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Rêve blanc

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A GENEVIÈVE

Très affectueusement,
H. A.

RÊVE BLANC

I

Sa haute taille courbée devant l’autel superbement illuminé, Monseigneur achevait les dernières prières de la grand’messe, car il ne manquait jamais d’officier en ce jour de Pâques ; et le chant sonore des orgues monta sous les voûtes aériennes de la cathédrale, qui s’élevaient d’un seul jet vers le ciel invisible.

Mais on le devinait tout bleu, ce ciel printanier, d’un bleu délicat et fin sous le ruissellement de soleil qui l’emplissait de clarté blonde ; et, trouant les antiques verrières dont il avivait l’éclat, un large rayon sillonnait l’ombre du chœur, allumant des éclairs sur les ors de l’autel, sur la gloire qui flamboyait dans la lumière frémissante des cierges, sur les chapes rutilantes des prêtres qui sortaient maintenant en une procession lente. Précédé de son clergé, Monseigneur s’en allait, inclinant sur son passage les fronts qu’il bénissait d’un geste à peine esquissé de sa longue main pâle, sa marche rythmée par l’hymne triomphal jailli des grandes orgues qui chantaient l’éternel Alleluia du jour de la Résurrection…

Alors Agnès Vésale redressa son blanc visage de dix-huit ans, encore incliné sur ses mains jointes, et elle se leva. En cette minute, toute droite dans la grâce indécise de son être trop svelte, elle avait un air de jeune vierge de vitrail, avec son col long et mince, son buste un peu étroit, ses yeux très doux, couleur de fleur de lin, son visage clair nimbé par les cheveux d’un blond d’argent tordus simplement sur la nuque.

— Viens-tu, Agnès ? murmura sa mère.

Elle eut un signe de tête ; et, après la rapide prosternation dont on lui avait donné l’habitude au Sacré-Cœur, elle suivit Mme Vésale, — Mme la commandante Vésale, — qui évoluait à travers le flot des fidèles avec son adresse de petite femme active. Par toutes les portes large ouvertes, la foule sortait, se répandait sur la vaste place ouverte devant le portail principal, l’animant d’une vie fugitive, ainsi que les rues paisibles au milieu desquelles se dressait la vieille basilique, sous le couronnement de son merveilleux clocher que les hirondelles enlaçaient de courbes folles, bien haut dans l’espace limpide.

Un groupe des officiers de la garnison s’était arrêté sur la place, considérant la sortie de la messe ; encore que, d’ordinaire, les offices de la cathédrale ne fussent point suivis par les élégantes de Beaumont, qui leur préféraient la messe de midi, accordée à leur indolence en certaines églises de la ville. Mais, en ce jour de Pâques, l’usage était que chacun se rendît à sa paroisse ; et le quartier de Notre-Dame était assez bien habité pour que la curiosité des brillants chasseurs à cheval ne fût point dépensée en pure perte.

Telle était, à coup sûr, l’opinion de Mme Vésale, tandis qu’elle descendait les marches, cherchant du regard les visages amis, répondant de loin aux saluts et sourires qui accueillaient son approche, examinant d’un œil investigateur les toilettes des femmes réunies devant l’église ; car, selon l’antique usage, presque toutes avaient arboré, pour la fête de Pâques, leurs nouvelles robes de la saison. Et la commandante, en son for intérieur, jugea Agnès, qui descendait devant elle, l’une des mieux habillées ; ayant un air de jeune fille tout à fait comme il faut dans sa robe de crépon beige, œuvre de la meilleure faiseuse de Beaumont. Elle ne soupçonnait guère que ce chef-d’œuvre eût été jugé par une vraie Parisienne aussi « province » que possible ; pas plus qu’elle ne sentait combien la nuance blonde de la robe était en délicate harmonie avec le teint et les cheveux d’Agnès.

Elle, la fillette, ne songeait à rien de pareil. Une exclamation charmée venait de lui échapper à la vue d’une jeune femme qui causait au milieu d’un groupe.

— Oh ! maman, vois donc Cécile ! Elle est de retour, enfin ! Comme elle a l’air gaie et contente !… Son mari cause avec le capitaine de Boynet.

