Napoléon et Alexandre Ier (2/3): L'alliance russe sous le premier Empire
I
Au lendemain de l'armistice, l'Empereur s'était rétabli à Schœnbrünn: c'était maintenant de la résidence des Habsbourg qu'il gouvernait son empire, remettait l'ordre dans son armée, la répartissait savamment dans les provinces conquises, surveillait l'Europe et négociait avec l'Autriche. Depuis le milieu d'août, les plénipotentiaires se trouvaient réunis dans la petite ville d'Altenbourg, située sur les confins de la Hongrie, un peu en deçà des limites de notre occupation. À Altenbourg, M. de Champagny représentait l'Empereur, le comte de Metternich et le général baron de Nugent composaient la mission autrichienne. Napoléon traitait comme empereur des Français, comme roi d'Italie et enfin comme protecteur de la Confédération rhénane, au nom de tous les princes qui formaient cette ligne et parmi lesquels figurait le roi de Saxe, grand-duc de Varsovie. Quant à la Russie, sa qualité de puissance indépendante lui donnait droit de paraître en personne au congrès et d'y prendre place à nos côtés. Userait-elle de cette faculté? Interviendrait-elle directement ou laisserait-elle à Napoléon le soin de conférer et de stipuler pour elle, en l'instituant son mandataire? L'Empereur lui avait fait dire d'envoyer, si elle y trouvait avantage, un agent muni de pouvoirs. En attendant qu'elle ait pris parti sur cette offre, absente des négociations, elle demeure l'arrière-pensée des deux parties en présence, occupe leur esprit, tient leurs résolutions en suspens, en les laissant dans l'incertitude sur ce que l'une et l'autre ont à craindre ou à attendre d'elle, et pèse sur le débat sans y participer.
Napoléon était résolu à ne dresser le plan de sa paix avec l'Autriche qu'en tenant compte dans une certaine mesure des répugnances et des appréhensions d'Alexandre. Sans doute, il posait en principe que le vaincu devait souscrire à d'amples cessions de territoires, en même temps qu'à une réduction de ses effectifs militaires et à une lourde indemnité. Pour la détermination des pays dont il aurait à se saisir, l'Empereur hésitait entre deux modes de procéder 154. Il pourrait rétrécir et diminuer le territoire ennemi sur ses différentes faces, prendre partout, en Basse-Autriche, sur l'Adriatique, en Bohême, en Pologne, et entaillant toutes les frontières de la monarchie, la laisser ouverte et démantelée. Il pourrait aussi, au lieu de pratiquer sur le corps du vaincu de multiples incisions, l'amputer totalement d'un membre, séparer de l'empire autrichien l'un des pays, l'une des nations qui formaient cet assemblage composite. En ce cas, la partie à détacher semblait toute désignée: il fallait la reconnaître dans cette Galicie qui s'était ranimée d'une vie propre. D'ailleurs, que l'Empereur s'arrêtât au premier ou au second système de paix, c'était toujours en Galicie que l'Autriche aurait à supporter les plus gros sacrifices. Napoléon se jugeait intéressé d'honneur à ne point replacer sous le joug, à ne point livrer aux rigueurs de leur ancien maître des peuples qui s'étaient fiés en lui et compromis pour sa cause. En leur assurant un régime moins dur, il s'attacherait pour jamais une nation ardente et dévouée; il ajouterait cette vivante matière à tous les éléments dont il avait composé sa puissance. Partout ailleurs, l'empire napoléonien ne gagnerait que des terres; en Galicie, il s'annexerait des âmes, prêtes à s'unir indissolublement à lui par les liens de la reconnaissance. Napoléon se faisait donc une loi de détacher la Galicie des possessions autrichiennes, en totalité ou au moins pour une notable partie. Seulement, que ferait-il de la Galicie? C'était ici que le désir de ménager Alexandre, de ne point heurter de front les susceptibilités de la Russie, gênait et ralentissait ses décisions.
Son embarras était d'autant plus grand qu'Alexandre et Roumiantsof n'avaient jamais indiqué positivement comment on devait s'y prendre pour régler à leur gré le sort futur de la province. On pouvait tenir pour certain qu'ils n'admettraient à aucun prix une réunion totale au grand-duché. Sous réserve de ce point essentiel, que prétendaient-ils? que supporteraient-ils? que voulaient-ils empêcher? À cet égard, la note remise le 26 juillet par Roumiantsof ne faisait point la lumière. Accusant la gravité de la question galicienne, elle ne suggérait aucun moyen de la résoudre; la Russie se plaignait d'un mal torturant, demandait le remède, mais ne le désignait point. «Vous remarquerez comme moi, écrivait l'Empereur à Champagny avec quelque humeur, qu'il y a toujours de l'incertitude dans ce que veut ce cabinet: il me semble qu'il aurait pu s'expliquer plus clairement sur un projet d'arrangement pour la Galicie 155.» Dans l'ignorance où on le laissait, Napoléon flottait entre plusieurs partis et les passait successivement en revue.
Il songea d'abord à ériger la Galicie en État distinct, en royaume séparé, et à lui donner pour souverain le grand-duc de Würtzbourg. Ce prince était frère de l'empereur François, mais admirateur et ami de Napoléon, dont il affectait de rechercher à tout propos la protection et les bonnes grâces. Transféré à Cracovie, il nous abandonnerait ses États d'Allemagne, qui serviraient à payer d'autres dévouements. Quant aux Varsoviens, ils n'eussent obtenu en ce cas qu'un district, une parcelle insignifiante de la Galicie, prime décernée à leur courage, et leur principale récompense aurait été d'avoir libéré leurs frères 156.
Cet arrangement eût-il été agréé d'Alexandre? Pleinement émancipée, dotée d'une administration et d'une milice nationales, la Galicie fût devenue, suivant toutes probabilités, un second duché de Varsovie. Au lieu de trouver devant elle un État polonais, la Russie en eût rencontré deux, l'un et l'autre d'étendue médiocre, il est vrai, mais était-ce un moyen de faire disparaître le péril à ses yeux que de le dédoubler? Il semble néanmoins, à certaines paroles prononcées tardivement par l'empereur Alexandre 157, que ce monarque eût envisagé sans trop d'effroi une Galicie indépendante, sous le sceptre d'un prince étranger. Par malheur, Napoléon ne s'arrêta guère à cette combinaison; il y découvrit des inconvénients, des dangers; il craignit que la Galicie, confiée à un Habsbourg, ne se laissât ramener dans l'orbite de l'Autriche, ne devînt le satellite de cet empire, et il se sentit promptement attiré vers d'autres projets.
Ce qu'il désirait au fond, c'était d'étendre et d'affermir le duché de Varsovie, cet État qui n'existait que par lui et pour lui, cet auxiliaire qui avait fait ses preuves. La Russie excluait-elle de parti pris et par principe tout agrandissement sérieux du duché, quoi que l'on fît d'autre part pour rétablir l'équilibre des forces dans le bassin de la Vistule? À plusieurs reprises, Roumiantsof avait paru se prononcer d'une manière absolue contre un accroissement quelconque du territoire varsovien, mais il n'avait jamais exprimé cette opinion au nom de son gouvernement; il ne l'avait point consignée dans sa note; quant au souverain, même en simple conversation, il n'était jamais allé aussi loin que son ministre. Il avait indiqué vaguement deux moyens de solution: «Laisser la Galicie à l'Autriche, ou faire des dispositions qui ne changent en rien la position de la Russie, qui ne l'inquiètent d'aucune manière pour sa sûreté, sa sécurité personnelle 158.» Étant données ces paroles, le Tsar refuserait-il de consentir à l'extension du duché, s'il se voyait conférer à lui-même un dédommagement immédiat et des garanties pour l'avenir? Se plaçant dans l'hypothèse où la Galicie tout entière serait enlevée à l'Autriche, Napoléon pensait à en réserver la grosse part, les quatre cinquièmes, au grand-duché; le cinquième restant serait donné au Tsar en toute propriété et lui serait attribué à titre de présent bénévole, puisque la Russie, n'ayant rien conquis par elle-même, n'avait droit à rien en stricte équité. Toutefois, le partage demeurant fort inégal, le Tsar ne manquerait point de s'estimer lésé, mais Napoléon, pour atténuer la disproportion des lots et combler la différence, ajouterait au cadeau territorial qu'il ferait à la Russie des engagements écrits, en bonne et due forme, par lesquels il écarterait toute crainte d'une restauration totale de la Pologne.
Quelque ingénieux que fût cet expédient destiné à concilier des nécessités opposées, ce projet en partie double, Napoléon ne se méprenait point sur la difficulté d'y rallier la Russie, de faire passer l'agrandissement du duché à la faveur de quelques clauses compensatrices. Aussi, avant de rien décider, voulut-il sonder le terrain à Pétersbourg, et Caulaincourt fut chargé de ce soin par une instruction spéciale et développée, envoyée le 12 août. Il ne s'agissait pas de formuler une proposition, mais de découvrir si elle aurait chance d'être accueillie, de préparer en ce cas Alexandre à la recevoir, de l'habituer doucement, avec d'infinies précautions, à l'idée conçue par l'Empereur.
«Monsieur l'ambassadeur, écrivait Champagny, Sa Majesté m'ordonne de vous faire connaître ses vues sur un des objets de la négociation qui vient de s'ouvrir. Les Galiciens ont pris dans la guerre actuelle fait et cause pour la France, ils ont combattu sous ses drapeaux. L'Autriche a des vengeances à exercer. L'honneur de la France serait compromis, si l'Empereur abandonnait au fer et au joug de l'Autriche des hommes qui l'ont servi. Cela ne peut être ainsi. L'empereur Alexandre a trop de noblesse dans le caractère pour ne pas sentir ce devoir imposé à l'Empereur. Sa Majesté n'a d'autres vues que de concilier ce devoir et la dignité de la France avec les intérêts de la Russie. Tel est le but de ses pensées actuelles.
«C'est en vain qu'on chercherait des moyens de garantir les Galiciens du ressentiment de l'Autriche. La souveraineté sur un pays dont on conserve la possession reste toujours entière, et son exercice ne peut être restreint par aucune clause de traité. Il n'y en a pas qui ne fût violée, et chacune de ces violations deviendrait un motif de guerre, comme chaque vexation exercée sur un Galicien serait pour l'Empereur un coup de poignard.
«En donnant toute la Galicie à la Russie, ce mal serait prévenu sans doute, mais le principe sur lequel est fondée l'alliance ne permettrait pas une telle concession sans une compensation équivalente. Où la trouver? La Galicie ne peut donc être donnée qu'au grand-duché de Varsovie. L'Empereur trouve juste d'en laisser une part à la Russie, et il évalue cette portion à un homme sur cinq, tandis que les quatre autres resteraient au grand-duché. Cette inégalité est fondée sur la différence des positions. Si la France était limitrophe de la Galicie, elle partagerait également avec la Russie; mais elle est loin, elle ne s'approprie aucune des provinces conquises, elle les donne à la Saxe qui un jour, changeant de système, pourrait s'unir à la Russie contre la France. La Russie incorpore au contraire à son empire les provinces qu'elle acquiert, et les ressources de ces provinces seront dans tous les temps à sa disposition.»
Après avoir soutenu le principe de l'inégalité à grand renfort d'arguments contestables, Champagny s'attache à parer des plus séduisantes qualités le lot réservé à la Russie. On le choisira limitrophe de cet empire, afin qu'il se soude plus facilement à lui; ce sera la partie orientale de l'ancienne Galicie, l'arrondissement situé entre la ville de Zamosc et le Dniester. Une ville importante, celle de Lemberg, s'y trouve comprise. Les habitants du pays professent en majorité le culte grec, ce qui les prédestine à devenir sujets de l'empereur orthodoxe. S'étant ainsi évertué à tenter les convoitises de la Russie, le ministre s'applique ensuite à calmer ses défiances et passe au chapitre des garanties: «toutes les mesures propres à tranquilliser la Russie, dit-il, sur les suites de cet agrandissement du grand-duché de Varsovie seraient prises par la France. Elle garantirait à la Russie ses nouvelles possessions; tout ce qui dans les usages du grand-duché a pu choquer la Russie, comme l'existence d'un ordre de Lithuanie 159, pourrait être réformé; on remédierait aux inconvénients qu'on n'avait pu prévoir à Tilsit; la dénomination de Pologne et de Polonais serait soigneusement écartée.
«Voilà, Monsieur,--conclut l'instruction,--le texte d'entretiens à avoir avec le ministère russe. Ces ouvertures, qui exigent le plus grand ménagement, doivent paraître venir de vous et non de votre cour. Ce sont des idées que vous mettez en avant. Vous n'êtes pas sûr même des vues de l'Empereur, mais vous savez que ses principes d'honneur, de loyauté, d'attachement envers ceux qui l'ont servi, peuvent le faire pencher vers ce partage. Vous savez aussi que, fidèle à l'alliance de la Russie, désirant la maintenir par les avantages mêmes que la Russie en retire, et ne cherchant dans la présente guerre que l'affermissement du repos du continent et la récompense des efforts faits par ses alliés, il met au premier rang la Russie, qui certes en aura retiré de grands avantages, puisqu'elle aura acquis et incorporé à son empire la Valachie, la Moldavie, la Finlande et dans la Galicie un million de population, tandis que la France ne se sera pas accrue d'un seul village et n'aura eu d'autre avantage que celui d'acquitter les dettes de la reconnaissance.
«Marchez avec mesure, tâtez le terrain, insinuez, discutez, disposez les esprits à des ouvertures plus formelles, ne montrez ni cartes ni dépêches, et prévenez les soupçons au lieu d'éveiller les défiances.
«Dans cette dépêche, je suppose la Galicie entière arrachée à l'Autriche. Si on ne pouvait en obtenir qu'une partie, ce serait seulement le cinquième de cette partie qui appartiendrait à la Russie, et elle serait prise de préférence là où la religion grecque est le plus généralement professée.
«Je reviens sur l'objet de cette lettre pour que vous ne vous y mépreniez pas. Il n'est pas question de faire une ouverture à la Russie, encore moins une proposition directe, mais de sonder ses dispositions, de savoir si l'appât d'un million de population dont elle ferait l'acquisition pourrait la porter à consentir volontiers à ce partage de la Galicie. L'Empereur veut avant tout rester en bonne intelligence avec elle, vous ne devez donc rien hasarder de ce qui pourrait la refroidir sur notre cause et l'éloigner de nous. La disposer à accéder aux vues que je vous communique doit être le but de vos efforts. L'Empereur vous saura gré du succès, mais il vous recommande de ne rien compromettre 160.»
Il était prescrit en dernier lieu à Caulaincourt de tenir son maître au courant, par des courriers successifs, de ses démarches et de leurs résultats. Malgré la distance qui sépare Pétersbourg de Vienne, on pouvait espérer que le premier de ces courriers, en faisant diligence, arriverait dans vingt à vingt-cinq jours. D'ici là, d'ailleurs, il était à présumer qu'Alexandre, par une réponse aux dernières lettres de l'Empereur, par l'envoi d'un plénipotentiaire, par une communication intime ou officielle, fournirait lui-même un premier éclaircissement. Napoléon espère être assez promptement fixé, mais, avant d'avoir obtenu ou surpris une indication, il se juge dans l'impossibilité de parler clair aux Autrichiens et de leur signifier des exigences précises. Aussi bien, tout dépend de la complaisance qu'il rencontrera à Pétersbourg; si la Russie s'oppose à toute extension considérable du duché, il devra demandera l'Autriche moins en Galicie et plus en d'autres régions; si la Russie condescend à ses vœux, il pourra faire porter sur la Galicie la presque totalité des sacrifices que la puissance vaincue aura à subir.
Il invite donc son plénipotentiaire aux conférences d'Altenbourg à s'enfermer jusqu'à nouvel ordre dans des généralités. Sans doute, il est bon dès à présent de convenir d'un principe, de faire choix d'une base, de déterminer combien de territoires l'Autriche devra céder, sans rechercher quels seront et où seront situés ces territoires. M. de Champagny aura d'abord à se réclamer de l'uti possidetis: l'Empereur, dira-t-il, se juge en droit d'obtenir une masse de pays égale en superficie, en population, aux provinces qu'il détient actuellement du fait de la victoire et de la conquête. À cette prétention exorbitante, les Autrichiens opposeront vraisemblablement une offre réduite, mais non moins générale; grâce à des concessions réciproques, les parties pourront se rapprocher, tomber d'accord sur un chiffre moyen, sur une somme totale de territoires et de populations qui resteront à spécifier individuellement dans la suite, s'entendre, en un mot, sur la quantité sans s'occuper de la qualité. C'est là le terrain où il faut que notre mission se place et se tienne opiniâtrement, en ayant garde de se laisser surprendre ou même prêter une seule parole qui soit de nature à nous nuire auprès de la Russie. Napoléon exige que procès-verbal soit tenu de tout ce qui se dira aux conférences: des protocoles seront soigneusement rédigés et, communiqués à Pétersbourg, feront foi au besoin contre des imputations mensongères et des «bavardages» intéressés 161. Au reste, en toute matière, Champagny devra peu parler, laisser venir l'adversaire, et ne point craindre que la négociation traîne. «Évitez de paraître pressé», tel a été le dernier mot de l'Empereur en l'envoyant à Altenbourg 162. Établi au cœur de l'Autriche, recevant des renforts, consolidant chaque jour sa position militaire, épuisant les ressources des ennemis par une occupation prolongée de leurs provinces, «mangeant et buvant à leurs dépens 163», il ne voit aucun inconvénient à prolonger le débat, et son vœu est de gagner du temps jusqu'à ce que la Russie lui ait fourni l'un des éléments indispensables de sa décision 164.
