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Napoléon et Alexandre Ier (2/3): L'alliance russe sous le premier Empire

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CHAPITRE IX

LE SECRET DU TSAR


Le prince Adam Czartoryski dans le cabinet de l'empereur Alexandre.--Début de leurs relations.--Pétersbourg en 1796.--Rencontre dans les jardins de la Tauride.--Scène mémorable.--Les leçons de Laharpe.--Générosité native et premières aspirations d'Alexandre.--Il voudrait apaiser et consoler la Pologne.--Joie et confiance de Czartoryski.--Alexandre aux prises avec la réalité.--Revirement progressif et complet.--Sous le coup des terreurs inspirées par Napoléon, le désir de restaurer la Pologne, en l'unissant à la Russie, rentre dans l'esprit du Tsar.--Première idée d'une guerre offensive contre la France.--Le parti russe à Varsovie.--Proposition transmise par Galitsyne.--Conseils demandés à Czartoryski.--Défiance réciproque.--Divergence de vues entre le Tsar et son chancelier.--Le représentant de la tradition.--Le traité en suspens.--Envoi à Paris d'un contre-projet russe; Napoléon mis en demeure de souscrire à une capitulation diplomatique.--Angoisses croissantes d'Alexandre.--Le regard d'Austerlitz.--Nouvel entretien avec Czartoryski.--Projet de surprendre et d'enlever le grand-duché.--Combinaisons diverses.--Politique secrète et personnelle d'Alexandre.--Tentative auprès de l'Autriche.--M. d'Alopéus.--Mission simulée auprès de Murat; mission réelle à Vienne.--Paroles tentatrices.--Le point de dissentiment entre Pétersbourg et Vienne.--Alexandre persiste à réunir les Principautés et offre à l'Autriche des compensations.--La Serbie.--Le grand projet de 1808.--Indiscrétion calculée.--Mystérieux efforts d'Alexandre pour détourner de Napoléon la Pologne et l'Autriche: il entame des hostilités indirectes parallèlement à une reprise de négociation.


Tandis que la France et la plus grande partie de l'Europe célébraient les noces du nouveau Charlemagne, d'émouvantes scènes se passaient dans le cabinet de l'empereur Alexandre. Dévoré d'inquiétudes et de soucis, ce monarque s'était retourné vers l'homme qui avait été le dépositaire de ses premiers secrets et son ami plus encore que son ministre. Le prince Adam Czartoryski était rentré à Pétersbourg l'automne précédent, après une année d'absence; depuis quelques semaines, Alexandre cherchait à le rapprocher de lui et l'appelait de nouveau à d'intimes entretiens. À l'heure où la Pologne faisait son tourment, c'était à un grand seigneur polonais, dont il connaissait le patriotisme, mais dont il appréciait le dévouement à sa personne, qu'il avait voulu confier sa peine et demander secours.

Leur amitié datait de quatorze ans: elle s'était nouée dans des circonstances frappantes et romanesques. Après le démembrement final de la Pologne, en 1795, l'impératrice Catherine avait exigé que l'illustre famille des Czartoryski lui confiât ses fils et donnât ce gage de soumission; c'était à ce prix qu'elle laissait espérer un adoucissement de rigueur et une restitution de biens. Le jeune prince Adam lui avait été livré en otage; à Pétersbourg, il avait reçu un brevet d'officier aux gardes et portait l'uniforme russe comme une livrée de servitude. L'Impératrice le traitait bien, la société lui offrait distractions et plaisirs, sans réussir à dissiper sa tristesse d'exilé et sa hautaine mélancolie. Dès son arrivée, il avait été remarqué par le grand-duc Alexandre, alors âgé de dix-huit ans, fils aîné du tsarévitch Paul et héritier du trône au second degré. Au bout de quelque temps, Alexandre témoigne le désir de l'entretenir en particulier: ils se rencontrent dans les jardins du palais de Tauride, par un de ces jours de printemps naissant où la nature du Nord s'épanouit dans sa fugitive splendeur et se hâte de vivre. Dès les premiers mots, un invincible penchant les porte l'un vers l'autre; leurs âmes s'attirent, se rapprochent, et dans cette cour où le représentant de la race proscrite ne lit sur tous les visages qu'indifférence ou stérile pitié, c'est le successeur même de Catherine qui s'est trouvé pour le comprendre.

En vain chercherait-on à cette scène un pendant dans l'histoire; il faut le demander à l'une des conceptions célèbres du génie dramatique, se rappeler en quels traits le poète allemand a peint le fils de Philippe II maudissant tout bas la politique inexorable de son père, s'éprenant d'équité et de vertu, torturé d'aspirations généreuses, et reconnaissant dans un ami vrai sa conscience vivante. Alexandre, c'est Carlos d'Espagne: Czartoryski, c'est Posa.

L'impératrice russe avait fait élever son petit-fils sous ses yeux, avec un soin jaloux: elle voyait en lui l'espoir de sa race et le continuateur de son œuvre. Pourtant, habile à flatter les écrivains et les penseurs d'Occident, à se concilier ces dispensateurs de la renommée, elle avait donné pour maître au grand-duc un de leurs disciples, le Genevois Laharpe; elle avait jugé bon que le futur autocrate prît quelque teinture de cet esprit libéral et philosophique dont elle-même avait su se parer avec un art consommé. Cependant, il s'est trouvé que le jeune prince était doué d'une sensibilité et d'une imagination exaltées, qu'il éprouvait le besoin de croire et de s'enthousiasmer. Répondant à ces instincts élevés et vagues, les principes développés devant lui par Laharpe ne l'ont pas seulement effleuré, mais conquis et pénétré, et son âme s'est ouverte toute grande au souffle d'idéal qui traversait le siècle. Il rêve aujourd'hui le règne de la justice et de la félicité universelles, «son cœur bat pour l'humanité», et lorsque Czartoryski lui parle d'émancipation, de liberté, ces mots rencontrent en lui leur écho et y soulèvent de nobles ardeurs.

Heureux de trouver à qui s'ouvrir, à qui se confier, Alexandre laisse éclater des sentiments qu'il a jusqu'alors renfermés et celés, car la surveillance dont il est l'objet lui a malheureusement donné l'habitude et le goût de dissimuler. Il avoue qu'il hait dans son cœur tout ce qu'il est contraint d'adorer publiquement; il s'insurge contre la raison d'État, contre les crimes qu'elle engendre ou glorifie, et se refuse à vénérer le despotisme bien ordonné dont Catherine lui présente l'imposante image. Il n'a de goût que pour les institutions libres: le mot de République exerce sur lui un mystique prestige. Partout, il est du parti des opprimés; ses sympathies vont à ceux qui luttent ou qui souffrent; il souhaite des succès à la République française, qu'il aperçoit au loin combattant les monarchies coalisées; mais c'est surtout le nom de la Pologne qui éveille en lui une immense pitié. Il plaint cette nation, il a admiré ses derniers efforts, il la voudrait heureuse et se promet d'en être un jour le consolateur.--À entendre ces mots, Czartoryski se sent bouleversé d'émotion et de joie; il remercie la Providence du miracle qu'elle a fait et la loue d'avoir placé ces aspirations dans le prince qui semblait appelé à continuer l'œuvre de fer et de sang. Tous deux bâtissent maintenant des projets dans les nuages de l'avenir, parlent de reconstituer la Pologne et de lui rendre une existence nationale, en l'unissant à la Russie par des liens fraternels, et dans l'adolescent au regard inspiré, aux traits ravissants, qui lui dit d'espérer, Czartoryski croit distinguer un être surhumain, suscité pour une mission réparatrice, et salue l'ange libérateur de sa patrie 440.

Note 440: (retour) Mémoires du prince Adam Czartoryski, publiés en 1887 par M. de Mazade, I, 94-99. Ces Mémoires sont un document historique de haute valeur.

Quatre ans après, Alexandre était appelé au trône, après la catastrophe dont le souvenir devait à jamais désoler sa conscience. Investi du pouvoir, il se trouvait aux prises avec la réalité; il avait à compter avec les intérêts engagés, avec les traditions de son État, n'osait s'affranchir brusquement de ces liens pour suivre son rêve transcendant, et se résignait à régner comme ses prédécesseurs, tout en pensant autrement qu'eux. Son intimité avec Czartoryski, qui n'avait plus cessé depuis leur première entrevue, n'en subsistait pas moins; il avait appelé le prince dans le conseil secret où s'élaboraient des ébauches de réforme et des essais de libéralisme. Parfois le nom de la Pologne revenait sur ses lèvres, «mais ce n'était plus de la même manière 441». S'il promettait d'améliorer le sort des provinces annexées, s'il accordait des réparations individuelles, l'idée d'une Pologne autonome, prenant place dans l'empire comme un élément distinct et doué de vie, s'affaiblissait, s'obscurcissait en lui. Il traitait ce projet de chimère et pourtant disait l'aimer toujours, le porter au fond de son cœur: combien regrettait-il le temps où il pouvait se livrer à cette généreuse utopie: «C'était une idée d'enfant, oh! mais divinement belle 442

Note 442: (retour) Schiller, Don Carlos.

Plus tard, Czartoryski avait été élevé à des fonctions actives et éminentes, adjoint au ministère des affaires étrangères, puis chargé seul de ce département, en 1804 et 1805. Il avait alors présenté en vain divers projets de restauration, tous compatibles avec le maintien ou l'accroissement de la puissance russe. En 1805, il avait obtenu presque une promesse, aussitôt rétractée, et peu à peu le déroulement des circonstances, l'enchaînement des fatalités, avaient amené Alexandre à considérer toute renaissance de la Pologne, sous une forme quelconque, comme le péril le plus grave qui pût menacer la sécurité et l'unité de l'empire. Toujours doux et humain aux personnes, sévissant à regret, il était devenu rigoureux sur le principe, inflexible, et c'est ainsi que nous l'avons vu s'acharner contre l'idée polonaise, en poursuivre toutes les manifestations, se donner pour but de l'étouffer, et se constituer «le persécuteur en chef 443» d'une nation qu'il redoutait sans lui porter une haine préconçue. En même temps, sa politique générale avait évolué à plusieurs reprises, et les oscillations de sa pensée, l'entraînant dans des voies diverses, ne lui avaient fait trouver dans aucune la sérénité et le bonheur.

Note 443: (retour) Mémoires de Czartoryski, II, 211.

En vérité, il avait essayé de tout, et tout lui avait manqué. Au début de son règne, il avait voulu jouer entre les États le rôle de modérateur, soustraire l'Europe à la prise de Bonaparte et la reconstituer sur des bases rationnelles. Chez les cours qu'il s'était associées pour cette œuvre, il n'avait trouvé que sécheresse de cœur, vues égoïstes et cyniques, faiblesse ou mensonge, et les déceptions de sa politique ne lui avaient pas été moins cruelles que les désastres de ses armées. Dégoûté de ses alliés, il s'était livré au vainqueur; il avait subi l'ascendant du génie, s'était juré de suivre Napoléon et de l'imiter. Il avait voulu être conquérant à son tour, goûter l'émotion enivrante des succès par l'épée, reprendre et dépasser les plans de ses devanciers; il s'était mis à reculer partout les bornes de sa domination et au fond de cette voie n'avait retrouvé qu'amertume. Les résultats acquis, si sensibles qu'ils fussent, demeuraient incertains, précaires, et au prix de quelles dangereuses complaisances n'avait-il pas fallu les acheter! Désabusé de Napoléon, Alexandre s'était arrêté en dernier lieu à un parti équivoque et mixte: conserver l'alliance sans en remplir les devoirs, se dégager de toute solidarité effective avec l'ambitieux empereur, mais le ménager encore, le flatter par de doucereuses paroles, affecter la fidélité et la condescendance; à ce prix, il gagnerait sans doute le droit de vivre en repos; il pourrait s'éloigner des affaires européennes, se consacrer aux soins de l'intérieur, se vouer moins à la grandeur de l'État qu'au bonheur des peuples. Dernière et vaine illusion! Napoléon n'a pas souffert qu'Alexandre ne fût à lui qu'à demi; il l'a mis en demeure de se livrer plus complètement et, sur un refus de gage, s'est détourné vers un système où la Russie n'aperçoit plus qu'intentions malfaisantes et préméditation d'offensive. Cette guerre qu'Alexandre a espéré écarter de ses frontières, par une suite d'atermoiements et de demi-mesures, il juge qu'elle s'en rapproche aujourd'hui, qu'elle va le saisir et le surprendre dans son œuvre rénovatrice. En cette année 1810 où viennent d'éclore ses projets d'amélioration et de réforme, où il a compté cueillir les fruits de son zèle pacifique, il lui faut aviser de nouveau à des mesures de combat, se préparer à lutter pour l'existence, à rentrer dans l'ère d'angoisse et de sang. Devant lui, il croit distinguer l'invasion menaçante: tout lui en devient symptôme, signe avant-coureur, et par une fatalité vengeresse, c'est la Pologne, objet naguère de sa compassion, négligée ensuite, poursuivie enfin avec une âpre rigueur, qui devient contre lui l'arme désignée aux mains de l'adversaire, le moyen d'agression et l'instrument de torture.

Alors, dans le trouble de son âme, il se demandait si son enthousiasme juvénile n'avait pas vu clair et plus loin que ses calculs égoïstes de souverain et de politique, si la raison d'État ne lui commandait point aujourd'hui d'être audacieusement juste, magnanime, si son intérêt bien entendu n'était pas de réaliser le roman ébauché jadis dans les jardins de la Tauride? Est-il trop tard, après tout, pour réparer le crime qui pèse d'un poids si lourd sur les destinées de l'empire? Cette Pologne que Napoléon va restaurer dans un but d'ambition et en haine de la Russie, ne peut-on la refaire avant lui, contre lui, s'en servir pour le combattre et le vaincre? La Russie possède encore la plus vaste portion de l'ancien royaume, la majeure partie de ses habitants. Jusqu'à présent, elle n'a songé qu'à plier au joug ces millions d'hommes, à effacer en eux tout souvenir et tout regret du passé, et elle n'y a réussi qu'imparfaitement: ne saurait-elle, par un traitement plus équitable, obtenir qu'ils s'associent librement et spontanément à son sort? Alexandre n'est que leur maître: qu'il se fasse leur chef; qu'il leur rende leur nom, leurs lois, leurs institutions, leur langue; qu'il les dote d'une administration nationale; qu'il érige leur pays en royaume distinct, accolé et lié indissolublement à son empire; qu'il relève la couronne de Pologne et la joigne sur son front à celle des tsars; l'État ainsi recréé offrira un point de ralliement aux autres parties de la nation morcelée, et on les verra toutes, y compris le duché de Varsovie, se fondre et s'anéantir en lui. Ce pouvoir d'attraction qu'exerce actuellement le grand-duché, il le subira désormais. Si les Varsoviens s'attachent à Napoléon, c'est que sa protection leur apparaît comme l'unique moyen de rétablir leur patrie; qu'on leur montre sur leur frontière cette patrie ressuscitée, vivante, venant à eux, ils lui tendront les bras et délaisseront Napoléon, qui ne leur offre qu'une espérance, pour Alexandre, qui leur présentera une réalité.

À l'heure même où ce prince se proclamera roi de Pologne, ses troupes envahiront brusquement le duché dégarni de Français. L'armée varsovienne, prévenue et travaillée à l'avance, rejettera l'autorité du roi saxon et l'alliance oppressive du conquérant; elle rompra ses rangs pour se reformer autour du monarque national, désertera le drapeau pour rejoindre la patrie, et, par cette défection salutaire, donnera peut-être à l'Europe le signal de la révolte. Sans doute, c'est la guerre avec Napoléon, c'est la guerre offensive, entamée sans motif évident et palpable, débutant par une de ces déloyales surprises dont l'Autriche et la Prusse ont été tour à tour et si durement châtiées; c'est le rôle d'agresseur assumé, et l'apparence, sinon la réalité du droit, mise contre soi. N'importe! Alexandre est tellement persuadé que la guerre avec la France est inévitable qu'il se demande si le meilleur moyen de la soutenir avec avantage n'est point de la commencer lui-même, de prévenir l'adversaire, de le gagner de vitesse, d'arriver avant lui sur la Vistule et l'Oder. Son imagination engendre de téméraires desseins que sa volonté vacillante hésitera toujours à exécuter. Pour échapper au fantôme qui le hante, il incline par moments à se jeter dans un péril réel, dans une formidable aventure, et l'excès même de la crainte le pousse à de suprêmes audaces.

Ses espérances, il faut le dire, ne reposaient point sur des données purement spéculatives; elles se fondaient sur un fait réel, l'existence en Pologne et même à Varsovie d'un parti russe. Naguère, ce parti avait joué un rôle important et professé une doctrine fort soutenable. À la fin du dix-huitième siècle, lorsque l'ancienne République, énervée par ses divisions, minée par l'intrigue, impuissante à se donner les organes nécessaires à la vie des États modernes, entourée de convoitises impatientes, s'acheminait irrémédiablement à sa ruine, quelques-uns de ses meilleurs citoyens, entre autres le père et l'oncle du prince Adam, n'avaient vu pour elle de salut et de refuge qu'en la Russie. À leurs yeux, la Pologne n'échapperait au morcellement, c'est-à-dire au supplice et à la destruction, qu'en se subordonnant tout entière au grand empire slave, en s'abritant sous son égide, en s'inféodant à lui étroitement: moyennant ce sacrifice, elle conserverait son autonomie, son individualité, son intégrité, s'assurerait une protection puissante, et sauverait sa nationalité au prix de son indépendance.

