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Napoléon et Alexandre Ier (2/3): L'alliance russe sous le premier Empire

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II

Dans les jours qui suivirent l'envoi en Russie de la triple expédition, les événements se précipitèrent aux Tuileries, et la crise éclata d'elle-même, un peu plus tôt que Napoléon ne l'avait pensé. Pendant le séjour de Fontainebleau, Joséphine avait pressenti son sort: depuis lors, sa vie n'était plus qu'angoisse et tourment. Elle craint de savoir et elle veut savoir; son agitation, ses pleurs, ses questions torturent l'Empereur, le décident à livrer le fatal secret et avancent le terme d'une situation intolérable. Le 30 novembre, à la suite d'un dîner silencieux où l'Empereur n'a élevé la voix qu'une seule fois, il se retire avec l'Impératrice, et aussitôt survient la scène célèbre qui met dans cette époque de fer un rappel de sentiments humains, l'écho déchirant d'une plainte de femme. Napoléon a parlé, et l'arrêt signifié à Joséphine a paru la frapper mortellement: elle est étendue à terre, en proie à de violentes convulsions. L'Empereur lui prodigue les soins, aide à la transporter dans ses appartements, la ramène à la vie, appelle Hortense auprès d'elle, s'associe à leur douleur; il sait cependant surmonter son émotion, demeure inexorable, et seuls ses yeux où brillent des larmes témoignent du combat qui s'est livré dans son âme. Le lendemain, Joséphine est plus calme; à l'explosion d'une douleur aiguë succède en elle ce brisement qui suit les profondes secousses: on sent que ses forces et sa résistance sont à bout, que sa volonté s'affaisse, qu'elle va se soumettre sans se résigner, se prêter avec une docilité passive au rôle prescrit par son mari. Lorsque Eugène arrivera, il la trouvera prête pour le sacrifice: il n'aura plus qu'à en ménager l'accomplissement, à convenir avec l'Empereur et l'Impératrice des dispositions à prendre, des formalités à remplir, et son intervention achèvera d'assurer à cette grande affaire une terminaison paisible et digne 258.

Note 258: (retour) Mémoires du baron de Bausset, I, 369-374.

Voyant que le dénouement se précipite, Napoléon sent davantage le besoin de hâter sa nouvelle union. Il prend alors et définitivement son parti; avant même d'avoir obtenu sur la princesse russe les renseignements requis, il décide qu'il l'épousera, si l'empereur Alexandre ne la lui fait pas attendre, si d'autre part M. de Caulaincourt, informations prises, ne conserve aucun doute sur l'aptitude de la jeune princesse à devenir mère et à l'être tout de suite, car la satisfaction de l'Empereur et de la France ne saurait être retardée d'un instant. Le divorce en décembre: avant la fin de janvier une autre impératrice, une souveraine qui nous apporte avec elle, s'il se peut, le renouvellement d'une grande alliance, un fils de France pour 1811; c'est ainsi que Napoléon, commandant aux événements, compose et décrète l'avenir. Dans son extrême impatience, il n'hésite plus à se déclarer tout à fait, à s'engager vis-à-vis de la Russie, à se fermer tout retour en arrière: il va permettre à Caulaincourt, sous les deux conditions indiquées, de formuler une demande en règle, d'insister au besoin, de pousser vivement et de terminer l'affaire; il donnera pouvoir à son ambassadeur, non seulement pour négocier, mais pour conclure.

Quelque urgente que lui paraisse cette démarche irrévocable, il entend la préparer avec une sollicitude prévoyante, comme il a préparé la première. À supposer qu'Alexandre n'ait pas accédé d'emblée au vœu exprimé par notre ambassadeur, il importe qu'une attaque plus prononcée le saisisse dans un moment de plein et radieux contentement. Avec une sorte de hâte, dans le peu de jours qui lui restent, Napoléon accumule les séductions à l'adresse de la Russie, prodigue les services, les surprises, et s'efforce de multiplier les ravissements. Toujours ingénieux, il ne néglige aucune occasion, descend aux plus petits moyens et s'élève à des inventions grandioses, procède par attentions délicates et par déclarations retentissantes, par raffinements de politesse et par coups de tonnerre. Kourakine est mieux traité que jamais, et les distinctions qu'il reçoit sont soigneusement notifiées en Russie: «Il a sa loge particulière au théâtre des Tuileries, écrit Champagny à Caulaincourt; il est de toutes les chasses, il fait la partie de l'Impératrice ou des reines de préférence à tout ce qui n'est pas roi ou grand dignitaire.» Puis, c'est une note au Moniteur annonçant l'emprunt russe, c'est-à-dire une garantie morale accordée par la France, une invite à souscrire. En même temps, pour proclamer l'amitié qu'il porte au Tsar et lui en faire sentir la valeur, Napoléon va choisir une circonstance frappante, mémorable, et élever solennellement la voix dans le seul jour de l'année «où il parle en public à la France 259».

Note 259: (retour) Champagny à Caulaincourt, 28 décembre 1809.

Tandis qu'aux Tuileries le drame intime poursuivait ses péripéties, tandis que tout était deuil chez l'Impératrice, attente et agitation autour du maître, Paris prenait un air de fête. Les édifices se pavoisaient; les salves de l'artillerie répandaient dans l'air une solennité, et les rues étaient disposées pour le passage d'un grand cortège. D'imposantes cérémonies et des réjouissances publiques avaient été ordonnées pour les 3, 4 et 5 décembre, à l'effet de célébrer à la fois l'anniversaire du couronnement, la paix avec l'Autriche et le retour dans sa capitale de l'Empereur et Roi.

Le 3 au matin, Napoléon sort des Tuileries dans la voiture du sacre; son frère Jérôme est avec lui; le roi de Naples, les princes grands dignitaires, les ministres, les grands officiers de l'Empire et de la couronne le précèdent dans de somptueux équipages, et à travers la haie des troupes, à travers les flots pressés de la multitude, le glorieux Empereur mène dans Paris cette pompe triomphale. De nouveau, l'enthousiasme naît à sa vue et les acclamations partent; cependant, que de contrastes déjà dans ces journées vouées par ordre à l'allégresse! que d'ombres à cette splendeur! Par une inadvertance de la police, près de l'un des endroits où le cortège se déploie et où s'opèrent les cérémonies, la file des équipages est coupée par un convoi de prisonniers, aux mains liées et au visage de désespérés; et ces prisonniers sont Français, ce sont des conscrits réfractaires, traînés à l'armée et au carnage 260. Mais déjà l'Empereur est à Notre-Dame, où il entre sous le dais et où retentit le chant du Te Deum. De Notre-Dame, il va au Corps législatif inaugurer la session et prononcer le discours d'ouverture. Cette séance d'apparat, qui réunit au pied du trône les députations du Sénat et du Conseil d'État, avec le Corps législatif, emprunte cette année un lustre particulier à la présence de témoins augustes; les rois de Saxe et de Wurtemberg sont placés dans une tribune, avec l'Impératrice, et représentent l'Europe attentive au langage du maître. Il parle: sa harangue, emphatique et superbe, respirant l'orgueil et l'enivrement de la force, retrace les merveilles accomplies au cours de l'année: l'Espagne accablée, «le Léopard fuyant épouvanté», l'Autriche infidèle à ses serments et promptement châtiée; il embrasse ensuite d'un rapide coup d'œil les autres parties du continent, dépasse les champs de bataille du Danube, les murs écroulés de Vienne, porte sa pensée jusqu'aux contrées où le grand fleuve mêle ses eaux à la mer Noire et où finit l'Europe; là, il s'arrête et prononce ces mots: «Mon allié et ami, l'empereur de Russie, a réuni à son vaste empire la Finlande, la Moldavie, la Valachie et un district de la Galicie. Je ne suis jaloux de rien de ce qui peut arriver de bien à cet empire, mes sentiments pour son illustre souverain sont d'accord avec ma politique 261

Note 260: (retour) Rapport de police. Archives nationales, AF, IV, 1508.
Note 261: (retour) Corresp., 16031. Cf. le Moniteur du 4 décembre.

Ces paroles avaient la valeur d'un acte, et la phrase sur les Principautés empruntait à de récentes conjonctures une importance exceptionnelle; elle venait à point pour rétablir en Orient les affaires fort compromises de la Russie. Pendant tout l'été, l'armée du Danube avait fait campagne sur les deux rives du fleuve pour arracher à la Porte la cession des Principautés. Mal conçues, les opérations avaient été médiocrement heureuses; les dernières nouvelles de Bucharest étaient même franchement défavorables aux Russes; elles annonçaient que les troupes du prince Bagration avaient essuyé un sérieux échec et dû lever le siège de Silistrie. Enhardis par cette tournure inattendue des événements, les Turcs se montraient plus disposés que jamais à tenir tête, à défendre l'intégrité de leurs États, à refuser au Tsar la Moldavie et la Valachie. Jusque-là le pacte dont ces pays avaient fait l'objet entre les deux empereurs avait été tenu secret: c'était l'une des conditions que Napoléon avait mises à sa signature. S'il avait insinué aux Ottomans d'acheter la paix au prix des Principautés, il ne leur avait jamais révélé qu'il avait pris parti contre eux et sanctionné d'avance leur dépossession. Il avait voulu, en évitant de les désabuser trop complètement sur son compte, se conserver quelques droits à leur fidélité et les éloigner de l'Angleterre. Aujourd'hui, pour mieux servir la Russie, il dédaigne ces précautions, déchire les voiles; il présente comme fait acquis l'incorporation des Principautés à l'empire d'Alexandre et laisse entendre que cette réunion s'est opérée de son plein et entier assentiment. Dans ce langage de l'Empereur tout-puissant, les Turcs reconnaîtront l'arrêt du destin; ils cesseront de s'opposer aux revendications de leur adversaire, approuvées par celui qui tient entre ses mains le sort des États. En condamnant définitivement leurs espérances, Napoléon les décourage de combattre, les oblige à la résignation: c'est prêter aux armées en détresse du Tsar un concours peut-être décisif que de lui réitérer publiquement le cadeau des deux provinces.

Cette souveraine opportunité de ses paroles, Napoléon voulut la faire sentir à qui de droit: il prit soin de souligner lui-même l'attention qu'il avait eue. Le 9 décembre, il dictait pour Champagny ce billet: «Je pense qu'il est nécessaire d'expédier un courrier en Russie pour porter mon discours au Corps législatif. Vous ferez connaître les véritables nouvelles de la défaite des Russes au duc de Vicence, et vous lui ferez comprendre que c'est à cause de ces défaites que j'ai cru nécessaire de parler de la réunion de la Valachie et de la Moldavie à l'empire russe; qu'ainsi l'Empereur doit voir que je ne biaise pas, et que je fais même plus que je ne promets.» Il est bon de rappeler aussi, avec tact, que cette complaisance chez l'empereur des Français est d'autant plus méritoire que rien ne l'y sollicitait dans la conduite de la Russie. Napoléon ne compte pas avec ses amis, il ne regarde pas à leur prodiguer les témoignages de sa bienveillance, alors même qu'il n'en est que médiocrement payé de retour; mais on aurait tort de croire que les défaillances de l'amitié russe, au cours de la dernière campagne, lui aient échappé, et que son cœur n'en ait point souffert. À cet égard, aucun doute ne doit subsister, et il faut que Caulaincourt trouve moyen de glisser à Roumiantsof cette propre phrase: «Vous sentez qu'il n'y a rien dans la conduite passée que l'Empereur n'ait saisi; dans les affaires d'Autriche, vous avez été sans couleur. Comment l'Empereur a-t-il agi? Il vous a donné une province qui paye plus que les frais que vous avez faits pour la guerre, et il déclare tout haut que vous avez réuni la Finlande, la Moldavie et la Valachie à votre empire 262.» Caulaincourt placera ces mots «sans aigreur 263», sans rien ajouter; c'est une remarque qu'il fera et non un reproche: à l'empereur Alexandre de comprendre, à lui d'apprécier une conduite si différente de la sienne et d'en tirer une conclusion qui se dégage d'elle-même. Puisque Napoléon a fait depuis quelque temps tous les frais de l'alliance, puisque la Russie s'est laissé sensiblement distancer dans la voie d'offices réciproques où l'on devait marcher du même pas, c'est à elle qu'il appartient aujourd'hui de se mettre en règle et d'obliger à son tour; elle doit en sentir le besoin, en rechercher les moyens. Qu'elle saisisse donc l'occasion qui lui est offerte de s'acquitter en une fois; qu'elle accède de bonne grâce, sans délai, sans réticences, à cette demande en mariage qui va se produire, qui suivra dans les vingt-quatre heures l'envoi du discours et que les circonstances ne permettent plus de retarder.

Note 262: (retour) Corresp., 16035.
Note 263: (retour) Champagny à Caulaincourt, 12 décembre 1809.

Effectivement, à l'heure où Napoléon traçait à son ambassadeur la leçon que l'on vient de lire, le prince Eugène entrait dans Paris. Dès son arrivée, il voit l'Empereur, il voit sa mère: après avoir tout d'abord, dans un élan de fierté, professé pour lui-même et recommandé aux siens un désintéressement absolu, il cède aux volontés bienveillantes de son beau-père; il conseille à sa mère de se sacrifier au bien public, de s'éloigner du trône, en acceptant les compensations offertes, en laissant la situation de ses enfants intacte et grandie. Tout se dispose à cette solution, et le 15 décembre est la date choisie pour le prononcé officiel du divorce, par voie de sénatus-consulte.

Cinq jours seulement vont s'écouler avant ce grand acte; ils seront utilement employés. Le 12, Champagny fait partir pour la Russie le texte du discours au Corps législatif, avec le commentaire fourni par l'Empereur. Au même moment, le roi de Saxe quitte Paris, laissant la cour de France à ce recueillement qui précède la mise à effet des grandes et douloureuses résolutions. Napoléon tient néanmoins à remplir jusqu'au bout les devoirs de l'hospitalité: il rejoint le Roi à la première étape de sa route et achève la journée avec lui à Grosbois, chez le prince de Wagram et de Neufchâtel; dans cette royale résidence, il y a chasse, représentation théâtrale, illumination des jardins, et l'Empereur, toujours habile à se faire des circonstances un moyen, a voulu que le prince Kourakine fût le seul des ministres étrangers convié à ces fêtes; il le met une fois de plus hors de pair et le traite déjà en ambassadeur de famille 264. Le lendemain 13, rentré aux Tuileries, il mande Champagny et lui fait écrire sous ses yeux, à Caulaincourt, la lettre suivante; c'est le ministre qui tient la plume, c'est l'Empereur qui la dirige:

Note 264: (retour) Champagny à Caulaincourt, 12 décembre 1810.

«Monsieur l'ambassadeur, je vous ai fait connaître les projets de l'Empereur par ma lettre chiffrée de novembre.

«Depuis ce temps, le vice-roi est arrivé; l'Impératrice, convaincue de la grandeur des circonstances et de l'urgent besoin de l'État, a été la première à faciliter le divorce. Tout me porte donc à penser que vendredi prochain un sénatus-consulte prononcera la dissolution du mariage de l'Empereur, par consentement mutuel. L'Impératrice conserve son rang, son titre, et un douaire convenable. Placé sur les lieux comme vous l'êtes, Monsieur, l'Empereur s'en rapporte absolument à vous sur ce qu'il convient de faire. Vous devez donc agir d'après ces trois données positives:

«1° Que l'Empereur préfère, si vous n'avez pas d'objection qui puisse faire changer son opinion, la sœur de l'empereur de Russie d'abord;

«2° Que l'on calcule ici les moments, parce que, tout cela étant une affaire de politique, l'Empereur a hâte d'assurer ses grands intérêts par des enfants;

«3° Qu'on n'attache aucune espèce d'importance aux conditions, même à celles de la religion.

«Vous avez donc en ce moment toute la latitude nécessaire pour vous conduire avec la prudence qu'exige la circonstance, et pour avancer, s'il y a lieu, sans plus de retardement. Il serait donc très fâcheux que la réponse que vous ferez à cette lettre nous laissât dans l'incertitude, et soit que cette affaire dût manquer par le résultat des renseignements que vous aurez acquis et sur lesquels l'Empereur s'en rapporte à vous, soit qu'elle dût manquer par des refus de volonté de la part de la cour de Russie, le principal est que, s'il y a lieu, on puisse aller en avant. Dans toutes vos combinaisons, partez du principe que ce sont des enfants qu'on veut. Expliquez-vous donc, agissez donc en conséquence de la présente lettre qui a été dictée par l'Empereur. Sa Majesté s'en rapporte absolument à vous, connaissant votre tact et votre attachement à sa personne.

«Le colonel Gorgoly 265 sera expédié lundi, jour auquel les pièces seront dans le Moniteur. L'Empereur désire savoir absolument avant la fin de janvier à quoi s'en tenir.»

Note 265: (retour) Officier russe, envoyé à Paris pour porter des dépêches diplomatiques.

On remarquera les termes formels et péremptoires de cette lettre. Pourvu que la Russie se décide promptement et ne le fasse pas attendre, Napoléon est prêt à subir toutes les conditions qu'il plaira à cette cour de lui imposer; il passe sur la différence de culte, et, à ce moment, la question religieuse n'existe pas à ses yeux. Sa seule réserve porte sur la princesse elle-même et son degré de formation, et encore se refuse-t-il à cet égard tout pouvoir d'appréciation. C'est à Caulaincourt, guidé par son tact et son zèle, qu'il appartiendra de s'éclairer, de consulter et de statuer; l'ambassadeur reçoit procuration pour marier son maître, sous sa responsabilité.

La lettre partie, Napoléon l'appuya le lendemain d'un suprême témoignage. Après avoir ratifié les conquêtes orientales d'Alexandre, il veut le rassurer encore une fois au sujet de la Pologne. Reconnaissant à nouveau que le prix d'un service s'augmente par la publicité dont il est entouré, il déclarera à la face de l'Europe ce qu'il ne cesse de répéter à la Russie, ce qu'il s'est offert à lui dire par traité, à savoir qu'il ne songe nullement à restaurer la Pologne.

