Napoléon et Alexandre Ier (2/3): L'alliance russe sous le premier Empire
The Project Gutenberg eBook of Napoléon et Alexandre Ier (2/3)
Title: Napoléon et Alexandre Ier (2/3)
Author: Albert Vandal
Release date: February 12, 2010 [eBook #31260]
Language: French
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de France (BnF/Gallica)
NAPOLÉON
ET
ALEXANDRE Ier
TOME SECOND
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en décembre 1892.
DU MÊME AUTEUR:
Napoléon et Alexandre Ier. L'alliance russe sous le premier Empire. I. De Titsit à Erfurt. 3e édition. Un volume in-8° avec portraits. Prix 8 fr.
Louis XV et Élisabeth de Russie. 2e édition. Un volume in-8°. Prix 8 fr. (Couronné par l'Académie française, prix Bordin.)
Une Ambassade française en Orient sous Louis XV: La Mission du marquis de Villeneuve (1728-1741). Un volume in-8°. Prix 8 fr.
PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANClÈRE, 8.
NAPOLÉON
ET
ALEXANDRE Ier
L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE
II
1809.--LE SECOND MARIAGE DE NAPOLÉON
DÉCLIN DE L'ALLIANCEPAR
ALBERT VANDAL
Troisième Édition
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
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1894
NAPOLÉON
ET
ALEXANDRE Ier
CHAPITRE PREMIER
LE LENDEMAIN D'ERFURT
Intentions respectives de Napoléon et d'Alexandre au sortir d'Erfurt.--Offres de paix à l'Angleterre.--Napoléon veut soumettre l'Espagne par les armes et comprimer l'Autriche par la terreur.--Raisons qui lui font détester l'idée d'une nouvelle guerre et de nouvelles victoires en Allemagne.--Il craint notamment de réveiller la question polonaise, qui peut le brouiller avec la Russie.--Quelle est à ses yeux la grande utilité de l'alliance.--Instructions à Caulaincourt.--Projets ultérieurs: la Méditerranée et l'Orient.--Tendance d'Alexandre à s'isoler de l'Europe.--Son imagination se détourne de l'Orient.--Influence dominante de Spéranski.--Passion réformatrice.--Spéranski et l'alliance française.--Erreur persistante sur les dispositions de l'Autriche.--Souvenir reconnaissant pour Talleyrand; l'empereur Alexandre lui donne une famille.--Roumiantsof à Paris.--Campagne de Napoléon au delà des Pyrénées.--Résultats incomplets.--Retour à Valladolid.--Mouvements de l'Autriche.--Napoléon s'opiniâtre à l'idée de contenir et d'immobiliser l'Autriche par la main de la Russie.--Rapprochement historique.--Occupations d'Alexandre pendant la campagne d'Espagne.--Situation brillante de Caulaincourt.--Propos de salons.--Arrivée du roi et de la reine de Prusse; importance attribuée à leur voyage.--Napoléon torture la Prusse; protestation d'Alexandre.--Confiance de nos ennemis dans le pouvoir de la reine Louise.--Le ménage impérial.--Souhait de nouvel an adressé par Napoléon à Alexandre.--La reine Louise chez l'ambassadeur de France.--Le Roi détruit l'intérêt qu'inspire la Reine.--Réapparition et triomphe de la favorite.--La politique pendant le voyage.--Napoléon requiert le concours diplomatique d'Alexandre contre l'Autriche.--Le Tsar persiste dans un système de demi-mesures.--La note identique.--Lettre explicative à Roumiantsof.--Le prince de Schwartzenberg à Pétersbourg.--Alexandre encourage l'Autriche à la guerre en croyant l'en détourner.
I
A Tilsit, Alexandre Ier avait dit à Napoléon: «Je serai votre second contre l'Angleterre.» A Erfurt, il lui avait renouvelé ce serment, en termes solennels, par traité, et les deux empereurs s'étaient promis de vaincre ensemble celle qu'ils avaient désignée «comme leur ennemie commune et l'ennemie du continent 1». Ils offriraient d'abord la paix à l'Angleterre, la sommeraient de reconnaître la part que l'un et l'autre s'étaient faite dans l'Europe transfigurée. Si l'adversaire refusait, ils resteraient unis dans la lutte et la poursuivraient avec toutes leurs forces jusqu'à ce qu'elle eût procuré la paix dont ils avaient à l'avance arrêté les bases. Toutefois, ayant posé ce principe, ils n'avaient réussi qu'imparfaitement à en déduire l'application sous forme d'engagements précis et de règles communes; en réalité, si leurs volontés tendaient encore au même but, elles ne s'accordaient plus sur les moyens de l'obtenir, et bien différente était la conception que l'un et l'autre se faisaient de l'avenir. Napoléon ne voyait que la guerre pour conquérir la paix, une paix telle qu'il la voulait et qui serait la consécration de ses conquêtes; Alexandre espérait que la paix viendrait à lui, sans qu'il eût à la forcer par des opérations compromettantes. Napoléon se traçait un plan tout d'action, comportant des mouvements précipités, multiples, à exécuter successivement dans toutes les parties de l'Europe et du monde: Alexandre se flattait de goûter dès à présent en repos les avantages acquis, d'assister aux événements plutôt que d'y participer, et, en face de l'Europe où partout les haines restaient ardentes et les passions inapaisées, se plaisait au rêve d'une politique contemplative.
Après l'entrevue du Niémen, assuré momentanément de l'alliance russe, qui interrompait le cours des coalitions, Napoléon avait cru pouvoir se retourner contre l'Angleterre, en finir avec elle, l'envelopper et l'accabler d'événements destructeurs. Convaincu de sa toute-puissance, emporté par son imagination, perdant le sentiment du réel et du possible, il avait voulu étreindre et soulever l'Europe, enrôler partout les forces vives des nations, accaparer toutes les armées, toutes les flottes, afin de s'en servir pour frapper l'Angleterre sur tous les points du globe où cette puissance pouvait être abordée et saisie. Dans cet élan vers l'universelle offensive, le pied lui avait manqué: une fausse manœuvre avait fait échouer toutes ses combinaisons et en avait démontré l'erreur. Tandis qu'il visait l'Orient et s'y cherchait une action à sa taille, tandis qu'il discutait avec Alexandre le partage d'un empire, une humble insurrection de paysans et de montagnards avait commencé contre les usurpations de la force la revanche du droit et de la justice. En Espagne, la dynastie s'était livrée; la nation, violentée dans son indépendance sans être maintenue par des masses suffisantes, s'était levée contre le conquérant: elle avait détruit l'une de ses armées, rejeté les autres au pied des Pyrénées, ouvert la Péninsule aux Anglais, reporté sur terre, à nos côtés, la guerre que Napoléon s'était flatté d'étendre et de disperser sur les mers. Aujourd'hui, il lui fallait avant tout se relever de cet échec qui avait porté à son prestige un coup désastreux et qui était apparu à tous ses ennemis comme un signal de délivrance. Plus l'atteinte avait été sensible, plus il importait que le châtiment fût exemplaire et prompt. Napoléon ira donc tout d'abord en Espagne et y ramènera les Français: il veut de sa personne combattre et soumettre la nation qui a fait douter de sa fortune, qui a créé derrière lui un ardent foyer de haine et de révolte, une résistance populaire, acharnée, fanatique, et qui s'est faite la Vendée de l'Europe.
Cette guerre en avait engendré une autre, puisque la maison d'Autriche, après avoir tremblé pour elle-même au premier bruit de l'attentat de Bayonne et précipitamment reconstitué ses forces, cédait maintenant à la tentation de les utiliser, puisqu'elle venait de prendre la résolution de se faire elle-même l'agresseur, d'entrer en campagne au printemps de 1809 et d'insurger l'Allemagne. Sans connaître cette décision, Napoléon la pressentait; il prévoyait le cas où, après une courte expédition en Espagne, il aurait à se retourner contre l'Autriche et à se mesurer avec un deuxième adversaire.
Il avait créé lui-même cette situation, ayant fourni à l'Autriche, par les événements d'Espagne, un motif pour armer et une occasion pour attaquer. Néanmoins, si responsable qu'il fût de la guerre nouvelle qui grondait en Allemagne, il souhaitait passionnément de l'éviter. Non qu'il craignît les généraux et les soldats de l'Autriche. Eux et lui ne s'étaient-ils point connus et mesurés à Marengo, à Ulm, à Austerlitz? Cent combats, cent victoires, avaient attesté la supériorité de ses armes, et si l'Autriche disposait momentanément d'effectifs plus nombreux que les siens, il avait trop de foi en lui-même, en son aptitude à découvrir et à créer des ressources, pour redouter sérieusement l'issue du combat. Mais il ne s'abusait pas sur les difficultés et les périls de tout ordre où le jetterait une campagne de plus en Europe, même couronnée d'un éclatant succès. À l'intérieur, elle achèverait de lui aliéner l'opinion, unanime à blâmer son entreprise d'Espagne; elle augmenterait le sourd mécontentement qui de toutes parts couvait contre lui; elle prouverait définitivement aux Français que son règne était la guerre, la guerre implacable et permanente. Au dehors, si l'Autriche s'affirmait irréconciliable en descendant pour la quatrième fois dans la lice, il faudrait, pour nous garantir de son incorrigible hostilité, lui infliger de profondes mutilations, la supprimer peut-être, faire le vide au centre du continent et ne laisser devant nous que les ruines d'un grand empire. Or, par un retour de prudence et de raison, Napoléon comprenait le danger de bouleverser davantage l'ancien édifice européen, de briser l'imposante monarchie qui en avait été longtemps la clef de voûte. Cette destruction apparaîtrait comme un défi de plus aux royautés légitimes; elle ajouterait à l'inquiétude, à l'exaspération générales; en particulier, elle risquerait de nous brouiller avec la Russie. Pour abattre l'Autriche, il serait nécessaire de faire appel à toutes les activités disponibles, d'ameuter toutes les ambitions. Les Polonais du duché de Varsovie seraient les premiers à nous venir en aide, mais il faudrait payer leur concours, permettre la réunion à leur État des provinces que l'Autriche avait naguère ravies à leur nation, laisser la Pologne se refaire aux deux tiers, et cette quasi-restauration réveillerait les alarmes du troisième copartageant, soulèverait entre la France et la Russie une question mortelle à l'entente. Napoléon voulait donc s'épargner la nécessité de vaincre l'Autriche, parce qu'il se sentait exposé à ne remporter sur elle que de funestes triomphes et qu'il appréhendait, non les chances, mais les suites de la lutte.
Seulement, il se rendait compte que l'Autriche ne renoncerait à la guerre que devant la certitude d'être écrasée; il désirait lui en imposer par un redoublement de vigueur, par des mesures d'éclat, de sévérité et de force, auxquelles il jugeait indispensable d'associer la Russie. À ses yeux, l'alliance du Tsar, qui survivrait difficilement à une crise européenne, restait le moyen de la conjurer. Il n'était pas à présumer que l'Autriche, si animée, si haineuse qu'elle fût, pût s'exposer de gaieté de cœur, sans avoir été provoquée ni directement menacée, à périr broyée entre la France et la Russie. De sa part, une prise d'armes contre Napoléon isolé ne serait qu'une dangereuse témérité; une rupture avec la France assistée de la Russie serait un acte de démence impossible à supposer. Si donc, pensait Napoléon, la cour de Vienne persiste dans ses desseins, c'est qu'elle ne croit pas à la fermeté d'Alexandre dans le système français, c'est qu'elle escompte tout au moins la neutralité de ce monarque. L'attitude d'Alexandre à Erfurt ne l'avait que trop entretenue dans cette sécurité. Au fond du cœur, Napoléon ne pardonnait pas à son allié de s'être aveuglé alors sur des intentions déjà suspectes, de s'être obstinément refusé, en nous promettant par traité secret son assistance contre toute agression, à prendre dès à présent vis-à-vis de l'adversaire le ton de la rigueur et de la menace 2. Sans savoir que Talleyrand avait livré à l'Autriche le secret du dissentiment survenu entre les deux empereurs et précipité ainsi les résolutions guerrières, il ne se dissimulait pas que l'entrevue avait mal rempli son objet et laissé subsister le danger. Néanmoins, il voulait encore croire que le Tsar, si les préparatifs hostiles continuaient, se rendrait enfin à l'évidence, consentirait à accentuer son langage, «à montrer les dents 3», exercerait à Vienne une pression assez forte pour imposer un désarmement. En quittant à Erfurt le général de Caulaincourt, son ambassadeur en Russie, il lui avait laissé pour instruction de tenir les yeux d'Alexandre constamment ouverts sur l'Autriche, de lui dénoncer tout acte inquiétant, tout mouvement plus prononcé, de l'amener à y répondre par des réunions de troupes sur la frontière de Galicie, par des concentrations effectuées à grand bruit. M. de Caulaincourt ne saurait trop répéter que l'empereur Napoléon, en s'éloignant d'Erfurt pour s'enfoncer en Espagne, s'est confié en son ami, qu'il lui a commis le soin de surveiller l'Allemagne et de la tenir en respect: pour que l'alliance remplisse ce but, il faut qu'elle soit non seulement réelle, mais apparente, qu'elle s'affirme et s'atteste par des démonstrations extérieures. À l'aide de ces raisonnements et de ces instances, Napoléon espérait réparer sa demi-défaite d'Erfurt, reprendre en sous-œuvre le projet avorté et enchaîner l'Autriche par le bras de la Russie.
En même temps, il se flattait d'être à lui-même sa ressource: pour immobiliser l'Autriche et lui faire contremander ses mesures, il comptait sur le spectacle d'activité et d'irrésistible énergie qu'il donnerait en Espagne. Dans les conseils de l'empereur François, chez tous les gouvernements, chez tous les peuples qui conspiraient contre nous, c'était une opinion répandue que la guerre d'Espagne absorberait longtemps notre attention et nos forces, que de longues années n'en verraient pas la fin. Que cette guerre présumée interminable s'achève en trois mois, qu'en trois mois l'insurrection soit balayée, les Anglais jetés à la mer, le roi Joseph remis sur son trône et le pays plié à nos volontés, que l'Empereur revienne triomphant en France et s'y retrouve en possession de tous ses moyens, l'ardeur et la confiance de l'Autriche ne tiendront pas devant cette réapparition. On la verra s'humilier, rentrer dans l'ordre, s'estimer heureuse de fournir des gages et d'accepter des garanties. Si Napoléon veut frapper vite et fort en Espagne, ce n'est pas uniquement pour venger son affront; il attend de ses victoires un contre-coup accablant au delà du Rhin, et il espère que la soumission de la Péninsule assurera indirectement la tranquillité de l'Allemagne.
