Napoléon et Alexandre Ier (2/3): L'alliance russe sous le premier Empire
III
Une simple neutralité, sans un mot d'encouragement, c'était peu pour le parti qui mettait tout son espoir dans le nom et l'appui de l'Empereur. Bernadotte s'en contenta; il quitta Paris, se retira dans sa terre de La Grange et s'y tint fort tranquille de sa personne, tout en faisant travailler de son mieux à Stockholm; il écrivit plusieurs fois à l'Empereur, mais se bornait à lui communiquer les nouvelles, à le tenir au courant, sans solliciter de réponse à ses lettres 575. MM. de Wrède et de Mœrner, ainsi que leurs affidés, étaient plus exigeants; ils eussent voulu obtenir une parole, un signe d'approbation qui deviendrait pour eux un gage de succès. Afin de surprendre ce secours, ils crurent devoir mettre dans la confidence le ministre de Suède à Paris, le baron de Lagelbielke, qui seul était en droit d'agir officiellement et de questionner. En apprenant l'étrange intrigue ourdie à ses côtés, M. de Lagelbielke demeura stupéfait et ne sortit de son étonnement que pour tomber dans un abîme de réflexions. Hostile au fond à la France, il ne pouvait approuver les aspirations du maréchal: d'autre part, fort ménager de ses intérêts personnels, il jugeait imprudent de se brouiller avec un parti qui peut-être représentait l'avenir et qui triompherait certainement, pour peu que tel fût le vœu de Napoléon. Désirant régler sa conduite au mieux de sa fortune, il n'eut désormais qu'une pensée, qu'un but, savoir si l'Empereur s'intéressait ou non au succès du maréchal, si Sa Majesté était dans l'affaire. Les audiences qu'il obtint du souverain ne l'ayant point renseigné, il se tourna vers le secrétaire d'État, se mit à poursuivre M. de Champagny en tous lieux, au ministère, dans le monde, au bal. Le 1er juillet, à la fête de l'ambassade d'Autriche, qui devait finir si tragiquement, il fendait la foule des invités pour arriver jusqu'au duc de Cadore, cherchait à le faire parler et n'en obtenait que des phrases évasives: «Nous laisserons aller les choses... j'ignore complètement la pensée de l'Empereur...», et bientôt le duc «se détournait pour répondre ou saluer ailleurs 576». Mais le Suédois s'attachait à lui, essayait de rappeler son attention, lorsque le cri sinistre: «Au feu!» retentissant de toutes parts, vint forcément rompre l'entretien. M. de Lagelbielke dut renoncer à satisfaire sa curiosité, et le mutisme observé vis-à-vis de lui le mettait au désespoir; il l'attribuait à un parti pris d'indifférence et de dédain pour la Suède: «Nous sommes par trop méprisés ici», disait-il douloureusement 577. Entre temps, à la fin de juin et dans les premiers jours de juillet, il dépêchait à Stockholm plusieurs courriers; il signalait les incidents survenus, la formation du parti Bernadotte, mais se trouvait hors d'état de fournir aucun éclaircissement sur les volontés de l'Empereur.
En Suède, durant la même période, le gouvernement était loin de prendre au sérieux la candidature du maréchal, bien que celle-ci commençât de faire son chemin dans les rangs inférieurs du peuple et de l'armée; il n'en brûlait pas moins de s'entendre désigner, parmi les autres concurrents, le préféré de l'Empereur, et son impatience s'accroissait sous le coup de plus pressantes alarmes. À Stockholm, les instincts de désordre et d'anarchie qui couvaient dans la populace venaient de faire explosion. Le 20 juin, le corps du prince royal avait été ramené dans la capitale. Pendant le passage du convoi, le comte de Fersen, grand maréchal du royaume, sur qui se concentraient d'iniques soupçons, avait été arraché du cortège et massacré par une bande de forcenés; c'était la démagogie qui entrait en scène, avec son accompagnement de violences et d'attentats. Terrifiés par ce spectacle, Charles XIII et son conseil se tournaient plus anxieusement vers Napoléon, cherchaient en lui le dieu sauveur, celui qui d'un mot pouvait apaiser les passions soulevées, réunir sur un nom quelconque les opinions éparses et refaire l'unité morale de la nation. Dans leur angoisse, ils s'adressaient au seul Français qu'ils eussent devant eux, c'est-à-dire à l'humble secrétaire de légation qui faisait fonction de chargé d'affaires. M. Desaugiers--c'était le nom de cet agent--se voyait importuné de visites, pressé de questions, supplié de livrer une parole qui serait reçue comme un ordre: la Suède se mettait aux pieds de Napoléon, demandait à connaître ses intentions, afin de s'y conformer, et ne sollicitait que le droit d'obéir: «Que l'Empereur nous donne un de ses rois, et la Suède sera sauvée 578», disait le premier aide de camp du Roi, M. de Suremain, à Desaugiers, et il se refusait à admettre que le chargé d'affaires lui-même ne possédât pas le secret de sa cour.
Ce n'était que trop vrai, cependant, car M. de Champagny, pour mieux répondre aux intentions négatives de l'Empereur, avait cru bien faire en rompant toute correspondance avec Desaugiers, en le laissant isolé et comme exilé dans son poste lointain. Étonné et humilié de ce silence, Desaugiers s'évertuait, ainsi que tout le monde, à saisir, à deviner une pensée qui semblait se proposer comme une énigme; à défaut de notions précises, il en était réduit à recueillir et à interpréter les plus légers symptômes, à interroger les moindres bruits, à chercher dans les gazettes l'opinion de son gouvernement. En ce moment, l'article paru le 17 juin dans le Journal de l'Empire tomba sous ses yeux. On n'a pas oublié que cet article, écho d'une première et fugitive tendance, s'exprimait en termes sympathiques sur le compte du roi de Danemark. Cette vague indication répondait aux préférences personnelles de Desaugiers: comme la plupart de nos agents à l'étranger, il subissait l'empire de la tradition et en était demeuré aux principes de notre ancienne politique; il jugeait utile de réunir en masse compacte les États Scandinaves pour endiguer la puissance russe. Encouragé par le langage du journal officieux, il s'imagina répondre à la pensée de sa cour en agissant dans le sens de ses propres aspirations. Conjuré par tous les Suédois qui l'entouraient de dire son mot, de jouer son rôle, il n'eut point la sagesse de s'y refuser; il délia sa langue, et les 4 et 5 juillet fit par deux fois sa profession en faveur du roi de Danemark et de l'union des couronnes, en présentant cette mesure comme un moyen de défense et de lutte contre la Russie.
«Votre pays, dit-il aux Suédois, est aujourd'hui à la merci des Russes... Il n'est pas impossible que la bonne intelligence vienne à cesser entre eux et nous. Si alors vous n'êtes pas plus forts qu'à présent, c'en est fait de la Suède, quarante mille Russes suffiront à la conquérir. Si au contraire vous opérez la réunion, le Nord change de face. Quatre-vingt à cent mille hommes que le royaume uni pourra opposer aux Russes seront plus que suffisants pour les contenir. Si l'Empereur est forcé de les combattre, il les vaincra, comme il a vaincu ses autres ennemis, et la paix qu'il dictera vous rendra la Finlande, si vous ne l'avez pas déjà reconquise. Qui sait même si Pétersbourg ne dépendra pas un jour du royaume de Scandinavie 579?...»
Lorsque Desaugiers se permettait ce langage, il lui eût été difficile de prendre plus complètement le contre-pied des intentions actuelles de l'Empereur. Avant tout, Napoléon tenait à ménager les Russes, au moins dans la forme; c'était dans ce but qu'il s'abstenait de soutenir Bernadotte. D'autre part, il n'entendait pas nuire au maréchal et favoriser ses concurrents. Or, voici que notre chargé d'affaires, par la plus malencontreuse des inspirations, s'avisait de proposer une candidature autre que celle de Bernadotte, et de l'appuyer par des motifs blessants et injurieux pour la Russie. Cette double méprise explique le courroux de l'Empereur quand il lut la dépêche par laquelle Desaugiers rendait compte fort innocemment de ses imprudentes déclarations. D'une phrase tonnante, il foudroya l'infortuné chargé d'affaires: «Monsieur le duc de Cadore, écrivit-il à Champagny le 25 juillet, je ne puis vous exprimer à quel point je suis indigné de la lettre du sieur Desaugiers: je ne sais par quelles instructions cet envoyé a pu se croire autorisé à tenir des propos si extravagants. Mon intention est que vous le rappeliez sur-le-champ 580.» Et la réprimande s'étendit jusqu'au ministre, coupable d'avoir laissé Desaugiers sans direction, de l'avoir abandonné aux égarements de son imagination, au lieu de lui prescrire impérativement le silence.
Pour réparer autant que possible l'effet produit, l'Empereur fit partir M. Alquier, cette fois définitivement 581. Quittant aujourd'hui Paris, ce ministre ne pouvait plus arriver en Suède qu'à la fin d'août, c'est-à-dire après l'élection, qui devait s'accomplir dans la première quinzaine du mois; il n'y jouerait donc aucun rôle, ce qui convenait à son maître, mais il serait chargé de dire et de répéter, quel que fût l'événement, que l'Empereur aurait préféré en somme le prince d'Augustenbourg, c'est-à-dire le candidat neutre et terne par excellence 582; ce vœu rétrospectif et par suite essentiellement platonique avait pour but de dégager notre responsabilité vis-à-vis de la Russie, sans qu'il pût influer sur un résultat antérieurement acquis.
En effet, le 25 juillet, la diète électorale s'était assemblée dans la ville d'Œrebrö. À cet instant, le gouvernement royal demeurait plus perplexe, plus désorienté que jamais. Les paroles de M. Desaugiers ne l'avaient point tiré de doute, car Charles XIII avait reçu en même temps la lettre du 24 juin, par laquelle l'Empereur semblait se prononcer pour le frère du feu prince. En présence de ces indices contradictoires, comme d'autre part Napoléon avait évité de donner à Bernadotte le moindre signe de sympathie, le cabinet de Stockholm se jugea autorisé à suivre ses premières inspirations et à faire réussir la candidature Augustenbourg 583. Pour aller à ce but, il employa des voies détournées et usa d'une subtile stratégie.
Son premier effort s'employa contre Bernadotte, dont la candidature prenait décidément consistance. Par son côté à la fois démocratique et militaire, elle plaisait aux masses, dont elle enflammait le patriotisme; elle était acclamée dans les réunions populaires et «les cabarets 584»; mais le Roi, la cour, «le grand monde 585» conservaient les plus fortes préventions contre le soldat de fortune et ne lui pardonnaient point ses antécédents révolutionnaires. Pour le mettre en échec, le gouvernement feignit de se rallier au choix de Frédéric VI. Ce prince, que sa qualité de Danois rendait antipathique à la plus grande partie de la nation, disposait pourtant dans la diète de nombreux moyens d'influence; en peu de jours, avec l'appui du pouvoir, sa chance fit de tels progrès que les partisans de Bernadotte, se sentant distancés, crurent devoir s'effacer et renoncer à la lutte. Rassuré de ce côté, le gouvernement changea immédiatement ses batteries: la candidature danoise n'avait été entre ses mains qu'une arme destinée à battre en brèche le crédit de Bernadotte; cet effet obtenu, il se mit à détruire l'œuvre qu'il avait lui-même édifiée. Il ne lui fut pas difficile, en réveillant les souvenirs détestés qu'avaient laissés dans le pays la domination danoise au seizième siècle et l'union de Calmar, de provoquer contre Frédéric VI un mouvement d'opinion assez fort pour rendre son succès impossible. Le Danois se trouvant évincé, après avoir lui-même mis le Français hors de cause, la candidature Augustenbourg, repoussée depuis quelque temps à l'arrière-plan, reparaissait au premier et restait seule en ligne sur le terrain déblayé; c'était à ce résultat que le parti de la cour voulait finalement en venir. Aussitôt il démasque ses intentions, fait donner ses réserves. Le général Adlersparre est appelé à Œrebrö: c'est un vétéran des luttes électorales, «un homme habitué à manier les esprits et à maîtriser les suffrages 586». Sous son impulsion, le comité formé dans le sein de la diète afin de préparer les décisions de l'assemblée et de lui présenter un candidat, se prononce pour le prince d'Augustenbourg par onze voix contre une seule, demeurée fidèle à Bernadotte. Le succès du compétiteur recommandé par la cour semble assuré, le dénouement préjugé et acquis, lorsque, à la dernière heure, un bruit s'élève, se répand, se propage comme une traînée de poudre: chacun se répète que Napoléon a parlé, qu'il désire, qu'il veut Bernadotte, et qu'il le désigne aux suffrages de la Suède.
Ce bruit était un mensonge et le fait d'un imposteur. À l'époque où quelques Suédois avaient improvisé à Paris la candidature du prince de Ponte-Corvo, un Français nommé Fournier s'était activement mêlé à leurs manœuvres. Ancien négociant, il avait habité Gothembourg et y avait même rempli les fonctions de vice-consul, puis avait dû abandonner ce poste à la suite d'opérations malheureuses, où il avait laissé son avoir et beaucoup de sa considération. Le commerce lui ayant mal réussi, il cherchait dans la politique un moyen de rétablir sa fortune: l'élection de Bernadotte lui avait paru une affaire à lancer, et il s'y était donné corps et âme. Adroit et insinuant, il avait su se glisser jusqu'à l'hôtel des relations extérieures et avait même surpris l'entrée du cabinet ministériel; le duc de Cadore, sans se faire illusion sur son compte, s'était pris à le considérer comme un de ces hommes qui trouvent utilement leur emploi dans les besognes occultes de la politique.
Au bout de quelque temps, Fournier eut l'art de persuader au ministre que la France trouverait avantage à tenir un observateur dans la ville de Suède où se réunirait la diète, et ce fut ainsi qu'il obtint permission de se rendre à Œrebrö en qualité de personnage muet, chargé uniquement de voir, d'écouter, de signaler à Paris les incidents de la lutte. Pour faciliter son introduction en Suède et l'accomplissement de sa tâche, M. de Champagny lui remit une pièce dite passeport diplomatique et poussa la complaisance jusqu'à la libeller de sa main. Ainsi muni, Fournier se mit immédiatement en chemin, non sans avoir pris d'autre part les commissions et les instructions de Bernadotte. Peu de temps après, il est vrai, M. de Champagny sentit son imprudence et craignit d'avoir livré à un homme peu sûr une arme dont il ne lui serait pas impossible d'abuser. Au plus vite, il écrivit à notre légation de Stockholm, afin de se dégager de toute solidarité avec le vice-consul congédié. Par malheur, cette précaution venait trop tard: tandis que la lettre de désaveu courait après lui, Fournier, qui avait pris l'avance, débarquait en Suède et atteignait Œrebrö le 11 août, quelques jours avant la date fixée pour l'élection.
À peine arrivé, il transforme et dénature impudemment son rôle: simple émissaire du maréchal et agent d'observation pour le compte du ministre, il se pose en porte-parole de la France. Son langage est celui-ci: le gouvernement de l'Empereur souhaite le succès du prince de Ponte-Corvo; comme de hauts intérêts à ménager ne lui permettent point d'exprimer ouvertement ce vœu, il a dû recourir à un intermédiaire officieux et modeste pour le porter à la connaissance de la diète. À l'appui de ses dires, Fournier présente son passeport, montre l'écriture ministérielle, s'en sert pour s'accréditer dans la confiance des Suédois. Il a apporté aussi d'autres pièces, une lettre écrite par le maréchal, un portrait représentant «le jeune fils de Bernadotte jouant avec l'épée de son père»; de ses divers moyens de propagande, il sait tirer un merveilleux parti. En une nuit, il fait reproduire la lettre à des centaines d'exemplaires; son logis se transforme en officine d'où sortent à tout instant brochures, images, chansons patriotiques, dialogues populaires, qui inondent la ville et circulent dans les rangs de la diète; des libelles répandus à profusion font appel aux passions et aux haines nationales, s'attachent à présenter le succès du héros français comme une défaite morale pour la Russie et un commencement de revanche. En même temps, les quatre ordres de la diète, noblesse, clergé, bourgeois, paysans, sont successivement entrepris; cédant à des arguments appropriés, chaque classe de la nation en vient à s'imaginer que Bernadotte nourrit pour elle une prédilection particulière et fera son bonheur. Par-dessus tout, la pensée que Napoléon s'est montré derrière son lieutenant, qu'il a rompu le silence et manifesté ses intentions, stimule les dévouements, décourage les résistances, fait cesser toute opposition, et en quarante-huit heures, avec une promptitude à peine croyable, le courant se forme, grossit, se précipite, emporte tout sur son passage 587.
