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Notes sur l'Amour

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L’AMOUR ET LA LITTÉRATURE

La littérature vit de l’amour.

Hélas ! par un funeste retour, l’amour trop souvent vit de littérature. La littérature nous impose ses clichés, nous oblige à nous servir d’idées toutes faites. Au lieu de courir librement devant nous, nous sommes forcés de suivre les ornières tracées. Avant l’épreuve, nous savons quels sentiments doivent correspondre à telles situations. Et les situations évoquent fatalement ces sentiments associés, un mari trompé ne peut être que ridicule — ce qui est tout à fait absurde ; une femme cédant à un premier amant doit à la tradition littéraire de crier qu’elle est perdue et de lamenter le sort de ses enfants.

Des années sont nécessaires pour que nous arrivions à nous retrouver nous-mêmes.

Longtemps nous sommes le double de frères romanesques qui agissent et parlent en nous. Nous ne discernons plus ce qui est à nous et ce qui leur appartient.


La littérature nous prend tout jeunes. Nous avons lu et réfléchi sur l’amour avant d’aimer.

L’État, le premier, se charge de notre éducation.

J’ai entendu un jour deux lycéens aux Champs-Élysées. Ils avaient entre treize et quinze ans ; ils discutaient avec ardeur. Le plus petit dit d’une voix précise :

— Tu n’y es pas. Tu as raté le sujet. Hermione et Phèdre n’aiment pas de la même manière. Hermione est jalouse et poussée au crime par la jalousie. Phèdre est criminelle dans son amour même…

Le vent emporta la suite des paroles dans les bosquets élyséens et je poursuivis mon chemin en bénissant la Providence de m’avoir fait naître dans un pays d’intense culture amoureuse où les collégiens, sous la tutelle de professeurs patentés par l’État, font leur éducation théorique des passions avant que d’être hommes.


On peut poser en axiome que les héros de romans exercent une influence d’autant plus grande qu’ils doivent plus à l’imagination de l’auteur qu’à l’étude directe de la réalité.


Ces héros sont-ils vrais ? Nous nous détournons d’eux, nous ne les écoutons point, nous nous refusons à confronter nos visages à leurs faces trop humaines. Quelle femme adultère se croira pareille à la malheureuse et passionnée Emma Bovary ? Quel jeune homme voudra revivre Frédéric Moreau ? Plus tard seulement, lorsque nous sommes rentrés de quelque terrible voyage, nous devenons sensibles au charme de ces voix tristes et persuasives.


Mais Mimi Pinson trouve, aujourd’hui encore, des admiratrices prêtes à l’imiter. En combien de jeunes gens vibre l’espoir de renouveler la fortune de Rastignac ? Qui n’espère rencontrer une madame de Nucingen, une duchesse de Maufrigneuse, une madame de Mortsauf. A vingt ans, on voit l’amour par les yeux de Balzac. Prestigieuses héroïnes du prince et roi de la littérature romanesque, nous vous avons cherchées passionnément à travers la vie et notre imagination avertie était si puissante que, ô miracle, nous vous avons parfois trouvées !


Du reste toute littérature d’amour est fallacieuse et mensongère. Dès qu’on écrit, on trompe le lecteur.

Nous aimerions savoir la vérité sur la vie sentimentale d’un Stendhal, d’un Byron, d’un Victor Hugo. Nous l’ignorerons toujours. Dans leurs confessions, les hommes de lettres mettent le plus grand soin à ne pas se révéler à nous. Lorsque, par hasard, un grand homme a pris des notes vraies sur lui-même, il se garde de les publier. Quelques-uns oublient de les détruire. Nous savons ainsi beaucoup de choses sur Stendhal, mais nous ne savons pas tout et il manque précisément ce qui nous intéresserait le plus.

Byron avait laissé des notes autobiographiques. Son exécuteur testamentaire les lut ; terrifié, il les brûla. Perte irréparable ! On refusa également de publier le journal de Schopenhauer. Et personne n’osa raconter sincèrement la vie du Titan Beethoven.

