Notes sur l'Amour
IX
L’AMOUR ET L’ÉGLISE
Les rapports de l’Église et de l’amour sont d’un comique profond. L’Église ne connaît ni la volupté, ni la restriction. Elle défend les plaisirs raffinés de l’amour et n’admet le rapprochement normal de l’époux et de l’épouse qu’en vue de la reproduction. Les joies stériles sont péchés mortels au même titre que le meurtre ; elles sont, en effet, un meurtre en herbe. Jouir de sa femme légitime sans la féconder, et tuer un homme, c’est tout un aux yeux de l’Église.
On demande combien il y a d’époux chrétiens qui obéissent à l’Église ? Et si, avec obstination, ils ne suivent pas ses saints commandements, restent-ils chrétiens ? — Ce qu’il faudrait démontrer.
Si on osait soupçonner l’Église de perversité, on verrait dans cette défense si stricte un moyen ingénieux de donner aux joies légitimes du mariage l’attrait du fruit défendu.
Les époux chrétiens auraient ainsi, à la semaine, l’illusion de se damner, sans bourse délier, dans le lit conjugal.
Madeleine prie chaque matin et chaque soir, et communie six fois l’an. Elle se croit bonne chrétienne ; elle l’est peut-être, car elle a, en plus de la foi qui, à elle seule, suffit à tout, l’humilité du cœur qui est plus rare.
Mais Madeleine est belle aussi. Le soir, dans le monde, elle est décolletée jusqu’aux limites qu’on ne peut franchir. Elle laisse voir des épaules admirables, une chair riche, blanche, sous laquelle on devine le sang qui court.
— Est-ce vous, Madeleine, qui vous décolletez ainsi ? Ne sentez-vous pas l’émoi des hommes qui vous approchent ? Ils voient tant de vous qu’ils en voudraient voir plus encore. Qu’est-ce, Madeleine, que cette honnêteté qui va demi-nue ? Cet étalage de chair est-il selon la modestie, selon l’humilité ? disons tout, est-il vraiment chrétien ?
Vous passez, Madeleine, indifférente. Ce que le monde fait, vous le faites aussi. Votre conscience, si chatouilleuse, si délicate sur d’autres points, ne s’alarme pas.
Rentrée chez vous, toute blanche maintenant dans une chemise de nuit transparente aux entre-deux de dentelles, agenouillée sur le prie-Dieu, c’est des lèvres seulement que vous prononcez les paroles séculaires : « Ne nous induis pas en tentation. »
Henriette a vingt-cinq ans. Elle est sage, modeste, jolie. A dix-huit ans, au sortir du couvent, elle a épousé, sur le conseil de ses parents, un homme qui, six semaines plus tard, quittait le lit d’Henriette pour celui, voisin, de la femme de chambre. Avec fracas, les parents d’Henriette sont intervenus ; il y a eu divorce.
Maintenant, Henriette aime un honnête homme qui l’aime aussi. Ils voudraient se marier, faire souche de beaux enfants. Mais l’Église est là qui veille.
Elle dit à Henriette qui est restée chrétienne : « Nous n’avons pu vous empêcher de divorcer, mais nous ne vous permettons pas de vous remarier. Vous n’irez pas à la mairie accomplir ce simulacre impie du mariage civil ; vous ne donnerez pas le scandale d’une chrétienne vivant en état de concubinage public avec un homme, et en ayant des enfants. »
Henriette se retire songeuse. Suivra-t-elle la voix de l’Église ? restera-t-elle honnête selon la pieuse doctrine ? Acceptera-t-elle le conseil implicite qu’on vient de lui glisser et prendra-t-elle comme amant clandestin celui que l’Église lui refuse comme mari ? — Ou, plus honnête encore, quittera-t-elle l’Église pour épouser celui qu’elle aime ?
Il est beau d’avoir des principes.
L’Église n’admet pas le divorce. Donc les femmes divorcées et remariées sont hors la loi. On sait enfin qui on peut voir et à qui on doit fermer sa porte. Il y a maintenant une règle. Elle nous manquait et rien n’était plus pénible aux bons esprits que l’indécision où l’on était sur ce qui est permis et sur ce qui ne l’est pas.
