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Notes sur l'Amour

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IV
QUELQUES CONSEILS SUR LE CHOIX D’UNE MAÎTRESSE

On ne choisit pas sa maîtresse. Elle vous tombe dessus ; quelques-uns ajoutent : comme une tuile.


Pourtant il est des hommes à qui la multiplicité des bonnes fortunes permet le choix. Ils ont eu vingt ou trente maîtresses, j’entends de celles qui comptent. La femme qu’ils gardent est vraiment de leur choix. Elle leur donne, qu’ils en soient conscients ou non (ils ne s’en aperçoivent souvent que lorsqu’ils l’ont perdue) la qualité d’amour qu’ils préfèrent. Ils sont plus heureux que mon ami X… qui n’a eu qu’une femme dans sa vie, n’ayant su se détacher de la première qu’il a connue.


C’est pourquoi on peut se risquer à te donner, ô jeune homme que l’on voudrait être, quelques conseils sur le choix d’une maîtresse en s’excusant à l’avance du ton didactique qu’implique un conseil donné. Dis-toi, du reste, qu’il y a mille façons de réussir auprès des femmes. Celle que je te propose ne m’appartient pas. Je l’emprunte à ton intention à la sagesse des siècles dont d’autres tireront des enseignements opposés, et non moins efficaces.


Mais avant d’aller plus loin, il convient de dire le charme des moments passés à la recherche de celle qu’on aimera.

C’est une heure exquise, celle qui précède l’amour. On sent frémir en soi d’ardeur et d’impatience le jeune dieu enchaîné. L’attente est une fièvre délicieuse… L’univers est ouvert devant vous. Ses trésors sont là. L’amour d’une femme vous donnera l’empire du monde… Une inconnue passe… Est-ce elle, enfin ?… De quels yeux suprêmes vous la regardez ! Les mots qui vous montent aux lèvres viennent du profond de l’être. Une angoisse divine vous étreint !… Mais non, vous vous éloignez, vous voulez quelque chose d’intense qu’elle n’a pas. Vous voulez plus, et plus encore !… Une autre ! Une autre !… En chasse !

Et l’on vit des heures passionnées dans l’attente du bonheur.


Cependant tu méditeras ces quelques conseils préalables, petit bréviaire que je t’offre, sage jeune homme, à feuilleter dans les heures de solitude.

Ne crains pas de rester silencieux dans le monde si l’on y parle d’amour. Ceux qui se dépensent dans le cercle s’épuisent inutilement. Ce n’est pas en public que tu veux briller.

Ce que tu as à dire, garde-le pour le particulier. Lorsque tu seras assis à côté de la femme à qui tu veux plaire, sors de ta réserve. Étonnée de ce changement d’attitude, elle comprendra qu’elle en est la cause et t’en saura gré. Explique-lui que si l’on est plus de deux personnes, on parle pour la galerie et que cela est dénué d’intérêt ; il est des choses si belles qu’elles ne souffrent pas d’être exposées en public.

Ne tombe pas dans l’erreur commune à tant de jeunes gens de parler de l’amour avec légèreté. Ne crains pas d’être grave et convaincu. Les femmes, même les plus frivoles, sont enchantées qu’on les prenne, ne fût-ce qu’un instant, au sérieux.

Avant toutes choses, sois secret. Ne livre rien de ton passé. Il est malaisé d’avoir de la grâce en se racontant soi-même. C’est l’art le plus difficile. Ne parle donc pas des bonnes fortunes que tu as eues, bien que la réputation d’avoir été aimé déjà soit un grand avantage pour réussir auprès des femmes. Sois sûr, du reste, que la rumeur publique renseignera bien vite celle à qui tu t’intéresses. Dès qu’on te verra lui faire la cour, des amis opportuns viendront lui dire : « Prenez garde ! Vous ne savez pas quel adversaire vous avez en face de vous. Il est d’une extrême habileté. On ne compte plus les femmes qu’il a rendues malheureuses. C’est un homme dangereux…! » — Le grand mot est lâché, celui qui te donnera partie gagnée. Il n’est pas d’exemple d’une femme ainsi prévenue qui n’ait désiré pousser une affaire, laquelle, sans cela, ne l’eût peut-être intéressée qu’à demi. L’idée du danger l’excite, soit qu’elle espère triompher où d’autres ont succombé, soit par cet attrait si naturel du risque chez une femme qui s’ennuie. Et puis il n’est peut-être pas une femme, si faible soit-elle, qui, au fond d’elle-même, ne pense l’emporter dans sa lutte avec l’homme par les charmes secrets de son sexe.