Depuis, la politique de Catherine, sa participation au triple démembrement, la rigueur avec laquelle elle avait traité les provinces tombées dans son lot, avaient infligé à ces prévisions un cruel démenti. Malgré tout, le parti russe existait encore et tournait parfois vers le petit-fils de Catherine un regard d'espérance. Il avait donné récemment une preuve remarquable de vitalité. En 1809, pendant la guerre d'Autriche, lorsque l'armée du prince Galitsyne, après de longues tergiversations, avait enfin franchi la frontière, un groupe de seigneurs varsoviens et de magnats galiciens s'était adressé au généralissime russe, dans le plus grand secret, et lui avait communiqué l'avis suivant: si l'empereur Alexandre consentait à reformer la Pologne d'autrefois, en la plaçant sous son sceptre, en lui rendant ses anciennes limites, toute une partie des nobles le reconnaîtrait immédiatement pour roi, et leur exemple pourrait entraîner le reste.

Saisi de cette proposition, transmise et appuyée par Galitsyne, Alexandre n'y avait point donné suite; il se flattait encore, par une entente avec l'empereur des Français, d'empêcher toute restauration. Néanmoins, comme le soulèvement de la Galicie augmentait ses craintes, comme la bonne foi de Napoléon lui devenait plus suspecte, il n'avait pas cru devoir décourager totalement le parti qui se faisait fort de lui ramener la Pologne: en admettant que cette nation dût inévitablement revivre, ne valait-il pas mieux que sa résurrection s'opérât pour le compte de la Russie que par la main des Français? La réponse faite le 27 juin 1809 aux magnats posait à tout hasard un jalon pour l'avenir; le Tsar, disait-elle, ne se dessaisirait jamais des provinces incorporées à son empire pour les fondre dans un État autonome, mais il ne se refuserait point, si les circonstances l'y aidaient, à régner sur une Pologne extérieure à ses frontières, composée avec le grand-duché et la Galicie 444.

Note 444: (retour) Nous donnons à l'Appendice, sous le chiffre II, le texte de la lettre de Galitsyne et de la réponse. Ces deux pièces sont extraites des archives de Saint-Pétersbourg; nous en devons la communication à l'obligeance de M. Tatistcheff.

Dans les mois suivants, ayant reçu Czartoryski, qui était revenu de l'étranger et qui continuait à plaider la cause de ses compatriotes, Alexandre avait conservé vis-à-vis de lui un ton froid et gêné; pourtant, il lui avait glissé, «en baissant les yeux et sans finir sa phrase 445», quelques paroles de réconfort: un jour même, en janvier 1810, comme s'il se fût laissé gagner à l'exaltation du prince, il avait fait allusion à leur ancien dessein et ne s'y était pas montré défavorable.

Note 445: (retour) Mémoires de Czartoryski, II, 211.

À cet instant, il négociait fiévreusement avec Caulaincourt le traité de proscription; sa sincérité vis-à-vis des Polonais demeurait donc tout éventuelle, subordonnée au cas où Napoléon ne contresignerait point la sentence de mort; il n'entendait restaurer la Pologne à son profit que si l'impossibilité de la retenir au tombeau lui était démontrée. Six semaines plus tard, le retour de la convention non ratifiée, avec le coup de tonnerre du mariage autrichien, avait paru lui fournir cette preuve et brusquement retourné ses résolutions. Par une poussée subite, le projet éloigné depuis dix ans était venu ressaisir et réoccuper sa pensée. Affolé et hors de lui, il se demandait maintenant si cette hasardeuse ressource ne contenait point le salut; admettant les conséquences extrêmes de son évolution, il se résignait à isoler dans l'empire ses provinces polonaises pour en faire le noyau du futur royaume. C'était à ce moment qu'il avait voulu revoir Czartoryski, qu'il l'avait mandé, et que nous les retrouvons face à face, ramenés, après de longues traverses, au point de départ de leur amitié.


Dans un premier entretien qui eut lieu au mois de mars, l'un et l'autre hésitèrent encore à se livrer, à revenir aux épanchements d'autrefois. Alexandre n'aborda pas franchement la question. Il prodigua d'abord au prince des témoignages d'amitié personnelle, puis se mit à parler d'amnistie, de réconciliation et d'oubli 446. Il voulait, disait-il, prouver aux Polonais qu'il n'était point leur ennemi, qu'il désirait sincèrement leur bonheur: son but était de mériter leur affection et leur confiance, par les moyens que lui indiquerait le prince. Pour commencer, il se montrait disposé à grouper sous un régime spécial et privilégié, à reformer en corps de nation les huit gouvernements échus à son État au moment des partages, et Czartoryski n'eut pas de peine à démêler en lui le désir d'édifier une Pologne russe, destinée à attirer et absorber la Pologne française que Napoléon avait créée sur la Vistule.

Note 446: (retour) Czartoryski fait dans ses Mémoires, II, 226-234, le récit circonstancié de ses deux entretiens avec Alexandre en mars et avril 1810. Toutes nos citations sont empruntées à cette partie de l'ouvrage.

Ce plan, que le prince eût salué avec transport en d'autres temps, le laissait maintenant incertain et troublé. Quelles que fussent sa répulsion pour Bonaparte et la force de ses liens avec Alexandre, son patriotisme commençait d'hésiter entre Pétersbourg et Varsovie. Aujourd'hui que le salut pour la Pologne semblait venir d'Occident, un de ses enfants pouvait-il sans crime jeter à la traverse d'autres combinaisons? En se prêtant aux vues du Tsar, ne s'exposerait-il pas à déchirer son pays de ses mains, à le diviser en camps ennemis, à le replonger dans la guerre intestine, à entraver par une entreprise parricide l'œuvre de la régénération nationale? Puis, Alexandre était-il sincère? Ce retour de sympathie partait-il d'un sentiment élevé et durable? Au contraire, fallait-il y voir l'effet momentané des circonstances, l'attribuer exclusivement aux craintes inspirées par Napoléon, et qu'un mot, un sourire dissiperait peut-être? Czartoryski avait trop expérimenté le caractère à la fois changeant et dissimulé de son interlocuteur pour lui rendre cette confiance qui avait fait le charme de leurs premières relations; aujourd'hui, il se tenait constamment en garde contre une défaillance ou une arrière-pensée: «L'empereur Alexandre, écrivait-il un jour, a habitué tous ceux qui l'entourent à chercher, dans toutes ses résolutions, des motifs différents de ceux qu'il met en avant 447

Note 447: (retour) Mémoires, II, 225.

Cependant, pressé plus vivement, il promit son avis par écrit sur les moyens les plus propres à gagner au Tsar les cœurs polonais. Alexandre voulut savoir à quelle époque ce mémoire pourrait lui être remis; il ajourna jusque-là toute reprise de la discussion: s'il s'était proposé de jeter dans l'âme de Czartoryski une première et immense espérance, il hésitait à lui découvrir prématurément tous les desseins qui flottaient dans sa pensée.

C'est qu'en effet la négociation avec la France, quoique fort compromise, n'était pas rompue. Le cabinet de Pétersbourg restait saisi d'une proposition ferme, sur laquelle il avait à statuer; il demeurait en présence du traité de garantie modifié par Napoléon, mais toujours offert et sanctionné d'avance. Il est vrai que sans l'article premier, sans cette phrase si cruelle dans sa concision: «La Pologne ne sera jamais rétablie», Alexandre considérait l'acte tout entier comme dénué de signification et de portée. Mais ne pourrait-on, en insistant avec fermeté, en faisant quelques concessions sur les autres articles, obtenir de Napoléon qu'il revînt sur son refus et adoptât la formule qui dispenserait de s'aventurer dans l'inconnu? Le chancelier Roumiantsof, en particulier, se rattachait à l'espoir d'imposer à l'Empereur un accord qui permettrait de maintenir l'alliance. En dehors de ce parti, tout n'était à ses yeux que chimères et dangers. Formé à l'école de Catherine, imbu de ses inexorables principes, Roumiantsof n'admettait point de transaction avec l'inconsistante Pologne, la jugeait incapable de reprendre une existence normale 448, ne voyait en elle qu'un élément de désordre, et aspirait à supprimer radicalement le péril que son maître songeait à détourner. D'autre part, il n'était pas éloigné de croire que Napoléon, préoccupé avant tout de sa guerre contre les Anglais, s'inclinerait devant une mise en demeure énergiquement maintenue; il estimait que la Russie avait péché trop souvent par défaut de virilité et de résolution, qu'elle devait à la fin montrer du nerf, s'armer d'inflexibilité, s'entêter dans ses exigences; à force de les reproduire, elle finirait sans doute par les faire triompher. Alexandre, qui connaissait les principes de son ministre et n'avait pas jugé à propos de le mettre dans la confidence de ses entretiens avec Czartoryski, le laissait persévérer dans cette voie et consentit à y rentrer avec lui, tout en se réservant, le cas échéant, de se jeter personnellement et mystérieusement dans une autre.

Note 448: (retour) «Les Polonais, disait-il, sont comme le vin de Champagne, qui mousse, mais ne se conserve pas: ils ne peuvent faire une nation.» Caulaincourt à l'Empereur, 2 août 1809.

La chancellerie de Pétersbourg dressa donc un nouveau traité, qui se trouva le troisième. Au contre-projet français, elle opposa un contre-projet russe et eut soin d'y reproduire la phrase qui formait le nœud de la difficulté, en se bornant à l'annoncer et à la préparer par un préambule. Au lieu de dire: article premier: «Le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli», on employa ces termes: article premier: «S. M. l'empereur des Français, voulant donner à son allié et à l'Europe une preuve du désir qu'il a d'ôter aux ennemis de la paix du continent tout espoir de la troubler, s'engage, ainsi que S. M. l'empereur de Russie, à ce que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli 449.» Le premier projet russe, c'était la mort sans phrases; le second contenait le même arrêt, expliqué et motivé. Quant aux articles subséquents, les deux textes ne différaient plus essentiellement; Alexandre avait voulu pourtant que l'abolition des ordres fût formellement prononcée.

Note 449: (retour) Voy. la série des articles dans la Correspondance de Napoléon, XX, p. 177-178, en note.

Le contre-projet russe partit de Pétersbourg le 17 mars, adressé au prince Kourakine et accompagné d'observations minutées par l'Empereur lui-même. L'ambassadeur devait le présenter à la signature du monarque français, sans admettre aucune modification, sans souffrir qu'un seul mot fût retranché ou intercalé. Ainsi, à l'heure même où le Tsar commençait à tendre la main aux Polonais et à flatter leurs espérances, il sollicitait une dernière fois Napoléon d'en finir avec eux et de leur fermer l'avenir.

Comment concilier ces deux entreprises opposées, destinées à se suppléer l'une l'autre? Le bruit du traité en préparation était venu jusqu'aux Polonais: il les avait émus, consternés; il ne les disposait guère à écouter les suggestions de cette Russie qui élaborait en même temps un acte destiné à combler leur infortune. Czartoryski ne s'était point privé d'indiquer au Tsar cette objection: il s'était montré surpris que Sa Majesté s'occupât encore des objets dont elle l'entretenait «en présence de la convention négociée avec la France»; était-ce donc, demanda-t-il timidement, que Napoléon aurait refusé sa ratification?--«Sa Majesté répondit avec quelque embarras que cela n'était point ainsi, que c'était M. de Champagny qui avait voulu mettre dans le traité des expressions et des articles allant jusqu'à détruire le nom polonais, mais qu'elle avait changé ces articles, et que la convention ainsi modifiée avait été de nouveau expédiée à Paris.» Ainsi, prenant audacieusement le contre-pied de la vérité, Alexandre imputait au cabinet de Paris ses propres et impitoyables exigences; il lui en attribuait l'initiative, en rejetait sur lui la responsabilité et l'odieux: Napoléon avait-il tort de croire que le but de la Russie était moins de le lier moralement que de le perdre auprès des Polonais et de lui enlever ses moyens matériels de défense, moins de le tenir captif sur parole que de le désarmer? Sans accorder une créance absolue aux explications d'Alexandre, Czartoryski se mit au travail qui lui avait été demandé. Après plusieurs jours d'étude et de réflexion, il rédigea un mémoire et le porta à l'Empereur. Trois semaines environ s'étaient écoulées depuis leur premier entretien. Durant cet intervalle, les événements avaient marché: la célébration du mariage à Paris, avec ses détails caractéristiques, les apparences croissantes de l'intimité entre la France et l'Autriche, avaient fait sur Alexandre une impression profonde et terrifiante. Il n'y avait plus à en douter: c'était l'échec définitif de son système, la mise en déroute de ses espérances, un Austerlitz diplomatique. Czartoryski fut frappé de sa «contenance pleine d'abattement et de découragement»: ce fut à cet instant qu'il lui retrouva dans le regard l'expression de stupeur déjà remarquée après l'écrasante journée du 2 décembre 1805, alors que le jeune monarque et son état-major quittaient au galop le champ de bataille, emportés par le torrent de la défaite, et qu'au loin, derrière eux, s'élevaient et se prolongeaient les acclamations des Français victorieux, saluant leur empereur qui passait dans leurs rangs 450. Aujourd'hui encore, comme en 1805, on n'avait su rien prévoir ni rien prévenir; on s'était laissé surprendre par un désastre, dont les conséquences se déroulaient et se précipitaient de toutes parts. Se jugeant menacé et talonné par un péril implacable, Alexandre demandait à tout prix un moyen de salut, cherchait instinctivement une arme pour se défendre.

Note 450: (retour) Mémoires de Czartoryski, II, 409.

Czartoryski lui lut son mémoire, qui fut écouté attentivement. Mal éclairé sur les dispositions réelles d'Alexandre, sur l'état des rapports avec la France, il était demeuré forcément dans le vague; il conseillait d'entrer délibérément, vis-à-vis des Polonais sujets russes, dans les voies de la douceur et de la clémence, rappelait la nécessité tant de fois signalée par lui «de rétablir la Pologne pour prévenir Bonaparte», mais ne suggérait aucun procédé d'exécution. D'ailleurs, n'était-il point trop tard pour reprendre un projet malencontreusement ajourné? Et sous chaque ligne du mémoire perçait un reproche à la Russie, celui de n'avoir jamais su agir opportunément et d'avoir passé son temps à manquer l'occasion. Alexandre ne disconvint point de cette vérité: il fit avec Czartoryski son examen de conscience, se repentit de n'avoir pas reconstitué la Pologne en 1805, se laissa dire que la conduite tenue en 1809 avait été «la plus mauvaise», mais il n'admettait point que les fautes commises fussent sans remède, qu'il dût renoncer à modifier une situation intolérable. «Il montrait un extrême désir d'arranger les affaires de Pologne de quelque façon que ce fût et en faisant de son côté tout ce qu'il pourrait», ne dissimulant plus d'ailleurs que cette intention se liait aux grandes et légitimes inquiétudes que lui donnait la France. Sans doute, disait-il, Napoléon ne cherchait qu'à lui prodiguer des paroles tranquillisantes; il en avait la preuve sur son bureau, mais ces déclarations, dont il connaissait la valeur, n'avaient plus le pouvoir de le convaincre. Pour qu'il retrouvât quelque sécurité, une garantie morale ne suffisait plus: il lui fallait une sûreté matérielle, un fait, la suppression du grand-duché: comment amener cet État à se dissoudre dans une Pologne qui serait créée spécialement pour l'englober? comment disposer ses habitants à échanger leur patrie restreinte contre la grande patrie que leur rendrait la Russie?

Pressé de répondre à cette question, Czartoryski s'excusait toujours, alléguant son éloignement de Varsovie, son ignorance de l'accueil qui pourrait être fait aux propositions russes. Alexandre ne se laissa point arrêter par ces considérations et découvrit le raisonnement sur lequel se fondait son espoir: «Bah! dit-il, sans être sur les lieux, il n'est pas difficile de savoir ce qu'on pense dans les provinces et dans le duché; cela peut se dire en peu de mots Les Polonais suivront même le diable, si le diable les mène au rétablissement de leur patrie.» La question d'exécution fut alors serrée de plus près, divers moyens envisagés. Czartoryski se plaçait toujours dans l'hypothèse où la Russie essayerait d'agir d'accord avec Napoléon, où elle s'efforcerait d'obtenir son consentement à la disparition du duché en lui offrant sur d'autres points de notables avantages et une compensation pour le roi de Saxe. Il ne se figurait point qu'Alexandre pût admettre, sans nécessité absolue, l'idée d'une prise d'armes contre le vainqueur d'Austerlitz et de Friedland, et courir de lui-même au-devant d'une rupture. Son étonnement fut profond d'apprendre que le Tsar n'excluait point ce parti, de s'entendre demander «si l'on ne pourrait pas entamer une guerre simulée avec le duché, où, d'après un arrangement concerté, les troupes russes pourraient arriver à des positions dans lesquelles, réunies aux troupes polonaises, elles pourraient tenir tête aux Français; dans ce cas, tous les désirs de la Pologne seraient satisfaits».

Hâtons-nous d'ajouter qu'il s'agissait encore chez Alexandre d'une simple velléité, passant en lui au milieu d'un désordre d'idées. Au bout d'un instant, voyant Czartoryski frémir à la perspective d'une guerre contre Napoléon, «avec ses chances bien incertaines», il parut aller brusquement à l'autre extrême, changea de chimère, ménagea à son interlocuteur une nouvelle surprise, émit l'idée de désarmer le conquérant à force de résignation et de condescendance: ne parviendrait-on pas au but «en ne s'opposant pas à la formation d'un royaume de Pologne composé du duché et de la Galicie, et en permettant aux sujets des provinces polonaises de la Russie d'aller servir là-bas comme dans leur pays?--Les Polonais, ainsi contentés, n'auraient point de raison d'être contre la Russie et deviendraient tranquilles; la France, n'ayant plus cette pomme de discorde entre elle et la Russie, n'aura aucun motif de lui faire la guerre.» Cette fois, Alexandre parlait-il sérieusement? Ne voulait-il pas simplement éprouver Czartoryski, savoir si celui-ci accueillerait avec joie tout espoir d'une restauration, même accomplie en dehors de la Russie? Au reste, se contredisant de nouveau, il exprima bientôt la conviction qu'un conflit décisif se produirait dans tous les cas, que Napoléon le provoquerait certainement, à supposer que la Russie ne prît point les devants; cette idée fatale était la seule qui se fût obstinément fixée dans son esprit mouvant. «Il dit d'un accent pénétré qu'il ne croyait pas que ce fût encore cette année, parce que Napoléon était tout occupé de son mariage, mais qu'il s'attendait à la crise l'année prochaine: Nous sommes au mois d'avril, continua-t-il; ainsi ce sera dans neuf mois.»