Le 13 décembre, le Corps législatif était en séance; le ministre de l'intérieur, M. de Montalivet, vint lire le rapport annuel sur la situation de l'Empire: il y récapitulait les faits accomplis depuis la dernière session tant à l'extérieur qu'au dedans, et un passage portait interprétation officielle du traité de Vienne, en ce qui concernait les remaniements opérés dans le bassin de la Vistule: «Le duché de Varsovie, disait-il, s'est agrandi d'une portion de la Galicie. Il eût été facile à l'Empereur de réunir à cet État la Galicie tout entière, mais il n'a rien voulu faire qui pût donner de l'inquiétude à son allié l'empereur de Russie. La Galicie de l'ancien partage, presque tout entière, est restée au pouvoir de l'Autriche. Sa Majesté n'a jamais eu en vue le rétablissement de la Pologne 266.» Il était impossible d'exprimer davantage que l'agrandissement accordé à l'État varsovien avait eu un caractère tout accidentel et de circonstance, que le fait ne se reproduirait plus, qu'il fallait y voir pour le duché un terme et non un point de départ, que les autres parties de la Pologne devaient se garder d'espérances téméraires. L'exposé du ministre, succédant de trois jours à l'envoi de l'allocution impériale, est destiné à en redoubler et à en prolonger l'effet; il doit porter le dernier coup aux hésitations d'Alexandre, qui aura reçu dans l'intervalle des paroles définitives au sujet du mariage. Napoléon glisse sa demande entre deux bienfaits, épuisant tous les moyens d'en assurer le succès.

Note 266: (retour) Moniteur du 14 décembre 1810.

Malgré le caractère confidentiel des deux démarches matrimoniales, malgré le mystère dont elles furent entourées, la décision prise par l'Empereur transpira rapidement. Trop de témoignages publics l'annonçaient pour qu'il fût possible d'en douter; la nouvelle du mariage russe se répandit à la cour, à Paris, dans l'Empire: il en fut parlé dans toutes les parties de l'Europe. L'opinion l'accueillit sans surprise, elle n'y vit que la continuation du système inauguré à Tilsit; depuis les rumeurs répandues en 1807 et 1808, elle s'était habituée à l'idée d'un rapprochement plus intime entre les deux empires qui se partageaient la souveraineté de l'univers: ce serait, disait-on, le mariage de Byzance avec Rome, les noces «de Charlemagne et d'Irène 267». Au reste, recommandant le secret, Napoléon l'observait mal; il parla devant son entourage; il dit un jour à Savary, en faisant allusion au mariage, «que cet événement amènerait sans doute l'empereur Alexandre à Paris 268», et ces mots dévoilent toutes les perspectives qui s'ouvraient à son imagination.

Note 267: (retour) Lettres interceptées. Archives nationales, AF, IV, 1691.
Note 268: (retour) Mémoires du duc de Rovigo, IV, 276.

Attirer Alexandre à Paris avait été de tout temps l'un de ses vœux. À Tilsit, il avait obtenu la promesse de cette visite, qui avait paru sourire à son allié. S'il avait évité dans les mois suivants de renouveler son invitation, c'était qu'il voulait échapper à une reprise de conversation sur la Turquie et s'épargner des engagements fermes. À Erfurt, les deux empereurs avaient parlé de se revoir, et depuis lors, malgré sa ferveur décroissante, Alexandre continuait à subir l'attraction de Paris: il avait dit tout récemment à Caulaincourt: «Je voudrais aller le plus tôt possible à Paris, c'est là que je veux de nouveau cimenter l'alliance, c'est là qu'il faut préparer de nouvelles armes contre l'Angleterre 269.» Le mariage fournirait une occasion de lui rappeler ses engagements et de l'amener à réaliser son rêve.

Note 269: (retour) Caulaincourt à Champagny, 14 septembre 1809.

À Paris, Napoléon lui apparaîtrait plus grand, plus fort, plus pacifique aussi qu'en tout autre lieu, mieux assis dans sa puissance, moins conquérant et plus chef d'empire; se montrant à son hôte au milieu des institutions qui étaient son œuvre et sa gloire, il l'environnerait d'enchantements, et le tenant à nouveau, l'étonnant, le maîtrisant, réussirait peut-être à lui rendre la foi et à lui suggérer la confiance. Assurément, il connaissait trop l'esprit mobile et glissant d'Alexandre pour se flatter de renouveler sur lui une prise permanente et définitive. N'importe, si le charme doit se rompre encore une fois, il résultera tout au moins du mariage et de l'entrevue un puissant effet moral, la plus imposante de ces démonstrations par lesquelles Napoléon s'efforce de perpétuer l'illusion d'un accord plein et indissoluble avec la Russie. L'alliance russe, c'est avant tout un grand spectacle qu'il donne au monde: c'est une succession de prestiges périodiquement renouvelés, afin de tenir nos sujets dans l'obéissance et nos ennemis dans la crainte. Avec un art inépuisable, Napoléon sait varier le cadre et la scène de ces représentations. D'abord, c'est Tilsit, le coup de théâtre inattendu, le combat rompu pour faire place à l'alliance, les deux adversaires jetant leur épée pour se jurer d'être amis et de ne plus haïr que l'Anglais. Plus tard, c'est la vision évoquée d'une entreprise qui partagerait l'Orient et transformerait un monde; plus tard encore, c'est Erfurt avec son assemblée de souverains, avec ses pompes mondaines, c'est Napoléon s'associant Alexandre pour tenir sa cour plénière de rois et de grands vassaux. Paris après Erfurt, après Tilsit, ravivera des souvenirs déjà lointains et une impression qui s'efface: la venue d'Alexandre à travers l'Europe pour conduire et remettre à Napoléon une fille de tsar, apparaîtra comme un hommage décisif; elle peut avancer la soumission des Anglais, en leur montrant la Russie et ses inépuisables réserves prêtes à s'unir pour leur perte à toutes les forces disciplinées de l'Occident, en manifestant contre eux «l'alliance de cent millions d'hommes 270.

Note 270: (retour) Corresp., 14413.


CHAPITRE VI

AUTRICHE ET RUSSIE


À défaut de la princesse russe, Napoléon tient à s'assurer éventuellement d'autres partis.--Alliances possibles.--Le roi et la reine de Saxe à Paris; causes réelles et résultat de ce voyage.--L'Autriche.--Ouverture de Metternich à M. de Laborde.--Derniers cercles tenus par l'impératrice Joséphine aux Tuileries; rencontre de Floret et de Sémonville: dialogue interrompu et repris.--La soirée du 15 décembre 1809 et la journée du 16; prononcé officiel du divorce.--Napoléon pendant la séance du Sénat.--Nouvelles plaintes d'Alexandre, antérieures à l'arrivée de nos courriers.--Réponse conciliante: mécontentement intime.--L'Empereur en retraite à Trianon; premier mot à l'Autriche; instruction verbale et caractéristique au duc de Bassano.--Comparaison entre les deux négociations; différence qui les sépare.--Voyage de l'empereur Alexandre à Moscou: ajournement forcé de nos demandes.--Schwartzenberg et Laborde.--Napoléon reçoit encore une note russe au sujet de la Pologne.--Mouvement de colère.--Lettre du 31 décembre 1809 à l'empereur Alexandre.--Visite à la Malmaison.--Intervention de Joséphine et d'Hortense.--Mme de Metternich.--Conversation sous le masque.--Prestige de la maison d'Autriche.--Évolution graduelle qui paraît s'opérer dans l'esprit de l'Empereur.--Quelles que soient actuellement ses préférences intimes, il reste ferme dans la position prise vis-à-vis de la Russie.--Il attend impatiemment une réponse de Pétersbourg.--Lenteur des communications.--Premier courrier du duc de Vicence.--Signature de la convention contre la Pologne.--L'article premier.--Enquête sur la grande-duchesse Anne.--Retour de l'empereur Alexandre.--Ses impressions de voyage.--La négociation s'entame.--Attitude d'Alexandre: ses révélations sur le caractère de sa mère et de ses sœurs.--Théorie de Roumiantsof.--Demande formelle.--Première réponse de l'Impératrice mère.--La grande-duchesse Catherine consultée: situation de cette princesse.--Délais successifs.--Excès de précaution.--Satisfactions accessoires.--L'empire d'Occident.--Caulaincourt augure favorablement de l'issue finale.


I

Si décidé que fût l'Empereur à épouser la sœur d'Alexandre, il ne se refusait point--les termes des deux lettres à Caulaincourt en font suffisamment foi--à prévoir le cas où cette alliance manquerait par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. Il se pouvait que Caulaincourt, d'après les renseignements qu'il aurait sur la princesse, ne se crût pas autorisé à produire la demande; il se pouvait aussi qu'Alexandre soulevât des difficultés, se dérobât, et l'Empereur avait trop expérimenté la politique de ce monarque pour ne point admettre de sa part la possibilité d'une nouvelle défaillance. Si l'une ou l'autre de ces hypothèses survenait, il importait qu'elle ne nous prît pas au dépourvu et qu'une autre princesse fût appelée sur-le-champ à remplacer celle que la Russie ne pourrait ou ne voudrait nous offrir. C'était chez Napoléon une habitude constante, invariable, chaque fois qu'il concevait un projet, d'imaginer en même temps et de tenir en réserve une seconde combinaison, susceptible de se substituer à la première en cas d'insuccès: «Je fais toujours, disait-il, mon thème de plusieurs façons 271.» Formulant à Pétersbourg une proposition ferme, il ne jugeait pas inutile de se prémunir contre un refus ou une réponse évasive, et de sonder discrètement d'autres cours; ce soin l'occupa pendant les jours qui précédèrent immédiatement et virent s'opérer l'accomplissement définitif du divorce, la cérémonie de rupture.

Note 271: (retour) Cité par M. Taine, Les origines de la France contemporaine, le Régime moderne, I, 44.

Parmi les maisons souveraines, beaucoup eussent considéré comme un insigne honneur la faveur d'être choisie; il en était peu qui répondissent pleinement aux vues de l'Empereur, aux exigences de son orgueil et de sa politique. L'Allemagne en comptait plusieurs, catholiques de religion, d'antique origine, d'une fécondité éprouvée; mais convenait-il au chef de la Confédération de se donner pour épouse une vassale, de recourir à ces dynasties qui tenaient de lui seul la confirmation de leur pouvoir, leur titre nouveau, et dont la grandeur d'emprunt n'était qu'un reflet de la sienne? Entre toutes, la famille de Saxe méritait seule quelque attention, par la situation élevée que la France lui avait faite, non seulement en Allemagne, mais en Europe. Elle possédait la considération, à défaut de l'éclat; c'était une grande maison, sinon une grande puissance: sa fidélité semblait absolue. Soit qu'elle eût pris les devants, soit qu'elle eût été provoquée, on sut très vite qu'elle tenait à notre disposition la fille du souverain régnant, la princesse Marie-Auguste 272. C'est à tort toutefois que certains conseillers de l'Empereur, mal instruits de la situation extérieure, montraient dans cette union un parti neutre, point compromettant, partant fort recommandable: il eût eu une couleur anti-russe très prononcée. Le roi de Saxe n'était-il pas en même temps grand-duc de Varsovie, souverain de ces Polonais dans lesquels on voyait à Pétersbourg de dangereux ennemis et l'avant-garde de l'invasion? Il est difficile d'admettre que Napoléon ait songé sérieusement à un mariage qui eût pu lui enlever une alliance de premier ordre, sans lui en procurer une autre.

Note 272: (retour) Champagny à Caulaincourt, 31 janvier 1810.

Dans le public, l'apparition à Paris du roi Frédéric-Auguste, de sa femme et de sa fille, avait fait croire un instant à quelque préférence pour la Saxe. On sut que ce voyage avait été désiré par l'Empereur; on remarqua qu'il fit à ses hôtes un accueil plein de cordialité; on en conclut qu'il n'était pas éloigné de s'unir à eux par un lien de famille. En réalité, lorsque Napoléon attirait Frédéric-Auguste auprès de lui, son but était tout autre. Par la convention qu'il proposait à la Russie et qui emportait renonciation à tout projet ultérieur sur la Pologne, il s'était offert à prendre au nom du roi grand-duc des engagements onéreux et presque humiliants; ce prince s'interdirait à jamais d'accroître son domaine varsovien: peut-être lui faudrait-il renoncer aussi à conférer ces décorations et ces ordres polonais dont la distribution était devenue depuis 1807 l'une des prérogatives de sa couronne. Napoléon avait admis, sans le consulter, cette restriction de ses droits souverains. Néanmoins, se croyant tenu à certains ménagements vis-à-vis d'un prince qu'il estimait, il avait voulu le voir pour lui faire connaître en personne le sacrifice exigé de son dévouement et lui en adoucir l'amertume. Dans des entretiens intimes, il réussirait mieux à le raisonner, à le consoler, et tout s'arrangerait plus aisément de vive voix. À Paris, le Roi et ses ministres furent prévenus des accords négociés avec la Russie et invités à y accéder. Après quelques observations de pure forme, le cabinet de Dresde s'inclina docilement, souscrivit d'avance à tout ce qui serait exigé de lui, et ce fut là l'unique résultat du voyage. L'appel à Paris du roi Frédéric-Auguste avait moins eu pour but de préparer un mariage saxon que de faciliter le mariage russe 273.

Note 273: (retour) Archives des affaires étrangères, Correspondance de Dresde, 1809-1810.

À vrai dire, si la Russie faisait défaut, il ne pouvait être question que de l'Autriche. Affaiblie et morcelée, l'Autriche n'en demeurait pas moins, après l'empire du Nord, la seule puissance du continent avec laquelle il fallût compter. Dans la dernière campagne, par ses armées, sinon par son gouvernement, elle s'était montrée supérieure à sa fortune; elle avait fait preuve d'une fermeté, d'une tenue, qui témoignaient des progrès accomplis, et sa défaite honorable l'avait réhabilitée aux yeux de son vainqueur. Puis, si François Ier se présentait aujourd'hui dans l'attitude d'un monarque constamment trahi par le sort, trois fois humilié, courbé sous d'accablants revers, derrière ce vaincu apparaissait une splendide ascendance, des rois, des empereurs sans nombre, une longue série d'aïeux au front couronné, lumineuse dans la nuit du passé. Grâce à ce prestige séculaire, la maison d'Autriche avait pu souffrir sans déchoir: elle conservait ce lustre traditionnel que le malheur ne détruit point et que la victoire même est impuissante à donner; nulle autre au monde n'eût pu lui être comparée pour la dignité et l'éclat, si l'antique maison de France n'avait point existé.

L'Autriche, il est vrai, rivale, puis alliée de nos rois, avait été, sur le continent, la grande ennemie et la grande victime de la Révolution. Hostilité déclarée ou antagonisme latent, c'était là tout son rôle vis-à-vis de nous depuis dix ans, et le traitement qui lui avait été infligé après ses dernières prises d'armes n'était point pour l'apaiser et la ramener. Cependant, au lendemain de Wagram, elle avait changé subitement de ton et d'attitude; elle avait paru reconnaître et déplorer ses torts, proclamer le faux de son système, témoigner le désir de conclure avec nous une paix qui fût plus qu'une trêve, parler même de rapprochement intime et d'alliance. Tel avait été, on ne l'a pas oublié, le langage de ses plénipotentiaires aux conférences d'Altenbourg et de Vienne; mais ces avances s'expliquaient aisément alors par l'espoir d'obtenir un pardon et d'assurer l'intégrité de la monarchie. Depuis, la signature de la paix et la rigueur de ses conditions n'avaient-elles point modifié les dispositions accommodantes de l'Autriche? Dans tous les cas, sa réconciliation avec le fait accompli était-elle assez réelle, assez sincère, pour l'amener à rompre avec tous ses principes, à s'unir par les liens du sang à un empereur sans ancêtres? François Ier avait une fille de dix-huit ans, l'archiduchesse Louise; la donnerait-il à Napoléon comme un gage irrécusable de sa conversion? Napoléon avait peine à le croire, et le peu de bon vouloir qu'il supposait à l'Autriche avait contribué à l'orienter plus résolument dans la voie russe.

Sur le point qui faisait doute, la difficulté de s'éclairer lui était d'autant plus grande qu'il ne pouvait parler qu'à demi-mot, en évitant de donner trop d'espoir, puisqu'il n'aurait à se retourner vers Vienne qu'au cas peu probable d'un refus de la Russie. D'ailleurs, pour se pressentir et s'expliquer, les deux cours manquaient de leurs intermédiaires naturels; la guerre avait entraîné le rappel des ambassades, et le temps avait manqué pour en installer de nouvelles. Napoléon n'avait pas même désigné son ministre à Vienne; l'empereur François avait choisi pour le représenter à Paris le prince de Schwartzenberg, mais cet envoyé n'avait pas encore rejoint son poste et s'était borné à s'y faire précéder et annoncer par son conseiller d'ambassade, le chevalier de Floret. Dans un entretien avec ce dernier, le 21 novembre, M. de Champagny avait posé intentionnellement diverses questions sur la princesse Louise, mais n'avait point réussi à provoquer une réponse engageante qui pût servir de point de départ à quelques pourparler 274. Cette parole attendue, que M. de Floret ne s'était pas cru autorisé à prononcer, vint de plus haut et arriva directement de Vienne.

Note 274: (retour) Helfert, Maria Louise, Erzherzogin von Œsterreich, Kaiserin der Franzosen, p. 73, d'après les dépêches de Schwartzenberg.

