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Rêve blanc

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V

— A quelle heure, Charles, arrive tantôt M. Morère ? demanda la commandante à son mari qui s’apprêtait à conduire ses chiens faire leur promenade de chaque matin.

— Par le train de deux heures trente. J’irai l’attendre à la gare.

— Et vous reviendrez ici tout de suite ?

— Je ne sais. Ce sera comme il le préférera. Ne faisant à Beaumont qu’une simple apparition, il voudra peut-être voir tout de suite ces messieurs du Comité pour s’entendre avec eux. Sa chambre sera prête, n’est-ce pas, Sophie, au cas où il se déciderait à coucher ici ?

Mme Vésale eut un léger haussement d’épaules devant l’inutilité de cette question.

— Quelle demande !… Mais naturellement la chambre de M. Morère est toute disposée pour qu’il s’y trouve le mieux possible, s’il a la sagesse de renoncer à prendre un train du soir ! Ce serait beaucoup mieux de toutes les façons… Mais ces jeunes gens ont parfois des idées si bizarres !… Dieu merci, nos chambres de province valent leurs chambres de Paris ! Enfin !!! Puisque tu sors ce matin, Charles, veux-tu dire en passant au pâtissier qu’il n’oublie pas de m’envoyer pour dix heures les trois douzaines de briochettes que je lui ai commandées.

M. Vésale dressa la tête tout surpris :

— Trois douzaines de briochettes ! Tu prends donc Morère pour Gargantua lui-même ! Nous serons étouffés, s’il nous faut engloutir à quatre une pareille abondance de gâteaux.

La commandante prit son temps ; puis, très posément, elle déclara :

— Sois tranquille. Nous ne courons aucun risque de ce genre, car nous ne serons pas seuls ce soir avec M. Morère… J’ai fait quelques invitations à dîner.

— Comment, des invitations !!! Ah çà, Sophie, que diantre me racontes-tu là ? Tu fais maintenant des invitations sans m’en prévenir ?… C’est incroyable, ma parole, ce sans-gêne des femmes ! Et des invitations justement un soir où je désirais être du libre de causer !… Non…, mais… c’est inouï !!! Sans compter que j’aurais, moi, joué un personnage idiot si j’avais rencontré l’un des fameux invités dont j’ignore même les noms !

Le commandant était tout rouge, et, d’un pas agité, il arpenta la galerie vitrée, enveloppant d’un coup d’œil courroucé les innocents massifs du jardin. Mme Vésale, en femme d’expérience, sûre de son triomphe définitif, laissait passer, sans obstacle, le gros de l’averse. Et, de sa voix nette, elle déclara, les sourcils froncés :

— Quand tu voudras bien te calmer, Charles, je te donnerai les motifs de ma conduite. J’ai demandé à quelques amis de venir ce soir, parce que j’ai jugé qu’il serait beaucoup plus agréable à M. Morère de ne pas se trouver réduit à notre seule société et, en même temps, beaucoup plus poli pour nos amis de les faire profiter de la présence de M. Morère.

— Et tu te figures qu’il sera charmé d’être exhibé à la façon d’un animal curieux et qu’il trouvera le moindre plaisir à écouter vos histoires de femmes, qui rendent impossible toute conversation sérieuse !

La bouche de la commandante se pinça. Elle commençait à trouver que son mari outrepassait le droit d’exprimer son sentiment, et, très rouge à son tour, elle riposta :

— Tu ferais mieux, Charles, d’avouer sincèrement que tu voulais accaparer M. Morère, le garder en égoïste pour toi seul ! Ce n’est pas pour une autre raison que tu fulmines depuis dix minutes !

Le commandant, cette fois, ne répondit pas, Mme Vésale devinait juste. Il aurait de beaucoup préféré jouir paisiblement de la présence fugitive d’André Morère à Beaumont ; et si sa femme lui eût annoncé à l’avance de ses projets d’invitation, il y eût répondu par un veto très net. C’est pourquoi elle s’était bien gardée de lui en dire un mot. Très flattée de recevoir un « homme célèbre », comme elle appelait Morère en son for intérieur, elle tenait à ce que cet homme célèbre fût vu chez elle, mais par un petit cercle choisi qui ferait des jaloux, étant donnée la curiosité de la société de Beaumont à l’égard du conférencier annoncé.