Seul, le vieux roi résistait; il ne se résignait point à subir pour héritier un parvenu de l'épée auquel Napoléon n'avait pas même fait faire un premier stage sur le trône, en lui confiant l'un des États à sa disposition. Les ministres, sentant la nécessité de céder au torrent, députèrent au Roi M. de Suremain, pour le raisonner et le fléchir. Suremain le trouva fatigué par une nuit d'insomnie, portant sur ses traits l'empreinte de ses préoccupations. «Je ne sais plus qui choisir, disait-il. Je m'étais arrêté au prince d'Augustenbourg; c'est mon cousin, c'est le frère du défunt. Cela ne peut plus avoir lieu, vous-même m'avez parlé contre. À présent, ne viennent-ils pas avec leur Bernadotte! Ils disent que l'Empereur le veut. Son chargé d'affaires agit en sens contraire. Lagelbielke n'en mande pas un mot de Paris. Il y a de quoi devenir fou... Pardieu! Si l'Empereur veut que je prenne un général français, il peut bien l'articuler plutôt que de vouloir me le faire deviner. Ne m'avez-vous pas dit qu'il n'aimait pas Bernadotte?
«--Oui, Sire, cela était si connu que, l'hiver dernier, pendant mon séjour à Paris, on me conseillait de le voir très peu.
«--Que pensez-vous de lui? Gustave Mœrner le porte aux nues 588.
«--Il m'est impossible de juger des qualités essentielles d'un homme avec lequel je n'ai eu que des rapports de société. Il est bel homme, très poli, s'exprime avec une grande facilité. Sa tournure est vraiment distinguée.
«--Rien qui sente la Révolution?
«--Je ne m'en suis pas aperçu. Il a bonne réputation en France: on ne le compte pas au nombre des pillards.
«--Quand il aurait toutes les qualités possibles, songez-vous au ridicule de prendre un caporal français pour héritier de ma couronne?
«--Sire, j'en conviens, et cela me choque autant que vous. Mais il faut songer au danger qu'il y aurait d'être forcé de le faire...
«--Croyez-vous donc qu'on puisse me forcer?
«--Sire, songez à l'état malheureux de ce royaume et à votre âge.»
«Il me questionna encore longtemps, ajoute Suremain dans son récit, sur le prince de Ponte-Corvo, sur son origine, sur son fils, sur sa femme. Je lui dis ce que j'en avais appris. En me quittant, il me dit avec émotion: «Je crains bien qu'il ne me faille avaler le calice... Dieu seul peut savoir comment tout cela finira 589.»
Cinq jours après cette conversation, le conseil des ministres, muni de l'autorisation royale, présentait officiellement Bernadotte, et le 21 août les quatre ordres de la diète l'élisaient, persuadés qu'ils obéissaient à une consigne venue des Tuileries et qu'ils votaient pour le candidat de l'Empereur. Ainsi, compromis et découvert par une série de maladresses et d'intrigues, Napoléon portait la peine d'une politique qui s'était faite à dessein obscure et voilée, qui avait négligé systématiquement de s'affirmer. Un mot de lui, prononcé au début, eût tout empêché, la faute de Desaugiers, l'envoi imprudent de Fournier, les manœuvres décisives de ce «courrier magicien 590». Au lieu d'arrêter par cette parole salutaire l'entreprise naissante de Bernadotte, Napoléon avait préféré la laisser se poursuivre et courir sa chance; il s'était réservé d'en tirer profit, tout en se défendant et en s'abstenant réellement d'y participer; mais personne n'avait cru à cette abnégation surprenante, à cet effacement d'une volonté que l'Europe s'était habituée à chercher et à trouver partout, à sentir perpétuellement agissante. Comme l'Empereur n'avait point parlé, chacun s'était arrogé le droit de parler pour lui; finalement, un personnage infime et décrié lui avait prêté le mot qui avait départagé la Suède, et son nom, audacieusement usurpé, avait fait l'élection.
À la nouvelle des événements, Napoléon manifesta une surprise et un déplaisir qui n'étaient pas entièrement simulés. Il pensa aussitôt à la Russie, à l'émoi qu'y occasionneraient l'élection et les circonstances qui l'avaient accompagnée; son premier mouvement, s'il faut en croire certains témoignages, fut de tenir pour non avenu un résultat vicié par la fraude: il eût défendu à Bernadotte de se rendre au vœu de la diète et l'eût retenu en France 591. Il eut le tort de ne point persévérer dans cette intention et craignit, s'il repoussait la Suède qui semblait se jeter dans ses bras, de l'éloigner à jamais et de la rendre à nos ennemis. Il permit donc à Bernadotte d'accepter, composa ses traits pour le recevoir, lui fit un accueil plein de grandeur et de bonté, et le laissa partir comblé des marques de sa munificence, après avoir obtenu de lui la promesse formelle de rompre avec l'Angleterre et d'entraîner la Suède dans le système continental. Dès à présent, il songeait à l'effet de stupeur que produirait à Londres le succès inattendu du maréchal; il espérait que l'Angleterre en éprouverait une surprise douloureuse, peut-être accablante, et cette idée le consolait de tout, en réjouissant ses haines; il prononça devant Metternich une phrase qui éclaire sa conduite: «Dans tous les cas, dit-il, je n'ai pu me refuser à la chose, parce qu'un maréchal français sur le trône de Gustave-Adolphe 592.»
Acceptant le fait accompli, il se mit en devoir d'attester à la Russie qu'il n'y avait pris aucune part. Cette fois, il ne se borna point à de simples assurances, voulut fournir des preuves et se justifier pièces en main. Il communiqua au Tsar sa correspondance avec le roi de Suède, qui avait eu trait exclusivement au prince d'Augustenbourg; il signala le rappel de Desaugiers comme une satisfaction donnée à son allié; il fit insérer au Moniteur un article contenant le récit exact des incidents survenus à Œrebrö. Il mandait en même temps à Champagny: «Vous écrirez au duc de Vicence que je ne suis pour rien dans tout cela, que je n'ai pu résister à un vœu unanime, que j'aurais désiré voir nommer le prince d'Augustenbourg ou le roi de Danemark. Vous appuierez sur ce que cela est l'exacte vérité, qu'il doit donc le déclarer d'un ton noble et sincère sans y revenir; que si l'on élevait quelque doute, il doit continuer à tenir le même langage, car cela est vrai, et qu'on doit toujours soutenir la vérité 593.» Cependant, quelque soin qu'il mît à accentuer et à multiplier ses protestations, il ne s'abusait guère sur leur portée: il se rendait compte que la Russie y ajouterait peu de foi, qu'elle se sentirait dans tous les cas surveillée et serrée de plus près par la puissance française, et qu'un pas nouveau, peut-être décisif, venait d'être franchi dans la voie de la désaffection.
Pendant la tenue de la diète, la cour de Russie s'était enfermée de son côté dans une réserve et une impassibilité absolues; elle aussi avait évité scrupuleusement d'intervenir, comme si elle eût voulu laisser les intrigues françaises se développer à l'aise et s'accumuler les griefs. Napoléon avait déclaré plusieurs fois que, s'il excluait par principe le prince d'Oldenbourg, il laissait le Tsar parfaitement libre d'en user de même avec Bernadotte; Alexandre n'avait point profité de cette faculté, et son indifférence avait surpris l'Empereur.
Quand le résultat fut connu, il y eut à Pétersbourg un soulèvement de l'opinion: jamais les salons n'avaient retenti d'invectives plus violentes contre la France: «Cette époque, écrivait plus tard Caulaincourt, est une des plus délicates que j'aie eu à passer ici 594.» Comme toujours, le calme du souverain fit contraste avec ce déchaînement d'hostilités: Alexandre tenait encore à se dégager de toute solidarité apparente avec des passions auxquelles il se laissait chaque jour un peu plus gagner et reprendre. Au fond même, il semble avoir envisagé l'événement survenu avec moins d'appréhension que son entourage. Dès à présent, sa perspicacité n'avait-elle pas entrevu que Bernadotte ne se ferait nullement à Stockholm l'instrument et la main de l'Empereur; qu'un Français mécontent, disposé à la révolte, valait mieux pour la Russie sur le trône de Suède que tout autre compétiteur? Ce qui accuse en lui cette arrière-pensée, c'est qu'un de ses officiers porta immédiatement au maréchal, à Paris même, des paroles de félicitation et presque de bienvenue. À ce message, la réponse ne se fit pas attendre; elle vint par voie détournée. Avant de quitter Paris, Bernadotte ne dissimula point qu'il n'apporterait dans le Nord que des volontés résolument pacifiques: il croirait bien servir sa patrie adoptive en résistant aux aspirations belliqueuses qui s'étaient servies de son nom et qui avaient prétendu l'ériger en candidat de la revanche: «Je connais les épines de cette place, dit-il en parlant de son nouveau poste; ce n'est qu'un petit parti qui m'a choisi, non pas pour mes beaux yeux, mais comme général et avec la convention tacite de reconquérir la Finlande: mais entreprendre une guerre pour cet objet, c'est une folie à laquelle je ne donnerai pas les mains 595.» Ce propos fut tenu devant Metternich, qui le transmit à Vienne: là, il fut recueilli par Schouvalof, communiqué par lui à Pétersbourg, où il vint fournir une première justification aux espérances d'Alexandre. À demi rassuré sur le fait, le Tsar n'en fut pas moins alarmé et irrité de l'intention qu'il crut démêler chez l'Empereur, celle de se ménager de nouveaux moyens d'attaque et de diversion, d'environner la Russie d'ennemis, de liguer et d'ameuter contre elle tous les États secondaires du Nord et de l'Orient; sous l'impression de cette pensée, ses défiances s'accrurent, s'exaspérèrent, et le résultat de l'aventure qui avait ouvert à Bernadotte le chemin d'un trône, fut de nous aliéner plus profondément la Russie sans nous livrer la Suède.
IV
Entre Napoléon et Alexandre, tout froissement nouveau retentissait de suite au point douloureux et sensible de leurs rapports: l'événement de Suède aggrava la question de Pologne, la fit plus aiguë et plus brûlante. Les deux empereurs, il est vrai, jugèrent inutile d'y revenir dans les communications courtoises et vides qui s'échangeaient entre eux; ils s'abstinrent de rouvrir une discussion épuisée. Ce fut dans leur for intérieur qu'ils se préoccupèrent encore davantage de la Pologne. Prévoyant mieux qu'ils auraient à s'en servir l'un contre l'autre, ils la prirent de nouveau pour objet de leurs méditations intimes, voire même de quelques tentatives mystérieuses, firent un pas de plus sur le terrain des manœuvres sourdement hostiles où ils se rencontraient et se côtoyaient à leur insu.
Considérant que la guerre devient plus probable, Napoléon regarde de plus près aux moyens de la faire, et pénétrant par la pensée dans l'arsenal où sa politique se tient des armes toujours prêtes, il y retrouve en premier lieu la Pologne. Il songe au parti qu'il aura à tirer des Varsoviens et de leurs compatriotes de Russie, si la crise éclate. Alors, pour donner l'impulsion à ces peuples et surexciter leur ardeur, il pourra devenir utile de leur montrer la patrie sous une forme reconnaissable et tangible: cette restauration que l'Empereur n'admet toujours qu'à titre de ressource éventuelle, s'imposera peut-être comme la première opération de la campagne. Mais cette mesure soulève des questions et des difficultés d'ordre divers; il est temps de les envisager, d'y faire face, d'aménager l'Europe de telle sorte que la Pologne puisse y trouver et y reprendre naturellement sa place. L'idée si souvent et si gratuitement prêtée jusqu'alors à Napoléon prend forme en lui pour la première fois; elle vient sur ses lèvres: le 20 septembre, devant Metternich, qui reste à ses côtés en observation et l'oreille aux écoutes, il se hasarde à dire: «Le jour où je me verrais forcé de faire la guerre à la Russie, j'aurais un allié puissant et considérable dans un roi de Pologne 596.»
Par ces mots, il justifiait enfin et rétrospectivement les défiances d'Alexandre. Seulement, s'il eût pu lire lui-même dans l'esprit du Tsar, il y eût retrouvé sa propre arrière-pensée, parvenue à un degré au moins égal de développement. Aujourd'hui, Alexandre inclinait plus sérieusement à suivre les avis de Czartoryski, à réaliser le rêve des Varsoviens, à faire ce qu'il accusait et soupçonnait Napoléon de vouloir faire, à reformer et à s'agréger la Pologne, afin de la transformer entre ses mains en instrument d'offensive. Depuis quelque temps, il s'est cherché de nouveaux intermédiaires avec les Polonais dans leur nation même; des personnages importants ont été prévenus, initiés; le projet a pris assez de précision et de consistance pour qu'il en soit parlé couramment dans certains milieux, pour que l'écho en revienne à nos agents. L'un d'eux, lancé en explorateur sur les confins de l'Autriche, de la Turquie et de la Pologne, passant à Varsovie en novembre, va écrire de cette ville: «Il est un plan affectionné par-dessus tout par l'empereur de Russie et dont la préparation est confiée au comte Jean-Séverin Potocki, et qui ne laisse pas que de partager les opinions dans les provinces russes polonaises: c'est le rétablissement du royaume de Pologne avec son indépendance, ses privilèges, mais uni à l'empire de Russie à perpétuité, comme l'Italie l'est momentanément à la France. Ce plan est bien connu ici malgré les efforts des Russes. Il ne les séduit pas, mais il flatte trop leur égoïsme et leur paresse pour ne pas trouver des partisans parmi les grands seigneurs des provinces russes polonaises, qui y sont fort enclins. Il sera d'ailleurs fortement soutenu par les Grecs fanatisés. On invitera le grand-duché de Varsovie à se réunir à la majorité. Tel est le plan que la Russie se propose de mettre au jour au premier signal de guerre, et il serait dans ce cas très important de le prévenir, car il les divisera ou tout au moins les amènera à se combattre entre eux 597.»
Que la France ou la Russie prît l'initiative de ressusciter la Pologne, celle des deux qui tenterait l'entreprise aurait à compter avec un tiers: il faudrait pressentir, consulter, désintéresser l'Autriche, la mettre avec soi sous peine de l'avoir contre soi. À l'opération projetée, l'Autriche perdrait presque infailliblement ce qui lui restait de la Galicie; ce membre détaché de la Pologne tendrait invinciblement à se ressouder au corps, la partie irait d'un mouvement irrésistible se fondre et s'absorber dans l'unité refaite. Pour réconcilier l'Autriche avec ce sacrifice, il importait de lui présenter d'amples dédommagements, de lui offrir en échange de son établissement précaire en Galicie de plus solides acquisitions: c'était avec elle une question d'indemnité à débattre. Pour commencer, on ne pouvait trop tôt se ménager à Vienne de nouveaux moyens d'accès et de confidence. Chacun de son côté, simultanément et secrètement, l'Empereur et le Tsar vont s'appliquer avec plus de soin à rapprocher d'eux l'Autriche et à l'attirer dans leur jeu.
