avenir.--Napoléon dans son rôle de fiancé.--Déplaisir que lui causent les reproches et les insinuations de la Russie.--Premier éclat de sa colère.--Il se radoucit et se contient.--Arrivée de Berthier à Vienne; le mariage par procuration; la France et l'Autriche en coquetterie réglée.--Napoléon s'excuse en Russie des distinctions accordées aux représentants de l'autre cour.--Les deux emprunts.--Voyage de Marie-Louise; caractère et portée des manifestations qui se produisent sur son passage.--Le comte de Metternich à Paris et à Compiègne.--La Russie en observation jalouse.--Le jour solennel.--Le corps diplomatique au Louvre.--Heures d'attente.--Toast du comte de Metternich.--Le roi de Rome et le roi des Romains.--L'ambassade russe pendant la cérémonie.--Craintes pour l'avenir.--Napoléon et Charles XII.--Enthousiasme et confiance populaires: la plus belle époque du règne.--Efforts de Napoléon pour donner à l'Europe quelques gages de modération.--Tentatives inutiles auprès de l'Angleterre; continuité fatale de la lutte.--Le mariage ne finit rien et prépare de nouveaux conflits.--Attitude de l'empereur Alexandre à l'époque de la célébration: en cet instant où la fortune de Napoléon touche à son apogée, le péril d'une guerre avec la Russie se lève sur l'horizon.
CHAPITRE IX
LE SECRET DU TSAR
Le prince Adam Czartoryski dans le cabinet de l'empereur Alexandre.--Début de leurs relations.--Pétersbourg en 1796.--Rencontre dans les jardins de la Tauride.--Scène mémorable.--Les leçons de Laharpe.--Générosité native et premières aspirations d'Alexandre.--Il voudrait apaiser et consoler la Pologne.--Joie et confiance de Czartoryski.--Alexandre aux prises avec la réalité.--Revirement progressif et complet.--Sous le coup des terreurs inspirées par Napoléon, le désir de restaurer la Pologne, en l'unissant à la Russie, rentre dans l'esprit du Tsar.--Première idée d'une guerre offensive contre la France.--Le parti russe à Varsovie.--Proposition transmise par Galitsyne.--Conseils demandés à Czartoryski.--Défiance réciproque.--Divergence de vues entre le Tsar et son chancelier.--Le représentant de la tradition.--Le traité en suspens.--Envoi à Paris d'un contre-projet russe. Napoléon mis en demeure de souscrire à une capitulation diplomatique.--Angoisses croissantes d'Alexandre.--Le regard d'Austerlitz.--Nouvel entretien avec Czartoryski.--Projet de surprendre et d'enlever le grand-duché.--Combinaisons diverses.--Politique secrète et personnelle d'Alexandre.--Tentative auprès de l'Autriche.--M. d'Alopéus.--Mission simulée auprès de Murat; mission réelle à Vienne.--Paroles tentatrices.--Le point de dissentiment entre Pétersbourg et Vienne.--Alexandre persiste à réunir les Principautés et offre à l'Autriche des compensations.--La Serbie.--Le grand projet de 1808.--Indiscrétion calculée.--Mystérieux efforts d'Alexandre pour détourner de Napoléon la Pologne et l'Autriche: il entame des hostilités indirectes parallèlement à une reprise de négociation.
CHAPITRE X
AUTOUR D'UNE PHRASE.
Arrivée du contre-projet russe à Paris.--Napoléon au lendemain de son mariage.--Parfait contentement.--Douces paroles à l'Autriche.--Établissement de Metternich à Paris.--Son plan.--Il dénonce les agitations de la Russie.--Examen du contre-projet et nouvelle révolte contre l'article premier.--Napoléon prend lui-même la parole et dicte une série d'observations.--Chef-d'œuvre de polémique.--Craintes pour le duché; idée d'une confédération défensive entre la Suède, le Danemark et l'État de Varsovie.--Les soirées de Compiègne.--Les Bonapartes et les Pozzo.--Napoléon et les hommes d'ancien régime.--Empressement de l'Autriche à offrir ses services.--Napoléon cherche à se dégager vis-à-vis de la Russie et à ne plus signer de traité.--Il ajourne sa réponse au contre-projet.--Ses artifices dilatoires.--Comment il met à profit sa situation de nouveau marié.--Voyage en Flandre.--Lettre à l'empereur Alexandre.--Tâche ingrate de Kourakine.--Faveur croissante de Metternich; son rôle entre l'Empereur et l'Impératrice.--Il envenime le différend avec la Russie.--Il s'essaye sans succès à reprendre et à soulever la question d'Orient.--Attitude d'Alexandre; tactique de Roumiantsof.--Effervescence à Varsovie.--Napoléon mis en cause à propos du langage des journaux.--Mécontentement progressif.--Explosion violente.--La dictée du 1er juin 1810.--Première menace de guerre.--Le bal de l'ambassade d'Autriche.--Accident arrivé au prince Kourakine.--Napoléon s'arrête à l'idée de ne plus continuer la controverse.--Il soulève une question préalable.--Rupture de la négociation; responsabilités respectives.