Et, triomphante devant le silence du commandant, elle continua, redevenue très maîtresse d’elle-même :

— J’ai invité Cécile et son mari ; le docteur, sa femme et M. Paul…

— Et le ménage Salbrice ? dit le commandant, dont l’irritation s’apaisait devant l’inévitable, à la façon d’un orage qui s’éloigne.

— Non, pas les Salbrice…

— Madame sera furieuse !

Vertement Mme Vésale répliqua :

— Eh bien, tant pis !… Avec elle, on a toujours à craindre des mots malsonnants à tous égards, et elle a une conversation si libre, croyant de la sorte montrer son esprit, que je crains toujours ses paroles devant Agnès !

Le commandant ne discuta pas. Il était assez rigoriste par nature et ne prisait pas l’indépendance d’esprit et de langage de Mme Salbrice. Aussi laissa-t-il sa femme accomplir en paix la petite vengeance qu’elle exerçait contre la très curieuse Mme Salbrice. Il demanda seulement, presque de son accent habituel, tant il lui était impossible de rester longtemps courroucé :

— Où est Agnès ?

— Tu ne veux pas l’emmener promener les chiens avec toi ? j’imagine. J’ai besoin d’elle absolument pour m’aider dans les préparatifs de la réception de M. Morère. En ce moment, je l’ai envoyée s’assurer qu’Augustine choisissait bien les œufs les plus frais pour le gâteau qu’elle fait pour le dîner.

Puisqu’il s’agissait de bien recevoir André Morère, le commandant n’avait pas à protester ; il tourna sur ses talons sans un mot de plus, tourmentant sa moustache, victime habituelle de ses mécontentements, et s’en alla chercher les chiens dont Mme Vésale entendit presque aussitôt les aboiements sonores.

Un léger sourire de contentement flottait sur les lèvres de la commandante qui se félicitait d’avoir aussi bien manœuvré, cette fois encore, avec son seigneur et maître. A travers les rideaux, elle le vit s’arrêter devant l’office ; et, dans le cadre de la fenêtre, se montra aussitôt la blanche figure d’Agnès. Même, la jeune fille sortit pour aller l’embrasser ; et elle était si souriante, dans sa fraîcheur d’aurore, que sa mère en fut frappée. De plus en plus satisfaite, elle murmura entre ses dents :

— Agnès a décidément embelli d’une façon étonnante, ce printemps. Je comprends que le docteur Paul…

Elle acheva mentalement sa phrase, dont la conclusion paraissait lui être fort agréable, et s’en alla inspecter la chambre de son hôte.

Oh ! cette chambre ! sûrement, jamais André Morère n’avait dû en occuper une qui eût été davantage frottée, époussetée, préparée avec un soin plus minutieux ! Bien qu’il n’eût pas accepté de passer la nuit chez le commandant, sous la couverture du lit, faite d’une antique perse à grands ramages, s’allongeaient les draps fleurant l’iris, choisis parmi les plus beaux que possédât Mme Vésale, en toile d’une finesse merveilleuse et ourlés de broderies savantes. Aux fenêtres tombaient des rideaux de tulle décoré de riches arabesques, dont une Parisienne eût pu être jalouse…

Et, de haut en bas, les préparatifs étaient les mêmes dans toute la maison, qui, pour cette mémorable visite, avait été astiquée de plus belle, d’une façon qui eût fait l’admiration de Mme Morère, mais risquait de n’être pas appréciée à sa valeur par son illustre fils. Et cependant, nulle part il n’aurait pu voir cuivres plus reluisants, appartements et escaliers plus cirés, à tel point qu’il semblait dangereux de s’y aventurer.

Mais les petits pieds d’Agnès ne connaissaient point une pareille crainte, et, alertement, ils volaient sur la glace des parquets, le matin du jour solennel où André Morère allait honorer de sa présence la demeure du commandant Vésale. Autant que sa mère, vraiment, elle tenait à ce que la maison se fît très belle pour le recevoir, et elle s’y employait avec un entrain joyeux.

— Ah ! mademoiselle, en voilà bien des affaires pour ce Parisien ! marmotta, la voyant revenir du jardin, avec une moisson d’œillets splendides, le vieux domestique, baptisé du nom poétique de Zéphire, qui depuis vingt ans était au service du commandant.