Une amie de couvent que cette Cécile Auclerc, mariée aux premiers jours du carême avec un grand garçon un peu quelconque, officier consciencieux et joyeux camarade, et qui depuis lors avait voyagé en Italie. Elle aussi avait tout de suite aperçu Agnès et venait au-devant d’elle, les deux mains tendues, laissant, après lui avoir adressé des paroles de politesse, Mme Vésale se répandre en exclamations et compliments avec les femmes qui l’entouraient.

— Cécile, est-ce bien toi ?… Vraiment ?… Depuis quand es-tu de retour ? interrogeait Agnès, de sa voix de cristal. Pourquoi ne m’as-tu pas écrit pour m’annoncer ton arrivée ?…

— Je suis à Beaumont depuis hier soir seulement.

— Alors, tu ne m’avais pas oubliée ?… Tu m’as si peu écrit pendant ton voyage. Et des lettres tellement courtes !… La Mère Supérieure s’est plainte de ton silence, elle aussi. Tu ne lui as pas donné de tes nouvelles, malgré ta promesse…

Cécile eut un léger sourire, tout plein d’une foule de choses qui échappèrent à sa petite amie.

— C’est que…, vois-tu, Agnès, ne te scandalise pas, mais vrai, bien vrai, depuis six semaines, je n’ai guère eu de loisirs pour penser au couvent ni à la chère Mère Supérieure !

— Ni à moi !

— A toi, si…, puisque je t’ai écrit… Ne m’en veux pas, vilaine jalouse, d’avoir écourté ma correspondance. Dans les voyages de noces, le temps passe si vite ! On n’oublie pas ses amies, seulement…

— Seulement ? répéta Agnès, ses yeux candides levés vers la jeune femme.

— Seulement, tant de choses vous absorbent ! On n’en a pas l’idée avant d’être mariée, quand on est encore une belle petite oie blanche !

Agnès sourit du qualificatif que Mme Auclerc, qui connaissait ses auteurs contemporains, appliquait alertement aux jeunes filles. Mais elle n’eut pas le temps de chercher à en démêler l’origine, car Mme Vésale, ayant achevé son papotage dominical, appelait :

— Agnès, il faut rentrer, sans quoi nous nous trouverons en retard pour le déjeuner, et ton père s’agitera. Cécile, ne faites-vous pas un bout de chemin avec nous, puisque nous allons du même côté ?

La jeune femme eut une imperceptible hésitation. Elle aurait mieux aimé s’en aller conjugalement ; mais elle devina une timide prière dans le regard d’Agnès, et, en même temps, son mari disait :

— C’est cela, pars avec ces dames, Cécile. Je vais jeter ma lettre à la poste.

— Et tu nous rejoindras vite ?

— Oui, très vite.

Ils échangèrent un sourire dont l’expression frappa Agnès. Comme ils paraissaient s’entendre, Cécile et son mari !… Et, sans réfléchir, elle jeta avec une pointe de malice :

— On dirait que vous ne pouvez pas vous séparer !

— C’est que nous n’en avons pas l’habitude, avoua Cécile, dont les joues se rosèrent davantage.

Mme Vésale marchait un peu en arrière avec une bonne vieille dame, la mère du colonel. Et Agnès questionna encore :

— Alors, tu es contente de ton voyage ? Tu ne t’es pas ennuyée, loin de tout ton monde ?

— Ennuyée !… Est-ce que j’en ai l’air ?

— Non, pas du tout…; au contraire… Non, tu as seulement changé de figure… Je ne retrouve plus tes yeux du Sacré-Cœur…

La jeune femme eut un sourire indéfinissable sur ses lèvres rondes et fortes ; et, d’un ton de plaisanterie, une flamme courte au fond du regard, elle dit :

— C’est que j’ai vieilli !… Je porte le poids de la vie conjugale… Tu verras cela plus tard, Agnès, ma mie.

Une rougeur courut sous la peau transparente d’Agnès.

— Oh ! j’ai encore du temps devant moi !