Si Napoléon avait prononcé devant Metternich le nom de la Pologne, c'était afin de sonder ce ministre. Il s'expliqua dans la suite de l'entretien. Cette fois encore, il n'a pas en vue de signer une alliance et de se procurer un concours armé; il est plus détaché que jamais de cette idée. Observant ce qui se passe à Vienne, le fond d'amertume et de défiance qui y subsiste irrémédiablement, il ne croit guère à la possibilité de faire marcher côte à côte et de bon cœur Autrichiens et Français, vaincus et vainqueurs de Wagram. Ce qu'il demande toutefois, c'est plus qu'une simple neutralité, c'est une connivence et une complicité passives, garanties par l'adhésion anticipée de François Ier et de ses conseillers aux remaniements que l'avenir pourra commander. Dans ce but, il cherche à s'entendre dès à présent avec eux sur leur future compensation. De toutes ses possessions perdues, il n'en était point que l'Autriche désirât plus passionnément recouvrer que les côtes et les ports de l'Adriatique. Déjà Napoléon avait dit à Metternich: «Tout peut revenir, ces points-là sont des bouts de cheveux pour moi 598.» Lorsqu'il eut fait allusion à une renaissance possible de la Pologne, il ajouta: «Repousseriez-vous un jour des conférences ayant pour but d'amener l'échange d'une partie égale de la Galicie contre ces provinces?... Si je puis éviter la guerre avec la Russie, tant mieux; sinon, il vaut mieux avoir prévu les conséquences de la lutte 599.» Là-dessus, il insista longuement sur les avantages qui résulteraient pour l'Autriche de la réincorporation du littoral. À ce prix, il ne réclamerait pas une coopération active; la manière dont les Russes l'avaient secondé en 1809 l'avait, disait-il, dégoûté des coalitions. Il ne demandait même pas, il ne voulait point de réponse à ses insinuations. Dans le cas où l'empereur François admettrait en principe l'idée de l'échange, ce monarque n'aurait qu'à vendre graduellement les domaines de sa couronne en Galicie; à ce signe, Napoléon comprendrait que l'Autriche ne refusait pas de s'entendre avec lui sur les résultats possibles d'une crise à prévoir.
Nanti de cet aveu, Metternich considéra que sa mission exploratrice était remplie et se prépara à quitter la France. Il se sentait fixé sur le point qu'il avait pris à tâche d'éclaircir; il disposait désormais d'une base pour édifier toutes ses combinaisons; d'après les dernières paroles de l'Empereur, il avait compris que le conflit avec la Russie, dont il avait si curieusement observé la genèse, se produirait suivant toutes probabilités. Cette crise, qui dominait l'avenir, rouvrait à l'ambition de sa cour de vastes perspectives. Placée entre les deux belligérants, sur leur flanc, l'Autriche ne trouverait-elle pas l'occasion de jeter dans la balance le poids décisif? Par contre, toute imprudence au début la mettrait en péril de mort et l'exposerait à périr dans la formidable collision qui se préparait: elle ne pourrait, le cas échéant, prononcer avec utilité son action qu'après l'avoir tout d'abord et très soigneusement réservée. Pour le moment, Metternich ne voyait d'autre conduite à suivre que d'accéder aux désirs de l'Empereur, d'admettre le troc de la Galicie contre les provinces illyriennes, sans participation active à la lutte, et il conseillerait à son maître cette résignation profitable. En se plaçant sur ce terrain, l'empereur François n'aurait pas à se brouiller irrévocablement avec les Russes et à prendre parti contre eux; il se garderait la faculté de leur revenir et de suivre la fortune, si jamais l'inconstante déesse passait dans leur camp, mais en même temps il s'assurerait des garanties et quelques avantages pour le cas infiniment plus probable d'une victoire française. C'était beaucoup que d'avoir amené Napoléon à tenir compte dans toutes les hypothèses de l'intérêt autrichien, et Metternich revenait à Vienne avec confiance, heureux d'y rapporter ce bienfait et se flattant d'y recevoir bon accueil.
À Vienne, il ne trouva qu'une désagréable surprise. Quelles ne furent pas sa stupéfaction, sa colère, d'apprendre qu'une mystérieuse intrigue, nouée à son insu pendant les derniers temps de son absence, risquait d'anéantir tous les fruits de sa mission et de rejeter l'Autriche dans la plus périlleuse des voies! Cette fois encore, la Russie avait pris les devants sur la France: agissant depuis quelques semaines à Vienne avec un redoublement d'ardeur, elle y avait fait d'étonnants progrès. Plus ambitieuse que Napoléon, elle demandait une alliance, le cabinet autrichien semblait près de l'accorder, et ce qu'il y avait pour Metternich de plus pénible, de plus mortifiant dans cette aventure, c'était que son propre père, laissé par lui en arrière pour le représenter dans le conseil, pour lui garder la place, avait échappé à sa direction et s'était laissé prendre aux filets de la diplomatie moscovite. Le ministre intérimaire s'était permis d'avoir une politique à lui, diamétralement opposée à celle du ministre en titre, retenu au loin par une fructueuse ambassade; tandis que le fils se rapprochait de la France à pas comptés, avec une prudente circonspection, le père se livrait brusquement et presque inconsciemment à la Russie.
Le vieux prince de Metternich manquait totalement de la souplesse nécessaire pour imiter le jeu où excellait son fils, pour se tenir en équilibre entre la France et la Russie, en penchant un peu vers la première, sans s'abandonner tout à fait: il avait d'abord incliné plus que de raison du côté français; n'ayant point trouvé là le point d'appui que recherchait sa débilité, il se laissait aujourd'hui retomber gauchement dans les bras de la Russie. Son idée fixe était toujours de sauver les Principautés. Bien que les Russes eussent brillamment terminé leur campagne d'Orient par la victoire de Batynia et l'occupation de plusieurs places, il se reprenait de plus en plus à l'espoir de les amener à se modérer eux-mêmes, à diminuer leurs prétentions sur le Danube, en leur offrant sur d'autres points une alliance et des garanties.
Cette tendance, nous l'avons vu, avait été reconnue par le comte Schouvalof, qui avait reçu ordre d'en profiter. Pour arriver jusqu'au prince de Metternich, Schouvalof se lia avec son homme de confiance, M. de Hudelist, employé de haut rang à la chancellerie aulique. «Quoique vivant en voyageur, écrivait-il, je l'engageai à accepter un dîner sans façon: il y vint, en ayant probablement reçu la permission 600.» En dînant, on causa, on se fit des confidences, et Hudelist finit par dire que, si la Russie désirait un rapprochement, l'Autriche «ferait la moitié du chemin 601». À ce mot, le cabinet de Pétersbourg répondit en proposant immédiatement un traité secret. Il s'agissait d'un acte modeste en soi: chacune des deux cours s'engagerait simplement «à n'assister qui que ce soit 602» contre l'autre. Mais la pensée des Russes allait plus loin que leurs propositions écrites. Ainsi Schouvalof était chargé, en même temps qu'il présenterait le projet de traité, de réitérer l'offre de la Valachie orientale «en échange de quelques parties de la Pologne 603». Ce serait créer un précédent utile; il était bon d'habituer les Autrichiens à se dessaisir et à trafiquer de leurs territoires polonais. Puis, on se disait à Pétersbourg qu'une fois l'Autriche liée par une signature, par un pacte quelconque, il serait facile de l'attirer plus complètement à soi: l'intimité, la confiance renaîtraient, on en viendrait à marcher d'accord en toute circonstance. Cette arrière-pensée se trahit dans une lettre particulière du chancelier Roumiantsof à Schouvalof, pleine de cajoleries à l'adresse du prince de Metternich et de son gouvernement: «Sa Majesté, dit-il, avait en quelque sorte prévenu la démarche que la cour de Vienne vient de faire près d'elle. Tant mieux: l'amitié des deux empereurs, puisque l'un et l'autre en avaient si bien senti l'utilité, n'en sera que plus forte; c'est tout ce que je désire. L'Empereur est très satisfait de vous, Monsieur le comte, et il s'attend que vous achèverez ce que vous avez si bien commencé. Veuillez, je vous prie, remercier le prince de Metternich du bon souvenir qu'il me conserve. Je me rappelle avec plaisir cette époque où nous étions ensemble, et je professe ici bien volontiers que j'ai souvent tiré beaucoup d'avantages de ses lumières et de son expérience. Combien ne serais-je pas flatté, s'il était dans notre étoile à tous les deux de ramener maintenant cette ancienne et heureuse époque à laquelle les deux cabinets ne faisaient rien sans se concerter 604!»
Ainsi amorcée, la négociation prit rapidement tournure. Metternich le père avait fait son rapport à l'empereur François, qui approuvait et laissait faire. La seule difficulté était la question des Principautés, que l'Autriche voulait traiter concurremment avec celle de l'alliance: elle désirait obtenir des Russes une promesse de renoncement partiel ou au moins l'assurance qu'ils la laisseraient se porter médiatrice entre eux et les Turcs et dire son mot sur les conditions de la paix. Schouvalof n'était autorisé à prendre aucun engagement de ce genre. Néanmoins, le ministère autrichien inclinait à conclure; déjà le pacte de simple neutralité se transformait en traité de défense mutuelle, et tout s'acheminait à une reprise de liaison entre les deux anciennes cours impériales, lorsque le retour inopiné de Metternich le fils, qui reprit aussitôt la direction des affaires, vint tout interrompre 605.
Averti de ce qui se préparait, Metternich ne perdit pas un instant pour se jeter à la traverse. Il ne fit que toucher barre à Vienne, courut en Styrie où se trouvait l'empereur François, obtint que le faible monarque considérât comme non avenu le rapport «provisoire» du ministre intérimaire et qu'il décidât le rejet des propositions russes. Là-dessus, Metternich rentra à Vienne, vit Schouvalof, et, dans un langage très doux, très courtois, fleuri d'expressions gracieuses, mais au fond parfaitement net, coupa court aux espérances de cet envoyé. L'Autriche, dit-il, n'était en position de contracter d'engagement avec personne. Il affirmait--et c'était vrai--n'avoir rien signé avec la France; il prétendait que ses préférences de principe et ses inclinations de cœur le portaient vers Pétersbourg, mais le moment était-il venu de trahir et de manifester ces sentiments? Entre les souverains autrichien et russe, l'amitié était de fondation, la confiance reposait sur de longues traditions d'intimité et des intérêts communs: qu'était-il besoin de se compromettre par un traité, qui n'échapperait pas à Napoléon? Quant à l'échange des territoires, Metternich le déclina avec autant d'énergie que Schouvalof en mit à le proposer. En somme, il rompit les pourparlers, reconquit ainsi la pleine liberté de ses mouvements et dégagea l'Autriche des liens où elle allait maladroitement s'emprisonner 606.
Outré de cette déconvenue, Schouvalof songea un instant à s'acharner, à tenter d'autres voies, à agir malgré et contre Metternich. N'existait-il pas à la cour de Vienne, dans ce milieu étrange où se croisaient tant d'influences diverses, quelques intermédiaires des deux sexes à employer auprès du maître? L'Empereur aimait sa femme, appréciait fort l'archiduchesse Béatrice, sœur de l'Impératrice, gardait un reste d'affection au vieux Metternich, consultait volontiers le comte Zichy et témoignait toujours d'une inconcevable faiblesse pour son secrétaire Baldacci, considéré comme le mauvais génie de la dynastie. Schouvalof songea successivement à ces divers personnages et à d'autres encore. Toutefois, les ayant passés en revue, il se convainquit qu'aucun ne présentait les conditions voulues pour mener à bien l'opération délicate qui serait confiée à ses soins, pour mettre en échec le crédit du puissant ministre; les quelques coups de crayon qu'il consacre à chacun d'eux, dans une dépêche irritée où il se déclare obligé de quitter la partie, composent un tableau peu flatteur de l'entourage du monarque: «L'Impératrice, dit-il, a beaucoup d'esprit et voudrait se mêler des affaires, mais son auguste époux l'en éloigne. Le prince de Metternich n'ira pas directement contre son fils; de plus, il ne dira jamais à l'Empereur que la leçon qu'il aura étudiée, et encore en oubliera-t-il la moitié. Hudelist ne peut quelque chose qu'auprès du prince. L'archiduchesse Béatrice craint de se mêler des affaires et de voir son nom dans le Moniteur. Le comte de Sickingen pourrait parler, mais il est bien avec des personnes qui tiennent au comte de Metternich. Tout le reste n'y peut rien, excepté Zichy, qu'il faudrait acheter, et Baldacci; ce serait le dernier moyen à employer 607.»
Peu après cette campagne brillamment commencée et mal terminée, Schouvalof, dont les fonctions n'avaient jamais été que provisoires, fut rappelé; un ambassadeur régulier, M. de Stackelberg, était déjà arrivé à Vienne. Stackelberg essaya à plusieurs reprises de rentrer en matière. Chaque fois, Metternich se déroba, déclinant les entretiens, fuyant les rendez-vous, se faisant insaisissable, paraissant tout entier au plaisir de retrouver Vienne, ses amis, ses relations, se montrant plus occupé de plaisirs que d'affaires. Depuis son retour, fidèle à ses habitudes mondaines, il se répandait beaucoup et se laissait voir dans tous les milieux. Comme s'il eût voulu atténuer le déplaisir que causeraient à Pétersbourg ses procédés évasifs, il fréquentait les salons russes de Vienne, où Razoumovski et autres continuaient à tenir bureau d'intrigues; sobre de paroles avec les négociateurs attitrés que lui dépêchait le Tsar, il se dédommageait avec les dames russes, se mettait pour elles en frais spéciaux de galanterie; à l'heure où il refusait d'écouter Schouvalof et Stackelberg, on crut remarquer que ses assiduités auprès de la princesse Bagration prenaient un caractère particulièrement vif; c'était ce qu'il appelait «travailler à la conciliation 608». Avec cela, il entretenait les rapports les plus intimes avec l'ambassadeur français, qui ne tarissait pas en éloges sur son compte. Par ces mouvements divers et exécutés avec une égale désinvolture, il restait également fidèle au plan qu'il s'était tracé: se faire bien venir de Napoléon, sans s'ôter les moyens, le cas échéant, de se reporter ailleurs et de rentrer en grâce auprès de la Russie.
Cette cour, il est vrai, avait espéré mieux que des politesses, enveloppant un refus de traiter; son dépit s'exhala en termes acerbes. La correspondance de ses agents ne ménage plus les épithètes désobligeantes à Metternich; elle prend vivement à partie cet homme d'État, qui jusqu'alors avait obtenu de ses contemporains plus d'attention que d'estime. Schouvalof le jugeait «plus finasseur que fin»; Stackelberg, qui avait le trait mordant et la plume acérée, voyait en lui l'homme lige, le client, la créature de Napoléon, et attribuait à sa conduite les motifs les moins avouables: rappelant son rôle dans l'affaire du mariage, son séjour prolongé à Paris, il en concluait que son but prémédité était d'asservir l'Autriche aux volontés françaises. «Combien, ajoutait-il, cette présomption n'acquiert-elle pas plus de force lorsqu'on a tout lieu de croire que l'existence politique de ce ministre tient à l'intimité avec un gouvernement dont la protection le sauve de l'effet sur le souverain, sinon de la déconsidération publique, au moins du manque de considération indispensable dans un poste aussi éminent! Et pour n'en citer qu'un motif, que penser en effet d'un ministre dont on est à deviner les heures d'occupation, tant il est adonné aux plaisirs de la société? On a dit du duc de Choiseul que ce n'était pas dans son cabinet de travail qu'il avait le plus utilement servi Louis XV; cela est très vrai, mais les affaires les plus importantes de ce ministère avaient été traitées dans le salon du ministre et non dans des boudoirs 609.»