Elle eut un petit rire léger :

— Mais, Zéphire, songez donc qu’il faut soutenir l’honneur de notre province !

— Bah ! mademoiselle, il n’est pas en danger, allez ! Notre Beaumont vaudra toujours mieux que leur Paris, un endroit plein d’assassins et d’anarchistes ! Au moins, à Beaumont, nous n’avons pas de cette engeance-là !

Mais Agnès était déjà loin, emportant la gerbe odorante destinée à fleurir le salon.

« C’est aujourd’hui qu’il vient !… » Ç’avait été la première idée, jaillie au réveil, de sa pensée flottante, alors qu’elle demeurait la tête abandonnée sur l’oreiller, les paupières closes encore à la triomphante clarté du jour qui trouait l’ombre blanche des rideaux. Et elle avait tressailli délicieusement, sans nul trouble dans sa pureté d’enfant, heureuse qu’il vînt ; si heureuse même que ses lèvres n’en disaient rien, car, d’instinct, elle enfermait en elle ses impressions les plus précieuses.

« Il va arriver !… » Pendant qu’elle allait et venait dans la maison pour exécuter les ordres de sa mère, ces trois mots bourdonnaient sans relâche à son oreille avec une sonorité joyeuse d’Alleluia, transfigurant si bien pour elle le monde extérieur, qu’elle ne s’aperçut pas même de l’absence de soleil au ciel, jusqu’au moment où elle entendit Zéphire remarquer « qu’il pourrait bien pleuvoir pour l’arrivée du monsieur de Paris » !

Alors, elle demanda naïvement :

— Pleuvoir ? Pourquoi pleuvrait-il ?

— Mais parce que le temps est couvert, mademoiselle. Regardez-le.

Oui, c’était vrai, il était d’un gris doux et humide, alors qu’Agnès l’aurait voulu baigné de lumière, comme l’était son âme…

Mais le ciel favorisait ses désirs, car un premier rayon dispersa les brumes mélancoliques qui erraient sur Beaumont, à l’heure même où le commandant allait à la gare au-devant de son hôte.

Il avait dit :

— Je vous le ramènerai sans doute pour qu’il dépose son bagage ici. Ensuite, il ira voir ces messieurs au Comité de la conférence, afin de prendre avec eux les derniers arrangements.

Mais, pour une raison ou une autre, ce programme ne pouvait être réalisé, car ni le commandant ni André Morère ne parurent à l’heure indiquée. Si bien que Mme Vésale, qui était tout le contraire de patiente, s’en alla, lasse d’attendre, faire des courses, emmenant Agnès, qui, tout bas, eût bien préféré rester paisiblement au logis. Quand elles revinrent, ni le commandant ni son hôte ne s’étaient encore montrés, quoique André Morère fût arrivé par le train convenu ; Mme Vésale l’avait su dans la ville, le pâtissier ayant vu passer le commandant Vésale avec un monsieur étranger. Mais au moment même où elle commençait à déclarer que son mari se moquait d’elle de la tenir ainsi en suspens, la sonnette d’entrée vibra… Puis, dans le vestibule, monta la voix sonore du commandant, à laquelle répondit une autre, d’un timbre plus grave, qui fit tressaillir Agnès… Ensuite ce furent des pas dans la galerie… Enfin la porte du salon s’ouvrit.

— Ah ! je commençais à désespérer de vous voir ! fit Mme Vésale, qui s’avançait avec le plus charmant sourire à la rencontre de son hôte.

Instinctivement, Agnès s’était levée aussi, son ouvrage glissé par terre, blanche comme un lis, un sourire palpitant sur ses lèvres et dans ses prunelles limpides. Enfin, elle était arrivée, la minute tant désirée tout bas !… Il était là, près d’elle, cet étranger entré mystérieusement dans sa jeune vie sans qu’elle en eût conscience. Et chose à peine croyable, il était là, dans leur maison, reçu comme un ami longtemps attendu. Il venait de s’incliner devant elle, serrant la main qu’elle lui avait tendue d’un geste machinal. Elle entendait parler sa mère, qui, selon l’ordinaire, se répandait en questions et en exclamations, voulant absolument que M. Morère prît quelque chose, quelques gouttes de malvoisie ou de madère, s’il préférait… Mais vaguement elle entendait leurs paroles, car une seule pensée bruissait dans tout son être :