Il se trouvait seulement que l'Autriche avait adopté pareille tactique, et de même la considération de la Russie entrait pour beaucoup dans ses calculs. Sous le coup de Wagram, l'Autriche avait plié et demandé grâce; aujourd'hui, un peu remise du choc, elle ne se sentait pas assez vaincue pour capituler sans conditions. Au château de Dotis, près Presbourg, où la cour s'était réfugiée, la guerre à outrance conservait ses partisans, et l'empereur François n'écartait point l'hypothèse d'une reprise d'hostilités, pour le cas où le vainqueur prétendrait infliger à l'Autriche, par une paix trop onéreuse, de mortelles blessures: il aimerait mieux succomber noblement, les armes à la main, que de signer un traité qui conduirait la monarchie à une ruine ignominieuse et sûre. Pour soutenir une lutte suprême, il mettait sa confiance dans la valeur de son armée, dans le loyalisme de ses sujets, et ne désespérait point d'un secours extérieur. Il négociait toujours avec la Prusse 165, comptait sur la brusque diversion que les Anglais tentaient à Walcheren, sur la diversion permanente de l'Espagne; mais ses regards se tournaient particulièrement vers la Russie, s'attachaient à pénétrer cette muette puissance, à percer le mystère de ses intentions. La Russie avait déclaré la guerre, sans la faire: de cette attitude équivoque, fallait-il conclure qu'elle désirait sincèrement la conservation et l'intégrité de l'Autriche? Ne pourrait-on l'amener à se prononcer davantage, à intervenir au moins diplomatiquement, à limiter les exigences du vainqueur, en le menaçant d'un abandon total? Tant que la Russie ne serait pas sortie de son nuage, l'empereur François n'entendait souscrire à aucun sacrifice trop grave. «Il faudra sonder la Russie, posait-il en principe, et se mettre en état de recommencer la lutte 166.» Le 30 juillet, il avait écrit à Alexandre et glissé dans sa lettre, sous une forme timide, un suppliant appel; il avait exprimé l'espoir, la conviction, «que les intérêts de l'Autriche ne sauraient jamais devenir étrangers à la Russie 167». Si le Tsar refusait de le comprendre, adorait le succès et s'enchaînait plus étroitement au vainqueur, il serait temps alors de courber la tête et de s'humilier. En attendant, l'empereur François dictait en ces termes à ses plénipotentiaires leur rôle et leur langage: «Les négociateurs tâcheront de gagner du temps jusqu'à la fin d'août et de profiter de ce répit pour tirer au clair les intentions de Napoléon 168.»
Note 165: (retour) À Berlin, un agent autrichien insistait vivement auprès du Roi et de la Reine pour qu'ils se déclarassent: «le Roi s'exécuta en tranchant l'expression noch nicht (pas encore), et la Reine, qui était présente, celle de bald (bientôt).» Dépêche de M. de Saint-Marsan, 1er juillet 1809. Archives des affaires étrangères.
Enchaînés par des instructions identiques, les plénipotentiaires respectifs luttèrent de lenteur, essayant de pénétrer la partie adverse, se faisant eux-mêmes impénétrables, se cuirassant de leur mieux. Metternich et Nugent repoussèrent péremptoirement la base de l'uti possidetis, sans vouloir lui en substituer une autre. Ils demandaient que la France prît l'initiative, parlât la première, désignât nominativement les territoires qu'elle entendait garder. Champagny éludait ces instances, multipliait les incidents, et les conférences se répétaient sans résultat, cérémonieuses et stériles 169.
Note 169: (retour) Les Autrichiens tenaient le langage suivant: «Nous sommes dans la position d'un homme à qui on veut enlever un membre; ne devez-vous pas nous dire quel membre vous voulez?»--«C'était M. de Nugent--ajoute Champagny dans une lettre à l'Empereur--qui faisait cette comparaison, à laquelle j'ai répondu que lui laisser le choix du membre qu'il devait sacrifier était lui témoigner des égards. M. de Metternich, qui trouvait que la comparaison de son collègue clochait un peu, en a fait une autre: «L'Autriche, a-t-il dit, est plutôt dans le cas d'un homme qui a reçu un coup de feu à la jambe; n'est-ce pas au chirurgien à lui indiquer la place où on doit lui couper la jambe?» Je me suis félicité d'être le chirurgien de l'Autriche.» Lettre du 19 août.
En dehors des séances, il est vrai, les langues se déliaient un peu, et une différence significative d'attitude se manifestait entre les deux plénipotentiaires d'Autriche. Le baron de Nugent, plus militaire que diplomate, affectait un ton amer et cassant, une susceptibilité pointilleuse. Au contraire, Metternich montrait quelque abandon et beaucoup de bonne grâce. Il n'évitait point les occasions de voir, d'entretenir en particulier M. de Champagny, et celui-ci les lui fournissait complaisamment. À cette époque où la diplomatie n'avait point perdu les traditions aimables de l'autre siècle, il n'était pas de négociateurs qui ne réservassent, au milieu des plus graves ou des plus douloureux débats, une part de leur temps aux plaisirs de la société. À Altenbourg, où le congrès attirait quelque mouvement, M. de Champagny s'attachait à grouper autour de lui tout ce que pouvait fournir, en fait de ressources mondaines, une ville de province autrichienne. Établi dans le pays par droit de conquête, il s'efforçait d'en rendre le séjour agréable aux légitimes possesseurs et leur faisait avec aménité les honneurs de chez eux.
Dans le château où il s'était logé, il donnait des dîners, organisait des réceptions. «Les femmes s'attendent que je les ferai aussi danser, écrivait-il, je ne tromperai pas leur attente 170.» Metternich venait à ces réunions, y faisait bonne figure, oubliant pour un instant son rôle de vaincu. Le 15 août, pendant une fête donnée par les Français en l'honneur de la Saint-Napoléon, il alla jusqu'à porter un toast à la paix, au grand scandale de son collègue, qui ne comprenait ni n'excusait de pareilles défaillances.
Metternich avait pourtant expliqué d'avance et il prenait soin d'indiquer dans toutes les occasions de quelle paix il entendait parler. Ce n'était point celle que l'empereur des Français semblait vouloir, une transaction âprement débattue, à signer après un long marchandage et qui laisserait derrière elle des ferments de discorde: c'était une paix magnanime, emportant reconstitution pleine et entière de l'Autriche, remise de toutes les provinces occupées, oubli du passé, réconciliation durable, en un mot une paix doublée d'alliance, à la manière de celle qui s'était conclue deux ans plus tôt sur les bords du Niémen.
Depuis les derniers désastres de son pays, Metternich avait su dégager la leçon des événements, et il ne pouvait s'empêcher de mettre en parallèle la conduite de l'Autriche et celle de la Russie dans les dernières crises, pour en tirer matière à réflexion. Depuis dix-sept ans, se disait-il, l'Autriche s'est dévouée avec une générosité imprudente au salut de l'Europe; elle s'est obstinée à lutter sans relâche contre l'éternel vainqueur. Qu'a-t-elle gagné à cette politique intransigeante? D'avoir été quatre fois envahie, d'avoir vu deux fois l'ennemi dans Vienne, d'avoir perdu de précieuses provinces, de se sentir menacée aujourd'hui dans ses parties vitales. La Russie a fait preuve d'esprit plus avisé; battue à Friedland, elle a souri au vainqueur, s'est jetée dans ses bras, et au lieu de s'acharner contre lui à une lutte présentement impossible, s'est attachée à sa fortune, s'est offerte à l'aider et à le servir.
Par là, elle a gagné premièrement d'assurer son intégrité et son repos; puis, elle s'est procuré peu à peu de fructueux avantages, et on l'a vue se fortifier et s'arrondir, alors que tout dépérissait ou succombait autour d'elle. Cette conduite n'offre-t-elle point un enseignement à méditer et un exemple à suivre? Sans doute, Metternich était loin de songer à un rapprochement sincère avec Napoléon; l'idée d'admettre comme définitivement acquises les conquêtes de la France, la forme nouvelle donnée à l'Europe, ne lui venait pas à l'esprit. Il estimait toutefois que l'Autriche, en s'unissant momentanément à l'Empereur, pourrait échapper aux conséquences de sa dernière défaite, éviter de nouvelles mutilations et se mettre à même d'attendre dans une position sûre, commode, avantageuse, l'heure de l'universelle trahison «et le jour de la délivrance commune 171»; c'était ce qu'il appelait «travailler au salut par des moyens plus doux 172». Imiter la Russie, avec l'arrière-pensée de prendre sa place dans les faveurs de Napoléon, tel était aujourd'hui son but, son espoir, et le rêve qu'il caressait eût été d'attacher son nom à un Tilsit autrichien.
Dans ses entretiens particuliers avec Champagny, il revenait sans cesse à son sujet. Pendant la journée, le soir, à la promenade, au bal, il multipliait les avances. Invité à dîner, il arrivait de bonne heure, et d'un ton caressant: «Causons, disait-il, car ce n'est que de cette manière que nous pourrons faire quelque chose 173.» Et l'on causait à la manière de «diplomates cosmopolites 174», dégagés des passions et des discussions du jour, envisageant les événements d'un point de vue supérieur et s'efforçant d'en tirer la philosophie. On revenait sur le passé; l'alliance avec l'Autriche, disait Metternich, eût été pour Napoléon le vrai moyen d'arriver à ses fins, de pacifier l'Europe et d'abattre l'Angleterre: «l'Empereur a laissé passer à Presbourg le plus beau moment de son règne 175.» Cependant, l'occasion perdue ne saurait-elle se retrouver, et 1809 n'offrait-il pas avec 1805 plus d'un point d'analogie? La France et la Russie, il est vrai, s'étaient étroitement associées, mais pourquoi ne pas admettre l'Autriche dans cette intimité, au lieu de la condamner à une humiliante solitude? «Que nous ne soyons plus dans la situation d'une personne qui, placée dans une chambre avec deux autres, voit chuchoter ces deux autres personnes 176.» On pourrait reprendre d'abord une idée émise par Napoléon avant la rupture, concerter entre les trois empires un ensemble de stipulations, une garantie réciproque, et Metternich se disait que l'Autriche, s'étant glissée en tiers dans l'accord de Tilsit, trouverait bien moyen de le dissoudre, d'évincer et de supplanter la Russie.
Dès maintenant, il jugeait utile de desservir Alexandre auprès de Napoléon et, adroitement, faisait le procès d'une cour dont son gouvernement requérait en sous-main l'aide et la protection. La Russie, disait-il, aurait pu empêcher la guerre en prenant dès le début une attitude nette et tranchée, ce qui n'était que trop vrai et conforme à l'opinion constamment professée par l'Empereur. Pendant la campagne, qu'avaient fait les Russes? «Ils n'avaient point tiré un coup de fusil et n'avaient répandu que le sang polonais 177», et l'Autriche, par l'organe de son représentant, allait jusqu'à leur faire grief de nous avoir si mal secondés contre elle. Ce n'était point la maison de Habsbourg, ajoutait Metternich, qui eût montré en pareille circonstance tant de mollesse et de tiédeur; elle était ferme dans ses affections, se piquait d'une inébranlable fidélité aux engagements une fois contractés; elle saurait, mieux qu'une cour inconséquente et volage, se faire l'auxiliaire de grands desseins. «Nous pouvons vous servir comme la Russie, disait Metternich, et peut-être plus constamment que la Russie, car notre cabinet n'a pas une politique aussi changeante: faites-nous entrer dans votre système, et vous serez sûrs de nous. Voilà sur quelle base, honorable pour nous, utile pour vous, nous avons compté faire la paix 178.»
Ces paroles, sans laisser Napoléon tout à fait insensible, n'avaient pas encore le don de l'émouvoir. Il n'admettait pas que le vaincu pût se racheter autrement que par une dure expiation, et même il commençait à trouver qu'à Dotis on ne se décidait pas assez vite sur le principe d'un grand sacrifice. Il avait voulu que la négociation s'acheminât à ce but d'un pas lent; en fait, elle n'avançait point d'une ligne, et cette immobilité contrariait l'Empereur en dépassant ses vœux. Il trouvait surtout que Champagny tardait à lire dans le jeu des adversaires, à reconnaître jusqu'où irait leur condescendance; il reprochait au ministre un manque de flair et de perspicacité 179. Pour mettre la négociation en mouvement, il consentit enfin à y jeter quelques noms de villes et de provinces, peu à peu, péniblement, en se laissant tirer les paroles, en se tenant très loin de la Galicie. Le 24 août, il fit demander Salzbourg et la ligne de l'Ens; le 29, un gros morceau du côté de l'Italie, tout ce que conservait l'Autriche autour de l'Adriatique. En même temps, jugeant que le terrain devait être suffisamment préparé à Pétersbourg, il faisait écrire au duc de Vicence d'y prendre pied davantage, de traiter formellement la question de Galicie, sur la base indiquée. «Expédiez ce courrier sans délai, mande-t-il à Champagny, je tiens cela pour pressé 180.» Il faut que l'adhésion du Tsar à l'arrangement projeté, obtenue et connue le plus tôt possible, nous laisse toute liberté pour aller de l'avant vis-à-vis de l'Autriche. Au reste, Napoléon espère maintenant que, sous très peu de jours, la lettre par laquelle Caulaincourt rendra compte de ses insinuations préliminaires, à défaut de cette lettre un message du Tsar, un indice, un symptôme quelconque, en laissant apercevoir les dispositions de la Russie, permettra de dégager l'inconnue d'où dépend la solution du problème.
Note 179: (retour) On conte à ce sujet l'anecdote suivante. M. de Champagny avait emmené avec lui pendant la campagne le chef de division La Besnardière. Celui-ci, étant retourné à Paris après la paix, alla voir le prince de Talleyrand, son ancien ministre. Pendant la conversation, le prince demanda si l'Empereur n'avait point paru le regretter et n'avait jamais parlé de lui. «Non, répondit M. de La Besnardière.--Comment, jamais!--Une fois peut-être, par allusion, dans les circonstances que voici. L'Empereur se plaignait de M. de Champagny, qui n'arrivait pas à découvrir ce que les Autrichiens seraient au fond disposés à céder. Il dit alors: «Tenez, si j'avais envoyé cet autre j... f..., je suis sûr que je saurais déjà ce qu'ils ont dans le ventre.»
II
Le 1er septembre au soir, un aide de camp du Tsar parut à Vienne: c'était ce même colonel Tchernitchef qui avait assisté, aux côtés de Napoléon, à la bataille de Wagram. Il apportait une lettre de son maître pour l'empereur des Français, une autre pour l'empereur d'Autriche; après avoir remis la première, il devait aller jusqu'à Dotis présenter la seconde, puis revenir à Schœnbrünn et s'y mettre aux ordres de Napoléon. Ce n'était point un négociateur autorisé, pas même un porte-parole; c'était, suivant l'expression d'Alexandre, «une navette 181», destinée à faciliter la correspondance entre les souverains de France et de Russie.
Napoléon reçut Tchernitchef le lendemain de son arrivée, à sept heures du matin, et parut content de le revoir. C'était une figure connue: grâce aux relations de camaraderie, à la confraternité de bivouac, qui s'étaient établies entre les officiers de notre état-major et le jeune colonel pendant la campagne, on arriverait peut-être à tirer de lui quelque renseignement. Napoléon l'accueillit bien, l'accabla de questions sur l'empereur Alexandre, s'enquit de ce prince avec sollicitude et reçut sa lettre avec empressement; elle était conçue en ces termes:
«Monsieur mon Frère... la possibilité de la paix me fait éprouver une satisfaction réelle. Mes intérêts se trouvent dans la main de Votre Majesté; j'aime à placer une confiance entière dans son amitié pour moi. Elle peut m'en donner un gage certain en se rappelant ce que je lui ai souvent répété à Tilsit et à Erfurt sur les intérêts de la Russie par rapport aux affaires de la ci-devant Pologne, et ce que j'ai chargé depuis son ambassadeur de lui exprimer en mon nom. Je me réfère au contenu de la dépêche écrite à la suite de mes entretiens avec lui, s'il a été exact dans ses rapports. Votre Majesté me rendra la justice qu'en commençant la guerre contre l'Autriche je n'ai rien articulé d'avance pour moi; que j'ai commencé cette guerre en ayant déjà quatre sur les bras, dont deux par suite de mon système d'alliance avec elle. Mon plus grand désir est que tout ce qui puisse nuire à cette alliance soit écarté, afin qu'elle puisse se consolider de plus en plus. Je le répète à Votre Majesté, j'aime dans une circonstance aussi importante à compter formellement sur son amitié pour moi. Votre Majesté voit toute la franchise et tout l'abandon de confiance que je mets en elle; j'ai droit d'espérer qu'elle en usera de même envers moi. Je charge le porteur de cette lettre de remettre également à l'empereur d'Autriche celle que je lui adresse. Il reviendra ensuite attendre les ordres de Votre Majesté 182.»
