Notes sur l'Amour
PRÉFACE
On ne trouvera pas ici une définition de l’amour. A quoi bon en proposer une nouvelle ? Si vous n’avez pas été amoureux, les paroles les plus belles des poètes n’arriveront pas à vous donner de l’amour une idée même lointaine. Si vous en avez senti une fois la force, il n’est aucun besoin de le définir.
Chacun, du reste, se déclare renseigné et se juge capable de discourir sur ce sujet.
La plupart des auteurs qui ont parlé de l’amour se sont bornés à en décrire les effets. Ces effets varient suivant les milieux, les temps, les mœurs. C’est pourquoi chaque génération a le droit d’apporter à son tour une description des apparences changeantes que revêt l’éternel amour. Et c’est une besogne que l’on recommencera avec le même intérêt jamais épuisé jusqu’à la consommation des siècles.
S’il est une métaphysique de l’amour, je n’ai pas un mot à ajouter aux pages admirables que Schopenhauer lui a consacrées.
Si l’on se refuse l’émouvant plaisir des méditations métaphysiques sur ce thème, nous avons pourtant le droit d’affirmer que le seul but certain de la vie est la propagation de la vie et que, dans l’amour, il faut voir « l’action d’une force naturelle inexorable ».
L’amour garderait sa beauté et sa puissance tragique, si chacun adoptait cette vue. Mais peut-être enlèverait-on à ses drames l’amertume qui leur donne le goût de la mort si l’on voulait reconnaître dans la naissance, le développement et la fin de cette passion, l’effet de lois naturelles, plus compliquées, mais aussi nécessaires et inflexibles que celles de la pesanteur ?
La forme de ce livre surprendra peut-être, Je me suis interdit le discours. L’amour est un sujet qui souffre mal un exposé didactique. On sacrifierait trop à la rigueur d’une exposition méthodique. La forme de la dissertation avec ses points successifs et ses transitions obligées apparaît un cadre d’une inutile raideur pour y faire entrer cette matière vivante, diverse, ondoyante…
Alors des notes, brèves ou longues, directes toujours, entre lesquelles j’ai épargné au lecteur et à moi-même l’ennui des transitions.
Elles ont été prises au cours de plusieurs années. On ne se met pas à sa table un beau matin en se disant : « Je vais faire un livre sur l’amour. » Ayant écrit, sur ce sujet, des pages sans suite, au hasard des rencontres et des spectacles que la vie m’a offerts, j’ai relu un jour ces fragments épars et j’ai pensé que peut-être ils occuperaient sans ennui pendant une heure le lecteur que je me souhaite.
Ils sont parfois contradictoires. Qu’importe ? Il y a un nombre plus grand de contradictions dans la nature qu’on n’en trouvera dans ce petit livre. Écrites à des époques diverses et dans des dispositions d’esprit différentes, ces notes vont tout de même, par des chemins détournés ou directs, vers un seul but qu’on entrevoit…
Je sais ce qu’on pourra leur opposer.
On dira qu’elles ne visent pas assez à donner un tableau de la réalité objective, qu’elles sont l’œuvre d’un homme, et que cela se sent trop.
Je serai heureux de lire sur ce même sujet le livre d’une femme. Je suis certain que si elle veut être sincère et que si elle se place au point de vue féminin, elle nous apprendra des choses intéressantes. Mais si elle veut parler en homme, il y a bien des chances pour qu’elle ne nous dise rien de significatif. Faisons donc chacun notre besogne. Notre seul effort doit être de voir clair et de ne pas nous laisser duper par les mots, par les préjugés et par les attitudes.
Du reste, l’effort que nous faisons pour décrire les choses dans leur vérité n’est-il pas vain ? Quelques-uns arrivent et disent orgueilleusement : « Voici l’univers tel qu’il est. » Et, cependant, ils nous présentent l’image qu’ils s’en font.