Pour cette époque, il jugeait de toute nécessité que la Russie eût rassemblé ses idées et dressé ses plans sur la conduite à suivre en Pologne, qu'elle tînt en réserve une solution toute prête pour l'opposer à celle que Napoléon essayerait de faire prévaloir. C'était là le but à atteindre; quant aux voies propres à y conduire, elles restaient à trouver. Alexandre réfléchirait, aviserait; il invitait Czartoryski à en faire autant, à se mettre en quête «d'un fil qui conduirait au but». Finalement, on se sépara sans donner à l'entretien de conclusion, mais en se promettant d'en chercher une 451. Si les deux conversations avec le prince Adam ne devaient produire immédiatement aucune conséquence visible, elles marquent le point de départ d'une trame ourdie par le Tsar en dehors et à l'insu de son ministre, par l'intermédiaire de Czartoryski et d'autres agents, pour agir auprès des Varsoviens, pour tenter leur fidélité, les détacher subrepticement de la France et les préparer aux revirements les plus inattendus de la politique moscovite, pour se mettre en mesure d'enlever et de détruire le grand-duché avec la complicité de ses habitants, de traverser ainsi les projets prêtés à Napoléon et d'organiser contre lui, en Pologne même, une guerre préventive.

Note 451: (retour) À la même époque, Alexandre disait à l'un des compatriotes de Czartoryski, au comte Oginski: «Napoléon a besoin de s'attacher les Polonais et les flattera par de belles espérances; quant à moi, j'ai toujours estimé votre nation, et j'espère vous le prouver un jour, sans que l'intérêt me guide dans tout ce que je ferai.» Mémoires de Michel Oginski sur la Pologne et les Polonais, II, 370.

La Pologne n'était pas l'unique agent de destruction que Napoléon parût devoir employer contre la Russie. Dans son plan supposé, si l'armée varsovienne lui servait d'avant-garde, c'était l'Autriche qui formait son aile droite. À Pétersbourg, nul ne doutait qu'il ne fît à l'Autriche des propositions corruptrices, et que celle-ci ne fût près de succomber à la tentation. Cependant, moins de six semaines après l'acte qui avait inopinément rapproché les deux cours, c'est-à-dire la promesse de mariage, il était difficile d'admettre que l'accord fût déjà irrévocable et complet. Apparemment, l'Autriche n'avait point enchaîné sa liberté avec tant de promptitude et de légèreté: à Vienne, il semblait y avoir tendance au mal plutôt qu'engagement pris et signature donnée. Là comme ailleurs, fallait-il désespérer de prévenir Napoléon et de le déjouer, en s'y prenant de suite et en opposant à ses offres une surenchère décisive?

Le malheur était que le nouveau ministre dirigeant, le comte de Metternich, paraissait tout acquis au principe d'une association d'intérêts avec la France; son voyage à Paris laissait percer de fâcheux desseins. Mais M. de Metternich, si bien établi que parût son crédit, n'était point maître absolu. Auprès de l'empereur François, toujours incertain et irrésolu, d'autres influences contre-balançaient la sienne; des personnages importants, des conseillers écoutés, certains princes de la famille impériale, repoussaient toute compromission trop grave avec l'usurpateur. Chez beaucoup de membres de l'aristocratie, le nom de Bonaparte était demeuré en horreur; d'autres revenaient déjà de leur égarement. En Autriche, comme en Russie après Tilsit, un parti d'opposition mondaine se constituait. Actif à Vienne, il était tout-puissant à Prague, où les mécontents avaient installé leur quartier général et dressé leurs batteries. En ralliant et en employant ces éléments divers, la diplomatie russe ne parviendrait-elle point, tandis que Metternich négocierait à Paris, à mener derrière lui, dans son dos, une intrigue qui annulerait ses efforts et détournerait son souverain de tout engagement effectif avec la France? Il ne s'agissait point d'amener ce monarque à reprendre vis-à-vis de nous un ton d'hostilité ou même de froideur. Alexandre comprenait les nécessités de la situation; il admettait parfaitement que l'Autriche tînt à recueillir les fruits du mariage et à s'assurer, par des rapports mieux ménagés avec Napoléon, quelques années de tranquillité. Mais, pour atteindre ce résultat, était-il indispensable de s'enchaîner à une politique dont le but avéré était l'asservissement général? L'empereur François, en affectant vis-à-vis de son gendre les airs de la cordialité et de l'expansion, ne pourrait-il réserver en secret à ses anciens amis, à la Russie en particulier, sa prédilection et sa confiance? Sans rompre les attaches officielles et de nature diverse qui les unissaient l'un et l'autre à l'empereur des Français, les souverains russe et autrichien conviendraient de tout se dire, de n'avoir point de mystère l'un pour l'autre, de ne rien entreprendre contre leurs intérêts réciproques, de s'entr'aider au besoin de tout leur pouvoir. La Russie et l'Autriche auraient chacune un lien légitime avec la France, mais un lien de cœur se formerait entre elles, une secrète intelligence s'établirait et subsisterait jusqu'à l'heure où les circonstances permettraient de régulariser la situation, de consommer le divorce politique avec Napoléon et de transformer l'accord occulte des deux cours en alliance déclarée.

Pour proposer à Vienne cette subtile et équivoque combinaison, on ne pouvait agir avec trop de prudence, puisqu'il était difficile de mesurer avec certitude le degré d'intimité existant entre la France et l'Autriche. Si cette dernière avait déjà disposé d'elle-même, toute parole explicite, venant de Pétersbourg, courrait le risque d'être répétée à Paris et de compromettre inutilement la Russie. Il importait donc de ne s'ouvrir qu'à demi-mot, par insinuations.

Pour plus de précaution, Alexandre évita d'employer son intermédiaire naturel avec l'Autriche, son ministre auprès d'elle, et crut devoir placer à côté du comte Schouvalof un envoyé spécial et mystérieux; ces missions parallèles ont été de tout temps dans les usages et les goûts de la diplomatie moscovite. L'un de ses agents les plus déliés, M. David d'Alopéus, employé naguère comme ministre à Stockholm, se trouvait disponible: «On ne peut nier, écrivait de lui un diplomate français, que ce ne soit un homme d'esprit et de talent, mais, à moins qu'il n'ait beaucoup changé depuis six ans, il est loin d'être affectionné à la France 452.» Ostensiblement, Alexandre le nomma son ministre à Naples, près du roi beau-frère de Napoléon. Pour se rendre de Pétersbourg en Italie, M. d'Alopéus devait passer par Vienne; là, il s'arrêterait, s'établirait, éviterait sous de spécieux prétextes de rejoindre son poste, et trouverait à moitié du chemin le terme réel de son voyage. À Vienne, il verrait la société, fréquenterait les salons, se rendrait compte de l'esprit public, pressentirait les gouvernants et, si ses avances n'étaient pas mal accueillies, engagerait à fond la négociation dont il était chargé. Pour servir de règle à son langage, un mémoire détaillé lui fut remis; la rédaction avait pu en être confiée au chancelier Roumiantsof, car il n'existait entre le souverain et le ministre aucune divergence d'opinion sur la nécessité d'une tentative immédiate pour regagner l'Autriche. Les efforts de Roumiantsof aboutirent à un chef-d'œuvre de dextérité. Toute de nuances et de sous-entendus, l'instruction permettait de faire entrevoir à ceux qu'il s'agissait de séduire les plus engageantes perspectives, sans leur livrer une seule parole dont ils pussent abuser 453.

Note 452: (retour) Dépêche de M. de Bourgoing, ministre à Dresde, 20 mai 1810. Archives des affaires étrangères, Saxe, 79.
Note 453: (retour) Cette pièce figure aux archives de Saint-Pétersbourg, d'où nous l'avons extraite. Martens la mentionne dans son Recueil des traités de la Russie avec l'Autriche, II, 35; elle porte la date du 31 mars 1810.

L'entrée en matière était des plus ingénieuses. Pour redemander à l'Autriche ses bonnes grâces, le cabinet russe prenait occasion de l'événement même qui semblait devoir la livrer à la France. Il faisait allusion au mariage et raisonnait ainsi: De tout temps, l'empereur Alexandre s'est senti porté vers son frère autrichien par une sympathie profonde; dans les dernières années, ce qui l'a empêché de suivre le penchant de son cœur, c'était que l'Autriche persistait vis-à-vis de la France dans une hostilité irréconciliable, alors que lui-même s'était engagé à Tilsit dans une voie opposée; devenu notre allié, Alexandre ne pouvait demeurer l'ami de nos ennemis. Aujourd'hui qu'une heureuse occurrence est venue brusquement améliorer les rapports entre Paris et Vienne, l'obstacle au rapprochement avec la Russie se trouve levé par cela même: le Tsar peut s'abandonner à son inclination pour l'Autriche, qui n'a plus rien d'incompatible avec ses autres liaisons, et c'est pourquoi il s'applaudit très sincèrement du mariage. «Un esprit moins juste que Sa Majesté en eût peut-être redouté les conséquences et pris quelque jalousie. Sa Majesté ne tombe point dans une pareille erreur, elle découvre au contraire dans le mariage une facilité de rapprochement avec une cour dont elle regrettait de se voir séparée, et son but est désormais de conserver la plus étroite alliance avec l'empereur des Français et d'établir à côté la plus étroite amitié avec celui de l'Autriche.»

C'est par cette opposition de termes savamment calculée, c'est par une différence soulignée dans les expressions employées pour caractériser les rapports à maintenir avec la France et ceux à nouer avec l'Autriche, que se trahit le véritable but de l'instruction. Elle tient à bien marquer la distinction qu'il convient de faire entre une liaison encore obligatoire et une préférence spontanée. L'essentiel est de convaincre l'Autriche que désormais, chez l'empereur Alexandre, l'amitié primera l'alliance et devra nécessairement lui survivre. Pourquoi l'empereur François n'adopterait-il point pareille règle de conduite? Il y trouverait dès maintenant plus complète sûreté, d'immenses avantages dans la suite.

En effet, lorsque la Russie exprime l'intention de prolonger le système de Tilsit, il va sans dire qu'elle parle au présent et n'engage nullement l'avenir. Il n'est pas possible que l'Autriche, de son côté, tienne pour définitive la situation que lui ont faite les derniers traités, qu'elle se résigne à demeurer perpétuellement exclue de l'Allemagne, rejetée de l'Italie, séparée de la mer, emprisonnée dans les limites que lui a étroitement tracées l'épée du vainqueur. Recouvrer quelques-unes au moins de ses provinces, tel doit être son but caché, mais invariable. Or, sans qu'elle ait à courir de nouveau les chances d'une aventure guerrière, une partie de ce qu'elle a perdu peut revenir, par le seul effet de la bienveillance russe. En cas de complications européennes, pour peu que l'empereur Alexandre ait à se louer d'elle, il ne l'oubliera point dans les remaniements futurs, il tiendra compte de vœux qu'il devine et approuve. «Toutes les idées des hommes d'État autrichiens, dit l'instruction, ne peuvent être assises que sur cette seule et unique base parvenir à faire reposer la monarchie de la guerre récente désastreuse, récupérer une partie des forces qu'elle a perdues, non par un nouvel essai de ses armes, mais par la voie des négociations, fruit d'un concert général. Dans cette base de la politique future du cabinet de Vienne, Sa Majesté ne trouve rien qui ne convienne à ses intérêts.»

Peu à peu, l'auteur du mémoire arrive à élargir ses offres. Prévoyant implicitement l'hypothèse où l'Autriche se déciderait quelque jour à un rôle plus actif, à une politique de revanche proprement dite, il rouvre le centre de l'Europe tout entier aux convoitises de cette maison. Il est une vérité que l'on ne saurait trop méditer à Vienne, c'est que la Russie n'a aucun intérêt à maintenir la France en possession de ses conquêtes, à la laisser régner sur l'Italie et peser sur l'Allemagne, à lui conserver même ses limites naturelles; dans toutes les contrées que le peuple insatiable s'est appropriées, l'Autriche pourra rentrer et reprendre pied sans que son voisin de l'Est trouve à y redire.

Ici, l'auteur du mémoire joue avec une discrète habileté le rôle de tentateur. Il n'engage pas brutalement l'Autriche à se ressaisir des domaines dont elle a été successivement évincée: il se borne, pour réveiller ses regrets et stimuler ses appétitions, à lui remémorer toutes ses pertes; avec une insistance presque cruelle, il les lui énumère longuement, il lui remet sous les yeux les royaumes, les duchés, les provinces, dont elle s'enorgueillissait naguère et qu'elle pleure, lui désigne du doigt les plaines fertiles de la Lombardie, les rivages de l'Adriatique, les ports d'Istrie et de Dalmatie, les campagnes florissantes de la Germanie, fait entrevoir au loin la ligne du Rhin et la Belgique. Après avoir déployé ces perspectives illimitées, il affecte de s'en détourner brusquement; les affaires de la Russie ne sont pas là; elle se désintéresse de toutes ces régions et les abandonne aux revendications autrichiennes, à charge de réciprocité, sous la condition qu'elle-même aura la main libre dans les pays limitrophes de son empire, sis à sa convenance, et c'est ici que le nom de la Pologne, sans paraître nulle part, se laisse lire entre les lignes. Le principe à adopter, ce serait celui d'une tolérance et d'une connivence mutuelles sur les terrains respectifs où chacune des deux puissances aurait à faire valoir ses droits et à exercer ses reprises. «Au nombre des provinces perdues dont l'Autriche peut désirer la récupération, dit l'instruction, la majeure partie, la presque totalité peut retourner sous sa domination sans blesser l'intérêt direct de Sa Majesté. En effet, qu'importe à la Russie si les Pays-Bas, ou le Milanais, ou bien l'État de Venise, le Tyrol, Salzbourg, la partie de l'Autriche qu'elle vient de céder, si Trieste, Fiume, le littoral étaient convoités et même de nouveau successivement acquis par l'empereur François et ses successeurs? La seule règle qu'aurait à suivre en pareil cas le cabinet de Pétersbourg, ce serait de rester fidèle au sage principe de l'équilibre et ne pas permettre d'accroissement qui n'en procure un à la Russie, qui ne conserve la force relative des deux États. La cour de Vienne ne peut pas méconnaître que la Russie se trouve être la seule dont l'intérêt direct n'est jamais attaqué par ses acquisitions en Allemagne ou en Italie. La cour de Vienne ne peut pas méconnaître que cependant elle ne peut rien entreprendre ni en Allemagne ni en Italie, si elle n'est pas sûre du silence ou plutôt du consentement tacite de la Russie.»

Il était un point, malheureusement, où l'intérêt des deux empires, si conciliable ailleurs, se contrariait et se heurtait; c'était l'Orient, et la crise soulevée sur le Danube en 1807, toujours ouverte, prolongée parallèlement aux guerres qui avaient déchiré l'Europe, mettait obstacle à toute coalition nouvelle, en divisant la Russie et l'Autriche. Alexandre Ier et son cabinet savaient à quel point l'incorporation de fait des Principautés à l'empire, l'intention hautement annoncée de les conserver, étaient désapprouvées à Vienne. Là, le Danube était réputé déjà fleuve autrichien ou tout au moins destiné à le devenir. En mettant la main sur la partie inférieure de son cours et sur ses embouchures, la Russie alarmait des intérêts présents et des ambitions futures; elle transformait en impasse la voie magnifique par laquelle l'Autriche assurait ses communications avec la mer Noire et pourrait un jour se laisser glisser vers l'Orient. Pour complaire pleinement à cette puissance, il eût fallu que la Russie renonçât aux Principautés et signât avec les Turcs une paix respectant à peu près l'intégrité de leurs possessions.

Alexandre jugeait encore ce sacrifice au-dessus de sa résignation et de ses forces. L'acquisition de la Moldavie et de la Valachie, n'était-ce point depuis trois ans l'objectif immédiat de sa politique, la pensée du règne, le rêve longuement caressé, réalisé enfin à Erfurt après une anxieuse attente? Si détaché qu'il fût de l'alliance française, le Tsar ne s'habituait pas à l'idée de restituer sa part dans les bénéfices de l'association. Il garderait donc les Principautés, mais ne renonçait pas à s'entendre avec Vienne sur les affaires du Levant. Fidèle aux préceptes et aux traditions de Catherine, au lieu d'accorder à l'Autriche des concessions, il lui offrirait des compensations; prenant lui-même, il la laisserait prendre à côté de lui et poursuivre latéralement ses progrès. L'empire des Turcs, cette ruine ouverte à tous venants, cette inépuisable matière à échange, à transaction, à partages, n'était-il pas assez vaste pour que deux grandes ambitions pussent s'y trouver à l'aise et s'y rassasier, sans se rencontrer ni se combattre?

Il serait facile de délimiter la sphère des intérêts respectifs. Un premier objet devait attirer l'attention de l'Autriche, à proximité de ses frontières et en quelque sorte sous sa main. La Serbie s'était spontanément détachée de la Turquie; ses habitants s'étaient révoltés dès 1804, et depuis lors leurs bandes tenaient valeureusement campagne, sous la conduite de Karageorges. Bien que les Serbes eussent sollicité à plusieurs reprises le protectorat du Tsar, bien qu'ils eussent créé en sa faveur une utile diversion, ce prince se défendait de toute intention d'en faire ses sujets ou même ses vassaux. Sans doute, sa conscience et son honneur ne lui permettaient pas de livrer à merci ces humbles alliés et de les replacer sous le joug de l'Infidèle, mais il verrait avec plaisir qu'une puissance chrétienne se chargeât de leur sort. L'Autriche n'avait qu'à les prendre sous sa sauvegarde, à obtenir pour eux des immunités et des privilèges, à ériger au besoin la Serbie en principauté autonome, qui se placerait sous sa dépendance politique et commerciale.