Dorénavant nous sommes fixés. On peut recevoir n’importe qui, mais pas les divorcées. Le sacrement de mariage sauve tout. « Du moment que l’Église vous accepte, je vous accepte aussi. Prenez vingt amants, mais ne prenez pas deux maris. »
Voilà qui est simple, facile, rassurant, et, grâce à l’Église, les mœurs sont sauvées au pays de France.
On a vu de nos jours une femme être reçue dans le monde, bien que divorcée, et même deux fois divorcée.
Il est vrai que cette femme à ses deux premiers mariages n’avait passé qu’à la mairie. A son troisième mariage enfin, elle va se confesser et se met en règle avec l’Église. Aussitôt les portes fermées s’ouvrent ; aux yeux du monde et à ceux de l’Église, elle est mariée pour la première fois ; on ignore charitablement qu’elle a vécu en état de concubinage légal avec deux hommes auparavant.
Je ne blâme pas le monde. Il faut comprendre que le monde se refuse à juger au delà des apparences. Il a parfaitement raison. La vie de société serait impossible si l’on reconnaissait aux gens le droit de se mêler de notre vie secrète. Nous en faisons ce qui nous plaît.
D’autre part le monde n’aime pas le cynisme. Ici encore, je l’approuve. Il demande peu de choses : qu’on accepte les conventions qu’il a fixées et les règles du jeu. — Pour le reste, liberté complète.
Mais l’Église n’est pas le monde. Elle ne doit pas s’arrêter aux apparences. Elle détient la Vérité ; elle a des principes, elle devrait les appliquer… Mais elle sent bien que c’est impossible. Alors elle donne et elle retient ; elle condamne en absolvant et elle absout en condamnant ; elle frappe et pardonne… et nous, tranquilles sur la rive, nous la regardons faire.
« Malheur à celui par qui le scandale arrive. » C’est le grand mot de l’Église. Elle est toute indulgence pour les péchés honteux et qui se cachent.
Jamais on n’admirera assez ce qu’il y a d’intransigeance, inutile et absurde, dans le dogme et de tolérance allant jusqu’à la faiblesse dans l’application du dogme. Mais quoi ? Il faut vivre.
Le grand péché pour l’Église est le péché de la chair. — Croit-elle donc représenter l’esprit ?
— Je me suis toujours bien trouvé, me dit R…, de ne prendre que des maîtresses allant à confesse. Avec elles j’étais sûr que tout se passerait sans scandale. Parfois, il est vrai, me fallait-il batailler pour reprendre une femme qui se donnait à Dieu. Mais ce sont de beaux combats dont l’amour sort plus souple et plus fort. Et il y a un certain orgueil à lutter, comme Jacob, contre l’Éternel et à remporter la victoire. Victoire passagère, direz-vous… Eh ! qu’importe ? Nous ne demandons pas l’éternité. Nous ne saurions qu’en faire. Nous la laissons à Dieu.
DES PRÊTRES
Le prêtre qui ne connaît pas la femme et qui s’occupe d’amour ! Avec quelle grossièreté, trop souvent, il touche au fruit défendu ! Qui a pu voir, sans un secret mouvement de répugnance, une femme jeune, tendre, jolie, agenouillée à une grille derrière laquelle il y a un homme en robe ?
La plupart des prêtres sont inoffensifs et bénins. S’ils évitent à leurs pénitentes le scandale, ils n’en demandent pas davantage.
Mais il en est dont l’âme dominatrice et sombre veut régner, fût-ce par la terreur. Ils n’hésitent pas à employer des armes défendues…
R… était aimé d’une femme de famille pieuse. Elle n’avait plus la foi, mais gardait, comme il convient, les apparences. Son confesseur, un des grands curés de Paris, un homme rongé de bile, la prend un jour à part dans la sacristie et lui dit : « Pour avoir perdu la foi, il faut que vous aimiez un athée. Seul un homme sans Dieu a pu vous enlever à nous. »
Elle se défend mal contre cette attaque imprévue. Il redouble, il la presse, et impuissant à la ramener, il finit par lui dire : « Dieu vous punira de votre rébellion en vos enfants. Il vous en reprendra un. Vous saurez alors que vous êtes responsable de cette mort. »
Elle ne bronche pas. Alors, ne se possédant plus, le visage livide, il lui jette : « Puisque rien d’humain ne vous touche, sachez que chaque matin, à sept heures, je prierai Dieu pour qu’il châtie l’homme abominable que vous aimez. Je demanderai que les épreuves ne lui soient point épargnées, qu’il connaisse la douleur, la souffrance physique, et les désastres matériels qui seuls peuvent atteindre son âme impie. Lorsqu’il aura été frappé à cause de vous, vous nous reviendrez soumise. »
Cette fois-ci, les terreurs anciennes la reprennent. Si tout de même il disait vrai, ce prêtre horrible, s’il avait ce pouvoir surhumain ?… Elle fuit éperdue, va tomber dans les bras de son amant et lui annonce que tout doit finir entre eux.