Au moins n’ai-je pas été la dupe de cette illusion. La réalité nous échappe. Que savons-nous au delà des apparences ? Les philosophes ont contemplé le monde ; ils l’ont vu étalé devant leurs yeux avides ; ils ont regardé ses montagnes déchirées, les forêts où le vent chante ou pleure, le flux et le reflux infatigable des mers, les ciels changeants, le cours immuable des astres, la foule pullulante des hommes, — et le cerveau de l’homme qui est à lui seul un monde plus complet que l’univers entier. Ils se sont abîmés dans leur contemplation ; ils ont perdu conscience d’eux-mêmes. Maintenant ils vont saisir les secrets de la vie éternelle. Penchés sur l’univers infini, ils l’interrogent : « Qu’es-tu ? » Et une voix sourde monte des profondeurs et leur répond : « Je suis toi. »
Il y a de quoi mourir de rire — ce qui est une solution — à voir les efforts désespérés que l’homme fait pour pénétrer par delà les apparences, pour dépouiller sa personnalité et refléter dans un pur miroir la vérité nue. Mais nous ne quittons notre individualité qu’au moment de la mort… et plus loin, nous ne savons rien.
Ce livre n’offre donc, comme tous les autres, qu’une interprétation des choses. On peut discuter la valeur artistique de l’interprétation ou son intérêt. Mais nul n’a le droit de me reprocher de ne pas donner une vue objective d’une réalité qui, différente pour chacun de nous, restera en elle-même éternellement ignorée.
C’est pourquoi je n’ai pas hésité à employer souvent le « je » dont on assure (je ne sais pas bien pourquoi) qu’il est haïssable. Stendhal, déjà, dans la préface de L’Amour s’excuse de la nécessité où il est de parler de soi. On ne peut éviter cette difficulté. En ces matières, vous décrivez ou des expériences que vous faites, ou des aventures auxquelles vous avez assisté comme témoin. Dans l’un et l’autre cas, quelle que soit la peine que vous preniez pour le dissimuler, c’est votre interprétation que vous proposez au lecteur.
Et finalement il est peut-être plus modeste de dire : « je » que de vouloir ériger en vérité générale, ce qui n’est qu’expérience individuelle.
Je sais quelle est la malignité du monde.
Il est un certain nombre d’individus envieux et malades, qui, n’ayant rien à faire, s’occupent avec passion à brouiller les gens. Ils emploient leurs loisirs à colporter les nouvelles, à rapporter dans un lieu ce qui s’est dit secrètement dans un autre ; ils sont d’une prodigieuse habileté à découvrir des intentions là où vous n’en avez pas mis, à trouver des ressemblances où il n’en est point. Ils ajoutent malicieusement à ce que vous avez dit, déforment les propos et les enveniment.
Écrivez-vous le mot « femme », déjà leur imagination s’enflamme ; il ne leur en faut pas plus pour savoir à qui vous avez pensé, et, les moindres mots, ils les commentent, les interprètent, les développent : « … Une femme jeune, jolie, coiffée à la grecque et portant une robe Directoire… ce ne peut être que madame R… » Ils volent chez madame R… bouillants d’indignation : — « Voyez, disent-ils, voyez ce qu’il ose ! Vous le recevez, vous le traitez en ami, et que va-t-il imprimer sur vous ! Car c’est vous, c’est vous, vous dis-je. N’êtes-vous pas jeune, jolie ? N’étiez-vous pas au bal hier en robe Directoire et coiffée à la grecque ? Cet homme est un infâme ! »
Le malheur est que cette scène se répète dans trois ou quatre sociétés différentes et que, dans chacune, on est également persuadé que c’est madame X… et nulle autre que l’auteur a dépeinte, car il est, grâce aux dieux, plus d’une femme jeune et jolie dans la ville, on donne encore des bals, et, comme personne ne l’ignore, les coiffures à la grecque et les robes Directoire sont à la mode cette année.
Faut-il répondre à ces gens mal intentionnés qu’ils se trompent et que je n’ai dépeint personne en particulier ? Ce serait une étrange façon de reconnaître l’hospitalité des gens que de les diffamer dans ses écrits. Et, du reste, comment aurai-je trouvé des modèles dans le monde ? Tous les hommes à qui je serre la main ne sont-ils pas loyaux, sincères, discrets, dépourvus de haine, exempts de jalousie, à l’abri des passions, bons pères, fidèles maris ? Les femmes que j’ai l’honneur de connaître n’auraient-elles pas été choisies par le grand César dont l’épouse devait être au-dessus du soupçon ? Comment aurai-je donné du piquant à mes descriptions et mis dans ces pages l’accent de vérité qu’on y trouvera peut-être, si je m’étais borné à tracer les portraits des braves et dignes gens dont je fais mon exclusive société ?