Un jour, pendant la première quinzaine de décembre, M. de Champagny trouva dans le portefeuille qu'il adressait régulièrement à l'Empereur et que celui-ci lui renvoyait avec ponctualité, après avoir lu les correspondances dont il était chargé, une pièce non signée, mais d'une écriture connue; c'était celle de M. de Laborde, que nous avons vu jouer un rôle actif dans la dernière pacification avec l'Autriche. Après la signature du traité et le départ de l'armée française, Laborde était demeuré à Vienne, avec la mission tout officieuse d'aplanir certaines difficultés de détail, surtout d'observer et de rendre compte: il était particulièrement propre à cette tâche, ayant ses entrées chez les ministres, de nombreuses relations dans le monde de la cour et du gouvernement. Il avait assisté au retour de l'empereur François dans sa capitale; deux jours avant cet événement, qui avait fort occupé et ému les habitants, mais auquel le bruit du divorce de Napoléon faisait diversion, M. de Metternich était lui-même rentré à Vienne, avec le titre de ministre des affaires étrangères; il venait de succéder définitivement à Stadion; en sa personne, c'était la politique d'accord avec la France qui prenait officiellement possession du pouvoir. Le 29 novembre, le nouveau ministre avait eu une curieuse conversation avec Laborde, qui s'était empressé de la consigner par écrit. Voici le passage saillant de sa relation:

«Parmi les moyens d'union et d'harmonie des deux pays, M. de Metternich glissa dans la conversation le mot d'alliance de famille, et, après des circonlocutions et des détours diplomatiques, il a exprimé plus ouvertement sa pensée: «Croyez-vous, me dit-il, que l'Empereur ait jamais eu l'envie réelle de divorcer d'avec l'Impératrice?» Je ne m'attendais pas à cette question, et, dans l'opinion qu'il n'avait conçu cette alliance que relativement à une princesse de la famille impériale de France, je répondis quelques mots vagues pour le laisser s'expliquer. Il revint sur cette question et parla de la possibilité d'un mariage de l'empereur Napoléon avec une princesse de la maison d'Autriche. «Cette idée, dit-il, est de moi; je n'ai point sondé les intentions de l'empereur à cet égard; mais, outre que je suis comme certain qu'elles seraient favorables, un tel événement aurait tellement l'approbation de tout ce qui a quelque fortune, quelque nom, quelque existence dans ce pays, que je ne le mets point en doute, et que je le regarderais comme un véritable bonheur pour nous et une gloire pour le temps de mon ministère...» Ayant rencontré M. de Metternich le lendemain, ajoutait Laborde, il me renouvela encore les mêmes assurances 275

Note 275: (retour) Archives des affaires étrangères, Vienne, 383. Voy. sur cette pièce l'Appendice, I, lettre A.

Laborde avait expédié d'urgence ou apporté lui-même son compte rendu, car il était rentré à Paris peu de jours après l'entretien. La pièce avait été remise par ses soins au duc de Bassano, qui le protégeait fort, et c'était par ce canal qu'elle avait dû parvenir à l'Empereur. Quoi qu'il en fût, elle avait passé sous les yeux de Sa Majesté, ainsi qu'en témoignait cette mention: «Renvoyé à M. de Champagny», portée en marge de la main même de l'Empereur et suivie de son écrasant parafe. Napoléon renvoyait la pièce à Champagny, chargé jusqu'alors de diriger et de centraliser la correspondance relative au mariage. Sans songer encore à faire usage des insinuations qu'elle contenait, il voulait qu'elle fût conservée et figurât au dossier.

Presque en même temps, nous eûmes un autre indice du bon vouloir autrichien; il fut dû au hasard d'une rencontre mondaine. C'était durant la semaine où la présence des rois allemands à Paris prolongeait la période des fêtes, malgré l'approche du divorce. Joséphine tenait encore des cercles de cour, sans dissimuler une tristesse qui prêtait à sa grâce un charme plus touchant. Un soir, la réunion venait de finir, et la foule des invités s'écoulait lentement à travers les galeries. Durant ce défilé, où les rangs étaient nombreux et serrés, des conversations s'ébauchaient, des impressions s'échangeaient discrètement et à voix basse, comme il convenait à la majesté du lieu; c'était l'heure des réflexions et des médisances. À un moment, le hasard plaça M. de Floret à côté du sénateur Sémonville, qu'il connaissait de longue date. Ils se mirent à causer, et leur entretien se porta naturellement sur l'objet qui préoccupait tous les esprits: ils parlèrent divorce et mariage. Sémonville était tout acquis à l'idée de choisir une archiduchesse; quant à Floret, il allait se montrer beaucoup moins réservé qu'il ne l'avait été avec Champagny, soit qu'il connût mieux la pensée de sa cour, soit que la circonstance, moins solennelle, lui parût plus propice. Ce fut lui qui prit l'initiative d'exprimer un désir ou plutôt un regret, puisque le mariage russe, annoncé de tous côtés, paraissait chose arrêtée: «Eh bien, dit-il, voilà donc qui est décidé! Dans quelques jours nous aurons la notification officielle.--Il paraît, reprit Sémonville: l'affaire est faite, puisque vous n'avez pas voulu la faire vous-même.--Qui vous l'a dit?--Ma foi, on le croit ainsi. Est-ce qu'il en serait autrement?--Pourquoi pas?»

La conversation prenait ce tour intéressant lorsqu'elle fut brusquement interrompue. La voix solennelle d'un huissier retentit derrière les deux interlocuteurs, annonçant le prince archichancelier, qui se retirait et auquel on devait faire place. La foule s'entr'ouvre respectueusement; Cambacérès passe, vivante image de la raideur officielle et de l'étiquette; puis le vide se comble, les rangs se reforment, Floret et Sémonville se retrouvent voisins, et avec précaution, sans se tourner l'un vers l'autre ni se regarder, reprennent le dialogue au point où ils l'ont laissé.

«Serait-il vrai, dit Sémonville, que vous fussiez disposé à donner une de vos archiduchesses?--Oui.--Qui? vous, à la bonne heure, mais votre ambassadeur? (Le prince de Schwartzenberg venait enfin d'arriver à Paris.)--J'en réponds. Et M. de Metternich?--Sans difficulté.--Et l'Empereur?--Pas davantage.--Et la belle-mère, qui nous déteste?--Vous ne la connaissez pas; c'est une femme ambitieuse, on la déterminera quand et comme on voudra...

«--Son Altesse Impériale madame la princesse Pauline», reprend la voix de l'huissier, et force est aux deux amis de se séparer à nouveau pour laisser passer la radieuse princesse, avec son cortège de dames et de chambellans. Ils ne se rejoignirent que sur l'escalier et trouvèrent moyen d'échanger encore quelques mots dans le tumulte de la sortie et le fracas des équipages appelés de toutes parts. «Puis-je, dit Sémonville, regarder comme certain ce que vous venez de me dire?--Vous le pouvez.--Parole d'ami?--Parole d'ami.» Là-dessus, Sémonville monte en voiture et se fait conduire directement chez le duc de Bassano, qu'il trouve au travail malgré l'heure avancée. «Ah! bonsoir, lui dit le duc. Comment, il est près de minuit, et vous n'êtes pas encore couché?--Non, avant de me coucher, j'ai quelque chose à vous dire.--Je n'ai pas le temps.--Il le faut.--Quoi donc? (À voix basse.) Est-ce une conspiration?--Mieux que cela: renvoyez vos secrétaires et écoutez quelque chose de plus important que votre travail.» Et Sémonville rapporta mot pour mot le récit de sa conversation avec Floret. Le duc l'écrivit sous sa dictée et s'en fut le lendemain matin le porter à l'Empereur 276.

Note 276: (retour) Toutes les conversations qui précèdent sont tirées des notes du duc de Bassano, publiées par le baron Ernouf, Maret, duc de Bassano, 272.

Il paraît que ce récit fit quelque impression. Napoléon observa que la qualité de gendre créait un lien de parenté plus étroit que celle de beau-frère, et pouvait lui assurer un ascendant durable sur l'empereur François, très accessible aux sentiments de famille 277. Néanmoins, il ne se pressa point de relever et d'utiliser les avances de l'Autriche. Il trouvait, d'ailleurs, que les actes de cette puissance répondaient mal à ses paroles. À Vienne, la population, depuis qu'elle n'était plus contenue par nos troupes, donnait libre cours à ses sentiments d'animosité contre la France. Certains de nos blessés, laissés en arrière, avaient été indignement outragés: un Français venait d'être maltraité en plein théâtre. Les intrigues reprenaient leur cours, et déjà reparaissaient à Vienne de dangereux agitateurs, émigrés français ou russes, le comte Razoumovski entre autres, qui soufflaient la discorde et attisaient les haines 278. Outré de ces faits, Napoléon s'en était plaint durement: il témoignait quelque froideur à Schwartzenberg; il ne lui accordait aucune des distinctions prodiguées à Kourakine, et il laissa arriver le jour fixé pour la consécration officielle du divorce sans qu'un seul mot eût été dit, sur l'éventualité d'un mariage, à l'ambassadeur d'Autriche.

Note 278: (retour) Corresp., 16052. Cf. Helfert, p. 77.

Le 15 décembre au soir, toute la famille des Napoléons, rois et reines, princes et princesses, et au premier rang la mère, Marie-Lætitia, prit séance aux Tuileries, dans le grand cabinet de l'Empereur, pour assister à la dissolution du mariage et sanctionner cette rupture par sa présence. On sait que Joséphine demanda elle-même la séparation, que la déclaration mise dans sa bouche était pleine de douleur et de noblesse, que jamais la raison d'État ne parla plus digne langage 279. On sait aussi que l'Impératrice ne put aller jusqu'au bout de sa lecture, et que l'archichancelier dut achever pour elle, avant de dresser l'acte de divorce. Le lendemain 16, à onze heures du matin, le Sénat s'assemblait pour recevoir cet acte, appuyé solennellement par le prince Eugène, et le convertir en sénatus-consulte. Cette formalité accomplie, l'Empereur et l'Impératrice se sépareraient et quitteraient tous deux les Tuileries, Joséphine pour s'établir à la Malmaison, Napoléon pour aller à Trianon, où il comptait se mettre en retraite pendant quelques jours et passer les premiers instants de son court veuvage. Pour consommer son sacrifice, il n'attendait plus que la réception du vote sénatorial; ses préparatifs de départ étaient faits et ses équipages commandés 280.

Note 279: (retour) Voy. Welschinger, 38-48.
Note 280: (retour) Souvenirs du baron de Méneval, I, 341 et 342.

Les épreuves de la veille l'avaient profondément remué. Il passait par des heures d'abattement réel; ses secrétaires le trouvaient alors incapable d'activité et de mouvement, abîmé dans sa douleur 281. Puis, par un sursaut de volonté, sa pensée se ressaisissait, se remettait au travail, échappait aux tristesses du présent pour plonger dans l'avenir. Il songe qu'en ce moment ses premières propositions doivent être arrivées à Pétersbourg; il désirerait savoir quel accueil leur est fait, si de ce côté tout est assuré et certain, si l'empereur Alexandre l'accepte pour frère. Cette réponse catégorique qu'il attend de la Russie,--il n'en admet point d'autre,--il a hâte de la posséder, et son impatience s'irrite des obstacles que lui opposent le temps et l'espace.

Note 281: (retour) Méneval, loc. cit.

Dans cette disposition, il voit se présenter à lui M. de Champagny; le ministre des relations extérieures lui apporte un courrier du duc de Vicence, arrivé dans la nuit. Cette expédition, faite le 26 novembre, c'est-à-dire à une époque où Caulaincourt n'avait pas encore reçu ses instructions au sujet de la convention et du mariage, ne pouvait offrir qu'un intérêt secondaire. Néanmoins, ne saurait-on en tirer quelque induction sur l'esprit dans lequel nos communications seront accueillies? À la veille de cette grande épreuve, rien de ce que dit ou pense l'empereur de Russie ne doit être tenu pour indifférent. Qu'apportent donc les nouvelles de Pétersbourg? Des plaintes, toujours des plaintes. Malgré l'arrêt de proscription lancé contre la Pologne par la lettre ministérielle d'octobre, malgré les assurances déjà arrivées que l'Empereur se prête, en principe, à tout ce qui peut tranquilliser son allié, Alexandre se refuse de nouveau à la confiance. Pour réveiller ses craintes, il a suffi d'une imprudence de rédaction dans un acte public. Le major général Berthier venait de conclure avec les autorités autrichiennes un accord pour le retrait des troupes françaises et alliées; dans cette convention toute militaire, les Varsoviens avaient été désignés par mégarde, par habitude, sous le nom de Polonais. C'est ce mot malencontreux, connu à Pétersbourg, qui trouble, qui blesse, qui irrite; en le prononçant, la France a une fois de plus évoqué un fantôme détesté. En même temps, Alexandre et son ministre soulèvent d'autres griefs: ils accusent notre consul dans les principautés danubiennes de n'être pas assez Russe et de méconnaître le fait accompli de l'annexion 282.

Note 282: (retour) Caulaincourt à Champagny, 26 novembre 1810.

À ces reproches, Napoléon fit rédiger séance tenante par Champagny une réponse très douce, très conciliante, sous forme de lettre à Caulaincourt. À propos de la convention militaire, le ministre cherche moins à justifier qu'à excuser la France, tout en faisant observer que la Russie se montre bien chatouilleuse à propos d'une inadvertance fort explicable et qui peut se reproduire. «N'y a-t-il pas beaucoup de susceptibilité, dit-il, à s'effaroucher de trouver les mots de Pologne et de Polonais dans une convention rédigée par des militaires, loin de l'Empereur et de son ministre des affaires étrangères? Cependant, l'Empereur a témoigné son mécontentement au prince de Neufchâtel. Il ne faudra pas s'étonner si, dans leur ignorance ou cédant à l'empire de l'habitude, des employés militaires ou civils emploient encore ces deux mots que malheureusement on ne peut remplacer dans notre langue que par une longue périphrase 283.» Quant au consul de Bucharest, il sera mandé à Paris et admonesté; si la Russie insiste, son poste sera supprimé. Voilà un ton, une condescendance tout à fait en désaccord avec les habitudes de la diplomatie impériale. Il est facile de voir que Napoléon se fait violence pour rester calme, patient, pour ne fournir aucun sujet de mécontentement, à l'heure où le sort de l'alliance va peut-être se décider: s'étant tracé vis-à-vis de la Russie une ligne de conduite nettement définie, il y persévère encore. Il n'en relève pas moins, dans ce qui lui vient de Pétersbourg, l'indice d'un esprit difficultueux, d'un préjugé persistant, qui l'indispose et lui fait concevoir quelques doutes sur la réussite de ses projets 284. C'est sous cette impression qu'il quitte les Tuileries et part pour Trianon, après s'être arraché à Joséphine qui l'a surpris au passage et s'est attachée à lui dans une étreinte désespérée.

Note 283: (retour) Champagny à Caulaincourt, 17 décembre 1810.
Note 284: (retour) Dès la veille, il avait eu une première déplaisance. En lisant les journaux anglais, il avait été surpris et très froissé d'y retrouver la lettre toute confidentielle qu'il avait écrite à Alexandre le 20 octobre 1810 au sujet de la Galicie et du grand-duché. Pour rassurer l'opinion mondaine, Alexandre n'avait pas cru devoir faire mystère de cette lettre, et de fâcheuses divulgations s'en étaient suivies. Corresp., 16054. Aucun de ces incidents, si minimes qu'ils paraissent, ne doit être négligé, si l'on veut saisir et suivre, à travers le dédale des petits faits, le travail graduel de détachement qui s'opéra dans l'esprit de l'Empereur.

À Trianon, dans l'étroit palais, assombri par l'hiver, il retrouve sa tristesse, et la journée s'achève dans une inaction inquiète, dans un désœuvrement qu'il ne peut vaincre 285. Le souvenir des dernières scènes avec Joséphine le poursuit et l'obsède; il voudrait au moins la savoir plus forte, plus résignée, «remise d'aplomb 286»; à huit heures du soir, se rapprochant d'elle par une lettre affectueuse, il essaye de la consoler et de l'affermir; il tâche d'exercer à distance sur cette âme qui lui appartient l'ascendant de sa volonté souveraine et de lui imposer le calme en lui ordonnant d'être heureuse. «Si tu m'es attachée, écrit-il, si tu m'aimes, tu dois te comporter avec force et te placer heureuse... Adieu, mon amie, dors bien, songe que je le veux 287.» Puis, après avoir congédié les personnes admises à son coucher, il ne garde auprès de lui que son fidèle Maret, avec lequel il a pris l'habitude de s'entretenir «en se mettant au lit 288». Revenant alors à la politique, aux affaires, c'est-à-dire à son futur mariage, se remémorant peut-être ce qu'il a appris dans le jour des dispositions peu rassurantes de la Russie, il donne enfin l'ordre de faire quelques ouvertures à l'ambassadeur d'Autriche, en procédant toutefois avec beaucoup de dextérité, de circonspection et de mystère: il importe de parler au prince de Schwartzenberg, mais surtout de l'inciter à parler; d'un trait, Napoléon prescrit la mesure à observer et le but à atteindre: «Il faut, dit-il à Maret, engager l'ambassadeur sans m'engager 289

Note 285: (retour) Méneval, I, 344.
Note 286: (retour) Corresp., 1608.

Ce mot dévoile et éclaire à fond sa pensée. Son but est de placer l'Autriche à sa disposition, afin de la trouver en cas de besoin. Ce qu'il veut de cette cour, c'est qu'elle lui tienne tout prêt, pour ainsi dire, un parti de rechange, et il s'agit de l'amener, par une préparation habile, à nous offrir ce que nous n'avons pas à lui demander, en présence des démarches ordonnées ailleurs et expressément maintenues 290. Ce serait trop de dire que Napoléon, engageant double jeu, ait entendu négocier sur le même pied tant à Vienne qu'au Palais d'hiver, afin de prolonger et de réserver la liberté de son choix. En décembre 1809, ce choix est fait; s'étant prononcé pour la Russie, l'Empereur ne s'occupe qu'éventuellement de l'Autriche, et il ne tient à s'assurer de la seconde qu'à titre de précaution contre une réponse négative ou douteuse de la première. La différence qu'il met entre les deux négociations achève de se révéler par sa manière de les conduire. À Pétersbourg, c'est l'ambassadeur qui doit porter la parole, en termes clairs et pressants, en vertu d'instructions transmises par la voie hiérarchique, émanées de son ministre; avec l'Autriche, les intermédiaires choisis seront des personnages sans grande conséquence, des femmes, certains familiers des deux cours, accrédités seulement par l'habitude et la confiance: la négociation se dispersera en des mains diverses, et c'est le ministre intime, M. de Bassano, qui en dirigera et en réunira les fils. En Russie, tout se passera officiellement, dans le cabinet du souverain; avec les représentants de l'autre cour, on se contentera d'allusions réitérées, mais légères, placées en toute occasion et en tout lieu, dans les salons, en visite, au bal, au cours de ces conversations mondaines qui s'interrompent et se reprennent avec une égale facilité: on traite avec la Russie, on ne veut que causer avec l'Autriche.