Cette lettre était très formelle en certains points, très vague sur d'autres. Une première conclusion se dégageait de sa lecture: l'empereur Alexandre ne se ferait point représenter aux conférences; après avoir abandonné à Napoléon le poids de la guerre, il lui laissait la responsabilité de la paix; il lui confiait l'intérêt russe et le plaçait entre ses mains. Cet intérêt se rapportait exclusivement à la Pologne. On le savait déjà, mais Alexandre le répétait à nouveau, y revenait par trois fois, avec une insistance émue, et laissait entendre très nettement, quoique par allusions, que rien dans le traité ne devait favoriser ni annoncer le rétablissement du royaume aboli. Seulement, il ne disait point ce qui aurait à ses yeux cette signification et cette portée. Par exemple, se considérerait-il comme lésé, menacé, mis en péril, par le fait seul d'une extension de l'État varsovien, alors même que la Russie obtiendrait des compensations et des gages? Posant un principe négatif, il négligeait d'en tirer lui-même des conséquences positives. Ses paroles antérieures, auxquelles il se référait, conservaient le même caractère de généralité, et Tchernitchef, que Napoléon fit tâter par Savary, ne put ou ne voulut rien dire. L'Empereur demeurait réduit aux conjectures tant qu'un courrier de Caulaincourt, faisant réponse à l'instruction du 12 août, ne serait point venu commenter et interpréter les paroles du Tsar.
Cette réponse de l'ambassadeur, Napoléon la désire maintenant avec plus d'impatience. «Quand présumez-vous qu'elle arrivera 183?» écrit-il à Champagny, dès qu'il a vu Tchernitchef et reçu son message. Le même jour, il veut que son plénipotentiaire à Altenbourg réserve plus explicitement la question de la Galicie: «ces pays, dira une note annexée au protocole, doivent être l'objet d'une discussion particulière 184...» Pour l'instant, que Champagny nourrisse le débat avec Salzbourg et l'Ens, avec les provinces illyriennes, en ajoutant la demande de trois cercles en Bohême: «Il faut vertement insister, écrit l'Empereur, pour que la négociation se suive sur ces trois bases, ce qui nous donne huit jours pour voir définitivement le parti qu'il y aura à prendre sur la Galicie 185.» Et de nouveau son esprit travaille sur cette épineuse question, qui semble s'obscurcir en s'aggravant: «J'ai plusieurs projets, dit-il, mais je ne consentirai jamais à exposer à la vengeance de la maison d'Autriche ceux qui nous ont accueillis dans cette province. Du reste, le plus profond secret sur la Galicie, et exiger impérieusement qu'on négocie sur les trois bases 186.»
Note 186: (retour) Id. Napoléon pouvait compter sur l'obéissance de son ministre. M. de Champagny ne se bornait pas à écarter de ses entretiens la question réservée, il attendait un ordre pour se permettre d'y penser: «Je ne crains pas d'être pénétré sur la Galicie, écrivait-il à l'Empereur; moi-même je m'abstiens de former une opinion jusqu'au moment où j'aurai reçu les ordres de Votre Majesté.» Lettre du 24 août.
Regrettant que le message russe ne lui permette pas encore de formuler toutes ses exigences, il veut au moins s'en servir pour peser sur les Autrichiens, pour les pousser aux concessions. Il est bon de leur faire savoir que la Russie ne viendra pas au congrès, qu'elle se désintéresse de leur sort, qu'elle les laisse isolés en face du vainqueur. Champagny est chargé de faire cette communication à Metternich; il laissera même croire que la Russie est parfaitement d'accord avec nous sur les conditions de la paix, et qu'en cas d'hostilités nouvelles la coopération de son armée nous demeurerait pleinement assurée. Napoléon lui-même s'efforce d'accréditer cette opinion par les faveurs qu'il prodigue publiquement à Tchernitchef. Le jour où il l'a reçu en audience, il l'invite à déjeuner, le fait asseoir à sa table avec le vice-roi d'Italie, avec le prince de Neufchâtel, avec trois maréchaux, lui adresse plusieurs fois et familièrement la parole. Il l'emmène à la parade, au spectacle, le montre à ses côtés, l'affiche, et par le soin qu'il met à le faire figurer dans son escorte, se pare de son intimité avec l'empereur de Russie 187.
Le lendemain, il est vrai, Tchernitchef devait pousser une pointe chez l'ennemi pour porter la lettre à l'empereur d'Autriche. Ne pouvant empêcher cette fugue, on chercha au moins, de notre côté, à éviter tout contact prolongé entre le Russe et les Autrichiens. Pour aller de Vienne à Dotis, Tchernitchef devait traverser Altenbourg. Pendant les quelques heures qu'il passa dans cette ville, Champagny s'empara de lui et le tint dans une douce captivité. Il lui dit «tout plein de belles phrases 188» pour l'empêcher de voir Metternich, et le pressa d'accélérer sa course. «M. de Tchernitchef, écrivait le ministre français à son maître, avait eu quelque envie de s'arrêter pour un bal que je donne dans ce moment. J'ai préféré qu'en se rendant à Dotis, il n'eût vu que moi. Il a déjeuné avec moi. Sa voiture est restée attelée à ma porte pendant une heure. Une prolongation de séjour l'aurait mis dans le cas de voir M. de Metternich, et on aurait pu dans le public soupçonner qu'il était chargé de quelque message secret pour ce ministre de l'empereur d'Autriche 189.» Par surcroît de précaution, Tchernitchef fut conduit jusqu'aux avant-postes ennemis sous une escorte de dragons français, chargée de faire autour de lui service d'honneur et bonne garde.
À Dotis, la vue de l'uniforme russe fit sensation, et généraux, dignitaires, princes, de s'empresser autour de Tchernitchef, chacun d'eux essayant de surprendre sur son visage ou dans ses paroles le secret de la Russie, tous cherchant à s'étayer d'elle dans leur trouble et leurs divisions. Autour de l'empereur François, dans l'étroite résidence où le monarque fugitif abritait son infortune, la vie de cour s'était transportée tout entière, avec les intrigues, les luttes, les rivalités qui en sont inséparables. Sur le parti définitif à prendre, c'était toujours un tumulte d'avis discordants: les militaires opinaient pour la paix, les civils réclamaient la guerre. À ceux-ci, la lenteur des négociations d'Altenbourg fournissait un argument, en laissant croire que Napoléon ne voulait pas la paix ou la voulait à des conditions inacceptables. Puis, les partisans de la résistance trouvaient près du souverain un utile auxiliaire: l'Impératrice était de leur avis, et cette princesse, ardente, passionnée, nerveuse, «presque belle 190», déterminait souvent son mari, moitié par l'ascendant de sa gentillesse et de sa grâce, moitié par la fatigue de scènes répétées. D'ailleurs, dans cette cour fantasque, parmi les personnages en état de peser sur les affaires, chacun était mené. Le vice-chancelier Stadion se laissait gouverner par son frère, un abbé belliqueux: l'Empereur, comme tous les princes à la fois orgueilleux et timides, sensibles à la flatterie et craintifs des supériorités, avait le goût des subalternes; il se livrait à son secrétaire, le Hongrois Baldacci, qu'il méprisait et écoutait; l'Impératrice avait pour directeur politique un comte Palfy, qui avait gagné sa confiance en lui vouant un culte sentimental et chevaleresque. Toutes ces influences s'exerçaient actuellement en faveur de la guerre et tendaient à l'emporter. Stadion, un instant écarté, venait d'être rappelé, d'opérer une rentrée triomphante; ministres et courtisans parlaient très haut de s'armer d'héroïsme et de reprendre la lutte, sans se préparer avec sérieux à cette suprême aventure.
Ce fut dans ces dispositions que l'empereur François lut la lettre d'Alexandre apportée par Tchernitchef. Cette lettre, communiquée au préalable à Napoléon, était courte, polie, et toute de formules. Le Tsar conseillait discrètement la paix, émettait en faveur de cette solution un vœu platonique, s'excusait, vu la distance, de n'y pouvoir contribuer: «Il m'eût été bien consolant, disait-il, d'offrir mes bons offices et d'opérer une réunion d'intérêts et d'amitié entre l'Autriche, la France et la Russie 191.» Il affirmait ainsi ses sympathies pour l'intérêt autrichien, mais, par une habileté de rédaction, il ne le séparait point, dans l'expression de sa sollicitude, de l'intérêt français. De telles paroles prouvaient qu'il n'interviendrait pas en faveur des vaincus, non qu'il agirait contre eux avec plus d'efficacité; sa lettre n'était point pour fixer dans un sens ou dans l'autre les résolutions de l'Autriche.
Elle produisit pourtant un effet. Du jour au lendemain, le langage des plénipotentiaires autrichiens à Altenbourg se modifia. Après s'être tenus jusqu'alors, dans leurs communications officielles, sur une réserve absolue, se bornant à combattre et à discuter nos exigences, ils mirent une sorte de précipitation à produire des offres, en les faisant porter exclusivement sur la Galicie. Dans cette province, ils avaient reconnu dès le premier jour le point de dissentiment entre la France et la Russie, le point de réunion entre la Russie et l'Autriche. Néanmoins, ils avaient évité d'abord, comme nous-mêmes, d'en prononcer le nom. Comptant que la Russie se présenterait au congrès, ils attendaient qu'elle fût là pour entamer la question sous ses auspices et s'en faire un lien avec elle. Apprenant qu'elle s'abstenait, ils ne voulurent point tarder davantage à engager l'affaire, et se montrèrent disposés à nous abandonner une partie de la Galicie. En nous incitant à prendre de ce côté, ils espéraient jeter pour l'avenir une semence de discorde entre Napoléon et Alexandre, réveiller même dès à présent les défiances du Tsar, stimuler son inertie, forcer son attention et peut-être son intervention. Puis, comme la Galicie, toujours en état de rébellion latente ou déclarée, était, de toutes les possessions autrichiennes, celle qui leur tenait le moins au cœur, ils n'eussent pas demandé mieux que de solder avec elle les frais de la guerre. C'est ainsi que Metternich et Nugent, au cours de chaque conférence, renouvellent désormais et graduent leurs concessions dans le Nord; vainement le représentant français fait-il la sourde oreille et se refuse-t-il à les comprendre, ils insistent, ils répondent à M. de Champagny, qui parle d'Illyrie, de Basse-Autriche ou de Bohême, en jetant à ses pieds quelques lambeaux de la Pologne 192.
L'empereur d'Autriche, il est vrai, n'espérait pas se rédimer entièrement à ce prix et désirait savoir, avant d'opter pour la guerre ou de se résigner à la paix, quel était sur tous les points le dernier mot du vainqueur. Pour le renseigner à ce sujet, il ne comptait plus sur sa mission d'Altenbourg; là, il lui paraissait que les plénipotentiaires n'avaient pas su imprimer au débat une allure régulière et suivie; comme Napoléon, François se plaignait de ses représentants: «Vos lettres, écrivait-il à Metternich, me font l'effet d'avoir la fièvre tierce: un jour, vous m'écrivez qu'il n'y a rien; le jour suivant, vous m'envoyez quelque chose qui a l'air d'être une ouverture, mais sur laquelle on ne peut prendre aucune détermination 193 .» Mal engagé, le débat risquait de se traîner indéfiniment, sans aboutir. Mais serait-il impossible, en s'adressant directement à Napoléon, par-dessus la tête de son plénipotentiaire, de pénétrer jusqu'à sa pensée intime et profonde? L'empereur François lui écrivit en personne, et chargea l'un de ses aides de camp, le général comte de Bubna, de porter sa lettre à Schœnbrünn. Il s'y bornait à protester contre toute exigence excessive; en conversation, Bubna devait aller plus loin, amener Napoléon, s'il se pouvait, à désigner une bonne fois et nominativement les territoires qu'il entendait retenir, à décliner la totalité de ses prétentions.
Arrivé à Vienne le 9 septembre, Bubna fut frappé des dispositions qu'il remarqua dans l'entourage impérial, chez tous les membres de l'état-major français. Ces vainqueurs étaient tristes; chez ces hommes grandis par la guerre, la lassitude de combattre devenait extrême, et il n'en était pas un seul qui n'eût envisagé avec douleur et dégoût une reprise de carnage. Établis dans la capitale ennemie, ils ne ressentaient point la joie et l'orgueil du triomphe, près de ces hauteurs d'Enzersdorf et de Wagram, où les attaques étaient «encore dessinées par les cadavres à demi ensevelis 194». À Vienne, dans cette ville remplie d'un appareil guerrier, encombrée de troupes, «étincelante de casques et de cuirasses 195», tout le monde aspirait à la paix, Autrichiens et Français. Pour arriver à l'Empereur, Bubna dut passer, pour ainsi dire, à travers une haie de maréchaux, de généraux, de dignitaires, qui souhaitaient bon succès à sa mission conciliatrice.
L'Empereur ne se trouvait pas dans des dispositions sensiblement différentes. Sans doute, plutôt que de renoncer à affirmer et à consacrer sa victoire par d'éclatants avantages, il risquerait tout, pousserait son armée jusqu'au fond de l'Autriche; mais il souhaitait vraiment que cette extrémité lui fût épargnée. Autour de lui, il percevait nettement de sourds murmures et des malédictions à voix basse, il sentait croître la désaffection des siens, monter la haine des peuples. L'impatience le gagnait peu à peu de se montrer triomphant à sa capitale, qui avait un instant douté de sa fortune, et de ressaisir l'opinion par sa présence. Puis, ayant voulu tout étreindre à la fois, s'étant attiré de tous côtés des difficultés et des embarras, ayant violenté et séquestré le Pape, réuni Rome à l'Empire, à l'heure même où il luttait sur le Danube et laissait derrière lui l'Espagne en révolte, il avait hâte de finir avec l'Autriche, pour reprendre et terminer ses autres entreprises. Ce désir de brusquer un dénouement pacifique, il ne le dissimulait guère: devant Tchernitchef, revenu près de lui, il montrait sa répugnance pour une nouvelle campagne, et déclamant: «Du sang, disait-il, toujours du sang. Il y en a eu déjà trop de répandu... Et puis, ajoutait-il en changeant de ton et se livrant davantage, je voudrais m'en retourner à Paris 196.»
De plus, cette négociation où il n'avait pas ses coudées franches, où il lui fallait faire face à l'Autriche et traiter obliquement avec la Russie, où il devait à chaque pas, avant de pousser ferme contre l'adversaire, jeter un regard de côté vers Pétersbourg, consulter, interroger Alexandre, scruter cette vivante énigme, l'importunait extrêmement, et il trouvait que cette Russie qui arrêtait tout, qui entravait la paix après s'être effacée pendant la guerre, se faisait payer bien cher pour d'inutiles services. Mais comment suppléer à cette alliée incommode? L'Autriche, il est vrai, s'offrait à nous tenir lieu de Russie, au prix d'une paix sans cessions, au prix d'une complète et généreuse amnistie. Par la bouche de Metternich, par celle de tous les officiers qui avaient pu approcher l'Empereur, elle parlait d'alliance, demandait qu'on mît à l'épreuve la valeur et la fidélité de son concours. Pourquoi, après tout, ne pas tenter cette expérience? Dans la dernière campagne, l'Autriche avait témoigné d'énergie et de vitalité; son armée s'était bravement, noblement comportée, et nos adversaires d'Essling ne s'étaient pas montrés inférieurs à ceux d'Eylau. Certes, l'Autriche pourrait devenir pour notre politique un auxiliaire précieux, le point d'appui véritable, si elle n'avait son gouvernement. Qu'attendre, en effet, d'un souverain tel que l'empereur François, chez lequel les préjugés tiennent lieu de volontés? Qu'attendre d'un prince faible devant l'intrigue, jouet des factions, circonvenu par des hommes haineux et corrompus? «Il est toujours de l'opinion du dernier qui lui parle, et ceux qui auront toujours de l'influence sur lui sont Baldacci et Stadion 197.» Mais on dit cet empereur fatigué de régner, envahi de lassitude et de dégoût. Eh bien! qu'il s'immole au salut de ses peuples, qu'il s'offre en victime expiatoire, qu'il descende du trône pour y placer un homme ferme, pacifique et sensé, comme le grand-duc de Würtzbourg, Napoléon tendra loyalement la main à ce nouveau souverain, lui rendra toutes les provinces de la monarchie, pardonnera à l'Autriche revenue de ses erreurs et fera avec elle une alliance «pour finir les affaires du continent 198», en évitant du même coup de se brouiller avec la Russie, que n'inquiétera plus la perspective d'un déplacement de frontières en Pologne. Plusieurs fois déjà cette idée a effleuré son esprit; aujourd'hui, elle l'attire, le sollicite davantage, et devant Bubna qu'il a fait entrer, qui l'écoute, il poursuit tout haut son rêve, s'y complaît et s'y livre.