Faut-il jurer ici que les mœurs que je décris et les traits de caractère que j’ai relevés, je les ai trouvés dans la planète Mars qui est habitée, comme chacun le sait, et où j’ai passé quelques années fort intéressantes à un moment où le séjour de la Terre m’était devenu fastidieux par l’excès de vertu de ses habitants ?
Mais il est inutile de chercher à apaiser les gens aigris dont le métier est de semer la zizanie dans la ville. Et je ne ferai pour les gagner aucun serment inutile.
Les honnêtes gens verront suffisamment que j’ai évité avec soin dans ce livre tout ce qui pouvait, en visant un individu déterminé, éveiller une curiosité scandaleuse.
Je me suis servi souvent au cours de ces pages de confidences que j’ai reçues. Mais je ne pense pas en avoir fait un usage défendu et que personne puisse se lever et me crier : « Vous avez trahi la confiance que j’avais mise en vous. »
Par ailleurs on me dira : « Comment avez-vous ajouté foi à ce qu’on vous a raconté ? Ne savez-vous pas que chacun se déguise pour ne se laisser voir que dans un costume et dans des attitudes avantageux ? »
Il n’est, en effet, personne qui soit absolument sincère. Mais il est des heures où chacun, presque malgré lui, est poussé à dire la vérité.
Les femmes, elles-mêmes, qui mettent tant d’art à s’arranger, ont leurs moments de franchise. Ces grands enfants délicieux ont un irrésistible besoin de se raconter. Or il est difficile de mentir toujours et avec suite. A qui les écoute avec sympathie et avec un peu de clairvoyance, il n’est pas de secret que finalement elles ne livrent.
Si on se décide à publier un livre sur l’amour, il faut avoir les femmes avec soi.
Pourtant qu’ai-je fait pour me les concilier ?
Quand j’y réfléchis, je suis épouvanté à voir que j’ai parlé, d’elles comme de nous, avec une sincérité naïve et dangereuse et que je ne leur ai pas offert, pour me les rendre favorables, les doucereux bonbons que nos confiseurs de lettres à la mode s’entendent si bien à confectionner pour leur plaire.
Mais elles ne s’y tromperont pas et reconnaîtront qu’il y a plus d’estime véritable dans la franchise dont j’use que dans les hommages serviles qu’on leur rend. J’imagine que les femmes, — ai-je tort ? — ne font pas grand cas de qui les flatte et qu’elles ont un peu de mépris pour qui ne sait que s’humilier devant elles et s’abaisser ?
Je ne dirai pour me défendre que ceci : Qui s’y connaît mieux en courage que les femmes ? Ne sont-elles pas plus audacieuses que nous ? Alors peut-être me pardonneront-elles d’avoir parlé librement d’elles, — en homme courageux.
Ceci est donc le livre d’un homme.
Ce n’est pas une raison, après tout, pour qu’il déplaise aux femmes.
On y trouvera peu de sentimentalité.
Pourtant, je ne pense pas que l’on s’y trompe et qu’on en juge le sentiment absent.
Mais la sentimentalité fade, poisseuse, universelle, non, je n’en veux pas.
C’est, en amour, quelque chose comme le joli en art. Et, par haine du joli, de ce qui est facile, qui plaît à tous, les artistes vont parfois jusqu’à la laideur qui, à force de caractère, a sa beauté.
L’abus affreux qu’on a fait, qu’on fait chaque jour, de la sentimentalité, cet apitoiement sans mesure, hors de propos, cette effusion radoteuse, ce balbutiement imbécile, le langage des fleurs et l’ânonnement des âmes, sont propres à donner le dégoût de l’amour à tout être un peu fier.
Comme je m’occupais à mettre ces notes en ordre, je reçus la visite d’un ami qui me demanda à quoi je travaillais. Et je le lui dis :
— Comment, s’écria-t-il, vous voulez parler de l’amour. Mais l’amour, c’est l’abjection, la crise de folie, la pourriture, la fin de tout !… Quel fléau, quelle peste, quel tremblement de terre, quel conquérant, a laissé dans le monde les ruines que l’amour y a amassées ?… Auprès de lui, l’argent est innocent et sans tache. L’amour dégrade ; il souffle le vol et la corruption ; il ronge les moelles, rend le héros lâche et l’homme pareil à la bête ; il…
— Arrêtez-vous, interrompis-je. Cela ne suffit-il pas pour montrer qu’il n’est rien au-dessus de l’amour, puisqu’il est, en effet, tout ce que vous dites… et tant d’autres choses encore.