L'empereur Alexandre, de son côté, devait garder rancune au ministre qui avait si prestement éconduit la Russie, à l'heure où elle se croyait sûre de ressaisir l'Autriche. Pourtant, le Tsar se refusait encore à désespérer de cette puissance; s'il ne pouvait l'avoir pour auxiliaire, ne saurait-il éviter au moins de l'avoir pour ennemie? Peu à peu, par une coïncidence curieuse et pourtant naturelle, Alexandre en viendra à envisager les rapports à établir avec l'Autriche exactement sous le même point de vue que l'empereur des Français: renonçant provisoirement à l'idée d'une alliance, il se rabattra sur celle d'une neutralité bienveillante, assurée à l'avance et largement rémunérée. Il ne demandera plus aux Autrichiens que de le laisser faire, de ne s'émouvoir et de ne s'étonner de rien, de considérer sans alarme ce qui pourra se passer autour d'eux, en Pologne par exemple, de se résigner au besoin à perdre la Galicie, moyennant d'équitables dédommagements; ces équivalents, il les désignera, comme Napoléon, en Orient, montrera au loin cette proie abandonnée à toutes les convoitises. Napoléon a parlé des provinces illyriennes, Alexandre finira par offrir la plus grande partie des Principautés 610. C'est qu'ils sentent également que l'Autriche une fois mise hors de cause, éloignée et payée, il deviendra plus facile, au premier de fixer le dévouement des Polonais, au second de tenter leur fidélité. Ainsi, lors même qu'ils traitent avec l'Autriche, ils pensent à la Pologne: autour d'elle évolue leur diplomatie souterraine et tournent toutes leurs combinaisons de défense ou d'attaque; c'est à la retenir ou à la capter que s'emploient mystérieusement leurs efforts; il semble que l'un comme l'autre ait indispensablement besoin d'elle pour accaparer à son profit les chances de l'avenir. Tous deux commandent pourtant aux armées les plus nombreuses et les plus belles qui soient dans l'univers; s'ils le veulent, des millions de soldats vont se lever à leur voix, obéir à leur geste. Néanmoins, tant de moyens ne suffisent pas à leurs yeux pour décider la victoire. Chacun d'eux estime que sa supériorité dépend du concours spontané d'une nation opprimée, trois fois spoliée, aux deux tiers captive, mais en qui s'affirme un principe de survie et de libre expansion. Lorsqu'ils se tournent vers la Pologne, ils cherchent moins encore à se donner une armée de plus qu'à enrôler dans leur parti une grande force morale et à l'attirer sous leurs drapeaux: c'est un hommage involontaire qu'ils rendent à la puissance de l'idée et au droit méconnu. Spectacle étrange que celui de ces deux potentats, dont l'un dispose de toutes les ressources de l'ancienne Europe, dont l'autre possède un empire plus grand que l'Europe, et qui se disputent les faveurs d'une poignée d'hommes aspirant légitimement à reformer un peuple, comme si, entre tant d'éléments de force matérielle et de succès qu'ils s'opposent l'un à l'autre, ce grain de justice et de bon droit pouvait faire pencher la balance!
CHAPITRE XIII
LE CONFLIT
Jusqu'à la fin de 1810, les relations conservent une apparente sérénité.--Prévenances réciproques et faux sourires.--Le dissentiment au sujet du blocus va manifester l'antagonisme des volontés et des principes.--Résultats du système continental.--Détresse et péril de l'Angleterre.--Symptômes d'une crise financière à Londres.--La paix possible.--Efforts désespérés du commerce britannique pour se ménager des accès en Europe; il cherche en Russie un débouché et des facilités de transit.--Napoléon sollicite Alexandre de fermer les ports de l'empire à tous les bâtiments porteurs de denrées coloniales.--Formation sur la Baltique d'une flotte marchande de six cents bâtiments à destination de la Russie.--Instances plus pressantes de Napoléon.--Il rentre en explication sur l'ensemble des rapports.--L'aide de camp Tchernitchef à Paris: ses succès mondains, ses occupations clandestines.--Le bal de Fontainebleau.--Longues conversations avec Tchernitchef; franchise audacieuse de l'Empereur.--L'amie géographique.--Lettre à l'empereur Alexandre.--La pensée de Tilsit.--Alexandre refuse d'adopter les nouveaux tarifs et de proscrire indistinctement tous les neutres.--Raisons de sa résistance.--Il est mis en demeure de coopérer à la fermeture de la Suède.--Son embarras; espoir secret qu'il fonde sur Bernadotte.--Envoi de Tchernitchef à Stockholm; but apparent et objet réel de sa mission.--Profonde duplicité.--Intimité croissante entre l'émissaire russe et le prince royal de Suède: entrevue officielle, audiences particulières, déjeuner en tête-à-tête, Bernadotte dans son cabinet et devant le front des troupes.--Gradation dans ses discours; sa parole d'honneur et sa parole sacrée.--Amertume profonde contre Napoléon.--Tchernitchef rassure son maître sur les dispositions de la Suède.--La Russie approvisionne l'Allemagne de denrées coloniales.--Colère concentrée de Napoléon.--Fautes suprêmes.--Incorporation à l'empire des villes hanséatiques.--But de cette réunion.--L'annexion du littoral allemand fait naître la question de l'Oldenbourg.--Situation géographique de cet État; étroite parenté entre le prince régnant et l'empereur Alexandre.--Napoléon propose au duc un échange; sur son refus, il décrète l'occupation de ses États.--Violation du traité de Tilsit.--Avant de connaître la réunion des villes hanséatiques et de l'Oldenbourg, Alexandre se met lui-même et le premier en contradiction ouverte avec les principes de l'alliance.--La baisse du change en Russie et la balance du commerce.--L'ukase du 31 décembre 1810.--Rupture économique avec la France.--Napoléon et Alexandre arrivent simultanément au terme de leur évolution divergente.--Achèvement des préparatifs militaires de la Russie; Alexandre dispose de deux cent quarante mille hommes contre les trois divisions de Davoust.--Il se laisse gagner subitement à l'idée de commencer la guerre et de prendre l'offensive.--Son projet d'envahir le duché, de reconstituer la Pologne et de soulever l'Europe.--Confidences décisives à Czartoryski.--Le sort de l'Europe entre les mains des cinquante mille soldats du duché.--Attitude de l'Angleterre; résistance passive; la tactique de Waterloo.--Les préparatifs menaçants de la Russie obligent Napoléon à se détourner de l'Espagne et à se reporter précipitamment vers le Nord.--Reflux de la puissance française sur l'Allemagne.--Motifs qui empêcheront Alexandre de donner suite à ses plans d'offensive et permettront une reprise de négociation.--La France et la Russie au commencement de 1811; malentendu persistant au sujet de la Pologne; griefs particuliers et griefs généraux; identité d'intérêts affirmée en principe.--L'alliance ou la guerre.
I
À l'instant où les deux empereurs, avec un surcroît d'activité discrète, avisaient éventuellement aux moyens de se nuire, Alexandre Ier disait à un diplomate connu pour son attachement à la France, M. de Bray, ministre de Bavière: «J'aime l'empereur Napoléon comme mon frère, je pense lui avoir inspiré les mêmes sentiments, et l'on doit compter sur un accord constant entre nos cabinets 611.» De son côté, Napoléon défendait rigoureusement à ses agents diplomatiques toute démarche, toute parole de nature «à inspirer le moindre doute sur l'étroite amitié qui l'unissait à la Russie 612». De part et d'autre, c'était une attention égale et soutenue à maintenir les dehors de l'intimité et de la confiance. Depuis qu'Alexandre et Napoléon avaient renoncé à toucher mot de ce qui les divisait, aucune parole un peu vive n'avait retenti entre eux; même, ils avaient encore l'un pour l'autre des regards caressants et des sourires. Le premier affectait de se rappeler au souvenir de son allié par des prévenances et des présents; il choisissait, parmi les chevaux de ses écuries, les plus fins et les plus rapides pour les envoyer à l'Empereur. À Paris, les représentants du Tsar étaient mieux traités que tous autres, et si Napoléon faisait parfois exception à cette règle au profit des Autrichiens, il s'en excusait bien vite en Russie et exprimait le regret que Kourakine, perpétuellement empêché, ne fût point en état de recevoir les mêmes marques de bienveillance et de faveur. «Dites-lui, écrivait-il à Champagny, que je n'ai pu lui donner, comme je l'aurais désiré, les preuves de ces sentiments, parce qu'il a toujours été malade; que si j'ai invité le prince de Schwartzenberg à la chasse à différentes reprises, c'était par suite des circonstances du mariage d'abord, et puis parce qu'étant militaire, cela l'amuse beaucoup 613.» Et il ajoutait: «Vous chargerez le duc de Vicence de déclarer que je suis ferme dans l'alliance de la Russie et décidé à marcher dans la même direction.»
Au reste, les deux cours continuaient à observer la lettre des traités, à remplir les devoirs stricts et en quelque sorte matériels de l'alliance. Les ports de Russie restaient fermés aux navires battant pavillon d'Angleterre: un conseil des prises saisissait, parmi les prétendus neutres, ceux dont la nationalité britannique ne pouvait faire l'objet d'un doute et dont le déguisement était par trop grossier. En France, le gouvernement se piquait, comme par le passé, de traiter en commun avec la Russie toutes les affaires d'intérêt général. Napoléon avait instruit le Tsar de ses pourparlers successifs avec l'Angleterre, avait signalé à Pétersbourg toutes les phases de cette négociation, comme s'il eût voulu prouver que lui du moins ne conclurait jamais de paix séparée. Pourtant, malgré ce soin à garder dans les formes une correction scrupuleuse, à ne fournir contre soi aucun grief positif, il était impossible de perpétuer indéfiniment dans ses manifestations extérieures une harmonie qui n'existait plus dans les cœurs; forcément, la mésintelligence éclaterait un jour, se traduirait par un dissentiment aigu, et les liens dans lesquels ou s'était engagé, progressivement distendus, en étaient venus à ce point de fragilité où la moindre secousse les ferait céder et se rompre. Ce déchirement s'opéra lorsque Napoléon voulut faire adopter par la Russie les mesures d'extrême rigueur qu'il avait imposées à ses autres alliés contre le commerce de l'Angleterre.
Exécutées avec ensemble dans tous les pays qui relevaient de la France, ces mesures commençaient à porter. L'annexion de la Hollande, la fermeture des fleuves allemands, la surveillance plus rigoureuse des côtes, la répression impitoyable de la contrebande, la guerre aux neutres, les confiscations opérées en Allemagne, l'application des nouveaux tarifs aux articles tolérés, avaient occasionné à nos ennemis des pertes irréparables et profondes. L'immense quantité de marchandises coloniales qui constituait leur capital, ne trouvant plus à se déverser sur le continent, restait éparse sur les mers, à bord des bâtiments neutres. Les propriétaires anglais de ces denrées, placés dans l'impossibilité de les convertir en numéraire, ne savaient plus où se procurer les moyens de tenir leurs engagements et de faire face à leurs échéances. À Londres, les sinistres financiers commençaient; des maisons d'une solidité éprouvée, d'un renom européen, succombaient tour à tour, et chacun de ces écroulements laissait le crédit de l'Angleterre atteint et ébranlé. Au même moment, une rupture imminente avec les États-Unis semblait devoir fermer aux exportations britanniques un de leurs derniers débouchés. D'autres causes encore, l'accroissement de la dette publique, une crise ouvrière, la cherté du blé, l'impossibilité de suppléer à l'insuffisance des récoltes par des achats à l'étranger, ajoutaient à l'angoisse de ces heures sombres, succédant à une période de prospérité inouïe. La guerre avait fait la fortune des Anglais: la prolongation de la guerre préparait leur ruine. Aujourd'hui, dans toutes les parties de la nation, c'étaient la gêne, l'atonie, l'appréhension de l'avenir; ce serait demain l'universelle détresse, avec le soulèvement des masses et la guerre des classes en perspective 614.
Napoléon connaissait cette situation. Il en suivait les progrès dans les journaux anglais, qu'il lisait avidement, dans toutes les informations qu'il recevait de Londres et faisait soigneusement colliger, dans les débats du Parlement, et à chaque symptôme de souffrance noté chez l'ennemi détesté, son âme se remplissait de joie. Touchait-il enfin au but de tout son règne? Ce que n'avaient pu produire les préparatifs de descente et les coups successivement portés en Europe, le camp de Boulogne, Austerlitz, Iéna, Friedland, Wagram, l'Allemagne et l'Italie absorbées, la Russie, puis l'Autriche, vaincues et ralliées, l'Espagne envahie, la Turquie et les Indes menacées, la guerre économique allait-elle l'opérer? L'Angleterre allait-elle s'avouer vaincue, souscrire à cette paix maritime qui préviendrait le retour des guerres continentales, anéantirait dans leur germe les complications futures, éclaircirait partout l'horizon, donnerait à la France la sécurité dans la grandeur? Pour la première fois ce dénouement devenait possible: il semblait même prochain, imminent, mais à une condition, c'était que nos efforts se poursuivissent avec un redoublement d'énergie, car le commerce anglais s'obstinait à la lutte, malgré ses dangers et ses mécomptes, et ne renonçait pas à franchir les barrières dont Napoléon travaillait à environner l'Europe.
C'était toujours dans la Baltique que les bâtiments porteurs de denrées coloniales se réfugiaient et s'entassaient: c'était de ce côté que les produits prohibés cherchaient désespérément un passage. Des navires de toute nationalité, principalement américains, escortés et protégés souvent par des vaisseaux de guerre anglais, circulaient sur la Baltique par bandes innombrables, par centaines, par milliers, «comme les débris d'une armée mise en déroute 615». Ils erraient de rivage en rivage, frappaient à toutes les portes; repoussés d'un côté, ils se rejetaient de l'autre. Après avoir inutilement tâté Lubeck, Stettin, Dantzick, et rencontré partout la France, ils se donnaient maintenant une autre destination et remontaient plus haut vers le Nord. Où se rendaient-ils? La Suède leur restait ouverte, mais ne leur offrait plus qu'un abri précaire, puisque le gouvernement royal d'abord et ensuite Bernadotte, qui s'acheminait vers Stockholm, avaient fait à l'Empereur de solennelles promesses. D'ailleurs, pour la plupart des bâtiments fraudeurs, la Suède était une escale plus qu'un but. En réalité,--des avis positifs en faisaient foi,--les flottes marchandes qui portaient les suprêmes espérances de l'Angleterre se dirigeaient vers la Russie, gagnaient la vaste région où l'exclusion des neutres n'avait pas encore été prononcée à titre de règle absolue.
En Russie, les navires portant pavillon neutre étaient admis à débarquer leurs cargaisons, pourvu que celles-ci justifiassent en apparence, au moyen de certificats trop faciles à se procurer, de leur origine américaine et non britannique. Par cette porte entre-bâillée, des marchandises appartenant en réalité aux Anglais s'introduisaient sur le continent; les unes étaient consommées dans les provinces russes; les autres, continuant leur route par terre, s'acheminant à travers l'empire, dépassaient ses frontières et se répandaient en Europe. Nos agents les voyaient arriver en Allemagne par convois immenses, par véritables caravanes; tout ce qui s'en était débité cette année à la foire de Leipzick était venu du Nord, apporté sur sept cents chariots. Si la Russie continuait à accueillir ces produits, à en permettre le débit et le transit, elle fournirait aux Anglais, en échange de leurs articles, l'or qui leur permettrait de maintenir leur crédit, de solder leurs troupes d'Espagne: elle leur donnerait littéralement des armes pour perpétuer la guerre. Au contraire, que le Tsar se résignât à fermer entièrement ses ports, à proscrire absolument les neutres, reconnaissant en eux les agents et les intermédiaires du commerce britannique, il compléterait l'investissement de l'Angleterre et la réduirait à merci, en lui ôtant les derniers moyens d'écouler ses produits et de se créer des ressources. Suivant une parole de Napoléon, la paix ou la guerre était entre les mains de la Russie, et l'alliance reprenait, manifestait toute son utilité, à l'heure où des torts réciproques l'avaient altérée et virtuellement dissoute.