L'Espagne domptée, l'Autriche comprimée, Napoléon se trouvera dans la position où il avait espéré se placer au commencement de 1808; il disposera de l'Europe contre l'Angleterre. Dans ce comble de prospérité et de puissance, il pourra enfin négocier utilement la reddition de sa rivale. S'il s'est prêté aux tentatives de paix immédiate concertées à Erfurt, il ne croit guère à leur succès tant que la révolte espagnole et le soulèvement de l'Autriche, en laissant à nos ennemis des alliés et des points d'atterrissement en Europe, les dissuaderont de traiter. Il entend cependant ne pas rompre les pourparlers dès qu'il en aura constaté l'inutilité présente; il les fera durer, trainer, afin de retrouver et de ressaisir ce fil lorsque ses succès militaires et diplomatiques auront remontré à l'Angleterre la nécessité de céder. Si elle s'obstine malgré tout à la lutte, alors le moment sera venu de recourir à ces entreprises écrasantes et gigantesques que Napoléon a ajournées plutôt qu'exclues et qui demeurent invariablement à l'arrière-plan de sa pensée. Pour les exécuter, il se réserve dès à présent quelques moyens, susceptibles de se développer par la suite. Il ne porte pas au delà des Pyrénées toutes les forces qu'il a retirées d'Allemagne, il en achemine une partie vers la mer du Nord et veut reformer un camp de Boulogne, installer en face des Iles Britanniques cette menace permanente. D'autres corps sont dirigés vers les côtes de Provence et d'Italie: ils auront, pour peu que les circonstances s'y prêtent, à inquiéter les ennemis dans la Méditerranée, à prendre contre eux des postes, des bases d'offensive, à tenter de hardis coups de main, jusqu'au jour où d'autres armées, rendues disponibles par la cessation des guerres en Europe, mises à bord de nos escadres reconstituées, iront atteindre l'Angleterre dans toutes les sources de son commerce et de sa puissance, aux colonies, dans l'Amérique, dans l'Orient surtout et dans la vallée du Nil, chemin des Indes. Alors, se retournant vers Alexandre, Napoléon rouvrira devant lui des horizons aujourd'hui obscurcis; l'enivrant d'espérances, le fascinant de son génie, l'enveloppant de sa ruse, il se subordonnera plus étroitement cet allié, l'entraînera à sa suite et en fera l'instrument de ses desseins. Comme toujours, au delà des entreprises auxquelles il met actuellement la main, il en conçoit d'autres, qu'il gradue suivant les nécessités de la lutte et qu'il étage dans l'avenir. Si la soumission de l'Espagne laisse les Anglais en armes, le spectacle de l'Allemagne pacifiée, le blocus continental aggravé, les ports européens plus strictement fermés, auront sans doute raison de leur constance: si les Anglais résistent à tant d'avertissements et d'atteintes, il restera à l'Empereur, pour achever leur désastre, à déchaîner contre eux sur la Méditerranée et l'Orient une tempête d'événements.
C'était à tort toutefois qu'après avoir acheté la connivence passive d'Alexandre, Napoléon fondait encore quelque espoir sur son concours, et les dispositions que le Tsar rapportait d'Erfurt ne répondaient guère à cette attente. Loin de n'admettre d'autre terme à son action que la paix avec l'Angleterre, Alexandre lui assignait des limites plus rapprochées et étroitement marquées. Désormais, il était inébranlablement résolu à se confiner dans le cercle des intérêts individuels et particuliers de la Russie, à ne s'en plus écarter; il se bornerait à terminer les deux guerres qui lui étaient personnelles, celles dont le pacte d'Erfurt avait à l'avance prévu et spécifié les résultats, à arracher la Finlande aux Suédois et aux Turcs les Principautés. Encore eût-il préféré devoir ces conquêtes à la résignation des vaincus plutôt qu'à des efforts renouvelés, s'épargner la nécessité de combattre à nouveau et de verser le sang. En Finlande, une trêve avait été conclue, mais l'inflexibilité du roi Gustave IV, poussée jusqu'à la déraison, ne permettait point d'espérer qu'il consentît au sacrifice d'une province avant d'avoir épuisé ses dernières ressources. De ce côté, Alexandre prévoyait que ses armes auraient à porter des coups sensibles et peut-être accablants. En Orient, il s'était engagé vis-à-vis de Napoléon à ne reprendre les hostilités qu'après trois mois; il emploierait ce temps à négocier avec les Turcs, à réunir un congrès, à tenter un essai de pacification sur la base de la cession des Principautés. Si la Porte se refusait à cet abandon, il recommencerait la guerre, porterait sur le Danube toutes ses forces disponibles, mais n'entendait en distraire aucune part pour menacer la frontière autrichienne et faire au profit de Napoléon la police de l'Allemagne. En général, dans les questions où les termes et l'esprit des traités réclamaient sa coopération, il s'acquitterait en procédés courtois plus qu'en services effectifs: il fournirait un inépuisable contingent de paroles aimables, de déclarations tendres, de professions enthousiastes, mais en tout accorderait à Napoléon l'amitié du Tsar plus que l'appui de la Russie. Restant en guerre contre les Anglais, se privant de tout commerce direct avec eux, il ne participerait plus autrement à une lutte où il ne se reconnaissait qu'un intérêt secondaire. Quant à reprendre les vastes projets dont on s'était entretenu l'an passé, à remettre en question le démembrement de la Turquie, il s'était fait une règle de demeurer sourd à toute suggestion de ce genre 4. À jamais, il avait détaché son esprit de ces conceptions tentatrices et décevantes, et définitivement il avait laissé retomber le voile sur les perspectives qui l'avaient un instant ébloui. Au dehors, il s'interdisait désormais d'avoir de l'imagination.
Pour lui, le roman de l'alliance était fini; dans cet accord, il ne voyait plus qu'une opération où il entendait soigneusement limiter ses risques et réaliser des bénéfices prévus et évalués à l'avance; ces résultats obtenus, il s'enfermerait chez lui, s'abstiendrait de toute entreprise extérieure, se retirerait en quelque sorte de l'Europe dans ses frontières mieux tracées et largement étendues.
Son ambition se tournait vers l'intérieur, et c'était là maintenant qu'il se cherchait des triomphes. De tout temps, le doux autocrate s'était proposé de marquer son règne par des innovations bienfaisantes, d'initier plus complètement son peuple à la civilisation européenne, de relever le niveau intellectuel et moral de toutes les classes, et où Pierre le Grand n'avait créé qu'une puissance, de faire une nation. Ce projet généreux avait enchanté sa jeunesse; plus tard, dans les années qui avaient suivi son avènement, il s'était composé un ministère secret, un conseil intime avec lequel il aimait à s'entretenir et à raisonner de la réforme; mais son ardeur spéculative n'avait abouti alors qu'à de rares et incomplètes mesures; c'était surtout pour lui le délassement d'autres travaux, un moyen de se reposer de la réalité dans le rêve. Il avait le cœur d'un réformateur, il n'en avait point le caractère: toujours, devant l'immensité et les difficultés de la tâche, ses résolutions avaient faibli; il lui avait manqué l'énergie nécessaire pour se mettre à l'œuvre et le courage d'entreprendre. Voici pourtant qu'un homme lui était apparu dans lequel il avait reconnu ses propres aspirations, mieux définies, plus précises, plus susceptibles de se traduire sous une forme concrète et tangible. À mesure qu'il connaissait davantage Spéranski et le rapprochait de lui, il sentait mieux que ce ministre sorti du peuple, étranger à tout esprit de caste, pourrait le compléter, devenir son secours et sa force. Ardent et mystique penseur, Spéranski avait de plus la faculté et le besoin d'agir, la vaillance allègre qu'il faut pour s'attaquer aux préjugés, pour guerroyer contre les abus, la persévérance dans l'effort et la volonté d'aboutir. Appuyé sur lui, Alexandre espérait réaliser l'œuvre à laquelle il mettait sa gloire. Dans les années qui vont suivre, il ne cessera d'élever Spéranski; sous le titre de secrétaire du conseil d'empire, il en fera une sorte de ministre universel, investi en tout du droit d'initiative et de proposition. Désormais, une étroite intimité de pensée, une parfaite unité de vues, une collaboration de tous les instants s'établissent entre le souverain et le ministre, et l'influence de Spéranski se retrouve dans tout ce qu'Alexandre conçoit ou exécute.
Spéranski n'avait qu'en politique intérieure le goût des expériences hardies et risquées; il poussait son maître à s'absorber dans les soins de l'administration et pensait que la Russie devait se régénérer elle-même avant de s'épandre au dehors. Il appréciait pourtant et voulait conserver l'alliance, mais il y voyait pour son pays moins un instrument de conquête qu'un moyen d'éducation. Par elle, il espérait nouer des rapports intellectuels entre les deux peuples, se mettre lui-même en mesure d'étudier nos lois, nos institutions, ceux qui en avaient été les auteurs, la nation enfin qui avait soulevé le monde par ses idées avant de le bouleverser par ses armes. À Erfurt, il s'était montré attentif, curieux, interrogateur: il eût voulu tout connaître de la France, de l'homme extraordinaire qui la gouvernait, et il essayait de s'assimiler, avec l'esprit des philosophes, la méthode de Bonaparte. Alexandre lui-même, moins ami de l'Empereur que par le passé, décidé à se raidir contre les exigences et les séductions de sa politique, restait son disciple convaincu, en ce qui concernait le gouvernement et l'ordre intérieur des États. Il demeurait sous l'impression des instants passés à Erfurt; le souvenir des paroles recueillies, des exemples donnés, des enseignements que Napoléon lui avait dispensés avec une verve prodigue, le recherchait et l'obsédait; il subissait encore l'ascendant et comme l'oppression de cette grande pensée. De là, chez le Tsar et son ministre, une propension invincible à se chercher en France des sujets d'étude et d'imitation; de là l'empreinte que portent leurs créations diverses, leur sénat, leur conseil d'empire, leurs institutions judiciaires, administratives, financières, scolaires, toutes d'origine napoléonienne, inspirées de l'esprit latin et brusquement implantées sur un sol mal préparé à les recevoir. À mesure qu'Alexandre s'éloigne moralement du conquérant, il s'attache à étudier de plus près en Napoléon le législateur, le constructeur d'État: il cherche à lui emprunter ses secrets, ses procédés, et, pour transformer la Russie, se met à l'école du glorieux despote qui a refait la France.
Tout entier à cette œuvre de réorganisation et de progrès, Alexandre n'avait qu'une crainte, c'était que les affaires de l'Europe, dont il entendait autant que possible se départir, vinssent le réclamer et le reprendre. Il n'échapperait pas à cette diversion si la guerre, confinée aujourd'hui en Espagne, se rapprochait de lui, se rallumait au centre du continent, entre la France et l'Autriche. Aussi désirait-il prolonger la paix en Allemagne, voyant en elle une condition indispensable de la tranquillité présente et de la sécurité à venir de la Russie. Non qu'il tînt pour bon et définitif le régime imposé à l'Europe: il le haïssait en secret, mais jugeait qu'aujourd'hui tout effort pour le modifier n'aboutirait qu'à l'aggraver, à faire peser plus durement sur tous la loi du vainqueur. Puis, l'entrée en campagne de l'Autriche le mettrait dans le cas de tenir les engagements défensifs qu'il avait contractés avec la France et au prix desquels il avait acquis la rive gauche du Danube. Il lui faudrait se soustraire à une obligation positive ou participer à de nouvelles spoliations, opter entre sa parole et sa conscience. Son vœu sincère était donc que l'Autriche s'apaisât. Seulement, persistant à s'abuser sur le caractère des armements exécutés dans cet empire, il n'y voyait que l'effet de la peur, l'affolement d'une nation qui se croit menacée et se met instinctivement en défense. Il restait convaincu qu'à la brusquer et à la malmener il ne gagnerait rien sur elle; il ne comprenait point qu'en se montrant disposé à la guerre, il s'épargnerait la douleur de la faire. Ayant tenu aux Autrichiens, à Erfurt, un langage empreint de bienveillance et de cordialité, il répugnait à changer de ton vis-à-vis d'eux et se persuadait toujours qu'il les déterminerait à désarmer, à abjurer toute pensée d'offensive, en leur répétant qu'il ne permettrait à personne de les attaquer.
Si la cour de Vienne continuait, malgré ces paroles réconfortantes, à provoquer le conflit, il l'avertirait amicalement et s'interposerait en médiateur officieux. Sans doute, elle ne refuserait point de confier ses intérêts et le soin de sa dignité au monarque qui l'aurait toujours ménagée, à celui qui aimait à se poser en arbitre chevaleresque des différends, en juge d'honneur entre les nations, et qui se piquait moins d'être le souverain d'un puissant État que le premier gentilhomme d'Europe. Dans tous les cas, il n'aurait recours à la menace qu'à la dernière extrémité; il craignait, s'il se prêtait trop tôt et trop docilement aux désirs de l'Empereur, de l'encourager lui-même à assaillir l'Autriche; il croyait devoir protéger cette puissance contre elle-même, contre ses propres emportements, mais surtout contre une ambition toujours en quête de proies nouvelles. Il agirait de même envers la Prusse. Sans armée, sans argent, sans frontières, cet État semblait dans l'impuissance de rien entreprendre, mais l'horreur même de sa situation, jointe à l'irritation des esprits en Allemagne, laissait parfois craindre de sa part quelque tentative désespérée. Alexandre ne pousserait pas plus à la rébellion la Prusse que l'Autriche; il lui recommanderait la patience, mais aurait pour elle des attentions, des douceurs, et lui laisserait comprendre qu'il ne tolérerait jamais son écrasement. Il conserverait ainsi les derniers restes de l'ancienne Europe; il s'assurerait des droits à la gratitude des deux puissances qu'il aurait peut-être à requérir un jour, si des conjonctures plus propices, impossibles à prévoir actuellement, lui fournissaient l'occasion de rétablir sur le continent l'équilibre des forces et la prédominance morale de la Russie; en attendant, il resterait l'allié de Napoléon, sans renoncer à se faire le consolateur de ses ennemis.
Dès son départ d'Erfurt, ces deux faces de sa politique se révèlent et s'accusent. Ramenant à sa suite M. de Caulaincourt, il lui adresse à toute occasion d'affectueuses paroles qui doivent dépasser l'ambassadeur et aller jusqu'au maître. Il semble se retourner vers l'allié dont il vient de se séparer, pour lui adresser des signes d'intelligence et d'amitié. Cependant, traversant Kœnigsberg, il y passe deux jours auprès du roi et de la reine de Prusse et les laisse convaincus que la Russie, dans certains cas, peut devenir leur appui et leur sauvegarde. Plus loin, il a un souvenir pour le ministre français qui à Erfurt l'a averti de se défier, qui a pris secrètement son parti et approuvé ses résistances: il paye à Talleyrand le prix de cette défection. S'arrêtant à Mittau, il y fait décider le mariage de la princesse Sophie-Dorothée de Courlande, la future duchesse de Dino, avec un neveu du prince de Bénévent: le nom de celui-ci revient souvent sur ses lèvres, accompagné d'épithètes louangeuses: «On révère votre bon esprit, écrit Caulaincourt à Talleyrand, on aime votre personne... l'Empereur daigne me demander souvent de vos nouvelles et honore d'un constant intérêt la famille qu'il vous a donnée 5.» Après avoir acquitté une dette de reconnaissance et joui du plaisir de faire des heureux, Alexandre remonte dans le Nord à pas comptés, prend son temps pour revenir dans sa capitale et remettre la main aux affaires de l'État, tandis que Napoléon, revenu d'Erfurt à Paris d'un trait, ne rentre dans son empire que pour le traverser et voler en Espagne.
II
En quittant l'Empereur, Alexandre lui avait laissé son ministre des affaires étrangères, le comte Roumiantsof, l'homme d'État qui, après Spéranski, avait le plus de part à sa confiance et approchait le plus près de sa pensée. Roumiantsof devait s'établir à Paris pour quelque temps, afin d'y suivre conjointement avec notre ministre des relations extérieures M. de Champagny, la négociation de paix à laquelle avait été invitée l'Angleterre. Il précédait le nouvel ambassadeur de Russie, le prince Kourakine, désigné pour remplacer le comte Tolstoï, rendu à sa vocation militaire. En attendant Kourakine, Roumiantsof représenterait le Tsar à Paris, sans discontinuer ses fonctions ministérielles.