Soyons tout de même reconnaissants à la religion catholique de ce qu’elle prépare admirablement les âmes à l’amour, par l’habitude qu’elle leur donne de ne pas se poser des questions inutiles, par une sorte d’acceptation de ce qui est et de notre état misérable de pécheur (quitte à en demander pardon à Dieu), par la sensualité de ses cérémonies.
Elle reçoit les femmes dans de belles églises où la lumière est tamisée par des vitraux ; des tableaux, des statues les ornent ; l’air est plein de l’odeur troublante de l’encens ; les grandes voix persuasives de l’orgue chantent dans le demi-jour mystique. Elle sait qu’elle ne doit pas s’adresser à la raison de ceux qu’elle veut gagner ; c’est sur les sens qu’il faut agir ; c’est eux qu’elle cherche à séduire. Lorsqu’elle a « chaviré les sens » des fidèles, la partie est à elle ; ils ne raisonnent plus, ils acceptent avec joie ce qu’elle leur offre.
C’est ainsi qu’elle prépare les voies à l’amour. Il emploie la même tactique ; il ne se soucie pas de conquérir l’intelligence, il veut arriver au cœur par le canal des sens. Il ne discute pas, il émeut.
Le langage même de l’Église est pareil à celui de l’amour. Voici une méditation religieuse proposée aux jeunes filles sur les mystères de la circoncision !
« 1er point : Vue. — Regardons ce pauvre Jésus… le prêtre qui entre dans l’étable pour la circoncision… le prêtre fait l’incision… le sang coule… le petit Jésus se débat doucement… Regardons ce sang divin ! O sang de mon Jésus !…
» 2e point : Ouïe. — Écoutons ce que disent les anges.
» 3e point : Goût. — Goûtons l’amertume dont le cœur de Marie est abreuvé… la souffrance que Jésus endure dans sa chair !
» 4e point : Odorat. — Attirons à nous par l’odorat et par forme de respiration intérieure les parfums de tant de vertus. Reposons-nous, comme l’abeille, sur ces fleurs de mortification. Aspirons, respirons au milieu de ces douces odeurs ; c’est un plaisir doux, divin, céleste !…
» 5e point : Toucher. — Touchons ce couteau sanglant, baisons-le, plaçons-le sur notre cœur !… Ah ! si nous pouvions écrire de sa pointe sur ce cœur le nom aimable de Jésus !… »
Même adoration éperdue dans les prières de la communion. Faut-il citer ces paroles que chaque catholique doit connaître par cœur ? Voici seulement « l’Acte d’amour. »
« J’ai donc enfin le bonheur de vous posséder, ô Dieu d’amour. Quelle bonté ! Que ne puis-je y répondre ! Que ne suis-je tout cœur pour vous aimer, pour vous aimer autant que vous êtes aimable, et pour n’aimer que vous ! Embrasez-moi, mon Dieu ! brûlez, consumez mon cœur de votre amour. Mon bien-aimé est à moi ; Jésus, l’aimable Jésus se donne à moi. Anges du ciel, Mère de mon Dieu, Saints du ciel et de la terre, donnez-moi votre amour pour aimer mon aimable Jésus. »
Voilà qui apprend merveilleusement le langage de l’amour aux jeunes filles. Lorsqu’elles ont prononcé ces mots ardents, quelle langueur coule dans leurs veines ! Comme elles sont prêtes à aimer ! — Vienne un homme, et elles se serviront avec lui des paroles mêmes que l’Église met dans leur bouche à l’adresse de l’Amant mystique.