Note 290: (retour) Le lendemain, Champagny écrirait a Caulaincourt le billet suivant: «L'envoi que j'ai l'honneur de vous faire du Moniteur de ce jour (où figurait le sénatus-consulte), vous prouvera la nécessité d'une réponse prompte et décisive à mes deux lettres chiffrées des 22 novembre et 13 décembre. L'Empereur l'attend avec impatience.» Cf. l'observation portée à l'Appendice, I, lettre B, au sujet des paroles prononcées par Cambacérès le 12 décembre devant l'officialité de Paris.

II

Par un concours de circonstances fortuites, la négociation subsidiaire s'entama avant l'action principale. Suivant tous les calculs, l'instruction initiale au duc de Vicence devait parvenir à Pétersbourg dans la première semaine de décembre. Le courrier fut retardé par les neiges, par les rigueurs de l'hiver russe, par les formalités de la frontière, et les dépêches qu'il portait, froissées, maculées, à peine lisibles, n'arrivèrent que le 14 aux mains de l'ambassadeur. Depuis le 10, Alexandre avait quitté sa capitale; il voyageait dans l'intérieur de son empire, ayant voulu revoir Moscou et passer quelques instants auprès de sa sœur Catherine, établie dans le gouvernement de Tver. Il ne rentrerait à Pétersbourg que dans les derniers jours du mois; toutes paroles durent être renvoyées à l'extrême fin de décembre ou au commencement de janvier.

Avec l'Autriche, il était plus aisé de s'aboucher; on avait affaire à son représentant en France; on était tout porté, on négociait chez soi, et d'autre part l'ambassadeur pouvait, en douze à quinze jours, consulter son gouvernement et recevoir une réponse. Les pourparlers, dans la forme spécifiée à Trianon, furent donc activement menés. D'abord, il parut indispensable de faire croire à la cour de Vienne, contrairement à la réalité et aux apparences, que l'Empereur n'avait d'engagement avec personne: la notification du divorce aux gouvernements européens fut rédigée de manière à lui donner cette assurance. Le 17 décembre, dans une circulaire adressée à tous nos agents et destinée à leur fournir la version officielle des événements, le duc de Cadore écrivit que l'Empereur n'avait nullement déterminé ses préférences; le cœur de Sa Majesté était bien trop affligé pour qu'elle eût pu s'occuper encore de pareils objets 291. Ces phrases sentimentales avaient un but très pratique, qui était de laisser le champ ouvert à la concurrence: la circulaire fut communiquée à toutes les cours, sauf, bien entendu, à celle de Russie, et devait encourager l'Autriche à s'offrir. Les jours suivants, M. de Laborde, à raison des confidences qu'il avait reçues à Vienne, fut choisi par le duc de Bassano pour porter les premières paroles. Avant la fin de décembre, il vit Schwartzenberg, le trouva personnellement bien disposé, passionné même pour la chose, convaincu des inappréciables avantages qui en résulteraient pour l'Autriche, n'osant toutefois garantir les intentions de sa cour, sceptique sur le résultat, croyant au mariage russe. Laborde ranima ses espérances, caressa son rêve, et lui glissa qu'il serait bon «qu'il se tînt prêt à tout événement 292». Des propos analogues furent transmis à l'ambassadeur par divers membres de la cour et du gouvernement. Enfin, à la suite d'incidents où la Russie eut sa part, Napoléon se décida à employer des personnes le touchant de plus près, les dernières que l'on se fût attendu à voir intervenir.

Note 291: (retour) Archives des affaires étrangères.
Note 292: (retour) Pour le détail des négociations avec l'Autriche, voy. l'intéressant ouvrage de M. Welschinger, qui a analysé les pièces conservées aux Archives nationales: Le divorce de Napoléon, 70-81, 149-157. Cf. Helfert, 83 et suiv. Ernouf, 274.

Depuis le divorce, Joséphine n'avait point quitté la Malmaison, mais sa douleur n'était pas de celles qui cherchent le recueillement et la solitude. Entourée de ses enfants, elle recevait et appelait ses amis, et la récompense de la bonté gracieuse avec laquelle elle avait traversé les grandeurs était de retrouver dans l'adversité des dévouements nombreux et vrais. Très expansive, parlant et s'agitant beaucoup, elle ne faisait trêve à ses doléances que pour s'enquérir, avec une curiosité inquiète et bien féminine, de l'heureuse rivale qui lui succéderait: elle eût voulu être pour quelque chose dans la décision de l'Empereur, participer au grand événement qui se préparait à ses dépens et se persuader que son crédit survivait à son bonheur. Elle inclinait vers l'Autriche par intérêt, pour mieux assurer la sécurité d'Eugène en Italie, par goût, par traditions aristocratiques, par ce fonds d'opinions royalistes qui était resté en elle et qui lui faisait désirer que l'Empire se donnât un trait de ressemblance avec la monarchie légitime en l'imitant dans le choix de ses alliances. Eugène et Hortense s'associaient aux préférences de leur mère; comme elle, ils voyaient volontiers les personnes qui partageaient leur opinion, qui touchaient de près ou de loin à l'Autriche; ils avaient notamment conservé des relations avec la comtesse de Metternich, femme du ministre, demeurée à Paris malgré le départ de son mari et la guerre. Napoléon, qui de Trianon se maintenait en rapports fréquents avec Joséphine, la ménageant beaucoup, la réconfortant par d'affectueux rappels et de menues attentions, lui écrivant souvent et lui envoyant «de sa chasse 293», savait qu'il pourrait trouver à la Malmaison un moyen de communiquer discrètement avec Vienne; il ne s'était pas encore décidé à en faire usage.

Note 293: (retour) Corresp., 16068.

Le 26 décembre, il sort de sa retraite, rentre à Paris et retrouve avec tristesse les Tuileries, où tout lui parle de l'absente 294. Il ne laissera pas l'année se renouveler sans la voir; il lui a d'ailleurs promis sa visite pour ces jours où le cœur a besoin de s'épancher, où l'isolement pèse, où revivent les souvenirs. Il donnera à Joséphine les instants que ne réclameront point les soins du gouvernement, les réceptions officielles, l'hommage à recevoir de ses troupes, qui viennent lui apporter le salut de nouvel an. Dans la matinée du 31, il écrit à l'Impératrice: «J'ai aujourd'hui grande parade, mon amie; je verrai toute ma vieille garde et plus de soixante trains d'artillerie... Je suis triste de ne pas te voir. Si la parade finit avant trois heures, je viendrai. Sans cela, à demain 295.» En fait, il n'alla que le lendemain et, avant de partir, put recevoir une note émanée à nouveau de la chancellerie russe, datée des 28 novembre-11 décembre et toujours antérieure à la réception de nos envois 296.

Note 296: (retour) Archives des affaires étrangères, Russie, 149.

Le cabinet de Pétersbourg revenait sur les termes employés dans la convention militaire avec l'Autriche; sa note était une plainte officielle; il tenait à laisser trace écrite de son déplaisir. Il signalait aussi avec amertume le langage de certains journaux allemands, des articles favorables à l'émancipation polonaise. Sans doute, il était à présumer qu'Alexandre n'eût point laissé expédier sa note, s'il eût su à temps l'acquiescement de l'Empereur à la signature d'un traité; c'est toujours l'extrême lenteur des communications qui retarde la paix des esprits et l'accord des volontés. Napoléon le sait; néanmoins, à lire la pièce qui lui est transmise par Kourakine, il éprouve un violent mouvement d'impatience. Ainsi, à Pétersbourg, on continue à se forger des périls imaginaires, alors que depuis deux mois l'ensemble de sa conduite tout au moins aurait dû rassurer, alors que ses paroles, ses discours, ses actes, ses professions intimes et publiques, tendent à bannir les soupçons. La défiance de la Russie est-elle donc incurable, qu'elle résiste à tant et de si clairs témoignages? «Après tout cela, s'écrie-t-il, je ne sais plus ce que l'on veut: je ne puis détruire des chimères et combattre des nuages.» Et ce sont les propres paroles qu'il adresse au Tsar, dans une lettre expédiée le jour même. «Je laisse Votre Majesté juge, ajoute-t-il, qui est le plus dans le langage de l'alliance ou de l'amitié, d'elle ou de moi. Commencer à se défier, c'est avoir déjà oublié Erfurt et Tilsit 297

Note 297: (retour) Corresp., 16099.

Cependant, s'il ne peut s'empêcher d'infliger cette leçon à un allié par trop ombrageux, il s'efforce aussitôt de l'atténuer par des expressions caressantes; il laisse entendre que la chaleur même de son amitié explique la vivacité de son langage; c'est son cœur, meurtri par d'injustes soupçons, qui s'ouvre et qui se plaint: «Votre Majesté sera-t-elle assez bonne pour approuver cet épanchement?» Il glisse ensuite une allusion aux circonstances du moment: «J'ai été un peu en retraite et vraiment affligé de ce que les intérêts de ma monarchie m'ont obligé à faire. Votre Majesté connaît tout mon attachement pour l'Impératrice.» Et il termine par cette phrase: «Votre Majesté veut-elle me permettre de m'en rapporter au duc de Vicence pour tout ce que j'ai à lui dire sur ma politique et ma vraie amitié? Il ne lui exprimera jamais comme je le désire tous les sentiments que je lui porte.» Ainsi, ses dernières paroles semblent bien ratifier d'avance et une fois de plus tout ce que Caulaincourt pourra faire et conclure.

Seulement, il juge le succès un peu plus incertain; sans doute aussi qu'il y tient un peu moins, et son humeur contre la Russie va se traduire par un langage plus accentué à la Malmaison, c'est-à-dire dans un endroit où il sait que ses paroles seront répétées à l'Autriche. Le résultat de sa visite à Joséphine fut que madame de Metternich, appelée le jour d'après à la Malmaison, y entendit «des choses bien extraordinaires 298». La reine Hortense et le prince Eugène lui avouèrent sans ambages qu'ils étaient «Autrichiens dans l'âme». L'Impératrice, arrivant à son tour, renchérit sur ces assurances: elle déclara que le projet de mariage avec l'archiduchesse lui tenait particulièrement au cœur, qu'elle y consacrait tous ses soins et désespérait moins que jamais du succès. L'Empereur, qu'elle avait vu la veille, lui avait dit que son choix n'était point fixé 299, refrain éternel et obligé avec l'Autriche. Il avait même ajouté qu'il pourrait bien se décider en faveur de cette puissance, s'il avait la certitude d'être agréé par elle 300. N'était-ce point un moyen pour lui d'obtenir, de provoquer une parole bien nette qu'il pût à l'occasion rappeler et faire valoir?

Note 298: (retour) Mémoires de Metternich, II, 314.

Dans les jours qui suivirent, Laborde recommença ses allées et venues entre le cabinet du duc de Bassano et l'ambassade d'Autriche. Le 12 janvier, M. de Champagny, pendant une audience donnée à Schwartzenberg, renouvela ses questions sur la princesse Louise; pour prouver que l'Empereur restait libre de tout engagement, il reprit et commenta les termes de sa circulaire 301. Enfin, s'il faut en croire une anecdote dont Metternich lui-même a garanti l'authenticité, Napoléon eût voulu personnellement reconnaître le terrain, en cachette et sous le masque. À Paris, la saison mondaine, interrompue par le divorce, avait repris son cours; les Tuileries s'étaient rouvertes, et les grands dignitaires rivalisaient de faste dans de brillantes réceptions. En cet hiver de 1810, la mode était aux bals masqués 302. Après une fête de ce genre, le bruit courut que, pendant la soirée, l'Empereur en domino aurait accosté madame de Metternich et, entre beaucoup de propos frivoles, lui aurait demandé si l'archiduchesse consentirait à devenir impératrice, si le père n'y mettrait point d'obstacle 303.

Note 301: (retour) Helfert, 84, 85.
Note 302: (retour) Mémoires de Marbot, t. II, 308-309.
Note 303: (retour) Mémoires de Metternich, I, 95. Cf. les Souvenirs du baron de Barante, I, 312.

Avant même de recevoir cette invite, madame de Metternich avait transmis à Vienne les paroles de Joséphine, d'Eugène et d'Hortense; Schwartzenberg avait fait de même pour les insinuations de Laborde. D'ailleurs, la cour d'Autriche, toujours experte en fait de diplomatie matrimoniale, n'avait pas attendu de connaître ces incidents pour prévoir l'hypothèse d'une demande et se mettre en mesure d'y faire face: dès le début de janvier, Schwartzenberg avait reçu de Metternich des instructions l'invitant, pour le cas où l'empereur des Français songerait à l'archiduchesse Louise, «loin de rejeter cette idée, à la suivre, à ne point se refuser aux ouvertures qui pourraient lui être faites 304». Metternich posait bien certaines réserves, mais de pure forme et destinées simplement à sauvegarder la dignité de sa cour; en réalité, un scrupule de conscience arrêtait seul l'empereur François: c'était la crainte que le lien religieux entre Napoléon et Joséphine n'eût point été dissous; or, la décision rendue par l'officialité de Paris venait de lever cet obstacle. Dans ces conditions, Schwartzenberg se crut autorisé à se montrer plus affirmatif avec Laborde; vers le 15 janvier, en se référant tant à ses paroles qu'à de nouvelles assurances venues directement de Vienne, Napoléon acquit la certitude à peu près absolue que l'Autriche n'attendait qu'un signal pour prononcer son adhésion et faire éclater ses sentiments.

Note 304: (retour) Metternich, II, 313.

Cette facilité charma l'Empereur; elle dépassait ses prévisions et répondait vraisemblablement à ses désirs présents. Il est certain que les plaintes réitérées d'Alexandre, dont il s'était senti importuné et blessé, lui avaient rendu moins cher le parti auquel il s'était livré tout d'abord: nous avons vu renaître et croître en lui un mécontentement contre la Russie, fait de successives impatiences. De plus, dès qu'il avait conçu quelque espoir d'être agréé à Vienne, ne s'était-il point laissé attirer de ce côté par une secrète et orgueilleuse prédilection? Il était allé à la Russie très délibérément, par raison, un peu par nécessité, par désir de rester dans le système auquel il s'était attaché et d'imprimer à sa politique un caractère de stabilité, plutôt que par un entraînement bien vif vers une alliance qui l'avait plusieurs fois déçu; à présent, l'Autriche n'était-elle point son inclination? Napoléon n'était nullement insensible au prestige d'un grand nom. Par une complexité de sa nature, la violence avec laquelle il s'était naguère acharné sur l'Autriche était faite d'instincts révolutionnaires, d'emportement contre la maison qui personnifiait le mieux le droit ancien, mais aussi de quelque regret, de quelque dépit peut-être, de se voir repoussé et méconnu par elle: il avait juré sa perte à maintes reprises, parce qu'il désespérait de gagner son amitié et de s'en orner; il l'avait furieusement haïe et parfois cherchée. Aujourd'hui, en se révélant possible, aisément et promptement réalisable, le mariage autrichien lui découvrait des horizons éblouissants et profonds. Cette union ajouterait à son front tant de fois couronné par la victoire la seule auréole qui lui manquât; elle lui ferait des aïeux, vieillirait d'un seul coup sa jeune dynastie, l'égalerait aux Bourbons; elle le relierait à tous ses prédécesseurs dans le gouvernement de la chrétienté, et même, par ces Césars germaniques qui avaient reçu jadis le dépôt de l'Empire, le rattacherait à l'antique Rome, source à ses yeux de toute majesté et de toute splendeur. Puis, quelle tentation pour son génie réparateur que d'effacer les plus odieux souvenirs de la Révolution dans l'éclat même d'une dernière victoire sur les passions et les préjugés d'autrefois, de réaliser ainsi plus complètement la fusion entre les éléments divers dont il voulait composer sa France, de réconcilier le passé et le présent pour fonder l'avenir!

À mesure que ces pensers ambitieux et grandioses commençaient d'assaillir son esprit, d'envahir son imagination, les inconvénients de l'autre parti, méconnus volontairement au début, se découvraient mieux à ses yeux. Plus l'Autriche lui témoignait d'empressement, plus l'âge de la princesse russe et aussi la différence de culte, à laquelle il n'avait pas cru devoir s'arrêter tout d'abord, lui semblaient prêter matière à de sérieuses objections. Faut-il supposer toutefois que, dès le milieu de janvier, un revirement total s'était produit au fond de lui? Regretta-t-il alors de s'être engagé précipitamment avec la Russie? En vint-il à désirer que cette dernière lui fournît un motif ou un prétexte pour se reprendre? Il est permis de le croire, sans qu'il soit possible de l'affirmer. Aussi bien, en admettant qu'il y ait eu alors interversion dans l'ordre des préférences intimes, elle ne changea rien aux résolutions prises. Durant toute cette période où Napoléon est sans nouvelles de la négociation entamée près du Tsar, où l'acceptation de ce prince peut arriver d'une heure à l'autre, il se considère comme lié par les pleins pouvoirs donnés à Caulaincourt et évite scrupuleusement toute avance compromettante à l'Autriche, tout recul vis-à-vis de la Russie.