— Du temps…, hum !… A dix-huit ans ! Agnès, ton heure sonnera peut-être bientôt… N’aie pas l’air si effrayée… Je t’assure qu’on n’est pas malheureuse du tout quand on est mariée !… A distance, on s’effarouche un peu…, parce qu’on ne sait pas…; mais le mariage est, en somme, plus terrible de loin que de près… Tu le comprendras toi-même un jour ou l’autre, mon cher cœur…, quand tu aimeras !

— Oh ! Cécile, ne parle pas de moi. Raconte-moi plutôt ton voyage…

Cécile ne demandait qu’à parler. Par nature, elle était expansive, et l’épanouissement de son jeune bonheur n’était pas fait pour la rendre silencieuse. Pêle-mêle, les anecdotes, les souvenirs lui montèrent aux lèvres, joyeux, alertes, racontés au hasard de leur évocation, tout imprégnés de cette allégresse qui semblait la pénétrer tout entière. Agnès, elle, l’écoutait, ainsi qu’elle écoutait, enfant, les contes merveilleux qui la charmaient. Mais le conte, cette fois, était une histoire vraie, et ce n’étaient pas des lèvres tremblantes d’aïeule qui la disaient. La voix de Cécile montait très gaie, dans le silence des rues à peu près désertes, bordées de grandes maisons dont les fenêtres s’entr’ouvraient, au souffle de l’air attiédi, sur de vastes pièces rangées avec un soin minutieux, — le soin particulier aux ménagères de province. Par-dessus les murs des jardins, jaillissaient les branches gonflées de sève sous la jeune verdure, sous les panaches mauves des lilas, distillant au soleil leur parfum que l’air emportait et dont il jetait aux lèvres la caresse grisante.

Et cette éclosion de la saison printanière semblait tellement exquise à Agnès, qu’elle ne s’étonna pas d’entendre Cécile conclure joyeusement :

— Enfin, ne me demande pas, ma chérie, de te parler des musées. Nous ne les avons pas autrement fréquentés, Édouard et moi… Nous aimions beaucoup mieux les promenades en voiture, dans la campagne, autant que possible…

Mais ici les récits de la jeune femme se trouvèrent brusquement interrompus ; le lieutenant Auclerc revenait… Et d’instinct, Agnès sentit que son amie lui échappait. D’ailleurs, Mme Vésale appelait sa fille, afin qu’elle dît adieu à la mère du colonel, qui prenait congé, arrivée devant sa porte, s’inclinant en des révérences vieillottes et cérémonieuses. Il y eut aussi force saluts et paroles amicales entre Cécile et sa petite amie ; puis, tandis que la jeune femme s’éloignait, le bras glissé sous celui de son mari, Mme Vésale et Agnès continuèrent leur chemin, hâtant le pas ; midi sonnait à toutes les églises de Beaumont, et le commandant attendait pour déjeuner.

Un peu impatient, car il était la ponctualité faite homme, il arpentait la galerie longeant le salon, pareille à une serre avec ses caisses de camélias et de jacinthes aux tons délicats de porcelaine.

— Eh bien, eh bien !… on ne rentre pas aujourd’hui ? fit-il d’un ton mi-grondeur, mi-souriant.

Il était de grande taille, solide et musclé, large d’épaules ; ses cheveux tout blancs hérissés en brosse comme ses sourcils qui surmontaient de petits yeux bleu clair, très bons et très francs.

— Elle n’en finissait donc pas, cette grand’messe ? Le déjeuner va être trop cuit. Mesdames, vous avez causé plus que de raison en sortant de l’office…

Mais la commandante n’aurait jamais admis qu’on pût la prendre en faute ; et prestement, elle répliqua :

— Mon ami, si, au lieu de passer ta matinée à promener tes chiens sur les boulevards, comme un païen, tu nous avais accompagnées à la grand’messe, tu aurais pu voir qu’elle venait de finir. Seulement, nous sommes rentrées sans nous précipiter comme des folles talonnées par la crainte de manger un rôti brûlé !

— Allons, Sophie, du calme et pas de calomnie ! Je ne suis pas aussi païen que tu veux bien le dire. Moi aussi, je suis entré à la cathédrale. J’y ai même entendu un bout d’office, mais les oremus de Monseigneur étaient un peu longs, et je suis venu ici en attendre la fin. Eh bien, petite Agnès, on n’embrasse pas son père ?… On ne se sert de ses yeux que pour contempler les jacinthes ?