Mais qui de nous voudrait dire sa vie, toute sa vie ?


Nous avons horreur de la vérité.

Lorsqu’on nous raconte une histoire vraie, nous sommes choqués par la vérité même des détails qui nous gênent, que nous voudrions supprimer, — que nous supprimons en effet, si nous avons à écrire cette histoire.


L’union des sexes est, dans la littérature comme dans la vie, la finalité suprême. Une fois qu’ils se sont joints, le Créateur ne leur demande plus rien, et l’homme de lettres, comme le Créateur, regarde son ouvrage, le déclare bon, et se repose.


Malgré son intelligence, l’homme de lettres n’arrive pas à imiter la nature. Il apporte dans les événements une logique un peu grosse, un ordre un peu médiocre, un arrangement factice.

En fait, les rapports que l’amour établit entre les êtres sont à la fois plus simples et plus compliqués que la littérature ne l’admet. Lorsque nous trouvons, par hasard, dans un livre des pages vraies qui semblent traduire exactement la réalité, nous nous étonnons et crions à l’invraisemblance, lorsque nous voyons, par exemple, dans Les Confessions les rapports qui s’établirent naturellement aux Charmettes entre « Maman », le petit Jean-Jacques, et mon estimable homonyme, le discret et rare Claude Anet.

Quel romancier imagina jamais une vie à trois comme celle qui se mena dans la petite maison aux portes de Chambéry, ou qui, l’ayant imaginée, nous la raconterait dans sa sincérité sur un ton uni, sans mots excessifs, sans ironie et sans indignation ?


Dans trop de livres, l’amour n’est que timidités, craintes, hésitations, puis remords, angoisses. Il faut en conclure que chez les auteurs de ces livres l’amour n’a de retentissement que cérébral. Mais l’amour, c’est de la chair d’abord, de la peau, des muscles, des nerfs et du sang souvent.


Un des clichés dont la littérature a le plus usé et dont elle ne cesse, hélas ! de se servir est le suivant :

On suppose qu’une femme, honnête ou non (pour employer la terminologie usuelle, mais sans valeur), ne peut entendre un homme lui déclarer qu’il l’aime, si délicatement qu’il le fasse, sans se sentir outragée. Il faut alors que tout rapport cesse entre eux ; elle condamne sa porte à cet homme qui était hier son ami.

Voilà le thème familier à tant de romans anciens et à beaucoup de modernes.

En est-il de plus faux ?

Comment outragerait-on une femme en lui déclarant qu’on ne voit rien de plus beau et de plus doux qu’elle, qu’elle promet le seul bonheur auquel on tienne, que les autres femmes auprès d’elle sont comme des ombres vaines, etc., etc. ?

Y a-t-il là rien qui puisse porter atteinte à l’honneur d’une femme ? Est-on un intrigant, un homme vil, un débauché, parce qu’on nourrit de tels sentiments et qu’on les confesse ?

C’est pourtant ce que nous disent beaucoup de romans dont on loue la délicatesse. Mais dans la vie il n’en va pas ainsi. Regardons autour de nous pour voir comment les choses se passent.

Il n’est peut-être pas une femme qui n’ait entendu au moins une fois la déclaration d’un homme épris d’elle. Quels sont à ce moment les sentiments qu’elle éprouve ?

Elle en est d’abord flattée et heureuse, car une femme à qui on parle d’amour sent qu’on lui dit précisément ce qu’il est de sa destinée d’entendre ; on se sert d’une langue qu’elle comprend et dont les mots ont en elle des résonnances lointaines. Elle en éprouve une grande satisfaction.

Il est rare que la déclaration la surprenne. Quand une femme est aimée, elle le devine à l’ordinaire bien avant qu’on lui en fasse l’aveu. La plus simple des femmes a sur ce point des lumières spéciales. Elle voit plus vite et mieux que l’homme le plus intelligent.