En lui, Napoléon voyait moins un intermédiaire avec les Anglais qu'un trait d'union avec la Russie. S'il réussissait à séduire Roumiantsof et à le capter, ne pourrait-il s'en servir pour gouverner et vivifier l'alliance? Il ordonne donc que tout soit mis en œuvre pour charmer le ministre voyageur, que le séjour de Paris lui soit rendu fertile en agréments, fécond en satisfactions, que tous ses goûts y soient caressés et flattés. Roumiantsof est épris d'art et de littérature, c'est un érudit et un curieux; il faut que nos musées, nos collections, nos établissements scientifiques s'ouvrent largement devant lui: il sera bon de lui en détailler les beautés, de lui en expliquer l'organisation; tout objet qu'il aura paru remarquer lui sera généreusement offert. Il a la passion des livres: on lui composera une bibliothèque d'ouvrages rares. L'Empereur veut qu'il se plaise à Paris, qu'il y prenne ses habitudes, qu'il y prolonge volontairement sa mission. Il l'y installe, le confie à ses ministres, le recommande à leur sollicitude, puis, après un rapide coup d'œil sur l'intérieur de l'Empire, va prendre au delà des Pyrénées le commandement de ses armées et les mettre en action.
En Espagne, il est vainqueur partout où il rencontre l'ennemi et peut l'aborder; ses étapes se comptent par des batailles gagnées. Contre les cent mille hommes de troupes réglées que lui oppose l'insurrection, il refait en grand la manœuvre d'Austerlitz; après avoir laissé les ennemis s'avancer sur ses deux flancs, affaiblir leur ligne en la prolongeant, il pousse contre leur centre, l'enfonce à Burgos, se rabat sur leur gauche, qu'il fait sabrer à Tudela par le maréchal Lannes, tandis que Soult se charge de la droite et la disperse au combat d'Espinosa. Peu après, la charge de Somo-Sierra dégage la route de Madrid. Le 4 décembre, l'Empereur est maître de cette capitale, dédaigne d'y entrer et se borne à y rétablir l'autorité de son frère. La guerre eût été finie, si nous n'avions eu affaire qu'à un gouvernement, si le peuple ne fût resté debout dans toutes les provinces, pour renouveler la lutte. Les armées régulières de l'Espagne ont été battues et pulvérisées: d'autres armées naissent de cette poussière, et la résistance se perpétue en se disséminant. Au moins Napoléon espère-t-il employer le temps qui lui reste à passer dans la Péninsule en frappant un grand coup sur l'armée anglaise, sortie du Portugal et aventurée en Castille; par un ensemble d'opérations concentriques, il se dispose à l'envelopper et à la prendre. Malheureusement, la fortune moins complaisante ne lui ménage plus l'occasion de succès décisifs et surtout ne lui permet plus d'achever ses victoires. Se rejetant brusquement en arrière, l'armée du général Moore échappe au filet et se dérobe à un désastre. Napoléon se jette aussitôt sur ses traces, la serre de près dans les montagnes de la Galice, lui prend ses traînards, ses bagages, ses magasins, la pousse furieusement vers la côte, où il espère l'anéantir avant que des vaisseaux anglais en aient recueilli les débris. Cependant, peut-il s'égarer longtemps dans cette extrémité lointaine de la Péninsule, privé de communications régulières avec la France, absent en quelque sorte de l'Europe? Un soir, pendant une halte, des courriers le rejoignent à travers mille périls; à la lueur d'un feu de bivouac, il lit les dépêches qui lui sont présentées, et aussitôt une vive préoccupation se peint sur ses traits 6. D'importantes nouvelles le rappellent en arrière: sur divers points de l'Europe, les événements ont marché; l'Angleterre, l'Orient, l'Autriche surtout, la Russie enfin réclament son attention et peuvent lui commander d'immédiates résolutions. On le voit alors s'arracher à la poursuite des Anglais, laisser à Soult le soin d'achever leur déroute, rétrograder sur Benavente, puis sur Valladolid: dans cette ville, où il «peut recevoir les estafettes de Paris en cinq jours 7», il s'arrête, s'établit et, tournant le dos à l'Espagne, fait front à l'Europe.
Les nouvelles qu'il avait reçues en route, celles qui lui parvinrent à Valladolid, portaient d'abord que les Anglais mettaient à l'ouverture des pourparlers certaines conditions que repoussaient son ambition et son orgueil. Ils exigeaient que l'Espagne insurgée fût admise au débat, par l'organe de ses juntes, et traitée en puissance reconnue 8. En même temps, l'Autriche semblait de plus en plus disposée à se déclarer pour eux, et l'avis de ses agitations, de ses mouvements, arrivait de toutes parts.
C'est d'abord notre ambassadeur à Vienne, le général Andréossy, qui signale un mauvais vouloir persistant et des apprêts de guerre. Tandis que le cabinet se dérobe toujours à la reconnaissance du roi Joseph et refuse de fournir ce gage, les réserves et les milices, soi-disant convoquées pour une période d'exercices et de manœuvres, sont retenues sur pied, et toutes les forces de la monarchie demeurent mobilisées. Andréossy ne se prononce pas encore sur le caractère offensif de ces mesures, mais il constate dans la société une recrudescence de passions hostiles et surprend partout l'écho de colères qui s'enhardissent. Les salons lui déclarent la guerre; ils l'ont toujours traité en suspect; ils le traitent aujourd'hui en ennemi. Les ministres l'évitent; quant à l'Empereur, il ne lui adresse que de brèves et sèches paroles, toujours les mêmes, auxquelles l'ambassadeur répond sur le même ton: «Sa Majesté, écrit Andréossy à la date du 13 décembre, m'a demandé, suivant son usage: Que fait votre maître?--Réponse: Je n'en ai de nouvelles que par les feuilles publiques, mais je le crois à cheval. La conversation ne s'est pas engagée plus avant 9.»
La cour de Vienne, il est vrai, vient de renvoyer à Paris son ambassadeur, le comte de Metternich, absent depuis l'été. Comme toujours, Metternich tient un langage doucereux et vague; il multiplie les protestations pacifiques; mais dès qu'on le presse un peu, dès qu'on cherche à obtenir un gage des intentions qu'il annonce, son embarras se trahit. Pour le pénétrer, M. de Champagny lui a demandé s'il apportait la reconnaissance des nouveaux rois: «silence de M. de Metternich. Il a cependant senti qu'il fallait aborder la seule affaire qui existe maintenant entre les deux gouvernements, et, après un petit moment de préparation, il a commencé, avec l'air le plus embarrassé du monde, une phrase qu'il n'a pas finie. Il s'est repris pour en commencer, sans la finir davantage, une seconde, puis une troisième, puis une quatrième, et après une suite de mots qui n'avaient aucun sens, il est arrivé à me dire: Mais... mais... le général Andréossy a déclaré cette forme inadmissible. J'ai compris qu'il voulait excuser le refus ou le retard de la reconnaissance... Je dois dire à Votre Majesté que je n'ai jamais vu à M. de Metternich, qui a ordinairement un ton aisé et positif, tant d'embarras dans la contenance et un langage aussi confus et aussi entortillé 10.»
De cet entretien, le secrétaire d'État français emporte la conviction que la cour de Vienne n'attend «que le moment d'oser». Attendra-t-elle ce moment, «comme les peureux», jusqu'à ce qu'il soit passé? C'est l'espoir du ministre, mais sa confiance dans un défaut d'énergie chez l'adversaire est démentie par d'autres rapports. Des observateurs placés sur les flancs de l'Autriche, nos agents à Trieste, en Bavière, en Saxe, signalent dans les provinces frontières des armements fiévreux, précipités, des préparatifs d'entrée en campagne. Déjà, dans toutes les parties de l'Europe, la diplomatie viennoise lève le masque, fait cause commune ouvertement avec les Anglais, et ce concert d'intrigues démontre que la maison d'Autriche, passée à la solde de nos ennemis, va exécuter en leur faveur une nouvelle diversion.
Pour faire face à un assaut plus probable, à un danger plus imminent, l'Empereur ordonne de Valladolid des levées et quelques mouvements. Il renforce les corps laissés en Allemagne, rapproche l'un d'eux du Danube, envoie à Eugène un plan pour la défense de l'Italie; il invite les princes de la Confédération rhénane à compléter leurs contingents, sans les rassembler encore; il prépare enfin, annonce son retour à Paris, et fait remonter vers les Pyrénées quelques détachements de sa garde 11.
Ces mesures, il est vrai, ne sont prescrites qu'à titre de précautions: elles seront révoquées si l'Autriche se calme, et même l'Empereur ne se résout pas dès à présent à faire refluer vers le Nord toutes les troupes qu'il a destinées à la soumission définitive de l'Espagne et à des entreprises directes contre l'Angleterre. Ce sont ces dernières surtout qui restent son espoir secret et sa pensée de prédilection. À demi tourné vers l'Autriche, il ne détache pas tout à fait son regard des contrées où l'Angleterre lui donne prise et s'offre à découvert: son attention reste partagée entre la ligne du Rhin et des Alpes, où il lui faut se mettre en défense, l'Espagne, où il presse le siège de Saragosse et organise une expédition contre l'Andalousie, la Méditerranée enfin et l'Orient, où le ramènent d'audacieuses velléités d'offensive. L'Orient le sollicite à nouveau, en paraissant se rouvrir de lui-même à une intervention. Les courriers qui ont annoncé les dispositions menaçantes de l'Autriche ont en même temps donné l'avis d'une révolution de plus à Constantinople. Le vizir Baïractar, qui durant quelques mois a montré et incarné l'autorité aux yeux des Ottomans, vient de périr dans une sédition, sous les débris de son palais en flammes; plus que jamais, la soldatesque fait la loi, et ce progrès dans l'anarchie semble rapprocher pour la Turquie l'heure fatale de la dissolution. En prévision de cet écroulement, le moment n'est-il pas venu de réserver et d'occuper certaines positions d'un intérêt majeur pour la lutte finale contre l'Angleterre? En même temps que Napoléon signe l'appel aux souverains de la Confédération, il ordonne à Toulon un rassemblement de forces navales; il décrète qu'il aura dans ce port, au 1er mars, une escadre de soixante-quinze voiles, prête à porter «dans un point quelconque de la Méditerranée» trente-deux mille hommes, équipés et munis pour une expédition lointaine 12. Ostensiblement, ces préparatifs sont dirigés contre la Sicile, mais l'Empereur confie à son ministre de la marine qu'il assigne à la flotte «une destination plus importante 13: il vise la Sicile et frappera ailleurs. Est-ce Alger qui le tente, ou l'Égypte, cette Égypte qu'il a rêvé tant de fois de ressaisir, d'où il pourra exclure les Anglais de la Méditerranée orientale, les dominer en Asie et les menacer aux Indes? Sans livrer encore le secret de ses intentions, il laisse entrevoir de vastes projets: «Cette escadre de la Méditerranée, écrit-il à Decrès, m'intéresse au delà de ce que vous pouvez penser 14.» Deux divisions retirées d'Allemagne l'année précédente, celles de Boudet et de Molitor, seront appelées à former le corps expéditionnaire, si elles n'ont à se reporter dans le Nord. En attendant que la situation se dessine, Napoléon les retient près de Lyon, d'où elles pourront remonter dans la direction du Rhin ou descendre vers la mer. Il ne s'arrachera qu'à la dernière extrémité, en cas de nécessité absolue, à son duel avec l'Angleterre pour «se battre sans raison 15» contre l'Autriche, et, tout en voyant approcher une nouvelle guerre dans le centre de l'Europe, en se préparant à la soutenir, il ne se résigne pas encore à ne pouvoir l'empêcher.
C'est qu'il n'a pas renoncé à s'aider de la Russie pour contenir et paralyser l'Autriche. Plus que jamais, il remarque que cette puissance écarte de ses prévisions l'hypothèse d'un concert effectif entre les deux empereurs. Faux calcul évidemment, puisque Alexandre a contracté à Erfurt des devoirs positifs et s'est obligé à nous secourir en cas d'attaque. Seulement, comme le Tsar n'a pas suffisamment manifesté ses intentions, l'erreur où l'on est à Vienne s'explique, demeure plausible, et c'est dans un doute persistant sur l'attitude finale de la Russie que Napoléon surprend toujours le secret de l'audace autrichienne.
À cet égard, la correspondance de Vienne fournissait des indices et des preuves. Andréossy, il est vrai, non plus que l'Empereur, ne pouvait connaître les motifs principaux qui fondaient la confiance de l'Autriche; il ignorait les propos d'Alexandre à Erfurt et les confidences traîtresses de Talleyrand. Mais, sans compter ces causes de rassurance, l'Autriche en avait d'autres, et celles-ci se montraient au grand jour. Entre la société de Pétersbourg, foncièrement hostile à la France, acharnée à ébranler l'œuvre de Tilsit, et l'aristocratie viennoise, il y avait communauté affichée de passions, de rancunes, d'espérances, accord pour l'intrigue, et la coalition des salons semblait précéder celle des gouvernements.
En Autriche, si le Tsar avait ses représentants, la Russie mondaine et opposante avait aussi les siens, et ceux-ci tenaient à Vienne une place considérable. C'étaient un certain nombre de Russes haut placés, hommes en vue, femmes élégantes, qu'une hostilité trop prononcée à la politique française d'Alexandre avait éloignés de Pétersbourg et qui étaient venus apporter sur les rives du Danube leurs passions et leur langage d'émigrés. Ce groupe d'exilés volontaires, trait d'union entre les deux capitales, avait pour chef le comte André Razoumowski, «le plus haut et le plus fat des hommes 16». Ambassadeur du Tsar en Autriche jusqu'en 1807, Razoumowski y avait été l'agent principal et le moteur des coalitions. Après Tilsit, relevé de ses fonctions, il s'était entêté dans les haines que son maître semblait avoir répudiées: il était resté à Vienne, et là, grâce à une situation puissamment établie, il avait organisé et menait avec éclat sa guerre privée contre la France. Les salons de ses compatriotes, où il trônait et donnait le ton, s'ouvraient exclusivement à nos ennemis; la haute noblesse du pays, les chefs de l'administration, y venaient chaque soir et, dans ce milieu, recueillaient des paroles d'encouragement. Loin d'apaiser l'ardeur guerroyante de l'Autriche, les membres de la colonie moscovite se plaisaient à l'attiser, en promettant un revirement très prochain dans la politique de la Russie. Suivant eux, de graves événements se préparaient à Pétersbourg; en s'attachant à un système réprouvé par l'opinion et la conscience publiques, Alexandre Ier s'était particulièrement exposé aux dangers qui menacent en tout temps le pouvoir et la vie d'un tsar. Aujourd'hui, disait-on, la patience des mécontents était à bout; une révolution de palais était imminente; cette crise, certains prétendaient l'avoir toujours prophétisée: ils la montraient annoncée de longue date par des avis reçus, par des signes caractéristiques, et rappelaient ces mots écrits par une dame de Moscou à l'une de ses amies de Vienne, dès le début du règne: «Je viens d'assister au couronnement de l'empereur Alexandre; j'ai vu ce prince précédé des meurtriers de son grand-père, côtoyé par ceux de son père et suivi des siens 17.»
À entendre les plus modérés parmi les Russes de Vienne, sans qu'il soit besoin de recourir aux moyens extrêmes, au «remède asiatique 18», leur gouvernement rentrerait de lui-même dans ses voies naturelles; l'empereur Alexandre était dégoûté de l'alliance française; ses yeux se dessillaient, la grâce le touchait, et le plus léger effort suffirait pour le rattacher définitivement à la bonne cause. Différents faits semblaient donner raison à ces pronostics. Dans les salons de Vienne, les membres de la légation russe écoutaient sans sourciller les propos les plus vifs contre la France et se gardaient d'y contredire. Après Erfurt, le comte Tolstoï, ancien ambassadeur à Paris, avait passé par Vienne pour se rendre à l'armée du Danube; à Vienne, comme ses sentiments anti-français étaient connus, il avait reçu grand accueil et était devenu pour un temps l'homme à la mode; avec une imperturbable assurance, il s'était alors porté garant de la bienveillance de son gouvernement, et ses paroles avaient paru emprunter à l'éclat de son rang, à ses fonctions passées, à ses attaches connues avec l'entourage intime du Tsar, un caractère presque officiel 19. Relevant ces divers symptômes, les rapprochant des incidents qui avaient accompagné et suivi l'entrevue d'Erfurt, le cabinet autrichien se refusait plus que jamais à prendre au sérieux l'alliance franco-russe; il n'y voyait qu'un vain épouvantail, une apparence prête à s'évanouir, et même la situation lui avait paru assez favorable pour en venir avec Alexandre à une explication directe. L'un des personnages les plus en vue de l'aristocratie autrichienne, le prince Charles de Schwartzenberg, venait d'être désigné pour aller en qualité d'ambassadeur à Pétersbourg, où l'empereur François n'entretenait depuis quelques mois qu'un chargé d'affaires. Le prince allait partir: on augurait avantageusement de sa mission, et l'on comptait que son éloquence, dissipant les derniers scrupules d'Alexandre, aurait le pouvoir d'achever une conversion déjà fort avancée.
