Notes sur l'Amour
II
NATURE ET SOCIÉTÉ
Il y a la nature. Il y a la société.
Entre ces deux puissances ennemies, nous sommes fort mal pris. La société a mis des siècles à assurer son pouvoir. Elle nous tient aujourd’hui attachés dans des cadres étroits. De toute part nous sommes gênés, par les lois d’abord, mais plus encore par les préjugés, par les coutumes, par ces lois non écrites qui sont plus pesantes à nos épaules que celles du code. Enserré dans leurs mille liens, l’homme moderne étouffe.
Où retrouvera-t-il la liberté ? où retrouvera-t-il la nature ?
Cet être garrotté par la société, il se sent naître à nouveau lorsque l’amour s’empare de lui. Alors il s’affranchit ; il atteint du coup au plus haut degré de son individualité. Il se débarrasse joyeusement des entraves qui l’ont gêné jusqu’alors. Les forces de la nature le secouent d’une ivresse dionysiaque ; la vie universelle coule dans ses veines. Il entre en communion avec l’univers entier et l’associe à ses transports. Il est pareil à un dieu.
Mais cet affranchissement intérieur lui fait sentir plus douloureusement son esclavage. A ce moment il est déchiré entre la nature et la société qui se l’arrachent. Comme un héros, il entre en lutte avec les puissances du monde pour se frayer sa voie.
Et ce tragique conflit dans lequel est intéressé, non seulement l’individu, mais l’avenir de l’espèce, ne cessera pas d’être pour l’homme le spectacle le plus dramatique, le plus profondément humain.
Le héros remporte-t-il la victoire sur la société ? Un autre drame commence. Il lui reste à apprendre maintenant quelles sont les ruses de la nature.
Il découvre que la nature ne nous a pas donné l’amour en don gracieux et désintéressé. Il croyait naïvement qu’elle travaillait pour lui. Grande erreur ! la nature est égoïste. Elle ne se soucie pas de nous, mais d’elle seule. Si elle a entouré l’amour des voluptés les plus vives, c’est qu’elle y trouve son compte. L’amour qui est pour nous une fin n’est pour elle qu’un moyen. La volupté est l’appât qu’elle dispose pour nous attirer dans ses pièges. Elle fait rayonner devant nos yeux le mirage d’un bonheur surhumain attaché à la possession de la femme aimée. Cependant elle ne voit que ceci : qu’en la prenant, nous la féconderons.
Ce que nous mettons en plus dans l’amour lui est indifférent. Peu lui importe que nous possédions notre femme ou celle d’autrui, que nous la soumettions par force ou par ruse, que nous la trompions ou que nous lui soyons fidèle ; peu lui importent nos joies et nos larmes ; elle ne nous dit qu’une chose : « Faites des enfants. »
Or, c’est précisément ce que nous ne voulons pas faire. Ici nous l’emportons dans notre lutte avec la nature et déjouons ses ruses. Intelligents et avertis, nous allons cueillir la volupté sur les bords du piège, mais nous n’y tombons pas.
Nous prenons le plaisir, sans plus. Nous entendons jouir des avantages inestimables que la nature a attachés à l’amour, mais nous nous refusons à payer le prix qu’elle demande.
Nous avons là notre revanche bien personnelle et établissons du coup notre supériorité sur les animaux.
Les théologiens affirment que l’homme a une âme et que les animaux n’en ont point. Par là sommes-nous au-dessus de la nature, disent-ils, dans une classe à part, sans communication avec les espèces animales. Mais on peut affirmer avec une probabilité plus grande que la différence essentielle entre l’homme et les bêtes est dans ce petit fait que l’homme est capable, seul dans la création, d’arrêter à son gré les suites naturelles de l’amour. Les animaux n’aiment que pour se reproduire. Nous avons vaincu l’instinct et aimons pour le plaisir d’aimer. Voilà le propre de l’homme, voilà ce qui le met au sommet de l’échelle des êtres.
Cette supériorité, nous l’avons cultivée habilement jusqu’à exploiter à notre profit, de la façon la plus égoïste, l’acte que la nature voulait le plus désintéressé.
LE JEU NOBLE
Mæterlinck a décrit le vol nuptial de la reine des abeilles et du frelon qui la suit au plus haut des airs.
Il y a là une image exacte de la façon dont la nature opère pour améliorer l’espèce. Partout elle établit entre les mâles une rivalité. Le mieux doué l’emporte dans ce sport le plus nécessaire, le plus glorieux de tous.
Nous seuls avons perverti pour des arrangements sociaux les finalités naturelles. Dans l’espèce humaine des facteurs nouveaux interviennent et ce n’est pas toujours le meilleur individu qui a la victoire.