Il est possible qu’une femme sentimentale et qui en est à sa première affaire, te batte froid pendant quelques jours à la suite des objurgations amicales. Tu devineras sans peine la cause de ce changement d’attitude. Que cela n’altère en rien ta façon d’être auprès d’elle. Elle te reviendra et ces mouvements d’humeur te la livreront plus vite. Ainsi le poisson qui fuit après avoir mordu légèrement l’hameçon s’enferre à fond.

Pour devenir un don Juan, il suffirait de créer autour de soi, avec la complicité d’un ami, par exemple, la légende qu’on est un homme dangereux. Une fois en possession de cette réputation, on n’a plus qu’à récolter. Le choix ne manque pas.

Donc, assuré du bavardage opportun d’autrui, ne parle jamais de ton passé.

Si tu en es à ta première bonne fortune, vois combien ce silence est avantageux. Il te sera imputé à discrétion et on t’en louera. Les femmes ne souffrent pas l’indiscrétion chez leur partenaire ; elles entendent la pratiquer elles-mêmes, librement.

Il est possible que la femme que tu as distinguée te demande de lui prêter des livres. C’est une façon de se tâter le pouls sentimentalement, si j’ose dire, dont beaucoup sont friandes. Les séducteurs en herbe font ici de grosses erreurs de tactique. Ils arrivent armés des Liaisons dangereuses. Jamais on ne séduira une femme qui en vaut la peine par le moyen d’un livre cynique. Ce sont les sentiments qu’il faut attaquer.

Quant aux autres femmes, il n’est pas besoin de littérature pour faire du chemin auprès d’elles. Un geste hardi, mis en sa place, vaut mieux qu’un long poème.

Sois scrupuleux dans le choix des moyens que tu emploies dans la bataille. Il n’est pas difficile de gagner au jeu si l’on y triche, mais le grand joueur triomphe malgré les cartes adverses. Si tu es riche et que tu achètes une femme, auras-tu l’illusion d’être aimé ? Séduiras-tu par d’irréalisables promesses, par de grands serments que tu sais ne pouvoir tenir ?

Ne sois pas ce marchand d’illusions. Ne promets rien. Goûte la joie profonde d’être aimé malgré tout, non pour de chimériques espoirs, mais pour ce que tu es.


Si tu voulais te marier, je te dirais de chercher une femme dont les goûts se rapprochent des tiens. Mais pour une maîtresse, ne crains pas les contrastes éclatants.

Tu es athée. — Prends une maîtresse pieuse pour admirer ce qu’il y a d’affirmation spontanée de l’idéal, comme dit Renan, dans une femme qui croit en Dieu. Un monde inconnu et fervent te sera révélé. Tu en auras de grandes jouissances. Et il ne peut être indifférent à l’homme le plus affermi dans son incrédulité de penser qu’une femme, jeune, jolie et modeste, prie pour lui chaque jour dans le secret de son cœur.


Es-tu croyant ? — Choisis une fille libre et provocante qui d’un mot hardi ébranle l’édifice de l’Église. Une boutade qu’elle jette en défaisant son corset ruine le dogme de la Sainte Trinité et, du bout de son pied nu, elle éteint les braises vaines de l’enfer. Pourtant tu ne frissonnes pas. Dans un corps apaisé, il n’est pas de place pour une âme de doute, et, lorsqu’elle est partie, tu remercies Dieu qui a permis que, par la faute d’Adam, le péché vînt dans le monde.