Bien plus, à recueillir certaines paroles qui lui échappent, on est fondé à croire que le mariage russe lui apparaît, malgré tout, comme l'expectative, sinon la plus souhaitable, au moins la plus probable. C'est la grande-duchesse qu'il considère encore comme son épouse désignée, sur laquelle il voudrait des détails, des renseignements; c'est elle qu'il cherche à se figurer. Un soir, aux Tuileries, pendant une réception, il demande à Savary de faire appel à ses souvenirs de Pétersbourg et de lui montrer, parmi les dames présentes, celle qui ressemble le plus à Anne Pavlovna 305. Ceci ne l'empêche point d'accueillir madame de Metternich, régulièrement invitée au château, avec beaucoup d'affabilité; il l'invite à sa table de jeu, la complimente sur sa toilette, lui accorde ces menues faveurs qui font sensation dans une cour, car il est utile de tenir l'Autriche en haleine et de prolonger son zèle 306. Cependant, tout se borne en public à des politesses sans conséquence; en particulier, les insinuations continuent sans s'accentuer. Il semble même que les Beauharnais aient été mis en garde contre un excès de zèle et prévenus de ne point trop s'aventurer. La reine Hortense avait assigné à madame de Metternich un nouveau rendez-vous; au jour dit, la Reine se trouva indisposée et la visiteuse ne fut point reçue. De son côté, Schwartzenberg ne voit venir aucun encouragement officiel; malgré les fréquentes apparitions de Laborde, il persiste dans son incrédulité, considère toujours le mariage russe «comme plus que vraisemblable 307». Satisfait de l'allure prise par la négociation avec l'Autriche, Napoléon ne la laisse pas franchir certaines limites; il la tient sur place et lui fait marquer le pas, pour ainsi dire, car un mot d'Alexandre peut, à tout moment, le mettre en devoir de la rompre.

Note 305: (retour) Mémoires du duc de Rovigo, IV, 269.
Note 306: (retour) Mémoires de Metternich, II, 315-316.

En somme, la Russie tenait toujours son sort entre ses mains, et si, dans le délai imparti par l'Empereur, on eût appris qu'au retour de Moscou l'accord s'était formé entre le Tsar et notre ambassadeur, qu'il y avait eu échange d'engagements, rien n'autorise à penser que Napoléon eût retiré la parole donnée en son nom. Les jours cependant, les semaines s'écoulaient sans qu'aucun courrier fût signalé de Russie, et ce silence faisait avec la bonne grâce de l'Autriche un contraste déplaisant. Le terme fatal, la fin de janvier, approchait rapidement, et la réponse attendue ne s'annonçait pas encore, retardant sur des prévisions établies avec un soin méthodique 308. Enfin, le 26 janvier au soir, cette réponse arrive, sous forme de deux longues dépêches adressées au ministre par l'ambassadeur, chiffrées de sa main et recommandées par mention spéciale comme «n'étant point dans le cas d'être confiées aux bureaux». Devant ce texte énigmatique, M. de Champagny dut éprouver une vive et anxieuse émotion: sous ces lignes de chiffres qu'il passerait la nuit à interroger, «tant que ses yeux ne lui refuseraient pas leur service 309», allait-il découvrir la réponse par oui ou par non qu'il fallait à l'Empereur, le mot décisif d'où sortirait le dénouement de la crise?

Note 308: (retour) L'Empereur avait «ses almanachs», où il inscrivait, d'après le jour des envois en Russie et le calcul des distances, la date probable des retours. Archives nationales, AF, IV, 1698.
Note 309: (retour) Billet de Champagny à l'Empereur. Archives nationales, AF, IV, 1699.

III

Alexandre Ier était rentré dans sa capitale le 26 décembre; Caulaincourt pouvait entamer enfin les deux négociations dont il était chargé, celle qui concernait la sentence à formuler contre la Pologne et celle qui devait assurer pour femme à Napoléon une fille de tsar. La première aboutit en peu de jours et fut menée presque exclusivement avec Roumiantsof, Alexandre se bornant de temps à autre à appuyer par un mot pressant, par une phrase à effet, les exigences de son chancelier. L'un et l'autre apprirent avec joie que Napoléon consentait à un traité et l'admettait aussi large, aussi compréhensif que possible. Ils ne perdirent pas un moment pour mettre à profit cette bonne volonté, et, puisque l'Empereur se déclarait prêt pour une fois à toutes les concessions, ils se hâtèrent de le prendre au mot. Un traité en huit articles fut présenté au duc de Vicence.

Le cabinet russe, estimant qu'en si importante matière aucune précaution n'était superflue, qu'il ne pouvait enlacer Napoléon de liens trop forts, trop serrés, avait donné à l'engagement accepté en principe une forme solennelle, rigoureuse et, il faut le dire, totalement inusitée dans les rapports entre souverains. Napoléon ne s'obligerait pas seulement à ne point rétablir la Pologne, à ne point favoriser cette restauration, à n'y contribuer en aucune manière, toutes choses qui dépendaient de sa volonté et qu'il pouvait légitimement promettre. Il décréterait souverainement, commandant aux circonstances comme à lui-même, s'attribuant tout pouvoir sur les événements, que la Pologne ne revivrait jamais. L'article 1er consistait en cette phrase, absolue et dogmatique: «Le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli.» En dictant à Napoléon cet arrêt irrévocable, la Russie ne le contraignait pas seulement à se désintéresser de la Pologne, mais à prendre parti contre elle, à employer au besoin sa toute-puissance pour la retenir au tombeau. Non content de l'amener à reconnaître le fait accompli, elle voulait qu'il le consacrât, qu'il le mît sous sa garantie, qu'il s'engageât à le défendre envers et contre tous: c'était l'associer rétrospectivement au triple partage, exiger qu'il prît à son compte le crime politique auquel la France, pour son honneur, était demeurée étrangère. Les autres articles s'inspiraient tous du principe posé en premier lieu et en déduisaient diverses applications; ils décidaient «que les dénominations de Pologne et de Polonais disparaîtraient pour toujours de tout acte officiel ou public;--que les ordres de chevalerie de l'ancien royaume seraient à jamais abolis;--qu'aucun Polonais sujet de l'empereur de Russie ne pourrait être admis au service du roi de Saxe, et réciproquement;--que le duché de Varsovie n'obtiendrait à l'avenir aucune extension territoriale à prendre sur l'une des parties du ci-devant royaume;--qu'il ne serait plus reconnu de sujets mixtes entre la Russie et le duché». Enfin, l'empereur des Français obtiendrait l'accession du roi de Saxe aux articles convenus et en garantirait l'observation 310.

Note 310: (retour) Voy. le texte du traité dans la Correspondance de Napoléon, XX, p. 171 et 172 en note.

Le duc de Vicence, considérant que ses instructions ne posaient aucune limite à sa condescendance, passa outre à la formule extraordinaire qui donnait au traité toute sa couleur: il admit également les clauses accessoires. Le 4 janvier 1810, le traité fut signé par lui et Roumiantsof. Alexandre le ratifia aussitôt; pour que l'acte devînt définitif et parfait, il ne manquait plus que la ratification de notre Empereur, réservée suivant l'usage par le plénipotentiaire français. Alexandre exprima le désir que l'instrument signé fût expédié à Paris au plus vite, afin d'y recevoir cette suprême sanction; il affectait d'ailleurs de n'y voir qu'une formalité et n'élevait aucun doute sur son accomplissement; dès à présent, il faisait éclater sa reconnaissance et témoignait d'une satisfaction sans mélange. Il se montrait profondément touché des termes dans lesquels avaient été conçus le discours au Corps législatif et l'exposé du ministre de l'intérieur; il écrivit à l'Empereur pour le remercier, pour s'excuser de ses soupçons, de ses plaintes, pour rétracter sa dernière note: «Maintenant, disait-il à Caulaincourt, je ne chercherai plus que les occasions de prouver à l'Empereur combien je lui suis attaché 311

Note 311: (retour) Rapport n° 69 de Caulaincourt, 6 janvier 1810.

C'était à notre tour de le prendre au mot, et Caulaincourt s'était déjà mis en mesure d'expérimenter, à propos de l'autre affaire, cette amitié si solennellement affirmée. Durant l'absence du Tsar, l'ambassadeur s'était livré sur la grande duchesse Anne à une enquête délicate et minutieuse; les informations qu'il obtint, puisées, paraît-il, aux sources les plus intimes et les plus sûres, furent relativement satisfaisantes; elles lui permirent de tracer, dans sa première dépêche à Champagny, un portrait assez complet de la jeune princesse, au physique et au moral:

«Votre Excellence sait par l'almanach de la cour, disait-il, que mademoiselle la grande-duchesse Anne n'entre dans sa seizième année que demain 7 janvier: c'est exact. Elle est grande pour son âge et plus précoce qu'on ne l'est ordinairement ici; car, au dire des gens qui vont à la cour de sa mère, elle est formée depuis cinq mois. Sa taille, sa poitrine, tout l'annonce aussi. Elle est grande pour son âge, elle a de beaux yeux, une physionomie douce, un extérieur prévenant et agréable, et, sans être très belle, a un regard plein de bonté. Son caractère est calme, on la dit fort douce; on vante plus sa bonté que son esprit. Elle diffère entièrement sous ce rapport de sa sœur, qui passait pour impérieuse et décidée. Comme toutes les grandes-duchesses, elle est bien élevée, instruite. Elle a déjà le maintien et l'aplomb d'une princesse nécessaires pour tenir sa cour. Une réflexion générale, c'est que le sang qui coule dans les veines de la famille impériale est beaucoup plus précoce que celui des Russes. À en juger par la chronique de la cour, la nature s'y développe de bonne heure. Les fils tiennent en général de leur mère, et les filles de l'empereur Paul. Quant à la constitution, les princesses ont l'air et le tempérament secs. Mademoiselle la grande-duchesse Anne fait exception à cette règle; elle tient comme ses frères de sa mère; tout annonce qu'elle en aura le port et les formes. On sait que l'Impératrice est encore maintenant, malgré ses cinquante ans, un moule à enfants 312

Note 312: (retour) Toutes les citations qui suivent jusqu'à la fin du chapitre, sauf celles qui sont l'objet d'une référence spéciale, sont tirées des dépêches secrètes de Caulaincourt en date des 3 et 6 janvier 1810. Archives des affaires étrangères, Russie, supp. 17.

Fort de ces renseignements et de ces antécédents, Caulaincourt s'était cru en droit de parler. L'occasion lui fut fournie très naturellement dans la soirée du 28 décembre. Il dînait au palais; au sortir de table, l'Empereur l'emmena dans son cabinet, et là l'entretien prit comme d'habitude un tour intime et confidentiel. Le Tsar parla beaucoup de son voyage, dont il paraissait enchanté; de Moscou, où l'accueil des habitants avait dépassé toutes ses espérances. Il s'était senti ému jusqu'aux larmes à l'aspect de ces populations qu'il avait vues s'agenouiller sur son passage, lui témoigner une filiale vénération, le recevoir moins en souverain qu'en père: «De tels moments, disait-il, étaient la récompense la plus douce, la plus flatteuse de ses travaux 313.» Dans la haute société, il avait été fort aise de trouver les esprits beaucoup moins aigris et prévenus qu'il ne s'y attendait contre le système actuel et la France. Le génie de Napoléon éblouissait, fascinait tous les regards, imposait silence aux dissidents. Certains personnages faisaient pourtant quelques objections, et il allait les confier franchement à Caulaincourt: ceci était pour l'ami, non pour l'ambassadeur. «On doute, dit-il alors, que l'empereur Napoléon tienne à cette alliance autant que moi.» Puis, l'excès même de la grandeur française fait craindre pour sa durée: est-il sage, se demande-t-on, est-il prudent de se lier irrévocablement à un empire gigantesque et factice, qui survivra difficilement à son créateur et qui entraînera dans son écroulement quiconque se sera témérairement associé à sa fortune? «S'il arrivait quelque chose à l'empereur Napoléon, que deviendrait la France elle-même? Ses alliés seraient la plupart ses ennemis. Les plus dangereux seraient peut-être dans son sein. La Russie, peut-être son seul allié fidèle, la Russie, qui n'a rien à lui envier, qui s'est attachée non seulement à son système, mais à sa dynastie, la Russie, qui a renoncé pour cela à toute autre alliance, qui même pour cela est mal avec ses autres voisins, quel orage fondra sur elle?... Vous pensez bien, ajoutait l'Empereur, que j'ai répondu à cela, et que ces raisonnements ne m'ébranlent pas 314.» Ces dernières paroles étaient-elles sincères? Même, par un de ces artifices de langage auxquels il excellait, Alexandre n'avait-il point placé l'expression de ses propres pensées dans la bouche des seigneurs moscovites? Au moins partageait-il quelques-unes de leurs appréhensions; il en fit presque l'aveu à Caulaincourt: «Ces gens-là, dit-il, ne sont pas si déraisonnables dans la manière dont ils jugent votre position intérieure et la mienne, s'il arrivait un malheur à l'Empereur 315

Note 313: (retour) Rapport n° 66 de Caulaincourt, 28 décembre 1807. Nouvelles et On dit de Pétersbourg, 5 janvier 1810: «L'Empereur, dit-on, est entré à Moscou avec le gouverneur et deux aides de camp seulement. On baisait ses pieds, ses genoux, même son cheval; l'affluence et la presse autour de lui étaient telles qu'il était obligé de s'arrêter à chaque pas. Le peuple se prosternait devant lui et ne voulait plus se relever: «Rangez-vous», disait-il.--«Montez sur nous avec votre cheval, répondait-on. Vous êtes un saint, vous ne pouvez nous blesser, nous vous porterons comme notre père.» On s'arrêtait, on s'embrassait dans les rues comme aux fêtes de Pâques, dit-on, quand on a su qu'il devait y venir.» Archives nationales, AF, IV, 1698.
Note 314: (retour) Rapport n° 66 de Caulaincourt.

Cette profession intime en disait assez long sur l'arrière-pensée d'Alexandre. Néanmoins, comme il venait en même temps de s'exprimer sur le divorce dans les termes les plus sympathiques, s'applaudissant que Napoléon songeât enfin «à fonder pour l'avenir 316», Caulaincourt ne balança pas à lui adresser la communication dont il était chargé: il le fit avec la netteté, mais aussi la mesure prescrite par la seule instruction qu'il eût encore reçue, celle du 22 novembre; il pria Sa Majesté de lui dire en toute confiance, après y avoir pensé deux jours, si elle serait en disposition d'accorder sa sœur, au cas où une demande viendrait des Tuileries.

La réponse fut plus gracieuse que satisfaisante. Alexandre affirma sa bonne volonté, mais se retrancha immédiatement derrière l'obstacle déjà mis en avant: «Pour moi, dit-il, cette idée me sourit; même, je vous le dis franchement, dans mon opinion, ma sœur ne peut mieux faire. Mais vous vous rappelez ce que je vous ai dit à Erfurt. Un ukase, ainsi que la dernière volonté de mon père, donne à ma mère la libre et entière disposition de l'établissement de ses filles. Ses idées ne sont pas toujours d'accord avec mes vœux ni avec la politique, pas même avec la raison. Si cela dépendait de moi, vous auriez ma parole avant de sortir de mon cabinet, car, je vous le dis, cette idée me sourit. J'y penserai et je vous donnerai, comme vous le désirez, une réponse, mais il faut me laisser dix jours au moins.»

Le surlendemain de cette entrevue, Caulaincourt eut occasion de voir le chancelier Roumiantsof et fut désagréablement impressionné en constatant que ce ministre, malgré le secret recommandé au Tsar, avait été mis dans la confidence et se montrait contraire à nos vœux. Roumiantsof développa sur les alliances de famille entre souverains une théorie originale: «Un mariage est pour moi, dit-il, une pierre dans le chemin: feuilletez l'histoire, vous verrez qu'ils ont toujours refroidi plus que resserré l'alliance. L'humeur contraire à la femme se témoigne à la famille.» D'après lui, c'était pour le plus grand bien de l'harmonie entre la France et la Russie qu'il fallait éviter de la consacrer par un lien nouveau. Puis, il voulait savoir si l'idée venait seulement des ministres français ou de l'Empereur lui-même. En ce cas, il faudrait faire en sorte de le contenter; dans la première hypothèse, mieux vaudrait ne pas même entamer l'affaire avec l'impératrice Marie, vu la situation délicate de son fils vis-à-vis d'elle, vu l'esprit de cette princesse, son indiscrétion, «ses confidences sans fin». Caulaincourt évita de répondre à la question posée; il se tint avec le chancelier sur une entière réserve, jugeant hors de propos de le laisser s'introduire dans un débat où Napoléon avait voulu que le Tsar fût seul et constamment en cause.

Notre ambassadeur revit Alexandre le 3 janvier. Bien que ce prince fût allé la veille à Gatchina, il n'avait osé parler encore à sa mère; il témoignait d'un extrême embarras, craignait de se lancer dans un dédale de complications et d'ennuis. La question religieuse, disait-il, serait une mine de difficultés. Caulaincourt ayant répliqué qu'elle n'en soulèverait aucune, que la princesse serait admise à conserver sa foi et à pratiquer son culte: «Mais, dit Alexandre, aura-t-elle son prêtre, sa chapelle, prendrez-vous à ce sujet un engagement écrit?--Oui», répondit l'ambassadeur. Battu sur ce terrain, Alexandre se replia sur un autre: «Pourquoi n'avoir pas demandé dans le temps la grande-duchesse Catherine? Son esprit, son caractère, son âge, tout était plus sortable pour vous.» Et il semblait qu'il voulût dégoûter l'Empereur de son projet, en insistant «sur les petites tracasseries de famille qui pourraient en résulter». Il allait jusqu'à menacer Napoléon d'une belle-mère acariâtre, despotique, qui pourrait prétendre à régenter son intérieur. L'Impératrice marquait si fortement ses filles à l'empreinte de ses idées, de ses préjugés, de ses passions, qu'elles en perdaient pour leur vie toute personnalité propre; son autorité sur elles se perpétuait, son action s'exerçait à distance: témoin les deux aînées, qui avaient continué après leur mariage à lui écrire tous les jours.