Si elle a beaucoup d’amitié pour l’homme qui se déclare, elle peut ressentir un peu de peine à l’idée du chagrin qu’il aura (dans l’hypothèse où la femme ne se donne pas). Mais il n’est presque pas une femme qui, à ce moment-là, ne s’imagine qu’elle « arrangera les choses », qu’elle défera ce qu’elle a fait. Encore ne tient-elle pas à le défaire complètement, car elle est fière, malgré tout, d’avoir inspiré un grand sentiment.

Si l’homme est ennuyeux, elle en conçoit de l’ennui.

En fait, elle peut éprouver mille sentiments divers, sans penser un seul instant qu’elle est outragée.

Ne voyons-nous pas auprès de chaque femme un homme au moins qui a été, à un moment donné, éperdument amoureux d’elle, qui a parlé… et qui est resté son ami le plus cher, le compagnon de chaque jour sans que, bien souvent, il ait obtenu ce qu’il demandait.

Voilà ce qu’on trouve lorsqu’on regarde dans la vie, mais dans les romans on continuera à nous montrer des jeunes gens n’osant se déclarer de peur d’outrager celles qu’ils aiment et des femmes tremblantes à l’idée d’entendre des paroles après lesquelles elles seront obligées de sonner leur domestique et de faire jeter à la porte l’ami qui leur était jusque-là si tendrement cher et dont elles goûtaient l’exclusive et délicate amitié.


Autre cliché : la déclaration.

On sait l’abus qu’on fait de la déclaration dans les livres et surtout au théâtre. Cela se passe selon un rite fixé par les usages. A un moment donné (on recommande de choisir un temps orageux), le héros s’avance et déclare son amour en termes choisis et cadencés ! Il s’exprime avec une émotion qui sait se contenir, car rien n’est plus noble et mieux ordonné que l’exposition progressive de ses sentiments. — Et les spectateurs applaudissent.

J’imagine qu’il en est rarement ainsi dans la vie. Les grandes amours sont, à l’ordinaire, moins éloquentes ; les vraies passions sont moins belles parleuses. Entre gens qui s’aiment, l’aveu ne se fait pas en longues phrases. Un mot, un geste, un regard même en réponse à une question banale, à l’occasion d’un incident insignifiant, suffisent à révéler à deux cœurs l’amour qu’ils se cachaient.

Si l’on parle avec éloquence, ce n’est qu’après, une fois la situation établie…

LA CRISTALLISATION

Stendhal a fait la fortune de la théorie dite de la cristallisation qui revient à ceci : « On voit la personne que l’on aime douée de toutes les perfections. »

Cela est faux. L’homme amoureux peut garder beaucoup de clairvoyance. Il ne prendra pas une sotte pour une femme d’esprit, une autoritaire pour une femme tendre. Mais il mettra au-dessus de tout une qualité aperçue dans celle qu’il aime. Il grandira à l’infini cette qualité qui existe pourtant en réalité. Aime-t-il, lui, intelligent, cultivé, une femme simple et sans culture, il ne s’y trompe pas et dit : « Que m’importe l’intelligence, cette faculté superficielle, brillante et sèche ? Que m’apporteront de bonheur les idées acquises et les livres lus ? J’en suis las. Il y a en cette femme les promesses d’une tendresse (ou d’une beauté, etc…) telle qu’auprès de l’amour qu’elle me donnera les satisfactions intellectuelles sont vraiment méprisables. »

Il attribue à cette qualité une valeur inestimable. Plus tard, lorsqu’il aura joui à son contentement de cette tendresse, de cette beauté, il verra qu’il l’avait surestimée, qu’elle ne supplée pas à ce qui manque, et qu’il est difficile d’avoir avec une femme une union complète.