Pour déjouer ces menées, pour couper court à ces espérances, il suffisait pourtant qu'Alexandre, s'il était résolu à tenir ses engagements, s'en exprimât hautement, avec netteté, sur un ton qui n'admettrait ni contestation ni réplique; que la correction, l'énergie de son langage fît taire tous ceux, Autrichiens ou Russes, qui osaient préjuger sa déloyauté; qu'il s'affirmât à la fois maître chez lui et prêt à intervenir avec autorité hors de ses frontières, pour réprimer ou punir toute atteinte à la paix continentale. Napoléon revenait donc à l'idée, vainement poursuivie à Erfurt, d'obtenir d'Alexandre qu'il menaçât l'Autriche. Pour convaincre le Tsar, il disposait désormais d'arguments plus nombreux, plus frappants, fournis par les circonstances. Lors de l'entrevue, l'Autriche n'avait pas encore manifesté par des signes indiscutables sa volonté de combattre; un doute pouvait être légitimement conservé sur ses projets. Mais ce qui s'était passé à Vienne depuis Erfurt, les armements continués, le ton pris par la société, par le cabinet, tout, en un mot, ne prouvait-il pas jusqu'à l'évidence l'intention ferme et préconçue de faire la guerre? L'événement donnait raison à Napoléon contre les scrupules d'Alexandre, et il était difficile d'admettre que ce monarque, à le supposer de bonne foi, se refusât aujourd'hui aux démarches dont il avait naguère contesté l'utilité.
Ce service, il importait que la Russie nous le rendît au plus vite, avant que l'Autriche se fût livrée à des actes qui la compromettraient irrévocablement; il était indispensable que, dès à présent, les deux cours alliées s'entendissent pour accentuer, pour combiner leur langage, et l'un des motifs qui précipitaient le retour de Napoléon en France, était le désir d'entamer et d'accélérer cette négociation. S'il court de Valladolid à Paris, c'est qu'il veut trouver encore Roumiantsof dans cette capitale. Persuadé désormais de l'inanité des tentatives auprès de l'Angleterre, le ministre russe annonce son départ; il se dit rappelé en Russie par d'impérieux devoirs. Avant qu'il nous échappe, Napoléon veut le voir, lui parler, le convaincre de la nécessité d'agir à Vienne avec force et sans retard 20.
Dès à présent, avant de quitter l'Espagne, il adresse au Tsar un appel direct. De Valladolid, il fait partir un de ses officiers d'ordonnance, M. de Ponthon, qui s'acheminera en toute hâte vers Saint-Pétersbourg. Cet officier est chargé d'une lettre pour l'empereur Alexandre, où Napoléon se rappelle au souvenir de son allié et lui envoie ses souhaits de nouvel an; il en reçoit une autre pour le duc de Vicence 21. Dans cette dernière, qui est une instruction pressante, Napoléon prescrit à son ambassadeur de faire sentir à Alexandre l'urgence d'une action diplomatique à deux et en trace le plan. Il faut que le cabinet de Pétersbourg rédige avec Caulaincourt une remontrance commune; cette pièce sera conçue en termes péremptoires; elle portera à l'Autriche sommation de discontinuer ses armements et de se remettre en posture pacifique. Les représentants des deux puissances à Vienne, l'ambassadeur de France et le chargé d'affaires russe, la présenteront ensemble, sous forme de notes identiques. Ils recevront en même temps pour instruction, s'ils ne jugent point pleinement satisfaisante la réponse qui leur sera faite, de quitter Vienne sur-le-champ, de leur propre initiative, d'un même mouvement, sans attendre de nouveaux ordres, et ce départ simultané, que suivront, s'il y a lieu, de plus imposantes mesures, pourra faire réfléchir l'Autriche et lui inspirer une salutaire terreur. 22
Note 22: (retour) Rapport de Caulaincourt en date du 22 février 1809. Nous rappelons que les lettres de Napoléon à Caulaincourt, pendant la mission de ce dernier en Russie, manquent dans la Correspondance et ne nous sont connues que par les réponses qui s'y réfèrent point par point. Toutes les lettres et tous les rapports de Caulaincourt à l'Empereur, cités dans ce volume, figurent aux Archives nationales, AF, IV, 1697, 1698 et 1699.Déjà et par avance, Napoléon annonce et répand qu'il est sûr de la Russie, que cette cour marche à sa suite, qu'elle envisage la situation comme lui et s'unira à tous ses mouvements. Dans chacune des lettres qu'il dicte pour ses frères, pour son beau-fils, pour les souverains allemands, il associe Alexandre aux sentiments qu'il exprime et lui fait contresigner ses violentes diatribes contre la maison d'Autriche. Il mande à Eugène: «Les nouvelles que je reçois de tout côté me disent que l'Autriche remue; la Russie est aussi indignée que moi de toutes ces fanfaronnades»; à Jérôme: «L'empereur d'Autriche, s'il fait le moindre mouvement hostile, aura bientôt cessé de régner: voilà ce qui est très clair. Quant à la Russie, jamais nous n'avons été mieux ensemble.» Il écrit au roi de Saxe: «Je prie Votre Majesté de me dire ce qu'elle pense de cette folie de la cour de Vienne. La Russie est indignée de cette conduite et ne peut la concevoir.» S'adressant au roi de Wurtemberg, il parle à la fois en son nom et en celui du Tsar: «Nous ne pouvons rien concevoir, dit-il, à cet esprit de vertige qui s'est emparé de la cour de Vienne 23.» Il emplit le monde du bruit de ses effusions avec la Russie, espérant que l'écho va en retentir à Vienne et y porter l'épouvante. Avec une audacieuse assurance, il s'arme contre l'adversaire qu'il veut intimider des résolutions supposées d'Alexandre: avant de les connaître, il les préjuge et les publie.
Ainsi, jouer de la Russie pour contenir et terrifier l'Autriche, telle redevient sa pensée dominante. À ce but convergent tous ses efforts, et certes n'est-ce point un médiocre sujet d'observation que de le voir, dans cette œuvre de politique préventive, devancer de soixante ans le plus redoutable adversaire que la France ait rencontré devant elle au cours de ce siècle, et en quelque sorte lui tracer la voie. À la veille de nos derniers désastres, en 1870, le ministre qui se fit l'incomparable artisan de la grandeur prussienne, prêt à s'engager contre nous, craignait que l'Autriche mal réconciliée, gardant au cœur l'amertume d'une défaite récente et d'un traitement rigoureux, ne se levât contre lui et ne mît la Prusse entre deux adversaires. Il comprit alors que la Russie, par sa proximité, par sa masse, par son aspect imposant, était mieux à même que quiconque d'exercer à Vienne une action paralysante; il obtint d'elle, en faisant luire à ses yeux le mirage de l'Orient, en la flattant d'avantages plus apparents que réels, qu'elle immobiliserait l'Autriche et la frapperait d'interdit; c'était exactement le rôle que Napoléon, usant de procédés identiques, avait essayé de suggérer au Tsar pendant l'entrevue d'Erfurt, qu'il lui proposait à nouveau en janvier 1809, et c'était à cette épreuve, renouvelée dans des circonstances plus critiques, plus pressantes, qu'il attendait et jugerait Alexandre.
III
Tandis que Napoléon, après trois mois de combats et de marches, ne s'arrachait à la guerre d'Espagne que pour organiser une campagne diplomatique, tandis que l'officier dépêché par lui traversait l'Allemagne pour porter à Pétersbourg le nouveau mot d'ordre de l'alliance, la cour de Russie continuait à s'enfermer dans une sereine et souriante immobilité. Alexandre témoignait invariablement sa gratitude pour les avantages qui lui avaient été promis à Erfurt et ne montrait pas trop d'impatience à les recueillir. Le seul point de son empire où se manifestât quelque activité était la frontière de Suède; de ce côté, les hostilités avaient recommencé, sans prendre un caractère soutenu de force et de vigueur; on parlait d'une expédition contre les îles d'Aland, d'une descente sur les côtes de Suède, mais l'une et l'autre restaient à l'état de projet. Sur le Danube, les lenteurs et le formalisme des Ottomans retardaient l'ouverture du congrès, dont le lieu avait été fixé à Jassy: en attendant l'issue de la négociation, les troupes russes, sous un chef octogénaire, le prince Prosarofski, se tenaient dans leurs cantonnements. Quant à l'Autriche, croyant lui avoir rendu le calme par ses avis, Alexandre jugeait inutile de réitérer ses démarches, se réduisait à une attitude passive, et sa diplomatie à Vienne, comme sa nombreuse infanterie sur le Danube, restait l'arme au pied.
Sa principale occupation et son plaisir étaient toujours de préparer des réformes, de travailler avec Spéranski. Abordant le terrain de la pratique, le souverain et le ministre jetaient les bases d'un vaste établissement d'instruction secondaire; ils réunissaient aussi les éléments d'un recueil de lois uniformes pour tout l'empire; ils voulaient doter la Russie de son code civil. Pour mieux s'astreindre au modèle qu'il s'était proposé, Alexandre s'était mis en rapport «avec nos principaux jurisconsultes et savants 24», se faisant expédier très régulièrement le compte rendu de leurs travaux. Il prenait Caulaincourt pour intermédiaire de ces relations avec la France pacifique et le tenait au courant de tous ses projets. Jamais, depuis le début d'une éclatante mission, l'ambassadeur n'avait vécu plus près de lui. À tout instant, de courts billets autographes, terminés par des formules cordiales ou familières, mandaient le duc de Vicence au palais; Sa Majesté l'attendait à dîner; elle avait à l'entretenir en particulier; elle désirait le féliciter d'un succès de nos armes ou simplement le voir et prendre de ses nouvelles 25. Ces faveurs toutes privées ne faisaient point tort aux honneurs publics; ils étaient prodigués en toute circonstance à celui que Pétersbourg appelait l'Ambassadeur tout court, l'ambassadeur par excellence, comme s'il n'eût point existé à ses côtés d'autres représentants. La société, il est vrai, subissait cette situation plutôt qu'elle ne l'acceptait de bonne grâce: elle reprochait à Caulaincourt ses allures dominatrices, son ton d'autorité et de commandement, l'appareil superbe et quasi souverain dont il s'entourait, l'ascendant qu'il paraissait exercer en toutes choses sur l'esprit du monarque: «Bientôt, disait-elle, il rédigera aussi les ukases.» Pourtant, l'hostilité envers la France se traduisait actuellement par des propos frondeurs plutôt que par de violentes révoltes. Dans les salons, le passe-temps préféré était de discuter nos bulletins d'Espagne, d'en contester la véracité, d'annoncer périodiquement des défaites françaises, jusqu'au moment où quelque fait retentissant, comme la prise de Madrid, obligeait les esprits de se rendre à l'évidence et faisait «s'allonger les mines 26». La société s'occupait beaucoup aussi de ses plaisirs, partageait son temps entre des fêtes nombreuses et quelques intrigues, mêlait les unes aux autres, et la grande affaire de l'hiver était un événement mondain auquel on se plaisait à attacher une signification politique: la venue à Pétersbourg du roi et de la reine de Prusse.
Note 25: (retour) 9 décembre 1808: «J'avais la plume en main, général, pour vous écrire, lorsque je reçois à l'instant votre lettre. Je voulais vous faire compliment des succès dont me parle le comte Romanzof dans ses dépêches et dont j'ai vu la confirmation dans votre Moniteur. Le comte Romanzof ne peut assez se louer de l'accueil qu'on lui fait. J'espère que tout ira maintenant au gré de nos désirs. Recevez, en attendant, général, l'assurance de toute l'estime que je vous porte. Alexandre.»15 janvier 1809: «Je suis fâché, général, de vous savoir encore indisposé. J'ai reçu les bulletins. La bataille de Tudela parait avoir été une très belle affaire et amènera sûrement des résultats majeurs. Je suis charmé que les affaires d'Espagne aillent si bien, mais très fâché de votre indisposition. Recevez, je vous prie, général, l'assurance de toute mon estime. Alexandre.»
20 juin 1809: «Faites-moi le plaisir, général, de passer chez moi dans une demi-heure en frac. J'ai quelque chose d'assez intéressant à vous communiquer. A.» Archives nationales, AF, IV, 1698.
Avant de rentrer dans leur capitale évacuée par nos troupes, Frédéric-Guillaume III et la reine Louise avaient pris le parti de rendre au Tsar les visites que ce prince leur avait faites en 1805 à Berlin et dernièrement à Kœnigsberg; ils s'étaient annoncés à lui pour janvier 1809. Il était difficile de savoir au juste de qui venait l'initiative de cette réunion: chacun se défendait de l'avoir prise et voulait avoir été provoqué. Quoi qu'il en fût, le Tsar se mit immédiatement en mesure de remplir les devoirs de l'hospitalité. Dès que Leurs Majestés Prussiennes eurent franchi la frontière, il leur fit présenter, comme l'annonce et le tribut de la Russie, un splendide cadeau de fourrures; il envoya ensuite ses équipages au-devant d'eux. Tandis que les voyageurs approchaient de la capitale, tout n'y était qu'apprêts de réception et de fêtes. Par un raffinement de délicatesse, avec cette élégance de procédés qui lui était habituelle, Alexandre voulait que le couple désolé, rendu par le malheur plus digne d'égards, trouvât dans ses États un accueil prévenant, magnifique, plus conforme à la grandeur passée des Hohenzollern qu'à leur fortune présente, et les souverains allemands allaient être traités à Pétersbourg comme si la Prusse eût gagné la bataille d'Iéna.
En aucun temps, l'opinion n'a admis que les souverains pussent se déplacer uniquement par convenance ou plaisir; elle attribue à leurs voyages de secrets mobiles et en tire d'infinies conséquences. Dans le cas présent, si Frédéric-Guillaume et la Reine se rendaient à Pétersbourg, n'était-ce point pour émouvoir et attendrir le Tsar sur leur sort, pour le ramener à leur cause, c'est-à-dire à celle des rois opprimés et torturés par Napoléon? Dans cette visite, concordant avec le départ de Schwartzenberg pour la capitale russe, chacun voulait voir un nouvel et plus pressant effort de l'Allemagne pour arracher Alexandre à l'alliance française. Nos agents avaient beau protester contre cette interprétation et répéter par ordre «que le voyage du roi de Prusse n'avait rien qui pût déplaire à Sa Majesté, qu'il ne pouvait produire aucun mauvais effet 27», on n'attribuait à leurs paroles que la valeur contestable d'un démenti officiel. À Pétersbourg, nos ennemis se réjouissaient du voyage, nos rares amis s'en inquiétaient; Caulaincourt témoignait quelque humeur et s'armait de vigilance.