Benjamin Franklin a écrit — qui l’eût cru de cet Américain et sage philanthrope ? — un petit traité sur le Choix d’une maîtresse.

Il y recommande de prendre une maîtresse d’âge mûr. Il raisonne ainsi : les plus hautes branches d’un arbre meurent les premières et la sève subsiste dans le tronc. De même la figure d’une femme est ce qui vieillit le plus vite en elle. Sous le visage fatigué d’une femme de quarante-huit ans, vous voyez des épaules admirables qui n’en ont que trente-cinq. Descendez plus bas — oh ! Benjamin ! — vous trouverez plus de jeunesse encore… Passons sous silence l’avantage évident, pour se pousser dans le monde, d’avoir comme maîtresse une femme d’expérience et de relations.


D’aucuns pensent que les années les plus propres à l’amour sont celles de vingt-cinq à quarante ans. Au dessous de vingt-cinq et au dessus de quarante, les amants sont attirés par les complémentaires qui les feront rentrer dans la moyenne indiquée. Une jeune femme de vingt ans sera séduite plus sûrement par la force avertie d’un homme ayant dépassé la quarantaine ; une femme experte et mûre choisira de préférence un jeune garçon. Et les vieillards qui, jusqu’aux portes de la correctionnelle, aiguisent ce qui leur reste de dents sur des fruits trop verts, aident de leur mieux à fortifier la démonstration tentée ci-dessus.


Si, au moment de prendre une maîtresse, tu envisageais tous les malheurs qu’elle peut amener dans ta vie, tu ne prendrais pas de maîtresse. Tu serais épouvanté à voir les calamités latentes dont est gros l’acte de l’amour.

Du reste si l’on voulait agir raisonnablement, on n’agirait jamais. Pour la raison, rien n’est possible ; on ne peut justifier à ses yeux ni la société, ni l’univers où nous sommes. La vie de chacun de nous est, du point de vue de la raison, un miracle, car, il n’est pas un homme dont l’existence n’implique des contradictions essentielles. Et pourtant nous vivons. La vie a plus de ressources que n’en a notre raison. Et elle a tout de même, en outre, parfois, le sourire.


Es-tu amoureux ? Sache à l’avance que ton amour n’a pas une chance sur dix mille d’être durable. Agis pourtant comme s’il devait être éternel, car, dans le domaine de l’amour, tout arrive, et tel qui pensait être parti pour un voyage d’un mois se trouve embarqué pour la vie.

Lorsque tu prends une maîtresse, ne te préoccupes pas de la façon dont tu rompras avec elle. La vie qui connaît plus d’un tour s’en chargera. Et comme il est possible que tu passes à ce moment-là un vilain quart d’heure, il est inutile de gâter les premières heures agréables de l’amour par d’inutiles tracas.


Il est bon de savoir à l’avance ce que tu cherches. Cours-tu pour ton plaisir ou pour ton intérêt ? Veux-tu une femme qui te plaise ou qui te serve ? Comme il n’est pas vraisemblable que tu fasses d’une pierre deux coups, je supposerai qu’en amour tu ne songes pas aux affaires.

Stendhal imagine que les Français choisissent le plus souvent leur maîtresse pour des motifs de vanité. Il ne faut pas prendre la boutade de Stendhal au sérieux. Il est vrai qu’au moment où j’écris ceci, je pense à un exemple qui donne raison à Stendhal, à celui de H…, israélite, sans fortune, sans position, devenant l’amant de la duchesse de S… qui est grand-mère. On voit les avantages qu’il en tire.

Mais des exemples semblables se trouvent aussi souvent à l’étranger qu’en France.

Dans la petite bourgeoisie, quand une femme prend un amant, elle tient la chose secrète, car l’opinion publique n’est pas tolérante.

Dans le monde, malgré la liberté dont on y jouit, les mœurs sont très opposées à la publicité en ces matières. La femme est toujours dans l’obligation de ne pas se compromettre ; on témoigne peu d’estime à l’homme indiscret.