Elle releva son blanc visage qu’elle avait penché vers les fleurs, et, se rapprochant de lui, d’un mouvement caressant, elle tendit son front.

Lui, soulevant un peu le bord du chapeau, posa ses lèvres sur le jeune visage :

— J’espère, mademoiselle, que vous êtes contente de votre père, aujourd’hui. Il s’est conduit en bon catholique, et vous devez l’en récompenser.

— C’est très bien, père… Je suis très contente, répéta-t-elle avec un sourire sérieux et reconnaissant, ses yeux arrêtés sur lui, pleins d’affection.

Elle aimait, en effet, son père avec une tendresse profonde. D’instinct, elle se sentait bien plus en harmonie morale avec lui qu’avec sa mère, toujours affairée, occupée de tout et de chacun, discrètement, mais absolument pénétrée de sa haute sagesse personnelle.

De la fenêtre de sa chambre, Mme Vésale cria :

— Eh bien, Agnès, tu ne viens pas ôter ton chapeau ? Qu’est-ce que tu as donc à bavarder ainsi avec ton père ? Charles, tu te plains de notre retard, et tu retiens Agnès !

Docilement, le père et la fille, qui avaient fait quelques pas dans le jardin, revinrent vers la maison, où le déjeuner, — le fameux déjeuner, — les attendait, servi avec une recherche inaccoutumée en l’honneur de Pâques, selon la tradition familiale. Puis, le repas fini, tout en dégustant son café, le commandant prit les journaux et, à son ordinaire, se mit à les lire à demi-voix, marmottant les phrases sur un accent monotone, sans désirer d’ailleurs que sa lecture fût écoutée. Tout à coup, pourtant, une exclamation sonore lui échappa :

— Ah ! çà, très bien, très bien !

— Quoi ? fit Mme Vésale, volontiers curieuse.

Mais le commandant répéta seulement de plus belle, les yeux toujours fixés sur la feuille, sa bonne figure tout épanouie de satisfaction :

— Très bien…, parfait !

— Voyons, Charles, réponds… Qu’est-ce qui est très bien ?

— Le discours que vient de prononcer André Morère, l’écrivain, le conférencier, tu sais bien !… à un banquet d’étudiants. Ce garçon a une justesse et une clairvoyance de pensée…, une noblesse de sentiments… Oui, c’est bien ainsi qu’il faut parler à la jeunesse… On le dit jeune, lui aussi, ce Morère… Il connaît son monde… Il crie les dangers du dilettantisme… Il prêche l’action bien comprise, inspirée par… Sapristi ! que je regrette donc de ne pas l’avoir entendu… Cela m’aurait fait du bien…, après toutes les horreurs qui se disent et qui s’impriment !

— Mon Dieu ! Charles, quelle exubérance ! Tu t’enthousiasmes comme si tu avais quinze ans ! déclara Mme Vésale, mollement intéressée par le mérite du conférencier.

— Enthousiaste, parce que j’approuve un homme qui tâche de rendre meilleurs ses contemporains, de donner à la jeunesse le goût de l’idéal ? Vraiment, les femmes sont inouïes… Si c’était un révérend père quelconque qui parlât de la sorte, tu n’aurais pas assez de mots pour le louer…; mais un laïque !

— Je te prierai, Charles, de ne pas attaquer la religion !

— Voyons, je ne l’attaque pas, tu le sais bien, fit, d’un ton conciliant, le commandant qui aimait la paix avant tout…

Et pour la rétablir plus aisément, il revint à son journal. Mais presque aussitôt une exclamation nouvelle lui échappait :

— Tiens, tiens, cet André Morère doit faire une conférence dans huit jours, chez la marquise de Bitray, en faveur d’une œuvre de bienfaisance… On peut se procurer des billets… Eh bien, ma parole ! j’irai l’écouter, ce jeune homme, et s’il m’est possible, lui dire tout le bien que je pense de lui…

— Charles, tu n’y songes pas… Aller à Paris pour cela !

— Et pourquoi non ?