«S'il y avait, disait-il, un empereur à la bonne foi duquel je puisse me fier, comme le grand-duc de Würtzbourg ou l'archiduc Charles, je rendrais toute la monarchie autrichienne et n'en retrancherais rien 199.» Bubna répondit que, si l'empereur François était persuadé de cette intention, il abandonnerait le trône à son frère; toutefois, en sujet fidèle, il crut devoir défendre son maître, dont il affirmait la droiture et les volontés pacifiques: «On ne me trompe pas deux fois», reprit Napoléon, et il rappela le passé: l'empereur François venant à son bivouac au lendemain d'Austerlitz, s'accusant, s'humiliant, protestant de son repentir, donnant sa parole d'homme et de souverain qu'il ne recommencerait plus la guerre; puis, moins de quatre ans après ce serment, se jetant avec toutes ses forces sur la France occupée en Espagne. À ces amers souvenirs, il se montait, s'exaltait; il en venait aux métaphores étonnantes et aux comparaisons extraordinaires: «Je veux avoir affaire à un homme qui ait assez de reconnaissance pour me laisser tranquille ma vie durant. Les lions et les éléphants ont souvent montré, dit-on, des preuves frappantes de la puissance de ce sentiment sur leur cœur. Il n'y a que votre maître qui n'en soit pas susceptible 200... Que l'Empereur cède le trône au grand-duc de Würtzbourg, je restitue tout à l'Autriche sans rien exiger 201.»
Toutefois, s'il émet, à plusieurs reprises et avec force, le désir d'une substitution de souverain, il n'en fait point l'objet d'une demande expresse; il sent qu'une telle proposition est difficile à formuler; il peut accepter le sacrifice de l'empereur régnant, à peine le provoquer, non l'exiger. D'ailleurs, il croit peu à l'abnégation de ce monarque, surtout des hommes qui l'entourent et le dominent; il se rend compte qu'il caresse une chimère, et bientôt la réalité le ressaisit. La réalité, c'est qu'il se trouve en présence de l'Autriche vaincue et non changée, toujours hostile, gouvernée par nos ennemis, aspirant à la revanche; dans ces conditions, puisqu'il la tient sous lui, inerte et terrassée, il ne se détournera point d'elle avant de l'avoir momentanément réduite à l'impuissance, c'est-à-dire avant de l'avoir mutilée, désarmée et rançonnée. Cependant, pour accélérer la paix, il se résout à des concessions, en se replaçant sur le terrain d'un arrangement de principe, destiné à précéder toute spécification de territoires. Il renonce formellement à l'uti possidetis; il n'exige plus qu'un ensemble de cessions analogue à celui consenti par l'Autriche après la guerre précédente, au traité de Presbourg. Ayant demandé d'abord neuf millions d'âmes pour en avoir cinq, il descend à quatre. Ce qui lui importe au fond, ce n'est point d'arracher à l'Autriche quelques districts de plus, c'est d'obtenir un succès diplomatique qui atteste et proclame le triomphe de ses armes. S'il acquiert moins en 1809 qu'en 1805, l'Europe jugera qu'il a été moins vainqueur à Wagram qu'aux journées d'Ulm et d'Austerlitz: «il fera six campagnes 202» plutôt que d'encourir cet amoindrissement de prestige. Que l'Autriche, au contraire, se déclare prête à renouveler son sacrifice de Presbourg, et la paix pourra être, non pas conclue, mais décidée en peu de jours.
C'est à cette résignation qu'il convient d'incliner la cour de Dotis, par le moyen de Bubna. Ce dernier, si on sait s'emparer de lui, peut nous devenir un précieux instrument, et aussitôt Napoléon met en jeu tous les ressorts qui doivent lui livrer cette âme de soldat. Par une accumulation de détails techniques, il prouve à Bubna qu'il est invincible, inexpugnable dans Vienne, «en état de tenir dix ans»; puis, redevenu facile et gracieux, il flatte et enjôle l'officier autrichien, lui parle de ce qu'il entend, métier, campagnes, histoire militaire, valeur comparée des généraux et des armées, «de Jourdan, de Pichegru, des Russes 203». Après l'avoir tenu tour à tour sous la terreur et sous le charme, il le livre à Maret, qui ne le quitte point de deux jours, poursuit l'œuvre commencée et se choisit lui-même des auxiliaires. À Vienne, Bubna a retrouvé, parmi les Français, un compagnon de jeunesse et de régiment, M. Alexandre de Laborde, passé au service de l'Autriche pendant la Révolution, rallié aujourd'hui à l'Empire, auditeur au Conseil d'État et attaché en cette qualité au grand état-major. Laborde est chargé d'agir sur Bubna, et entre eux un dialogue s'engage sur le ton d'une intime et familière camaraderie, à la seconde personne: «Mon cher, dit Laborde, il ne serait pas impossible, si l'on est raisonnable à votre cour et si tu es en mesure d'après la manière dont on t'a envoyé ici, que tu parviennes à rendre un grand service à ton pays. Il me semble que le moment est favorable, et ce moment, il faut le saisir. Il est assez dans le caractère de l'Empereur de ne se point décider par les routes communes, lorsqu'on lui montre de l'empressement et du zèle à se rapprocher.»--«Mon ami, répond Bubna, tu connais si je serais heureux d'un pareil événement, et pour son importance et pour y avoir contribué 204.» Les prétentions de l'Empereur sont alors discutées: Laborde en exalte la modération, la douceur, et Bubna sort de l'entretien définitivement convaincu, parlant de rentrer tout de suite à Dotis et «d'arranger l'affaire en vingt-quatre heures 205». Napoléon ne lui permet pas encore de repartir, mais le laisse écrire à sa cour, transmettre et appuyer nos propositions. En même temps, prononçant l'attaque de tous côtés, se retournant vers les négociateurs attardés d'Altenbourg, il invite Metternich à admettre la nouvelle base, sans s'occuper d'autres questions 206; de cette manière, il compte faire franchir à la négociation un grand pas, emporter le principe de la paix et échapper encore à toute désignation de territoires, puisqu'il lui faut toujours attendre, pour fixer définitivement ses choix, que la Russie se soit expliquée et que le sphinx ait parlé.
III
Il ne tenait pas à M. de Caulaincourt que l'Empereur ne fût déjà et parfaitement renseigné sur les dispositions de la Russie. Pour répondre au vœu de son maître, l'ambassadeur déployait tout son zèle. Avant même d'avoir reçu l'instruction du 12 août, il avait essayé de s'éclairer et de procéder discrètement aux explorations nécessaires. Malheureusement, il éprouvait quelque peine à pousser cette reconnaissance et n'avait trouvé d'abord personne à qui parler, le ministre étant absent et l'Empereur malade.
Depuis quelques jours, le comte Roumiantsof était parti pour la Finlande: il était allé se rencontrer avec les plénipotentiaires suédois dans la ville de Frédericshamm, où il se préparait à signer une paix triomphante qui donnerait définitivement à l'empire la province conquise, avec les îles d'Aland, et lui vaudrait à lui-même le titre de chancelier. À la même époque, Alexandre avait dû s'aliter, à la suite d'un accident de voiture assez grave, et il achevait sa convalescence au château de Péterhof. Dans la résidence où l'orgueilleuse Catherine avait tout disposé pour le faste et la représentation, son petit-fils ne cherchait que le repos et la solitude. À Péterhof, Alexandre aimait la fraîcheur des hautes terrasses, le silence et la paix des jardins qui s'inclinent vers le golfe; dans ce décor imposant de marbre et de verdure, en face de larges et calmes horizons, il se laissait aller à cette nonchalance de l'esprit que laissent après elles les souffrances du corps. Chaque jour, M. de Caulaincourt venait prendre de ses nouvelles et était reçu; une heure, deux heures durant, il restait au chevet du monarque, et leur causerie, amicale et familière, effleurait tous les sujets sans se poser sur aucun. Alexandre évitait surtout le terrain brûlant de la politique européenne; il aimait mieux parler des réformes que Spéranski lui facilitait à l'intérieur, de ses efforts pour améliorer la justice, organiser l'administration, créer une Russie nouvelle sur le modèle de la France napoléonienne; c'étaient ces grandioses et brumeuses perspectives qu'il se plaisait à envisager, et peu à peu sa pensée, mobile et fluide, s'échappait du présent, se perdait dans l'avenir, se fondait en rêverie 207.
Avec tact et précaution, Caulaincourt essayait de le ramener aux questions du jour: la plus grave et la plus pressante n'était-elle point la paix avec l'Autriche? Alexandre parlait alors de cette affaire, mais ses propos restaient vagues et parfois contradictoires. Tantôt il affirmait ne rien vouloir, ne rien ambitionner pour lui-même, se bornant à exprimer le vœu que «l'Autriche ne fût pas trop affaiblie et abîmée 208»; tantôt il disait s'en rapporter à l'Empereur «pour lui assigner la part comme le rang qui lui revenait 209». Au sujet de la Galicie, il se montrait à la fois inquiet et réservé, s'abstenait de préciser ses craintes ou ses désirs: Caulaincourt n'arrivait point à démêler si l'offre «d'un partage quelconque entre la Russie et le grand-duché rendrait la question plus abordable 210».
Pourquoi chez le Tsar cette difficulté à s'expliquer, ce langage perpétuellement nuageux? Alexandre portait la peine de sa conduite ambiguë pendant la guerre, et ses paroles se ressentaient de la situation fausse où il s'était volontairement placé. S'étant mis dans le cas d'être tenu en suspicion par les deux partis, il craignait que toute démarche trop prononcée ne fournît matière contre lui à de nouveaux griefs. S'il demandait la restitution de la Galicie à l'Autriche, il aurait l'air de favoriser cette dernière, se compromettrait davantage aux yeux de Napoléon, prêterait une fois de plus au reproche de partialité envers nos ennemis. Au contraire, réclamerait-il sa part des dépouilles de l'Autriche, il paraîtrait consacrer la spoliation de cette puissance, se compromettrait de plus en plus avec Napoléon, s'enfoncerait davantage dans des liens dont il n'entendait pas encore se dégager, mais dont il rougissait déjà aux yeux de son peuple et de l'Europe. Ce qu'il eût préféré à tout, c'eût été le rétablissement en Galicie du régime antérieur aux hostilités; dans le cas où la Galicie changerait de maître, il en désirait pour lui-même la meilleure part, moins pour la posséder que pour la soustraire aux Polonais; seulement, il eût voulu que la France lui octroyât spontanément cette acquisition, qu'elle parût la lui imposer, sans qu'il eût à la désigner et à la solliciter. Éprouvant une gêne invincible et une sorte de honte à formuler des prétentions, il s'exprimait par allusions, par réticences, désirant qu'on le comprît à demi-mot, et il avait affaire, malheureusement, à un allié trop disposé à ne point le comprendre.
Un jour, le 28 août, Caulaincourt le pressa plus vivement. L'entretien était revenu de lui-même aux négociations en cours entre la France et l'Autriche. «Je pense que l'Empereur, dit le Tsar, aura pour principal but de ne rien faire contre les intérêts de la Russie, principalement par rapport à la Galicie.» Les vues de l'Empereur, répliqua l'ambassadeur, sont toujours d'accord avec les intérêts de son allié; néanmoins, peut-il abandonner les populations insurgées aux rancunes de l'Autriche? Que l'empereur Alexandre prononce lui-même sur cette question de loyauté et d'honneur; il est juge infaillible en de telles matières. «Je ne connais pas, poursuivit l'ambassadeur, les intentions de mon maître, mais ne déshonorerait-il pas ses armes en abandonnant ceux qui ont servi sa cause? Peut-il aussi donner à Votre Majesté tout ce que ses troupes n'ont fait qu'occuper, à mesure que celles du grand-duché en faisaient la conquête?»
À cette interrogation, Alexandre ne répondit pas tout d'abord; il réfléchit, reprocha à la France, non sans quelque amertume, d'avoir favorisé l'insurrection de Galicie, puis finit par dire: «Vous savez que je ne suis pas difficultueux. Comme particulier, j'admirais l'empereur Napoléon; comme souverain, je le révère, et de plus je lui suis véritablement attaché. Je vous parle de confiance. Je ne cherche qu'à aplanir convenablement les difficultés, éviter les différends, prévenir, par conséquent, toute cause de guerre; je veux plus, je veux maintenir l'alliance. Je désire donc m'entendre avec vous, mais d'une manière convenable pour mon pays et qui assure la tranquillité future de l'Europe.»
L'ambassadeur.--«C'est aussi le seul désir de l'Empereur. Ses actions, les paroles que j'ai dites en son nom depuis deux ans, la correspondance avec la Suède, tout en fait foi. Mais Votre Majesté lui donnera-t-elle le conseil de livrer à la vengeance de ses ennemis ceux qui l'ont servi?»
L'Empereur.--«Je vous ai déjà dit ce que je pense là-dessus. Comme je n'aime pas à élever entre nous une barrière insurmontable, j'ajouterai que je ne suis pas assez déraisonnable pour m'opposer à ce que le grand-duché acquière un district de la Galicie, si elle est enlevée à l'Autriche 211.»
Encouragé par cette condescendance inattendue, Caulaincourt essaya d'entamer la question d'un partage inégal entre la Russie et le grand-duché. Tout ce qu'obtiendrait ce dernier, disait-il, n'en ferait jamais un État redoutable, le laisserait dans une situation manifeste d'infériorité et de dépendance à l'égard de sa puissante voisine. Au contraire, il suffirait à la Russie d'ajouter à ses immenses possessions quelque parcelle de la Galicie pour que cette acquisition, si minime qu'elle fût, lui devienne précieuse, car elle constituerait entre ses mains un premier gage contre le rétablissement de la Pologne. Et l'ambassadeur, par des moyens indirects, provoquait le monarque à parler. Il rappelait que la note transmise par Roumiantsof manquait de précision; il émettait le regret que ce ministre, avant son départ, n'eût point été autorisé à s'expliquer sur toutes les hypothèses.
Alexandre répondit par ses éternelles manifestations de sympathie et d'amitié envers l'ambassadeur: il aimait, disait-il, à lui ouvrir son cœur, à le laisser lire dans sa pensée, et cet épanchement semblait annoncer une confidence décisive, lorsque le Tsar s'arrêta en chemin et de nouveau se déroba: «Assurez l'empereur Napoléon, dit-il, que je n'ai d'autre vue que de m'accorder avec lui, mais je ne puis sacrifier les intérêts de mon empire. D'après cela, il est trop grand homme d'État pour ne pas savoir où doit s'arrêter le désir que j'ai de lui complaire 212.» Et il fut impossible de lui arracher quelque chose de plus net. Il demandait avant tout qu'on répondît à sa note, qu'on le rassurât sur l'objet de ses craintes; ceci fait, si les hostilités recommençaient, il seconderait Napoléon «en franc allié»; l'armée du prince Galitsyne, accrue, renforcée, agirait avec efficacité et vigueur.
Caulaincourt plaça le compte rendu littéral de cette conversation dans un rapport à l'Empereur et dans une dépêche au ministre, en les accompagnant de ses observations personnelles. Avec quelque insistance, il faisait valoir l'importance de la concession obtenue: «C'est, je crois, disait-il, un grand pas de fait que d'avoir amené l'Empereur à convenir qu'on peut donner quelque chose de la Galicie au grand-duché; précédemment, tout ce qu'il disait était absolument contraire à cette idée 213.» Quant aux prétentions territoriales de la Russie, l'ambassadeur présumait, à certains indices, qu'Alexandre verrait avec plaisir porter jusqu'à la Vistule les frontières de son empire. Néanmoins, il se déclarait dépourvu de données suffisantes pour fonder un jugement et n'espérait plus, avant le retour de Roumiantsof, en recueillir aucune.
Napoléon reçut l'envoi de son ambassadeur le 12 septembre, deux jours après ses explications avec Bubna. Ayant lu la dépêche, il éprouva d'abord quelque déception à la trouver si peu concluante, mais se remit promptement: après une courte réflexion, il se jugea instruit comme il désirait l'être, maître de ses décisions et libre d'agir. «Je suis fâché, écrivait-il à Champagny, que la dépêche de M. de Caulaincourt soit si insignifiante. Cependant, il me semble qu'elle dit assez 214.»
Il lui suffisait en effet qu'Alexandre n'opposât point un veto formel à l'extension du duché; ce fut à ce point seul qu'il eut le tort de s'attacher. Dans le langage du Tsar, il ne voit, ne relève, ne retient qu'une phrase, celle qui correspond à ses propres vœux: il va forcer le sens de cette phrase et négliger les réserves dont elle est entourée. Suivant son habitude, il s'autorise d'un premier avantage obtenu pour préjuger immédiatement et arracher de plus graves concessions. Toujours enclin à violenter ou à surprendre la volonté d'autrui, pour peu qu'il y aperçoive quelque facilité et que l'adversaire lui donne prise, il juge que la Russie, du moment qu'elle ne s'est point placée sur le terrain d'une résistance absolue, se laissera finalement gagner et plier à nos desseins. Puisqu'elle admet de bonne grâce, se dit-il, un léger accroissement du duché, elle supportera un agrandissement assez notable de la même principauté. Assurément, à l'aspect de cet État fortifié, respirant plus librement dans ses frontières élargies, elle se récriera peut-être, mais le don de Lemberg, «avec quelque chose encore 215», lui fermera la bouche, surtout si l'on ajoute à cette acquisition l'engagement que le duché ne redeviendra jamais une Pologne. Quant à dissiper par la suite les restes de sa mauvaise humeur, ce sera affaire de soins et de procédés. Dans tous les cas, son mécontentement n'ira point jusqu'à la révolte, et moitié par terreur et contrainte, moitié par séduction, elle restera dans l'alliance.