Il est donc rare que ce soit pour se vanter que l’on choisisse une maîtresse et l’amour reste le sentiment où la vanité joue le moindre rôle. Qu’y viendrait-elle faire ? Quelles satisfactions en tirerait-elle ? Il lui faut un public et l’amour dans le monde est tenu au secret !

Si tu m’en crois, rien n’est plus absurde que de mettre de la vanité dans le choix de ta maîtresse.

Si tu achètes une propriété, si tu changes d’appartement, tu es obligé de tenir compte de l’opinion d’autrui. Ton appartement a de beaux salons, mais tu couches dans une chambre sur cour. Pour paraître, tu fais des sacrifices.

Si tu te maries, tu épouses une femme pour le monde et pour tes amis aussi bien que pour toi. Il faut qu’elle s’occupe de ta maison, qu’elle reçoive, qu’elle t’apporte crédit et considération, qu’elle flatte ta vanité de propriétaire-mari.

Mais lorsque tu choisis une maîtresse, songe que tu la prends, non pour tes amis, mais pour toi. Une fois que tu la tiendras nue dans tes bras, il importe qu’elle soit jeune, belle, plaisante, et non pas qu’elle ait le droit de mépriser les X… parce que leur famille n’a pas fourni de favorite au roi voici deux siècles. La sagesse antique distinguait dans l’homme ce qu’il est de ce qu’il a. Prends ta maîtresse pour ce qu’elle est.


Méfie-toi des intellectuelles. Elles ne sont tolérables qu’en société. Souviens-toi que tu cherches une compagne de lit et qu’un beau corps est, entre les draps, plus précieux qu’un trait d’esprit.

La sensibilité de la femme nous intéresse plus que son intelligence si à fleur de cerveau. L’intelligence n’est, du reste, que la région superficielle de l’esprit. Au-dessous d’elle, il y a le monde énorme, obscur, de l’inconscient, souvent plus riche chez la femme que chez nous.

Fuis les femmes qui prétendent diriger leur vie par l’intelligence et la raison. Cette prétention prouve une extrême pauvreté de tempérament.

Ce sont les marches magnifiques de l’instinct qui l’attirent.


Évite aussi les femmes extasiées dont le cœur déverse, à robinet ouvert, un flot continu de tendresse sur l’univers entier. Une étoile ou une feuille de salade, un mendiant pouilleux, le plus pitoyable des couchers de soleil, excitent leur lyrisme éperdu. A les en croire, l’univers n’est pas assez vaste pour l’immensité de leur amour… Et comme elles parlent ! comme elles savent des choses ! comme elles tutoient la nature !… Avec quels yeux demi-clos évoquent-elles l’accouplement léger des éphémères ou l’hermaphrodite union des escargots !… Il leur faut un public. Elles ont un tel besoin de se raconter qu’elles arrêtent le premier venu ; elles ne gardent rien de secret pour lui ; elles se montrent nues ; elles exécutent devant lui les danses sacrées. Elles ne le connaissaient pas il y a une heure et déjà elles l’associent à leurs jeux prodigieux : déjà il se croit le compagnon fêté de leur vie… Mais dans soixante minutes, elles l’auront oublié et danseront avec la même fougue haletante devant un autre. Si elles ne trouvent personne, elles font monter le concierge… Lorsque tu es auprès d’elles, tu es ébloui, et, au même temps, tu as honte de ta sécheresse, tu te reproches ta froideur, tu te pinces pour t’échauffer, tu étends les bras pour étreindre l’univers.

Mais ne demande à ces femmes que ce qu’elles peuvent te donner : une représentation magnifique, sous les feux de la rampe, devant mille spectateurs. C’est là qu’elles se dépensent et se livrent. Une fois le rideau baissé, si tu passes dans la coulisse, tu y trouves, parmi les portants sales et les toiles nues, une femme écroulée, morte de fatigue, incapable d’aimer.