Pourtant, même dans l’arbitraire que nous créons, parmi les fins égoïstes que la société poursuit, la nature trouve moyen de reprendre quelques-uns de ses droits, et les physiologistes nous apprennent qu’il s’engage entre les centaines de spermatozoïdes déposés à l’ouverture de la matrice, une lutte émouvante, un passionnant concours de vitesse dont le but est l’ovule unique à féconder. Les spermatozoïdes se hâtent et ondulent à la manière des poissons. Celui qui est le plus vite arrive le premier à l’ovule, se fiche victorieusement en lui, le féconde. Lui seul, parce qu’il est le plus fort, triomphe et se perpétue. Les autres meurent, inutiles, après une course vaine.
Ainsi, grâce à la nature, y a-t-il un jeu noble, quelques instants de sport, à l’origine du plus disgrâcié d’entre nous. Il peut se dire que, quelle que soit sa faiblesse, la nature a fait pour lui ce qu’elle a pu, qu’elle a, même sur un mauvais terrain, institué un concours, une lutte, et assuré le succès du germe le plus vigoureux entre tant de germes médiocres. Il a donc la maigre consolation de penser, qu’étant données les circonstances adverses, il est le meilleur produit que la nature pouvait amener à la vie.
Comme on voit, la nature a fait beaucoup pour nous.
Remercions-la encore de ce qu’elle nous ait laissé l’illusion tenace de notre liberté, grâce à quoi nous imaginons que nous avons voulu nos fautes, qu’elles nous appartiennent en propre, que nous aurions pu ne pas les commettre. Ainsi pouvons-nous caresser à loisir et chérir longuement les remords, les remords nécessaires, bienfaisants, purgatifs.
On ne dira jamais assez combien l’idée (fausse) que nous nous faisons de notre liberté apporte d’agrément dans le jeu des passions.
Et puisque nous en sommes aux actions de grâce, soyons reconnaissants à l’homme de ce qu’il a fait de l’amour. La nature nous l’a livré brut, acte physiologique et purement animal. Notre ancêtre pithécanthrope était d’une sensibilité médiocre, vite échauffée, tôt satisfaite. Comme nous l’avons cultivée, cette sensibilité grossière ! Comme nous l’avons nourrie et développée ! Nous l’avons amenée à une richesse, à une complexité si grande que finalement la civilisation, l’art, la pensée, tout est sorti de là et que les conquêtes les plus précieuses sont attachées à l’amour tel que l’homme sociable l’a créé.
Y a-t-il une liberté intellectuelle véritable là où il n’y a pas une liberté réelle de l’amour ?
Le puritanisme est la plus effroyable des prisons. On y devient, du reste, imbécile.
LA SOCIÉTÉ
Quels sont les rapports de la société, constituée comme elle l’est aujourd’hui, avec l’amour ?
C’est simple. Elle emploie, vis-à-vis de l’amour, ses gendarmes. Elle oublie ce qu’elle lui doit, et l’on voit la morale et la religion liguées contre cette chose simple, naturelle, excellente : le rapprochement normal de deux êtres de sexe différent.
On ne comprend pas que la société et les gendarmes interviennent pour empêcher un acte sans lequel il n’y aurait plus ni société, ni gendarmes.
Imagine-t-on ce que serait la société si l’amour en était banni, la sécheresse affreuse des cœurs, le triomphe d’une vaine idéologie, les calculs les plus bas affichés sans pudeur, la vanité régnant sans partage, l’intérêt maître du monde ?
Ce qui rattache, malgré tout, à l’humanité, tant d’êtres desséchés, c’est qu’ils ont été capables de suivre, ne fût-ce qu’un instant, un sentiment plutôt qu’un intérêt. Ils ont risqué quelque chose, ces êtres si prudents, ils ont eu un instant de courage, ces gens qui tremblent continuellement. Pendant une minute, ils ont été des hommes.
On peut concevoir une société où l’argent serait sans utilité. Le jour où l’amour cessera d’avoir une prise forte sur les hommes sera celui de la fin du monde.
La société a raison de traiter l’amour en ennemi, car il franchit d’un pied libre les petites barrières qu’elle a élevées avec tant de soin entre les gens, et ne respecte pas même la chose qui lui est la plus sacrée : l’argent.
La société dit : « Les hommes aiment où ils veulent, mais il est préférable que les femmes aiment dans leur monde. »
On aime où l’on peut.
A la suite d’un malentendu vieux comme le monde, l’amour avait gardé un pied dans le mariage. La société travaille à l’en expulser. Pour y réussir, elle a inventé la dot.
Elle dit :
Le mariage doit être fondé sur le roc d’une affection durable. On ne doit mettre en commun que des intérêts permanents, des avantages sociaux de même nature. L’amour construit sur le sable. Il emploie n’importe quels matériaux. Il prend un malin plaisir à rapprocher ce qui, socialement, doit rester dans des castes opposées. Et puis il ne dure guère. « J’aime aujourd’hui, je n’aimais pas hier, aimerai-je demain ? » Il est violent, transitoire et brouille-tout. Il n’en faut pas.