Ces considérations eurent d'autant moins de prise sur Caulaincourt qu'il venait de recevoir la seconde lettre de Champagny, celle de décembre, dictée tout entière par l'Empereur et l'incitant à conclure. Sous cet aiguillon, il ne craignit point de s'engager à fond; ce n'était plus une question qu'il formulait, c'était une demande qu'il produisait par ordre: «Je fus positif, écrivait-il, même pressant.» Serré de très près, Alexandre promit enfin de parler à sa mère; il ferait de son mieux, serait personnellement heureux de tenir à l'Empereur par un lien de plus; quant aux conséquences possibles, il s'en dégageait à l'avance et mettait sa responsabilité à couvert: «S'il en résulte quelques inconvénients, ce seront des embarras pour les diplomates; vous aurez fait la chose, vous ne pourrez donc vous en plaindre.»

Les premiers pourparlers entre le fils et la mère eurent lieu du 3 au 5 janvier. Alexandre transmit aussitôt leurs résultats à Caulaincourt, qui en fit l'objet de sa seconde dépêche. Marie Féodorovna n'avait pas mal accueilli la proposition. On aurait pu craindre de sa part une résistance de parti pris, inaccessible à tous les raisonnements; rien de semblable ne s'était produit. Elle discutait, ce qui était un grand point, mais demandait à réfléchir et à prendre conseil. Elle avait écrit à Tver pour connaître l'opinion de sa fille Catherine; c'était le seul de ses enfants qui, en lui tenant tête, eût conquis sur son esprit quelque influence et dont elle aimât dans les cas graves à interroger le jugement. L'Empereur s'était dérobé derrière sa mère: celle-ci s'abritait derrière sa fille.

À la vérité, l'avis de la grande-duchesse Catherine, à le supposer favorable, pouvait être d'un grand poids. Cette princesse faisait autorité dans sa famille, à la cour et dans la société: impérieuse et altière, elle n'exerçait pas seulement sur ses entours l'ascendant d'une volonté ferme et d'une intelligence d'élite; du fond de la province où elle vivait, son prestige rayonnait dans les deux capitales. À Tver, elle s'était fait sa part de royauté, gouvernait une réunion d'écrivains et de penseurs, et ce groupe était presque un parti; c'était celui des hommes qui opposaient à la politique novatrice de Spéranski le retour aux traditions moscovites dans toute leur pureté, et qui désiraient que la Russie, au lieu de s'assimiler à l'Europe, restât elle-même. «Plus Russe que sa famille 317», la grande-duchesse approuvait et favorisait ce mouvement d'idées. On lui avait même prêté d'ambitieuses visées: aux heures de trouble où le mécontentement de la noblesse faisait craindre pour le règne d'Alexandre une issue funeste, bien des regards s'étaient tournés vers la princesse à l'esprit viril que son nom semblait prédestiner au trône.

Note 317: (retour) Feuille de nouvelles annexées aux dépêches de Caulaincourt du 17 janvier 1809. Archives nationales, AF, IV, 1698.

Sur l'alliance de famille avec Napoléon, quel pouvait être son avis? À cet égard, Caulaincourt manquait de toute donnée précise; il en était réduit à interroger d'anciens souvenirs et des bruits de salon. En 1807, lorsqu'il avait été question d'elle-même, lorsque la rumeur publique l'avait fiancée à Napoléon, Catherine avait paru accepter d'un cœur ferme cette lourde et incomparable fortune. Plus tard, après les événements de 1808, après l'Espagne, elle serait revenue à ses préjugés de race contre l'usurpateur des couronnes. Un mot d'elle avait couru, mot caractéristique et bien russe: «J'aimerais mieux, eût-elle dit, être la femme d'un pope que souveraine d'un pays sous l'influence de la France 318.» Néanmoins, Alexandre ne paraissait pas mettre en doute que la réponse de Tver ne fût bonne, que sa sœur ne s'unît à lui pour entraîner leur mère. Seulement, il fallait laisser au courrier dépêché le temps de remettre son message et de rapporter la réponse. Conclusion: demande d'un nouveau délai de dix jours, s'ajoutant au premier; on était loin des quarante-huit heures de réflexion accordées par l'Empereur.

Note 318: (retour) On dit et nouvelles de Pétersbourg, janvier 1809. Archives nationales, AF, IV, 1698.

Mais le Tsar ne pourrait-il promettre au moins, si l'Impératrice n'arrivait pas à prendre un parti en vingt jours, de se décider pour elle, d'exiger ou de prononcer lui-même un consentement? Après s'être très naturellement attaché à ménager et à raisonner sa mère, n'en viendrait-il pas, s'il le fallait, à parler en maître? Sur ce point, recherché en cent façons par notre ambassadeur, il se récusait toujours. À l'entendre, le respect dû aux volontés de son père, à l'autorité de sa mère, l'empêchait d'user dans la circonstance des prérogatives de la souveraineté: sa toute-puissance expirait au seuil de Gatchina. Là, sa fonction se réduisait à négocier: il n'était «que l'ambassadeur de l'ambassadeur 319». Encore devait-il, en ce rôle, agir avec d'infinies précautions et ne rien brusquer, dans l'intérêt même de Napoléon et afin de sauvegarder une dignité qui lui était chère. En ami fidèle, il se gardait de découvrir l'Empereur; il s'était tu sur les communications de Caulaincourt, se donnait les airs d'agir spontanément, parlait du mariage «comme d'un projet que les circonstances actuelles peuvent amener». À employer ce système, il allait moins vite, il ne pouvait presser autant que s'il eût argué d'une demande déjà produite et exigeant une réponse; mais il gagnait cet inestimable avantage que Napoléon ne paraissait en rien, que son nom auguste ne serait en aucun cas compromis. À supposer que les scrupules de l'Impératrice ne pussent être vaincus, cette princesse ignorerait toujours que Napoléon avait recherché la main de sa fille, et celui-ci n'aurait point à craindre de sa part de fâcheuses divulgations. Quant à Roumiantsof, c'était la discrétion même; ce qui lui avait été dit «mourrait avec lui». «Je ménage, continuait Alexandre, la délicatesse de l'empereur Napoléon comme je voudrais qu'on ménageât la mienne en pareil cas. Si la chose ne peut s'arranger, il est certain que personne n'en parlera jamais.» Était-ce donc qu'il prévoyait un refus, pour mettre tant de précautions à en atténuer les conséquences? À cette réticence de mauvais augure succédait de sa part une remarque non moins obligeante et aussi peu rassurante; la question se trouvant posée comme il l'avait fait, on demeurait de notre côté parfaitement libre de rétrograder, et Alexandre avait soin de laisser la porte ouverte à cette retraite: «L'empereur Napoléon n'est encore engagé à rien, disait-il, pas même avec moi.»

Note 319: (retour) Caulaincourt à Champagny, 30 janvier 1810. Correspondance secrète.

Dernier symptôme défavorable: Alexandre et Roumiantsof essayaient de faire passer, par toute sorte d'égards et de cajoleries, le peu d'empressement qu'ils montraient à l'endroit du mariage. Caulaincourt ne s'était vu en aucun temps plus fêté, plus recherché. «Jamais, écrivait-il dans une lettre particulière, un ambassadeur n'a été traité comme je le suis... l'Empereur comme le chancelier me témoignent plus que de la confiance, même de l'amitié 320.» En politique, l'un et l'autre souhaitaient prompt et heureux succès à nos diverses entreprises, offraient d'y contribuer; ils se montraient disposés à tout accorder, sauf ce qui leur était demandé, et ne nous ménageaient guère les satisfactions à côté. Le chancelier, faisant allusion à un bruit d'après lequel Napoléon, conformant son titre à la réalité de son pouvoir, se déclarerait enfin empereur d'Occident, laissait entendre que cette innovation ne saurait à Pétersbourg surprendre ni déplaire 321. À l'Empereur qui réclamait la main d'une grande-duchesse, la Russie offrait la couronne de Charlemagne, comme s'il ne l'eût pas trois fois conquise à la pointe de l'épée.

Note 320: (retour) Caulaincourt à Talleyrand, 6 février 1810. Archives des affaires étrangères, Russie, 150.
Note 321: (retour) Caulaincourt à Champagny, janvier 1810, dans la correspondance ordinaire.

Malgré cette tactique qui donnait à penser, Caulaincourt conservait bon espoir, à la date où il avait expédié son envoi: il désirait si passionnément le succès qu'il s'efforçait d'y croire. Suivant lui, l'empereur Alexandre voulait le mariage; il le voulait pour complaire à Napoléon, pour resserrer l'alliance, et il agissait sincèrement en notre faveur. Cette bonne volonté souveraine nous étant acquise, il était à présumer que l'Impératrice, après avoir sauvé par une résistance assez longue son amour-propre et l'honneur de ses préjugés, finirait par se rendre. Dans ses deux lettres, il est vrai, l'ambassadeur s'était interdit d'émettre aucune prévision personnelle; par un scrupule d'exactitude, il s'était borné à laisser parler les personnages en scène, l'Empereur, l'Impératrice mère, le chancelier. Pourtant, avant de fermer ses dépêches, il plaça sous le même pli, avec le traité soumis à la ratification de l'empereur des Français et plusieurs rapports relatifs aux affaires courantes, un billet en clair: dans ces quelques lignes, faisant allusion en termes voilés à la négociation mystérieuse, il se portait jusqu'à un certain point caution d'Alexandre, se jugeait en mesure de garantir sa bonne foi et la véracité de ses dires. «J'ai lieu de croire, écrivait-il, que le retard de certaines affaires ne tient qu'aux causes que l'on indique 322

Note 322: (retour) Archives des affaires étrangères, Russie, supp. 17.


CHAPITRE VII

LE MARIAGE AUTRICHIEN


I. Dernière attente.--Impression produite sur l'Empereur par les premières réponses de la Russie.--Un mot de lui; sa pensée dominante.--Il soupçonne que la Russie prépare un refus et se met lui-même en mesure d'opérer son évolution vers l'Autriche.--Premier conseil tenu aux Tuileries.--Caractère imposant de cette réunion.--But de l'Empereur en provoquant une délibération solennelle.--Comment il pose la question.--Rapport de Champagny.--Doutes qui subsistent sur l'opinion émise par divers membres du conseil: discordance dans les témoignages des contemporains.--Passions d'ordre intérieur; la droite et la gauche du conseil.--Les révolutionnaires et la Russie.--Harangue de Murat.--L'alliance conservatrice.--Avis prophétique de Cambacérès.--Eugène, Talleyrand, le cardinal Fesch, Fontanes.--Dans quelle mesure l'Empereur se mêle à la discussion.--Il lève la séance et laisse le débat sans conclusion.--La controverse se transporte et se poursuit dans tous les milieux.--L'alliance russe devant l'opinion.--Les Jacobins, le faubourg Saint-Germain, les Constitutionnels.--Situation mondaine des deux ambassades.--Mémoire de Pellenc.--Renseignements sur Marie-Louise.--L'alliance autrichienne et les gens d'affaires.--Napoléon cherche à provoquer un mouvement d'opinion en faveur de l'archiduchesse, mais réserve sa décision jusqu'à ce qu'il ait reçu des renseignements plus probants sur les dispositions de la Russie.

II. Les journées des 6 et 7 février 1810.--Nouveau courrier du duc de Vicence.--État de la négociation au 20 janvier.--Pourparlers avec l'Impératrice mère: objections intimes et étranges.--Alexandre affecte de s'irriter contre sa mère.--Portrait qu'il trace de Napoléon.--Les échos de Pétersbourg et de Gatchina.--L'Impératrice paraît disposée à consentir, sans s'y résoudre encore.--Prolongation des délais.--Déchiffrement des deux dépêches dans la nuit du 5 au 6 février.--Au vu de ces pièces, Napoléon se sent confirmé dans son jugement sur les intentions évasives de la Russie et décide de conclure avec l'Autriche en vingt-quatre heures.--Journées des 6 et 7 février; emploi des différentes heures.--L'après-midi du 6; Eugène emporte le consentement de Schwartzenberg.--Joie exubérante de Napoléon.--Conseil nocturne.--Délibération fictive.--La nouvelle se répand.--Napoléon après le conseil.--Plan qu'il se trace pour l'avenir: son désir d'éviter une rupture politique avec la Russie; sa manière de prendre congé.--La matinée du 7.--Signature du contrat.--Le prince Kourakine à la porte du ministre des relations extérieures.--Napoléon prend instantanément toutes ses mesures pour régler la remise, le voyage et le mariage de l'archiduchesse.--Comment il annonce son choix à la Russie.--Langage prescrit à Caulaincourt; mécontentement intime contre l'empereur Alexandre.--Motif déterminant du mariage autrichien.

III. Le refus de la Russie.--Suite et fin de la négociation.--Jeu souple et fuyant d'Alexandre.--Il promet une réponse définitive de sa mère.--L'Impératrice exprime un refus sous forme d'ajournement à deux ans.--Efforts de Caulaincourt pour que le Tsar fasse revenir l'Impératrice sur sa détermination.--Scènes vives et curieuses.--Alexandre coupe court aux instances de notre ambassadeur.--Napoléon et Alexandre se trouvent s'être donné respectivement congé à deux jours d'intervalle.--Parti forcé.--Renseignements de police; lettre lue sur le bureau du prince Kourakine.--Attitude respective du fils et de la mère.--Véritables causes du refus de la Russie.

IV. Le rejet de la convention.--Alexandre eût-il consenti au mariage si Napoléon avait ratifié la convention contre la Pologne?--Calcul probable du Tsar.--Pourquoi Napoléon a réservé sa signature.--Sa révolte contre l'article premier.--Le 6 février, il se décide définitivement à ne point ratifier la convention telle qu'elle lui est soumise et à en envoyer une autre toute ratifiée.--Comment il veut que le texte nouveau soit formulé.--Les décorations polonaises.--Post-scriptum significatif.--Assurances hyperboliques et torts réciproques.--Les journées des 6 et 7 février 1810 dans leurs rapports avec l'avenir.--Crise de l'alliance: le mariage et la convention eussent rénové l'entente; l'échec simultané de l'un et l'autre projet détermine une rupture morale entre les deux Empereurs et prépare inévitablement leur brouille.


I

DERNIÈRE ATTENTE

À la lecture des dépêches de Russie, Napoléon éprouva une impression toute contraire à celle de son ambassadeur. Dans chaque circonstance, Caulaincourt aimait à présupposer la bonne foi d'Alexandre; cette confiance répondait à son noble caractère, satisfaisait son cœur; pour le ramener à un jugement moins favorable sur le monarque qui l'honorait de ses bontés, il était nécessaire de placer sous ses yeux des témoignages clairs et probants. Napoléon partait d'un point de vue différent. Depuis qu'il avait surpris Alexandre, durant la dernière campagne, en flagrant délit de déloyauté, il suspectait toutes ses intentions et, derrière chacun de ses actes, chacune de ses paroles, cherchait l'arrière-pensée. «Je connais les Grecs 323», dira-t-il bientôt, par une comparaison peu flatteuse entre le jeune empereur et les princes du Bas-Empire; mais lui-même ne se privait jamais d'opposer à la duplicité de son allié la finesse aiguë qu'il tenait de la patrie de ses ancêtres. À considérer cet effort mutuel pour se pénétrer et se déjouer, voilé sous les dehors de l'amitié la plus expansive, il semble assister au duel de deux races également maîtresses dans l'art de la dissimulation et de la ruse: c'est la lutte d'un Italien contre un Grec. Dans le cas présent, lisant à travers les faits, retenant, comparant, groupant les circonstances rapportées par son ambassadeur, remarquant l'affectation du Tsar à se réfugier derrière sa mère, à faire intervenir son ministre, sa sœur, Napoléon en conclut qu'Alexandre organisait une mise en scène habile pour éluder la demande sans la décliner ouvertement. La cour de Russie se ménageait, pensa-t-il, des prétextes pour l'éconduire, et il trouva--ce fut sa propre expression--que le jeu n'était pas mal imaginé «pour filer un refus 324». C'est cette pensée, insupportable pour son orgueil, qui prend désormais possession de son esprit: elle va inspirer et régler sa conduite.

Note 323: (retour) Note 323: Documents inédits.

Si la Russie se dérobait définitivement, elle le mettrait dans la nécessité de recourir au parti vers lequel un revirement spontané l'attirait déjà, d'aller à cette Autriche qui venait d'elle-même à la rencontre de ses vœux. Mais attendra-t-il, pour exécuter ce changement de front, que les circonstances lui en aient fait un absolu besoin, que son échec à Pétersbourg soit certain et consommé? Au contraire, va-t-il prendre les devants, ôter à la Russie la faculté de l'éconduire en se retirant le premier? C'eût été mal le connaître que de le supposer capable d'une marche moins altière. «Trop fier et trop fin, nous dit Maret, pour laisser aller la scène jusqu'au bout 325», il compte bien, par une brusque conversion, échapper au coup désagréable dont il se sent menacé et le laisser porter dans le vide.

L'instant n'est pas venu, il est vrai, d'effectuer ce mouvement, et la prudence commande de ne rien précipiter. De simples indices, si significatifs qu'ils soient, ne suffisent pas à autoriser un jugement ferme sur l'avenir de la négociation en Russie. Il n'est pas impossible, après tout, que Caulaincourt ait vu juste, que le Tsar travaille sincèrement et réussisse à triompher de sa mère. Se jeter ailleurs quand Alexandre promet une réponse dans un délai fixé, quand le consentement de la Russie peut arriver à toute heure, ce serait s'exposer à une indignation justifiée, provoquer une scission violente dont Napoléon ne veut à aucun prix, alors que l'Espagne reste en feu et que la France se montre affamée de repos. Si le fait seul que la Russie le tient en suspens et discute ses demandes ne laisse rien subsister en lui de ses préférences primitives, il sent qu'il s'est trop avancé pour se retirer à la légère. Il patientera donc encore quelques jours, espérant être promptement tiré de doute. Le duc de Vicence, avec le zèle qu'on lui connaît, ne peut manquer d'instruire sa cour de toutes les péripéties du débat; suivant toute vraisemblance, il fournira à bref délai de nouvelles indications, et l'envie de les posséder se trahit par la manière dont l'Empereur lui fait accuser réception de son envoi: «On désirerait, lui écrit Champagny le 31 janvier, des renseignements plus étendus; on espère les recevoir par votre premier courrier; ils sont nécessaires pour prendre un parti avec connaissance de cause.»