Mais les mystiques sont de ferventes amoureuses. Il y a en elles un trésor d’inépuisable passion. Elles aiment le Christ comme un amant et leur amant comme un Dieu. Ces femmes qui veulent l’union ineffable des âmes savent offrir magnifiquement leur corps à l’amour. Elles l’abandonnent sans réserve, sans marchandage, comme si elles en ignoraient la valeur. Mais cela n’est que raffinement suprême, comme le montre le mot de l’une d’elles, la baronne de Krüdner qui, dans les bras de son amant, au moment qu’il lui faisait sentir l’aigu des plaisirs de la chair, s’écriait : « Ah ! Dieu, je te demande pardon de l’excès de mon bonheur ! » donnant par ce cri que peut seule se permettre une mystique, un prix presque divin à une joie terrestre.


Le monde est aujourd’hui cosmopolite. Règle générale (il est d’aimables exceptions), évite les étrangères. Ce sont des femmes dangereuses, excessives, et qui ignorent les bonnes manières (je ne parle pas de la façon de manger).

Les Américaines dont nous sommes envahis promettent beaucoup et ne tiennent pas. On en voit de belles ; elles sont glacées. A quoi bon te dépenser pour échauffer un bloc de glace qui te gèlera les mains ?

Les Anglaises ne soignent pas leurs dessous. Elles portent parfois, horreur ! des combinaisons !

Les Allemandes sont d’une sentimentalité outrée qui ne va pas sans une fâcheuse mollesse des seins.

Les Russes ont la voix douce, mais avec elles on ne sait sur quel pied danser.

Les Polonaises, on en a vu d’exquises. Elles ont du cœur, de la beauté, de l’esprit. Mais le reste ?

Les Italiennes te donneront du plaisir dans le lit, mais peu de conversation après la chose honorable.

Les Espagnoles sont tragiques ou ennuyeuses. Feras-tu entrer le drame ou l’ennui chez toi ?

Seules les Françaises t’offriront l’amour avec l’agrément et la diversité que tu désires. Elles plaisent, elles amusent, elles aiment ; elles sont merveilleusement douées pour les jeux que tu préfères ; elles ont du cœur aussi, aucun sentiment ne leur est étranger. Si le hasard met une novice sur ton chemin, n’hésite pas à la prendre ; son inexpérience sera brève ; elle dépassera vite tes leçons. Tu trouveras chez tes compatriotes la délicatesse et l’ardeur, le goût, l’audace et le raffinement, un raffinement secret qui ne s’étale pas au dehors et qui sera pour toi seul. Telle femme qui ne peut s’offrir que quatre robes par an a des dessous plus beaux qu’une duchesse anglaise. J’ai toujours pensé que les véritables qualités de la Française étaient cachées. C’est une femme qu’il faut découvrir pour la bien connaître.

En outre vous êtes de la même race, vous vous plaisez aux mêmes finesses, vous vous entendez à demi-mot.

Enfin c’est avec la Française que tu auras le moins d’ennuis. Elle sait rompre et cela est à considérer.


Il y a de nos jours une société charmante de femmes qui ont été mariées et qui ne le sont plus. Le divorce leur a créé des loisirs. Elles ont aimé déjà, goûté la douceur et l’amertume des jours changeants ; elles ont été déçues, mais elles sont prêtes à aimer encore. Elles ont dans le caractère quelque chose de hardi ; elles sont insoumises, ne se sont pas pliées aux esclavages anciens.

Je t’entends me dire : « Menez-moi chez ces libres femmes. C’est là que je trouverai une maîtresse suivant mon cœur et que j’éviterai l’ennui du mari obligatoire. »

Non, je ne te conduirai pas chez les divorcées. Tu es trop jeune encore pour affronter ces femmes dangereuses qui n’ont conquis leur liberté que pour l’aliéner à nouveau, définitivement. Elles ont en elles le goût terrible de l’absolu. Ce sont pour la plupart des femmes à idéal ; elles se sont séparées de leur mari parce qu’elles ignoraient l’art de vivre, qui est fait d’arrangements et de concessions. Elles n’ont jamais su danser en équilibre sur la corde raide entre l’amant et le mari. Si tu es aimé par l’une d’elles, elle s’imaginera qu’elle va refaire sa vie avec toi… Rien n’est plus fatigant et plus vain que d’entreprendre de refaire la vie d’autrui. C’est assez de mener la sienne propre. La devise de ces femmes est : « Tout ou rien. » Aux femmes qui demandent tout, il ne faut rien donner.