Elle a presque réussi.
Dans une certaine bourgeoisie et dans le monde, la plupart des unions légitimes se font de nos jours à coups de marchandages et de concessions. Il faut que les pères et grands-pères s’agréent, que les mères se tolèrent, que les professions s’harmonisent (chez les notaires, on ne se marie qu’entre notaires !) que la religion, la fortune, les espérances, le rang soient égaux. Que d’histoires ! On consulte aussi, pour la forme, le goût des fiancés, un goût convenable et ganté. Inspection rapide. Lui avec un soupir : « Il faut se faire une raison ! » — Elle : « Il est plutôt bien… et puis je dois me marier. »
On ne peut dire que la société ait tort. Cette vieille dame a vu les drames de l’amour ; elle en connaît les dangereuses folies. Elle ne veut plus s’attacher qu’aux avantages réels, à ce qui dure et survit à l’individu. Les seuls biens qu’elle connaisse et qui puissent figurer au contrat sont les biens de fortune.
Mais l’amour a ses revanches. Aussi la société gémit-elle continuellement : « Que de scandales ! »
Pourtant ils sont le sel de la terre.
Si la société poussait ses principes jusqu’au bout, ce qu’à Dieu ne plaise, on verrait ceci :
Pour l’agrément de ses jours et, si possible, le charme de ses nuits, on choisirait une personne de goûts et de sexe complémentaires. Mais on insérerait au contrat la clause suivante : « Il est interdit aux époux d’assurer entre eux le développement de l’espèce. »
Car il y a l’espèce.
Le mariage ayant pour but d’assurer le bien-être des époux, reste la question des enfants. La société a besoin, elle aussi, d’avoir les meilleurs individus. Elle pratique pour les animaux domestiques une intelligente sélection et sait parfaitement que s’il y avait de l’argent, des contrats, des dots chez les chevaux, il n’y aurait plus de bons chevaux.
Voyez les résultats du mariage sans amour : produits médiocres, corps mous, grandes oreilles, âmes plates.
Comment les espèces animales sont-elles sauvées de la décadence ? Pour la possession de la femelle la plus belle luttent les mâles. Il faut qu’ils la conquièrent. Le plus vigoureux, le plus adroit, l’emporte. Il prend alors la femelle tremblante de désir et de peur, et la féconde.
Oui ou non, sommes-nous des animaux ?
— Mais j’ai une âme immortelle, soupire plaintivement madame Dubois.
— Est-ce avec votre âme, chère madame, que vous faites vos enfants ?
Dans une société qui serait assez forte pour imposer le seul mariage d’intérêt on verrait grandir soudain le rôle de l’amant.
La société l’accepterait. Elle comprendrait que pour avoir les meilleurs produits, il n’y a qu’à laisser faire l’amour qui ne se trompe guère et qui, en tout cas, agit toujours d’une façon désintéressée pour le bien de l’espèce. Et ne lui reprochons pas la médiocrité des résultats qu’il obtient trop souvent, mais voyons plutôt, comme je l’ai déjà dit, les éléments avariés que nous lui livrons.
Ainsi, puisqu’on interdira aux époux d’assurer entre eux le développement de l’espèce, ce sera donc l’amant, celui qui est beau et rafraîchissant comme un orage après une lourde journée de chaleur, qui fera les enfants.
Il deviendra un membre nécessaire de la société.
Il sera le Messie attendu dans chaque ménage.
Il aura la fierté de son rôle et ne se cachera plus dans les armoires, marchera auréolé d’admiration et de reconnaissance. Aucun homme ne rendra plus de service à la communauté que ce passant prestigieux.
La femme ne se laissera guider dans le choix de son amant que par l’instinct profond et mystérieux de l’espèce. Aucun bas motif d’intérêt ne l’influencera. Elle ne cédera qu’à la voix impérieuse de l’amour.
Il est possible qu’elle n’aime jamais.
Alors il n’y a pas d’intérêt à ce qu’elle se reproduise.
— Mais c’est abominable ! mais il n’y aura plus de société ! s’écrie monsieur Chaque.
— Il y aura une autre société, cher monsieur Chaque. Il serait malheureux, avouez-le, que, de toutes, notre société fût la seule possible. Du reste, ne vous alarmez pas. La société a toujours déclaré moral ce qui lui était utile. Elle crée le bien et le mal suivant son intérêt. Du jour où elle aura avantage au nouvel arrangement qui aujourd’hui vous scandalise, vous et vos descendants, le vénérerez à genoux, cher monsieur Chaque, comme un dogme révélé par la divinité elle-même.