Sous l'empire de ces raisonnements fallacieux, Napoléon prit son parti. Sans doute, il préférerait toujours et de beaucoup que l'Autriche, par un changement de souverain et une conversion sincère, lui épargnât la nécessité d'un morcellement; il reproduit, encore à titre de simple suggestion, mais en termes plus développés, la demande d'abdication 216. D'autre part, pour le cas infiniment probable où la cour de Dotis aimera mieux sauver l'Empereur que l'intégrité de l'empire, il ne songe plus à réclamer des Autrichiens la Galicie entière; il n'en prendra que moitié à peine, diminuera d'autant le lot réservé aux Polonais, mais fera subir à celui de la Russie une réduction correspondante, maintiendra entre les deux parts le rapport de cinq à un primitivement indiqué et, par cette distribution inégale de territoires à ses deux alliés du Nord, complétera l'ensemble des sacrifices imposés à la puissance vaincue. Le 15 septembre, il renvoie Bubna avec une lettre écrite en ce sens à l'empereur d'Autriche: le même jour, pour faire suite aux propositions de principe déjà signifiées à Metternich, il ordonne d'insérer au protocole des conférences d'Altenbourg un ultimatum en règle et détaillé, portant répartition des masses humaines que l'Autriche devra céder. Tout compte fait, il demande un million six cent mille âmes en Illyrie, quatre cent mille sur le Danube, deux millions en Galicie, «à partager entre le roi de Saxe et la Russie». Ce sont là ses exigences finales et le terme de sa modération. Et maintenant que tout est clair, précis, déterminé, à quelque parti que s'arrête la cour d'Autriche, le débat peut changer d'allure et précipiter sa marche. Que les plénipotentiaires se hâtent donc, qu'ils se mettent à l'œuvre avec activité et diligence; il importe le plus tôt possible de placer l'Europe entière, y compris la Russie, en présence du fait accompli. «Monsieur de Champagny, écrit Napoléon à son ministre, il faut presser les négociations tant que vous pourrez 217.»
IV
Dans son impatience de conclure, Napoléon comptait sans le caractère indécis et toujours hésitant de l'empereur François, sans l'extrême répugnance de ce monarque à admettre, soit une abdication, soit un nouveau démembrement de sa monarchie. À Dotis, le parti de la guerre luttait encore et maintenait ses positions. Après le retour de Bubna et l'ultimatum français, il fit un nouvel effort et crut un instant avoir cause gagnée. Il persuada sans trop de difficulté au souverain, peu expert en matière de géographie et de statistique, que Napoléon ne lui faisait en réalité aucune concession, que l'ultimatum, en ce qui concernait les provinces allemandes et illyriennes, se bornait à récapituler les demandes primitivement émises, que la France réclamait en gros ce qu'elle avait d'abord exigé en détail, et l'empereur François se fonda sur cette inexactitude matérielle pour formuler une réponse négative. Après avoir froidement accueilli Bubna, conquis aux idées de paix, il lui enjoignit de repartir pour Vienne et le munit d'une nouvelle lettre pour Napoléon; il y faisait allusion à une réouverture possible des hostilités. À Altenbourg, ses plénipotentiaires se bornaient à préciser et à accentuer leurs concessions en Galicie; ils laissaient entendre que, de ce côté, la condescendance de leur maître n'aurait point de limites, mais se refusaient opiniâtrement à livrer le littoral illyrien: ils repoussèrent l'ultimatum par une note officielle qui n'était que l'amplification diplomatique de la lettre écrite par leur maître.
Cette résistance tenace et chicanière déplut fort à l'Empereur. Dès que Bubna eut reparu à Vienne, le 20 septembre, il le manda et l'admit en sa présence le soir même, mais son air sombre et sinistre annonçait l'orage. Cependant, habile à mesurer et à calculer les effets de sa colère, il n'entendait se courroucer que juste assez pour frapper, pour intimider son interlocuteur, sans le pousser à bout: prêt à recommencer la guerre, s'il y avait lieu, rassemblant ses moyens, il préférait toujours triompher par d'autres voies. Pour réduire l'Autriche, il se proposait de lui lancer des menaces savamment graduées et tenait en réserve un dernier argument, neuf et irrésistible. Frappé de l'insistance que mettaient les Autrichiens à lui offrir la Galicie, il reconnaissait dans cette tactique l'espoir persistant de le brouiller avec Alexandre et de se ménager à la faveur de cette mésintelligence un sort meilleur; c'est cette illusion qu'il veut absolument dissiper et détruire. À ceux qui s'efforcent de le mettre en opposition avec la Russie, il répondra par une attestation éclatante de l'alliance: à l'aide d'un expédient audacieux, il introduira la Russie malgré elle au débat et l'y fera surgir à l'improviste, afin de terrifier et de désarmer l'adversaire.
«Qu'apportez-vous, dit-il à Bubna, la paix ou la guerre?» Puis, faisant lui-même la réponse, se référant à la dernière note de Metternich, sans même ouvrir la lettre de l'Empereur qu'il mit toute cachetée dans sa poche, il s'écria furieusement que l'Autriche ne voulait point de paix. À Dotis, disait-il, on appréciait mal la situation; on se leurrait d'espérances pernicieuses; on cherchait moins à négocier sérieusement qu'à «jeter une pomme de discorde entre lui et la Russie 218». À ce jeu, l'Autriche risquait son existence. Si la guerre recommençait, il la ferait avec des armes mortelles; il prononcerait la séparation des couronnes, la déchéance de la dynastie, prendrait possession en son nom des pays occupés, briserait tous les liens qui unissaient les peuples au souverain, ruinerait le crédit de la monarchie; il avait fait fabriquer des billets de la banque de Vienne pour deux cents millions et les jetterait dans la circulation. Comme son interlocuteur essayait de discuter et de raisonner, il reprit alors les termes de son ultimatum, les justifia l'un après l'autre, insista sur l'absolue nécessité où il se trouvait de prendre Trieste et le littoral, d'assurer ainsi la jonction de la Dalmatie avec le royaume d'Italie et de s'ouvrir un chemin ininterrompu vers l'Orient; il fut véhément, prolixe, intarissable sur ce sujet. Bubna ayant objecté que l'Autriche ne pouvait renoncer à ses ports, abandonner tout contact avec la mer: «En ce cas, reprit l'Empereur, la guerre est inévitable. Est-ce vous qui romprez l'armistice, ou dois-je m'en charger?
Mais non, je veux que vous rendiez l'univers témoin de votre démence, que vous vous montriez à lui dénonçant l'armistice, compromettant l'existence de votre État, plutôt que d'accéder à des demandes que j'ai le droit d'exiger comme vainqueur, comme maître de neuf millions de vos sujets.» À cette violente apostrophe succéda un moment de silence. L'Empereur jeta loin de lui son chapeau, ce qui était le geste des grandes colères, se retira dans l'embrasure d'une fenêtre, s'y tint immobile, pensif, absorbé dans une profonde méditation, le front chargé de nuages d'où semblait devoir jaillir la foudre. Tout à coup, comme frappé d'une lueur subite, il reprit la parole, et, avec une extrême vivacité: «Savez-vous ce qui nous reste à faire? dit-il à Bubna. Si votre empereur trouve mes conditions trop dures, qu'il s'en réfère à l'arbitrage de la Russie! Nous conclurons un armistice de six mois: le Tsar enverra un représentant à Altenbourg, et je m'en rapporterai à sa décision 219.»
Le coup de théâtre était imprévu et de grand effet; Napoléon l'avait habilement amené, après avoir préparé et machiné la scène avec un art supérieur. En se livrant inopinément à cet acte de foi en la Russie, il comptait susciter à Dotis les plus décourageantes réflexions sur l'indissolubilité de l'alliance. On ne manquerait point de se dire chez l'ennemi: Pour que l'empereur Napoléon s'offre avec tant d'assurance à remettre sa cause entre les mains d'Alexandre, pour qu'il choisisse ce prince comme arbitre, c'est-à-dire comme juge souverain de la querelle, il faut qu'il s'estime bien sûr de la Russie, qu'il la sente derrière lui, dévouée, obéissante jusqu'à la servilité, prête à le suivre aveuglément et à marcher du même pas. On ne douterait point que cette cour n'eût été pressentie à l'avance, qu'elle ne connût et n'approuvât nos prétentions, qu'elle ne fût disposée à les soutenir; Napoléon avait d'ailleurs fait dire à Metternich, répété à Bubna, que l'ultimatum avait été communiqué à Pétersbourg. Mais l'Autriche ne saurait-elle le prendre au mot, accepter l'arbitrage, attendre la sentence d'Alexandre, dont l'opinion demeurait en fait au moins douteuse? Pour ressentir cette crainte, Napoléon connaissait trop bien la situation de l'adversaire. Il n'ignorait point que le gouvernement autrichien, privé de ses meilleures provinces et de leurs revenus, épuisant ses dernières ressources, éprouvant d'extrêmes difficultés à nourrir et à ravitailler ses troupes, ne saurait se perpétuer plusieurs mois dans un état d'intolérable anxiété, sous peine de périr d'inanition et de langueur; il lui fallait provoquer une solution immédiate, quelle qu'elle fût, combattre ou se soumettre, et Metternich, dans les entretiens d'Altenbourg, avait laissé échapper cette phrase significative: «Nous ne pouvons rester trois mois encore dans cette position; il nous faut la guerre ou la paix 220.» Napoléon pouvait donc en toute sécurité se faire fort des sentiments d'Alexandre, les préjuger, les affirmer, car il savait l'Autriche hors d'état matériellement de les mettre à l'épreuve, de chercher la réalité sous de redoutables apparences, de vérifier si l'épouvantail dressé à ses yeux ne recouvrait que le vide.
Après sa conversation avec Bubna, qui avait duré trois heures, Napoléon lut la lettre de l'empereur François et prépara sa réponse. Il la fit âpre, rude et tonnante. Après avoir irréfutablement démontré, à l'encontre des calculs autrichiens, l'importance de ses concessions, après avoir mis un soin blessant à convaincre l'empereur François d'ineptie et ses conseillers de mauvaise foi, il affirmait une fois de plus sa volonté immuable de s'en tenir à l'ultimatum: il insistait sur les avantages de sa position militaire, invoquait le droit du plus fort, jetait dans la balance le poids de son épée. Il ne se radoucissait qu'à la fin, mêlait alors le ton du sentiment à celui de la menace, faisait en termes magnifiques l'éloge de la paix, et la Russie lui fournissait le trait final de sa péroraison. «Je suis si persuadé d'avoir le bon droit de mon côté, disait-il, je mets dans mes demandes une modération qui étonnera tellement l'Europe, quand elle sera connue, que je consentirais à la réunion d'un congrès général où seraient admis même les plénipotentiaires de l'Angleterre, et que je vous propose de vous en rapporter, vous et moi, Monsieur mon Frère, à l'arbitrage de l'empereur Alexandre. Certes, je donne, par cette dernière proposition, la preuve la plus évidente de ma répugnance à verser le sang et de mon désir de rétablir la paix du continent 221.»
Près d'expédier cette lettre, Napoléon se ravisa. Tenant à renforcer et à maîtriser le débat, en y jetant des arguments à sensation, il jugea inutile de l'envenimer par des paroles de colère adressées directement à son frère d'Autriche: «Il vaut mieux, dit-il, que les souverains ne s'écrivent pas que de s'écrire des injures 222.» Il supprima donc sa lettre, mais la communiqua en projet à MM. Maret et de Champagny, afin qu'ils en fissent le thème de leurs entretiens, le premier avec Bubna, le second avec Metternich, et qu'ils missent en œuvre tous les moyens de pression qu'elle contenait, menaces à la maison régnante, allusion à un total bouleversement de l'empire, recours confiant et superbe à l'intervention de la Russie.
En face de ces effrayantes perspectives, l'Autriche sentit défaillir son courage. Chez François Ier, il y avait eu velléité de résistance plutôt que résolution ferme et réfléchie de recommencer la guerre, si Napoléon demeurait inexorable. Pendant la nouvelle mission de Bubna à Vienne, les amis de la paix avaient insensiblement regagné du terrain à la cour de Dotis. Après le retour de l'aide de camp, ils puisèrent dans ses récits des raisons convaincantes. En particulier, ils relevèrent l'intention annoncée par l'empereur des Français, attestée par divers indices, de déclarer désormais la guerre à la dynastie; ils démontrèrent que le monarque autrichien risquait sa couronne à vouloir sauver quelques provinces. Par ce moyen, Palfy agit sur l'Impératrice, qui agit sur l'Empereur, et le parti de la résignation fut adopté 223.
Pour arriver plus vite à la paix, l'Autriche résolut désormais d'unifier la négociation: au lieu de la poursuivre en partie double, à Altenbourg et à Vienne, elle la concentra dans cette dernière ville. Les conférences d'Altenbourg furent suspendues, et Bubna reprit pour la troisième fois le chemin de Vienne, où il eut à accompagner le prince Jean de Lichtenstein, muni de pouvoirs en règle; les deux envoyés devaient accepter dans ses grandes lignes l'ultimatum français, en se réduisant à solliciter des concessions de détail.
Napoléon approchait du but. Maintenant que la négociation se poursuit sous ses yeux, sous sa surveillance immédiate, il la pousse rapidement, par les moyens de contrainte et de séduction qui lui sont propres. Il accueille bien les deux Autrichiens, ne leur ménage point les égards personnels, les admet souvent dans sa compagnie, les emmène au théâtre, dans la loge de leur propre souverain, puis s'enferme avec eux de longues heures et frappe de grands coups. Il agit aussi par des intermédiaires différents, distribuant à chacun son rôle. Champagny, rappelé d'Altenbourg, est chargé de la discussion officielle; sa mission est de résister sans blesser. Il tient des conférences «peu parleuses 224», atténue la dureté de ses refus par son imperturbable politesse: «Il fait cent révérences et n'accorde pas un pouce de terrain 225.» Dans l'intervalle des séances, Maret cause avec les plénipotentiaires autrichiens, les attire chez lui, et avec beaucoup de grâce les engage à se rendre. Laborde vient à la rescousse; il est chargé des confidences à effet, des messages terrifiants. Il accourt chez Lichtenstein pour le prévenir que les chasseurs de la garde, déjà sur le chemin de France, ont reçu l'ordre de tourner bride, que l'Empereur veut absolument être fixé, qu'au moment de partir pour une inspection militaire il a averti Champagny de lui apporter à son retour la paix ou la guerre 226. En butte à une pression de tous les instants, Lichtenstein et Bubna se désistent peu à peu de leurs demandes, avec remords, avec douleur; ils se lamentent et cèdent.
Ils se révoltaient toutefois à l'idée de n'être venus que pour signer une capitulation, et Napoléon comprit la nécessité d'accorder à leur amour-propre, à leur patriotisme, de légères consolations. Après avoir posé un ultimatum, il se réduisit à un sine quâ non; il ne se refusa pas à quelques adoucissements et les fit porter sur la Galicie. L'attribution aux Varsoviens de la partie occidentale de cette province ne pouvait faire question, non plus que celle de Cracovie. Dans la Galicie orientale, sur la rive droite de la Vistule, Napoléon avait demandé d'abord deux cercles pour le duché, plus ceux de Lemberg, de Zolkiew et de Zloczow, destinés à former le lot de la Russie. Du 30 septembre au 6 octobre, il renonça à rien exiger de ce côté pour les Polonais, consentit même à partager entre eux et l'Autriche les salines précieuses de Wielicka, près de Cracovie, mais, par compensation, n'exigea plus que deux cercles pour la Russie 227. À ce compte, si l'Autriche gardait environ les trois cinquièmes de la Galicie, ce qui devait plaire à Pétersbourg, le Tsar perdait Lemberg, le seul point de quelque valeur qui figurât dans sa part.
Alexandre, cependant, commençait à parler un peu plus clair. Il s'était entretenu de nouveau avec Caulaincourt et, au milieu de ses vagues et ordinaires formules, avait jeté cette phrase: «Si l'on veut faire un partage entre moi et le grand-duché, il faudra qu'il ait la petite portion et moi la grande 228.» Mais cette réserve, connue à Schœnbrunn dans les premiers jours d'octobre, venait trop tard pour arrêter Napoléon dans son essor impétueux vers une pacification dont il avait arrêté les bases. Afin de préparer l'empereur Alexandre à subir ses décisions, il lui renvoya Tchernitchef avec une lettre caressante: il y faisait savoir que le principal vœu de la Russie allait être exaucé, puisque «la plus grande partie de la Galicie ne changerait point de maître».--«J'ai ménagé les intérêts de Votre Majesté, ajoutait-il, comme Elle eût pu le faire Elle-même, en conciliant le tout avec ce que l'honneur exige de moi 229.» Et il annonçait la paix sous peu de jours.