— Mais parce que…, parce que la chose n’en vaut pas la peine !

Les gros sourcils du commandant se rapprochèrent tout hérissés.

— Pas la peine ! Oh ! les femmes ! Enfin, Sophie, ne m’as-tu pas dit toi-même, hier, que tu avais besoin à Paris ces temps-ci ?

— Oui…, mais pour une cause sérieuse, moi ! J’ai des achats à faire au Bon Marché.

— Alors rien n’est plus simple… Tu t’occuperas de tes achats, et Agnès et moi, nous irons écouter la conférence.

— Tu n’emmèneras pas Agnès entendre ce monsieur ?

— Parce que ?… C’est une demoiselle maintenant que cette petite… Il faut bien jeter quelques idées sérieuses dans sa jeune cervelle. Et ce monsieur, comme tu dis, est un homme de très grande valeur !

Mme Vésale haussa les épaules sans cérémonie. Comme elle vivait absolument enfermée dans le cercle de sa paisible vie de province, occupée des soins de son ménage, et lisant peu ou point, elle trouvait assez singulier l’intérêt que son mari témoignait en toute occasion pour l’état moral de la société et pour les efforts tentés par plusieurs afin de l’améliorer. Et elle ne fut pas trop contente de l’entendre demander à Agnès, qui disposait dans les vases du salon une énorme gerbe de lilas :

— Et toi, enfant, qu’est-ce que tu dirais d’un petit voyage à Paris ? Nous irions entendre la bonne parole… Et puis, en même temps, nous te ferions visiter la grande ville que tu ne connais guère… La proposition te séduit-elle ?

— Beaucoup, père, dit-elle, une légère flamme courant dans ses yeux limpides à cette perspective soudaine.

— Je t’en prie, Charles, ne monte pas ainsi la tête d’Agnès à propos de ce voyage. Si tu tiens absolument à écouter ta conférence, vas-y… Mais ne nous entraîne pas à ta suite… J’ignore tout à fait s’il me serait possible d’aller à Paris la semaine prochaine… Il faudra que je voie…

Mais pour le moment, Mme Vésale n’eut le temps de rien voir, car la femme de chambre venait prendre ses ordres pour l’après-midi ; et, tout de suite affairée, afin de les lui donner plus librement, elle sortit de la pièce, laissant son mari et sa fille. Le commandant reprit son journal, mais il ne lut pas. Il songeait à la conférence annoncée, à cet André Morère, avec lequel il se trouvait en si parfaite communion d’esprit ; et, distrait, il regardait Agnès finir d’arranger les grappes mauves, quand brusquement il se frappa le front :

— Comment, diable ! n’ai-je jamais fait une pareille remarque ! Ce nom de Morère…, mais c’est celui d’un vieux camarade de promotion à moi… Nous nous sommes trouvés en garnison ensemble à Châteauroux… Ah ! cela remonte loin. Et il y a déjà un bon nombre d’années qu’il est mort… A Châteauroux, il avait un gamin d’une douzaine d’années… Ce pourrait bien être cet André Morère !… Il est incroyable que je n’aie pas encore fait ce rapprochement ! Et maintenant plus j’y pense… Dans son discours aux étudiants, Morère a des allusions qui pourraient à merveille se rapporter à son père. Il faut que j’en aie le cœur net… Je serais enchanté de faire connaissance avec ce garçon que j’ai vu enfant et qui montre aujourd’hui, bien qu’il n’ait pas beaucoup plus de trente ans, ce me semble, la sagesse d’un vieux moraliste. Ah ! si tous les jeunes gens étaient ainsi, nos filles auraient de meilleurs maris… Alors les pessimistes ne pourraient plus traiter de vain mot la vertu des hommes !

— La vertu des hommes ? Une pure question d’âge ! jeta ici une voix masculine.

Le commandant tourna vivement la tête. Tout à ses idées, il n’avait pas entendu entrer ; et il se mit à rire à la vue de son vieil ami, le docteur Darcel.

— Eh ! eh ! docteur, quelle théorie !

— Dame, mon brave camarade… Avouez qu’il nous est facile à nous de condamner, puisque…

Le docteur ne continua pas. Il venait d’apercevoir Agnès qui s’apprêtait à sortir, emportant ses fleurs.