Désire-t-elle davantage? Veut-elle étendre non seulement son influence, mais sa domination, tailler dans le vif des domaines ottomans? Il n'est qu'un moyen pour elle d'atteindre ce but, c'est de mériter la confiance de la Russie et de s'entendre franchement avec elle. Après avoir cherché à reporter vers l'Occident les ambitions autrichiennes, l'instruction ajoute: «Et s'il fallait prêter à la cour de Vienne l'intention de réparer ses pertes par l'acquisition de quelques-unes des fertiles provinces qui gémissent sous le joug de l'empire ottoman, je le demande, le pourrait-elle encore, se trouvant en opposition avec la Russie? Et quelle facilité n'obtiendrait-elle pas à exécuter ce plan, si, au préalable, elle s'était rendue digne, par sa conduite en politique, de tout le bien que lui veut Sa Majesté?» L'empereur Alexandre, en effet, a toujours considéré qu'une saine politique recommande aux deux États de concerter toutes leurs opérations en Orient et d'y marcher du même pas. Cette pensée n'est pas chez lui le résultat de circonstances accidentelles; c'est une opinion réfléchie et profonde, un principe constamment professé, alors même que les offres venues d'ailleurs et l'attitude de l'Autriche lui en faisaient quelque mérite. En veut-on la preuve? Le cabinet de Pétersbourg est prêt à la fournir, convaincante, irréfutable, et pour mieux attester sa bienveillance dans, le passé, garantie de sa sincérité dans l'avenir, il va livrer à la délicatesse de l'Autriche un secret d'État, enseveli jusqu'à présent au plus profond des archives.

Alors, sur un ton de gravité et de mystère, Roumiantsof révèle à M. d'Alopéus, en lui permettant d'être opportunément indiscret, qu'à deux ans de date la face du monde oriental a failli changer: dans l'hiver de 1808, la Russie a été saisie par Napoléon de propositions surprenantes, à la suite desquelles une discussion s'est ouverte sur le partage de la Turquie. Énonçant ce fait vrai, Roumiantsof ne relève qu'un seul de ses aspects, présenté sous un jour différent de la réalité. En février et mars 1808, lors de la négociation qui avait eu pour but de remanier la carte du monde et qui suffirait à caractériser ces temps extraordinaires, dans toutes les communications échangées entre les deux empereurs, dans toutes les conférences entre leurs ministres, il avait été convenu que l'Autriche serait invitée au partage et que son territoire prolongé dans le Sud-Est servirait à séparer les possessions futures de la France et de la Russie. Ce principe avait été admis d'un commun accord, mais posé en premier lieu par Napoléon, formellement indiqué dans sa lettre du 2 février 1808, et tous les efforts de la Russie s'étaient employés à restreindre les avantages de l'Autriche. Cependant, l'instruction nouvelle fait honneur au souverain russe d'avoir exigé que l'opération s'accomplirait à trois, sur le pied d'une parfaite égalité.

Dans sa modération constante, dit-elle, l'empereur Alexandre répugnait au partage. Néanmoins, jugeant que ce bouleversement pourrait devenir nécessaire, il ne s'y refusait pas, mais mettait une condition sine quâ non à son concours, c'était que l'Autriche serait appelée à coopérer et associée largement aux profits de l'entreprise. Il avait insisté pour que le lot de cette puissance fût aussi considérable et aussi bien composé que possible: il l'avait tracé de sa main, en ami, avec une sollicitude raffinée, aussi ménager des intérêts d'autrui que des siens propres. Il s'était dit que l'Autriche ne trouverait pas suffisamment son compte à s'étendre dans les parties continentales de la Turquie, qu'un débouché sur la mer lui était indispensable pour mettre en valeur ses possessions nouvelles et développer les ressources de son sol; il avait demandé qu'elle obtînt un port sur l'Archipel, c'est-à-dire un moyen d'attirer à elle et d'accaparer une partie du commerce oriental, «seule source de richesse qui lui manquât». Était-il possible de donner un témoignage moins équivoque de sympathie et de bon vouloir? Et à quel moment l'empereur Alexandre prenait-il en main avec tant de chaleur la cause de ses voisins? «C'était à l'époque à laquelle le cabinet de Vienne s'éloignait déjà de notre intimité que Sa Majesté veillait avec tant de sollicitude à son intérêt, à sa grandeur.» Cette confidence, habilement ménagée, ne peut manquer son effet: «Elle doit, par le sentiment de la reconnaissance, préparer le sentiment de l'amitié la plus absolue.»

Toutefois, Alopéus ne devra risquer qu'à bon escient la communication décisive; avant de livrer un secret qui appartient à la France autant qu'à la Russie, il s'assurera qu'il se trouve en présence d'interlocuteurs bien préparés à le recevoir, à le conserver religieusement, après en avoir fait leur profit, et disposés à entrer dans les voies où il convient de les ramener. «Vous ne ferez la confidence, écrit Roumiantsof, qu'au fur et à mesure que vous verrez naître dans le cabinet de Vienne une grande confiance et que vous jugerez qu'il est décidé à préférer la plus intime union d'intérêts avec la Russie à toute autre relation politique.» Et de nouveau, la pensée maîtresse de l'instruction se dégage, éclate: ce qu'il faut obtenir à tout prix, c'est que l'Autriche ne s'unisse à Napoléon que des lèvres, et qu'au fond de l'âme elle prenne la résolution, dans tous les conflits qui pourront surgir, de toujours sacrifier la France à la Russie.

Ainsi, dès le lendemain du mariage, si l'empereur Alexandre s'attachait encore à maintenir la fiction de l'alliance, il plaçait en des démarches toutes contraires son espoir intime, sa sûreté, et sa première pensée était de se mettre en garde contre une attaque française. Fondant ses craintes sur des présomptions morales plus que sur des indices matériels, sur son expérience du caractère de Napoléon, il jugeait indispensable d'assurer sa défense en prenant diplomatiquement l'offensive. Sous main, il s'essayait à nous soustraire nos alliés possibles et nos clients désignés, à ressaisir l'Autriche et à suborner la Pologne: au cheminement prévu des intrigues françaises tant à Vienne qu'à Varsovie, il opposait d'avance une double contre-mine. Cet effort dans l'ombre, ce travail de sape et de détachement va se poursuivre, s'accentuer peu à peu, et même, malgré tous ses soins pour se cacher à la lumière, effleurer plus d'une fois le sol et se laisser surprendre. La Russie, il est vrai, s'engageait dans ces voies obliques et souterraines sans interrompre la négociation entamée de face avec la France et en continuant d'y apporter une part de sincérité. Alexandre se dit toujours prêt, au prix d'un article de traité, au prix d'une phrase, à rester le premier et le plus fidèle de nos auxiliaires. En réalité, s'il arrache cette condamnation définitive de la Pologne qui demeure l'objet principal de ses vœux, il croira avoir écarté ou au moins éloigné le péril et se sentira moins disposé à provoquer une scission dont il redoute les conséquences. Entrée dans une phase nouvelle par la réexpédition du traité, reportée à Paris, la négociation conservait-elle quelque chance d'aboutir? Réussirait-elle à ménager une réconciliation de cœur entre Napoléon et Alexandre, et à sauver l'alliance?



CHAPITRE X

AUTOUR D'UNE PHRASE


Arrivée du contre-projet russe à Paris.--Napoléon au lendemain de son mariage--Parfait contentement.--Douces paroles à l'Autriche.--Établissement de Metternich à Paris.--Son plan.--Il dénonce les agitations de la Russie.--Examen du contre-projet et nouvelle révolte contre l'article premier.--Napoléon prend lui-même la parole et dicte une série d'observations.--Chef-d'œuvre de polémique.--Craintes pour le duché; idée d'une confédération défensive entre la Suède, le Danemark et l'État de Varsovie.--Les soirées de Compiègne.--Les Bonapartes et les Pozzo.--Napoléon et les hommes d'ancien régime.--Empressement de l'Autriche à offrir ses services.--Napoléon cherche à se dégager vis-à-vis de la Russie et à ne plus signer de traité.--Il ajourne sa réponse au contre-projet.--Ses artifices dilatoires.--Comment il met à profit sa situation de nouveau marié.--Voyage en Flandre.--Lettre à l'empereur Alexandre.--Tâche ingrate de Kourakine.--Faveur croissante de Metternich; son rôle entre l'Empereur et l'Impératrice.--Il envenime le différend avec la Russie.--Il s'essaye sans succès à reprendre et à soulever la question d'Orient.--Attitude d'Alexandre; tactique de Roumiantsof.--Effervescence à Varsovie.--Napoléon mis en cause à propos du langage des journaux.--Mécontentement progressif.--Explosion violente.--La dictée du 1er juin 1810.--Première menace de guerre.--Le bal de l'ambassade d'Autriche.--Accident arrivé au prince Kourakine.--Napoléon s'arrête à l'idée de ne plus continuer la controverse.--Il soulève une question préalable.--Rupture de la négociation; responsabilités respectives.


Le 1er avril au soir, le duc de Cadore, rentrant de Saint-Cloud après la cérémonie du mariage civil, trouva deux lettres. Par la première, le chancelier Roumiantsof annonçait et appuyait le nouveau projet de traité, qui venait d'être déposé au ministère par les soins du prince Kourakine. Dans la seconde, cet ambassadeur avisait le ministre français qu'il lui ferait prochainement visite, pour l'importante affaire 454: tout dénotait chez les Russes le désir et l'impatience d'une prompte solution. Le projet fut envoyé à Compiègne, où l'Empereur était retourné avec Marie-Louise trois jours après ses noces.

Note 454: (retour) Lettre de Champagny à Napoléon, 1er avril 1810, à minuit. Archives nationales, AF, IV, 1698.

En ce moment, Napoléon n'avait guère le loisir de s'occuper de la Russie; par la force des circonstances, il était tout à l'Autriche. Marié de la veille, il se devait à sa jeune femme; il l'entourait de soins assidus, l'enveloppait d'une sollicitude attentive et protectrice, lui témoignait une affection qui semblait payée de retour, et mettait même une sorte de coquetterie à faire savoir en Autriche que les choses se passaient parfaitement bien dans le ménage impérial, que Marie-Louise était heureuse. «Elle remplit toutes mes espérances, écrivait-il à son beau-père; depuis deux jours, je n'ai cessé de lui donner et d'en recevoir des preuves des tendres sentiments qui nous unissent. Nous nous convenons parfaitement.» Et il remerciait Sa Majesté Apostolique «du beau présent qu'Elle lui avait fait». Sur quoi, l'empereur François, ému jusqu'aux larmes, ne savait comment témoigner sa félicité, donnait à lire autour de lui les lettres que lui avaient adressées les nouveaux époux, et c'était à chaque expression saillante un attendrissement général: «Cette phrase «Nous nous convenons parfaitement», mandait de Vienne notre ambassadeur, a eu le plus grand succès, de même que deux lettres de S. M. l'Impératrice écrites en allemand, où elle dit entre autres: «Je suis aussi heureuse qu'il est possible de l'être; ce que mon père m'avait dit souvent s'est vérifié: je trouve l'empereur Napoléon extrêmement aimable.» En me communiquant ces détails, le prince de Metternich pleurait de joie, et il s'est jeté à mon col pour m'embrasser. Le contentement de cette cour est à son comble, depuis qu'on sait que les deux augustes époux se sont vus et se sont inspiré mutuellement de l'affection et de la confiance. Pour célébrer cette heureuse nouvelle, il y aura demain à la cour cercle et concert, la saison ne permettant pas d'autres divertissements 455

Note 455: (retour) Otto à Champagny, 8 avril 1810. Quelques jours après, l'ambassadeur ajoutait: «Aujourd'hui les deux cours sont tellement à l'unisson qu'une corde légèrement touchée à Paris étend ses vibrations jusqu'à Vienne et y charme toutes les personnes bien intentionnées.» Cf. Saint-Amand, Les beaux jours de Marie-Louise, p. 251-252.

En fait, Marie-Louise plaisait à Napoléon; cette Allemande d'humeur placide, d'âme inférieure, mais douce, attentionnée, possédant, avec l'attrait de la jeunesse, l'apparence et les dehors de la sensibilité, répondait très suffisamment à ce qu'il exigeait d'une impératrice: d'ailleurs, par un mirage singulier, l'éclat de l'alliance lui faisait illusion sur les qualités de la personne, et son cœur s'attachait à la femme que sa politique et son ambition avaient choisie. Puis, il trouvait que la maison d'Autriche avait su faire preuve, dans toute cette affaire, de naturel, de goût, d'une cordialité déférente, et avait porté, jusque dans les moindres détails, une grande délicatesse de procédés: «On n'a oublié aucune nuance, disait-il, pour me rendre l'événement heureux du moment aussi doux et aussi agréable que possible 456.» En somme, il était content de la femme, content de la famille, content aussi du représentant extraordinaire que la cour de Vienne avait accrédité près de lui, en la personne du comte de Metternich.

Note 456: (retour) Mémoires de Metternich, II, 326.

Ce ministre n'était pas venu, ainsi qu'on le craignait à Pétersbourg, avec l'intention d'offrir à Napoléon un traité et de brusquer l'alliance. En lui supposant ce dessein, la cour de Russie n'avait fait qu'approcher de la vérité. Metternich était trop diplomate pour aller si vite en besogne, et le plan qu'il s'était tracé comportait plus de ménagements et moins de précipitation.

S'il s'était rendu en France, c'était d'abord afin d'y guider les premiers pas de l'Impératrice, de faire en sorte qu'elle charmât et réussît. Il emploierait en même temps son séjour à terminer quelques affaires intéressant son pays, à obtenir que certaines clauses du dernier traité de paix fussent adoucies ou moins rigoureusement interprétées: c'étaient là les menus profits à retirer du mariage. Enfin,--et tel était le principal mobile auquel il avait obéi,--il était curieux d'observer Napoléon au lendemain de sa nouvelle union, de voir jusqu'à quel point ce grand acte avait modifié son humeur et les allures de sa politique, de découvrir quels projets fermentaient dans ce cerveau «volcanique 457» et comment le suprême dispensateur des événements s'apprêtait à en régler le cours. Trop perspicace pour croire que le mariage mettrait fin à la crise déchaînée sur l'Europe, il tâcherait d'en prévoir les futures péripéties, afin que l'Autriche eût le temps de s'y composer un rôle et d'y chercher son profit. Sans faire son idéal politique d'une liaison permanente et stable entre les deux empires, conservant l'inébranlable espoir de s'associer un jour à la revanche européenne contre Napoléon et de le trahir opportunément, il considérait que cette époque appelée par tant de vœux était aujourd'hui fort éloignée. Dans les temps douloureux que l'on traversait, l'Autriche ne pouvait aspirer qu'à vivre, à vivre le moins mal possible, et le seul moyen pour elle de sauvegarder son existence, d'échapper à de nouvelles atteintes, de s'assurer même quelques avantages, n'était-il point de se rendre utile ou tout au moins plaisante à l'homme redoutable qui pouvait la briser? Metternich estimait donc que son gouvernement devait adopter pour principe, dans toutes les complications à venir, de se prêter aux vues de l'Empereur et même de les servir, s'il le fallait absolument, sauf à déterminer plus tard, d'après les données qui seraient recueillies pendant le voyage, dans quelle mesure, sous quelle forme et à quel moment. S'étant proposé pour but de reconnaître le terrain, il comptait aussi le préparer. Dès à présent, il jugeait bon de cultiver l'amitié du vainqueur, d'insinuer l'Autriche dans ses bonnes grâces, en un mot de créer entre les deux cours une intimité susceptible au besoin de se transformer en alliance.

Note 457: (retour) Dépêche du comte Tolstoï, 25 octobre-7 novembre 1807. Archives de Saint-Pétersbourg.

C'était une tâche qu'il n'avait voulu confier à personne, se jugeant seul capable de la remplir. Connaissant l'homme auquel il aurait affaire, l'ayant étudié de près lors de sa précédente mission, il se flattait d'exercer sur lui quelque ascendant et se rappelait avoir soutenu sans trop de désavantage, avant la dernière guerre, un rôle des plus ingrats, être resté jusqu'à la fin le ministre patiemment supporté d'une cour odieuse. Aujourd'hui que la situation s'était entièrement modifiée en faveur de l'Autriche, il se sentait plus libre de ses mouvements, plus à l'aise pour déployer ses facultés. Plein d'assurance, possédant de rares aptitudes pour la politique et s'en croyant de plus grandes encore, servi par son talent et persuadé de son génie, il n'éprouvait pas en présence de l'Empereur cette gêne qui souvent paralysait les volontés. Il connaissait l'art de l'écouter et de lui parler: mieux que personne, il saurait, par un langage adroit, faire apprécier la valeur de l'amitié autrichienne.

Napoléon, il est vrai, ne sentirait réellement le besoin de l'Autriche que s'il ne trouvait plus ailleurs son point d'appui; ses sympathies envers Vienne iraient en raison directe de l'altération de ses rapports avec Pétersbourg, et Metternich s'était essentiellement pénétré de cette vérité. Dès le lendemain des fiançailles, il avait compris qu'un refroidissement entre la France et la Russie, peut-être une brouille, serait la conséquence fatale de l'événement, et c'était de cette complication qu'il attendait dans l'avenir le relèvement de sa patrie. Ce serait trop de dire qu'il voulût, dès maintenant, provoquer un conflit aigu entre les alliés de Tilsit; il ne pouvait, dans les circonstances présentes, former ce projet et encore moins l'avouer, vis-à-vis même de son propre gouvernement, car le premier intérêt de l'Autriche était de goûter quelques années de calme et de recueillement dans une Europe en paix. L'empereur François, dégoûté des aventures, las d'émotions et de tracas, jouissait trop délicieusement de la sécurité que lui avait procurée l'établissement de sa fille pour ne point redouter une conflagration nouvelle, qui détruirait sa quiétude et mettrait son indécision à de cruelles épreuves. Toutefois, pour que le plan de Metternich réussît, il était indispensable que Napoléon ne fût pas trop bien avec la Russie, qu'il s'éloignât d'elle progressivement, et le ministre autrichien se réservait d'y veiller, avec tact et persévérance.