DE L’UTILITÉ DU PRÊTRE ET DES BIENFAITS DE LA CONFESSION
Cet homme sombre, au visage rasé comme celui d’un comédien, qui porte une robe de femme, il nous est arrivé de le croire un organe inutile dans la société. Il n’était qu’un intermédiaire entre l’homme et Dieu, un transmetteur de prières, accapareur d’offrandes, diseur de messes pour le salut des âmes, distributeur des lieux communs de la morale officielle dans sa chaire le dimanche, vivotant tant bien que mal de ce curieux métier de commissionnaire patenté entre la terre et le ciel.
Mais son utilité réelle, nous ne la comprenions pas. Et nous nous étonnions de voir qu’il avait conservé dans la société une place, malgré tout, considérable. Il était, à nos yeux, pareil à cet appendice qui a joué jadis, paraît-il, un rôle important dans notre économie et qui est devenu un organe inutile à tous, sauf aux chirurgiens qui en vivent.
Nous étions dans l’erreur. Lorsque nous avons compris le rôle destructeur de l’amour dans la société, la raison d’être du prêtre nous est apparue soudain. Il est un des soutiens solides de la société. Et cela par le moyen de la confession.
L’amour ne vise qu’à détruire la famille, à en arracher l’individu en faisant miroiter devant ses yeux un bonheur suprême. Le prêtre défend la famille, et par les moyens les plus efficaces.
Voyez cette femme qui court au confessionnal. Depuis des semaines sa vie est bouleversée. Rien de ce qui l’occupait ne compte plus. Son mari, qu’elle croyait aimer, elle découvre qu’il lui est indifférent ; ses enfants remplissaient ses jours de joie ; ils lui sont à charge.
Une pensée, une seule, la harcèle nuit et jour… Est-ce elle vraiment qui a changé d’elle-même à ce point ?… En être arrivée là ! Si vite !… Non, ce n’est pas possible. Pourtant c’est vrai !
Ce secret lui brûle l’âme.
A qui se confier ? Il n’est pas une personne au monde à qui elle puisse même laisser entrevoir la terrible vérité. Et voilà des jours et des jours qu’elle se torture !
Oui, elle aime, c’est vrai… Mon Dieu, de cela elle se sent à peine coupable, car comment faire autrement que d’aimer cet homme ? Elle aurait dû l’aimer, jusqu’à en mourir peut-être, sans lui laisser voir ses sentiments. Mais tout le reste, « les choses qu’on n’écrit pas » !… Tromper son mari qui a confiance en elle ! Comme elle se sent coupable vis-à-vis de lui ! Il est à mille lieues de se douter du combat terrible qu’elle soutient. « Il a une confiance entière en moi, se dit-elle, cela est pire que tout. »
Alors une idée point dans ce cerveau affolé, et grandit, grandit, — celle de tout avouer à ce mari qui a été jusqu’ici l’unique compagnon de sa vie. Peu importe ce qui en résultera, son ménage brisé, ses enfants perdus, son mari au désespoir. Elle ne voit qu’une chose : le rachat de la faute par cet aveu nécessaire.
Cela, et puis sortir d’un silence affreux.
Mais avant de parler, elle veut aller prier, demander à Dieu la force d’accomplir ce qu’elle a résolu. Elle se confessera. Ainsi sera-t-elle en règle avec Dieu avant de l’être avec les hommes.
Elle entre dans l’église, s’agenouille au confessionnal : « Mon père, j’ai péché…! » Qu’elle a de peine à parler ! Les mots ne sortent pas de sa gorge fermée. En quelques phrases pleines d’un détachement qui n’est pas feint, le prêtre l’apaise ; maintenant rien ne grince plus ; elle se détend, elle se raconte et, à mesure qu’elle parle, elle se sent plus légère ; elle dit tout, et, finalement, la peine qu’elle s’est imposée pour son péché, la résolution qu’elle a prise d’avouer sa faute à son mari.
Le prêtre sur son siège étroit a un mouvement de recul… Maintenant la pénitente a fini ; à son tour il parle.