— Ah ! mademoiselle Agnès ! tous mes hommages. J’espère que tantôt mon fils Paul aura l’honneur de vous présenter les siens à la musique. Ma femme m’a bien chargé de demander à Mme Vésale si vous iriez après les vêpres.

— Agnès va s’en informer, dit le commandant, qui aimait à causer à l’aise avec son ami et se méfiait un peu de sa langue, souvent trop longue pour de jeunes oreilles. Vois ta mère, mon enfant, et fais-lui la commission du docteur.

Agnès disparut et s’acquitta de son ambassade auprès de Mme Vésale, qui, même en ce jour de fête, trouvait moyen de se livrer à l’une de ses occupations favorites, ranger ses armoires, fleurant bon la lavande. Puis, libre de disposer de son temps, l’enfant rentra dans sa chambre et s’assit devant sa fenêtre large ouverte, avec un plaisir inconscient de se sentir toute seule chez elle.

Oui, c’était vraiment son « chez-elle », plus encore qu’elle ne le supposait, le sanctuaire intime fait pour son âme candide, que cette pièce tendue d’un papier très clair, fond bis, sillonné de grandes fleurs d’un bleu lavé. Toute blanche était la couverture du lit étroit ; blanche comme le bénitier de porcelaine pendu au chevet, comme les rideaux qui l’enveloppaient d’une ombre chaste et ceux qui tombaient aux fenêtres, comme les lis de fine batiste dressant leur tige élancée vers la statue d’albâtre de la Vierge ; blanche comme l’était l’âme de cette enfant très douce, délicatement tendre, pétrie d’ignorances et de pureté, à l’aube exquise de sa vie de jeune fille.

Les mains jointes sur ses genoux, elle regardait au loin, dans l’infini bleu de ce ciel d’avril ; elle aspirait à pleines lèvres le souffle chaud qui courbait les jeunes frondaisons et agitait de frissons la neige rose des pommiers en fleur qu’elle apercevait dans les jardins à perte de vue, dès qu’elle détournait les yeux du ciel insondable. Car il y en avait des jardins et encore des jardins, dans ce quartier un peu éloigné du centre de la ville, quelques-uns pareils même à de vrais parcs, délicieusement noyés dans la brume verte dont le renouveau baignait les branches… Et puis, par delà les jardins, c’étaient, hors de la ville, les champs où s’épandait librement la clarté blonde du soleil printanier.

Ah ! la belle fête de Pâques ! Et comme elle en jouissait, la petite Agnès, les yeux autant que le cœur, pleins de lumière… Comme elle en jouissait, après avoir vécu, toutes les journées précédentes, dans la tristesse des offices de la sainte semaine ; un peu lassée aussi physiquement par les maigres scrupuleux que la commandante faisait observer dans sa maison ! Maintenant tout son être juvénile semblait se dilater dans cette joie fraîche de la nature ressuscitée, elle aussi.

Son livre de prières était encore là, sur la table où elle l’avait posé le matin même, en rentrant de la messe. Mais le moment n’était pas venu de le reprendre. Dans une demi-heure seulement allait retentir l’éclatante sonnerie des cloches qui annoncerait l’instant des vêpres… Autour d’elle, dans la maison comme au dehors, c’était encore le grand silence des après-midi de dimanche. Elle entendit son père demander au domestique qui sortait « si le cheval avait bien tout ce qu’il lui fallait ». Puis rien ne vint plus la distraire de sa songerie capricieuse qui évoquait des souvenirs de sa jeune vie.

Tout unie et toute blanche, cette vie qui, pendant dix années, n’avait guère connu d’autre horizon que celui des jardins du Sacré-Cœur, dans les différentes villes où l’avait conduite la carrière de son père. Maintenant, sa démission donnée au grand regret de Mme Vésale, le commandant, qui n’avait jamais montré d’ambition, était revenu vivre dans la maison familiale où il avait joué petit garçon. Et autant que lui, Agnès l’aimait, cette grande maison dans laquelle, jadis, l’accueillaient avec tant de joie les grands-parents qui, l’un après l’autre, s’en étaient allés dans la sérénité de leur foi, avec un vœu suprême de bonheur pour leur petite Agnès.