Dès ses premières entrevues avec Napoléon, à Compiègne, il trouva le terrain favorablement disposé et ouvert à son action. L'Empereur, le traitant en hôte de fondation et en familier du château, se prit à causer librement avec lui, de longues heures durant, avant et après le dîner. Il était facile de voir que les premiers instants passés avec Marie-Louise lui avaient laissé la plus agréable impression; il se montrait gai, souriant, épanoui dans son bien-être et sa toute-puissance. Il ne tarissait pas en éloges sur l'Impératrice, parlait bienveillamment de l'Autriche et, sans prononcer le mot d'alliance, se plaisait à envisager sous de riantes couleurs l'avenir des relations, prévoyait entre les deux cours une ère de calme et de sérénité. Il semblait même s'intéresser à l'Autriche, compatissait à ses embarras financiers et administratifs, lui donnait des conseils, et comme tous les problèmes avaient le pouvoir de surexciter son imagination et d'éveiller sa verve, il exprimait sur les essais de réforme tentés à Vienne des idées toujours originales et prime-sautières, parfois profondes. Après d'infinies digressions, des retours sur le passé, des anecdotes sans nombre, il se mit à parler de la situation européenne.

Ici, Metternich crut devoir placer d'abord une profession de foi hautement pacifique: cette déclaration de principes n'engageait à rien et ne pouvait que mettre en confiance. L'Autriche, dit-il, n'avait d'autre désir que de faire régner partout la concorde et l'harmonie; il érigea son maître «en apôtre de cette belle cause 458». Seulement, il eut soin presque aussitôt de signaler le point noir à l'horizon et de le rendre bien visible. Sachant que l'émoi causé à Pétersbourg allait croissant et se traduisait par une agitation sourde, il fit allusion à cette attitude, en ayant l'air de la déplorer: «Comme le comble de nos vœux, dit-il, est la paix et la tranquillité, il ne peut pas entrer dans nos vues que la Russie se compromette.»--«Qu'entendez-vous par se compromettre?» demanda l'Empereur.--«La Russie n'agit que par la peur, répondit Metternich: elle craint la France, elle va craindre nos rapports avec cette dernière puissance, et d'inquiétude en inquiétude elle va se remuer 459.» C'était pronostiquer, avec une rare sûreté de coup d'œil, la conduite future d'Alexandre; il semble que Metternich ait eu l'intuition des démarches équivoques auxquelles ce monarque se décidait dans le moment même; avant de les connaître, il les devinait et les dénonçait à l'Empereur.

Note 458: (retour) Mémoires de Metternich, II, 331.
Note 459: (retour) Mémoires de Metternich, II, 329.

«Soyez tranquille, reprit Napoléon, si les Russes veulent se compromettre, je ferai semblant de ne pas les comprendre 460.» Lui-même évitait de se découvrir et affectait un parti pris d'indifférence fort opposé à son caractère. Malheureusement, se démentant bientôt, il laissa voir au contraire de quel œil scrutateur et défiant il observait tous les mouvements de la Russie. Il ne résista pas à montrer ce qui en elle le blessait et le heurtait depuis longtemps; il ne cacha point qu'il avait jugé et condamné dès 1809 la politique du cabinet russe, que Roumiantsof avait montré à cette époque une inintelligence complète de la situation. À ces amers souvenirs, son front se rembrunissait, sa parole devenait animée, vibrante, et Metternich comprit que la rupture de l'alliance était plus proche qu'il n'avait osé l'espérer. Il fit part de cette découverte à son maître sur un ton de douloureuse componction: «Les choses en sont venues à un point, lui écrivait-il, où il faudra toute la sagesse et tout le calme de la marche politique de Votre Majesté pour éloigner une brouille 461.» En réalité, heureux d'avoir reconnu entre la France et la Russie un germe de mésintelligence tout formé et prêt à éclore, il se promit de le cultiver, de le développer, et d'aider de son mieux la force des choses.

Peu de jours après ces entretiens, Napoléon, retrouvant sur son bureau le second projet de traité présenté par la Russie, se mit à l'examiner. Dès le premier coup d'œil, la phrase portant «que le royaume de Pologne ne serait jamais rétabli», replacée en évidence et en relief, le choqua à nouveau. Cette manière de lui renvoyer une expression dont il n'avait pas voulu, qu'il avait péremptoirement repoussée, une fois pour toutes, lui déplut souverainement: il ne savait à quoi attribuer cette insistance audacieuse. Était-ce désir de l'humilier, de mettre sa patience à l'épreuve, que cette obstination à lui opposer un texte intangible? Était-ce arrière-pensée de se préparer des armes contre lui et de lui arracher un engagement dont il serait facile d'abuser? L'une et l'autre de ces suppositions lui paraissaient également justifiées, et la première révoltait son orgueil, la seconde alarmait sa politique et sa prudence. D'ailleurs, cette formule étonnante qu'on persévère à lui représenter, sous quelque point de vue qu'il l'envisage, droit strict, justice, convenance, bon sens même, n'est-elle pas insoutenable? Et il se reprend à la discuter, avec feu, avec véhémence, voulant cette fois pousser à fond le débat et lui donner une ampleur toute nouvelle. Fidèle à son habitude de préciser sa pensée en la jetant sur le papier, il dicte une série de notes sur l'ensemble de la question. À mesure qu'il parle, il sent mieux l'excellence de sa cause, s'en pénètre davantage, se trouve plus convaincu et plus fort. Assuré de son bon droit, il s'y établit, s'y carre, s'enferme dans ce poste inexpugnable avec tous ses moyens et n'en sort que pour détruire et bouleverser ceux de l'adversaire. Les arguments lui viennent en foule: il les classe, les range, les met en ordre et en action. Il en cherche jusque dans le passé, l'appelle à son aide, le fait comparaître et parler. Il cite des textes, des exemples, défie qu'on lui oppose des précédents. Ardent à cette controverse, car pour lui discuter, c'est encore combattre, il s'y livre tout entier, s'y complaît, donne libre essor à ce goût pour les batailles de paroles, à ces facultés de plaideur qu'il tient de son origine latine, et c'est un mémoire complet qu'il se trouve rédiger sur le point en litige, de verve, d'un seul jet, avec une incomparable maîtrise.

Il commence par exposer les faits de la cause et marquer le point où il veut en venir: «Trois projets de convention, dit-il, ont été présentés, un premier par la Russie, un second par la France, et un troisième, comme contre-projet, par la Russie. Les trois projets atteignent le même but: ils rassurent la Russie sur les dispositions de la France à l'égard de la Pologne; ils ne varient que dans le style, mais cette variation dans le style est telle qu'elle compromet l'honneur et la dignité de la France, et que, dès lors, l'empereur Napoléon n'a pas à hésiter 462

Note 462: (retour) Corresp., 16180.

Ce que la Russie lui demande, c'est une garantie de ses intentions; il l'a donnée par sa conduite et son langage. En 1807, après Friedland; en 1809, après Wagram, il pouvait reconstituer la Pologne et ne l'a point fait; il ne s'est pas seulement abstenu d'agir en faveur de cette nation, il a parlé contre elle. Dans ses lettres au Tsar, dont il reprend les expressions, dans l'exposé au Corps législatif, dont il cite textuellement les termes, il a affirmé que le rétablissement du royaume polonais n'entrait aucunement dans ses vues; il l'a surabondamment prouvé en offrant de passer un traité dont l'article premier lui interdisait de prêter un appui quelconque à toute tentative de restauration: «Si la Russie ne veut qu'être rassurée sur les dispositions de l'empereur Napoléon, en supposant que les événements n'eussent point parlé assez haut et qu'elle eût besoin d'une explication, cet article la rassure entièrement. Si elle veut triompher de la France, ternir son honneur et lui faire signer une convention, non d'égal à égal, mais d'un inférieur à un supérieur, elle doit vouloir substituer à cet article un autre où la France n'obtienne aucune réciprocité.

«Et en effet, si l'on dit: «La Pologne ne sera jamais rétablie», on devrait dire également: «Le royaume de Piémont ne sera jamais rétabli», et d'ailleurs ce style dogmatique est contraire à l'usage et à la prudence humaine: quelque puissants que soient les empires de France et de Russie, cependant ils ne le sont pas assez pour qu'une chose ne puisse arriver contre leur volonté. Unis pour maintenir la paix du continent, ils n'ont pu la maintenir, et la guerre a eu lieu; unis pour rétablir la paix maritime et rendre les mers aux nations, jusqu'à cette heure ils n'ont pas réussi. Des événements si frappants prouvent donc que, quelque grands que soient les deux empires, leur puissance a des bornes. La Divinité seule peut parler ainsi que le propose la Russie, et on ne trouverait dans les annales des nations aucune rédaction pareille. L'Empereur n'y peut consentir, parce que cette rédaction n'offre rien de réciproque, tandis qu'il trouve simple de dire et redire dans des lettres, des discours, des traités, autant que cela peut plaire à son allié, qu'il ne favorisera, ne fera et n'aidera.

«Voyons ici ce que l'on désire: ou que la France assure qu'elle ne fera jamais rien pour rétablir la Pologne, c'est ce que l'Empereur est maître de dire; ou que la France fera la guerre à la puissance qui rétablirait la Pologne, c'est ce que l'Empereur ne peut pas dire, parce qu'il faudrait, pour qu'un pareil article fût d'égal à égal, qu'il y eût une compensation, car sans cela on ne pourrait pas comprendre ce qui aurait porté la France à prendre un engagement si évidemment dicté. Certes, la Pologne n'existe plus que dans l'imagination de ceux qui veulent en faire un prétexte pour se créer des chimères; mais enfin, si les anciens peuples de la Pologne parvenaient par des événements quelconques à recouvrer leur indépendance, et que les forces russes ne fussent pas suffisantes pour les soumettre, l'article du contre-projet semblerait imposer à la France l'obligation de faire marcher ses troupes pour les soumettre. Il est évident que la France ne pourrait prendre un tel engagement qu'autant qu'il y aurait réciprocité, et que la Russie s'engagera à faire marcher ses forces dans le cas où des pays nouvellement réunis à la France voudraient s'affranchir de la domination française et que les armes de la France ne seraient pas suffisantes pour les y faire rentrer.

«On ne peut donc pas concevoir le but que peut avoir la Russie en refusant une rédaction qui lui accorde ce qu'elle demande, pour y substituer une rédaction dogmatique, inusitée, contraire à la prudence humaine, et telle que l'Empereur ne peut la souscrire qu'en se déshonorant 463

Note 463: (retour) Corresp., 16180.

Donc, sur la formule initiale, point de transaction possible. Napoléon maintient obstinément sa rédaction à l'encontre de celle que la Russie prétend lui imposer. Sous cette réserve, il est prêt encore à se lier par écrit et à signer un traité. Même, il ne rejette pas en bloc le contre-projet d'Alexandre. Sur deux points de détail, il admet les variantes proposées. Pourvu que l'on fasse disparaître les expressions auxquelles la France ne saurait souscrire sans se manquer à elle-même, car a les mots constituent l'honneur entre les nations comme entre les particuliers 464», il consent que ses engagements, dans la limite qu'il leur a tracée, soient énoncés de manière aussi claire, aussi nette, aussi satisfaisante que possible. C'est en ce sens que devra être conçue la réponse à faire au contre-projet. M. de Champagny est chargé de la préparer: il prendra pour canevas la dictée impériale, habillera en style de chancellerie, mettra en forme de note diplomatique cette âpre et ferme dissertation; il «adoucira les termes en tâchant de ne point affaiblir les idées 465». D'ailleurs, avant d'adresser la note au prince Kourakine, il devra la soumettre à Sa Majesté, qui se réserve d'en reviser? et d'en approuver les termes.

Note 465: (retour) Paroles rappelées par Champagny dans une lettre à Napoléon, 20 juin 1810. Archives nationales, AF, IV, 1698.

Malgré cette disposition persistante à poursuivre un arrangement, Napoléon demeure sous une impression de méfiance plus prononcée. Puisque la Russie s'opiniâtre à réclamer d'aussi abusives sûretés, le temps n'est-il pas venu d'augmenter contre elle nos garanties? Dans cette guerre à outrance déclarée à l'idée polonaise, Napoléon flaire une menace pour le grand-duché et sent le besoin de mieux préserver ce poste placé à l'extrémité de notre système stratégique, en pointe et en l'air. D'autres puissances, situées à côté ou en arrière du duché, ne peuvent-elles devenir ses points d'appui? En ménageant un triple accord entre la principauté varsovienne, la Suède et le Danemark, notre politique amènerait ces trois États à se soutenir et à s'épauler l'un l'autre. Napoléon fait dire très mystérieusement à Copenhague: «Un intérêt commun peut déterminer la Suède, le Danemark et le duché de Varsovie à s'unir par un lien secret entièrement éventuel qui pourrait être garanti par la France: il n'aurait pour objet que la conservation de ces trois puissances...» C'est un premier retour au système antirusse de l'ancienne monarchie, dont l'un des traits était de grouper les États secondaires du Nord en confédération défensive contre leur redoutable voisine. Il est vrai que la tentative prescrite, destinée d'ailleurs à ne pas aboutir, ne devait s'opérer qu'avec une extrême circonspection. Napoléon juge essentiel d'affirmer qu'il tient encore à la Russie; s'il veut s'assurer contre une défection possible de cette puissance, il n'entend nullement la provoquer, et l'instruction envoyée à Copenhague contient ces judicieuses paroles, qui portent malheureusement condamnation de l'un et l'autre empereur, sous la plume de l'un d'eux: «Aucune alliance ne peut être plus durable que celle qui nous unit à la Russie, parce qu'elle est fondée sur des intérêts réciproques. Elle n'a à craindre que cette influence des passions des hommes qui trop souvent leur fait négliger le calcul de leurs véritables intérêts 466

Note 466: (retour) Le duc de Cadore à M. Didelot, chargé d'affaires à Copenhague, 2 mai 1810. Archives des affaires étrangères, Danemark, 183. Cf. Corresp., 16313 et 16402.

Sur ces entrefaites, Napoléon annonce son prochain départ pour la France du Nord. Il veut conduire Marie-Louise en voyage de noces à Bruxelles, dans les départements de l'Escaut, de la Meuse et du Rhin, dans ces contrées où ont régné pendant des siècles les ancêtres de l'Impératrice et que la domination française a vivifiées et transformées. Il flattera le vieux loyalisme des populations flamandes en leur faisant apparaître, dans une éblouissante vision, une fille d'Autriche, unie à leur nouveau souverain et couronnée de ses mains: en Marie-Louise, il leur présentera aussi le gage définitif de leur incorporation à l'Empire; quand elle lui a donné l'archiduchesse, la maison d'Autriche n'a-t-elle point ratifié une fois de plus le fait accompli et bénévolement souscrit à l'arrêt de la conquête? C'est ainsi que partout et toujours, lors même qu'il présente au monde de grandes scènes de réconciliation et d'apaisement, il y mêle un ressouvenir de lutte, un retentissement d'armes, et affirme dans la paix les résultats de la guerre.

«Metternich, dit-il au comte, vous viendrez avec nous?--À Bruxelles, Sire, n'est-ce pas un peu tôt?» L'Empereur comprit cette fine allusion au rôle embarrassant que jouerait un premier ministre d'Autriche dans les départements annexés et modifia sa proposition: «Au moins, dit-il, nous accompagnerez-vous jusqu'à Cambrai 467.» Metternich s'inclina en signe d'acquiescement. Il ne pouvait refuser cette marque de déférence au monarque qui le comblait d'attentions et de faveurs. Aussi bien, Napoléon le traitait de mieux en mieux, semblait désirer qu'il prolongeât son séjour en France et y trouvât toutes ses commodités; il avait mis à sa disposition hôtel à Paris, équipage somptueux, train de maison complet, et pendant les jours qui précédèrent le départ pour les Flandres, il l'attira plus fréquemment à Compiègne.

Note 467: (retour) Documents inédits.

Dans cette résidence où l'étiquette adoucissait ses lois, où l'existence que l'on menait ressemblait à la vie de château plus qu'à celle de cour, les occasions de voir et d'entretenir le maître se multipliaient. Le soir, lorsque l'Impératrice s'était retirée, l'Empereur retenait Metternich et prolongeait, seul à seul avec lui, ces interminables causeries d'après minuit où il aimait à s'épancher. Arpentant à pas pressés la grande galerie du palais, recommençant cent fois le même tour, il s'abandonnait à ce besoin de parler qui croissait en lui avec l'âge, avec l'omnipotence, et parfois l'aube blanchissante s'annonçait aux fenêtres sans que sa conversation eût pris fin. Dans «ces soirées nocturnes», suivant l'expression que l'empereur Alexandre avait rapportée de Tilsit, Napoléon abordait maintenant avec Metternich les sujets les plus hauts et les plus intimes, énonçait des projets grandioses et parfois chimériques, revenait ensuite à des détails d'intérieur et de famille, faisait par brusques et continuels éclairs briller son esprit, resplendir son génie, montrait l'étonnante luxuriance de sa pensée, mais laissait aussi percer ses faiblesses. Son orgueil, le plus grand et le plus justifié qui fut jamais, descendait parfois jusqu'à la vanité. Un soir, il expliqua longuement à Metternich comme quoi les Bonapartes étaient de bonne race, comme quoi leur famille comptait parmi les plus anciennes de leur île et valait certainement celle des Pozzo; tenant le sceptre du monde, il n'oubliait point ses haines corses et ses étroites rivalités de jeunesse 468.