En effet, il sentait plus impérieusement le besoin de se l'assurer. La longueur des négociations, qui duraient depuis deux mois, apparaissait comme un échec à sa puissance et comme un encouragement à ses ennemis; la haine de l'Allemagne contre lui s'exaspérait; un fanatique avait tenté de l'assassiner. Il ordonna de transiger sur la question de l'indemnité de guerre, qui seule restait en suspens. Français et Autrichiens firent chacun un pas pour se rapprocher; le chiffre de soixante-quinze millions fut adopté, et le 14 octobre MM. de Lichtenstein et Bubna, dépassant leurs pouvoirs, prirent sur eux de signer à ces conditions, en réservant l'approbation et la signature de leur maître. Cette paix non ratifiée et partant incomplète, l'Empereur l'annonce comme définitivement acquise, la publie avec fracas, la fait célébrer par la voix de ses canons, et, pour couper court à toute récrimination, sort de Vienne le lendemain. N'osant détromper ses peuples, qui avaient accueilli avec transport la fin de leurs souffrances, François Ier s'inclina, se soumit, et Napoléon emporta par ce stratagème le dénouement d'une crise où il avait vaincu tout juste, où sa fortune n'avait triomphé qu'avec peine des difficultés accumulées par sa politique, où il lui avait fallu tendre et raidir tous les ressorts de sa puissance, épuiser toutes les subtilités de sa ruse, pour forcer la victoire et ravir la paix.
Par le traité de Vienne, sur trois millions et demi d'âmes cédées par l'Autriche, tandis que quatre cent mille passaient à la Bavière, tandis que douze cent mille autres servaient à compléter l'Illyrie française, le roi de Saxe, comme duc de Varsovie, en obtenait quinze cent mille et la Russie à peine quatre cent mille. «S. M. l'empereur d'Autriche, disait le traité, cède et abandonne à S. M. l'empereur de Russie, dans la partie la plus orientale de l'ancienne Galicie, un territoire renfermant quatre cent mille âmes de population, dans laquelle la ville de Brody ne pourra être comprise. Ce territoire sera déterminé à l'amiable entre les commissaires des deux empires 230.» Parmi nos alliés, tandis que le duché polonais recevait le «gros lot 231», la Russie venait au dernier rang, réduite à une gratification modique et presque humiliante.
Seulement, donnant suite à son idée première, Napoléon comptait atténuer cette disproportion flagrante et rétablir dans une certaine mesure l'équilibre en accordant à la Russie des garanties d'avenir. Ces garanties, il veut les donner sur l'heure, de manière qu'elles coïncident avec le traité, qu'elles paraissent à Pétersbourg faire corps avec lui, en être à la fois le complément et le correctif. Il entend qu'elles soient larges, explicites, que les provinces polonaises de la Russie soient mises à l'abri de toute atteinte, de toute contagion, qu'une barrière sérieuse les couvre contre les entreprises du duché. Par les remaniements opérés, il n'a point voulu refaire la Pologne sous un autre nom et en préparer la complète réintégration, mais accroître le nombre des Polonais en armes qui veillent aux extrémités de son empire. Il donne la mesure de sa pensée par l'engagement qu'il impose de suite au roi de Saxe, celui de tenir sur pied, dans la principauté agrandie, soixante mille hommes au lieu de trente 232; lorsqu'il a augmenté de moitié la population varsovienne, son but n'a été que de doubler sa grand'garde. Ce résultat obtenu, il consent à s'interdire tout autre projet, toute arrière-pensée, tant que la Russie lui demeurera fidèle, et à enclore le duché dans des limites irrévocablement fixées.
Déjà, dans sa lettre préparatoire au Tsar, il avait écrit: «La prospérité et le bien-être du duché de Varsovie exigent qu'il soit dans les bonnes grâces de Votre Majesté, et les sujets de Votre Majesté peuvent tenir pour certain que, dans aucun cas, dans aucune hypothèse, ils ne doivent espérer aucune protection de moi 233.» Le 14 octobre, en communiquant à Caulaincourt le texte du traité, Champagny ajoute: «Rassurez le ministère sur cet accroissement du duché de Varsovie. Il importe de prendre des mesures pour éviter les inconvénients qui se sont montrés en Pologne depuis la paix de Tilsit. Vous êtes autorisé à donner toutes les sûretés convenables. Vous pouvez même proposer un arrangement par lequel on conviendrait qu'aucun Lithuanien ne pourra être admis au service du duché, et réciproquement qu'aucun sujet du grand-duché ne serait reçu au service de la Russie 234.» Enfin, le 20 octobre, dans une lettre écrite directement au comte Roumiantsof et prenant le caractère d'une communication officielle, Champagny laisse entendre que l'Empereur ira aussi loin que la Russie peut le souhaiter et consentira à proscrire jusqu'au nom et au souvenir de la Pologne.
«L'Empereur, dit-il, veut non seulement ne point faire naître l'idée de la renaissance de la Pologne, si éloignée de sa pensée, mais il est disposé à concourir avec l'empereur Alexandre à tout ce qui pourra en effacer le souvenir dans le cœur de ses anciens habitants. Sa Majesté approuve que les mots de Pologne et de Polonais disparaissent non seulement de toutes les transactions politiques, mais même de l'histoire. Elle engagera le roi de Saxe à se prêter à tout ce qui pourra tendre à ce but; tout ce qui pourra servir à maintenir dans la soumission les habitants de la Lithuanie sera approuvé par l'Empereur et exécuté par le roi de Saxe. Les inconvénients qui se sont montrés depuis le traité de Tilsit ne se reproduiront plus; on fera tout ce qui sera propre à les prévenir. Il y a donc tout lieu de penser que l'événement qui accroît la puissance du roi de Saxe, loin d'entretenir dans les cœurs des anciens Polonais une espérance chimérique, leur prouvera le peu de réalité de celle qu'ils avaient pu conserver: elle mettra un terme à une illusion plus dangereuse pour eux qu'elle n'était inquiétante pour les gouvernements auxquels ils appartiennent. L'Autriche conserve encore les trois cinquièmes de la Galicie, et précisément cette partie qui est le plus accoutumée à sa domination. La partie qui en est détachée pour appartenir au roi de Saxe en est un peu plus que le quart de sa population totale, et ferait à peine la dixième partie de ce qu'a été autrefois la Pologne. Est-ce par une disposition d'une si faible partie qu'un grand royaume peut renaître de ses cendres? Mais encore une fois, l'Empereur concourra de tous ses moyens à tout ce qui pourra assurer la tranquillité et la soumission des anciens Polonais, et il croira les bien servir en leur épargnant de nouveaux malheurs et en les attachant de plus en plus au gouvernement sage et paternel d'un empereur, son allié et son ami 235.»
Quelque formels que fussent les termes de cette lettre, il était impossible que la Russie n'apprît point avec douleur, avec angoisse, la préférence donnée au grand-duché dans la répartition des territoires; elle y verrait la justification de ses soupçons, l'indice, presque l'aveu, des desseins imputés à Napoléon; elle sentirait se fortifier et se fixer ses craintes.
Sous le point de vue de la justice distributive, la décision de l'Empereur apparaît irréprochable. Par leur conduite pendant la guerre, les Russes avaient à peine mérité une rectification de frontière: «C'est plus qu'ils n'ont gagné 236», disait Napoléon, et cette appréciation était exacte. Il est vraisemblable que la Russie eût beaucoup obtenu de lui en le secourant avec efficacité, en se rangeant loyalement à ses côtés, pour faire appel ensuite à ces sentiments d'honneur et de confraternité militaire qui agissaient puissamment sur son âme. Napoléon avait au plus haut point la loyauté du champ de bataille; ce politique artificieux était un soldat sans reproche; il avait la religion du service rendu, et nul ne le vit jamais disputer le prix du sang versé pour sa cause. Plus tard, causant avec un aide de camp du Tsar, se remémorant le passé, laissant errer son imagination, il retraçait en traits de feu le rôle éminent que les circonstances avaient en 1809 livré à la Russie, comment elle eût dû s'y prendre pour le remplir, ce qu'il aurait fait lui-même à la place d'Alexandre: «J'eusse fait faire volte-face, disait-il, aux cent mille hommes employés contre les Turcs, et, entrant en Hongrie, j'eusse dicté la paix aux deux partis 237.» Comme la Russie avait préféré se réfugier dans l'abstention et se désintéresser des événements, quitte à se plaindre de leurs conséquences, c'était à elle-même qu'elle devait tout d'abord imputer ses mécomptes. Néanmoins, puisque Napoléon croyait toujours et fermement à la nécessité de la retenir dans l'alliance, il y avait de sa part faute grave, féconde en conséquences funestes, à donner aux appréhensions d'Alexandre un objet précis, à fournir contre soi un grief tangible. Il avait beau déclarer, en toute sincérité, son intention de ne point restaurer la Pologne, ses actes parlaient contre lui, et le gage matériel donné aux Varsoviens apparaissait comme le démenti de ses affirmations, si catégoriques qu'elles fussent.
Les garanties proposées, il est vrai, pouvaient avoir leur valeur et, en quelque manière, réparer le traité. Mais sous quelle forme Napoléon les donnerait-il? Interviendrait-il en son nom ou ferait-il simplement stipuler le roi de Saxe? Prendrait-il des engagements verbaux ou écrits? Signerait-il une convention? Quelles en seraient la consistance et la teneur? Autant de points que la lettre du 20 octobre laissait en suspens et qui restaient à traiter. Nos offres provoquaient une négociation nouvelle, périlleuse entre toutes, puisqu'il faudrait, pour convenir d'arrangements précis, écarter toute ambiguïté, aller jusqu'au fond des pensées respectives, au risque de les trouver irrémédiablement discordantes, au risque de tuer l'alliance en dissipant l'équivoque dont elle avait vécu jusqu'à ce jour. La question de Pologne, née à Tilsit avec le duché, introduite entre les deux empereurs par l'acte même qui les avait rapprochés, maintenue d'abord à l'état latent, surgie tout à coup de la guerre contre l'Autriche et des insurrections galiciennes, aggravée par les conditions de la paix, n'était plus de celles qu'une politique adroite réussirait à assoupir ou à voiler: il était nécessaire qu'elle fût envisagée franchement et abordée de face, tranchée d'un commun effort ou reconnue insoluble, et le débat auquel elle donnerait lieu, compliqué d'une nouvelle et intime péripétie, allait marquer la crise suprême de l'alliance.
CHAPITRE V
LA DEMANDE EN MARIAGE
Accueil fait par l'empereur Alexandre au traité de Vienne.--Extrême mécontentement.--La lettre ministérielle du 20 octobre atténue cette impression.--Alexandre réclame la signature d'un traité portant garantie contre le rétablissement de la Pologne.--Digression historique de Roumiantsof.--Le despotisme tempéré par les salons.--Caulaincourt sollicite des instructions précises.--Désir soutenu et progressif chez Napoléon de restaurer l'alliance et de lui rendre son lustre.--Motifs dont il s'inspire.--Le divorce résolu.--Nécessité de ménager et de préparer Joséphine.--Séjour de Fontainebleau.--Napoléon incline à épouser la grande-duchesse Anne Pavlovna.--Raisons de cette préférence.--Comment Napoléon sait préparer une demande en mariage.--Attentions et galanteries.--L'ambition suprême du prince Kourakine.--L'emprunt russe à Paris.--Nouvelles assurances.--La famille impériale de Russie; la grande autorité en matière de mariage.--Retour de Fontainebleau.--Première lettre secrète au duc de Vicence.--Réserves concernant l'âge et les aptitudes physiques de la princesse.--Napoléon consent au traité portant interdiction de rétablir la Pologne; connexité des questions.--L'alliance tend à se resserrer.--Scène du 30 novembre aux Tuileries.--Imminence du divorce.--Pressé par le temps, Napoléon se décide à épouser la grande-duchesse de confiance et abandonne à Caulaincourt tout pouvoir d'appréciation.--Variété des moyens qu'il met en œuvre pour ressaisir Alexandre.--L'anniversaire du couronnement et le discours au Corps législatif.--Phrase à effet sur les Principautés.--Commentaire dicté par l'Empereur.--Seconde lettre au duc de Vicence.--Démarche irrévocable.--Le ministre de l'intérieur à la tribune du Corps législatif; exposé de la situation de l'Empire; passage concernant la Pologne.--Le bruit du mariage russe se répand.--Napoléon s'attend à recevoir la visite d'Alexandre; il voudrait faire du mariage et du voyage la manifestation extérieure et l'apothéose de l'alliance 238.
I
Le 27 octobre, Caulaincourt reçut le texte du traité de Vienne; il avait à le communiquer au gouvernement russe et s'acquitta de cette ingrate commission. «Je me rendis, écrit-il dans son rapport, chez l'Empereur, qui daigna m'accorder sur-le-champ une audience. Il me demanda en entrant si c'était le traité. Je répondis en le lui remettant et m'acquittant des ordres que m'avait transmis le ministre de Votre Majesté par sa dépêche du 14 octobre. L'Empereur m'interrompit pour lire le traité. Il le lut sans proférer un seul mot, mais non sans montrer qu'il n'en était pas satisfait. Après, il garda assez longtemps le silence, qu'il ne rompit que pour dire qu'il était mal récompensé de sa loyauté et surtout d'avoir remis ses intérêts à Votre Majesté et de l'avoir secondée comme il l'avait fait dans la négociation. Je voulus répondre, faire valoir l'acquisition qu'il faisait. L'Empereur m'interrompit, cependant toujours avec calme, pour me parler d'autre chose. Il prit sur son bureau le jugement du général Gortschakof (ce général venait d'être cassé pour sa conduite suspecte pendant la campagne et par manière de satisfaction à la France) et me dit que je voyais par la date de l'ordre de l'armée qui le contenait, qu'il y avait longtemps qu'on en avait fait justice, qu'au reste il ne me montrait cela que pour moi et comme une suite de notre dernière conversation. Ensuite l'Empereur me parla de choses indifférentes et me congédia 239.»
Les jours suivants, l'ambassadeur fut reçu comme à l'ordinaire, familièrement, à toute heure, mais l'accueil n'était plus le même. L'Empereur se montrait froid, peu causeur, et ne faisait que de rares allusions à la politique: parfois un mot amer, jeté dans la conversation, témoignait combien la blessure faite à son amour-propre, au sentiment de sa dignité et de ses intérêts, était profonde et cuisante; il dit un jour que les négociateurs de Vienne avaient pris exactement le contre-pied de ses indications 240. L'ambassadeur lui parlait-il de mesures propres à le tranquilliser, il déclarait, sur un ton d'impatience, que l'empereur Napoléon devait connaître ses justes désirs, qu'il était temps d'y faire droit. Au dehors, le chancelier Roumiantsof, revenu de Finlande, paraissait consterné, et la société tempêtait.
La lettre de Champagny à Roumiantsof, proposant d'effacer le nom de la Pologne du présent et de l'avenir, arriva dix jours après la réception du traité; c'était un peu tard pour réparer l'effet produit: le coup était porté. Néanmoins, Alexandre fut très frappé des termes absolus et catégoriques de cette lettre: jamais la France ne lui avait tenu pareil langage. Il y trouva, suivant son expression, «quelque chose dans l'esprit de l'alliance 241», et en éprouva un sérieux réconfort.
Ces garanties qui lui étaient si positivement offertes, il se déclara prêt à les accepter, pourvu qu'elles lui fussent conférées sous une forme strictement obligatoire pour la France: entre Napoléon et lui, il ne croyait plus à la valeur des paroles et exigeait une signature. Il parla d'abord d'assurances par écrit, puis, s'enhardissant et précisant mieux sa pensée, demanda un traité, un pacte en bonne forme. L'empereur Napoléon y prendrait l'engagement de ne jamais rétablir la Pologne; à cette clause s'ajouterait la garantie de l'état de possession résultant des partages, sans préjudice d'articles explicatifs et accessoires. Ce contrat passé, Alexandre consentirait à oublier ses griefs; délivrée de l'obstacle surgi malencontreusement en son chemin, l'alliance reprendrait son cours majestueux et paisible. À l'aspect de ces consolantes perspectives, le front du Tsar se rassérénait, la paix semblait rentrer dans son âme, mais il revenait toujours à son traité, le demandait tel qu'il l'avait conçu, et à la gravité significative que prenait alors son langage, à sa manière de peser sur chaque phrase, sur chaque mot, on sentait qu'il énonçait des conditions irrévocables et qu'il articulait l'ultimatum de son amitié 242.
Quant à Roumiantsof, il tenait un langage d'autant plus explicite que, dans les journées qui avaient suivi son retour et précédé l'arrivée du traité de Vienne, il n'avait point imité la réserve ni paru partager l'embarras pudique de son maître. Abordant résolument la question de Galicie, à l'heure même où Napoléon la tranchait à Vienne, il avait présenté un plan de partage tout en faveur de la Russie. Comme la France avait méconnu des vœux qu'il n'avait éprouvé aucun scrupule à exprimer, il se jugeait un droit personnel à obtenir une réparation et la réclamait âprement. Depuis qu'il avait complété l'unité territoriale de l'empire en mettant la dernière main à l'acquisition de la Finlande, l'affaire de Pologne semblait devenue son unique souci, sa préoccupation exclusive et d'autant plus absorbante, le point noir dont il voulait à toute force débarrasser l'horizon. Dans ses entretiens avec le duc de Vicence, il parlait toujours de l'alliance en convaincu, en croyant, mais il en subordonnait le maintien à une grande mesure par laquelle Napoléon découragerait les espérances des Varsoviens et glacerait leur enthousiasme; c'était à la France, qui avait fait le mal, à y porter remède, à réprimer une effervescence qu'elle avait laissée naître et se propager: «Les Polonais sont ivres, disait le vieux ministre, il faut les dégriser 243.»