Était-il juste aujourd'hui, était-il rationnel de demander au Tsar un nouveau et plus pénible sacrifice, une preuve irrécusable de dévouement et d'abandon, après lui avoir fourni tant de raisons pour craindre et se défier? Il est vrai que tous les discours de ce prince, toutes ses lettres, continuaient à exprimer l'ardent et invariable désir de la paix générale; il affirmait d'autre part qu'il ne serait jamais le premier à rompre l'accord, et Caulaincourt, par chaque courrier, se portait garant de cette intention 616. En faisant appel à ces sentiments, en invoquant auprès d'Alexandre l'intérêt de l'humanité tout entière, en lui montrant dans un avenir prochain l'universelle détente et le grand apaisement, ne saurait-on obtenir de lui une décision essentiellement conforme à l'esprit du pacte de 1807, dont le but annoncé avait été de courber l'Angleterre sous l'effort combiné des deux empires? Un instant, Napoléon se reprit à cet espoir ou voulut du moins tenter cette épreuve.
Note 616: (retour) Nous publions à l'Appendice, sous le chiffre III, les lettres particulières écrites durant cette période par Caulaincourt au ministre des relations extérieures: Archives des affaires étrangères, Russie, 150 et 151. Ces lettres mettent en lumière le beau caractère de l'ambassadeur, sa courageuse franchise, mais en même temps son erreur permanente sur les intentions réelles d'Alexandre.
Dès le 7 septembre, il avait fait proposer aux Russes l'adoption des nouveaux tarifs sur les denrées coloniales; il attendait à ce sujet une réponse. Le 13 octobre, il soulève la question des neutres; par deux fois dans la même journée, il prescrit à Champagny de faire une lettre au duc de Vicence, de voir Kourakine, d'insister pour la confiscation de tous les bâtiments porteurs d'articles prohibés 617. Il ordonne de transmettre à Pétersbourg une lettre du général Rapp, qui commande à Dantzick: Rapp a vu se former sur la Baltique de vastes rassemblements, il annonce que «beaucoup de bâtiments chargés pour le compte de l'Angleterre se sont dirigés vers les ports de Russie 618»; couverts par leurs pavillons multicolores, ils doivent y avoir pénétré et attendre que l'autorité compétente statue sur leur sort; l'heure est urgente: c'est l'instant d'exposer la théorie française dans toute sa rigueur et d'indiquer l'application spéciale que la Russie est requise d'en faire.
Champagny écrivit à Caulaincourt par courrier extraordinaire. Il récapitulait les résultats obtenus par le blocus, félicitait la Russie de saisies récemment opérées, signalait de fâcheuses défaillances, et poursuivait ainsi: «Dans ce moment, Monsieur, où nous touchons au but pour lequel tant de sacrifices ont été faits, représentez au gouvernement russe combien il importe à la cause commune, combien il importe à la Russie qui désire la paix, de frapper avec la France le dernier coup qui doit l'obtenir; que l'empereur de Russie ordonne la confiscation de tous ces bâtiments qui se dirigent vers ses ports. Ils sont chargés de denrées coloniales, cela seul doit être un titre de condamnation. Toute denrée coloniale est nécessairement marchandise anglaise, sous quelque pavillon qu'elle arrive; la confiscation est donc la suite des engagements pris par les puissances du continent. Elle sera dans ce moment éminemment utile au continent. Jamais l'Angleterre ne s'est trouvée dans la détresse qu'elle éprouve, et cette détresse est surtout l'effet des dernières mesures prises par l'Empereur. Le change de l'Angleterre baisse journellement, son papier de banque est devenu un papier-monnaie dont la perte est déjà sensible. Les banqueroutes se multiplient; celle de la maison Beckers, qui spéculait sur les denrées coloniales, a été occasionnée par le mauvais succès de ses spéculations. La catastrophe de M. Goldsmith, une des colonnes de la Cité, comme disent les Anglais, provient aussi, quoique indirectement, de la même cause. Il s'était chargé d'une grande partie du dernier emprunt fait par le gouvernement et avait reçu des effets de la dette publique. Les négociants spéculateurs en denrées coloniales qui attendaient des retours qui n'ont pas eu lieu, ayant des engagements à remplir, ont été obligés de se défaire des effets de la dette publique dont ils pouvaient être porteurs. De là la dépréciation de ces effets, celle des effets de l'emprunt, et la ruine de M. Goldsmith, qui s'est brûlé la cervelle. Un retard seul dans la vente des cargaisons destinées pour le nord de l'Allemagne ou pour la Baltique a occasionné cet effet; quel résultat n'obtiendra-t-on donc pas si toutes ces cargaisons transportées en Russie y sont confisquées au moment de leur arrivée! Nous savons par une voie sûre que la désolation est grande dans le commerce anglais, et que ses vœux sont maintenant pour la paix, lorsqu'il y a peu de mois encore il paraissait indifférent à la continuation de la guerre.
«La Suède va être fermée au commerce anglais, et si la Russie se joint à la France, en prenant et en faisant exécuter rigoureusement la mesure que vous êtes chargé de lui proposer, le vœu de la paix deviendra le cri général en Angleterre, et son gouvernement sera obligé d'en faire la demande.
«Insistez donc sur la confiscation des bâtiments porteurs de cargaisons de denrées coloniales. Quelque masque qu'ils prennent, quelque pavillon qu'ils arborent et quelque prétexte qu'ils mettent en avant, ils sont anglais ou appartiennent à l'Angleterre, et si les ordres de l'empereur de Russie pour cet objet sont bien exécutés, avec suite et rigueur, ils vaudront au fisc de Russie une recette considérable, peut-être de soixante millions, et produiront une forte secousse en Angleterre.
«L'Empereur, Monsieur, attache tant d'importance à cette mesure qu'il a voulu que j'en fisse l'objet d'une lettre spéciale qui a été mise sous ses yeux, et en parvenant à la faire adopter dans tout l'empire russe, vous aurez donné à Sa Majesté une nouvelle preuve du talent et du zèle que vous mettez à la servir 619.»
Peu de jours après l'envoi de cette dépêche, de nouveaux avis arrivent du Nord; les faits se précisent dans la Baltique. Un vaste convoi de six cents bâtiments s'est formé à l'entrée de cette mer; il s'est présenté devant les rivages du Mecklembourg; repoussé par cet État, il s'est mis à côtoyer le littoral, et tout donne à penser qu'il va en premier lieu chercher accès dans les ports de la Prusse. C'est là que Napoléon veut d'abord le rejoindre et l'intercepter. Ardent à cette chasse, il intime l'ordre à la Prusse d'exclure ou de confisquer les six cents bâtiments: «S'il en est autrement, ajoute-t-il, j'entre en Prusse; je n'ai pas d'autre moyen de faire la guerre à l'Angleterre, celui-là est efficace, et rien ne pourrait m'arrêter 620.» Jamais plus brutale menace n'a accompagné injonction plus sommaire; jamais la main du vainqueur ne s'est plus lourdement appesantie sur la Prusse esclave. Mais Napoléon apprend presque aussitôt que la cour de Potsdam, tremblante et soumise, a devancé nos désirs et clôturé hermétiquement ses ports. Obligés de reprendre le large, les six cents navires vont évidemment se rapprocher de la Russie et y chercher fortune; c'est dans ce dernier asile qu'il faut poursuivre l'ennemi, le traquer et le forcer. Après avoir mis la Prusse en demeure de se fermer, Napoléon adjure la Russie de s'emparer des bâtiments qui lui demandent refuge, de saisir la riche proie que son allié a rabattue vers elle et poussée dans ses mains. Lorsque l'occasion est si belle, toute hésitation serait injustifiée et tout scrupule coupable; que l'empereur Alexandre ne se laisse donc pas intimider par les cris du commerce, par les clameurs de son peuple; qu'il s'arme de résolution et d'énergie; à lui l'honneur de frapper le coup de grâce sur l'ennemi expirant. Le commerce britannique cherche en Russie le salut; qu'il y trouve sa perte. Un effort, un dernier effort, et l'Angleterre est abattue: «confisquer ces six cents cargaisons serait la plus belle victoire qu'on eût remportée sur les Anglais; que la Russie en ait la gloire et le profit 621.»
Formulant ces appels véhéments, Napoléon sentit le besoin, pour s'assurer l'obéissance d'Alexandre, de lui rendre quelque sécurité. Était-il devenu tout à fait impossible de dissiper les nuages que les derniers mois avaient accumulés? Dans son orgueil inflexible et sa méfiance justifiée, Napoléon répugnait toujours à fournir un gage de ses intentions, à les attester par un acte de condescendance et de modération. Par contre, il consentait parfaitement à réitérer ses explications, à répéter ce qui au fond était sa pensée, à savoir qu'il ne nourrissait aucun dessein préconçu de scission, «que ses intérêts, sa politique, lui faisaient désirer la continuation de l'alliance 622». Il rompra donc le silence sur les délicates matières qu'il s'est depuis quelques semaines abstenu d'aborder; encore une fois, il essayera de se faire entendre et comprendre. Il avait pris le parti d'écrire à l'empereur Alexandre et de lui renouveler personnellement sa demande; il voulut en même temps que des paroles à la fois rassurantes et pressantes, venant directement de lui, servissent à appuyer et à justifier cette démarche.
Par qui les transmettrait-il? Quelle que fût sa confiance dans le zèle et l'activité de Caulaincourt, il préférait s'adresser au Tsar par la bouche d'un personnage appartenant à ce prince et le touchant de plus près. L'ambassadeur de Russie, il est vrai, semblait moins propre que jamais à rapporter exactement et à interpréter avec autorité des paroles où tout aurait son importance et sa valeur. De jour en jour, le prince Kourakine donnait des signes plus visibles d'affaissement et de décrépitude. Il ne réussissait plus à mériter la confiance de sa cour par aucun service, bornait ses fonctions à écrire, de temps à autre, en style solennel, de filandreuses dépêches, et ses secrétaires en étaient réduits, faute d'un travail sérieux, à occuper par les plus singuliers passe-temps leurs heures de présence à la chancellerie 623. Mais le Tsar avait en France un envoyé temporaire, bien autrement actif et utile. C'était l'un de ses propres aides de camp, ce colonel Tchernitchef que nous avons vu, durant la campagne de 1809, faire fonction de courrier entre Pétersbourg et notre quartier général. Comme Alexandre avait distingué en lui du flair et de la pénétration, le don de tout voir et de bien voir, il en avait fait son messager ordinaire auprès de l'Empereur; il venait de le lui renvoyer une fois de plus, porteur de lettres amicales, et s'était servi de ce moyen pour glisser à Paris un observateur aussi attentif que dénué de scrupules.
Note 623: (retour) Rapport de police concernant l'ambassade russe, 1er septembre 1810: «Les secrétaires s'égayent sur le travail qu'on leur fait faire avec apparat sur des inutilités. MM. de Nesselrode et de Krüdener sont à la tête des rieurs, et, sous un des derniers plis de l'ambassadeur, ils ont expédié une pièce de vers de leur façon où le prince est traduit en ridicule. Pour se mettre à couvert, ils en ont fait faire de copies à tous les secrétaires, qui en ont envoyé à leurs amis en Russie.» Archives, nationales, F7, 3724.
De longue date, Alexandre n'avait rien épargné pour bien placer Tchernitchef dans la confiance du gouvernement français; ce jeune homme, disait-il, avait le culte de l'empereur Napoléon, ne tarissait pas en éloges sur ce qu'il voyait dans ses missions et «en parlait comme s'il était un Français 624». Quant à Caulaincourt, il avait complètement pris le change sur le caractère et les habitudes de l'aide de camp voyageur: il l'avait signalé à Paris «comme un bon, un excellent jeune homme», dont il vantait la conduite «discrète et pleine de circonspection 625».
En fait, Tchernitchef se montrait à Paris aussi remuant que Kourakine l'était peu; il se répandait dans tous les mondes, non moins ardent à se renseigner qu'à s'amuser; grâce à beaucoup d'aplomb, joint à beaucoup de flexibilité et de liant, il s'insinuait dans des milieux, qu'il lui était fort intéressant de connaître, et n'en était plus à compter ses succès de société. Homme à bonnes fortunes, «grand mangeur de cœurs 626, il n'était jamais à court auprès des femmes de compliments et de phrases, et si quelques-unes, réagissant contre l'engouement général, le jugeaient «suffisant, fat, mielleux, et par conséquent très fade 627, beaucoup trouvaient à sa personne un charme irrésistible: il se procurait ainsi d'agréables moyens d'information et poussait dans les boudoirs parisiens d'utiles reconnaissances, en attendant qu'il jetât plus loin son regard fureteur et étendît ses explorations jusqu'aux bureaux de la guerre. Déjà, il approchait du ministère dont il faisait sourdement le siège; il commençait auprès de quelques employés un travail corrupteur, visait certaines pièces qui lui feraient connaître le nombre et les mouvements de nos troupes, se promettait d'en soustraire copie, et, sans respect de son épaulette, se préparait au métier d'espion 628. Au reste, son manège n'échappait pas au nouveau ministre de la police, qui était le général Savary; méfiant par principe et par profession, Savary avait l'œil sur lui, mais d'autres ministres français avaient été si bien enjôlés qu'ils traitaient de rêveries les soupçons de leur collègue, goûtaient et protégeaient fort Tchernitchef, devenu à Paris «une petite puissance 629». Trop fin pour ne pas flairer dans ses allées et venues quelque intention cachée, l'Empereur le voyait néanmoins sans déplaisir; il le jugeait de ces hommes intelligents et sans préjugés avec lesquels il est toujours agréable de s'expliquer, parfois facile de s'entendre: ce fut lui qu'il prit actuellement pour son porte-parole, et il ne vit aucun inconvénient à exprimer tout haut sa pensée devant qui était venu l'épier et la surprendre.
La cour était alors à Fontainebleau; le 21 octobre, le corps diplomatique et les principaux membres de la colonie étrangère furent appelés dans cette résidence et invités à un bal. Pendant l'audience collective qui précéda la fête, l'Empereur, faisant sa tournée, s'approcha jusqu'à trois fois de Tchernitchef, lui jetant au passage quelques paroles gracieuses. Le soir, au bal, du haut de l'estrade où il se tenait avec l'Impératrice et les princes, il cherchait des yeux dans la foule l'uniforme russe; dès qu'il eut reconnu Tchernitchef, il le fit appeler; bientôt après, tandis que l'Impératrice s'approchait des tables de jeu, il s'empara du jeune homme, et, s'isolant avec lui dans l'embrasure d'une fenêtre, se mit à l'entretenir familièrement et longuement. D'abord, s'adressant à un militaire, il causa métier; il se livra à une foule d'observations sur la dernière campagne des Russes contre les Turcs, appréciant les opérations, critiquant les unes, louant les autres, donnant son avis sur la valeur des chefs, rectifiant les exagérations des bulletins, remettant les choses au point, résumant les résultats obtenus et évaluant les chances futures. À plusieurs reprises, il essaya de faire parler Tchernitchef, auquel il posait des questions; il était facile de voir combien cette guerre, qui retenait les Russes loin de lui, qui consumait et épuisait leurs forces, l'intéressait et le préoccupait, à quel point il était curieux de savoir quand et comment elle prendrait fin. Pendant un moment de silence, Tchernitchef s'avisa de rompre cet interrogatoire en félicitant Sa Majesté sur ses succès en Portugal, annoncés au Moniteur. Napoléon, qui tenait fort à voir clair dans les affaires d'autrui, n'aimait pas que les siennes fussent envisagées de trop près: il répondit très froidement au compliment et détourna la conversation par une boutade: «Vos généraux, dit-il, pillent-ils beaucoup 630?» Sur quoi Tchernitchef ayant pris un air de pudeur alarmée et répliqué que de pareils excès étaient inconnus dans les armées du Tsar: «Bah! reprit l'Empereur, vous avez tort de ne pas être franc avec moi; je sais bien que vous n'êtes pas à beaucoup près aussi pillards que les miens, mais je ne me hasarderais pas à répondre pour vos commandants d'avant-garde et vos colonels de Cosaques.»