Ou bien tu rencontreras parmi elles la femme incomprise, celle qui a mal à l’âme, « l’éternelle blessée ». Te sens-tu la vocation de garde-malade ? Passeras-tu les jours de ta jeunesse à panser des plaies qui ne guériront jamais ?

A l’heure où tu vois ta vie étalée devant toi comme un beau pays que tu vas parcourir, ne prends pas dans tes bagages une femme libre. Souffriras-tu qu’une femme viole la paix de ton domicile à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, qu’elle sonne à ta porte au moment où, les pieds au feu, tu te prépares à passer quelques heures parfaites de solitude, qu’elle apporte ses pantoufles, sa matinée, ses objets de toilette chez toi, qu’elle finisse par passer les nuits entières dans ton lit ?

L’amour s’accommode mal de ce train-train conjugal. Si c’est ce pot-au-feu que tu désires, si tu veux te créer des habitudes à deux, prends une femme légitime. Si c’est autre chose que tu cherches, fuis les divorcées.


Il te faut une femme mariée, et bien mariée, j’entends de celles qui, à cause des idées de leur monde, ne songeront jamais à divorcer. Elles ont un mari, des enfants, des relations ; elles entendent les conserver et garder l’arrangement merveilleux de leur existence. Mais elles veulent quelque chose de plus que tu peux leur fournir. Elles n’ont connu que l’amour conjugal. Encore n’a-t-il pu résister à l’affreux corps à corps du mariage. Elles savent qu’il en existe un autre, incomparablement plus beau. Elles cherchent celui qui le leur révélera.

Tu seras, si tu m’en crois, ce prédestiné des fées. Tu assumeras le rôle de dispensateur des biens essentiels.

Trois ou quatre fois la semaine, à des heures fixées à l’avance, ta maîtresse viendra te trouver. Tu la verras secrètement et le mystère double le prix de l’amour.

Peut-être te plaindras-tu de cela même ? Tu la voudrais chaque jour et peut-être à chaque heure ! Imprudent ! vois ce que tu as et ce que tu veux perdre.

Lorsque ton amie sonne à ta porte et que, le cœur battant, elle s’appuie sur toi, songe qu’elle s’est lavée, parfumée, qu’elle a couvert son corps frais de batistes légères, et que maintenant elle va se déshabiller pour te plaire. Elle a pris aussi pour toi une âme de fête. Elle a laissé au logis les soucis, les mille petits ennuis qui assombrissent les meilleurs ménages ; elle a dû gronder les enfants tapageurs, la couturière était en retard pour une robe, son mari avait de l’humeur à cause d’affaires difficiles ; ils ont échangé quelques mots aigres. Tout cela est oublié lorsqu’elle entre chez toi. Elle ne pense qu’à t’aimer. Elle dépose les soucis avec sa robe et son linge fin. Ce sera assez de les reprendre dans deux heures quand elle rentrera au logis.

O jeune homme privilégié, tu représentes l’amour pour elle, et tu aspirerais à devenir ce je ne sais quoi, ce souffre-douleurs, ce maître-Jacques conjugal qu’on appelle un mari !

Elle t’offre ce qu’il y a de meilleur et de plus rare au monde. Sache jouir des heures précaires et passionnées qu’elle te donne. L’amour n’a rien à gagner à se mettre en ménage. Qu’il vive ses minutes éclatantes, qu’il les arrache à la monotonie, à l’ennui de l’existence quotidienne ! Voilà sa victoire !

C’est donc parmi les femmes mariées que tu chercheras une maîtresse.