— Il est là… C’est bien vrai… Je ne rêve pas…

Était-ce vrai aussi que, le commandant ayant parlé de conduire M. Morère visiter la cathédrale de Beaumont, peut-être la plus belle de France ! Mme Vésale déclarait aussitôt :

— Si tu veux, Charles, que M. Morère voie bien la cathédrale, il faut que tu emmènes Agnès afin de la lui faire visiter, car tu ne la fréquentes, hélas ! pas assez souvent pour la bien connaître. Ah ! monsieur Morère, vous qui êtes si éloquent, vous devriez bien engager mon mari à ne pas vivre ainsi en païen !

Certes, la petite Agnès était trop fervente chrétienne pour ne pas désirer de toutes ses forces que le commandant devînt un parfait catholique… Mais ce jour-là, elle entendit à peine le vœu de sa mère, et elle ne souhaitait nullement qu’André Morère entreprît sur-le-champ la conversion de son père, quand une demi-heure plus tard, elle se trouva sur le Cours de Beaumont, marchant entre lui et Morère, pour la grande curiosité des paisibles promeneurs qu’ils croisaient.

— Quel était donc cet étranger avec le commandant Vésale ?… Un Parisien ?… Peut-être bien un « prétendu » pour Mlle Agnès ?

— Mais non ! le conférencier attendu bientôt à Beaumont, expliquaient quelques personnes bien informées.

Et partout sur leur passage, c’étaient les mêmes investigations, les mêmes chuchotements, les mêmes coups d’œil chercheurs que le commandant ne remarquait même pas, tant il était absorbé, dans l’heure présente, par le seul plaisir de recevoir le jeune homme.

Ah ! combien elle semblait exquise à Agnès, cette heure présente, exquise comme la voûte ombreuse, pailletée de soleil, que faisaient, sur sa tête, les arbres du boulevard ; comme le bleu délicat du ciel et la douceur chaude de cette après-midi de juin… Eût-elle jamais osé même espérer qu’elle aurait ainsi André Morère presque tout à elle ! Il marchait à ses côtés. Rien qu’en tournant un peu la tête, elle apercevait son visage intelligent et pensif, l’éclair de ses yeux vifs. De même qu’à Paris, il causait avec elle si simplement qu’elle ne songeait pas du tout à sa grande réputation, la questionnant cette fois avec le même intérêt, qu’elle sentait bien réel, sur Beaumont et aussi sur la cathédrale, dont, à l’avance, il se faisait décrire par elle les beautés. Bien vite, il remarqua qu’elle les lui détaillait toute vibrante d’enthousiasme contenu, et, souriant, il dit :

— Comme vous aimez votre cathédrale !

Le commandant aussitôt s’exclama avec bonhomie :

— Si elle l’aime ! Dites plutôt qu’elle l’adore… Elle est bien douce, ma petite Agnès ; mais je crois que vous seriez capable de la transformer en une jeune lionne, si vous vous permettiez de critiquer même une aile de la cathédrale de Beaumont… comme Beaumont lui-même, d’ailleurs.

Gaiement, il dit :

— Ainsi, mademoiselle, Beaumont a votre cœur entier ?

— Oui, avoua-t-elle, tout de suite rougissante… C’est peut-être ridicule, mais je suis attachée à ses rues, à ses maisons, qui sont pour moi de vieilles amies ; qui me semblent, elles aussi, avoir un visage ! Je m’imagine qu’elles me reconnaissent au passage, et je me sens protégée par elles, qui m’ont vue toute petite.

— D’où je peux conclure que vous nous plaignez fort, nous autres Parisiens, qui ne pouvons, en général, être aussi privilégiés ?

— A Paris, je me sentirais perdue… Pour quelques amis, on a tant d’étrangers autour de soi ! Dans Beaumont, je me crois au milieu d’une grande famille !

— Oh ! la jolie chose que la jeunesse et les illusions ! n’est-ce pas, monsieur Morère ? remarqua au passage le commandant, sur qui la société de Beaumont ne produisait pas un effet aussi avantageux.