Note 468: (retour) Documents inédits.

S'il se livrait de la sorte à un interlocuteur qui l'observait de sang-froid et devait exploiter contre lui ses moindres paroles, ce n'était pas seulement que la bonne grâce de l'Autriche le mettait en veine d'expansion et de confidence; il prenait goût à la personne du comte et à sa conversation. Il se défendait mal d'un certain faible pour les hommes de grand nom et de hautes manières, lorsque l'illustration de l'origine s'accompagnait en eux d'intelligence et de talent; témoin Talleyrand, qu'il avait écrasé de ses reproches sans le disgracier complètement, qu'il consultait toujours, qu'il méprisait et n'arrivait point à haïr. Ces personnages d'ancien régime, chez lesquels l'aisance donnait l'illusion de la dignité, le reposaient de l'universelle platitude et des grossières adulations que lui prodiguait la foule prosternée: eux, du moins, réussissaient à lui présenter un encens plus léger. Metternich le contredisait juste assez pour donner plus de saveur à ses témoignages d'admiration; il n'admettait pas d'emblée toutes les idées émises par l'Empereur, en combattait quelques-unes, puis feignait de s'y rallier et de se laisser convaincre, par un comble d'habileté et de bien joué. Chez lui, la flatterie prenait des formes raffinées, s'assaisonnait d'esprit, se parait de grâce, se faisait discrète et délicate; il était de ceux qui savaient «passer la main dans la crinière du lion 469».

Note 469: (retour) Mémoires de Talleyrand, I, 421.

Il se faisait bien venir aussi par quelques services, rendus à propos, propres à démontrer que l'Autriche, toute réduite et affaiblie qu'elle était, demeurait d'un utile secours et pouvait à sa manière aider son vainqueur. Dans la lutte indigne de lui qu'il poursuivait contre le chef de l'Église, Napoléon sentait parfois l'immensité de la faute commise; trop orgueilleux pour la réparer, pour rendre à Pie VII ses domaines envahis et ses droits usurpés, il espérait le fléchir par quelques concessions de détail, ménager l'apparence d'une transaction qui serait la soumission du pontife, terminer ainsi le conflit et éviter un schisme. Entre le Pape et l'Empereur, l'Autriche, puissance catholique, apparentée à la nouvelle maison de France, mais fille respectueuse du Saint-Siège, apparaissait comme une médiatrice désignée. Metternich eut l'art de se faire demander une démarche de conciliation et la promit. Elle n'aboutit point, mais fut portée comme une bonne note au compte de son gouvernement. Presque en même temps, Metternich offrait de mêler sa cour aux pourparlers avec l'Angleterre et de mettre la main à la pacification générale. Napoléon, qui essayait de prendre contact avec le cabinet de Londres par l'intermédiaire d'agents mystérieux, craignit de contrarier ces démarches par une négociation parallèle: il n'utilisa point les bons offices de l'Autriche, mais sut gré à cette puissance de les lui avoir proposés 470.

Note 470: (retour) Mémoires de Metternich, II, p. 330 et 333 à 335.

Décidément, il se plaît dans la société de l'Autriche, et il ne peut s'empêcher de comparer ce charme, cette aménité de rapports, avec le genre nouveau adopté par la Russie, qui s'ingénie, semble-t-il, à compliquer toutes les questions, à les hérisser d'épines. En même temps, voyant l'Autriche s'offrir, certain qu'il n'aura désormais qu'à tendre la main de ce côté pour recueillir une alliance, il se sent de moins en moins porté à condescendre aux désirs de la Russie, à lui passer ses caprices d'imagination et d'humeur. Plus il rencontre de facilité chez d'autres, plus les prétentions d'Alexandre et de Roumiantsof lui paraissent déplacées, déraisonnables, injurieuses, de mauvais augure pour l'avenir, et peu à peu la tentation lui vient, puisque la Russie a négligé de le saisir au bon moment et laissé passer par deux fois l'occasion propice pour avoir un traité, de se soustraire à tout engagement de cette nature et de ne rien contracter.

Sans doute, cette retraite ne devra s'opérer qu'avec précaution et prudence. Il demeure indispensable d'ajourner un dissentiment trop prononcé dans le Nord, car l'Espagne réclame la meilleure partie de nos forces, et de grands coups doivent s'y porter cette année: il reste même désirable d'éviter tout à fait une rupture et par conséquent de fournir au Tsar un motif de rassurance, propre à tenir en repos cet esprit inquiet. Mais si ce prince pouvait se laisser amener, par lassitude, par dégoût des difficultés que soulève la conclusion d'un traité, à se désister de cette exigence, à se contenter d'un acte moins compromettant, tel qu'une déclaration, une simple assurance, que l'on ferait aussi explicite que possible, ce serait tout profit pour nos intérêts, et Napoléon se prêterait avec joie à cet expédient. Il est toujours disposé à affirmer ses principes, car ses principes n'ont point varié, et il ne songe pas plus aujourd'hui qu'hier à reconstituer la Pologne de parti pris et sans nécessité; mais il recule maintenant devant un ensemble de stipulations précises, peut-être insidieuses, à tout le moins fort gênantes pour le cas où la Russie, en reprenant vis-à-vis de lui une attitude hostile, l'obligerait à refaire une Pologne afin de s'en servir contre elle. Il s'arrête donc provisoirement à l'idée de ralentir et d'interrompre le débat sur le pacte en suspens, au lieu de le continuer et de l'accentuer, ainsi qu'il en avait eu tout d'abord l'intention; il s'abstiendra pendant quelques semaines de toute allusion au traité, espérant que le temps et les circonstances suggéreront un autre moyen d'accommodement ou permettront de s'en passer.

Lorsque Champagny lui présente la note préparée d'après ses propres indications, il ne l'approuve pas encore et défend qu'elle soit remise à l'ambassadeur; il la laisse sommeiller dans le portefeuille du ministre; il ajourne toute réponse au contre-projet et reprend cette tactique évasive qu'il avait si justement reprochée au Tsar peu de mois auparavant. Il semble ainsi que les deux empereurs, par une émulation déplorable, continuent à user alternativement du même jeu et se repassent leurs procédés. Lors de la campagne contre l'Autriche et dans l'affaire du mariage, Alexandre a multiplié les artifices, usé de cent détours pour se soustraire à nos pressantes réquisitions; aujourd'hui, tandis que la Russie, enhardie et stimulée par ses angoisses, pousse sa pointe, prononce ses exigences, réclame instamment un mot qui l'éclaire, Napoléon le lui fait attendre de nouveau et se rejette dans les subterfuges de la diplomatie dilatoire.

Pour gagner du temps et se dérober, les prétextes ne manquaient jamais à son imagination fertile. Il les tire maintenant de ses occupations privées, met à profit sa situation de nouveau marié. En pleine félicité conjugale, doit-on s'étonner qu'il n'ait point l'esprit à la politique, que ses ministres éprouvent quelque peine à le saisir, à l'aborder, à obtenir de lui une décision? Convenablement stylé, Champagny raconte à Kourakine que, «n'ayant que très rarement travaillé avec Sa Majesté depuis son mariage», il ignore son opinion sur le contre-projet 471. Il écrit en Russie que «la manière exclusive dont l'Empereur s'est occupé de l'Impératrice depuis son mariage» a forcément retardé l'expédition des affaires 472. S'il est recommandé à notre ambassadeur de laisser peu d'espoir que Sa Majesté adopte jamais la rédaction réclamée, si des arguments lui sont fournis pour justifier cette opposition, M. de Caulaincourt n'aura plus à insister sur la substitution de la phrase française à la phrase russe, ce qui entraînerait nécessairement la conclusion du traité. La pensée du maître à cette heure se révèle dans ces mots d'une dépêche, écrite par Champagny au duc de Vicence le 30 avril: «Combien il serait à désirer que vous puissiez trouver un biais propre à satisfaire la Russie! La convention que je vous ai envoyée était un sacrifice de l'Empereur dont il verrait avec plaisir qu'on le dispensât, et si l'empereur de Russie, n'attachant aucune importance à celle qu'on lui a présentée, arrivait à l'idée de ne pas faire de convention, l'Empereur le verrait avec plaisir: cependant, Sa Majesté ne voudrait pas que le mécontentement de la Russie fût le résultat de cette négociation.»

Note 471: (retour) Champagny à l'Empereur, 29 avril 1810. Archives nationales, AF, IV, 1698.
Note 472: (retour) Champagny à Caulaincourt, 16 mai 1810.

Après avoir proposé à l'habileté de son ambassadeur un problème à peu près insoluble, Napoléon commence son voyage. Quittant Compiègne le 29 avril, avec l'Impératrice, il prend son chemin vers l'ancienne Belgique par Saint-Quentin, Cambrai et Valenciennes, accompagné de toute sa maison, menant à sa suite le couple royal de Westphalie, la reine de Naples, le vice-roi d'Italie, le grand-duc de Würtzbourg, le prince de Schwartzenberg et le comte de Metternich, l'ambassadeur ordinaire et l'envoyé extraordinaire d'Autriche. Ces deux derniers le quittent à Cambrai, un peu contre son gré; mais lui, aussi attentif à ménager la Russie dans les formes qu'il l'est peu à lui accorder de substantielles satisfactions, s'empare aussitôt de cet incident pour faire savoir à Pétersbourg que l'Autriche ne jouit à sa cour d'aucune prérogative exceptionnelle. C'est par son ordre, à l'en croire, que les deux représentants de l'empereur François ont assisté seulement au début du voyage; s'il n'a point fait participer le prince Kourakine à la même faveur, c'est que l'état de santé de cet ambassadeur le rend perpétuellement indisponible; ne pouvant l'emmener, au moins a-t-il voulu lui procurer les douceurs d'une élégante villégiature. «L'Empereur a fait offrir le château de Villiers au prince Kourakine... le prince de Schwartzenberg et le comte de Metternich ont dû n'accompagner l'Empereur que jusqu'à Cambrai: les honnêtetés faites à cet ambassadeur n'ont rien diminué de la distinction avec laquelle est toujours traité celui de Russie; la longue maladie de ce dernier a d'ailleurs prévenu toute concurrence 473

Note 473: (retour) Champagny à Caulaincourt, 20 avril 1810.

Cette précaution prise, Napoléon continue sa tournée. Avant de visiter Bruxelles, il descend l'Escaut sur une flottille de guerre, va droit au grand point stratégique de la contrée, entre à Anvers au bruit du canon de tous les forts, assiste au lancement d'un vaisseau de guerre, le Friedland, parcourt la Zélande, reconnaît et scrute tous les replis de la côte pour y loger de nouvelles défenses, examine les places frontières et se montre aux Hollandais. Partout, il ordonne de grands travaux d'utilité publique et des ouvrages de fortification, fait ouvrir des canaux et dresser des batteries, répand et impose l'activité, stimule les autorités, réprimande le clergé, étonne les villes par la magnificence de son train et le fracas de ses entrées, éveillant toutefois chez les populations du Nord, fatiguées de despotisme et de guerre, plus d'étonnement que d'enthousiasme. Maintenant, c'est ce voyage si rapide, si rempli, qui est son excuse pour ne point répondre à la Russie. Peut-il s'absorber dans les soins d'une négociation délicate alors qu'il lui faut se déplacer sans cesse, aller chaque jour d'une ville à l'autre, recevoir des hommages, corriger des abus, prescrire des réformes, inspecter et mettre en valeur toute une partie de son empire?

Au fond, il oublie moins la Russie qu'il ne veut s'en donner l'apparence; il cherche toujours un moyen de contenter Alexandre à peu de frais et se flatte un instant de l'avoir découvert. Il n'avait pas encore remercié le Tsar pour les félicitations qu'il en avait reçues à propos de son mariage; dans sa lettre en réponse, qu'il data du château de Laeken, près Bruxelles, et qu'il fit très tendre, il glissa une allusion significative aux affaires de Pologne: «Monsieur mon frère, disait-il, Caulaincourt me fait connaître tout ce que Votre Majesté Impériale a bien voulu lui dire d'aimable à l'occasion de mon mariage. J'y ai reconnu les sentiments qu'elle veut bien me porter. Je la prie d'agréer tous mes remerciements. Mes sentiments pour elle sont invariables, comme les principes qui dirigent les relations de mon empire. Jamais Votre Majesté n'aura à se plaindre de la France. Les déclarations que j'ai faites en décembre dernier font tout le secret de ma politique: je les réitérerai toutes les fois que l'occasion s'en présentera. Je prie Votre Majesté de ne jamais douter de mon amitié et de la haute estime que je lui porte 474 .» En rappelant de la sorte ses précédentes affirmations au sujet de la Pologne, en s'offrant à les renouveler, il les confirmait dès à présent; une pareille lettre ne constituait-elle pas à elle seule une garantie et l'équivalent d'un traité?

Note 474: (retour) Corresp., 16481.

À Pétersbourg, il en fut jugé autrement. Alexandre commençait d'éprouver un surcroît d'inquiétude en ne voyant point arriver de réponse à son nouvel envoi. Le message expédié de Laeken fut reçu avec politesse: l'officier qui en était porteur se vit comblé de prévenances; il fut même présenté à l'Impératrice mère, au château de Pavlosk, où l'apparition de l'uniforme français fit sensation; mais Caulaincourt découvrit vite que le Tsar et son ministre, prenant la lettre impériale pour un acte de pure bienséance, n'y trouvaient point matière à se rassurer. Comme moyen d'entente, la Russie s'en tenait à celui qu'elle avait itérativement proposé et n'en admettait pas d'autre: elle voulait son traité, le voulait tel qu'elle l'avait rédigé, et ne se faisait point faute de s'en exprimer avec une netteté courtoise: «C'est toujours la même insistance dans le fond, écrivait Caulaincourt, avec le même ton de conciliation dans les formes 475

Note 475: (retour) Champagny à Caulaincourt, 1er juin 1810.

Surtout, Alexandre avait hâte d'être fixé; il désirait que Napoléon fût mis catégoriquement en demeure de se prononcer, et envoyait à Kourakine des instructions en conséquence. Pressé, aiguillonné par son gouvernement, le vieux prince devait s'arracher à son lit de douleur pour forcer la porte du duc de Cadore, demeuré à Paris pendant le voyage de l'Empereur, et solliciter une réponse qu'on avait ordre de ne point lui fournir; il accablait de ses visites le ministre qui n'avait rien à lui dire, le soumettait à un siège en règle, n'épargnait ni son temps ni ses peines, se livrait à des assauts dont il sortait épuisé, se jugeait héroïque et n'était que fatigant. Au retour de Flandre, qui eut lieu le 1er juin, Napoléon retrouva avec humeur cette triste et dolente figure, cet ambassadeur qui venait d'un air accablé tenir des propos importuns: il lui fit savoir par Champagny «que son voyage avait été tellement consacré aux soins de l'administration intérieure, qu'il s'était vu obligé de laisser de côté tout ce qui avait trait à la politique extérieure 476».

Note 476: (retour) Champagny à Caulaincourt, 12 juin 1810.

À Paris, Napoléon retrouve aussi Metternich, avenant, dispos, sachant se rendre de plus en plus utile et presque nécessaire. Dans l'intérieur même du ménage impérial, on commençait à lui donner un rôle, à user de son ministère pour quelques services d'ordre intime et délicat. Napoléon continuait à traiter Marie-Louise avec d'infinis ménagements, avec une douceur presque craintive. Il voulait pourtant l'instruire et la former à son rôle d'impératrice, éclairer son inexpérience, en évitant de prendre un ton d'autorité ou de reproche et de faire le «mari morose 477», et il se servait de Metternich pour transmettre à leur adresse des avis qu'il éprouvait quelque embarras à exprimer directement. Le ministre autrichien, connu et apprécié de l'Impératrice depuis nombre d'années, représentant de son père, semblait tout désigné pour remplir près d'elle les fonctions de conseiller discret et écouté. C'était par son intermédiaire que Napoléon engageait Marie-Louise à se défier des solliciteurs et des intrigants, à se montrer moins abordable, à se défendre contre les personnes de son entourage lorsqu'elles voulaient lui en présenter et lui en recommander d'autres, à se mettre en garde contre les protégés de ses protégés, contre les parents «et petits cousins 478».

Note 477: (retour) Mémoires de Metternich, I, 106.
Note 478: (retour) Mémoires de Metternich, I, 106.