Le danger grave commence à ses yeux, non à l’adultère, mais à l’aveu au mari. L’adultère, le monde l’ignore. C’est une affaire à régler entre elle et Dieu, dont il est le truchement. Il y veillera, comme il est de son devoir de prêtre ; elle n’a qu’à s’en remettre à lui. Mais surtout qu’elle se garde de parler à son mari. Elle n’a pas à se confesser à un époux. Dieu, qui est toute sagesse, a voulu que seul le prêtre ait le droit d’entendre les pécheurs en confession. Sans doute il reconnaît ce que cette décision a, en apparence, de noble, mais c’est là une tentation de plus du démon. Que deviendraient l’Église et sa hiérarchie, si on laissait aux brebis à chercher elles-mêmes leurs pâturages ? La première chose que demande Dieu est la soumission. Et puisqu’elle déclare qu’il lui est impossible de ne pas parler à son mari, c’est précisément ce lourd devoir que Dieu lui impose en pénitence. Qu’elle ait confiance en Dieu. Il lui donnera la force de porter ce fardeau ; Il est toute bonté ; Il a offert son Fils pour racheter les péchés des hommes, etc., etc. Le prêtre termine par quelques sages conseils : voir moins souvent son ami, éviter d’être seule avec lui, se défendre des caresses innocentes si dangereuses entre gens qui s’aiment. Enfin prier Dieu, prier Dieu beaucoup.
Il la renvoie chez celle calmée.
Si elle compare son état moral avant et après la confession, comment douterait-elle des bienfaits de la religion ?… Elle ne dira rien à son mari, elle gardera son amant. La famille est sauvée, les enfants ne sont pas sacrifiés, le mari continue à goûter un bonheur qui, pour être aveugle, n’en est pas moins le bonheur : quant à elle, elle mène des jours fiévreux et non sans beauté. La vie, comme il arrive, se chargera de la séparer de son amant. Rémy de Gourmont dit quelque part : « Il est des adultères exquis, ils ne sont pas durables. »
Grâce au prêtre le scandale est évité, la société triomphe. Mais qui sait ? l’individu lui-même est peut-être plus heureux ainsi et je ne vois pas de solution plus satisfaisante pour tous que celle-là ?
Ce n’est pas la thèse qu’exalte Ibsen dans quelques-unes de ses pièces, thèse qui a une grande beauté et une force extrême d’attraction. Il est légitime de faire des sacrifices pour l’achèvement d’une haute destinée. Mais à la solution ibsénienne peuvent seules se hausser des âmes fortes. Elle n’a rien à faire dans le train ordinaire de la vie des hommes ; elle sèmerait des ruines autour d’elle, car il n’est pas donné à chacun de jouer impunément avec l’absolu. Le bonheur de la plupart des hommes est dans une juste médiocrité. Ne fait pas figure de héros qui veut ; la sagesse est peut-être de remplir exactement sa destinée, sans aller au delà…
Aussi, le plus souvent, l’aveu est-il dangereux et nuisible. Il risque de laisser platement dans la boue une femme sans force pour se créer une vie nouvelle, sans volonté pour réaliser l’idéal qu’elle a conçu dans un moment de fièvre… Souvent elle rentre au foyer abandonné ; mais son action irréfléchie a des conséquences irréparables. Même si son mari la reprend, l’intimité est perdue ; jamais plus leur union ne sera ce qu’elle a été.
Par conséquent le prêtre a mille fois raison d’intervenir pour empêcher la dommageable effusion. « Cachez la vérité, dit-il, rien n’est plus dangereux que la vérité ! »
Du reste nous n’avons pas à discuter la question au point de vue d’une morale qui serait, en quelque sorte, extérieure à l’humanité. Restant parmi les hommes, déclarons que le prêtre qui est là pour défendre les règles sociales approuvées par l’Église, le mariage et la famille, est dans son rôle lorsqu’il ordonne à la femme le silence. Il protège ce qu’il doit protéger, et de façon efficace.
« Reprendre ma liberté », crient les femmes ! Il y a une foule de femmes qui ne sauraient que faire de leur liberté et bien peu d’hommes pour qui il vaut la peine de se sacrifier. Du reste est-il sage de renoncer à des biens positifs et durables, position, respect, fortune, enfants, pour les bonheurs précaires de l’amour ?