CHAPITRE XI
MÉSINTELLIGENCE CROISSANTE.
Metternich saisit l'Empereur dans le moment de son irritation contre les Russes pour lui signaler leurs progrès sur le Danube.--Espérances données à l'Autriche.--État des esprits à Vienne: les deux partis.--Avances significatives du ministère.--Intervention personnelle de l'empereur François.--Metternich sollicite Napoléon de manquer aux engagements d'Erfurt et de retirer le don des Principautés.--Refus de l'Empereur; raisons de sa loyauté.--Il interdit à la Russie toute conquête transdanubienne.--Nouveaux sujets de mécontentement contre Roumiantsof; violente prise à partie de ce ministre.--Les Russes dans les villes d'eaux d'Allemagne; politique féminine.--La colonie russe de Vienne.--Situation de notre ambassade dans cette ville; résistances aristocratiques et mondaines.--Le roi de Vienne.--Le salon de la princesse Bagration.--Intrigues de M. d'Alopéus.--Réapparition de Pozzo di Borgo.--Napoléon exige son expulsion et demande le rappel du comte Razoumovski.--Nouveau méfait des Russes de Vienne.--Napoléon porte plainte; il se substitue à son ministre et prend lui-même la plume; notes corrigées et remaniées de sa main.--Le prince Kourakine en villégiature.--Conversation de l'Empereur avec le frère de cet ambassadeur; tonnantes paroles.--Conception fondamentale que se fait l'Empereur de ses rapports avec la Russie.--L'alliance est la condition de la paix.--Effet produit en Europe et en Russie par la résistance de l'Espagne.--Napoléon cherche à ajourner le conflit dans le Nord et ne renonce pas à l'éviter.--Caractère de ses relations personnelles avec l'empereur Alexandre.--Redoublements d'efforts contre l'Angleterre; blocus continental; préparatifs d'expéditions; vues persistantes de Napoléon sur l'Égypte: son plan pour 1812 est une grande campagne navale.--Précautions militaires dans le duché de Varsovie.--Suite de l'action russe à Vienne.--Diplomatie occulte et diplomatie officielle.--Désaveu apparent de Pozzo di Borgo; son envoi en mission secrète à Constantinople.--Propagande en Pologne.--La Russie commence mystérieusement ses préparatifs militaires; travaux sur la Dwina et le Dniéper; formation de plusieurs armées.--Projets défensifs et offensifs.--Alexandre prend le premier ses dispositions en vue d'une rupture; les fautes et les excès de Napoléon vont la précipiter.
CHAPITRE XII
L'ÉLECTION DE BERNADOTTE.
Le blocus continental dans le nord de l'Europe.--Son objet essentiel; la guerre aux denrées coloniales.--Origine de cette idée: le Comité de salut public; Napoléon subit à la fois l'entraînement de ses passions et la fatalité des impulsions antérieures.--Erreur et vice fondamental du système.--Le blocus engendre l'extension indéfinie de l'Empire.--Réunion de la Hollande.--Silence désapprobateur d'Alexandre.--Efforts de Napoléon pour fermer au commerce ennemi l'entrée des fleuves allemands.--Le sort des villes hanséatiques en suspens.--Droit de cinquante pour cent sur les denrées coloniales; l'Europe enlacée dans un réseau de prohibitions; une Inquisition nouvelle.--Contrarié dans la mer du Nord, le commerce anglais se réfugie dans la Baltique.--Infractions commises en Poméranie aux lois du blocus.--La Suède se fait l'entrepôt des marchandises anglaises.--Tentatives de Napoléon pour peser sur ce royaume.--Danger de faire pénétrer l'action française dans le voisinage immédiat de la Russie.--La Suède incline politiquement vers la France, le lien de l'intérêt matériel l'enchaîne à l'Angleterre.--Mort du prince royal.--Convocation d'une diète appelée à élire son successeur.--Le roi Charles XIII songe à faire nommer le frère du feu prince et soumet cette candidature à l'agrément de l'Empereur.--Velléité de Napoléon en faveur du roi de Danemark.--Idée de réunir les couronnes Scandinaves.--Le Journal de l'Empire.--Napoléon se rallie au choix proposé par la cour de Suède.--Sagesse de cette décision.--Le baron Alquier reçoit l'ordre de partir pour Stockholm et d'y appuyer le prince d'Augustenbourg.--Arrivée du lieutenant Mœrner à Paris.--Un groupe de Suédois s'adresse spontanément à Bernadotte, qui demande à l'Empereur l'autorisation de poser sa candidature.--Napoléon combattu entre des intérêts et des passions contradictoires.--Il refuse d'appuyer Bernadotte par ménagement pour la Russie, mais lui permet de se présenter.--Faux calculs.--Le départ de M. Alquier contremandé; abstention systématique.--Vains efforts du baron de Lagelbielke pour obtenir une parole de l'Empereur.--La Suède se tourne désespérément vers Napoléon et lui demande «un de ses rois».--Déclarations antirusses du chargé d'affaires Desaugiers: désaveu et rappel de cet agent.--La diète d'Œrebrö; intrigues électorales.--Arrivée de Fournier.--Le courrier magicien.--Manœuvre finale qui décide le succès de Bernadotte.--Résistances du vieux roi: sa capitulation.--Bernadotte élu.--Responsabilité de l'Empereur dans cet événement doublement funeste à la France.--Explications données à la Russie.--Soulèvement de l'opinion à Pétersbourg; impassibilité apparente d'Alexandre: son arrière-pensée.--L'un et l'autre empereur envisagent de plus près l'hypothèse d'une rupture.--Ils songent simultanément à restaurer la Pologne afin de s'en faire un moyen de combat.--Travail préparatoire confié par Alexandre au comte Potocki.--Paroles de Napoléon à Metternich: il sonde l'Autriche sur l'idée d'un échange entre la Galicie et les provinces illyriennes.--Le prince et le comte de Metternich; la politique du fils en opposition avec celle du père.--Suite, progrès et échec final de la négociation entamée par le comte Schouvalof.--Rétablissement de Metternich à Vienne.--Étroite relation entre les tentatives des deux empereurs auprès de l'Autriche et leurs desseins éventuels sur la Pologne.