Au reste, ajoutait-il, à supposer que l'empereur Alexandre se résignât à fermer les yeux sur le péril extérieur qui menaçait ses États, la fermentation croissante à l'intérieur ne lui permettrait point cet excès de condescendance. Dans les hautes classes, le mouvement était trop vif, trop universel, et avait pris des proportions trop inquiétantes pour que quelques paroles tombées de haut, accompagnées même de rigueurs, pussent imposer le calme, ramener la soumission, dissiper de justes craintes; la confiance ne se décrète point par ukase, et l'empereur Alexandre ne saurait désormais, sans s'exposer à de graves périls, différer la satisfaction à laquelle prétendaient ses sujets. C'est à tort, disait alors Roumiantsof sur un ton d'épanchement, que l'on suppose à l'autocrate la pleine et parfaite indépendance de ses décisions; illimité en droit, son pouvoir doit en fait tenir compte de l'opinion mondaine et dans une certaine mesure gouverner avec elle; il en résulte pour la Russie une forme de gouvernement très particulière: c'est le despotisme tempéré par les salons. Ce régime n'est point nouveau; il fonctionne de longue date; et Roumiantsof, faisant appel à sa mémoire et à sa vieille expérience, citait des faits, des exemples, propres à nous faire mieux connaître et comprendre la Russie: «L'empereur Napoléon, disait-il, et en général tout le monde chez vous se trompe sur ce pays-ci. On ne le connaît pas bien. On croit que l'Empereur gouverne despotiquement, qu'un simple ukase suffit pour changer l'opinion ou du moins pour décider de tout. L'empereur Napoléon me l'a souvent dit en parlant des bavardages, de l'espèce d'opposition qui se manifestait ici. Il croit qu'un signe du souverain peut tout faire; il se trompe... L'impératrice Catherine connaissait si bien ce pays qu'elle cajolait toutes les opinions; elle ménageait jusqu'à l'esprit d'opposition de quelques vieilles femmes: c'est elle-même qui me l'a dit 244.» De ces souvenirs évoqués à propos, de toutes ces considérations, Roumiantsof tirait argument pour réclamer un acte immédiat, un traité propre à calmer les esprits, à venir en aide aux intentions loyales et conciliantes du gouvernement, en un mot à nationaliser l'alliance.
Caulaincourt n'osa obtempérer sur-le-champ à ces réquisitions. Il s'était entendu accuser tant de fois d'être trop Russe qu'il craignait, s'il faisait preuve d'initiative et d'empressement, d'encourir à nouveau ce reproche. Puis, pendant les derniers mois, il avait vu varier et osciller si souvent la politique impériale qu'il avait peine à la suivre dans ses sinuosités. Au début de la guerre, lorsqu'il s'agissait d'entraîner nos alliés dans la lutte, Napoléon lui avait permis de prendre des engagements fermes: plus tard, après les premières déceptions de la campagne, l'Empereur avait paru s'éloigner et s'isoler de la Russie; aujourd'hui, au lendemain d'un acte qui avait justement froissé cette puissance, il se montrait disposé à lui complaire. Ces mouvements en sens divers, ces brusques saccades, avaient produit chez l'ambassadeur un trouble et un désarroi qui paralysaient son bon vouloir. Au lieu d'accéder aux exigences croissantes de la Russie, il se borna à les enregistrer et à en instruire successivement sa cour. Avant d'admettre le principe d'une assurance par écrit et à plus forte raison d'un traité, il sollicita, par deux courriers, des ordres précis: vu l'énormité des distances, c'était retarder d'au moins six semaines la satisfaction d'Alexandre.
Pour cette fois, les scrupules de l'ambassadeur se trouvaient excessifs et ne répondaient plus aux dispositions présentes de l'Empereur. Si Caulaincourt, au lieu d'être réduit à des instructions déconcertantes par leur variété, parfois contradictoires, dont le lien lui échappait, eût été mieux à même d'observer le travail qui s'opérait dans l'esprit du maître, de suivre dans tous ses détours une volonté souvent ondoyante et toujours complexe, il eût reconnu que le désir d'apaiser et de contenter la Russie était actuellement le premier chez l'Empereur, qu'il dominait son esprit et ne s'arrêtait pas aux formes dans lesquelles la satisfaction serait donnée. Jugeant avoir assez fait pour les Polonais par un don de territoire et s'être assuré de leur fidélité, Napoléon est tout entier maintenant à la contre-partie de cette œuvre et s'est retourné délibérément vers la Russie, les mains pleines de concessions; après s'être à tout hasard prémuni contre une défection d'Alexandre, il renonce moins que jamais à la prévenir. Se sentant plus isolé à mesure qu'il devient plus redoutable, il comprend mieux l'utilité de prolonger un accord qui le garantira contre les révoltes de l'Europe, tandis qu'il reprendra la soumission de l'Espagne et terminera sa lutte contre l'Angleterre. Même, non content de neutraliser la Russie, il revient peu à peu à l'espoir de se la rattacher plus complètement, de provoquer un renouveau d'intimité et de confiance, et cette idée de faire refleurir l'alliance s'associe en lui à un projet brusquement conçu, d'ordre intime et public à la fois, intéressant les plus hautes conceptions de sa politique et touchant aux fibres les plus délicates de son amour-propre. L'amitié d'Alexandre lui est redevenue particulièrement nécessaire, parce qu'il s'est résolu au divorce et qu'il pense avoir besoin de la Russie pour donner une impératrice à la France.
Après Wagram et la paix de Vienne, il avait ressenti plus impérieusement le désir qui l'avait assailli au retour de Tilsit, celui d'ajouter aux trophées présentés à ses peuples un gage d'avenir, une espérance de stabilité. Au lendemain d'une épreuve où la France avait craint pour sa vie et vu chanceler sa fortune, il jugeait plus nécessaire d'assurer la pérennité de son œuvre et surtout d'y faire croire, de se prolonger dans une lignée directe. À la fin de 1807, il y avait eu chez lui velléité de divorcer: en 1809, il y eut volonté arrêtée, détermination prise, et lorsqu'il revint d'Autriche, il portait en lui le poids de cette résolution, qui déchirait son cœur tout en ouvrant à son orgueil une carrière nouvelle.
Décidé à rompre et redoutant l'instant cruel, il n'entendait pas immédiatement publier et réaliser son projet. Souffrant du mal qu'il ferait à Joséphine, cherchant un moyen de l'avertir et désireux de la ménager, il passait par de douloureuses anxiétés qui lui faisaient rechercher le calme et le recueillement. À son retour d'Allemagne, au lieu de rentrer à Paris et de se montrer en triomphateur à ses peuples, il s'arrête à Fontainebleau. Là, il n'admet auprès de lui que ses ministres de confiance, avec les princes de la famille; il ajourne les réceptions officielles, les empressements de commande, s'isole de l'appareil souverain: son intention est «de vivre comme à la campagne 245», partageant son temps entre le travail et la chasse. Il mande aussi l'Impératrice, mais la traite avec une froideur inaccoutumée; en suspendant l'intimité alors que le lieu et les circonstances semblent la favoriser, il voudrait préparer Joséphine à comprendre, à s'incliner devant l'inévitable, à s'immoler elle-même, à descendre spontanément du trône pour occuper, dans la hiérarchie des princesses, le premier rang après l'impératrice régnante. C'est là le but qu'il se propose, mais il estime que, pour l'atteindre, quelques semaines de patience et de discrets efforts sont nécessaires.
Puis, il lui faut aviser aux moyens de se procurer une nouvelle union et se pourvoir à l'avance. Dans sa pensée, si le lien qui l'unissait à Joséphine devait être dénoué plutôt que tranché, si la rupture devait être prudemment amenée, le second mariage devait suivre sur-le-champ, à la façon d'un soudain coup de théâtre. Pour mieux gouverner l'imagination des hommes, Napoléon jugeait indispensable de ne jamais la laisser se troubler et s'égarer dans l'attente prolongée de grands événements. Dès qu'il les lui avait fait pressentir, il les lui présentait tout acquis, irrévocables et magnifiques; il ne la tirait de son saisissement que pour la ravir et l'enchanter, et c'était en tout sa manière que de procéder par surprises, par éblouissements, d'étonner les esprits et de stupéfier l'opinion. Il voulait donc qu'entre les deux impératrices la transition fût brusque, à peine sensible, qu'aux yeux de la France et du monde une princesse de sang royal apparût immédiatement à ses côtés dans la place que le départ de Joséphine laisserait vacante. Auprès de Joséphine, il pensait à celle qu'il appellerait à la remplacer: parcourant l'Europe du regard, il y cherchait une princesse apte à partager son trône, à lui donner un fils, et ses préférences se portèrent sur la grande-duchesse Anne, sœur d'Alexandre.
Ce choix était naturel, légitime, presque forcé. Il répondait d'abord au désir de célérité qui guidait l'Empereur dans toute la poursuite de cette affaire. Entre Napoléon et Alexandre, la question n'était point nouvelle, puisqu'à Erfurt, dans un épanchement ménagé par Talleyrand, les deux empereurs avaient parlé mariage et prononcé le nom de la plus jeune fille de Paul Ier. À cette époque, Anne Pavlovna sortait à peine de l'enfance; il ne pouvait être question de son établissement qu'à titre de projet caressé pour l'avenir 246. Depuis, treize mois s'étaient écoulés: la grande-duchesse achevait sa quinzième année; on avait lieu de penser, sans en avoir la certitude absolue, qu'elle avait atteint l'âge de la puberté et du mariage; son extrême jeunesse, qui restait un inconvénient, ne semblait plus un empêchement, et il paraissait naturel qu'on relevât de notre côté l'insinuation faite par son frère; après ce préliminaire, une demande ne surprendrait pas à Pétersbourg; sur ce terrain déjà préparé, il semblait que tout irait plus facilement et plus vite qu'ailleurs. Même, il y avait pour Napoléon--c'est lui qui en fit l'aveu--«un engagement de tacite honnêteté 247» à ne point chercher d'autre parti avant d'avoir repris et poussé à fond l'entretien avec la Russie; s'il manquait à ce devoir de convenance, à cette obligation de l'amitié, il risquerait de porter à l'harmonie des deux cours une nouvelle atteinte, de fournir au Tsar un légitime sujet de mécontentement et de peine.
Au contraire, l'alliance de famille, s'il parvenait à la former, aurait pour effet presque certain de restaurer l'union politique, en attestant aux deux monarques la sincérité de leurs sentiments respectifs. Alexandre y trouverait la preuve que Napoléon demeurait inébranlable dans ses sympathies et ses préférences. De son côté, Napoléon obtiendrait enfin le gage tant de fois et si vivement réclamé de la Russie. En aucune occasion Alexandre ne nous avait ménagé les protestations et les assurances; il nous en avait comblés, accablés: aujourd'hui encore, il affirmait que son cœur n'était point changé; à l'entendre, il admirait toujours Napoléon et voulait l'aimer; lors même qu'il soupirait et se lamentait, ses plaintes gardaient le ton de l'amitié méconnue plutôt que de l'aigreur et de l'amertume. Cependant, chaque fois qu'il s'était agi pour lui de se montrer par des actes, il s'était aussitôt récusé et dérobé. Pendant la guerre d'Autriche, il avait prodigué ses vœux, ses encouragements, ses congratulations, et refusé ses armées. Ce témoignage effectif qu'il s'est alors abstenu de nous donner, le don de sa sœur peut le remplacer; par cette marque publique d'attachement, il montrera qu'il ne craint point d'enchaîner sa foi, de se lier ostensiblement à l'Empereur, de se compromettre et de s'afficher avec lui: dans une demande en mariage, Napoléon voit un dernier moyen de l'éprouver, de vérifier la droiture de ses intentions, et il se résout à tenter cette suprême expérience.
Désirant qu'elle réussisse, il ne la risquera qu'après avoir mis de son côté toutes les chances favorables. Pour enlever au Tsar tout motif fondé de refus ou de réticence, il consent à le délivrer de toute crainte, et c'est sans doute à cette pensée, conçue et exprimée par lui au moment de quitter Vienne, qu'il faut attribuer les termes étonnamment positifs dans lesquels Champagny avait cru pouvoir formuler sa lettre au chancelier. Après son retour, Napoléon se cherche d'autres moyens de séduction; il croit les trouver d'abord dans un système soutenu de menus soins et de galanteries. Jamais, depuis les jours heureux qui avaient suivi les effusions de Tilsit, il ne s'était montré aussi coulant, aussi attentionné, et avec un art minutieux, avec ce mélange de dignité et de grâce qu'il sait employer à propos, il commence de faire sa cour à la Russie.
D'abord, l'ambassadeur du Tsar à Paris, le prince Kourakine, redevient l'objet de toutes les préférences. Quelque peu d'importance qu'offrît par lui-même ce ministre, il représentait la personne de son maître, et toute politesse qui lui serait faite irait à l'adresse d'Alexandre. Puis, insuffisant en affaires, Kourakine jouissait à Pétersbourg de quelque crédit mondain; «il écrit, mandait Caulaincourt, au moins une fois la semaine à l'Impératrice mère et à quatre ou cinq vieilles dames qui sont à la tête de la société 248.» Napoléon trouve donc avantage à ce que Kourakine soit caressé, choyé, mis dans nos intérêts. Désormais l'Excellence russe reçoit au ministère des relations extérieures un accueil particulièrement empressé: le nouveau duc de Cadore (M. de Champagny venait de recevoir ce titre) écoute sans sourciller ses fastidieuses dissertations, reçoit avec bienveillance ses requêtes, et la liste en est longue, car le prince «protège beaucoup, multiplie les demandes particulières, et réclame toujours au nom de l'alliance et de l'amitié de l'Empereur pour l'empereur Alexandre; il a l'air de croire que toutes les lois doivent se taire devant ce puissant motif 249». Si importune que soit parfois son intervention, il est tenu bon compte de ses désirs, et il faut des raisons d'État pour qu'une demande formulée par lui ne soit point accueillie d'emblée.
Tant d'affabilité, il est vrai, ne réussissait qu'imparfaitement à le satisfaire; une ombre restait sur son front, et quelque chose semblait manquer à son bonheur. Il avait cru que l'arrivée de l'Empereur à Fontainebleau rouvrirait la série des réceptions et des fêtes, que Sa Majesté n'aurait rien de plus pressé que de le mander auprès d'elle, que cet appel lui fournirait occasion de déployer tout son faste. Pour la circonstance, il avait renouvelé sa garde-robe, s'était commandé des habits magnifiques, avait tiré de son écrin ses plus précieux joyaux, et son secret espoir, avoué à son entourage, était d'éclipser l'archichancelier Cambacérès, dont la somptuosité proverbiale excitait sa jalousie 250. Ne voyant point arriver l'invitation ardemment souhaitée, Kourakine trouvait qu'on lui laissait attendre bien longtemps le jour de son triomphe. Instruit de cette impatience sénile, Napoléon le fit venir à Fontainebleau avant tous ses collègues; là, avec ostentation, il lui reconnut les prérogatives diverses de son rang, le combla de toutes les distinctions propres à faire époque dans la vie d'un vieux diplomate.
Note 250: (retour) Rapport de police du 8 novembre 1809. «Son Excellence le prince Kourakine, dès qu'il a su le retour prochain de l'empereur de Vienne, a préparé ses équipages et des habits magnifiques qu'il a fait venir de Lyon. Il a fait établir en diamants sa grande croix de la Légion d'honneur, et il se flattait (ce sont ses termes) qu'elle effacerait celle de M. l'archichancelier.» Archives nationales, F7, 3721.
En de plus importantes matières, même préoccupation de plaire. Alexandre avait exprimé dès longtemps le vœu que des ingénieurs français fussent mis à sa disposition, afin de lui construire des vaisseaux d'un type perfectionné. Napoléon consentit à leur envoi, malgré sa répugnance à faire l'éducation militaire d'un peuple étranger. Il allait jusqu'aux services d'argent, se montrait disposé à venir en aide aux finances obérées de la Russie. Le gouvernement de Pétersbourg désirait toujours émettre un emprunt sur la place de Paris. Dès que Napoléon sut combien le Tsar et son ministre prenaient à cœur cette opération, il accorda sur-le-champ les autorisations nécessaires et chargea son ministre des finances d'en aviser, par lettre spéciale, les banquiers chargés de l'émission: il verrait avec plaisir que les capitaux français, hésitant à s'aventurer si loin, allassent en Russie, qu'ils se missent à la disposition de son futur beau-frère, et que, si le mariage devait s'accomplir, un prêt de «trente à cinquante millions» figurât dans la corbeille 251.