L’aveu, dira-t-on, est une solution extrême et qui ne se présente pas à l’esprit de beaucoup de femmes.
C’est possible. Mais sans aller jusqu’à l’aveu, il y a la lutte avec soi-même, le remords, le désespoir, l’énorme poids du secret. L’utilité du prêtre est ici la même ; il vous débarrasse d’un accablant fardeau, il vous soulage, vous calme, évite un inutile scandale… On comprend pourquoi il continue à occuper une place importante dans la société.
A présent, vous me direz peut-être que vous ne tenez pas autrement à conserver la société actuelle et que vous ne ferez rien pour la défendre.
Cela, c’est un autre point de vue.
Nous venons de décrire le grand combat.
Toutes les femmes ne le livrent pas. Il en est qui ne connaissent pas le remords. (J’aimerais qu’on fît une exacte étude psychologique du remords). La plupart des femmes qui prennent un premier amant s’y décident après une lutte que les circonstances rendent plus ou moins longue. Même celles dont l’esprit est le plus affranchi ne se donnent pas aisément.
Le changement si grand dans les habitudes, la puissance séculaire de la tradition religieuse, morale et sociale selon laquelle la femme doit être la femme d’un seul homme, tout contribue à rendre difficile le passage du mari à l’amant.
Dans ce conflit l’amour a contre lui des adversaires redoutables et divers :
1o la pudeur d’abord, si naturelle à la femme. Comment se dévêtir devant un homme, se livrer nue à ses caresses ?
2o l’idée du partage, horrible à beaucoup de femmes, insurmontable pour certaines d’entre elles. Comment être à la fois la femme de deux hommes ?
3o les risques à courir, perdre sa réputation et, pire, sa position.
4o les enfants, ceux que l’on a, et ceux que l’on craint d’avoir.
5o le mensonge. Il y a des gens qui sont très mal faits pour mentir. Ce peut être une joie de tromper un mari jaloux ; c’est une trahison de tromper un mari qui vous aime et qui a confiance en vous.
Je donne ces raisons sans ordre. En effet, pour Mme X…, la raison numéro cinq (mensonge) a une valeur immense et la première (pudeur) — Mme X… est d’une anatomie impeccable — n’en a aucune. Pour celle-ci, dont le mari seul a de la fortune, le numéro trois (risques) est un cran d’arrêt, tandis que pour l’autre, qui est plus mère qu’amante, le quatre (enfants) est infranchissable. Et ainsi de suite.
Mais on peut établir que ces combats où la nature et la société ont une égale part et qu’à des degrés différents subissent toutes les âmes délicates, prennent chez les femmes dont l’âme et l’éducation sont religieuses une teinte uniquement religieuse. Ces femmes ne voient plus que le péché. La lutte pour elles est entre le devoir et la passion. Mais le devoir est envers Dieu ; elles résistent au nom de la religion ; c’est à Dieu qu’elles demandent des forces pour lutter contre leur amour. Elles se suggestionnent au point que la religion leur devient réellement un soutien. Elles imaginent que c’est à cause de leur foi qu’elles ne cèdent pas.
En fait, on voit les mêmes combats chez celles qui croient et chez les autres. Chez ces dernières l’horreur du mensonge, de la trahison, l’impossibilité du partage, la pudeur, etc. prennent la place que Dieu tient dans l’âme de leurs sœurs croyantes.
Peut-être la lutte est-elle moins douloureuse, moins âpre, chez celles qui la livrent à Dieu. Il est plus facile d’attendrir un Dieu compatissant que de se fléchir soi-même quand on a l’âme faite d’une certaine façon.
Puis, en Dieu, on est sûr de trouver le pardon final. Il y a mis certaines conditions, une contrition sincère… Mais on l’éprouve toujours, au moins momentanément. En tout cas, il a son représentant patenté qui se tient à votre disposition dans une belle église parfumée. Le prêtre a des paroles d’indulgence prêtes. Si vous pleurez, allez à lui.
Tandis que pour une femme droite, honnête, inaccoutumée aux compromissions, et qui doit lutter seule, le combat est plus dur.
Mais on comprend aussi que cela ramène les femmes, les faibles femmes, aux pieds du prêtre, au confessionnal.