Après avoir traité des deux empires en particulier, on en vint à leurs rapports, on parla France et Russie, jusqu'à ce que, la partie de l'Impératrice finissant, Napoléon congédia Tchernitchef avec beaucoup de paroles flatteuses. Le lendemain, il le rappela au château, l'admit dans son cabinet, reprit et poussa à fond la conversation de la veille. Dans ces deux occasions, son langage fut, comme à l'ordinaire, prolixe, surabondant, décousu, mais parsemé de traits lumineux qui éclairèrent tour à tour les côtés divers de sa pensée. Pour cette fois, loin qu'il ait essayé d'en imposer à son interlocuteur, il crut devoir au contraire jouer cartes sur table et jugea que la suprême habileté serait d'être audacieusement sincère. Reprenant toutes les questions, il fournit, sur la manière dont il avait envisagé et traité jusqu'alors chacune d'elles, des éclaircissements inattendus, et montra, à quelques réticences près, où en était sa politique avec la Russie.
Il n'y avait pas à se dissimuler, disait-il, qu'un peu de froid existait entre les deux cours. Bien que ses sentiments pour la personne de l'empereur Alexandre n'eussent nullement changé, l'amitié, la confiance, n'étaient plus les mêmes que par le passé. La Pologne en était la cause. Ici, reprenant l'éternelle question, Napoléon la traita posément et de haut, remontant à ses origines, reprochant toujours à la Russie de l'avoir laissée se soulever en 1809, par ses lenteurs calculées: il avait subi alors l'agrandissement du duché plutôt qu'il ne l'avait voulu. Quant à reconstituer le duché en royaume, sa politique n'était pas là, mais il ne le dirait jamais avec des expressions «que son honneur lui défendait de prononcer». Sur ce point, aucune illusion ne devait être conservée: il ne signerait point le traité, qui d'ailleurs, en lui-même, «ne prouvait rien du tout».
La sûreté désirée, il fallait la chercher dans l'ensemble de ses actes, dans une saine appréciation de son caractère; c'était mal le connaître que de lui supposer la passion de toujours entreprendre et guerroyer, à la manière des conquérants classiques; il avait un but, qui était de forcer l'Angleterre à la paix, et ne s'en détournerait jamais pour courir au loin de romanesques aventures; qu'aurait-il à faire de s'enfoncer dans les glaces de la Pologne, dans les plaines de l'Ukraine? «Ce serait une ambition d'Alexandre, qui n'était point du tout dans son genre; la guerre qui lui tenait à cœur était celle des mers; tous ses vœux tendaient à former une marine imposante. Sa Majesté Russe pouvait donc être tranquille, tourner en toute sécurité ses forces contre les Turcs et s'épargner de grandes dépenses en contremandant de nouvelles levées inutiles; de son côté, il n'avait point appelé la conscription cette année.» Qu'avait-il de troupes en Allemagne? Les soixante bataillons du maréchal Davoust. Est-ce avec soixante bataillons qu'on fait la guerre à la Russie? S'il avait rapproché ces troupes du Nord et les avait placées entre Hanovre et Hambourg, c'était à seule fin de surveiller le Weser et l'Elbe. Au reste, il convint que les Polonais élevaient des retranchements en avant de Varsovie, et ce fut lui qui parla le premier de ces travaux. Mais les Russes n'avaient-ils point donné l'exemple par l'activité avec laquelle ils se fortifiaient derrière leur frontière? Il n'avait rien à y redire, chacun étant maître chez soi; seulement, il trouvait naturel que les Varsoviens, puisque leurs voisins se mettaient en mesure, en fissent autant sur leur territoire; il ne les empêcherait point de se tenir sur leurs gardes, mais ne les prendrait jamais pour arme d'offensive, et ses discours à Tchernitchef furent la paraphrase de ces mots qu'il faisait transmettre en même temps à Pétersbourg par le duc de Vicence: «Je ne nie point que la Suède et la Pologne ne soient des moyens contre la Russie en cas de guerre, mais cette guerre n'arrivera jamais par mon fait 631.»
Au sujet de la Suède, il affirma à nouveau n'avoir contribué en rien à l'élection de Bernadotte, ce qui n'était que judaïquement vrai: il indiqua les côtés par lesquels ce résultat lui avait réellement déplu, en faisant héritier d'un trône «un de ses maréchaux qui n'était point son parent: cela tournait la tête à tous les autres, qui tous croyaient avoir des droits à des couronnes». Il eût préféré que la Suède n'éprouvât aucun changement dans son intérieur, à condition d'embrasser et de suivre fidèlement le système continental, et il avoua que si, de ce côté, sa politique avait eu à former un vœu, c'eût été de voir les royaumes Scandinaves réunis. Quant à la Prusse, il ne s'en occupait que pour exiger d'elle la stricte application du blocus; il en était d'ailleurs fort content sous ce rapport, et les Russes auraient tort de confier leurs secrets à la cour de Potsdam, car celle-ci, par peur, lui racontait tout. Passant de là à l'Autriche, il toucha quelques mots du parti Razoumovski, des menées antifrançaises, de ses plaintes, et ajouta, sans insister, «qu'il n'en aurait pas beaucoup coûté à Sa Majesté Russe de le satisfaire, sans le peiner par des réponses évasives». Enfin il mit presque entièrement à découvert ses rapports avec la cour de Vienne, remontant à leur point de départ et commençant par revenir, ce qui ne lui était point arrivé depuis sept mois, sur l'affaire délicate du mariage. En cette circonstance, n'était-ce pas à la Russie qu'il s'était adressé tout d'abord? L'opposition seule de l'Impératrice mère, cause de délais prolongés, l'avait obligé à se reporter vers l'Autriche. Si tout avait été conclu avec cette dernière «en quelques heures», c'était qu'il avait trouvé dans le prince de Schwartzenberg «un habile homme», prompt à saisir l'occasion; il n'en déplorait pas moins que l'alliance de famille eût manqué entre les maisons de France et de Russie. Il s'étendait complaisamment sur ce sujet, quand tout à coup, s'avisant que ces regrets n'avaient rien de flatteur pour Marie-Louise, il reprit: «Ce n'est point que j'aie à me plaindre de ce qui est arrivé, la femme que j'ai me convient et me plaît; vous l'avez vue; mais comme chez les souverains la politique doit entrer dans tout, j'avoue que votre alliance m'aurait bien plus convenu.»
Au lendemain du mariage, l'Autriche eût été à lui, s'il eût voulu la prendre; elle le sollicitait et le recherchait, en haine des Russes et par dépit de leurs progrès sur le Danube. Il fit allusion aux offres qui lui avaient été adressées plusieurs fois et se vanta à juste titre de les avoir déclinées. Il n'avait, continuait-il, aucun lien politique avec l'Autriche, il n'en voulait point, car il sentait que cette monarchie avait trop souffert de son fait pour lui devenir jamais une alliée fidèle; même, livrant à moitié le secret de ses derniers entretiens avec Metternich, dans lesquels il n'avait travaillé qu'à s'assurer la neutralité autrichienne, il alla jusqu'à dire: «Il y a moins d'impossibilité à voir la France déclarer seule la guerre à la Russie que de la lui voir faire conjointement avec l'Autriche.» D'ailleurs, il ne cachait nullement que son but fût de créer entre les deux anciennes cours impériales une incompatibilité d'intérêts, un état permanent de suspicion. S'il avait abandonné au Tsar les Principautés, c'était moins par sentiment que par calcul, moins par amour de son allié que par désir de le brouiller avec l'Autriche: le même motif l'engageait à persévérer dans ses concessions et à appuyer les prétentions de la Russie sur la rive gauche du Danube.
Ainsi, à l'entendre, il dépendait encore d'Alexandre, en persévérant dans le système, d'en cueillir tous les fruits: dans ce cas, le règne de ce prince serait le plus beau, le plus brillant, qu'eût jamais connu la Russie. N'était-ce point en effet combler les vœux de cette nation, réaliser ses rêves les plus audacieux, «accomplir son roman,--que de lui donner la Finlande et le cours du Danube avec l'espoir d'avoir dans peu la paix maritime, ce qui ne manquerait pas d'arriver, si l'on se décidait à prendre des mesures fermes et à l'abri de toute fraude?... La Russie était géographiquement l'amie-née de la France; en le restant, elle avait l'avantage de s'agrandir et de contribuer en même temps à obtenir dans peu une paix maritime indépendante du caprice et du despotisme d'une nation qui, par les mesures prises en dernier lieu, se voyait à la veille de sa perte; dans le cas contraire, elle se mettrait de nouveau dans une position où elle n'aurait que des chances à courir; il savait bien qu'il y en aurait aussi pour lui, mais il était sûr que si la guerre se renouvelait entre les deux empires, elle serait un préjudice au vainqueur et au vaincu.»
Au reste, il se disait persuadé que «l'empereur de Russie, de même que son ministre, ayant été le premier et le seul à le comprendre, Sa Majesté aurait égard à sa demande dans toutes ses attributions, que pour cela il fallait absolument abjurer toutes les demi-mesures, qui ne serviraient qu'à faire languir peut-être un an ou deux la situation des deux empires et finiraient, sans nul doute, par les brouiller». En conséquence, il était de toute nécessité que l'empereur Alexandre repoussât les six cents navires où s'étaient accumulés les débris de la fortune britannique, qu'il rejetât à la mer ces épaves d'un grand naufrage, ou que mieux, après les avoir accueillies, il s'en emparât et les décrétât de bonne prise; cette rigueur, qui profiterait à son trésor, achèverait le désastre financier des Anglais; la paix s'ensuivrait sous peu, et l'objet de l'alliance serait rempli. Tel était le thème que Napoléon reprit sous vingt formes différentes, y revenant à propos de tout, à travers mille digressions et par les détours les plus imprévus, l'enrichissant chaque fois de faits, d'arguments, d'observations nouvelles, jusqu'à ce qu'enfin, en manière de conclusion, il remît entre les mains de Tchernitchef sa lettre pour l'empereur Alexandre, rédigée en ces termes:
«Monsieur mon Frère, Votre Majesté Impériale m'a envoyé de si beaux chevaux que je ne veux pas tarder à lui en faire mes remerciements.
«Les Anglais souffrent beaucoup de la réunion de la Hollande et de l'occupation que j'ai fait faire des ports du Mecklembourg et de la Prusse. Il y a toutes les semaines des banqueroutes à Londres qui portent la confusion dans la Cité. Les manufactures sont sans travail; les magasins sont engorgés. Je viens de faire saisir à Francfort et en Suisse d'immenses quantités de marchandises anglaises et coloniales. Six cents bâtiments anglais qui erraient dans la Baltique ont été refusés dans le Mecklembourg, en Prusse, et se sont dirigés vers les États de Votre Majesté. Si elle les admet, la guerre dure encore; si elle les séquestre et confisque leur chargement, soit qu'ils soient encore dans ses ports, soit même que les marchandises soient débarquées, le contre-coup qui frappera l'Angleterre sera terrible: toutes ces marchandises sont pour le compte des Anglais. Il dépend de Votre Majesté d'avoir la paix ou de faire durer la guerre. La paix est et doit être son désir. Votre Majesté est certaine que nous y arrivons si elle confisque ces six cents bâtiments et leur chargement. Quelques papiers qu'ils aient, sous quelque nom qu'ils se masquent, Français, Allemands, Espagnols, Danois, Russes, Suédois, Votre Majesté peut être sûre que ce sont des Anglais.
«Le comte Czernitchef, qui retourne près de Votre Majesté, s'est fort bien conduit ici.
«Il ne me reste qu'à prier Votre Majesté de compter toujours sur mes sentiments inaltérables qui sont à l'abri du temps et de tout événement 632.»
En outre de la demande formulée dans cette lettre, Tchernitchef était chargé d'en transmettre verbalement une autre, que Caulaincourt appuierait de son mieux: il s'agissait de la Suède. Depuis quelques jours, Napoléon était de nouveau et plus mécontent de ce royaume; le cabinet de Stockholm paraissait revenir sur ses engagements, inventait des prétextes pour ne pas rompre avec les Anglais, demandait un répit. Napoléon espérait toujours que Bernadotte, une fois rendu à Stockholm, tiendrait sa parole et ferait décider la guerre; mais il cherchait en même temps d'autres moyens pour agir sur la Suède et briser sa résistance. Il fit à l'envoyé de cette puissance une scène extrêmement vive: les éclats de sa voix retentissaient jusque dans les pièces voisines, à tel point que les officiers de service, placés à l'entrée de son cabinet, crurent devoir s'éloigner par discrétion: «La Suède, disait-il au baron de Lagelbielke, m'a fait plus de mal cette année que les cinq coalitions que j'ai vaincues... Prétend-elle donc être seule le magasin duquel toutes les marchandises anglaises et les denrées coloniales seront librement versées sur le continent? Non, quand un nouveau Charles XII serait campé sur les hauteurs de Montmartre, il n'obtiendrait pas cela de moi 633!» Cette colère était réelle, mais surtout calculée, et l'Empereur menaçait d'autant plus qu'il ne pouvait frapper, la Suède se trouvant par son éloignement, par sa position presque insulaire, hors de portée et à l'abri de nos coups. Cependant, n'existait-il pas une voie indirecte pour s'en rapprocher et l'atteindre? Notre allié russe, en contact matériel avec elle, ne pourrait-il exercer sur ses résolutions une contrainte salutaire? Un mot dit par le Tsar et que la Suède sentirait appuyé par la possibilité d'une intervention matérielle, un avertissement derrière lequel elle entreverrait une armée d'invasion, ferait plus que les paroles courroucées de la France et leur servirait de sanction. Napoléon avait tonné; il importait qu'au moins la Russie grondât. Alexandre fut donc sollicité d'adresser au gouvernement du roi Charles XIII une admonition sévère, de le rappeler à ses devoirs, d'exiger la guerre aux Anglais et surtout la confiscation des marchandises coloniales qui s'étaient entassées dans les docks de Gothenbourg. Ainsi, rentrant dans la pensée de Tilsit, Napoléon cherche à se servir de la Russie pour peser sur le Nord tout entier, pour l'interdire aux Anglais, pour fermer à leur commerce ses dernières issues, pour les réduire à une prompte et humiliante capitulation: «C'est maintenant, écrivait Champagny à Caulaincourt, l'unique objet de sa politique; le succès de ses dernières mesures lui fait mettre beaucoup de prix à ce qu'elles soient suivies partout, et partout avec constance et rigueur, jusqu'à ce qu'elles aient atteint le but désiré--la paix 634.»
II
Il ne paraît point que l'empereur Alexandre, saisi de nos demandes, ait hésité sur la conduite à tenir: son siège était fait et ses résolutions arrêtées d'avance. Il admettait encore les obligations résultant pour lui du pacte conclu à Tilsit et de son état de guerre avec la Grande-Bretagne, c'est-à-dire l'exclusion des navires incontestablement anglais; il ne discutait pas ce principe, s'y conformait plus ou moins scrupuleusement, mais n'entendait point s'assujettir aux mesures que Napoléon avait portées contre les neutres par simple décret et lui déniait le droit de légiférer pour l'Europe.
D'ailleurs, si Napoléon était fondé à soutenir en fait que la presque totalité des neutres naviguait pour le compte de l'Angleterre et que le seul moyen d'atteindre cette ennemie était de la frapper dans ses plus utiles auxiliaires, il affaiblissait par certains de ses actes la valeur de son argumentation. Tandis qu'il prétendait défendre à autrui tout commerce indirect avec l'Angleterre, il ne se privait nullement, dans un intérêt national, d'opérer avec elle quelques transactions directes. Des navires français, munis par lui de licences, introduisaient dans les îles Britanniques divers produits de notre agriculture et de notre industrie; ils rapportaient en échange quelques denrées coloniales, dont notre pays eût pu difficilement se passer. Récemment, un de ces bâtiments à licence avait été vu dans un port russe; le gouvernement de Saint-Pétersbourg avait ainsi acquis la preuve de ce trafic légalement frauduleux et surpris l'Empereur en flagrant délit de contravention à ses propres principes.