Une maîtresse stérile a bien de l’agrément, car le chapitre des précautions est fort ennuyeux. Pourtant il faut se souvenir du mot profond qui m’a été dit par une femme : « La cause de l’adultère, c’est l’enfant », signifiant par là qu’une femme sans enfant, si elle aime, n’a aucune raison grave de ne pas quitter son mari pour son amant. Ayant médité ce mot, on conclura qu’il est préférable de choisir une maîtresse ayant des enfants.

Si tu es un homme de précaution, tu t’informeras aussi du mari, de sa santé, de son caractère, de ses occupations… Il y a deux écueils à éviter.

D’abord les drames. Ils sont à notre époque anachroniques. Les temps sont à l’indulgence. On ne voit plus un mari, sauf américain, tirer sur l’amant de sa femme. Il n’est plus bien porté, même dans la bourgeoisie, de déplacer le commissaire de police pour le vain plaisir de surprendre sa femme nue dans les bras d’un tiers. Il faut donc veiller à ne pas tomber sur un mari à caractère emporté.

Mais, et c’est le second écueil, le mari qui adore l’amant de sa femme est insupportable aussi.

Évite l’un et l’autre de ces maris.


Si cela t’est possible, cherche de préférence dans le meilleur monde. Tu y trouveras des femmes d’esprit vraiment libre et qui savent vivre.

Ne crois pas que toutes les femmes soient égales. L’égalité n’existe que comme mot peint en noir et blanc sur les monuments publics. Il y a encore, il y aura toujours des classes privilégiées. Quelle que soit ton opinion sur la société et quand même par ailleurs tu travaillerais à la détruire, ne manque pas de prendre avantage, si tu le peux, de ce qu’elle a de plus raffiné et de plus exquis : la femme. La femme, depuis sa naissance, n’y a été élevée que pour plaire et pour séduire, pour vivre les minutes de luxe les plus rares. Regarde-la entrer dans un salon, vois sa grâce, son aisance, la façon dont elle marche, dont elle s’assied, l’art parfait avec lequel elle est habillée.

Il a fallu des siècles de culture pour produire une fleur aussi belle.

Pas un instant de la vie de cette femme n’est pris par ces occupations harassantes de boucler un budget trop serré, de faire rendre à un louis d’or plus qu’il ne peut donner de menue monnaie, de s’inquiéter du prix des légumes et de moucher ses enfants.

Elle ne pense qu’à l’amour. Elle sait que l’amour seul peut l’arracher à l’ennui luxueux que la richesse lui crée.

Tu seras surpris de la véritable liberté d’esprit que les femmes du monde conservent sous les dehors traditionnels d’une politesse raffinée et d’une parfaite éducation. Elles ont compris depuis longtemps qu’elles n’ont à donner au monde que leur vie extérieure, qu’elles lui échappent pour ce qui appartient à elles seules, leur intimité, leur cœur, la conduite secrète de leurs affaires personnelles. On ne leur demande que d’observer les règles du jeu mondain, de se signer en entrant à l’église et de s’agenouiller à l’élévation. Cela fait, elles se considèrent justement comme libres et jugent à bon droit que, comme dit Jules Laforgue :

Tout, et pas plus,
Tout est permis.

Avant de conclure, je te parlerai brièvement de ceux qui n’ont pas le choix.

Voici X… que je citais aux premières lignes de ce chapitre. Personne ne répond moins au type de l’amant dont rêvent les femmes. Il est gauche, timide, embarrassé dans ses paroles et dans ses gestes.

Sa maîtresse est presque à l’automne de la vie ; elle est lourde, empâtée, avec quelque chose d’accablé dans l’allure, la bouche molle. Elle a un mari. Quel mari ? La vulgarité même, non seulement dans les traits, mais dans l’esprit, dans les manières. L’amant est un être délicat. Pourtant il accepte le mari ; il accepte sa familiarité ; il est chaque jour plusieurs heures chez sa maîtresse ; il mène la vie du ménage ; il fait partie de la maison. Dix fois par mois il a les nerfs exaspérés, il est sur le point de cracher son dégoût à la figure de cet homme grossier. Pourtant il reste. Il est torturé, mais il reste. Il se résigne à subir toutes les malpropretés, petites et grandes, de la vie commune. Et, ayant supporté tout cela, il supporte aussi la femme qui a vieilli, qui est laide, défaite…

Pourquoi ?