Mais Morère ne répondit pas à ces paroles, devinant Agnès interdite de la réflexion de son père. D’ailleurs, tous trois, ils débouchaient sur la grande place nue, où se dressait la basilique dans la splendeur de ses arches aériennes, de ses longues théories de saints gothiques, de ses clochetons, de ses sveltes ogives, sous le jet de sa flèche, véritable dentelle de pierre, de ses tours hautaines, d’où s’élançait, dans l’espace infini, l’essaim grimaçant des gargouilles.

— Ah ! mademoiselle, que je vous comprends d’avoir l’amour et la fierté de votre cathédrale ! fit Morère, trop sensible à toute beauté pour n’être pas enthousiasmé par cette superbe création des vieux siècles de foi.

Agnès eut dans les yeux un éclair ravi.

— N’est-ce pas qu’elle est admirable ?… Et si noble !… Quand j’étais enfant, elle m’inspirait tant de respect qu’il m’était impossible d’y demander moins que de très grandes grâces !

— Et maintenant ?

— Maintenant, j’y viens pour les petites comme pour les grandes.

— Avec la certitude d’être exaucée ? interrogea-t-il presque malgré lui, instinctivement confus de fouiller ainsi dans l’âme de cette enfant, qu’il prenait plaisir à étudier comme une délicate fleur humaine.

Mais, très simple, elle dit, vibrante d’une absolue confiance :

— Quand c’est pour mon bien, je suis toujours exaucée.

Il ne répondit pas, savourant, lui, le sceptique en vain altéré de foi, l’effleurement d’une vraie croyance. De nouveau, il la trouvait exquise, parce qu’elle incarnait un type à part, cette douce petite fille, façonnée par l’éducation religieuse et la vie de province ; dont la forme frêle et blonde semblait avoir été créée, non pour éveiller le désir, mais seulement pour envelopper l’âme immatérielle qui était vraiment tout son être ; une âme très simple et toute neuve, d’une délicieuse candeur, close à l’idée même du mal, ouverte spontanément à la compréhension des choses divines, faite pour ne goûter que les plus pures des tendresses humaines et aimer les joies très hautes du complet oubli de soi.

A sa suite, il venait de pénétrer dans la cathédrale, et, avec son sens d’artiste, il goûtait une véritable jouissance à la voir marcher d’un pas qui effleurait les dalles, sous la lumière adoucie tombée des antiques vitraux dans les chapelles gothiques où, sur les fresques naïves, se profilaient de jeunes saintes, sveltes et blanches comme elle. Ah ! qu’elle était bien en harmonie avec le temple austère et mystique qu’avaient élevé, des siècles auparavant, des êtres croyants comme elle, où étaient venues prier les vierges innocentes à qui elle ressemblait d’âme comme de visage…

Pieusement, au passage, elle venait de s’agenouiller devant un Christ miraculeux, émacié sous une longue robe couleur d’or, son œil limpide levé vers la statue qui se dressait dans le flamboiement des cierges.

Et tandis qu’il la contemplait, bouleversé d’un étrange sentiment d’envie, lui qui, tout bas, ne croyait même pas au bien qu’il prêchait, dans son cerveau amoureux des contrastes, jaillit soudain la pensée de ces femmes, de ces Parisiennes délicieusement perverses qu’il rencontrait chaque jour ; de celle-là surtout dont le blanc visage sous des cheveux de lumière, dont les yeux, le sourire, affolaient comme des caresses ; charmeuse indéchiffrable dont il adorait l’esprit autant que l’âme insaisissable et la forme charmante ; toujours désirée et toujours fuyante, qui cependant le possédait tout entier, aiguisant et endormant ses curiosités d’observateur, ébranlant tous ses nerfs par la seule évocation qu’il faisait d’elle une seconde… Et, analyste toujours, il se donna le plaisir de scruter l’abîme qui s’étendait entre cette exquise et troublante incarnation de l’être féminin et la petite fille blonde agenouillée à quelques pas de lui, ses mains jointes vers l’autel ; abîme que rien ne comblerait jamais, même quand l’enfant serait devenue femme, parce qu’elles différaient l’une de l’autre dans l’essence même de leurs deux natures.