Ce qui ajoutait à ses craintes, c'était qu'Alexandre avait fait preuve tout récemment d'un intérêt renouvelé pour la Prusse, et pris sa défense avec une chaleur presque indignée. À Erfurt, pour complaire à son allié, Napoléon avait accordé à la Prusse un rabais de vingt millions sur l'indemnité de guerre. Cette remise allait être sanctionnée par un accord en préparation entre les cours de Paris et de Kœnigsberg, mais Napoléon, toujours dur à la Prusse, gâtait son bienfait en l'entourant de restrictions et d'exigences. Il prétendait assujettir le vaincu à payer l'intérêt des sommes restant dues, à solder certains frais occasionnés par l'occupation des trois places de sûreté, charges imprévues qui diminueraient d'autant l'allégement de la Prusse: la France reprenait en sous-main une partie de ce qu'elle avait paru généreusement accorder. Dans ces rigueurs vexatoires, Alexandre voyait un défaut d'égards vis-à-vis de lui-même et presque un manque de foi; il s'en était plaint à Caulaincourt sur un ton de reproche et d'amertume qui ne lui était pas habituel: «L'Empereur m'a promis, disait-il, mandez-lui que j'en appelle à sa parole... J'attends de son amitié que les choses seront rétablies dans le sens et dans l'esprit de ce qui a été convenu à Erfurt. Je tiens positivement à cela. Je suis fidèle observateur de mes engagements: l'empereur Napoléon doit de même tenir les siens. Il ne faut pas, pour quelques écus arrachés à des gens qui sont déjà plus que ruinés, porter atteinte aux souvenirs que me laisse notre entrevue... J'ai été l'intermédiaire d'un bienfait, je réclame donc la parole qu'on m'a donnée 28.» Lorsque l'Empereur aurait satisfait à sa demande, il cesserait, disait-il, de s'intéresser à la Prusse et de penser à elle; mais la vivacité de son langage semblait témoigner d'une inclination persistante pour le royaume dont l'infortune attristait sa conscience.
Puis, pour le regagner, la Prusse amoindrie et ruinée ne disposait-elle point d'un moyen plus puissant parfois que l'appareil de la force? La beauté, la grâce de la reine Louise ne produiraient-elles pas à Pétersbourg leur effet habituel? Jadis, Alexandre n'avait pas échappé à l'enchantement: aujourd'hui, il paraissait d'autant plus exposé à le subir que son cœur semblait vacant. Depuis quelque temps, il y avait refroidissement dans ses rapports avec la femme qu'il aimait de longue date, avec celle que Savary et Caulaincourt avaient militairement nommée dans leurs dépêches «la belle Narischkine». Cette dame avait passé l'automne hors de Pétersbourg, en Courlande, et l'on avait remarqué qu'Alexandre, en revenant d'Erfurt, ne s'était point détourné de son chemin pour la voir. L'absence de la favorite avait même paru rapprocher l'Empereur de l'Impératrice et rendu à celle-ci «tous ses droits 29»; les amis de la souveraine régnante avaient indiscrètement célébré cette reprise d'intimité conjugale, et le bruit en était venu jusqu'à Napoléon. Affectant pour le bonheur privé et les satisfactions de son allié la plus extrême sollicitude, l'Empereur n'avait point pour habitude de l'exhorter à la vertu et ne négligeait pas, au besoin, de pourvoir à ses distractions 30; il avait cru néanmoins devoir féliciter Alexandre à mots couverts d'un événement qui pouvait assurer à ce prince une descendance directe: dans sa lettre du 14 janvier, il avait mis cette phrase: «Votre Majesté veut-elle me permettre de lui souhaiter une bonne santé et un beau petit autocrate de toutes les Russies 31?» Cependant, pour quiconque observait de près le ménage impérial, il était aisé de se convaincre que la réconciliation n'avait qu'un caractère officiel et de convenance, que l'union des cœurs ne se referait pas, qu'un long passé d'indifférence les avait à jamais séparés et glacés. L'Impératrice, persistant dans sa nonchalance hautaine, dédaignait le moindre effort pour fixer son mari; même, disait-on, elle voyait approcher la reine de Prusse non seulement sans jalousie, mais avec quelque plaisir, et Joseph de Maistre, qui continuait d'assister en observateur pénétrant au spectacle de Pétersbourg, expliquait par la politique cette surprenante abnégation: «L'incomparable dame, disait-il, ayant pris son parti sur un certain point, ne voit plus dans l'événement en question qu'un moyen d'arracher le maître à un parti qu'elle abhorre 32.» Tout conspirait donc à livrer Alexandre aux séductions de l'aimable princesse qui venait l'implorer: la reine Louise n'allait-elle point remporter auprès de lui le triomphe que Napoléon lui avait si délibérément refusé, et trouver à Pétersbourg sa revanche de Tilsit?
Le Roi et la Reine arrivèrent le 7 janvier, avec les princes Guillaume et Auguste de Prusse. L'entrée fut solennelle; toute la garnison, quarante-cinq mille hommes environ, était sous les armes et faisait la haie. Malgré la rigueur du froid, l'empereur Alexandre voulut accompagner à cheval, avec le Roi et les princes, la voiture de la Reine. Au palais d'Hiver, les souverains prussiens furent accueillis par les deux Impératrices avec une grâce recherchée; au fond des appartements somptueux qui lui avaient été préparés, la reine Louise trouva une surprise délicatement ménagée et le moyen de remonter magnifiquement sa garde-robe: «douze robes de chaque espèce, du meilleur goût et de la plus grande richesse, ainsi que les douze plus beaux châles qu'on ait pu réunir 33.»
Note 33: (retour) «Les mauvais plaisants de la ville, ajoute Caulaincourt, disent que c'est l'espoir de ces cadeaux qui l'a attirée.» On dit et nouvelles, janvier 1809. Les correspondances de l'époque sont pleines d'allusions souvent cruelles à la gêne matérielle où se trouvaient réduits le roi et la reine de Prusse.Les jours suivants, on visita la ville, étincelante sous sa parure d'hiver, neigeuse et ensoleillée, et les fêtes se succédèrent sans interruption: réunions intimes et splendides galas, revues et manœuvres, soupers, concerts, bal en costume national russe, représentations françaises au théâtre de l'Ermitage, excursions en traîneau, rien ne fut omis pour diversifier les plaisirs, pour renouveler le programme ordinaire des réceptions princières, pour mettre un peu de variété dans ce qui est la monotonie même. Jamais, depuis nombre d'années, Pétersbourg n'avait vu pareil déploiement de faste, n'avait présenté autant d'animation et d'entrain. Tout le monde se laissa emporter à ce tourbillon; le travail des ministres en fut interrompu, la politique négligée; Caulaincourt se plaignait que «toutes les affaires russes fussent suspendues 34», et Napoléon, écrivant à Paris au comte Roumiantsof, lui annonçait avec une pointe d'ironie, en lui communiquant les nouvelles et les journaux de Pétersbourg, «qu'on y dansait beaucoup en l'honneur des belles voyageuses 35».
Cette réception faite aux victimes de l'Empereur ne laissait pas que de rendre la situation de son représentant passablement délicate. Caulaincourt la soutint en homme d'esprit et de tête. Loin de s'enfermer dans une réserve malséante, il se montra partout, mais ne perdit aucune occasion pour rappeler, pour affirmer l'absent, et pour mettre entre le Tsar et la Reine le souvenir de Napoléon.
Son premier soin fut d'affecter une rigueur intraitable sur le chapitre de ses prérogatives: dans toutes les circonstances où il eut à paraître avec des dignitaires russes ou étrangers, il n'admit d'autre rang que le premier. Il ne voulut pas être présenté à la Reine en tête du corps diplomatique, mais avant lui et seul; aux bals de cour, s'autorisant d'un précédent établi à Erfurt, il réclama, comme duc français, le droit de figurer aux danses d'apparat avant les princes allemands: sa prétention n'ayant pas été admise d'emblée, il s'excusa de danser et brilla par cette abstention. Ayant ainsi placé la France hors de pair, il put tout à son aise se montrer courtois, galant, magnifique, et contribua à faire aux hôtes d'Alexandre les honneurs de Pétersbourg.
Il fut le seul des ministres étrangers à les recevoir, à leur donner un grand bal, dans son hôtel paré avec un luxe de fleurs qui donnait en plein hiver russe l'illusion du printemps, et ce lui fut une occasion d'attirer à l'ambassade le monde officiel au complet, de faire défiler «toute la terre» devant le portrait de Napoléon 36. Dans cette circonstance, il se montra environné d'une véritable cour, formée par les représentants des États feudataires de la France: chacun d'eux avait accepté de l'assister dans ses devoirs de maître de maison, et présida une table au souper de quatre cents couverts, dont les merveilles dépassèrent tout ce qu'on avait vu de plus beau et de plus réussi en ce genre. La Reine fut traitée avec la plus respectueuse déférence: elle éprouvait toutefois, en présence de Caulaincourt, une gêne insurmontable; devant lui, c'est à peine si elle osait parler aux personnes convaincues d'hostilité envers la France: elle s'observait beaucoup et gardait soigneusement le secret de ses tremblantes révoltes 37.
La surveillance et les précautions de notre ambassadeur étaient superflues, car le voyage, malgré les premières apparences, ne tournait pas à la satisfaction de nos adversaires. D'abord, dans le public mondain qui s'empressait par ordre autour des souverains prussiens, aucun mouvement d'opinion ne se produisait en leur faveur. Les «vieux Russes», hostiles à tout ce qui n'est pas russe, trouvaient que la cour se mettait inutilement en frais pour une royauté étrangère; chez les autres, si la France était peu goûtée, la Prusse restait impopulaire, depuis la désastreuse coopération de 1807; enfin, le Roi était là «pour détruire l'intérêt qu'inspirait la reine 38». Le physique ingrat de Frédéric-Guillaume, ses manières empruntées, son élocution pénible, ses efforts malheureux pour se donner un air militaire et cavalier qu'il avait moins que personne, l'uniforme suranné dont il s'affublait et qui semblait sur sa personne un travestissement, tout chez lui, en un mot, provoquait des propos peu flatteurs, des observations railleuses, des sourires que l'on n'avait pas le bon goût d'étouffer. «Tout le monde, écrivait Caulaincourt, rit de la tournure du Roi, de son shako et surtout de sa moustache. C'était si haut aux premiers bals que les Prussiens n'ont pu l'ignorer. Tout le monde est en cordon prussien, mais on n'est un peu décemment que quand l'Empereur est à quatre pas de là 39.»
Autour de la Reine, les égards et les sympathies renaissaient, sans aller jusqu'à l'enthousiasme; elle s'essayait de son mieux à réparer les gaucheries de son mari, ayant passé sa vie «à être la contenance du Roi 40», le prestige et le sourire de la monarchie; mais elle-même, toujours gracieuse et touchante, ne disposait plus à présent de ces attraits vainqueurs qui entraînent et subjuguent. Les épreuves de sa vie avaient ruiné sa santé et flétri sa beauté. En vain elle s'essayait à lutter, recourait à tous les artifices de la toilette, se contraignait pour assister à toutes les réunions, s'y montrait «habillée un peu hardiment 41», couverte de diamants, parée avec un luxe qui prêtait dans sa position à des remarques désobligeantes; en vain, surmontant ses souffrances physiques, ses angoisses morales, elle restait fidèle à cette constante préoccupation de plaire qui avait été en d'autres temps son charme irrésistible: on la discutait aujourd'hui, on faisait entre elle et l'impératrice russe des comparaisons qui ne tournaient pas toujours à son avantage, et Caulaincourt, forçant peut-être la note, résumait ainsi l'opinion générale: «On ne trouve plus la Reine belle, quoiqu'elle fasse l'impossible pour le paraître 42.»
L'empereur Alexandre, il est vrai, se montrait près d'elle «le chevalier le plus galant, le plus prévenant 43»; mais il était aisé de reconnaître que ces hommages restaient voulus; ils s'adressaient à la souveraine malheureuse plus qu'à la femme, et le jeune monarque ne retrouvait plus ses impressions d'autrefois. Ajoutons que son cœur s'était repris ailleurs. Mme Narischkine avait reparu et ne manquait aucune fête. Confiante en ses charmes, elle affectait comme à l'ordinaire une mise d'une simplicité superbe: peu d'ornements et de parure, à peine de bijoux; seulement, elle avait pris soin d'entremêler à ses beaux cheveux noirs quelques fleurs de «ne m'oubliez pas». Alexandre avait-il besoin de ce muet et touchant rappel pour comprendre et revenir? Toujours est-il que les regards passionnés, les attentions compromettantes furent pour celle qui les sollicitait discrètement: «Les hommages qu'elle cherchait ont été aussi publics que de coutume: on dit les soins les mêmes, les visites même plus fréquentes 44.» Dans l'épreuve à laquelle l'attendaient ses ennemis, la favorite avait trouvé l'occasion de reprendre et de consolider son empire.
Moins accessible que de coutume aux séductions de la Reine, Alexandre se laisserait-il ramener à la Prusse et détacher de Napoléon par des motifs d'un ordre moins intime?
Bien que les fêtes parussent absorber tous les instants, la politique ne fut pas totalement absente du voyage; elle eut sa part dans les entretiens entre le Tsar et le Roi, mais Alexandre, loin de se montrer disposé à entrer contre nous dans de nouveaux accords, ne fit entendre à ses hôtes que des conseils de résignation. S'il ne renonçait pas à obtenir de Napoléon des adoucissements à leur sort, s'il ne cessait de réclamer pour eux justice et pitié, il les exhortait en même temps à se plier momentanément aux exigences du vainqueur. Il ne leur défendait pas d'espérer des jours meilleurs, mais les suppliait de ne point compromettre l'avenir par des révoltes inutiles et prématurées. Suivant certains témoignages, il serait allé plus loin: «Si j'en crois, écrivait Caulaincourt, une personne assez digne de foi et qui m'a assuré l'avoir entendu, à un dîner chez l'Impératrice mère et devant elle en prenant le café, l'Empereur causant avec le roi de Prusse lui aurait dit que la géographie autant que la raison voulaient que la Prusse se rattachât comme autrefois au système de la France. N'a-t-on pas composé cela pour moi 45?» Si justifié que puisse paraître en cette occasion le scepticisme de l'ambassadeur, il est certain qu'Alexandre laissa repartir le Roi et la Reine comblés de «toutes les délicatesses de l'amitié 46», mais nullement encouragés à se mêler, quoi qu'il pût arriver, aux agitations de l'Allemagne 47. Comme il avait rencontré chez Frédéric-Guillaume une docilité accablée, comme d'autre part le caractère alarmant des mesures prises par l'Autriche lui échappait toujours, il s'imagina une fois de plus avoir assuré la paix continentale et retourna à sa quiétude.
Le message de Valladolid, faisant appel à son concours diplomatique contre l'Autriche, réclamant une note comminatoire, tomba à Pétersbourg peu de jours après le départ des souverains prussiens: c'était un coup de tonnerre dans un ciel où le Tsar s'obstinait à n'apercevoir aucun nuage. Il fut ému et troublé de cette réquisition, de cet effort pour rendre l'alliance active et militante. Il n'accepta d'en causer avec Caulaincourt qu'après s'être préparé à la discussion et avoir mûrement assis ses idées; il eut alors avec l'ambassadeur une explication très amicale, mais vive et serrée: «Depuis que j'ai l'honneur de traiter des affaires avec l'empereur Alexandre, écrivait Caulaincourt, jamais il n'a parlé avec autant de chaleur 48.»