« DON JUAN » DE MOLIÈRE

C’est un piteux personnage que celui de Molière au point de vue don juanesque. Voyez les moyens qu’il met en œuvre et le résultat qu’il obtient. C’est un grand seigneur, un homme de la cour ; il a un magnifique habit doré, des rubans couleur de feu, un valet ; il est jeune, beau, courageux. Qui va-t-il séduire, cet homme prédestiné ? Deux jeunes paysannes. Et comment ? En leur promettant le mariage, tout comme s’il était un lourdaud de la ferme voisine !

Quelle belle figure de don Juan notre homme fait là ! Quelle partie difficile joue-t-il qu’il soit obligé d’en arriver au mariage pour réussir ! Être don Juan ! et user de moyens si bas ! Du reste, il ne connaît pas d’autre tactique. Il a séduit Elvire de la même façon. Il ne sait parler que de son argent, de ses relations, et de mariage ! Comment se peut-il qu’un don Juan plie son orgueil à d’aussi misérables manœuvres ?

Le véritable don Juan ne veut devoir son succès qu’à lui-même. Les conditions complètes du don juanisme ne sont réalisées que si le héros est sans fortune, sans nom, sans position avantageuse (Julien Sorel et Mlle de la Môle). S’il est noble, riche et puissant, il cache ces avantages et renonce à s’en servir. Alors seulement est-il sûr de triompher par ses propres moyens, par ce qu’il est, et non par ce qu’il a. Ce n’est ni pour payer des notes de couturier, ni pour se pousser dans le monde qu’on le choisit ; il ne promet rien aux femmes et aux filles auxquelles il fait la cour ; il se considérerait comme déshonoré s’il gagnait une femme par une promesse de mariage. Cela est vraiment trop facile ; il se refuse ces moyens qu’il laisse à ceux qui ne peuvent vaincre par eux-mêmes. Don Juan joue la difficulté et met son honneur à être sincère. Il ne dit pas : « Je jure de vous aimer toujours. Votre vie et la mienne ne feront qu’un à jamais ». Il dit au contraire : « Je vous aime et cela répond à tout. Demain ne nous appartient pas, je ne vous épouserai jamais. Mais c’est aujourd’hui que je vous veux. Je veux que vous m’aimiez à ce point de vous donner à moi sans réserves, sans garanties. Si vous ne m’aimez pas assez pour commettre une divine imprudence, je ne veux pas de vous. Laissons à d’autres le calcul, l’intérêt, le souci de ceci et de cela, le compte de ce qu’on livre et de ce qu’on reçoit. Il ne s’agit pas d’un marché, mais d’amour. Et comme je puis vous donner cela qui est sans prix et au-dessus de tout, vous m’aimerez… »

Voilà le thème que développe éloquemment don Juan.

VALMONT

Valmont, des Liaisons dangereuses, est un véritable don Juan. La façon dont il mène la double conquête de Cécile Volanges et de la présidente de Tourvel est, don juanesquement, digne de tous éloges, par la diversité des moyens employés, la vive intelligence des situations et des caractères, par l’habileté, le sang-froid au milieu de la passion, par l’amour puissant du jeu et du risque. Le cynisme de Valmont n’ajoute rien à ses qualités essentielles de séducteur.

Il faut remarquer que ce n’est pas le désir seul de la conquête qui pousse Valmont. Il ne combine pas ses victoires à froid. Non, il est vraiment amoureux de Mme de Tourvel ; il la désire passionnément. Mais, c’est là le trait remarquable du don juanisme, cet amour ne le paralyse pas, ne le rend pas aveugle. Au contraire, il n’a jamais plus de sang-froid ; il n’est jamais plus perspicace, plus propre à jouer un jeu difficile qu’au moment où il est le plus amoureux. Rester maître de soi, garder une vue claire des choses dans le tumulte de la passion, voilà la qualité suprême de don Juan.

Un trait du même genre est à signaler en Julien Sorel dans la fameuse scène de la bibliothèque à l’hôtel de la Môle.

Paris, 1903-1908.

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