Napoléon, il est vrai, était en droit de répondre qu'il n'avait jamais interdit et qu'il avait même recommandé à ses alliés du Nord l'emploi des licences; que le commerce autorisé par ce moyen, dépendant exclusivement du bon plaisir des souverains, pouvait être régi et gouverné par eux de manière à consoler leurs peuples sans procurer à l'ennemi de soulagement appréciable, au lieu que l'irruption des neutres dans les ports russes, telle qu'elle se préparait, annulerait en grande partie les effets du blocus. Il était vrai encore que l'empereur Alexandre, quand il avait, en 1807, rompu du jour au lendemain tous rapports directs avec l'Angleterre et fermé aux produits de son empire leur principal débouché, avait imposé à ses sujets un sacrifice aussi brusque et plus onéreux que le supplément de rigueur réclamé aujourd'hui. Mais il était en 1807 dans la ferveur de son zèle napoléonien, il croyait à la vertu de l'alliance et en attendait de magiques résultats; sans être matériellement courbé sous le joug, comme les autres souverains, il était moralement assujetti. À la fin de 1810, désabusé de l'alliance, pénétré de ses inconvénients et de ses périls, disposé déjà à se dessaisir en partie des avantages qu'elle lui avait procurés et à gratifier l'Autriche d'une portion des Principautés, il n'entendait plus, pour un intérêt qui lui devenait étranger, aggraver les souffrances de son peuple et lui interdire tout commerce. D'ailleurs, il ne désirait plus la ruine des Anglais, voyait dans leur résistance une dernière garantie contre l'asservissement définitif de l'Europe, et son refus, qui s'appuya sur des motifs d'ordre spécial et économique, s'inspira aussi et avant tout de raisons générales. Les deux empereurs se divisèrent sur les moyens parce qu'ils n'étaient plus d'accord sur le but; leur dissidence au sujet du blocus détermina l'explosion au dehors d'un antagonisme latent; dans l'histoire de leur querelle, ce fut un effet plus qu'une cause, la conséquence de la rupture intime qui depuis longtemps s'était opérée entre eux.
Déjà Roumiantsof avait exposé à Caulaincourt que l'adoption des nouveaux tarifs en Russie serait impraticable et funeste: «L'Empereur était disposé, avait-il dit, à faire tout le mal possible à l'Angleterre, mais il ne fallait pas s'en faire à soi-même plus qu'à son ennemi 635.» Dès nos premières instances sur la question des neutres, Alexandre s'en expliqua avec l'ambassadeur dans deux longues conférences. Ses paroles furent douces, mesurées, courtoises, mais assez fermes pour ne laisser aucun doute sur ses dispositions négatives. Depuis trois ans, disait-il, il avait constamment dépassé les devoirs que lui imposaient les traités et son amitié pour l'Empereur: «Tout avait prouvé, actions, paroles, écrits, quel intérêt il mettait à faire tout ce qui pouvait être utile ou même agréable à son allié 636.» Il avait nui aux Anglais plus que quiconque, il voulait leur nuire encore, mais tenait à rester seul juge des moyens qui lui permettraient de remplir cette intention. Les mesures recommandées pouvaient être bonnes et efficaces en d'autres pays: elles ne cadraient point avec les intérêts, les besoins de la Russie; cette nation ne saurait se plier, sans éprouver une gêne intolérable, à des règles établies et façonnées pour autrui: «Nous ne pouvons, disait le Tsar à Caulaincourt, nous faire faire un habit à votre taille 637.» Il ajoutait que les neutres étaient traités dans les ports de Russie en suspects; leur nationalité réelle et la provenance de leur chargement se vérifiaient par l'examen des papiers de bord; le contrôle s'opérait avec rigueur, il était confié à des hommes spéciaux, choisis à raison de leur incorruptible sévérité; l'Empereur se réservait lui-même de revoir les pièces et de statuer en dernier ressort sur chaque cas: il apporterait à cette œuvre un redoublement de vigilance, mais il refusait d'admettre qu'il n'existât point, parmi les neutres, un certain nombre d'innocents à discerner des coupables; il ne fermerait pas ses ports, par mesure générale, à tous les bâtiments de commerce qui paraîtraient au large.
Ayant reçu la lettre de l'Empereur apportée par Tchernitchef, il réitéra dans sa réponse, pour la centième fois, ses protestations habituelles. Il remerciait Napoléon de son message: «Ce que Votre Majesté, disait-il, veut bien m'y exprimer de sa politique comme de ses sentiments personnels pour moi m'a causé le plus grand plaisir par la conformité que j'y retrouve avec ceux que j'ai voués à Votre Majesté et qui sont inaltérables. Comme elle, je n'ai rien de plus à cœur que la continuation de l'alliance qui lie les deux empereurs et qui assure la tranquillité de l'Europe. Aussi Votre Majesté a pu se convaincre que rien de mon côté n'a été négligé pour prouver en toute occasion les principes que je professe pour l'union la plus étroite entre nous.» Quant aux moyens pratiques d'assurer le but de cette union, Alexandre glissait sur la controverse soulevée. Il laissait discrètement apercevoir la distinction qu'il établissait entre les Anglais et les neutres, mais feignait de croire que Napoléon n'avait voulu lui parler que des premiers, et d'ailleurs niait en fait l'apparition des convois signalés. «Les mesures contre le commerce anglais, continuait-il, se poursuivent avec vigueur, les nombreuses confiscations exercées dans mes ports en font foi. Depuis, à peine soixante bâtiments de différentes nations s'y sont présentés. Il est peu probable que d'autres arrivent encore, plusieurs des ports se trouvant déjà fermés par les glaces. Du moins, le nombre ne pourra être que très petit, et la même sévérité s'observera contre eux. Ainsi les six cents bâtiments dont Votre Majesté me parlent retourneront en Angleterre 638.»
En réalité, il n'est point prouvé que les navires neutres chargés de produits anglais aient alors forcé l'entrée des ports russes en grande masse et par brusque effraction. Leur tendance était de se concentrer à Gothenbourg, devenu de plus en plus leur point d'attache et de ravitaillement, le quartier général de leurs opérations: de ce point ils se dirigeaient un à un ou par groupes peu nombreux vers le littoral de l'empire voisin, où ils trouvaient des facilités d'accès. En même temps une partie de leurs cargaisons, mise à terre, s'enfonçait dans la péninsule Scandinave, remontait vers le Nord jusqu'aux rivages du golfe de Bothnie; après avoir franchi cette mer intérieure, les produits coloniaux s'introduisaient en Russie, y étaient absorbés ou redescendaient dans le Sud pour envahir l'Allemagne: c'était par une infiltration continue que la Russie se laissait à petit bruit pénétrer et traverser par les denrées prohibées. La clôture des ports suédois couperait donc le mal dans sa racine, elle frapperait au point de départ de leur long circuit le négoce et le transit que le Tsar se déclarait impuissant à interdire tout à fait sur son propre territoire. La question était en Suède au moins autant qu'en Russie, et Alexandre avait été le premier à en faire la remarque; quelques semaines auparavant, il avait dit à Caulaincourt: «Le véritable entrepôt des marchandises anglaises et de contrebande est Gothenbourg... c'est ce port qu'il faut fermer. Si l'arrivée du prince de Ponte-Corvo enlève à l'Angleterre ce débouché, on frappera par là un coup qui se fera réellement sentir dans la Cité de Londres 639.»
Lorsqu'il risquait cet aveu, Alexandre ne se doutait guère que Napoléon allait le prendre au mot et le mettre en demeure de coopérer à la fermeture de la Suède. Placé en présence de cette seconde partie de nos demandes, il éprouva un vif embarras. Il ne tenait nullement à susciter un ennemi de plus aux Anglais; surtout, il désirait ménager les Suédois, parce qu'il renonçait moins que jamais à conjurer leur hostilité, à s'attirer ce peuple, et que l'élection de Bernadotte, loin de contrarier son dessein, semblait décidément propre à le favoriser.
Arrivé enfin à Stockholm dans le milieu d'octobre, le nouveau prince royal s'y était montré sous un jour rassurant pour nos ennemis. Il n'avait fait déclarer la guerre aux Anglais que pour la forme, et cette démonstration n'avait été suivie jusqu'à présent d'aucun effet, d'aucune confiscation. En même temps, dans ses premiers rapports avec l'envoyé russe, Bernadotte avait déployé une prévenance et des grâces singulières: il avait même poussé la délicatesse jusqu'à écrire au Tsar pour lui exprimer, en fort bons termes, son désir de vivre au mieux avec ses voisins. De ces avances, fallait-il conclure avec plus de certitude que l'ancien maréchal n'était nullement «l'homme de l'empereur Napoléon 640»? Le fait était affirmé par Tchernitchef, qui invoquait des souvenirs personnels. Durant ses séjours à Vienne et en France, le jeune officier avait eu occasion d'approcher le prince de Ponte-Corvo et le loisir de l'étudier. En lui, il avait flairé un mécontent et un jaloux, un de ces hommes que les bienfaits et les reproches aigrissent également, et il jugeait très possible d'exploiter contre Napoléon, au profit de la Russie, ce trésor de fiel et de ressentiment, en même temps que les raisons trop réelles qui détournaient la Suède de s'abandonner complètement à la France. Encouragé par ces avis, Alexandre s'affermissait depuis quelque temps dans les plus audacieuses espérances: quel coup de partie s'il pouvait soustraire à Napoléon un de ses propres lieutenants, transformer en client de la Russie un maréchal d'Empire, promu au commandement de tout un peuple!
Mais comment vérifier et cultiver les dispositions du prince royal? Comment approcher de lui sans donner l'éveil et entamer discrètement la conversation? La démarche réclamée par Napoléon en fournissait le moyen. En s'autorisant de nos demandes et sous prétexte de donner plus de poids aux avertissements de la Russie, on enverrait un agent spécial à Stockholm, on dépêcherait au prince un homme de confiance. Aux yeux de la France, cet émissaire aurait l'air d'être venu pour faire les réprimandes et les injonctions exigées: en réalité, il prendrait exactement le contre-pied du langage qu'il serait censé tenir; au lieu de menacer, il aurait à rassurer, à prodiguer de tranquillisantes paroles; il se mettrait ainsi en contact avec Bernadotte et le provoquerait à de plus complets épanchements.
Par ses anciennes relations avec le prince, Tchernitchef semblait mieux à même que personne de remplir cette commission équivoque. C'était lui qui devait rapporter la réponse d'Alexandre à la lettre impériale du 23 octobre; il reçut ordre de passer par Stockholm pour se rendre à Paris. Dans sa lettre à l'Empereur, Alexandre s'expliqua sur ce détour en une phrase qui montrait à quel point l'art des restrictions mentales lui était familier: «Le colonel Tchernitchef, disait-il, m'ayant paru mériter le contentement de Votre Majesté, c'est lui que j'envoie porter cette lettre; je le fais passer par Stockholm pour faire connaître au gouvernement suédois le désir que Votre Majesté a eu que j'appuie les démarches qu'elle a faites pour que la Suède rompe avec l'Angleterre, quoique j'aie déjà la nouvelle que cela se trouve fait.» Prise en soi et à la lettre, cette phrase n'avait rien que de conforme à la vérité. Oui, Tchernitchef dirait avec quelle passion, avec quelle véhémence Napoléon souhaitait que la Russie fît à la Suède des représentations et des menaces; seulement, il ajouterait aussitôt et tout bas qu'Alexandre était parfaitement résolu à ne tenir aucun compte de ce vœu, qu'il laissait la Suède entièrement maîtresse de ses décisions, libre d'adopter vis-à-vis de l'Angleterre telle conduite qu'il lui plairait et de se désintéresser de la guerre maritime; en un mot, l'objet réel de la mission était de faire savoir que son but apparent ne serait jamais rempli. En trahissant les intentions de l'Empereur sous couleur de s'y conformer, Alexandre espérait se créer des titres à la reconnaissance de la Suède, jeter les fondements d'une réconciliation et peut-être d'une amitié durable. Ainsi, c'est toujours entre les deux empereurs le même effort pour se disputer sous main les positions d'où ils pourront s'observer et se combattre avec avantage: dans ce jeu permanent, dès que Napoléon avance une pièce, Alexandre étend aussitôt la main pour s'en saisir et la retourner contre l'adversaire. Visant plus que jamais la Pologne et l'Autriche, il cherche en même temps à s'emparer de la Suède; mais cette fois, par un progrès dans la duplicité, il couvre sa mystérieuse tentative d'un semblant de déférence aux désirs de l'Empereur, et le service réclamé par la France lui devient occasion de la desservir.
Tchernitchef partit pour Stockholm dans les derniers jours de novembre. Sentant grandir son rôle et croître son importance, ravi d'une mission qui répondait à ses goûts et à ses aptitudes, il se mit allègrement en route et lutta avec vaillance contre les difficultés que lui opposèrent la nature et la mauvaise saison dans cette campagne d'hiver. Durant la traversée du golfe, il lui fallut cheminer entre les îles d'Aland «partie à pied sur une glace extrêmement mince, partie à force de rames 641»; une tempête le tint bloqué trois jours sur un îlot désert et ne lui permit d'atteindre Stockholm que dans la nuit du 1er au 2 décembre; il y arriva harassé et transi. L'accueil qu'il reçut dans la capitale suédoise lui servit de réconfort. Dès son arrivée, il fut prévenu que le prince royal aurait un extrême plaisir à le revoir; il fallait seulement que le jeune voyageur, pour se mettre en règle avec l'étiquette, se fît d'abord présenter à Charles XIII. Tchernitchef s'acquitta de cette formalité et, au sortir de l'audience royale, fut conduit chez Bernadotte par le général de Suchtelen, ministre de Russie; M. d'Engerström, ministre des affaires étrangères de Suède, assistait en quatrième à l'entrevue.
Dès qu'il eut aperçu Tchernitchef, Bernadotte vint à lui et, littéralement, se jeta à son cou; il l'embrassa plusieurs fois, avec effusion. La présence des deux ministres borna quelque temps la scène à cette pantomime et à des assurances générales d'amitié; cependant, «le prince s'étant un peu éloigné des personnes présentes», Tchernitchef trouva moyen de lui glisser qu'il avait à remplir près de lui une commission propre à empêcher quelque fâcheuse méprise sur les sentiments de l'empereur russe: en conséquence, il sollicitait de Son Altesse Royale la faveur d'une audience particulière. Fort intrigué, Bernadotte fixa le rendez-vous au lendemain dimanche après le sermon;--depuis qu'il avait mis le pied sur le sol suédois, il était devenu luthérien zélé et se piquait d'observer scrupuleusement les pratiques d'une religion chère à ses futurs sujets. En attendant, comme il avait grand'peur de la Russie, il risqua à l'oreille de Tchernitchef une profession de foi politique à l'adresse de cette puissance: il n'avait rien tant à cœur, disait-il, que d'entretenir avec elle les meilleures relations et ne lui créerait jamais l'ombre d'une difficulté: «Sa Majesté Impériale pouvait tourner ses armes contre l'Orient, le Midi et l'Occident», sans que la Suède s'en émût; la Suède sentait parfaitement que de l'empire voisin dépendait sa sécurité; elle pouvait se passer de tout le monde, sauf de la Russie. Tout ceci fut dit très vite, à voix basse, mais d'un ton chaleureux et pénétré: après quoi, s'étant rapproché des personnes présentes, le prince «ne parla plus que de choses indifférentes».