En présence des faits qu'on lui dénonçait, Alexandre reconnaissait l'utilité d'un avertissement à l'Autriche, admettait le principe d'une note identique. Seulement, il n'entendait pas donner à cette démarche la sanction que Napoléon jugeait indispensable, c'est-à-dire autoriser le retrait éventuel des missions. Cette mesure, prélude ordinaire des hostilités, lui paraissait de nature à froisser, à exaspérer une cour qui lui semblait plus maladroite que malintentionnée. Suivant lui, les craintes inspirées à l'Autriche, le peu d'égards témoigné pour elle, l'isolement où elle avait été tenue pendant les conférences d'Erfurt, avaient été les causes premières de ses agitations. Pour apaiser l'humeur aigrie de cette puissance, Alexandre conseillait toujours l'emploi des traitements doux, appliqués d'une main légère; contre le mal qui prenait un caractère aigu, il continuait de croire à la vertu souveraine des calmants 49. S'il consentait à se servir de l'arme forgée par Napoléon, c'était à la condition de l'émousser et d'en ôter la pointe. De plus, il désirait que la démarche proposée, au lieu d'être exécutée par les représentants des deux cours à Vienne, le fût par des personnages plus qualifiés, d'une expérience et d'un tact reconnus: pourquoi n'en pas charger le comte Roumiantsof, en lui adjoignant, pour parler au nom de la France, M. de Talleyrand, dont la modération inspirait au Tsar toute confiance? Roumiantsof et Talleyrand rempliraient soit à Vienne, soit à Paris, auprès de M. de Metternich, la mission spéciale dont ils seraient investis.
Après avoir posé ce préliminaire, Alexandre fit expédier à Paris un projet de note dont il avait discuté avec Caulaincourt, soigneusement mesuré et mitigé les expressions. Les deux cours y faisaient en termes assez sévères le procès de la conduite tenue par les Autrichiens et leur demandaient de désarmer ou au moins de s'expliquer; elles leur signalaient la responsabilité morale qui résulterait pour eux d'une agression, plutôt qu'elles ne cherchaient à leur en faire craindre les conséquences matérielles. La note sous-entendait les engagements militaires de la Russie avec la France, mais ne les exprimait point; elle ne contenait pas cette menace positive, formelle, qui seule eût pu changer les volontés de l'Autriche et lui interdire la guerre 50.
En même temps, Alexandre écrivait à Roumiantsof pour le mettre au fait de ses intentions. Sa lettre était fort longue, «un volume», disait-il; tout entière de sa main, tracée au crayon suivant son habitude, elle découvre le fond même de sa pensée; elle révèle son désir plus vif que jamais d'éviter la guerre, son désaccord avec Napoléon quant aux moyens de la prévenir, sa méprise persistante sur les dispositions réelles de l'Autriche, en un mot sa bonne foi et son erreur.
«L'empereur Napoléon, dit le Tsar, est intéressé à connaître d'une manière positive les intentions de la cour de Vienne. Il veut qu'on obtienne d'elle une réponse catégorique et, au cas qu'elle ne soit pas satisfaisante, que nos missions aient l'ordre de quitter Vienne. Pour moi, je pense qu'il est sans contredit essentiel de connaître les vraies intentions de l'Autriche, mais, puisque le but auquel on veut atteindre est le maintien de la paix, je trouve qu'il est essentiel que la conduite que nous allons tenir réponde à ce but. Une note, la mieux faite, la plus forte en raisonnements, la plus rassurante pour l'Autriche, si elle finissait par une menace de retirer les missions, gâterait par cette finale tout ce qu'on aurait de bon à attendre de l'effet de son contenu. Il est certain qu'un amour-propre blessé entre pour beaucoup dans la conduite que tient l'Autriche. Est-ce en la blessant encore qu'on peut espérer d'empêcher ces gens de faire ce qui nous est essentiel d'éviter?--Mon opinion serait donc que la note fût sage, forte en raisonnements, mais surtout riche en assurances tranquillisantes pour la cour de Vienne... Si elle n'est pas contente, c'est une preuve que, menée par l'Angleterre, elle veut à toute force une rupture. Mais ne laissons pas à un Anstett (c'était le nom du chargé d'affaires de Russie à Vienne) et à un Andréossy à juger de l'effet qu'aura produit sur le cabinet de Vienne le langage que nous allons lui tenir; réservons-nous cela à nous-mêmes ou bien à des hommes qui possèdent, qui justifient toute notre confiance, comme vous et le prince de Bénévent. Il est de tout notre intérêt d'empêcher, du moins d'éloigner autant que possible la rupture entre la France et l'Autriche, car il faut convenir que nous nous trouverons dans une position assez embarrassante. Si l'Autriche attaque, nous sommes tenus par nos engagements à tirer l'épée. Si c'est la France, nos engagements n'ont rien alors d'obligatoire pour nous, mais notre position reste à peu près aussi embarrassante, et l'écroulement de l'Autriche sera un malheur réel dont nous ne pouvons pas ne pas nous ressentir 51.»
Alexandre fait ensuite à Roumiantsof le récit de ses premières conversations avec le prince de Schwartzenberg, arrivé récemment à Pétersbourg. L'entrée en matière de cet envoyé n'a pas laissé que d'être inquiétante: levant en partie le voile sur les projets de sa cour, il a fait entendre «que l'Autriche ne pouvait rester sur le pied où elle était, et qu'on pouvait mettre en question s'il ne valait pas mieux courir les chances d'une nouvelle guerre que de rester dans cet état de crise et d'anxiété». À cet aveu, le Tsar a répondu que l'Autriche devait «choisir entre des revers inévitables et des dangers peut-être imaginaires». Napoléon est invincible; se heurter volontairement à lui, c'est courir à la ruine. D'autre part, Napoléon ne veut pas la guerre; on le sait à Pétersbourg, et Alexandre s'est porté fort de cette intention pacifique, sans y croire absolument. Il a promis d'aller au secours de l'Autriche, si celle-ci était attaquée, mais n'a point caché ses engagements défensifs avec la France et s'est déclaré résolu à les tenir.
Par malheur, ce qu'il ne confiait point à Roumiantsof, ce qui nous est révélé par les dépêches de Schwartzenberg, c'est qu'il avait laissé apercevoir, au travers même de ses admonestations, un fond d'intérêt, de tendresse pour la cause autrichienne, en même temps qu'une hostilité sourde contre Napoléon. À l'entendre, son but n'était point d'imposer à nos ennemis une éternelle résignation; il leur demandait seulement d'attendre, de temporiser; il fallait se réserver pour l'avenir, se garder intact pour de meilleures occasions: «l'heure de la vengeance sonnerait un jour 52.» En laissant tomber de ses lèvres ces graves et funestes paroles, Alexandre exprimait-il réellement sa pensée? Voulait-il simplement, suivant un procédé qui lui était habituel, accommoder son langage au goût de son interlocuteur 53? Était-ce pour se mieux faire écouter de l'Autriche qu'il excusait dans une certaine mesure et flattait ses passions? Ce qui est certain, c'est que Schwartzenberg puisa dans ses entretiens avec le Tsar l'opinion que ce prince ne prêterait aux Français, dans la lutte décidée à Vienne, qu'un concours insignifiant et de nulle valeur. Il fit part à son gouvernement de cette conviction réconfortante; même, d'après lui, ne fallait-il point désespérer, si la fortune souriait tout d'abord aux armes de l'Autriche, de voir la Russie se rapprocher de cette puissance et changer de camp? Alexandre, il est vrai, ne se doutait point de l'interprétation donnée à ses paroles: au contraire croyait-il avoir produit sur Schwartzenberg l'impression la plus décourageante et se flattait-il par là de ramener l'Autriche à des idées de paix. «Il a expédié son courrier, écrivait-il à Roumiantsof, et, sans en avoir la certitude mathématique, je nourris l'espoir de prévenir de la part de l'Autriche la rupture avec la France. Reste maintenant à obtenir le même but de la part de la France; c'est à quoi je me flatte que vos efforts auront réussi 54.» Ainsi revenait en lui cette pensée, autorisée par l'exemple du passé, fausse dans la circonstance, que Napoléon, au moins autant que l'Autriche, avait besoin d'être détourné de la guerre; il laissait à Roumiantsof, qui allait se retrouver en contact à Paris avec le redoutable empereur, le soin d'accomplir cette tâche délicate et de recommander aux Tuileries la paix qu'il eût fallu imposer à Vienne.
CHAPITRE II
RUPTURE AVEC L'AUTRICHE
Retour de Napoléon à Paris.--Son humeur.--Disgrâce de Talleyrand; effet produit en Russie par cette mesure.--Relations clandestines de Talleyrand avec l'empereur Alexandre.--Napoléon juge que la guerre avec l'Autriche se rapproche.--La Russie marchera-t-elle?--Représentants de cette puissance à Paris.--L'ambassadeur prince Kourakine; sa loyauté, son insignifiance politique et ses ridicules.--Le comte Nicolas Roumiantsof.--Conversations véhémentes de l'Empereur avec ce ministre.--Légère détente.--Napoléon se reprend à l'espoir d'immobiliser l'Autriche et requiert à nouveau le concours diplomatique de la Russie.--La grande démarche.--Conséquences irréparables de la guerre d'Espagne.--Rôle de Metternich.--Roumiantsof se dérobe et quitte la place.--L'Autriche dévoile bruyamment ses dispositions offensives.--Caractère national de la guerre.--Pressants appels de Napoléon à la Russie.--Perplexités d'Alexandre.--Procédés évasifs.--Propos de table et conversations d'affaires.--Événements de Turquie et de Suède.--Irruption des Autrichiens en Bavière.--Duplicité d'Alexandre; ses déclarations en sens contraire à Caulaincourt et à Schwartzenberg.--Il s'arrête au parti de ne faire à l'Autriche qu'une guerre illusoire et fictive.
I
Le 23 janvier, Paris apprit brusquement, par le canon des Invalides, que l'Empereur était aux Tuileries: il était arrivé à huit heures du matin, plus tôt qu'il ne l'avait annoncé, surprenant sa cour et sa capitale; il avait couru à franc étrier de Valladolid à Burgos et mis six jours à faire en poste le trajet de Valladolid à Paris. Cette fois encore il revenait vainqueur, ayant vu fuir les ennemis et récolté des trophées; quatre-vingts drapeaux prisonniers, conquis sur l'Espagnol, l'avaient précédé dans Paris. Cependant, la joie du triomphe ne s'épanouissait pas sur son visage; il reparaissait sombre, préoccupé, irritable; sa colère s'éveillait facilement; «il est aisé de déplaire 55», remarquait Roumiantsof, qui assistait à ce retour. C'est qu'à tous les sujets de déplaisir fournis à l'Empereur pendant la fin de son séjour en Espagne s'ajoutaient maintenant de plus mauvaises nouvelles de Vienne. Il les avait trouvées presque en arrivant: une lettre d'Andréossy, en date du 15 janvier, contenait ce post-scriptum: «Au moment où je terminais ma dépêche, il m'est revenu que le cri de guerre s'est fait entendre; l'attaque serait au commencement de mars.» À en croire cet avis, appuyé d'autres informations, il semble bien que l'Autriche, par son ardeur à se précipiter au combat, va prévenir l'emploi des moyens imaginés pour la retenir.
La guerre qui s'annonce à brève échéance, Napoléon l'accepte désormais; il la poussera à fond, avec rage, mais il la déteste toujours, car elle le détourne de l'Angleterre, et la sincérité des efforts auxquels il s'est livré pour l'empêcher se mesure à son courroux contre la puissance qui l'oblige à la faire. L'Autriche devient à ce moment l'objet principal de sa haine: «elle le mine 56», écrit Roumiantsof. C'est elle l'irréconciliable ennemie, celle qu'il trouve toujours en travers de sa route, s'interposant entre lui et l'Angleterre, celle qu'il lui faut briser et anéantir. Cependant, l'ennemi du dehors n'attire pas seul sa colère. Autour de lui, il sent, il cherche instinctivement des coupables. Assurément, en présence des difficultés qui venaient l'assaillir, il eût dû d'abord s'incriminer lui-même, se rappeler qu'il avait provoqué toutes les dynasties en s'attaquant à la plus indigne, mais à la plus soumise et la plus inoffensive d'entre elles. Toutefois, s'il avait le devoir d'être mécontent de lui-même, il avait aussi le droit d'être mécontent des autres. Profitant de ses fautes et de la lassitude générale, une opposition s'était formée contre lui à sa cour même, dans ses conseils; là, l'esprit de critique et de censure était encouragé par des hommes qui lui devaient tout et dont il avait fait la grandeur. Il n'ignorait pas que ces personnages, durant son absence, avaient oublié leurs rivalités pour s'unir dans l'intrigue, qu'ils avaient escompté sa disparition, cherché les éléments d'un autre gouvernement, songé à se préparer en dehors de lui une fortune et un avenir; qu'enfin cette sourde agitation, connue en Europe, encourageait la cour de Vienne à brusquer ses entreprises. Sans savoir qu'un dignitaire français poussait la félonie jusqu'à recommander aux Autrichiens «de ne point se laisser prévenir 57», Napoléon jugeait qu'une connivence existait de fait entre les factieux de l'intérieur et l'étranger en armes. En particulier, dans ce qui se passait depuis six mois, il apercevait vaguement une main habituée à manier l'intrigue, à en tisser les fils avec un art insidieux, et sa colère, devinant juste, tomba sur Talleyrand.
On sait la scène qu'il fit au prince de Bénévent le 28 janvier aux Tuileries, en présence de MM. Cambacérès et Decrès. Pendant de longues heures, sans discontinuer, il accabla Talleyrand de reproches et d'outrages; puis, après l'avoir traité et stigmatisé comme criminel d'État, il se borna à lui retirer la clef de grand chambellan; il avait furieusement grondé pour sévir à peine, car c'était chez lui un principe que de ne jamais briser tout à fait les hommes qui l'avaient utilement servi au début de sa carrière. On sait aussi que Talleyrand soutint l'orage avec un flegme imperturbable, avec une impassibilité déférente, s'inclinant, sans se prosterner, sous la main qui le frappait. Cette attitude trouva à la cour beaucoup d'admirateurs, mais nul n'en fut plus émerveillé que le vieux Roumiantsof; il avait assisté en Russie à trois changements de règne, à la naissance et au déclin de fortunes brillantes, à de mémorables chutes, et n'avait jamais vu porter la disgrâce avec une si hautaine désinvolture 58.
Le renvoi de Talleyrand, si justifié qu'il fût, devait faire tort à Napoléon en Russie; il y serait envisagé comme un divorce plus complet de sa part avec les idées de modération et de prudence. L'empereur Alexandre aura un regret pour son conseiller d'Erfurt. Bientôt, de flatteuses et délicates paroles, tombées de haut, transmises par un membre de l'ambassade russe, viendront chercher et consoler le prince dans sa disgrâce, le provoquer à une mystérieuse correspondance qui en fera de plus en plus un agent d'information et d'observation pour le compte de l'étranger 59. Talleyrand se servira de ce moyen pour augmenter les défiances d'Alexandre, hâter son détachement, nuire à Napoléon et conspirer sans relâche, jusqu'au jour où les désastres de la France le replaceront au premier rang et où de grands services, rendus par lui au pays, viendront le réhabiliter sans le disculper.
Le lendemain de la scène des Tuileries, il y avait bal chez la reine de Hollande. Le comte Roumiantsof et le nouvel ambassadeur du Tsar, le vieux prince Kourakine, avec un ménage russe en résidence à Paris, le prince et la princesse Wolkonski, étaient les seuls étrangers dont l'Empereur eût permis l'invitation. Pendant la soirée, il prit à part les deux premiers, les emmena dans une salle attenante à celles où l'on dansait, et là leur parla de la situation pendant trois heures, avec véhémence 60. Les jours suivants, il fit appeler plusieurs fois Roumiantsof et prit l'habitude de causer avec lui tous les matins. Depuis son retour, il ne perdait aucune occasion d'attirer à lui ce ministre, de distinguer aussi Kourakine, dont il avait reçu avec apparat les lettres de créance, de les entretenir, voulant à la fois leur faire honneur et scruter leurs dispositions. Plus que jamais la Russie le préoccupait, et son premier désir était de savoir jusqu'à quel point il pouvait compter sur elle. Aujourd'hui, l'assistance toute morale qu'il avait réclamée jusqu'à présent ne lui suffisait plus: avant même d'avoir reçu le projet de note identique, il jugeait que cette mesure se produirait trop tard pour porter, et la question qu'il se posait était celle-ci: La Russie, n'ayant pas su empêcher la guerre, allait-elle y participer, tenir ses engagements et marcher avec nous? Pour l'entraîner, Napoléon se cherchait un intermédiaire utile avec le Tsar, un homme capable de s'élever à la hauteur des nécessités présentes, de s'en bien pénétrer, d'exercer à Pétersbourg une influence déterminante, de mettre l'alliance sur pied et en mouvement: trouverait-il cet homme dans l'un ou l'autre des deux vieillards que la Russie lui avait envoyés, l'ambassadeur en titre et le ministre de passage?