Ah ! qu’ils l’avaient gâtée, ces chers vieux dont elle gardait un souvenir tout palpitant d’affection émue, en dépit du temps enfui… Voici qu’en cette minute, il lui revenait la vision d’autres fêtes de Pâques, dans sa petite enfance passée auprès d’eux. Alors, quand les cloches sonnaient, le samedi saint, elle s’en allait, le cœur battant, chercher, parmi le buis, les œufs déposés, « par les cloches, à leur retour de Rome », dans de menus paniers d’osier bleu et blanc, qu’elle conservait, rangés sur une planche de son étagère… Et comme ils la regardaient, trottinant pour cette bienheureuse recherche, la grand’mère encore toute jolie sous ses papillotes neigeuses, le grand-père solide et fort, avec de gros sourcils, une grosse voix, pas effrayante du tout, même quand il voulait gronder !

Car alors, le couvent ne l’ayant pas assagie, elle n’était pas trop raisonnable, la petite Agnès ; et, en compagnie de Cécile, — un vrai garçon, — elle avait commis, en ce temps-là, bien des sottises qui la faisaient sourire, à cette heure, d’un sourire indulgent de grande personne… Elle avait changé… et Cécile aussi…

Cécile !… Ce nom qui traversait le souvenir d’Agnès fit dévier sa pensée, y évoquant soudain l’image de la jeune femme, telle qu’elle lui était apparue le matin. Non, décidément, elle n’était plus la même, Cécile… Depuis leur rencontre, cette idée la poursuivait, presque obsédante… Certes, elle avait toujours ses joues fraîches, ses yeux rieurs, sa bouche joyeuse aux lèvres très rondes. Et pourtant, Agnès ne retrouvait plus en elle son insouciante compagne. Était-ce le mariage qui l’avait transformée ainsi, lui mettant au regard cet éclair rayonnant ?

Vraiment, jusqu’à la minute où la jeune femme lui avait parlé avec ce visage nouveau, Agnès n’avait jamais imaginé que ce pût être une telle source de joie d’être mariée. Même, elle s’était étonnée de l’exubérante satisfaction de Cécile pendant ses fiançailles ; exubérance qui la choquait un peu dans sa réserve de petite fille très pure… Et maintenant, comme si elle eût deviné ses muettes questions, Cécile venait de lui dire : « Tu comprendras quand tu aimeras à ton tour ! »

Quand elle aimerait… Mais elle avait aimé déjà ! Elle avait eu pour des religieuses, pour quelques-unes de ses compagnes, une affection dont la douceur ardente lui pénétrait toute l’âme, y éveillant des joies si intenses qu’elles en devenaient douloureuses… Alors, que voulait dire Cécile ?…

Et soudain, dans son esprit songeur, une interrogation jaillit, l’agitant toute d’un frémissement sourd. Ce sentiment si fort qui transfigurait sa rieuse amie, était-ce donc celui qu’on appelait l’amour ?… L’amour, un mot que ses lèvres seules connaissaient et ne prononçaient jamais que dans sa prière ; ou, encore, quand elle lisait certains chapitres de son Imitation. Et dans sa pensée, montèrent les paroles de passion mystique tant de fois prononcées par sa bouche d’enfant innocente : C’est quelque chose de grand que l’amour, et un bien au-dessus de tous les biens. Seul, il rend léger, ce qui est pesant… et doux ce qu’il y a de plus amer… Rien n’est plus fort, plus élevé, plus étendu, plus délicieux… Celui qui aime, court, vole, il est dans la joie… Que l’amour me ravisse et m’élève au-dessus de moi-même par la vivacité de ses transports…

Jusqu’alors, elle avait pensé que Dieu seul pouvait ainsi attirer l’âme, défaillante dans l’extase. Pour la première fois, elle se demandait, presque effrayée, s’il était possible que le cœur pût avoir le même élan vers une créature humaine ; si le mot troublant, répété presque à chaque ligne dans le livre de prières, avait un autre sens plus terrestre, que son amie connaissait maintenant…