C'est par ces seules paroles, si différentes de celles transmises six semaines auparavant, que Napoléon répond aux pièces de tout ordre expédiées par l'ambassadeur. Il se garde bien d'envoyer, par retour du courrier, la ratification du traité antipolonais, réserve sa signature, et ne livrera qu'à bon escient cette suprême concession. Vis-à-vis de la Russie, il s'en tient pour le moment à une observation méfiante et arrête tout, sans s'engager encore avec l'Autriche. Seulement, il prend dès à présent ses mesures pour que l'évolution vers cette puissance, si elle doit s'accomplir, paraisse s'opérer d'un mouvement naturel et aisé, sans heurter ni déconcerter l'opinion. Il veut pressentir, préparer les esprits, et, pour commencer, remet publiquement en discussion ce qu'il avait tranché naguère de sa volonté souveraine.

Il avait pris connaissance des dépêches le 27 janvier. Le 29, qui était un dimanche, le bruit se répandit aux Tuileries, au sortir de la messe, que l'Empereur tiendrait dans la journée un grand conseil privé, un conseil de famille et de gouvernement, dont l'objet serait de délibérer sur le choix de la future impératrice. Effectivement, on vit arriver au château les rois et princes des deux familles, les grands officiers de l'Empire, le cardinal Fesch, les ministres, les présidents du Sénat et du Corps législatif. Tous ces personnages, au nombre de vingt-cinq à trente, furent introduits dans la salle où l'acte de divorce avait été rédigé quarante-trois jours auparavant.

Quand l'Empereur fit son entrée, annoncé par les huissiers et précédé de ses chambellans, quand il prit place au fauteuil et que les dignitaires convoqués s'assemblèrent autour de la table du conseil, dans un religieux silence, il faut croire que rarement, à travers les vicissitudes extraordinaires de notre histoire, moment apparut plus solennel. Songez qu'un homme s'est élevé plus puissant que ne le furent César et Charlemagne, que cet homme est là, qu'il prépare une détermination par laquelle il compte maîtriser l'avenir comme il a dominé le présent, qu'en cet instant il rend la parole à la France, pour ainsi dire, et l'appelle à le conseiller par la voix de ses plus illustres représentants. Autour de lui, groupez ces personnages célèbres à des titres divers, dont les uns personnifient l'héroïsme guerrier et d'autres le génie des affaires, les rois par l'épée, les hommes d'État possesseurs de la tradition, Murat et Eugène, Talleyrand et Fouché, Berthier, Cambacérès, Maret, Champagny, Fontanes, tous dissemblables par l'origine, l'esprit, les passions, mais réunis par le maître commun qui forme leur lien et associe leurs destinées. Évoquez-les tous avec leur physionomie connue, avec leurs attitudes caractéristiques, avec ces traits d'âme et de visage par lesquels ils sont entrés dans l'imagination de la postérité; rehaussez cette scène par le ton de gravité et de grandeur qui régnait alors dans toutes les opérations d'État; encadrez-la dans la majesté des hauts appartements dorés, et vous concevrez qu'aucun des assistants n'ait échappé à une impression inoubliable et profonde.

Cependant, sous ces apparences imposantes, cherchons le fond même des choses, demandons-nous à quel résultat pratique pouvait aboutir cette délibération sans précédent. Son but annoncé était d'éclairer le choix de l'Empereur, de contribuer à le former. Or, ce choix dépendait en grande partie d'événements que Napoléon avait placés lui-même en dehors de sa volonté. Par la manière dont la négociation avait été entamée à Pétersbourg, si le prochain courrier de Russie, ce courrier qui à l'heure présente traversait vraisemblablement l'Allemagne, apportait un accord tout conclu entre le Tsar et notre ambassadeur, il serait bien difficile à l'Empereur de reprendre une liberté dont il s'était lui-même dessaisi; le mariage russe deviendrait nécessaire par cela seul qu'il s'affirmerait possible. Au contraire, le mariage autrichien s'imposerait, si la Russie donnait des signes plus sensibles de mauvais vouloir.

Qu'a donc voulu l'Empereur, en demandant conseil sur une question qu'il ne lui appartient plus de trancher souverainement? S'il saisit l'opinion, c'est d'abord pour donner un premier aliment à l'impatience publique. Il sait que l'attente du grand événement tient tous les esprits dans la fièvre; Paris est ému, nerveux, il compte les jours, trouve le temps long, et s'étonne de n'être point fixé. Pour expliquer ces retards, Napoléon feint d'éprouver quelque embarras, fondé sur le nombre et la grandeur même des partis qui s'offrent de toutes parts. Ne pouvant encore présenter un dénouement, il se montre occupé à le préparer, en s'entourant des avis les plus éclairés et les plus sûrs; aussi habile à frapper les peuples par de pompeux simulacres que par de magiques réalités, il veut distraire, occuper l'attention des Français, en leur donnant la représentation d'un grand débat.

Puis, il n'ignore pas que le nom de l'Autriche suscite, chez toute une partie de l'opinion, de vives appréhensions: l'Autriche est essentiellement une puissance d'ancien régime; les Français craignent que d'aller à elle, ce ne soit faire un pas en arrière, et toute apparence de mouvement rétrograde alarme la nation, qui s'est attachée à l'Empire surtout parce qu'elle y a vu le régime nouveau solidifié, glorifié, mis à l'abri de toute atteinte. Au contraire, Napoléon sait que, parmi ses ministres et grands officiers, beaucoup désirent le choix de l'archiduchesse: il juge bon que leurs voix s'élèvent avec autorité pour répondre aux craintes et aux doutes de l'opinion, pour faire valoir les avantages du mariage autrichien et signaler les inconvénients du parti primitivement annoncé. Le conseil se tiendra sans mystère, portes ouvertes, et certaines des paroles prononcées, retentissant au dehors, pourront donner aux esprits l'inclination et la direction convenables. Dans tous les cas, si l'Autriche doit prendre la place réservée tout d'abord à la Russie, il ne plaît point à Napoléon que cette substitution soit attribuée aux difficultés rencontrées à Pétersbourg: le public doit l'attribuer à des raisons plus hautes, y voir un choix librement et mûrement concerté, y participer dans une certaine mesure en le ratifiant par avance.

L'Empereur ouvrit la séance par quelques paroles pleines de superbe et d'habileté. «Je puis épouser, dit-il en substance, une princesse de Russie, d'Autriche, de Saxe, de l'une des maisons souveraines d'Allemagne, ou bien une Française; il ne tient qu'à moi de désigner celle qui passera la première sous l'Arc de triomphe pour entrer dans Paris 326.» Il proclamait d'autant plus la liberté de son choix qu'il la sentait en fait lui échapper. Il ajouta, en termes propres à flatter l'amour-propre national, qu'un mariage avec une Française serait l'union selon son cœur, mais que de puissants intérêts pouvaient commander un parti différent. Ensuite, le duc de Cadore reçut la parole pour faire fonction de rapporteur; il fournit quelques indications sur les diverses princesses que leur âge et leur rang mettaient en état d'être choisies, cita la grande-duchesse, l'archiduchesse, la princesse de Saxe. Après quoi, la discussion fut ouverte, et l'Empereur invita les membres du conseil à exprimer leur avis.

Note 326: (retour) Helfert, 87, d'après le rapport adressé par Schwartzenberg à sa cour.

Un récit magistral, plein d'art et de vie, a voulu nous initier à tous les détails de cette consultation; il fait l'appel des noms et recompose minutieusement les discours 327. Cependant, ce compte rendu ne s'est appuyé que sur un seul témoignage, celui de Cambacérès; d'autres ont été produits depuis, assez différents, et ici s'accusent les difficultés parfois insolubles de la tâche dévolue à l'historien. Voilà un fait qui a frappé fortement les contemporains; parmi les assistants, plusieurs ont laissé des Mémoires et y ont retracé le tableau ou l'esquisse de la scène 328; pourtant, il n'est pas deux de ces récits faits après coup qui s'accordent pleinement sur la date, la composition du conseil, spécialement sur les avis exprimés. Si la date peut être fixée avec certitude, d'après des indications purement documentaires 329, il n'en est point de même de certains des suffrages recueillis: sur ce point, les divergences sont plus aisées à expliquer qu'à concilier. Chez plus d'un narrateur, le désir de grandir son rôle, de diminuer ou d'altérer celui d'autrui, a pu contribuer à certaines défaillances de mémoire qu'a facilitées d'ailleurs une circonstance particulière. Un second conseil ayant été tenu sur le même objet peu de jours après, mais alors que la situation se présentait différemment et que les opinions devaient s'en ressentir, les auteurs de Mémoires ont tous, sans exception, confondu leurs souvenirs et mêlé dans leur récit les deux réunions en une seule, ne laissant aucun moyen de restituer à la première ce qui lui revient en propre. Dans ces conditions, reconnaissons franchement l'impossibilité de replacer dans la bouche de chacun des membres le langage qui fut exactement le sien, de rendre la teneur littérale et même le sens de tous les discours, en un mot de dresser le procès-verbal de la séance.

Note 327: (retour) Thiers, XI, 368 à 373, d'après les Mémoires inédits de l'archichancelier.
Note 328: (retour) Mémoires de Talleyrand, II, 7 à 10. Id. du comte Mollien, III, p. 117 et suivantes. Notes du duc de Bassano, dans l'ouvrage du baron Ernouf, p. 275 à 277. Cf. dans Helfert le rapport précédemment cité de Schwartzenberg à sa cour, écrit d'après les renseignements qui furent fournis à l'ambassadeur par le duc de Bassano après la séance. Voy. aussi, aux Archives nationales, AF, IV, 1675, le Mémoire de Pellenc cité plus loin.
Note 329: (retour) Voy. sur ce point la note placée à l'Appendice, I, lettre C.

Au moins est-il permis, d'après certains traits qui se dégagent avec certitude, de retracer la physionomie générale du débat, d'indiquer les opinions émises, à défaut de tous ceux qui s'en firent l'organe, de montrer comment le conflit s'entama et s'établit entre elles. L'idée d'épouser une Française ne fut relevée par personne. Le parti saxon rencontra quelques adhérents: s'il présentait vis-à-vis de la Russie tous les inconvénients du mariage autrichien sans aucun de ses avantages, il avait une apparence de bon sens modeste qui pouvait séduire certains esprits moyens et timorés: il eût compromis l'Empereur, il ne les compromettait point. Soutenu par l'architrésorier Lebrun, il rallia deux ou trois suffrages, mais la bataille ne s'engagea vraiment que sur le nom des deux empires, Russie et Autriche, et ce fut moins une discussion approfondie entre deux grands systèmes d'alliance qu'un débat d'ordre intérieur, une reprise de l'éternelle lutte entre les passions qui, depuis un siècle, ont troublé périodiquement et déchiré notre pays. À l'occasion du mariage, on vit se former dans le conseil une droite et une gauche, si je puis dire, et presque se recomposer les deux France qu'une inspiration de génie et une main de fer avaient violemment rapprochées.

Par une rencontre singulière, l'autocratique Russie eut pour elle la partie la plus avancée du conseil; sur son nom se rallièrent, en haine de sa rivale, les hommes imbus de l'esprit, des préjugés, des traditions révolutionnaires. Le roi Murat se fit le porte-parole de cette opinion. Avec sa fougue ordinaire, avec une éloquence éperonnée, il exécuta une charge à fond de train contre l'Autriche, s'emparant pour la combattre de tous les lieux communs dont l'ignorance révolutionnaire a trop de fois fait son domaine. Tout commandait d'ailleurs au roi de Naples de prêter main-forte à l'autre puissance. Les Beauharnais tenant pour l'Autriche, il se jetait dans le camp opposé au nom des Bonapartes. Puis, dans son rôle d'avant-garde, le merveilleux soldat avait mieux que personne éprouvé en 1807 la valeur des Russes; il pouvait montrer en eux les plus fermes adversaires que les Français eussent rencontrés, ceux dont il était le plus utile de conjurer l'hostilité et de se ménager l'appui. Ces raisons, il est vrai, avaient depuis 1809 perdu de leur poids auprès de l'Empereur; Murat, qui n'avait pas fait la campagne du Danube, en était resté au souvenir d'Eylau: Napoléon se rappelait Essling. Ce qui créait la force de Murat et l'autorité de ses paroles, c'était que derrière lui apparaissait un grand parti dans la nation, tous ceux qui craignaient un retour aux principes, aux abus, aux privilèges d'autrefois, et qui verraient dans le mariage autrichien un Concordat avec l'ancien régime.

L'opinion de Murat, qui trouva de chauds partisans, rencontra de plus nombreux contradicteurs. L'Autriche avait pour elle quiconque désirait, par principe ou d'instinct, que l'Empereur répudiât autant que possible l'héritage révolutionnaire pour prendre la succession de la monarchie légitime. Cette tendance ne se manifesta pas ouvertement dans le conseil, mais elle s'y colora et s'y appuya de motifs d'ordre extérieur, habilement présentés et, il faut le dire, très spécieux.

Le maintien de la paix continentale, la conquête de la paix maritime, voilà quel était toujours le premier besoin et le désir de tous. Or, les guerres déchaînées par la Révolution avaient eu pour trait distinctif, sur le continent, un duel constamment repris entre la France et l'Autriche: la réconciliation de ces deux adversaires semblait devoir tarir la source d'où avait coulé tant de sang, supprimer la cause principale des conflits, assurer la sécurité de nos frontières, fixer définitivement le sort de l'Allemagne et de l'Italie, enjeu et théâtre éternels du combat; fermer les deux grands champs de bataille de l'Europe, n'était-ce point pourvoir au repos du monde?

Ces raisons d'intérêt présent pouvaient d'ailleurs se fortifier de considérations permanentes, se rattacher à un système d'ensemble, à toute une théorie politique, dont le passé avait dans une certaine mesure démontré la valeur. Dès la seconde moitié du dix-huitième siècle, à une époque où la France s'occupait moins à étendre ses frontières qu'à assurer la paix autour d'elle et à tourner son activité vers les mers, l'ancienne monarchie avait eu la sagesse de renoncer à une rivalité surannée avec la maison d'Autriche; elle avait tendu la main à cette ennemie de trois siècles et cherché dans un accord avec elle la garantie de la stabilité européenne. Malheureuse à ses débuts, cette alliance n'en avait pas moins procuré par la suite au continent vingt-cinq années de paix et permis une revanche contre les Anglais. Combien ce précédent n'acquérait-il point de force aujourd'hui que la France, engagée contre les insulaires dans une lutte sans merci, avait dépassé sur terre ses plus audacieuses espérances, atteint ou franchi partout ses limites naturelles, et ne devait plus avoir d'autre ambition que de conserver et d'affermir ses immenses domaines! Cette œuvre de maintien et de préservation ne trouverait-elle point son auxiliaire désigné dans l'Autriche, puissance rassise, dégoûtée des aventures, moins disposée à conquérir qu'à garder? Parmi les conseillers de l'Empereur, les plus politiques, ceux que leur nature d'esprit et leur carrière avaient le mieux familiarisés avec la connaissance des rapports internationaux, avec les lois de l'histoire, demeuraient fidèles à cette tradition de l'alliance conservatrice que se sont transmise jusque dans le milieu de notre siècle, par une filière ininterrompue, certains des plus sages et des moins écoutés de nos hommes d'État. Adepte convaincu en principe de cette politique, nous pensons qu'en 1810 le moment était passé de l'embrasser fructueusement, en admettant que Napoléon eût pu jamais la mettre en pratique; en 1810, l'Autriche ne s'offrait à nous que par contrainte et des lèvres; elle avait trop souffert pour pardonner, et ses pertes successives lui laissaient une invincible arrière-pensée d'hostilité et de revanche. Il faut convenir néanmoins que la politique de rapprochement avec cet empire, envisagée sous ses côtés les plus élevés et d'un point de vue spéculatif, s'autorisait de sérieux raisonnements et de mémorables exemples.

Pour développer dans toute son ampleur le système autrichien, nul n'eût été plus qualifié que Talleyrand: il l'avait formulé à plusieurs reprises comme sa doctrine de prédilection; disciple des ministres qui firent l'alliance au dix-huitième siècle, il est devenu le maître de ceux qui la souhaitèrent de nos jours: dans cette chaîne continue, c'est l'anneau intermédiaire. Il ne paraît pas toutefois que Talleyrand, gêné peut-être par ses relations clandestines avec la cour de Russie, ait pris l'initiative de mettre en relief les avantages de l'autre parti; s'il le soutint, ce qui n'est pas absolument établi 330, il le fit avec des circonlocutions, des réticences, et dans cette lutte de paroles où les opinions se donnaient librement carrière, se montra moins orateur que diplomate. Ce fut le prince Eugène qui insista le premier en faveur de l'Autriche, en termes convaincus et persuasifs. Après lui, le duc de Bassano se fit l'avocat brillant de la même cause. Le ministre des relations extérieures était acquis d'avance à cette opinion; le comte Mollien s'y rallia: le cardinal grand aumônier et M. de Fontanes firent valoir contre la Russie, avec une âpre amertume, des raisons de tout ordre, mais surtout religieuses et confessionnelles 331.

Note 330: (retour) Voy. pour l'affirmative les Mémoires de Talleyrand, Thiers, et, en sens diamétralement contraire, les notes de Maret.
Note 331: (retour) Suivant Thiers, le prince de Neufchâtel se prononça aussi pour l'archiduchesse. Fouché, ministre de la police, opina discrètement dans le même sens, d'après Maret; d'après Talleyrand, il fit chorus avec le roi de Naples. Aucun récit ne mentionne l'avis des autres ministres, sauf une sortie véhémente du comte de Cessac contre la maison d'Autriche.