Puis, il n'était pas fâché que ses égards pour l'Impératrice eussent un témoin, qu'il en fût rendu compte à Vienne, que des traits, des particularités répétées à propos le fissent voir sous un nouveau jour et démentissent sa réputation d'homme terrible. Un matin, il donna rendez-vous à Metternich dans le salon de l'Impératrice; il les y laissa seuls, se retira en fermant la porte et en mettant la clef dans sa poche. Il revint au bout d'une heure et demanda en riant: «Eh bien, avez-vous bien causé? L'Impératrice a-t-elle dit bien du mal de moi? a-t-elle ri ou pleuré? Je ne vous en demande pas compte, ce sont vos secrets à vous deux, qui ne regardent pas un tiers, ce tiers fût-il même le mari.» Le lendemain, prenant Metternich à part, il voulut absolument savoir ce que l'Impératrice lui avait dit, et comme l'autre se défendait de répondre, le faisait languir: «L'Impératrice vous aura dit, reprit-il, qu'elle est heureuse avec moi, qu'elle n'a pas une plainte à former. J'espère que vous le direz à votre empereur, et il vous croira plus que d'autres 479

Dans ce rôle de confident un peu forcé des deux époux, Metternich se comportait avec tact et mesure, évitant de prêter au reproche d'immixtion indiscrète et d'intrigue. Il attendait toujours, pour aller chez l'Impératrice, «hors des jours de réception ou d'autres occasions plus ou moins solennelles 480», que l'Empereur l'y eût formellement invité. Avec les autres membres de la famille, il se montrait beaucoup moins réservé; fort goûté par les sœurs de l'Empereur, il manifestait pour leur plaire toutes ses séductions. Brillant causeur, élégant de sa personne, «bien fait, bien mis 481», il savait déployer un genre d'agréments auxquels son collègue de Russie se trouvait totalement impropre, et prenait une place importante dans l'intimité des princesses. Ce mondain à outrance, habitué aux succès de société qu'il aimait et recherchait avec passion pour eux-mêmes, y voyait aussi un moyen d'action politique, et il mettait à profit sa situation privilégiée à la cour, dans l'entourage du souverain, pour se faciliter avec lui de périodiques causeries. Il laissait alors la conversation revenir d'elle-même sur le terrain des affaires. Très bien renseigné, suivant toutes les phases de la négociation polonaise, il saisissait Napoléon au moment propice, dans ses heures d'impatience plus marquée contre Roumiantsof, et en lui fournissant l'occasion de parler des Russes, le faisait se monter davantage contre eux; le mécontentement de l'Empereur grossissait par cela même qu'il trouvait à s'épancher. Au besoin, Metternich plaçait avec art un mot, une remarque propre à envenimer le différend. Enfin, comme si la Pologne ne suffisait pas à amener la brouille, il commença à parler de l'Orient; reprenant et renouvelant cette éternelle question, il se mit doucement, insidieusement, à la pousser comme un coin entre la France et la Russie, pour les mieux désunir.

Note 481: (retour) Documents inédits.

Il avait une entrée en matière toute trouvée. De récentes nouvelles du Danube venaient d'apprendre que l'activité guerrière des Russes et des Turcs, suspendue pendant l'hiver, s'était réveillée avec le printemps, et que les hostilités recommençaient pour la quatrième fois. La Russie, qui avait faiblement mené et mal terminé sa dernière campagne, se préparait à en recommencer une autre, avec des moyens écrasants: elle voulait à tout prix en finir, clore par un coup d'éclat cette guerre qui traînait d'année en année, obtenir de la Porte, par une paix conquise à la pointe de l'épée, la jouissance incontestée des avantages qu'Erfurt lui avait concédés. Tout donnait à penser que les Turcs, après s'être soutenus l'année précédente grâce à un concours de circonstances imprévues, succomberaient cette fois devant un effort plus puissant, mieux dirigé, et recevraient la loi; le traité qui leur serait dicté consacrerait évidemment l'incorporation à la Russie des Principautés et vaudrait peut-être au vainqueur d'autres avantages.

À Vienne, ce résultat était prévu avec douleur, jugé funeste à la monarchie, mais considéré comme imminent. Les ministres autrichiens se disaient toutefois qu'il dépendait d'un homme de changer la face des événements; un mot, un geste de Napoléon arrêterait mieux les Russes que les multitudes armées dont disposait le grand vizir. Pourquoi ne point s'adresser au suprême arbitre des destinées européennes, obtenir de Napoléon qu'il révoquât les concessions faites à Alexandre, et tirer dès à présent ce profit de la situation nouvelle? L'annexion par les Russes des Principautés n'affecterait-elle point, en somme, les intérêts de la France comme ceux de l'Autriche? Toutes les puissances pour lesquelles le maintien de l'équilibre oriental était une tradition ou une nécessité, en éprouveraient un sérieux préjudice, et Metternich le fit remarquer à Napoléon, peu de temps après la fin du voyage.

--À vous la faute, répliqua l'Empereur, et soulevant le voile sur les négociations d'Erfurt, il indiqua que l'Autriche, sans paraître à la célèbre entrevue, en avait pour une bonne part déterminé les résultats: ses armements, ses manœuvres hostiles, son intention à peine déguisée de nous déclarer la guerre, en nous rendant indispensable le concours de la Russie, avaient été la cause des engagements pris avec cette puissance. L'Autriche avait elle-même fait son sort: elle devait à son attitude «la promesse qu'avait obtenue l'empereur Alexandre que lui, Napoléon, ne s'opposerait pas à la réunion des Principautés à la Russie 482». Il s'arrêta longuement sur ce point d'histoire, exprimant d'ailleurs le regret «d'avoir été jeté forcément hors de sa ligne, qui était infiniment plus conforme aux intérêts de l'Autriche et de la Porte qu'à ceux de la Russie 483». Mais tout ne pouvait-il se réparer? fit observer Metternich: le mal n'était point consommé, puisque les Russes n'avaient pas encore obtenu de la Porte un acte de cession; pourquoi ne point s'entendre, France et Autriche, pour intervenir aujourd'hui en Orient «et ménager une solution qui se rapprocherait autant que possible de l'état de choses existant avant la guerre»? En termes alambiqués, c'était demander à l'Empereur qu'il rétractât sa donation.

Note 482: (retour) Mémoires de Metternich, II, 361.

Ici, Napoléon fit la sourde oreille: ce que l'Autriche sollicitait de lui timidement, sournoisement, c'était de déchirer un pacte solennel et de manquer outrageusement à la foi jurée. Par cela même, il fournirait aux Russes un juste et immédiat motif de conflit. Or, s'il se laissait entraîner à une rupture par le penchant de son caractère, il ne la recherchait point de parti pris et surtout ne voulait pas mettre ostensiblement les torts de son côté. Il fit donc comprendre à Metternich qu'on lui demandait pour cette fois l'impossible. Seulement, prévoyant qu'il aurait besoin d'alliés dans le cas, de moins en moins improbable, où la Russie se détacherait tout à fait de nous, il n'entendait point décourager entièrement le bon vouloir de l'Autriche, la déshabituer de recourir à lui et de prévoir une action commune. Revenant à son thème d'avant Tilsit, il indiqua qu'une pensée de conservation à l'égard de la Turquie serait dans la suite le point de rapprochement entre les deux empires. Le progrès actuel des Russes obligerait les autres puissances à se concerter pour en prévenir de plus décisifs. Admettant comme fait acquis l'annexion des Principautés, il dit: «C'est cet agrandissement de la Russie qui formera un jour la base de la réunion de la France et de l'Autriche 484.» S'il ajournait encore l'alliance autrichienne comme intempestive et prématurée, il la plaçait en réserve pour les éventualités de l'avenir.

Note 484: (retour) Mémoires de Metternich, II, 361.

En même temps, mis en confiance par les ouvertures de Metternich, se laissant aller à parler et parlant trop, il ne dissimula plus son acrimonie croissante contre la Russie. Sans doute, il affecte encore de séparer l'empereur Alexandre de son cabinet et de ne point l'envelopper dans la même réprobation; s'il parle de ce monarque, c'est sans aigreur, mais sur un ton de dédaigneuse pitié: «L'Empereur a de bonnes intentions, dit-il, mais c'est un enfant.» C'est toujours le chancelier qui a le privilège d'allumer sa colère et d'attirer ses traits. Il le taxe d'esprit chimérique, perdu «dans les espaces imaginaires», impuissant à distinguer les réalités positives avec lesquelles se fait la politique. Il s'acharne sur ce ministre, récapitule contre lui tous ses griefs, lance même une allusion à l'affaire du mariage, à la théorie émise par Roumiantsof sur les alliances de famille, évoque ce souvenir avec amertume, et montre que la blessure de son amour-propre est toujours saignante. Il revient enfin sur le traité polonais et reprend toute sa thèse. Avec sa prodigieuse loquacité, avec sa manie de répéter à tout propos les expressions fortes et pittoresques dans lesquelles il a une fois moulé sa pensée, les traits qui lui sont venus à l'esprit, les images où il s'est complu, il se sert avec Metternich des mêmes termes qu'avec Champagny et Caulaincourt: «Il faudrait que je fusse Dieu, dit-il, pour décider que jamais une Pologne n'existera! Je ne puis promettre que ce que je puis tenir. Je ne ferai rien pour son rétablissement... mais je ne prendrai jamais un engagement dont l'accomplissement serait placé hors de mes moyens.» Et s'échauffant, s'exaltant, il a le tort de montrer à Metternich, intéressé à le brouiller avec les Russes, combien leurs exigences au sujet de la Pologne l'indisposent et l'excèdent.

Il faut en finir pourtant avec cette importune affaire, tenue en suspens depuis tantôt trois mois. Puisque Caulaincourt n'a point découvert de «biais», d'échappatoire convenable, puisque la Russie insiste toujours pour une réponse à son contre-projet, Napoléon se prépare enfin à la formuler. Il redemande à Champagny la note destinée à Kourakine et laissée en souffrance: il la lit, l'examine, la remanie. Inclinant de plus en plus à l'idée d'esquiver toute espèce de traité, il songe, en procédurier retors, à soulever une question préalable. Kourakine n'a pas caché qu'il n'était autorisé à admettre aucun changement dans le texte présenté. S'il en est ainsi, cette restriction de ses pouvoirs ne s'oppose-t-elle point à toute prolongation utile du débat? Pourquoi discuter avec un ambassadeur qui n'a pas qualité? Napoléon veut que la note mette Kourakine en demeure de faire connaître catégoriquement l'étendue de sa compétence. Cependant, il n'est pas irrévocablement décidé à se retrancher derrière la fin de non-recevoir qu'il se ménage. Il consent que la note entre en même temps dans le vif et le détail du sujet, qu'elle indique fortement ses objections, qu'elle commande par cela même une réponse et réserve la possibilité d'une entente 485. Il se disposait à en fixer définitivement la rédaction, quand de nouveaux courriers arrivèrent de Russie.

Note 485: (retour) Voy. aux Archives nationales, AF, IV, 1699, les différents projets de note et les lettres écrites à leur sujet par Champagny à l'Empereur.

Profondément peiné et froissé du silence gardé sur le contre-projet, Alexandre semblait ne plus attendre de réponse et avoir porté définitivement au compte de Napoléon ce manque d'égards et de procédés. Trop fin pour se laisser prendre à des artifices assez gros, trop fier pour se plaindre, il n'insistait plus et se taisait, mais son attitude était significative.

En apparence, rien n'était changé dans ses relations avec notre ambassadeur; c'était toujours la même facilité d'abord, la même affabilité, le même ton de familiarité cordiale. Le duc de Vicence conservait à la cour toutes ses prérogatives; il suivait l'Empereur à toutes les revues, à toutes les manœuvres, dînait régulièrement au palais: donnait-il un bal, Leurs Majestés Russes affectaient de s'y montrer et «d'animer la fête par leur présence 486». Ses conversations avec Alexandre étaient aussi fréquentes, aussi prolongées, aussi amicales que par le passé; ce qui faisait la différence c'était qu'elles roulaient désormais sur des objets étrangers à la politique. À la parade du dimanche, Alexandre parlait exclusivement de questions militaires: il signalait avec quelque complaisance les progrès accomplis par son armée, depuis qu'il l'avait mise à notre école; il montrait ses soldats affranchis de la «raideur allemande»; il avait assoupli ces automates, disait-il, et leur avait donné l'allure leste et dégagée de nos Français; il s'applaudissait d'en avoir fini avec «la gêne inutile des anciens principes prussiens», d'avoir suivi en tout nos exemples, et ajoutait, avec une courtoisie peu sincère, «que les troupes françaises et russes qui seraient réunies pourraient dès le premier moment manœuvrer ensemble sans qu'on s'aperçût dans la ligne et dans l'exécution des manœuvres de la moindre différence 487». Dans son cabinet, il parlait volontiers au duc de ce qui se passait à la cour et dans le monde, des intrigues, des scandales; il touchait mot de ses chagrins intimes, de la douleur que lui avait causée une rupture définitive avec madame Narischkine; il affectait de distinguer en Caulaincourt l'ami privé, qui avait toute sa confiance, de l'homme public, du ministre étranger, et chaque jour la nuance devenait plus sensible. Caulaincourt essayait-il de rompre la glace, de revenir sur les circonstances qui devaient excuser nos retards, un sourire, un geste laissait voir que son interlocuteur n'était point dupe de telles raisons, et aussitôt Alexandre changeait de sujet. Dans la correspondance de l'ambassadeur, le compte rendu de ses audiences, si nourri, si substantiel jadis, se réduisait invariablement à quelques phrases dans ce genre:--25 avril. «Sa Majesté me fit l'honneur de causer longtemps avec moi, mais point d'affaires politiques; elle me parla seulement de choses de société.»--13 juillet: «Le 12, j'ai encore eu l'honneur de voir Sa Majesté aux grandes manœuvres de la garnison. Elle daigna m'accueillir avec sa bienveillance et sa bonté accoutumées, mais ne me parla pas d'affaires 488

Note 486: (retour) Rapport n° 92 de Caulaincourt, 23 mai.
Note 487: (retour) Rapport n° 96 de Caulaincourt, 29 juin.
Note 488: (retour) Lettre à Champagny et rapport n° 87.

Tout autre était l'attitude de Roumiantsof. Ce ministre parlait beaucoup, se plaignait plus que son maître, peut-être parce qu'il était plus sincère, moins désenchanté, parce qu'il s'était moins fait à l'idée d'une rupture avec la France et qu'il cherchait encore à dégager la pensée réelle de notre gouvernement à travers les obscurités et les contradictions de notre politique. Pour arracher à Napoléon une réponse, il avait recours à un système déjà employé et mal imaginé. Incontestablement, une insistance digne et ferme sur l'objet même du litige, c'est-à-dire sur le traité, eût été de mise en face du silence injustifiable de l'Empereur. Roumiantsof préférait agir par voie de reproches indirects et de récriminations à côté.

Depuis quelque temps, il s'alarmait et s'indignait de certaines rumeurs, de certains propos qui lui revenaient de Varsovie. Là, avec leur jactance ordinaire, avec une crânerie théâtrale, les habitants continuaient d'arborer leurs espérances patriotiques et prophétisaient tout haut de grands événements. Le pays des Polonais--nos agents en faisaient l'observation--est essentiellement la terre des fausses nouvelles. Dans ces cerveaux légers, tout résonne, tout retentit: les plus minces incidents éveillent un tumulte de pensées, qui se traduit au dehors par des discours surabondants et téméraires. Varsovie, redevenue capitale, était l'un des endroits de l'Europe où l'on pérorait le plus. La vie mondaine y avait repris son éclat d'autrefois; les salons étaient nombreux, actifs; des femmes séduisantes attisaient par leur langage le feu des esprits, et dans ce milieu brillant et bruyant naissaient périodiquement, au milieu des plaisirs et des intrigues, des bruits de guerre, de changement, de prochaine et complète restauration. Les journaux du pays et de l'étranger en recueillaient les échos, lançaient des articles à sensation, auxquels la spéculation trouvait son compte. Napoléon était étranger à ces écarts de parole et de plume: il les désapprouvait, lorsqu'ils venaient à sa connaissance; sans fermer violemment la bouche aux Polonais, que sa situation équivoque vis-à-vis de la Russie l'obligeait de plus en plus à ménager, il les exhortait au calme et parfois les reprenait durement. Néanmoins, s'armant de tout ce qui se dit et s'écrit en Pologne ou au sujet de la Pologne, sans l'aveu et souvent à l'insu de l'Empereur, Roumiantsof prétend lui en faire porter la responsabilité; il s'en prend à lui des propos que débitent les dames de Varsovie ou des nouvelles qui s'égarent dans les journaux d'Allemagne, y trouve matière à de continuelles et aigres observations. En possession d'un grief réel, il en allègue de mal fondés ou de frivoles, lance des imputations auxquelles il est trop facile de répondre et qui vont inutilement envenimer les rapports. Pour forcer Napoléon à parler, à s'expliquer, il le pique sans cesse, lui décoche des traits menus, mais acérés et déplaisants, s'évertue à le harceler de propos amers et d'insinuations malveillantes.

D'abord, il s'étonne et s'afflige de retrouver dans certains journaux français, pour désigner le pays et la nation des Varsoviens, les noms de Pologne et de Polonais. Puis, il signale un article paru dans la Gazette de Hambourg. Ce journal, très répandu en Europe, fort lu dans les chancelleries, a mentionné, sous la rubrique de Varsovie, le bruit qui court du rétablissement de la Pologne. Ces lignes ont paru dans une ville occupée par nos troupes; faut-il y lire un encouragement officieux à d'illicites espérances? C'est ce que demandent Roumiantsof et Alexandre lui-même, et ils s'attirent de Napoléon une réplique à la fois rassurante et dédaigneuse:

«Il a vu avec peine, fait-il écrire par Champagny, l'importance que l'empereur Alexandre met à je ne sais quel article de la Gazette de Hambourg. Ce prince ignore-t-il donc que tant de faux bruits journellement répandus par les gazettes malgré la surveillance des gouvernements sont le produit de l'agiotage, que ces gazettes sont ou soufflées par l'Angleterre ou les échos des spéculateurs? Faut-il beaucoup s'étonner qu'un tel article échappe à la surveillance du sieur Bourienne (alors consul à Hambourg), qui, d'ailleurs, n'est pas le censeur des gazettes s'imprimant à Hambourg, qui ne les voit pas avant qu'elles paraissent et qui ne peut donc prévenir de telles inconvenances, mais seulement en témoigner son mécontentement au rédacteur et aux chefs du gouvernement? Mais un article annonçant le rétablissement du royaume de Pologne est si évidemment absurde, particulièrement aux yeux des agents de Sa Majesté, qui savent très bien qu'elle n'a d'autre politique que de maintenir le continent dans son état actuel pour le diriger tout entier contre l'Angleterre, qu'aucun d'eux n'a pu prévoir qu'un tel article, qui fait sourire de pitié, peut inquiéter et mécontenter une grande puissance, l'amie et l'alliée de la France 489

Note 489: (retour) Champagny à Caulaincourt, 18 mai 1810.