Depuis qu’elle était sortie du couvent, Agnès avait souvent entendu ces phrases sortir de la bouche de son père : « Quand nous marierons Agnès », ou : « Quand Agnès sera mariée. » Et elle n’y avait pas pris garde. Se marier lui paraissait une chose toute naturelle, un événement qui devait nécessairement se produire dans la vie d’une femme. Ainsi, toute petite, elle avait été baptisée et, plus tard, elle avait fait sa première communion. Et pourtant, tout à coup, ce mot de « mariage » lui apparaissait revêtu d’un sens inconnu, mystérieux et charmeur… Cela, pour quelques paroles échappées à cette rieuse Cécile, parce qu’elle avait vu la jeune femme serrer son bras contre celui de son mari, avec cette attitude de confiance heureuse qu’on a seulement auprès de ceux qui vous sont chers par-dessus tout…

Un jour arriverait-il donc où elle aimerait ainsi un inconnu, venu elle ne savait d’où, qui l’emmènerait comme ce grand officier avait emmené son amie, et, sans qu’elle pût prévoir comment, lui éclairerait le regard de cette allégresse étrange ?…

Une rougeur courut sur son visage à cette évocation trop précise. Et elle secoua la tête pour fuir ce flot de pensées qui lui montaient au cerveau, prise d’une crainte, dans sa conscience délicate, d’avoir fait mal en rêvant ainsi. D’instinct même, elle se leva, prête à prendre un livre pour échapper à elle-même. Mais elle s’arrêta ; et seulement, très résolue, elle obligea sa pensée à se porter vers ce voyage à Paris, dont l’annonce, une heure plus tôt, l’avait ravie ; à cette conférence, qui excitait sa curiosité ; aussi, à celui qui la ferait et que son père paraissait tenir en si haute estime… Une minute, elle chercha à se le figurer tel qu’elle le concevait d’après les paroles du commandant,… un peu comme une sorte de missionnaire laïque prêchant le bien aux hommes.

Puis, aussi, elle songea, amusée, aux exclamations qui s’élèveraient à la musique, quand, à la sortie des vêpres, Mme Vésale annoncerait à ses amies qu’elle partait pour Paris, et aux commissions sans nombre dont les dames de Beaumont trouveraient aussitôt à les charger. Mais une ombre passa sur son visage quand elle se rappela qu’à la musique, elle allait rencontrer non seulement la bonne Mme Darcel, lui chantant à tout propos les louanges de son fils Paul, mais encore le docteur Paul lui-même. Or, il intimidait beaucoup Agnès, ce docteur Paul, un garçon sérieux, grave même d’aspect, qu’elle savait être un savant. Sa mère disait avec fierté que, s’il l’avait voulu, il aurait pu devenir un médecin célèbre à Paris. Mais il avait l’amour exclusif de sa province ; il y était revenu poursuivre la carrière de son père, et déjà il tenait une place importante dans la société de Beaumont ; encore qu’il n’eût rien de très séduisant, avec ses traits un peu durs, ses yeux gris, sévères et calmes, sa légère gaucherie d’allures dans le monde qu’il n’aimait pas ; se plaisant seulement dans la compagnie des hommes, trouvant celle des dames d’une insignifiance parfaite, semblait-il. Au demeurant, très bon et d’un dévouement sans limites pour ses malades.

Mais ces qualités ne suffisaient point pour rendre Agnès moins intimidée par sa seule présence, et, dans un souhait fervent, elle murmura :

— S’il pouvait n’être pas à la musique, tantôt !

Même, elle était toute prête à faire une petite prière à cette intention. Elle n’en eut pas le temps. La porte de sa chambre s’ouvrait, et Mme Vésale apparaissait en tenue de sortie.

— Comment, Agnès, tu n’as pas encore ton chapeau ?… Mais il va être trois heures… Tu n’entends donc pas les vêpres sonner ?

Toute rose, Agnès se dressa. Enfermée dans sa songerie, elle n’avait rien entendu… Pourtant tout l’air vibrait maintenant de carillons sonores… Très vite, avec un mot d’excuse, elle mit son chapeau, prit son livre de prières, puis descendit pour rejoindre sa mère, déjà dans le vestibule.

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