CHAPITRE XIII
LE CONFLIT.
Jusqu'à la fin de 1810, les relations conservent une apparente sérénité.--Prévenances réciproques et faux sourires.--Le dissentiment au sujet du blocus va manifester l'antagonisme des volontés et des principes.--Résultats du système continental.--Détresse et péril de l'Angleterre.--Symptômes d'une crise financière à Londres.--La paix possible.--Efforts désespérés du commerce britannique pour se ménager des accès en Europe; il cherche en Russie un débouché et des facilités de transit.--Napoléon sollicite Alexandre de fermer les ports de l'empire à tous les bâtiments porteurs de denrées coloniales.--Formation sur la Baltique d'une flotte marchande de six cents bâtiments à destination de la Russie.--Instances plus pressantes de Napoléon.--Il rentre en explication sur l'ensemble des rapports.--L'aide de camp Tchernitchef à Paris: ses succès mondains, ses occupations clandestines.--Le bal de Fontainebleau.--Longues conversations avec Tchernitchef; franchise audacieuse de l'Empereur.--L'amie géographique.--Lettre à l'empereur Alexandre.--La pensée de Tilsit.--Alexandre refuse d'adopter les nouveaux tarifs et de proscrire indistinctement tous les neutres.--Raisons de sa résistance.--Il est mis en demeure de coopérer à la fermeture de la Suède..--Son embarras; espoir secret qu'il fonde sur Bernadotte.--Envoi de Tchernitchef à Stockholm; but apparent et objet réel de sa mission.--Profonde duplicité.--Intimité croissante entre l'émissaire russe et le prince royal de Suède: entrevue officielle, audiences particulières, déjeuner en tête-à-tête.--Bernadotte dans son cabinet et devant le front des troupes.--Gradation dans discours; sa parole d'honneur et sa parole sacrée.--Amertume profonde contre Napoléon.--Tchernitchef rassure son maître sur les dispositions de la Suède.--La Russie approvisionne l'Allemagne de denrées coloniales.--Colère concentrée de Napoléon.--Fautes suprêmes.--Incorporation à l'empire des villes hanséatiques.--But de cette réunion.--L'annexion du littoral allemand fait naître la question de l'Oldenbourg.--Situation géographique de cet État; étroite parenté entre le prince régnant et l'empereur Alexandre.--Napoléon propose au duc un échange; sur son refus, il décrète l'occupation de ses États.--Violation du traité de Tilsit.--Avant de connaître la réunion des villes hanséatiques et de l'Oldenbourg, Alexandre se met lui-même et le premier en contradiction ouverte avec les principes de l'alliance.--La baisse du change en Russie et la balance du commerce.--L'ukase du 31 décembre 1810.--Rupture économique avec la France.--Napoléon et Alexandre arrivent simultanément au terme de leur évolution divergente.--Achèvement des préparatifs militaires de la Russie; Alexandre dispose de deux cent quarante mille hommes contre les trois divisions de Davoust.--Il se laisse gagner subitement à l'idée de commencer la guerre et de prendre l'offensive.--Son projet d'envahir le duché, de reconstituer la Pologne et de soulever l'Europe.--Confidences décisives à Czartoryski.--Le sort de l'Europe entre les mains des cinquante mille soldats du duché.--Attitude de l'Angleterre; résistance passive; la tactique de Waterloo.--Les préparatifs menaçants de la Russie obligent Napoléon à se détourner de l'Espagne et à se reporter précipitamment vers le Nord.--Reflux de la puissance française sur l'Allemagne.--Motifs qui empêcheront Alexandre de donner suite à ses plans d'offensive et permettront une reprise de négociation.--La France et la Russie au commencement de 1811; malentendu persistant au sujet de la Pologne; griefs particuliers et griefs généraux; identité d'intérêts affirmée en principe.--L'alliance ou la guerre.