Parce qu’elle est pour lui, la Femme. Il n’en a jamais eu d’autre ; il sent qu’il n’en possédera jamais une autre. Il n’est pas taillé pour la conquête, pour monter à l’abordage. Il est gêné en présence des femmes, elles l’effraient, il ne sait leur parler. Qu’avait-il connu jusqu’alors ? Les filles misérables qu’il a pu s’offrir aux jours où son sang bouillonnait, des femmes sans âme et sans linge. Puis il a rencontré enfin celle qui devait être sa maîtresse. C’était une femme qui s’ennuyait, comme elles s’ennuient toutes. Elle attendait un homme ; il est venu. Qu’a-t-il fallu pour qu’ils tombassent dans les bras l’un de l’autre, quelle lassitude chez elle, quel désir exaspéré chez lui, quelle longue attente pour tous deux ? Un jour, avec la brutalité d’un timide, il l’a assaillie. Et dès lors, ils ne se sont pas quittés. Il lui a donné tout ce qu’il avait économisé, sa tendresse jamais dépensée, son désir d’intimité, les caresses auxquelles il avait rêvé. Il n’avait rien gâché auprès d’autres. Cette femme fut pour lui toutes les femmes. Il ne la quittera jamais quoi qu’il ait à supporter auprès d’elle ; où irait-il ? L’amour est mort entre eux ; des habitudes en ont pris la place.

Ils vieillissent ainsi, à trois.

C’est horrible.


Cet autre vit avec une misérable fille ramassée on ne sait où, dépourvue de beauté, de charme, de jeunesse, d’élégance, de distinction, d’esprit, de culture, un pauvre je ne sais quoi, un quelque chose sans nom, qui a traîné dans la misère et qui restera éternellement misérable. Mais quoi ? c’est une femme et il n’en a pas d’autre ; il en souffre ; il la garde.


Et maintenant, à la conclusion.

Je sens que tu me reproches trop de prudence. Tu es audacieux. Les jeux dangereux t’attirent ; tu frémis d’impatience à l’idée de courir à la vie et de te mesurer avec elle. Et voilà qu’en face de l’amour, je te construis des positions défensives ! Je te dis : « Ne fais ni ceci, ni cela. Réserve-toi, comme le veut Montaigne, une arrière-chambre qui soit toute tienne. »

C’est vrai. Je te veux fort contre l’amour… Écoute-moi une minute encore.

Tu veux aller en mer. Choisiras-tu pour ta première sortie un petit bateau étroit et sans quille ? Partiras-tu sans avoir étudié la côte et les récifs ? Vas-tu te déchirer, en vue du port, sur un écueil que tous les marins connaissent ? Veux-tu qu’au premier coup de vent, ta barque capote et te jette à l’eau ? Veux-tu finir ainsi misérablement sans avoir vécu ? — Non.

Choisis un fort et souple voilier, bien lesté, bien gréé. Apprends à le manœuvrer, à virer, à marcher à toutes allures, à profiter de la moindre brise, à le tenir d’une main ferme au plus près du vent, couché à demi sur les flots. Je veux que tu saches lire une carte marine, éviter les courants dangereux et les écueils où la mer blanchit. Quel que soit le temps, et le vent sifflât-il en bourrasques, tu quittes le port. Tu files dans les tourbillons comme les grands oiseaux de tempête. Le danger ne t’effraie pas ; loin de le fuir, tu le cherches.

Maintenant je te permets de quitter la rade abritée où je t’ai appris à naviguer. Maintenant tu peux aller au large, loin de toute terre ; maintenant tu peux braver les orages, car tu es un homme, et c’est en homme que tu joues librement ta vie, plus loin, toujours plus loin, là où il n’y a plus que le ciel et que la mer.

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