À quelques jours de là, nouvelle alerte. Le chancelier s'émeut d'une brochure parue dans le duché, très polonaise de tendances, et signée d'un nom peu connu en France, populaire à Varsovie, celui de Kollontay, qui a été naguère l'un des lieutenants de Kosciusko. Napoléon apprend cette publication par le bruit qu'en fait la Russie et s'irrite de se voir mis en cause à propos de cet incident: «Monsieur le duc de Cadore, écrit-il à son ministre, je désire que vous parliez au prince Kourakine au sujet de la lettre du duc de Vicence du 29 mai. Vous lui ferez connaître que j'ai été affligé de ce que le comte de Roumanzow a dit au duc de Vicence, qu'aucune gazette française ne parle de la Pologne, que je ne connais nullement le nommé Kollontay, que je n'ai point lu sa brochure, qui n'a pas paru ici, et qu'on me parle de choses qui tombent des nues 490

Note 490: (retour) Lettre inédite. Archives nationales, AF, IV, 910.

Cette lettre trahit chez l'Empereur une impatience grandissante: à travers ses expressions de plus en plus vives, on sent croître et bouillonner le flot montant de sa colère. Pourtant, il se contient encore, et puisque la Russie attache tant d'importance à ce qui s'imprime et se publie, il fait démentir et prendre vivement à partie par le Journal de l'Empire les gazettes allemandes qui ont répandu de faux bruits ou employé des expressions incorrectes 491. Le 30 juin, dans une note insérée au Moniteur, l'étroite union des deux empires est une fois de plus affirmée.

Note 491: (retour) «Les écrivains périodiques de l'Allemagne, dit à ce sujet l'officieux organe, sont devenus d'une grande fécondité à inventer des fables pour amuser leurs lecteurs, et, à cet égard, il semble que les habitants des rives de l'Elbe ne le cèdent point en crédulité à ceux qui naissent sur les bords de la Garonne...» Numéro du 18 juin.

Ce même jour, M. de Champagny voit entrer chez lui Kourakine, qui se dit chargé d'une importante communication. Qu'est-ce encore? Le prince lit une longue lettre de Roumiantsof: elle lui ordonne «de faire des démarches pressantes relativement à la convention, ou plutôt relativement au bruit qui s'accrédite de plus en plus de l'intention de l'empereur Napoléon de rétablir la Pologne». Cette fois, l'accusation est positive, et sur quoi se fonde-t-elle? Toujours sur le langage de certains journaux, sur la rumeur publique, sur les propos qui se colportent à Varsovie: c'est d'après de tels indices que Napoléon entend révoquer en doute la parole qu'il a tant de fois et si solennellement donnée!

Alors l'orage amoncelé en lui fit explosion. D'un sentiment très marqué d'humeur, de mécontentement, il passe à une franche, tempétueuse et débordante colère. Cette perpétuelle doléance, qui gémit à son oreille comme un refrain monotone, lui devient odieuse: le procès de tendance qu'on lui fait l'exaspère, et puisque Roumiantsof s'obstine à se forger contre lui grief de tout, à lui imputer une agitation qu'il ignore, «à le rendre comptable d'articles de gazette écrits à deux cents lieues de Paris, ou de brochures qui seront à jamais inconnues en France, ainsi que ceux qui les composent 492», il rétablira les responsabilités respectives et réduira la Russie au silence par une foudroyante réponse. À cet instant, il ne cherche plus à dissimuler ni à feindre: il redevient grand, en cessant d'être trop habile; il met à nu sa politique et jette au vent sa pensée, dans un accès de fureur déplorable et superbe.

Note 492: (retour) Corresp., 16181.

Le 1er juillet au matin, devant Champagny qui est venu lui porter la commission de Kourakine, il parle, il dicte, et il veut que ses expressions soient transmises textuellement au duc de Vicence, afin que cet ambassadeur trop doux, trop mou, trouve dans cet envoi la règle de ses discours et sache comment il faut parler aux Russes. C'est donc à la Russie elle-même qu'il s'adresse par l'intermédiaire qu'il s'est choisi; c'est elle qu'il cingle de paroles acerbes, de reproches véhéments, énumérant ses concessions, ses bienfaits, rappelant qu'il n'a reçu en retour qu'une assistance équivoque avant la campagne d'Autriche, un concours dérisoire pendant la guerre, et aujourd'hui, pour combler la mesure, des plaintes mal fondées, «des insinuations ridicules, des soupçons outrageants». Et lorsqu'il se prétend méconnu et calomnié, il reste, de son point de vue, parfaitement sincère et convaincu. Par une disposition propre aux esprits entiers et possédés d'orgueil, il ne s'attache qu'au côté de la question où il se juge et se sent inattaquable. Sans vouloir se rappeler que sa conduite en maintes circonstances, ses atermoiements, la liberté d'allures laissée aux Polonais, autorisent bien des soupçons, il s'arrête au fait en lui-même, à la réalité de ses intentions, et, sous ce rapport, l'accusation qu'on lui jette à la face, dans les termes absolus où elle est portée, demeure injuste. Il rétablira sans doute la Pologne si la Russie l'y provoque par des manœuvres hostiles et lui en fait une nécessité stratégique, mais il n'ira point reconstituer la Pologne spontanément, par dessein préconçu, par principe, par générosité mal entendue, par Don Quichottisme, suivant l'expression qu'il répète à satiété: il n'ira point de gaieté de cœur s'enfoncer dans le Nord, risquer une immense aventure, pour se donner le stérile honneur de briser les chaînes d'un peuple et de réparer le crime de l'autre siècle. Jamais prince n'a été plus éloigné que lui de faire la guerre pour une idée, et cette conception cadre si peu avec sa manière toute pratique, toute réaliste, d'envisager la politique, qu'il n'admet point qu'on la lui puisse supposer de bonne foi. Il en vient à se demander si la Russie est sincère dans l'expression de ses épouvantes: derrière les propos qu'elle lui tient, il croit lire une secrète et traîtresse arrière-pensée. En lui cherchant cette querelle, la Russie ne veut-elle point se ménager un prétexte pour le quitter, pour revenir à l'Angleterre? Dès qu'elle aura recueilli tous les bénéfices de l'alliance, ne va-t-elle point en répudier les obligations? Eh bien, si cette défection se produit, c'est la guerre. Il le dira franchement, sans ambages, sans détours, et ce mot de guerre, jeté pour la première fois à la Russie, jaillit et luit dans son langage comme un éclair d'épée.

«Que prétend la Russie, s'écrie-t-il, par un tel langage? Veut-elle la guerre? Pourquoi ces plaintes continuelles? Pourquoi ces soupçons injurieux? La Russie veut-elle me préparer à sa défection? Je serai en guerre avec elle le jour où elle fera la paix avec l'Angleterre. N'est-ce pas elle qui a recueilli tous les fruits de l'alliance? La Finlande, cet objet de tant de vœux, de tant de combats, dont Catherine II n'osait pas même ambitionner quelque démembrement, n'est-elle pas, dans toute sa vaste étendue, devenue province russe? Sans l'alliance, la Valachie et la Moldavie resteraient-elles à la Russie? Et à quoi m'a servi l'alliance? A-t-elle empêché la guerre contre l'Autriche, qui a retardé les affaires d'Espagne? Est-ce l'alliance qui a fait les succès de cette guerre? J'étais à Vienne avant que l'armée russe fût rassemblée, et cependant je ne me suis pas plaint; mais certes on ne doit pas se plaindre de moi. Je ne veux pas rétablir la Pologne. Je ne veux pas aller finir mes destinées dans les sables de ses déserts. Je me dois à la France et à ses intérêts, et je ne prendrai pas les armes, à moins qu'on ne m'y force, pour des intérêts étrangers à mes peuples. Mais je ne veux pas me déshonorer en déclarant que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, me rendre ridicule en parlant le langage de la Divinité, flétrir ma mémoire en mettant le sceau à cet acte d'une politique machiavélique, car c'est plus qu'avouer le partage de la Pologne que de déclarer qu'elle ne sera jamais rétablie. Non, je ne puis prendre l'engagement de m'armer contre des gens qui ne m'ont rien fait, qui m'ont bien servi, qui m'ont témoigné une bonne volonté constante et un grand dévouement. Par intérêt pour eux et pour la Russie, je les exhorte à la tranquillité et à la soumission, mais je ne me déclarerai pas leur ennemi, et je ne dirai pas aux Français: Il faut que votre sang coule pour mettre la Pologne sous le joug de la Russie. Si jamais je signais que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, c'est que j'aurais l'intention de le rétablir. Ce serait un piège que je tendrais à la Russie, et l'infamie d'une telle déclaration serait effacée par le fait qui la démentirait. J'ai montré de l'empressement à satisfaire la Russie en envoyant une convention toute ratifiée. Elle renfermait tout ce que je pouvais raisonnablement promettre et tenir, au delà de ce qu'on pouvait me demander; elle allait au but aussi bien que la première et la deuxième. Mais on insiste sur celle-ci par des motifs que je ne puis expliquer. Il semble que ce soit une lutte d'amour-propre. Tous les hommes sensés conviennent que c'est, aux termes près, la même chose, et les Russes mêmes sont de cet avis. Quand on voudrait m'humilier en me dictant la loi, on ne pourrait pas le faire davantage qu'en me prescrivant ainsi les termes dans lesquels je dois souscrire un acte dont le but m'est étranger, auquel je ne me prête que par déférence, et qui est pour moi sans avantage comme sans nécessité 493

Note 493: (retour) Corresp., 16181.

Comme sanction à ces véhémentes paroles, Napoléon va-t-il couper court à toute discussion sur le traité, retirer purement et simplement ses offres? Puisque la Russie semble découvrir des velléités hostiles, se refusera-t-il à lui livrer un engagement, quel qu'il soit, à fournir contre lui cette arme? Dans la suite de sa dictée, il semble se radoucir et proclame l'invariabilité de ses sentiments: «Si l'Empereur est mécontent du langage qu'on lui tient de la part de la Russie, il n'en est pas moins ferme dans l'alliance; il a toujours marché droit et sans hésitation... L'Empereur est, à l'égard de la Russie, ce qu'il a toujours été depuis la paix de Tilsit 494.» Quant à la convention, il «se prêtera à des changements, mais ne flétrira pas sa mémoire par un acte déshonorant 495». Enfin, il annonçait sous peu de jours l'envoi à Kourakine de la note responsive, mais une soudaine fatalité allait ajourner de nouveau la remise de cette pièce, retarder encore le dénouement attendu en Russie avec une si douloureuse impatience, laisser à la colère de l'Empereur le temps de mûrir et de fructifier.

Depuis le retour de Leurs Majestés à Saint-Cloud, les fêtes à l'occasion du mariage, interrompues par le séjour à Compiègne et l'excursion dans le Nord, avaient repris de plus belle. Paris, l'armée, les princes, les représentants étrangers, se mettaient tour à tour en frais d'imagination pour offrir aux souverains des hommages et des plaisirs. Le 10 juin, il y avait eu bal à l'Hôtel de ville, avec feu d'artifice et illumination générale; le 14, fête champêtre chez la princesse Pauline, dans ses jardins de Neuilly; le 24, fête donnée par la garde à l'École militaire. Ce n'étaient partout que divertissements variés, animation joyeuse, déploiement inouï de faste et de magnificence. On sait qu'un lugubre événement attrista la fin de cette période d'enivrement et parut projeter sur l'avenir une lueur sinistre.

Le 1er juillet, le prince de Schwartzenberg donnait un grand bal dans son hôtel de la rue de Provence, transformé pour la circonstance en palais de féerie. À cette réunion, attendue comme un événement, la cour, la haute société de Paris, le corps diplomatique figuraient au complet, et le prince Kourakine, à peu près remis, brillait au premier rang des ambassadeurs. Leurs Majestés avaient fait leur entrée, assisté dans le jardin à un ballet champêtre et à des figurations allégoriques; placées sur une estrade, elles dominaient la salle des danses, échafaudée contre les murs de l'hôtel et superbement tapissée, lorsque le feu prit à l'une des tentures, trop rapprochée d'un groupe de bougies. En un instant, la salle entière s'embrasa. Napoléon sortit alors avec l'Impératrice, qu'il rassurait et protégeait. Il s'éloignait pourtant à pas comptés, impassible, soucieux de garder sa dignité et d'imposer le sang-froid par son exemple. Derrière lui, la foule s'accumulait, s'écrasait, sans oser le devancer. De cette multitude folle d'impatience et de terreur, une voix s'éleva tout à coup: «Plus vite», dit-elle, et l'Empereur pressa le pas, obéissant à cet appel anonyme, et devant ce spectacle du César invincible aux armées humaines, cédant aux éléments en révolte et chassé par les flammes, un ancien eût cru voir le signe et l'image anticipée des futures catastrophes. Après avoir mis l'Impératrice en sûreté, Napoléon revint au danger, en tenue de combat: il organisa la lutte contre l'incendie, les mesures propres à sauver les parties intactes du palais, à assurer la recherche des victimes ensevelies sous les décombres. Leur nombre fut malheureusement grand; parmi les blessés, le prince Kourakine fut relevé des premiers, la tête, le visage et les mains affreusement brûlés 496.

Note 496: (retour) «Je vis, je vois encore--écrit le feu duc de Broglie dans ses Souvenirs--le pauvre prince Kourakine, perclus de goutte, couvert de diamants, roulant son énormité sous les décombres, et le général Hulot, le frère de la maréchale Moreau, employant à l'en dégager le bras qui lui restait.» I, 118.

Ainsi ce personnage, malencontreux jusqu'au bout, disparaissait à l'heure où ses services devenaient le plus nécessaires, où il allait être l'intermédiaire de nos dernières propositions. Pendant douze jours, sa vie fut en danger, et le cabinet français dut naturellement s'abstenir de lui adresser aucune communication d'affaires. Durant cet intervalle, l'Empereur réfléchit, s'anima de plus en plus, se fixa à l'idée de ne plus même discuter au fond les exigences d'Alexandre et de s'en tenir à la question préalable. À la note préparée pour Kourakine et longuement développée, il fit substituer quelques lignes brèves et sèches: «Le soussigné désire savoir, écrivit le ministre des relations extérieures sous sa dictée, si M. l'ambassadeur a les pouvoirs nécessaires pour signer une convention non moins propre que les trois autres à atteindre le but qu'on se propose, mais dans laquelle quelques expressions du projet russe, contraires à l'usage diplomatique, seraient remplacées par des expressions équivalentes, changement nécessaire, puisque seul il rendra cet acte conforme à la dignité de la France en conciliant tous les intérêts de la Russie 497

Note 497: (retour) Archives des affaires étrangères, Russie, 151. La pièce porte cette mention: Dictée de l'Empereur.

Ce fut le premier secrétaire de l'ambassade, M. de Nesselrode, qui répondit au nom de son chef empêché. Il déclara, selon les instructions rigoureuses de sa cour, que le représentant russe à Paris n'avait pouvoir d'admettre par lui-même aucun amendement: il demandait toutefois à connaître les modifications désirées par la France, afin d'en informer son gouvernement 498. Napoléon prévoyait cette réponse, d'après le langage antérieur de Kourakine: en la provoquant, il n'avait eu d'autre but que de mettre une fois de plus la Russie dans son tort, de lui faire avouer à elle-même le caractère irréductible de ses prétentions et l'intransigeance de sa politique, de se procurer un prétexte pour se dérober définitivement. Ce prétexte lui étant fourni, il se hâta de le saisir, défendit de répondre à Nesselrode et de revenir sur le traité «objet de tant de réclamations 499». La France et la Russie restaient nominalement alliées, mais la question de Pologne demeurait entre elles pour leur interdire la confiance, envenimer tous leurs rapports, accélérer leur brouille, et le point de mésintelligence s'accentuait, se mettait en plein relief, par l'inanité constatée d'un grand effort pour s'expliquer et s'entendre.

Note 498: (retour) Corresp., 16181.
Note 499: (retour) Archives des affaires étrangères, Russie, 151.

Dans ce débat qui avait roulé sur une phrase, mais sur une phrase derrière laquelle se dissimulait une irrémédiable divergence d'intentions, Napoléon avait incontestablement pour lui le fonds même du droit. Il avait offert tout ce que sa dignité et ses intérêts lui permettaient d'accorder, à savoir qu'il se détournerait de la Pologne et ne l'assisterait en aucune circonstance. La Russie avait voulu plus: elle avait voulu qu'il frappât de sa main et achevât une nation dont il avait éprouvé la fidélité, qu'il lui infligeât une irrévocable déchéance, qu'il s'engageât pour la postérité, qu'il prît à sa charge et aggravât même le forfait d'autrui, car les trois puissances, en partageant la Pologne, n'avaient point mis par écrit qu'elle ne revivrait jamais. Une telle formule, qui peut-être dissimulait un piège, dérogeait en tout cas au code des nations, au langage qu'il est permis aux souverains de tenir décemment, lorsqu'ils stipulent et contractent. En toute justice, en tout honneur, Napoléon pouvait soutenir que capituler devant cette exigence, c'eût été abaisser son caractère et offenser sa gloire. Seulement, il avait lui-même compromis la valeur de sa cause par la faute de ses procédés, tour a tour évasifs et violents, dépourvus successivement de loyauté, de convenance et de mesure. Puis, sa grandeur même et ses abus l'avaient placé en dehors des règles ordinaires qui président aux rapports des États; il lui était difficile de les invoquer dans toute leur rigueur, après les avoir fait céder tant de fois aux nécessités de sa politique, aux entraînements de son avidité et de sa fougue, et cette vérité doit dominer désormais toutes les appréciations. Si Napoléon avait raison dans la plupart des questions soulevées entre lui et l'Europe, prises en elles-mêmes, envisagées individuellement, telles qu'il savait avec un art consommé les poser et les traiter, il avait tort dans l'ensemble, tort par l'universalité de ses prétentions, par le nombre, l'audace, l'extension démesurée de ses entreprises, qui excusaient contre lui des précautions extraordinaires et légitimaient toutes les défiances.

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