Le prince Alexandre Borissovitch Kourakine, après avoir traversé pompeusement d'éminentes fonctions et représenté en dernier lieu la Russie à Vienne, était venu achever en France une trop longue carrière. En le choisissant pour son ambassadeur, Alexandre Ier n'avait pas eu la main beaucoup plus heureuse qu'à l'époque où il avait appelé le comte Pierre Tolstoï au poste de Paris. Tolstoï s'était armé contre nous de haines persistantes; c'était un ennemi, malencontreusement chargé de cimenter l'accord. Kourakine péchait par défaut d'intelligence plutôt que de bonne volonté, et le général Andréossy, qui l'avait eu pour collègue en Autriche et l'y avait beaucoup pratiqué, l'avait fait précéder en France de ce portrait: «M. le prince Kourakine n'a qu'un principe, qui est celui de l'alliance, dont il n'est pas entièrement revenu, mais sur lequel il me paraît un peu refroidi. Il n'a qu'une idée, qui est celle de la paix; ses vues ne s'étendent pas plus loin. Crédule à l'excès, parce qu'il ne se donne pas la peine de réfléchir, et livré à l'insinuation de ses sous-ordres, il a été ici..... dans une mystification continuelle. Doué d'une vanité extrême, le faubourg Saint-Germain s'emparera facilement de lui. Du reste, je me plais à rendre hommage à ses qualités personnelles; toutes sont excellentes; mais je ne le considère que comme homme public, et c'est sous ce dernier rapport qu'il doit fixer l'attention de mon gouvernement 61 .»
À Paris, Kourakine avait été envoyé pour représenter plutôt que pour traiter: il avait été choisi à raison de son immense fortune, qui lui permettrait de tenir fastueusement son rang, à raison aussi de sa docilité inerte. Malgré ses préventions renaissantes, il ferait de son mieux pour répondre à la pensée de Tilsit, pour plaire à Napoléon. Malheureusement, sa lenteur d'esprit et de corps, son défaut absolu d'initiative, sa bonhomie somnolente, le rendaient totalement impropre à comprendre un souverain qui était l'activité, le mouvement même, à suivre et à servir une volonté de feu.
Avec cela, les étrangetés de sa personne, qui lui avaient valu une célébrité européenne, ne lui permettaient guère de prendre à la cour et dans le monde une place conforme à son titre. Dès son arrivée à Paris, où il avait amené un personnel démesurément nombreux, où il aimait à s'entourer d'un luxe quasi asiatique de suivants et de domestiques, il était devenu un objet de curiosité. Chez lui, une laideur caractérisée, un embonpoint énorme, s'accentuaient davantage par un costume d'une magnificence outrée: Alexandre Borissovitch était convaincu qu'un ambassadeur se juge à l'habit, au faste qu'il déploie dans sa mise et dont il est lui-même le vivant étalage; c'est ainsi qu'il restait fidèle, au milieu d'une société renouvelée, aux modes somptueuses et surannées de l'autre siècle, aux lourds habits de brocart; il les agrémentait de dentelles, en exagérait la richesse par une profusion de diamants et de pierres précieuses; il les constellait de plaques en brillants, de tous les ordres qu'il avait collectionnés dans les différentes capitales et dont il ne se séparait à aucun moment de la journée 62; dans cet appareil, il se croyait fascinant et n'était que ridicule. Son langage compassé, sa religion de l'étiquette, sa manie de mettre le cérémonial partout, même dans les actes les plus simples de la vie, complétaient un type plus propre à réussir au théâtre qu'à figurer avec autorité sur la scène politique. Paris s'amuserait longtemps de son physique et de ses manières, tout en se pressant à ses superbes réceptions.
Déjà la malignité publique s'exerçait à ses dépens; elle relevait en lui, en même temps qu'une susceptibilité formaliste, certain despotisme fantasque qui sentait par trop l'ancien seigneur moscovite, roi sur ses terres, des caprices de vieil enfant gâté, dont les jeunes gens de son ambassade étaient les premiers à souffrir, mais n'étaient pas les derniers à plaisanter. Jusqu'à ses infirmités lui étaient un obstacle à l'accomplissement suivi et régulier de ses fonctions. Tourmenté par la goutte, souffrant périodiquement de ce mal aristocratique, s'occupant et parlant beaucoup de sa santé, Kourakine n'avait apporté parmi nous qu'un reste de forces, destiné à sombrer définitivement dans les plaisirs de Paris. Affichant à tout propos l'orgueil de son rang, il savait mal en garder la dignité. On le voyait avec surprise, dans ses missions, se faire suivre par quatre de ses enfants naturels, transformés plus ou moins en secrétaires; à Paris, son empressement à organiser des réunions extramondaines avant même d'ouvrir ses salons à la bonne compagnie, ses assiduités à l'Opéra, près du personnel de la danse, la gravité comique avec laquelle il faisait dans ce milieu office de médiateur et s'efforçait paternellement d'apaiser les querelles, fournirent bientôt aux observateurs que la police impériale entretenait auprès de lui le sujet de leurs plus piquants tableaux. On juge de l'opinion que dut se faire l'Empereur d'un homme appelé à traiter des plus hauts intérêts et que les rapports de police lui présentaient comme le héros d'aventures scabreuses ou burlesques. Très vite, il apprécia Kourakine à sa juste valeur, et, devant cette insignifiance solennelle, il renonça à compter avec une apparence d'ambassadeur 63.
Le comte Roumiantsof lui offrirait-il de plus sérieuses ressources? Cet homme d'État, par sa longue expérience des affaires, par sa finesse d'esprit et sa largeur de vues, justifiait en bien des points la confiance que lui témoignait son maître. En politique, ses préférences étaient connues. De tout temps, il avait cru que la Russie et la France, par leur position topographique, par le parallélisme de leurs intérêts, étaient faites pour s'entendre et s'unir; dans le système de Tilsit, il ne voyait que la mise en application d'un principe général; c'était le théoricien de l'alliance. Il la chérissait d'ailleurs comme son œuvre, et lorsqu'il lui voyait produire des résultats tels que la réunion des Principautés, il s'applaudissait de cet état florissant avec un orgueil de père. En Napoléon, il reconnaissait un des plus extraordinaires phénomènes qui eussent traversé le cours des siècles. Son vœu le plus cher eût été de capter et d'apprivoiser cette force, pour la faire servir à l'intérêt russe; mais il n'approchait d'elle qu'avec précaution, avec une sorte de terreur, craignant ses emportements et ses fougues. Les allures de la politique impériale le déconcertaient, habitué qu'il était à la marche plus lente, aux procédés plus délicats de l'ancienne diplomatie, et lui aussi, sans se séparer de Napoléon, ne le suivait plus que d'un pas traînant et parfois tremblant.
Son séjour à Paris lui avait inspiré plus d'admiration que de confiance; ayant tout examiné avec une curiosité attentive, ayant fréquenté le monde et les salons, où il avait fait goûter son esprit aimable et légèrement précieux, il avait démêlé le fort et le faible de l'établissement impérial. Très frappé des côtés de grandeur, de noblesse, d'utilité pratique que présentait le régime, il en avait trouvé tous les ressorts tendus à se rompre et avait compris que la France elle-même, sous cet appareil magnifique et rigide, commençait d'éprouver une sensation de gêne et d'étouffement. L'Empereur lui demandant un jour: «Comment trouvez-vous que je gouverne les Français?--Un peu trop sérieusement, Sire», avait-il répondu 64. Alarmé d'un despotisme qui pesait de plus en plus à tout le monde, redoutant chez Napoléon l'universel dominateur, il jugeait utile de le modérer, de le contenir, de lui tenir tête au besoin, mais sentait néanmoins la nécessité, pour conserver ses bonnes grâces, de le ménager extrêmement et de lui passer beaucoup. Au reste, le traitement qu'il recevait à Paris, les distinctions, les faveurs, les cadeaux dont il était comblé ne le trouvaient nullement insensible; son amour-propre flatté, sa vanité satisfaite, combattaient en lui, sans l'exclure, un parti pris de circonspection et de méfiance.
Dans toutes ses conversations avec ce ministre, Napoléon resta fidèle au plan de séduction qu'il s'était fait vis-à-vis de lui; il ne l'accueillait qu'avec d'aimables paroles. Toutefois, sous les prévenances qui lui étaient personnelles, Roumiantsof découvrit vite un sentiment d'aigreur et d'amertume contre la cour alliée; il comprit que Napoléon rendait la Russie, elle aussi, responsable en partie de ses déboires. Que ne l'avait-on, disait l'Empereur, compris et suivi à Erfurt! Alors, tout eût pu être réparé ou prévenu: en parlant haut, en menaçant, la Russie eût aisément arrêté l'Autriche sur la pente où elle se laissait glisser. Alexandre n'avait pas su apprécier la situation, et son tort, à lui Napoléon, avait été de ne pas insister davantage pour que l'on adoptât ses vues. «Il se reprochait vivement et à Votre Majesté, écrivait Roumiantsof à Alexandre, de ce qu'à Erfurt on n'avait pas pris le parti d'exiger que l'Autriche désarmât 65.» Il dit un jour au comte: «Notre alliance finira par être honteuse, vous ne voulez rien et vous vous méfiez de moi 66.»
Dans la campagne imminente, il paraissait désirer plutôt qu'espérer la coopération de la Russie. Au reste, si ses alliés le laissaient sans secours, il se suffirait à lui-même et de son épée trancherait la querelle. Les soldats improvisés de l'Autriche, mal équipés, à peine habillés, ces «soldats tout nus», ces masses armées que l'on jetait sur son chemin, ne lui faisaient pas peur; d'un revers de main, il abattrait l'Autriche et la jetterait à ses pieds: «Elle veut un soufflet, je m'en vais le lui donner sur les deux joues, et vous allez la voir m'en remercier et me demander des ordres sur ce qu'elle a à faire 67.» Mais il ne pardonnerait plus et serait impitoyable; il parlait de mettre l'Autriche en pièces, conviant la Russie au partage des dépouilles. À ces violences, Roumiantsof répondait avec assez d'à-propos; il faisait ses réserves, risquait des objections sous une forme enveloppée, et aux métaphores de son fougueux interlocuteur en opposait d'autres: «Je donnerai des coups de bâton à l'Autriche, disait Napoléon.--Sire, ne les lui donnez pas trop fort, sans quoi nous nous verrions obligés de compter les bleus 68.»
Au bout de quelques jours, l'Empereur sembla se radoucir: son langage était moins brutal et plus posé: l'écrasement et la dissolution de l'Autriche n'étaient plus les seules perspectives qu'il envisageât. Heureux de ce changement, Roumiantsof s'en donnait le mérite; la besogne avait été rude, mais les résultats commençaient à se montrer. «J'ose le dire, écrivait le ministre russe, j'ai usé sa colère 69.»
C'était attribuer trop d'efficacité à quelques propos émollients, et la véritable cause de l'accalmie était que la guerre apparaissait à Napoléon un peu moins certaine. D'abord, il s'était repris, durant quelques jours, au fugitif espoir d'atteindre à la source même de toutes les complications, de nouer avec Londres une négociation sérieuse; il «avait cru entrevoir la possibilité, écrivait Champagny à Caulaincourt, de faire une nouvelle démarche pour la paix auprès de l'Angleterre 70». Très rapidement, ce fil lui avait échappé, mais de nouveaux avis de Vienne avaient rectifié les précédents, cause d'une alerte prématurée. Aujourd'hui, Andréossy reconnaissait s'être trop hâté de donner l'éveil: dans ce qui se passait sous ses yeux, il ne voyait plus que la continuation des préparatifs entamés depuis dix mois et qui se poursuivaient sans s'accélérer 71.
Napoléon revenait donc à penser que l'explosion n'aurait pas lieu avant avril ou avant mai. La rupture se trouvant ajournée, ne saurait-on l'empêcher? En se hâtant, en unissant plus étroitement leurs efforts, peut-être la France et la Russie arriveraient-elles encore à temps pour imposer à l'Autriche une soumission qui dispenserait de la combattre. Mais les moyens préconisés jusqu'à ce jour, avis, remontrances communes, ne répondent plus aux besoins de la situation. Si Napoléon laisse expédier la note identique, dont le texte lui est enfin parvenu, il n'y voit plus qu'un palliatif insuffisant, surtout dans les termes où elle a été rédigée par Alexandre. Il veut plus, il veut une démarche solennelle, décisive, qui présentera au moins cet avantage de dissiper toute incertitude sur les dispositions de l'Autriche et de l'obliger à se dévoiler. Ce qu'il faut, c'est obtenir d'elle des garanties indispensables en échange de celles qui lui seront accordées, lui conférer d'une part des sûretés positives et lui signifier de l'autre des exigences formelles. L'Empereur fit à Roumiantsof la proposition suivante: Alexandre Ier offrirait à l'Autriche de lui garantir, par traité, l'intégrité de ses États contre la France; Napoléon prendrait avec elle le même engagement contre la Russie; en retour, l'Autriche serait invitée à désarmer, à révoquer ses mesures guerrières; elle pourrait le faire en toute sécurité, puisqu'elle trouverait dans la parole écrite des deux empereurs, dans celle surtout d'Alexandre, dont elle ne saurait suspecter la sincérité, une inviolable sauvegarde. Pour mieux la rassurer, Napoléon parlait même d'évacuer les territoires de la Confédération, de ramener toutes ses troupes en deçà du Rhin, sans vouloir toutefois s'en faire une obligation stricte, ni prendre à cet égard d'engagement avec personne 72.
Nonobstant cette réserve, l'Empereur n'était jamais allé aussi loin dans ses tentatives pour comprimer le conflit, puisqu'il offrait de s'interdire à perpétuité l'offensive, sous peine de mettre contre lui ses alliés mêmes et de trouver la Russie derrière l'Autriche. Le tort de sa proposition était de comporter pour cette dernière une humiliation qui ne pouvait être acceptée. Ce qu'il s'agissait de demander à l'Autriche, c'était de livrer ses armes, de renoncer à tout moyen de se faire respecter par elle-même, pour s'en remettre à la parole de ses deux puissantes voisines et ne plus exister que sous leur bon plaisir. Sa puissance et sa fierté renouvelées ne lui eussent point permis de se placer dans une position aussi manifeste d'infériorité et de dépendance, d'accéder à un désarmement sans réciprocité: elle n'admettait et ne cherchait plus de garantie qu'en elle-même, dans ses forces démesurément accrues, dans le mouvement national qu'elle avait fomenté, depuis que notre mainmise sur l'Espagne avait réveillé ses craintes et surexcité ses passions. En vain Napoléon, s'insurgeant contre les conséquences de sa faute, s'efforce-t-il une dernière fois de leur échapper; il les retrouve partout devant lui et ne réussira plus à les écarter de son chemin. La guerre qu'il a suscitée le précipite dans celle qu'il souhaite d'éviter, et l'acte fatal qui a faussé toute sa politique, le mettant aux prises avec des difficultés auxquelles il n'est plus de solution pacifique et normale, le condamne partout à poursuivre, à vouloir, à exiger l'impossible.