Enfin, revenant à la question de Pologne, reconnaissant en elle l'obstacle principal ou plutôt unique à la parfaite intelligence des deux cours, il aspire plus que jamais à l'écarter, à la supprimer de leurs rapports. Quelque péremptoires que soient les assurances contenues dans la lettre de Champagny, il éprouve le besoin de les réitérer, sans savoir qu'il se trouvera bientôt dans la nécessité de les préciser. Le 7 novembre, le ministre écrit à l'ambassadeur; ignorant qu'à cette date le Tsar réclame un traité et que Caulaincourt en ajourne la signature, il n'entre encore dans aucune explication sur la nature des garanties à fournir, mais transmet le consentement anticipé de l'Empereur à tout ce que pourra exiger la Russie. «Répétez, dit-il, que nous sommes disposés à faire tout ce qu'on voudra. Parlez du prix qu'on met en France à l'alliance de la Russie.» C'est par cette facilité progressive, par ces complaisances graduées, que Napoléon préparait les voies à la démarche résolue dans le secret de sa pensée. Les précautions dont il l'entoure prouvent surabondamment sa sincérité, son désir d'être agréé, son intention de plus en plus ferme d'épouser la sœur d'Alexandre. Au lendemain de douloureux froissements, il juge qu'une demande en mariage risquerait trop à se produire isolément; elle ne doit se présenter qu'accompagnée, sous escorte de douces paroles et de bons procédés. Napoléon tient à l'envelopper dans un ensemble de mesures amicales, condescendantes, gracieuses, destinées à en faciliter le succès et à concourir au même but, c'est-à-dire à resserrer l'entente et surtout à l'affirmer avec éclat aux yeux de l'univers.
Ayant tout disposé en sa faveur, comment s'y prendrait-il pour entamer l'affaire? Quelques soins qu'il se donnât pour se faire bien venir de la Russie, une difficulté restait à prévoir: Alexandre l'avait indiquée à Erfurt, sans suggérer le moyen de la lever. Si l'alliance de famille, avait-il dit, était le plus cher de ses vœux, ce n'était pas à lui-même, c'était à sa mère qu'il appartenait d'en décider; l'Impératrice douairière avait conservé toute autorité sur ses filles et les mariait à son gré; la volonté du tsar défunt, consignée dans un acte solennel, avait opéré au profit de sa veuve ce démembrement de la souveraineté.
Depuis l'entrevue, Alexandre s'était-il essayé à abolir ou à restreindre les prérogatives si bénévolement reconnues à sa mère? C'était là un point que Caulaincourt s'était attaché spontanément à éclaircir. Mêlé aux conversations d'Erfurt, désirant le mariage, espérant en faire le couronnement d'une politique qui lui était chère, il n'avait jamais perdu de vue ce grand objet, bien que Napoléon et Alexandre ne lui en eussent plus touché mot, le premier dans ses lettres, le second dans ses entretiens; sans agir, il s'était cru autorisé à observer, et ses yeux étaient restés constamment ouverts sur ce qui se passait entre le Tsar et sa mère. Or, il avait vu cette princesse, à côté de son fils chef d'État, rester chef de famille, s'affirmer comme tel dans toutes les circonstances. Au jour des fiançailles entre la grande-duchesse Catherine et le duc d'Oldenbourg, elle avait présidé la cérémonie; dans la chapelle du Palais d'hiver, devant le roi et la reine de Prusse, la cour et le corps diplomatique, elle était montée seule sur l'estrade recouverte de pourpre où se tenaient les futurs époux; elle avait uni leurs mains et reçu leurs hommages: «La première marque de respect de la fille, écrivait l'ambassadeur, a toujours été pour la mère 252.» Le rôle dévolu à celle-ci ne dérogeait pas, il est vrai, à la coutume russe, mais Caulaincourt avait remarqué en même temps le soin extrême de l'Empereur à s'effacer, à ne figurer qu'en simple qualité de spectateur et de témoin, «comme ferait un particulier». Il n'était sorti de sa réserve que pour rendre à sa mère les témoignages d'une déférence raffinée 253.
Note 253: (retour) Id.: «On a remarqué avec étonnement que l'Empereur ait poussé aux fiançailles le respect filial au point de quitter sa place pour aller prendre sur une colonne les gants que sa mère y avait posés, pendant qu'elle était à l'autel fiançant sa fille et son futur gendre. Quand elle eut fini, l'Empereur fut au-devant d'elle, lui offrit la main et lui présenta ses gants, que l'Impératrice régnante, qui était près de sa belle-mère, ne lui avait pas offert de prendre.»
Depuis, affectant de renoncer à toute influence politique, Marie Féodorovna continuait de gouverner l'intérieur de la famille et s'attribuait avec une vigilance jalouse ce département. Elle se montrait peu à Pétersbourg, vivait toute l'année à Gatchina, afin, disait-elle, de mieux conserver la direction morale de ses plus jeunes enfants et de surveiller leur éducation. En dehors de ces soins, sa grande occupation était de pourvoir à l'établissement de sa dernière fille. Dans ce but, elle entretenait toute une diplomatie, des agents qui parcouraient les capitales; il y avait toujours quelque part une négociation entamée en son nom pour fiancer la grande-duchesse. En Europe, cette situation toute spéciale était reconnue et acceptée: les prétendants faisaient parvenir directement leur demande à l'impératrice Marie: c'était la marche accoutumée, normale, et Caulaincourt s'était fait un devoir d'en instruire son maître, par une lettre écrite le 4 février 1809 et restée sans réponse:
«La première démarche ostensible, avait-il dit, comme l'officielle, s'adressent à la mère 254.»
Napoléon se jugeait trop fort et trop grand pour employer cette voie; qu'avait-il à compter avec la volonté d'une femme, à incliner devant elle la raison d'État! D'ailleurs, il tenait pour impossible qu'Alexandre, maître dans l'empire, ne le fût point dans sa famille; ce dédoublement des pouvoirs répugnait à la conception qu'il se faisait de l'autorité; il n'y croyait guère, et si le Tsar lui opposait les résistances d'une mère, il n'admettrait pas cette raison et n'y verrait qu'un prétexte. En Russie, il ne connaît que l'ami et l'allié de Tilsit; il ne veut avoir affaire qu'à lui: après avoir mis tout en œuvre pour le reconquérir, il lui fera parler simplement et nettement; c'est à lui seul qu'il veut avoir l'obligation d'un service ou pouvoir s'en prendre d'une réponse discourtoise.
Il ne tarda pas à s'ouvrir au delà du milieu de novembre. Le séjour de Fontainebleau, il est vrai, n'avait pas sensiblement avancé la question du divorce, ni ménagé les dispositions de Joséphine; il avait été interrompu par l'arrivée à Paris du roi et de la reine de Saxe, accourus pour féliciter l'Empereur de ses derniers triomphes et lui renouveler, avec l'expression de leur gratitude, l'hommage de leur déférente fidélité. Napoléon les avait invités à venir, mais l'empressement avec lequel ils avaient répondu à cet appel dérangeait ses plans, en l'arrachant prématurément à sa retraite. Pour recevoir ses hôtes avec plus de faste et de dignité, il est obligé de quitter sa résidence d'automne; le 15, laissant l'Impératrice revenir isolément, il rentre à Paris seul, à cheval, au milieu d'un appareil guerrier, à la tête d'une escorte toute militaire, en chef d'armée plus qu'en monarque. C'est seulement le lendemain et le surlendemain que, réinstallé aux Tuileries, il reçoit les corps constitués, donne des audiences, tient conseil des ministres et fait l'empereur 255. En même temps, les cercles de cour, les grandes réceptions, les représentations au théâtre du château commencent en l'honneur du couple royal de Saxe. D'autres souverains, ceux de Wurtemberg, de Hollande, de Naples et de Westphalie, arrivent ou s'annoncent; Paris redevient «le séjour des rois 256», s'emplit d'hôtes princiers, de visiteurs illustres; la capitale et la cour reprennent un aspect de gaieté, d'animation et de splendeur, et c'est au bruit importun des fêtes que Napoléon doit engager les actions diverses qui le mèneront à ses fins, imposer la résignation à Joséphine, préparer la rupture du lien civil et religieux, aviser enfin et pressentir la Russie. Pour parler à l'Impératrice, il attend encore: le prince Eugène, mandé en hâte de sa vice-royauté d'Italie, s'achemine vers Paris, et sa présence paraît indispensable pour apaiser et consoler sa mère à l'heure des déchirements suprêmes. Mais déjà, le 22 novembre, l'Empereur faisait écrire à Caulaincourt par Champagny une lettre que le ministre devait minuter et chiffrer en entier de sa main, afin d'assurer l'inviolabilité du secret: elle était conçue en ces termes:
«Monsieur l'ambassadeur, vous connaissez les instances faites depuis longtemps auprès de l'Empereur par les hommes les plus attachés à sa personne et aux grands intérêts de la dynastie. Ces démarches ont été longtemps infructueuses; cependant, tout me porte à penser qu'après avoir mûrement réfléchi sur la situation de la France et de sa famille, l'Empereur va enfin se décider à divorcer. Sa Majesté s'en est ouverte à moi seul, ce qu'elle a été obligée de faire pour m'ordonner de vous écrire la présente lettre que j'ai chiffrée moi-même.
«Des propos de divorce étaient revenus à Erfurt aux oreilles de l'empereur Alexandre, qui doit en avoir parlé à l'Empereur et lui avoir dit que la princesse Anne, sa sœur, était à sa disposition. L'Empereur veut que vous abordiez franchement et simplement la question avec l'empereur Alexandre, et que vous lui parliez en ces termes: «J'ai lieu de penser que l'Empereur, pressé par toute la France, se dispose au divorce. Puis-je mander que l'on peut compter sur votre sœur? Que Votre Majesté y pense deux jours et me donne franchement sa réponse, non comme à l'ambassadeur de France, mais comme à une personne passionnée pour les deux familles. Ce n'est pas une demande formelle que je fais, c'est un épanchement de vos intentions que je sollicite. Je hasarde cette démarche, parce que je suis trop accoutumé à dire à Votre Majesté ce que je pense pour craindre qu'elle me compromette jamais.»
«Vous n'en parlerez sous quelque prétexte que ce soit à M. de Romanzof, et lorsque vous aurez eu cette conversation et celle qui doit la suivre deux jours après, vous oublierez entièrement la communication que je vous fais.
«Il vous restera à nous faire connaître les qualités de la jeune princesse et surtout l'époque où elle peut être en état de devenir mère, car, dans les calculs actuels, six mois de différence sont un objet.
«Je n'ai pas besoin de recommander à Votre Excellence le plus inviolable secret: elle sent ce qu'elle doit à cet égard à Sa Majesté 257.»
Note 257: (retour) Une partie de cette lettre et de la suivante a été publiée pour la première fois par Bignon, Histoire de France depuis le dix-huit brumaire, IX, 64-65. C'est par erreur que Thiers a écrit que presque toutes les lettres relatives au mariage avaient été détruites (XI, 358). Les pièces de la négociation avec la Russie, c'est-à-dire les lettres échangées très secrètement et directement entre le ministre et l'ambassadeur, sans l'intermédiaire des bureaux, sont conservées toutes aux archives des affaires étrangères, Russie, vol. de Supplément n° 17. Nous avons donné la primeur de ces pièces, dans leur texte intégral, au public des Matinées littéraires de Bruxelles (conférence du 1er mars 1890). Depuis, M. P. Bertrand les a publiées dans le Correspondant du 10 juin 1890. Bignon, Armand Lefèvre, MM. Imbert de Saint-Amand (Les beaux jours de Marie-Louise), Henri Welschinger (Le divorce de Napoléon) et Tatistcheff (Alexandre Ier et Napoléon) en ont cité quelques passages.
Ainsi, c'est une reconnaissance à fond que Caulaincourt devra pousser, avec entrain et vigueur, mais dans le plus grand mystère, en paraissant agir de sa propre initiative. Cette précaution, trop usitée en pareille matière pour tromper personne, avait pour but, si l'affaire n'aboutissait point, de sauvegarder la dignité des deux empereurs et les rapports futurs.
Le procédé employé offrait de plus l'avantage de ne point engager irrévocablement l'Empereur, et c'était chez lui un principe que de se livrer et de se lier le plus tard possible, tout en cherchant à s'assurer d'autrui. Dans la circonstance, cette tactique se justifiait par une raison particulière, par le léger doute qui subsistait sur le développement physique de la princesse. Quelque souhaitable qu'il fût de fortifier l'union avec la Russie en la doublant d'un lien plus étroit, cet intérêt devenait secondaire si on le comparait à l'objet essentiel du divorce et du second mariage, à la nécessité de donner le plus tôt possible un héritier à l'Empire. Sur le point délicat qui restait à éclaircir, les renseignements à prendre et à transmettre par Caulaincourt permettraient seuls à l'Empereur de compléter sa décision et, s'il y avait lieu, de prononcer une demande en règle. Ce qu'il veut obtenir pour l'instant et tout de suite, c'est la certitude que la Russie se tient à sa disposition et s'offre à ses désirs.
La lettre du 22 novembre était prête pour être expédiée, lorsque Napoléon fut informé que la Russie demandait des assurances écrites contre le rétablissement de la Pologne et que Caulaincourt n'avait osé les fournir. Dans la disposition où il se trouve, ce retard lui paraît fâcheux, et cette timidité l'irrite. Il voudrait que déjà la Russie fût rassurée, parfaitement heureuse, mise en humeur de ne rien nous refuser. Ce que l'ambassadeur n'a pas fait, qu'il y procède donc sur-le-champ, «d'une manière franche et ouverte qui éloigne tout soupçon et toute arrière-pensée, en prouvant que nous n'en avons aucune». Telles furent les propres expressions dont M. de Champagny eut à se servir, en se hâtant d'ajouter à la lettre intime et confidentielle qu'il avait rédigée pour M. de Caulaincourt, une dépêche toute politique: cette dernière servirait de passeport à la demande contenue dans la première et lui ménagerait bon accueil.
Le courrier de cabinet porteur de la double expédition allait quitter l'hôtel des relations extérieures, lorsqu'y entra M. de Rumigny, parent du duc de Vicence, accouru en toute hâte de Saint-Pétersbourg. Ce jeune homme apportait l'avis que le Tsar ne se satisferait pas à moins d'un traité. Il prit sur lui de retenir le courrier en partance, ce qui permit au ministre de demander le soir même les ordres de l'Empereur au sujet de la prétention nouvelle et de fournir réponse. Napoléon n'avait point prévu que les exigences de la Russie iraient aussi loin; par assurances écrites, il avait entendu une simple déclaration, en forme de note ou d'office. N'importe, conséquent avec lui-même, voulant une réponse favorable au sujet du mariage et la voulant immédiate, il n'épargne rien de ce qui peut la lui procurer; s'étant proposé un but, il y pousse droit, ferme, sans hésitation ni recul, et dans sa fougueuse impatience de l'atteindre passe sur les moyens à employer. La Russie aura son traité, puisqu'elle y attache tant de prix, et Champagny reçoit l'ordre d'ajouter, dans le paquet préparé pour l'ambassadeur, une troisième dépêche, sorte de post-scriptum à la seconde. On y trouve le pouvoir formellement donné à Caulaincourt de signer une convention. Comme le temps presse, le ministre n'entre dans aucun détail sur les stipulations à insérer dans cet acte et sur les expressions à employer. Pour que la dignité de l'Empereur soit de tout point sauvegardée, il s'en rapporte à Caulaincourt, auquel il laisse pleine latitude et donne blanc-seing. «En général, dit-il, vous ne vous refuserez à rien de ce qui aurait pour but d'éloigner toute idée du rétablissement de la Pologne, mais vous tâcherez d'éviter toute clause qui serait inutile ou étrangère à ce but. L'Empereur veut tout ce qui peut tranquilliser l'empereur de Russie, surtout tout ce qui peut fonder sa tranquillité; on ne peut lui demander autre chose.»
Ainsi, de jour en jour, presque d'heure en heure, la condescendance de Napoléon s'accroît, à mesure que l'imminence du divorce l'incline davantage vers le mariage russe. Le rapprochement des dates, la simultanéité des envois dénotent une étroite corrélation entre ce qu'il prétend et ce qu'il accorde: la grande question qui domine de longue date les rapports des deux empires, il la lie à celle qu'il vient de soulever; il se montre disposé à régler la première à la parfaite satisfaction de la Russie, pour obtenir que la seconde le soit en conformité de ses vœux; s'il s'est donné d'abord pour tâche de tenir la balance égale entre Pétersbourg et Varsovie, il la laisse aujourd'hui pencher du côté russe, et cédant à la passion du moment, à l'emportement de ses désirs, il offre implicitement au Tsar de lui livrer la Pologne au prix d'une grande-duchesse. À vingt reprises, Alexandre a déclaré qu'après avoir obtenu la garantie tant souhaitée, il s'estimerait pleinement satisfait, qu'il abjurerait tout ressentiment et toute crainte, qu'il n'aurait plus rien à réclamer de la France, ni rien à lui refuser: il semble donc qu'un échange solennel de gages va effacer le passé, garantir l'avenir, reformer sur des bases plus solides l'entente conclue à Tilsit, célébrée à Erfurt, altérée par les événements de 1809. Depuis quelques semaines, grâce à des concessions réciproques, l'alliance a repris une marche ascendante: aujourd'hui, elle ne paraît plus rencontrer devant elle aucun obstacle qui puisse empêcher les deux empereurs, après avoir douté l'un de l'autre, de s'unir par un lien fraternel, d'atteindre et de se fixer à ce point culminant de l'absolue confiance.