En somme, sans qu'une majorité décisive se dessinât, d'importants suffrages s'étaient donnés à l'Autriche. Il est vrai que cet avantage pouvait être contre-balancé par un avis de haute portée: la voix de l'archichancelier Cambacérès s'éleva, comme celle même de la prudence, pour réclamer en faveur de la Russie. Cambacérès avait prévu que la puissance non élue deviendrait nécessairement ennemie. S'inspirant de cette donnée, il essaya de démontrer discrètement que le grand danger de l'avenir n'était point dans une reprise d'hostilités avec l'Autriche vaincue d'avance, mais dans une guerre au Nord, dans une rupture avec l'empire dont la force de résistance et les ressources demeuraient une redoutable inconnue, et ce grave avertissement, s'il ne parut pas impressionner immédiatement les assistants, semble à distance dominer le débat et définir la situation 332.

Note 332: (retour) Sur l'avis de Cambacérès et la manière dont il l'exprima, voyez la conversation qu'il eut avec M. Pasquier, citée par le comte d'Haussonville dans son grand ouvrage: L'Église romaine et le premier Empire, t. III, 205.

L'Empereur écoutait tout, impassible, majestueux, évitant le plus possible de donner des signes d'acquiescement ou d'improbation; il laissait la discussion se prolonger, s'échauffer, mais ne lui permettait point de dépasser certaines limites et savait au besoin, par un mot, par une phrase qui portait, la diriger et la contenir. Il n'entendait point que la balance de l'opinion penchât trop ouvertement d'un côté, car il ignorait encore vers lequel les circonstances le forceraient d'incliner. Dès qu'il voyait se produire un argument de nature à jeter sur l'un des deux partis une défaveur trop marquée, un discrédit irrémédiable, il ne manquait point de l'arrêter au passage et de l'anéantir. Lacuée, comte de Cessac, ministre de l'administration de la guerre, parlait vivement et s'acharnait contre l'Autriche: il rappelait les désastres ininterrompus de cet empire, le recul continu de ses frontières, et s'animant: «L'Autriche, dit-il, n'est plus une grande puissance.»--«L'Autriche n'est plus une grande puissance, interrompit l'Empereur; on voit bien, monsieur, que vous n'étiez pas à Wagram 333.» Et tout de suite la solidité et l'élan des troupes ennemies dans cette journée, leur ténacité stoïque, leurs charges fougueuses, le succès un instant compromis, lui reviennent à la mémoire et se dessinent devant ses yeux en traits saisissants: il n'admet point, s'il désigne l'Autriche, qu'on puisse le considérer comme s'alliant à une monarchie déchue.

Note 333: (retour) Mémoires du comte Beugnot, II. 359. Cf. Helfert, 87.

Pareillement, il ne veut pas que la Russie, qu'il lui faudra peut-être choisir, devienne l'objet d'une condamnation définitive. Le cardinal Fesch avait prononcé un mot grave: faisant allusion à la différence de culte qui séparerait de la France une impératrice schismatique, admise à pratiquer publiquement ses rites, et qui l'isolerait au milieu de son peuple, il avait dit: «Un tel mariage ne serait point dans nos mœurs.» Cette phrase avait paru faire impression. Cependant, comme Napoléon avait pris à Pétersbourg l'engagement d'accéder à toutes les exigences possibles en matière religieuse, il était indispensable de réserver le cas prévu et de le présenter sous une forme acceptable. L'Empereur se tira d'embarras par une affirmation qu'il savait contraire à la vérité et par une digression historique. Il avait tout lieu d'espérer, dit-il, vu ses excellents rapports avec l'empereur Alexandre, que la Russie ne poserait aucune condition, mais c'était lui-même qui désapprouverait et ne saurait admettre un changement de religion. Les abjurations n'étaient point de son goût, et il cita à ce propos, pour le blâmer, l'exemple de Henri IV. Il admirait ce grand prince, disait-il, mais il n'avait jamais pu lui pardonner d'avoir renié sa foi au prix d'une couronne; c'était, à ses yeux, la seule tache sur une glorieuse mémoire 334. Au reste, il pèserait avec soin et tiendrait en grande considération les avis exprimés. À la fin, pareil au juge qui, la cause entendue, se retire pour délibérer avec lui-même, préparer et mûrir sa sentence, il leva la séance, remercia et congédia le conseil, sans le départager. Il était parvenu à son but: il avait laissé se développer des arguments sérieux en faveur de l'Autriche, sans exclure la possibilité de l'autre mariage, pour le cas où l'Impératrice mère finirait par consentir.

Le bruit du conseil tenu aux Tuileries se répandit instantanément, le secret n'ayant point été recommandé. Le surlendemain, à un dîner chez le roi de Bavière, arrivé depuis un mois à Paris, ce monarque félicitait le duc de Bassano d'avoir courageusement soutenu le parti le plus propre à procurer la tranquillité de l'Allemagne 335. En même temps, dans les cercles les plus divers, on citait «les personnes appelées au conseil, les noms que le duc de Cadore avait fait passer en revue, l'opinion du roi de Naples et celle du vice-roi, quelques mots dits par Sa Majesté sur ces deux opinions, celle de M. le cardinal, le langage qu'avait tenu M. de Fontanes 336». Les prévisions, les commentaires, les controverses allaient leur train: interrompue aux Tuileries, la discussion se continuait dans toutes les sociétés qui tenaient de près ou de loin au gouvernement; elle reprenait avec plus de force en certains endroits où elle s'était depuis longtemps établie, dans ceux où s'assemblait la foule, où se propageaient et s'inventaient les nouvelles: les lieux les plus divers, les galeries du Palais-Royal, la Bourse, comme les salons de l'ancienne et de la nouvelle aristocratie, s'emplissaient d'un bourdonnement de voix confuses et discordantes.

Note 336: (retour) Mémoire de Pellenc.

Dans la masse du public, les sentiments restaient partagés: la Russie conservait ses défenseurs, qui lui demeuraient fidèles moins encore par sympathie pour elle que par crainte de l'Autriche 337. Au contraire, dans la plupart des milieux officiels et mondains, la majorité inclinait assez nettement en faveur de l'archiduchesse.

Note 337: (retour) Bulletins de police, janvier-juin 1810. Archives nationales, AF, IV, 1508.

Un parti, il est vrai, maintenait opiniâtrement ses objections: c'était celui des hommes compromis dans les pires excès de la Révolution; on le stigmatisait par le nom même qu'on lui infligeait: on l'appelait «le parti de ceux qui ont voté la mort 338». À l'autre extrême de l'opinion, dans le «faubourg Saint-Germain» pur et sans mélange, chez les royalistes qui s'honoraient d'une fidélité intransigeante au passé, chacun s'indignait à l'idée d'un mariage qui effacerait sur le front de Bonaparte le signe de l'usurpation et qui apparaissait comme la profanation sacrilège d'un grand et douloureux souvenir.

Note 338: (retour) Lettre publiée par Helfert, 354-358. Cette lettre très confidentielle, adressée à Metternich et signée seulement Dj, est attribuée par l'auteur autrichien à Laborde: elle doit l'être suivant nous au duc de Dalberg.

En dehors de ces deux groupes, l'opinion autrichienne ralliait la plupart des suffrages. Parmi les hommes de la Révolution, ceux que l'on nommait les Jacobins raisonnables ou, par l'évocation d'un vieux mot, les Constitutionnels, témoignaient pour la maison de Habsbourg d'un zèle qui devait paraître en eux un signe irrécusable de repentir. Le parti royaliste avait aussi, en très grand nombre, ses constitutionnels. Beaucoup de ses membres, tout en conservant pour la dynastie proscrite une respectueuse déférence, composaient avec le présent, reconnaissaient dans Napoléon une incarnation nouvelle et puissante du principe monarchique, s'accommodaient de son régime, acceptaient de bonne grâce des fonctions d'État ou des charges de cour, et ces conversions se multipliaient d'année en année. Entrant dans le gouvernement, les nouveaux venus ne se privaient nullement d'y rechercher leur part d'influence et s'essayaient à orienter la marche de l'État dans une direction conforme à leurs idées. Le mariage autrichien répondrait à leurs principes et même rassurerait leur conscience; ils se sentiraient plus à l'aise pour servir l'Empereur, quand ce prince serait devenu le petit-neveu de Marie-Antoinette. Ce parti des ralliés, qui prenait à la cour une place de plus en plus importante, y mettait un poids décisif en faveur de la solution autrichienne.

Les salons invoquaient d'ailleurs contre l'autre mariage des raisons directes, des raisons ou des préjugés. À Paris, l'Autriche était de meilleur ton que la Russie. Les membres de son ambassade figuraient plus dignement que leurs collègues du Nord; on les voyait davantage; ils semblaient plus du monde. Les Russes cherchaient à Paris leur amusement, sans se montrer très difficiles sur le choix de leurs plaisirs, plutôt qu'ils ne s'occupaient à garder un rang conforme à la majesté de leur cour: à part certaines exceptions, la colonie moscovite se distinguait par son luxe tapageur plutôt que par sa tenue 339 . Le prince Kourakine, malgré le faste qu'il déployait, malgré ses réceptions «aussi splendides qu'ennuyeuses 340 », n'avait point réussi à faire de sa maison un centre d'élégance et de bonne compagnie; ses faiblesses et ses ridicules étaient sujet de raillerie, il passait pour «le meilleur des hommes, mais le plus insignifiant des ambassadeurs 341 ». Quelle différence avec ce brillant comte de Metternich qui avait laissé à Paris les plus aimables souvenirs, qui s'y était fait, durant sa mission, des relations utiles, qui avait mis les femmes dans son parti et cherché dans le meilleur monde la plupart de ses bonnes fortunes! L'ancienne société française, à demi groupée autour du trône impérial, se sentait en affinité particulière de goûts et d'éducation avec cette aristocratie viennoise qui figurait à Paris, non seulement par ses représentants attitrés, mais par les princes et seigneurs d'Allemagne auxquels elle était apparentée. En comparaison, la Russie semblait loin de nous au moral comme au physique, par ses goûts, ses mœurs, et l'union avec une princesse de Moscou fût demeurée aux yeux du monde, en dépit de tout, un mariage exotique.

Note 339: (retour) Bulletins de police, 1809-1810. Archives nationale», AF, IV, 1508.
Note 340: (retour) Vassiltchikof, IV, 385.
Note 341: (retour) Documents inédits.

Cette manière de penser trouva même son expression par écrit, elle suggéra des observations, des mémoires qui furent adressés en haut lieu; elle s'y montre appuyée de toutes les raisons d'État déduites dans le sein du conseil. Pour rédiger ces pièces, il fut fait appel à des écrivains spéciaux, en quête de consultations politiques à donner, à certains survivants des anciennes controverses. Le mémoire le plus intéressant fut composé par l'ex-émigré Pellenc. Secrétaire de Mirabeau au début de la Révolution, Pellenc s'était ensuite réfugié en Autriche, d'où il était revenu récemment à Paris. De tout temps, il avait travaillé dans les dessous de la politique et côtoyé le monde: son mémoire se présente comme l'écho de ce qui s'y disait en 1810 sur le compte respectif de la Russie et de l'Autriche.

Pellenc paraphrase d'abord le mot du cardinal Fesch, en lui donnant une interprétation extensive et un sens très large: «Ce mariage, dit-il en parlant du projet russe, ne serait pas dans nos mœurs. Une partie de l'Europe et surtout la France ne regardent encore la Russie que comme une puissance asiatique. La différence de religion donnerait aussi quelque embarras; il y a sans doute une église grecque à Paris, mais l'Empereur lui-même a dit, dans une occasion, que le chef de l'État en France devait être de la religion catholique. En examinant ce sujet sous le rapport de l'opinion publique, on est porté à croire que le choix d'une princesse russe plairait beaucoup moins qu'un autre. Cette nation, dont la cour seule a de l'éclat, n'est pas encore au nombre des États civilisés; le trône y est exposé aux plus sanglantes révolutions, on n'estime pas en France le caractère russe, tout à la fois remuant, audacieux et faux, et l'on craindrait de voir Paris inondé de ces demi-barbares qui, malgré leurs richesses, n'ont aucun point de contact avec nos goûts, notre esprit, nos penchants, et surtout avec l'aménité de nos mœurs.

«La politique, en examinant le même sujet, trouverait des inconvénients d'un autre genre. Notre alliance avec la Russie, si l'on met de côté les circonstances présentes, nous est assez inutile. Quel parti la France pourrait-elle tirer d'une puissance qui se morfond depuis un demi-siècle pour conquérir la Moldavie et la Valachie? On ne peut pas même compter sur la durée de cette alliance; c'est plutôt avec l'Angleterre qu'avec nous que la situation géographique de la Russie, ses productions et ses besoins, lui font une nécessité de s'unir; aussi nos partisans dans cet empire se bornent à l'empereur Alexandre et à son premier ministre, dont la bonne foi même est assez douteuse, et la nation entière est notre ennemie. Enfin cette alliance serait un embarras dans une foule de projets qu'attend l'avenir et qu'indique une sage politique, savoir l'agrandissement du duché de Varsovie et le reculement de la Russie en Asie; sans compter même l'inconvénient d'épouser une princesse dont on peut apprendre à chaque instant que le frère vient d'être détrôné...»

--«Un choix parmi les princesses de second rang, ajoute le mémoire après ces considérations haineuses, conviendrait mieux que celui-là sous une foule de rapports.» Mais la France veut plus pour le monarque qu'elle chérit; elle est jalouse pour lui de tous les genres de gloire, et c'est ce sentiment qui la pousse à désirer le mariage autrichien. Ici, l'auteur s'élève à des considérations pathétiques sur le vœu de l'opinion bien pensante. «Sa qualité de petite-nièce de la dernière reine de France, dit-il en parlant de l'archiduchesse, aurait un certain avantage; il y a encore en France un certain nombre de personnes qui ne voient dans les choses humaines que l'accomplissement des desseins de la Providence, et, d'après cette manière de voir, la place que prendrait cette princesse sur un trône où sa tante fit naufrage, paraîtrait une de ces compensations que le Ciel prépare dans ses décrets, quand il lui plaît de réconcilier les époques de sa sévérité avec celles de sa bienveillance.»

Finalement, en même temps que l'auteur expose tous les motifs politiques qui militent en faveur de l'Autriche, il met à profit son long séjour à Vienne pour donner sur la personne même de l'archiduchesse quelques renseignements précis, les premiers peut-être qui parvinrent à l'Empereur: sans tracer d'elle un portrait trop flatté, il insiste sur un point qui doit plaire à Napoléon, à savoir que la jeune princesse, ayant reçu de la nature une constitution robuste, un physique plutôt agréable et un esprit moyen, peu développé par une éducation imparfaite, est susceptible de subir docilement l'empreinte qui lui sera donnée, de se laisser façonner par une direction intelligente.

«Les qualités personnelles de la princesse Louise, dit-il, auraient-elles de quoi fixer le choix de Sa Majesté? Voilà le seul point véritablement important. Cette archiduchesse était encore, il y a huit mois, très mince de corps et fort peu au-dessus de la taille moyenne des femmes. On se rappelle, il est vrai, que la dernière reine de France grandit fort tard et grossit beaucoup après son mariage. Elle a, dans un degré remarquable, l'éclat du teint allemand. Ses traits sont réguliers, son visage est ovale, ses cheveux entre le châtain clair et le blond, ses yeux bleus et très beaux, et son regard encore plus beau que ses yeux; elle a sur un teint blanc des couleurs très vives, mais d'un incarnat quelquefois peu fondu; et c'est encore un défaut qu'avait eu la reine de France dans sa jeunesse. Ses épaules sont peu effacées et semblent annoncer une constitution forte; elle marche très bien; elle a cependant plus de noblesse que de grâce et s'habille sans goût. On n'a guère parlé de son esprit ni en bien ni en mal, on sait seulement que son éducation, dont sa mère se mêlait beaucoup trop, a été mal faite... Ainsi l'on peut supposer, sans se tromper, que cette princesse est fort au-dessous de ce qu'elle peut encore devenir. Un de ses avantages, c'est d'être d'une famille où la fécondité est presque certaine. On l'a souvent comparée avec l'impératrice actuelle d'Autriche, et généralement elle plaisait davantage sous le rapport de la beauté 342

Note 342: (retour) Archives nationales, AF, IV, 1675.

Le mémoire de Pellenc, avec un autre, s'est retrouvé parmi les papiers de la secrétairerie d'État, où se centralisaient toutes les pièces transmises à l'Empereur ou émanées de lui-même. Adressé probablement au duc de Bassano, qui dirigeait ce service, il dut passer sous les yeux de Sa Majesté. Napoléon ne désapprouvait point ces conseils respectueusement donnés; il laissait écrire, comme il avait laissé parler dans le conseil, et voyait avec complaisance se produire dans les esprits un mouvement auquel il avait en quelque manière donné l'impulsion. Toutefois, ce n'était point assez pour lui que de connaître l'opinion des hautes classes. Il tient à savoir si dans un milieu moins relevé, mais non moins digne d'attention, les répugnances et les préventions contre l'Autriche persistent. Il veut consulter les intérêts matériels, connaître ce que pensent la finance, la Bourse, les hommes d'affaires, l'industrie et le haut commerce: il charge le ministre du Trésor public de procéder discrètement à cette enquête 343. Lui-même met la question à l'ordre du jour de tous les entretiens. En décembre, il n'a consulté personne pour se décider en faveur de la Russie; aujourd'hui, il interroge ses entours, les fonctionnaires avec lesquels il travaille, provoque ainsi des avis souvent favorables à l'Autriche, mais évite toujours, avec un soin scrupuleux, de se livrer par un mot prématuré, de dévoiler un avenir que les circonstances laissent incertain. Il conserve l'attitude qu'il a prise devant le conseil, celle d'un arbitre souverain, maître absolu de ses décisions, mais désireux de ne statuer qu'après avoir recueilli tous les éléments qui peuvent éclairer et former son jugement. En fait, il délibère moins qu'il n'attend; les yeux fixés sur le Nord, il attend toujours qu'un nouveau courrier de Caulaincourt soit venu confirmer ou démentir ses soupçons, que la Russie ait laissé plus clairement lire dans son jeu et se soit mieux fait connaître.

Note 343: (retour) Mémoires de Mollien, III, 122-123.
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