Le dimanche, après le sermon, lorsqu'on se retrouva sans témoins dans son cabinet, ce fut lui qui prit l'initiative des épanchements. Il allait parler, disait-il, «comme avec ses entrailles». Était-il donc vrai que la Russie voulût forcer les résolutions de la Suède? Elle n'y avait déjà que trop réussi, et c'était la crainte d'une intervention de sa part qui avait amené la déclaration de guerre aux Anglais, mesure désastreuse pour le pays. Sans doute, il était juste que la Suède «payât son écot pour la cause du continent», mais pourquoi ne point tenir compte de sa situation et de ses facultés? Il était impossible qu'elle se privât plus de huit ou dix mois des denrées alimentaires que lui fournissait la Grande-Bretagne; quant à toucher aux marchandises déjà débarquées et emmagasinées, il n'y fallait point songer; le respect dû à la propriété privée, les lois du royaume s'y opposaient. Au reste, Bernadotte se montrait fort sceptique sur l'effet que ces rigueurs pourraient produire en Angleterre; à ses yeux, l'empêchement à la paix générale n'était pas là, et, sans prononcer encore le nom de Napoléon, usant d'une périphrase, il montra le principal obstacle «dans l'ambition et l'amour-propre du gouvernement français».
À ces mots, gros d'arrière-pensées, Tchernitchef comprit qu'il pouvait parler sans crainte, que Bernadotte était mûr pour recevoir toutes les confidences. «M'apercevant alors, dit-il dans son rapport au Tsar, des véritables dispositions du prince à l'égard de la France, et voyant qu'il se livrait à moi comme par le passé, je lui dis qu'il était vrai que l'empereur Napoléon s'était adressé à Votre Majesté Impériale pour la prier d'appuyer les demandes qu'il faisait à la Suède; mais que, comme depuis la paix de Frédériksham les vœux et l'intérêt politique de Votre Majesté lui ont fait constamment désirer la prospérité intérieure de la Suède et la conservation des relations amicales qui existaient entre la Russie et elle, son intention n'est nullement de peser sur les volontés et les déterminations de la Suède, qui, dans cette circonstance comme dans toute autre, pouvait se conduire d'après ce que lui commanderait son propre intérêt, sans que de son côté elle y mît le moindre obstacle.»
À peine ces paroles eurent-elles été prononcées que la satisfaction et le ravissement se peignirent sur les traits de Bernadotte; il parut soulagé d'un grand poids. On lui rendait le repos, disait-il, et pour répondre à tant d'ouverture de cœur, il se mit à parler d'abondance sur la situation déplaisante et cruelle où le plaçaient les exigences françaises. Était-ce là le traitement auquel il eût dû s'attendre «de la part d'une puissance qu'il avait servie utilement et peut-être honorée pendant trente ans, de la part de l'empereur Napoléon qu'il avait beaucoup appuyé dans de certains temps et auquel il avait évité bien des désagréments et embarras»? Ainsi mis en train, il ne s'arrêta plus et laissa voir, en même temps qu'un cœur tout suédois, les mauvais sentiments qui couvaient dans son âme contre son ancien compagnon d'armes, coupable surtout de l'avoir si prodigieusement distancé dans la carrière où ils avaient ensemble débuté du même pas. À cet égard, un mot le découvrit tout entier: «Par malheur, dit-il, le sort avait voulu que de camarade il soit devenu sujet.» Cependant, ajoutait-il, simple maréchal, il eût rougi de s'asservir à tous les caprices d'une humeur despotique; à plus forte raison ne tolérerait-il point «de telles saccades» quand une valeureuse nation lui avait fait l'honneur de le désigner pour chef; n'était-ce pas assez que d'avoir apporté à ce peuple, pour présent d'arrivée, une guerre ruineuse? L'idée d'avoir si mal répondu à la confiance de la Suède le mettait à la torture, faisait le malheur de sa vie; il ne s'en consolerait jamais. Et la vivacité emphatique de ses expressions, l'animation de son geste, l'enflure toute méridionale de son langage, jusqu'à cet accent gascon dont il n'avait jamais pu se départir, ajoutaient à ces étranges confidences, pour le Russe qui les recueillait, plus de piquant et de saveur.
Le voyant en si bon chemin, Tchernitchef le laissa aller et n'eut qu'à le pousser un peu pour obtenir de lui les paroles les plus graves. Bientôt, désirant reconnaître la bienveillance avec laquelle l'empereur Alexandre compatissait à ses embarras et sentait sa position, revenant avec plus de force sur ce qu'il avait dit le jour d'avant, Bernadotte prit l'engagement d'honneur, en son nom et pour le gouvernement suédois, «de ne rien faire en aucune circonstance qui pût en la moindre des choses déplaire» à Sa Majesté de toutes les Russies. Il n'épouserait les querelles de personne, ne ferait jamais cause commune avec la Pologne et la Turquie, lors même que l'initiative des hostilités viendrait de Pétersbourg: «Sa Majesté Impériale pouvait porter ses armes à Constantinople, Vienne ou Varsovie, sans voir bouger la Suède, dont l'unique but serait toujours de rester unie à la Russie»; cette puissance devait désormais la regarder comme «sa vedette fidèle», et considérer que le nouveau prince royal était «devenu entièrement un homme du Nord». Deux heures durant, par de semblables discours, Bernadotte combla Tchernitchef de joie et d'espérances; à la fin, voulant lui faire franchir un pas de plus dans son intimité, il l'invita pour le lendemain à un déjeuner sans façon, en tête-à-tête.
Dans l'intervalle de ces conversations, le représentant français en Suède favorisait inconsciemment les efforts de Tchernitchef et lui facilitait la tâche. Le baron Alquier était un homme d'activité et de valeur; malheureusement, ancien membre de la Convention, où il s'était associé aux pires mesures, il avait gardé de ce passé jacobin quelque chose de tranchant et d'autoritaire dans l'esprit, de cassant dans la forme, un défaut absolu de tact, et le tout se traduisait par des allures de proconsul. Avec cela, une vie privée fâcheuse, un ménage irrégulier qu'il avait transporté de Naples à Stockholm, l'empêchaient de se mêler à la société où ses fonctions l'appelaient à figurer. Cette situation fausse, dont il souffrait, le rendait plus amer, plus irritable encore; en lui, sous l'habit brodé du diplomate, reparaissait le révolutionnaire de tempérament et d'humeur, et qui plus est, le révolutionnaire aigri. Il avait le verbe haut, mordant, agressif, et passait son temps à mal parler du gouvernement et du pays auprès desquels il représentait.
Sur le compte du prince royal, il s'exprimait en termes tout à fait inconvenants: il accordait volontiers que «c'était un bon diable, un bon homme, non dépourvu de moyens», mais une tête du Midi, chaude, «volcanique», subissant les impulsions les plus diverses et tournant à tous les vents; nulle suite dans les idées; peu ou point de caractère, rien de ce qu'il eût fallu pour dominer une situation difficile, pour réprimer l'effervescence qui persistait à Stockholm et qui faisait penser «aux temps de la Terreur en France»; le prince ne saurait jamais remettre tout en ordre par un bon coup d'État, la seule chose pourtant «qui pût sauver la Suède». Quant à la nation, M. Alquier la taxait de légèreté, d'outrecuidance et de rouerie: il infligeait aux Suédois l'épithète de «Gascons du Nord». Il convenait d'ailleurs que leur situation était désastreuse, qu'une rupture complète avec l'Angleterre les réduirait aux plus cruelles extrémités, et il ne cachait pas que ses instructions lui commandaient à peu près d'exiger l'impossible: néanmoins, disait-il, puisque telles étaient les volontés de l'Empereur, il fallait que l'impossible se fît. Il tenait ces discours à tout venant et particulièrement à Tchernitchef; pour mieux convaincre que la France disposait de la Russie, il affectait avec l'émissaire de cette cour une intimité sans bornes, lui témoignait une confiance fort mal placée, et répandait par toute la ville que l'aide de camp du Tsar était venu à seule fin de mettre à la raison la Suède récalcitrante.
Ces propos blessants, dont l'écho retentissait aux oreilles de Bernadotte, l'offensaient gratuitement et l'exaspéraient. Le jour où Tchernitchef déjeuna chez lui, «il renvoya les domestiques» dès que l'on fut à table, et aussitôt, en termes pleins d'amertume, fit allusion au langage que tenait le ministre de France et aux intentions qu'il prêtait à la Russie. À le trouver si affecté et si chagrin, Tchernitchef jugea l'occasion particulièrement opportune pour renouveler et accentuer ses communications consolantes: elles n'en produiraient que d'autant plus d'effet. Il répéta donc, affirma sur tous les tons que la Russie ne s'associerait jamais contre la Suède à aucune mesure de coercition et de rigueur; son maître l'avait envoyé tout exprès pour confier à la discrétion du prince cette résolution inébranlable.
À ces mots, réconforté de nouveau et ne se possédant plus de joie, Bernadotte ne sut comment témoigner sa gratitude: il chercha un moyen de renchérir encore sur ses précédentes assurances; la veille, il avait donné sa parole d'honneur qu'il n'agirait jamais contre la Russie; maintenant, il donnait sa parole d'honneur sacrée et parlait déjà de se lier par écrit. Ensuite, il se posa en victime de Napoléon. Sa vanité exubérante, faisant tort à son jugement, le jetait parfois en de naïves erreurs, et c'est ainsi qu'il s'imaginait de bonne foi avoir inspiré de la jalousie à l'Empereur. Dans toutes les circonstances, disait-il, celui-ci l'avait placé de manière à le sacrifier, «une gloire de moins étant très fort son fait»; aujourd'hui, s'il se montrait aussi dur envers la Suède, c'était sans doute par désir de dominer le monde entier, mais aussi pour lui faire tort et déplaisir, à lui Bernadotte, et «par un raffinement de mauvaise volonté à son égard». Et pourtant que de services le maréchal Bernadotte n'avait-il pas rendus à son ancien chef? De quels pas difficiles ne l'avait-il point aidé à se tirer? Son abnégation, son désintéressement dans toutes les circonstances revenaient sans cesse dans sa bouche, et toutes ses paroles tendaient à prouver que Napoléon était son obligé et se comportait en ingrat. Mais le ton adopté récemment avec la Suède, reprenait-il, ne se supportait pas deux fois, et peu à peu, s'animant, se montant, se grisant de ses propres discours, il ne se contentait plus de promettre à la Russie une neutralité bienveillante, il en venait à prévoir une rupture et une guerre avec la France. Il aimerait mieux «périr les armes à la main d'une manière honorable que de laisser avilir la nation qui l'avait choisi pour la gouverner; l'empereur Napoléon ne pouvait pas l'atteindre si la Russie ne s'en mêlait point; quand même il le pourrait, on verrait encore quel parti prendraient les soldats français une fois sur le territoire de Suède; il en était trop connu, aimé et respecté, et les avait commandés en trop de circonstances pour ne point en partie compter aussi sur eux».
«Là-dessus, ajoute Tchernitchef dans son rapport, on vint nous interrompre, et le prince, qui allait à la parade, m'engagea à l'y suivre.» Devant le front des troupes, Tchernitchef retrouva le brillant général qu'il avait connu à l'armée du Danube, le chef à l'air martial, à l'œil vif, à la taille bien prise, à l'abondante chevelure flottant au vent. Ce qui frappait surtout en Bernadotte, c'était l'aisance parfaite avec laquelle il était entré dans son nouveau rôle: rien chez lui qui sentît le parvenu; pas un mouvement faux ou déplacé. Avec une dignité tranquille, il inspectait les troupes, figurait devant le peuple assemblé, recevait des placets, faisait largesse aux pauvres, s'offrait aux hommages et aux acclamations, comme s'il se fût exercé de tout temps à ces fonctions de la souveraineté.
Il ne quitta Tchernitchef que pour aller chez le Roi, auquel il témoignait la plus respectueuse déférence; mais il voulut revoir l'officier russe dès le lendemain: il le retint cette fois à déjeuner et à dîner. Avant de se séparer définitivement de lui--Tchernitchef ne pouvait plus retarder son départ pour Paris--il lui remit une lettre à l'adresse de l'empereur Napoléon, une autre pour la princesse Pauline; dans la première, il demandait un peu de temps pour s'acquitter de ses promesses; dans la seconde, il sollicitait la princesse d'intercéder en sa faveur. Il pria Tchernitchef de lui rendre à Paris le même service, de plaider sa cause, d'exposer l'état déplorable de la Suède et l'indulgence qu'il comportait. Au fond, il craignait encore de rompre en visière à Napoléon, et parmi les raisons qui le portaient à différer, il en était une dont il ne fit point mystère à son nouveau confident: «Le prince, écrivait Tchernitchef, poussa sa franchise jusqu'à me dire que la Suède étant pauvre, il était encore obligé de se contraindre parce qu'il avait besoin de retirer jusqu'au dernier écu de ce qu'il possédait en France.»
Cette réserve prudente ne l'empêchait point, l'instant d'après, d'envisager les plus héroïques perspectives. Il fallait, disait-il, que Napoléon se gardât de toucher à la Suède, il y retrouverait une Espagne. «En électrisant la nation et en la conduisant avec un peu de génie», on la rendrait invincible, et déjà Bernadotte se voyait réfugié et inaccessible dans les glaces du Nord, entouré de son peuple fidèle, donnant au monde un grand exemple de constance et d'intrépidité: il se composait magnifiquement ce rôle et s'y drapait. Pourtant, si son imagination lui faisait parfois envisager de telles hypothèses, si sa verve hâbleuse se plaisait à les développer, il avait trop le sens des réalités pour s'y arrêter bien sérieusement. Prudent et avisé sous des dehors fanfarons, il s'était dit au contraire que son pays d'adoption et lui-même risqueraient moins, suivant toutes probabilités, à se brouiller avec la France qu'avec la Russie, qu'ils pourraient y gagner tout autant, et là était en partie le secret de sa contenance. À supposer qu'une campagne victorieuse rendît aux Suédois la Finlande, ce succès demeurerait éphémère; il serait le signal de longues luttes où la victoire resterait en fin de compte aux gros bataillons, à la puissance qui disposait de quarante millions d'hommes contre quatre. Au contraire, si la Suède passait condamnation sur la Finlande, si elle renonçait définitivement à toute reprise sur le continent pour se confiner et se répandre à l'aise dans la péninsule Scandinave, elle désarmerait l'hostilité de sa redoutable voisine, s'en ferait une protectrice, assurerait la sécurité de sa seule frontière exposée; s'isolant de l'Europe et des grandes affaires, elle se réduirait à une condition plus modeste, mais plus sûre, fonderait sa tranquillité à venir, sans préjudice de satisfactions immédiates et fort appréciables. Pour elle, le mieux n'était-il point de chercher une compensation plutôt qu'une revanche? Au lieu de regarder obstinément vers l'Est et de fixer la Finlande, que ne se détournait-elle vers l'Ouest, vers cette Norvège qui s'offrait à elle comme un dédommagement tout trouvé? Dès son arrivée, Bernadotte avait entrevu dans ses principales lignes le plan qu'il devait embrasser par la suite et qui lui fournirait l'occasion d'un rôle plus profitable que glorieux 642. Non qu'il eût encore érigé ce système en règle absolue; porté à s'exagérer l'importance de sa découverte, Tchernitchef allait trop loin sans doute lorsqu'il annonçait à Pétersbourg que l'empereur Alexandre pouvait désormais disposer du prince royal et le mouvoir à son gré 643. En homme pratique, Bernadotte tiendrait compte des circonstances, se guiderait d'après leurs indications. Toutefois, lorsqu'il aurait à se décider, deux éléments s'associant en lui, une pensée politique et une passion, la conception renouvelée qu'il se faisait de l'intérêt suédois et sa haine pour Napoléon, mettraient toujours en faveur de la Russie un poids puissant dans la balance. Si Tchernitchef s'abusait peut-être en attribuant dès à présent à ces deux mobiles une force irrésistible, il les avait parfaitement démêlés l'un et l'autre, et il pouvait s'applaudir à juste titre de les avoir reconnus et saisis: une telle constatation valait bien quelques jours de retard dans la remise de la lettre par laquelle Alexandre opposait aux demandes de la France une réponse poliment évasive.