À supposer pourtant que la démarche proposée fût susceptible de quelque effet, qu'elle pût produire à Vienne un moment d'hésitation et d'arrêt, ouvrir la voie aux pourparlers et conduire à un arrangement, c'était à la condition que la Russie s'emparerait sur-le-champ de notre idée et y conformerait son langage. Avec raison, Napoléon tenait essentiellement à ce que les premières paroles vinssent d'Alexandre. L'Autriche avait placé jusque-là son espoir dans la faiblesse de ce monarque, elle l'y mettait encore, d'après des témoignages périodiquement renouvelés: c'était de Pétersbourg que devait venir à son adresse l'avertissement suprême, la sommation qui la désabuserait et ne lui laisserait d'autre refuge que la sécurité dans la soumission. Le vœu de Napoléon était donc que Roumiantsof adoptât de suite le projet français, qu'il le transmît et le recommandât chaleureusement à Pétersbourg, qu'il déterminât le Tsar à prendre l'initiative de la négociation et à l'appuyer par une grande démonstration militaire. Roumiantsof lui-même, restant parmi nous, aurait à y agir d'urgence: Champagny et lui se feraient vis-à-vis de l'Autriche un langage commun, tout de fermeté et de vigueur. Puisque la présence du comte à Paris rapprochait pour ainsi dire les deux cabinets, on devait en profiter pour imprimer à leurs mouvements une extrême promptitude, pour établir entre tous leurs actes la concordance, la simultanéité parfaites que l'éloignement des capitales rendait d'ordinaire difficiles à obtenir.
Malheureusement, Roumiantsof passait par des alternatives cruelles, par des anxiétés sans nombre, qui le rendaient incapable de toute volonté énergique et suivie. Malgré le caractère impérieusement pacifique de nos demandes, Napoléon l'inquiétait de plus en plus, et sa crainte était que le conquérant, en le poussant à prononcer son attitude vis-à-vis de l'Autriche, n'eût d'autre but que d'associer la Russie à une criminelle offensive. Parfois, après ses longues conversations aux Tuileries, il refoulait ces doutes; il voulait croire en l'Empereur, lors même qu'il n'arrivait pas à comprendre toutes ses vues, à pénétrer tous ses calculs, et il se disait que, si la foi napoléonienne avait ses dogmes, elle pouvait avoir aussi ses mystères. L'instant d'après, un scrupule le ressaisissait; dans le flux de paroles échappées à Napoléon, il se rappelait une phrase, une expression qui lui paraissait de nature à justifier ses alarmes: il s'y attachait avec une douloureuse obstination. Dans ce trouble de son esprit, il cherchait alors à qui s'ouvrir, à qui parler de ses angoisses. Avec un à-propos singulier, Metternich se trouvait toujours à portée de recueillir ses confidences; l'adroit Allemand affectait de rechercher la société du Russe, l'entourait de soins, «le mangeait de caresses 73». Dans leurs fréquentes entrevues, Roumiantsof recommandait bien à Metternich la prudence, suppliait que l'Autriche se calmât, s'observât, évitât de donner sur elle aucune prise; mais en même temps il se laissait aller à montrer ce qui en Napoléon le heurtait et l'effarait. Comme bien l'on pense, Metternich s'appliquait à cultiver, à entretenir, à développer ces craintes utiles; il réfutait les arguments de Napoléon, affirmait l'innocence de l'Autriche, plaidait cette cause en termes habiles, et Roumiantsof le quittait, sinon convaincu, du moins plus ébranlé, plus perplexe que jamais 74.
Subissant de la sorte des impressions diverses et successives, le vieux ministre n'arrive pas à voir clair dans la situation, à se former un jugement, à démêler qui veut la guerre, qui se prépare à attaquer; aussi s'abstient-il de tout acte susceptible d'engager son gouvernement et surtout de compromettre sa personne. Il conteste d'abord l'utilité, l'urgence de la «grande démarche»; il perd ainsi plusieurs jours, alors que toute heure a son prix et laisse l'Autriche s'aventurer davantage dans la voie où elle s'est jetée. Il transmet enfin à Pétersbourg les propositions impériales, mais n'y ajoute pas un mot d'approbation ou de commentaire. Il se dérobe à toute initiative, se refuse au rôle de première ligne que Napoléon voudrait lui faire jouer. Pour éviter la crise que tout retard précipite, il s'en remet au temps, se confie à l'avenir, au hasard, cette Providence des irrésolus. La politique russe, qu'il se trouve appelé par sa présence auprès de Napoléon à représenter avec autorité ou plutôt à faire, flotte ainsi sans direction; elle paraît par moments s'acheminer dans une voie, puis s'arrête, revient sur ses pas, s'attarde en d'inutiles détours et aboutit au néant.
À la fin, Roumiantsof prit un parti: ce fut de s'en aller et de retourner à Pétersbourg, dans le but, disait-il, d'y travailler au maintien de la paix entre la France et l'Autriche. Ce départ ou plutôt cette fuite confondit tous ceux qui en furent témoins. Metternich ne dissimula point au ministre russe qu'il s'effaçait de la scène à l'instant décisif; il lui désigna «comme le moment de crise les quatre semaines qu'il passerait sur le grand chemin 75». Quant à Napoléon, en voyant Roumiantsof se dérober définitivement, il conçut la plus fâcheuse idée de ses talents, de son caractère, et ne devait jamais lui pardonner sa désertion.
Il essaya cependant, jusqu'au dernier moment, de le convaincre et de l'endoctriner. Le comte allait monter en voiture, lorsque M. de Champagny se fit annoncer. «Je l'ai trouvé, écrivait le ministre français 76, déjeunant et ses chevaux attelés.» Le but de la visite était de lui dénoncer un nouveau méfait de l'Autriche: la part prise par cette cour à la paix qui venait d'être signée aux Dardanelles entre la Porte et l'Angleterre; nos agents à Constantinople avaient acquis la preuve de ses efforts pour rapprocher les Turcs de nos ennemis, pour les attirer dans une ligue antifrançaise, et saisi là un des nœuds de la coalition en train de se former. Ému de ces renseignements, Roumiantsof parut emporter de Paris quelques velléités d'agir, qui ne tinrent pas contre les réflexions de la route. Arrivé près de la frontière russe, il reçut des lettres de son maître qui l'autorisaient, qui l'invitaient, dans une certaine mesure, à revenir sur ses pas ou à se porter vers Vienne. Il n'en tint compte, continua sa route et rentra à Pétersbourg dans le milieu de mars.
Avant ce retour, Alexandre, instruit par courrier des propositions de Napoléon, en avait fait l'objet de quelques entretiens avec Schwartzenberg. Il avait développé l'idée de la double garantie, sans la présenter sous forme de communication officielle. Le prince n'avait pu méconnaître l'importance de cette ouverture, mais avait aussitôt révoqué en doute la sincérité de Napoléon et d'ailleurs n'avait point dissimulé «qu'il était trop tard 77». En effet, tandis que se prolongeait à Pétersbourg cette dernière et stérile controverse, le bruit des armes, retentissant plus fortement à Vienne et grossissant sans cesse, vint couvrir la voix des négociateurs, dénoncer le caractère irrévocable des décisions de l'Autriche et l'approche des hostilités.
Dans ses premiers calculs, l'Autriche avait fixé en mars l'instant de l'agression si mûrement préméditée; elle avait senti ensuite l'impossibilité d'être prête pour cette époque et reporté en avril l'échéance guerrière 78. À la fin de février, elle passa des mesures d'organisation à celles qui précèdent immédiatement l'entrée en campagne, mise en mouvement des troupes mobilisées, équipées et exercées de longue main. À cette heure, elle renonça à protester d'intentions pacifiques que des actes impossibles à dissimuler ou à travestir eussent trop ouvertement démenties. Metternich reçut ordre de faire connaître à Paris que sa cour, prenant prétexte des précautions militaires ordonnées sur le territoire de la Confédération, mettait elle-même ses armées sur le pied de guerre. Le 2 mars, cette notification a lieu; à ce moment, tout s'ébranle dans la monarchie autrichienne, et trois cent mille hommes de troupes actives, de réserve, de landwehr, réunis dans les différentes provinces, s'écoulent tumultueusement vers la frontière. Nos agents à Vienne assistent à cette marche; par chaque courrier, ils signalent de nouveaux passages de troupes; ils voient les régiments traverser la capitale «au bruit des chansons et des fifres», aux acclamations de la multitude. Animée par ces apprêts, la population s'exalte et s'enfièvre; un délire guerrier saisit toutes les classes et se révèle par ses manifestations ordinaires 79. L'agitation descend des salons dans la rue, la fière aristocratie viennoise se mêle au peuple pour en exciter et en diriger les passions. Les femmes «font le métier de recruteurs pour la milice»; elles stimulent les hésitants et les envoient se battre; la jeune impératrice distribue solennellement aux bataillons de la landwehr, dans la cathédrale de Saint-Étienne, des drapeaux dont elle a elle-même brodé les cravates 80. Quant à l'empereur François, il suit l'impulsion avec une sorte d'inconscience; parfois il semble s'effrayer de sa propre audace, s'émeut de l'application des mesures qu'il a approuvées en principe. Voyant des fenêtres de la Burg dresser deux cents pièces d'artillerie sur leurs affûts, il s'étonne, se fâche, s'écrie qu'il n'a point donné d'ordres; mais ses incurables défiances contre Napoléon le ressaisissent aussitôt, et il répète, «en s'occupant machinalement dans son cabinet: Cet homme me donne bien du tracas; il veut absolument détruire ma monarchie 81». Cette idée qu'on lui a inculquée dissipe ses doutes, lève ses scrupules, lui fait oublier la parole donnée au lendemain d'Austerlitz; en prenant l'initiative des hostilités, il s'imagine de bonne foi prévenir une attaque qui n'a jamais été dans la pensée de son adversaire, et il monte docilement à cheval pour accompagner jusqu'aux portes de la ville les milices qui partent pour la frontière. À la fin de mars, les armées sont rangées face à la Bavière, face au grand-duché de Varsovie, face au Frioul, sur les trois points où doit s'opérer l'irruption: l'archiduc Charles a pris le commandement en chef; des manifestes au peuple allemand annoncent la guerre, sans la déclarer encore; enfin, quelques jours plus tard, les autorités de Braunau, ville frontière, arrêtent un courrier porteur de dépêches pour notre légation, rompent le cachet aux armes de France et, par cette violation du droit des gens, ouvrent la série des actes manifestement hostiles.
L'Autriche se démasquait plus tôt que Napoléon ne l'avait pensé; étonné de cet affolement, il se demandait encore si elle soutiendrait jusqu'au bout son audace, dépasserait ses frontières, se ferait matériellement l'agresseur, si tout ce tapage n'était pas un moyen de provoquer une attaque et de s'en épargner l'odieux. Quoi qu'il en soit, il prend aussitôt ses dispositions de combat. Jusqu'à présent, pour enlever aux Autrichiens tout sujet d'alarme trop positif, il n'a ordonné en Allemagne aucune mesure de préparation immédiate; nos corps de l'armée du Rhin restent disséminés sur de vastes espaces, les contingents bavarois, wurtembergeois, saxons, sont organisés, sans être réunis; Napoléon a des forces en Allemagne et n'a point d'armée; pour la première fois depuis le début de ses campagnes, il est en retard sur l'adversaire. Mais son activité magique pare à tout et supplée à l'insuffisance du temps. Prompte comme l'éclair, sa volonté fait de toutes parts naître le mouvement; en quelques jours, il complète, grossit, approvisionne, met en marche, rapproche les corps français ou alliés, pousse Davoust sur Bamberg, Oudinot sur Augsbourg, Masséna sur Ulm, et la proximité de ces points permettra d'opérer une concentration générale, dès que le plan de l'ennemi se sera clairement dévoilé, et d'opposer à l'archiduc une masse d'hommes assez forte pour lui barrer le chemin de la vallée du Rhin. En Italie, l'Empereur range l'armée du prince Eugène sur la rive droite de l'Adige; dans l'Allemagne du Nord, sur le flanc de l'Autriche, il rassemble les Saxons, les Polonais, en fait le 9e corps de notre armée, leur donne mission de couvrir Dresde et Varsovie. En même temps, au delà de l'Autriche ennemie, il cherche la Russie alliée et l'appelle aux armes.
Ce ne sont plus des paroles, ce sont des actes qu'il réclame d'Alexandre; l'instant est venu où les alliés de Tilsit et d'Erfurt doivent combiner éventuellement leurs opérations militaires et dès à présent leurs mouvements de troupes. Pour déterminer la Russie à se mettre en position de le secourir, Napoléon multiplie les efforts. Les dépêches ministérielles à Caulaincourt se succèdent désormais sans interruption: le 5 mars, puis le 11, le 18, le 22, le 23, le 24, le 26, le 29, Champagny signale à l'ambassadeur l'urgence d'obtenir des mesures promptes, sérieuses et retentissantes; l'Empereur écrit lui-même au Tsar, il écrit plus longuement à Caulaincourt; par l'intermédiaire de cet agent, il réclame un échange de vues entre les deux cours sur les moyens de concerter leur action et demande que l'on arrête dès à présent un plan de campagne.
Tous calculs faits, il compte que la Russie, sans s'affaiblir notablement en Finlande et sur le Danube, peut nous seconder avec 80,000 hommes; la situation géographique de cette puissance lui permet de les employer avec une souveraine efficacité pour la cause commune. Les possessions moscovites, en y comprenant les Principautés virtuellement réunies, se déploient en demi-cercle autour de la partie orientale de la monarchie autrichienne; elles enveloppent et enlacent la Galicie, la Hongrie et la Transylvanie. En agissant sur divers points de sa frontière, par des mouvements concentriques, la Russie peut étreindre l'Autriche dès le premier moment, la saisir par derrière et, la tirant fortement à elle, la paralyser dans son élan vers le Rhin. Il est donc nécessaire que le Tsar ait une forte armée en Pologne, prête à entamer la Galicie au premier signal; il n'est pas moins utile que l'armée russe du Danube, trop nombreuse pour l'adversaire débile qui lui est opposé, détache sa fraction la plus occidentale pour la tourner contre l'Autriche, qu'elle la porte, par une conversion à droite, en face de la Transylvanie, et la tienne prête à envahir cette province. La Russie peut contribuer également à la défense de l'Allemagne française, pousser un corps jusqu'à Dresde et l'intercaler entre l'Autriche soulevée et la Prusse frémissante. Que la Russie règle d'ailleurs sa coopération suivant ses facultés et ses convenances; Napoléon subordonnera ses mouvements à ceux de son allié. Alexandre veut-il se porter sur Dresde avec 40,000 hommes? c'est dans cette ville qu'on lui tendra la main. Préfère-t-il faire masse de ses forces et pousser droit à Vienne? Napoléon lui offre rendez-vous sous les murs de cette capitale 82. L'essentiel est que la Russie nous informe de ce qu'elle fera, afin que les opérations se combinent, surtout qu'elle prenne ses mesures au plus vite, hautement, bruyamment, qu'elle tire l'épée avec fracas, qu'elle sorte ses troupes de leurs garnisons, qu'elle les mette sous la tente, qu'elle montre partout ses armées. «Il n'y a pas un moment à perdre, écrit Napoléon à Alexandre, pour que Votre Majesté fasse camper ses troupes sur les frontières de nos ennemis communs. J'ai compté sur l'alliance de Votre Majesté, mais il faut agir, et je me confie en elle 83.» De toutes manières, le Tsar peut exercer sur les événements une influence favorable et décisive; s'il reste un dernier espoir, une chance unique et fugitive d'éviter la guerre, c'est que la Russie, en faisant étalage de ses forces et preuve de ses dispositions françaises, terrifie l'Autriche et l'arrête au bord de l'abîme. Si la lutte doit inévitablement se produire, l'intervention active de la Russie, en faisant du premier coup pencher la balance, abrégera cette crise succédant à tant d'autres.