Pensif, il laissait les minutes couler. Mais Agnès crut qu’il l’attendait ; et, un peu confuse, elle se leva vite, après un signe de croix. Alors ils reprirent leur marche.

De sa voix pure, assourdie par le respect du temple, elle lui expliquait, ne doutant guère de leur exactitude, les vieilles légendes que racontaient les bas-reliefs du chœur, d’une saisissante intensité de vie dans leur gaucherie naïve, et les boiseries ouvragées qui dominaient les stalles du Chapitre. Elle lui disait l’origine des précieux reliquaires, des statues couchées dans leur sommeil de bronze sur les pierres tombales… Et lui, le dilettante charmé, souhaitait autant qu’elle, l’innocente petite fille, que cette visite, pour tous deux inoubliable, ne s’achevât pas encore. Aussi, d’instinct, pour en prolonger la jouissance, ils allaient lentement, très lentement, s’arrêtant au moindre prétexte, sous les hautes voûtes envolées vers le ciel.

Mais le commandant n’était pas à l’unisson. Consciencieusement, il suivait sa fille et André, ajoutant des commentaires de sa façon aux paroles d’Agnès, donnant des chiffres quand Morère n’eût voulu que des impressions d’art ; disant qu’un Anglais avait offert son pesant d’or de l’Enfant en marbre qui pleurait sur le tombeau du premier évêque de Beaumont, précisant le nombre de mètres de la flèche et des voûtes de la cathédrale… Il finissait par s’étonner de cette contemplation obstinée d’André Morère, jugeant, pour son compte, plus que suffisante la visite de la cathédrale. De plus, il se souvenait que Mme Vésale lui avait recommandé de ne pas garder Agnès trop longtemps, parce qu’elle avait besoin de sa fille… Aussi se décida-t-il à glisser enfin, un peu embarrassé :

— Si vous désirez, monsieur Morère, examiner encore un peu la cathédrale, je puis vous y laisser, tandis que j’irai reconduire Agnès que sa mère attend…

— Mais je suis tout à vos ordres, commandant, et confus de vous avoir ainsi retardé. Mademoiselle, veuillez me pardonner d’avoir autant abusé de votre bonne grâce… Mais votre cathédrale…

Et il appuya en souriant sur le mot votre.

— Mais votre cathédrale m’avait conquis à tel point, grâce à vous, qui avez si bien su me la faire comprendre, que j’en oubliais la notion de l’heure…

— Tant mieux, fit-elle doucement. Je suis aussi fière que contente de vous voir apprécier ainsi la cathédrale de Beaumont.

Contente ! Ah ! de quoi ne l’eût-elle pas été durant cette lumineuse après-midi, qui ne lui laissait que le seul regret de s’enfuir trop vite ?…

Rentrée au logis, pendant que le commandant infatigable infligeait à André Morère la visite de Beaumont, elle s’occupa allègrement des soins divers dont sa mère la chargeait, ravie de l’air de fête qu’avait le salon ; ravie du coup d’œil que présentait la salle à manger très éclairée et très fleurie, quand, un peu plus tard, les convives y pénétrèrent, après que Zéphire, solennel à souhait, eut annoncé : « Madame est servie. »

Très rouge, toute frémissante, « Madame » ressemblait à un général qui s’apprête à livrer une bataille décisive. Sa réputation de maîtresse de maison impeccable n’exigeait-elle pas que ce Parisien emportât un souvenir sans ombre de sa réception chez le commandant Vésale ? Dieu sait qu’elle avait fait tout son possible pour obtenir un pareil résultat ! Ses plus belles porcelaines, ses fragiles cristaux chiffrés, les réchauds de famille avaient vu le jour pour la circonstance, en même temps que les vieux vins remontés par le commandant, en personne, des profondeurs de la cave ; et elle-même avait veillé à ce qu’Augustine se surpassât en tant que cordon bleu.

Après avoir regardé la table, si élégamment servie, elle regarda les convives, satisfaite de voir les invitées féminines en grande toilette : Cécile, épanouie à son ordinaire, en sa robe de visites de noces ; la bonne Mme Darcel, très majestueuse, habillée de satin noir perlé de jais et aimable pour tous, en particulier pour Agnès… Puis les hommes, le docteur fort gai, le lieutenant Auclerc très décoratif dans son dolman bleu pâle ; « mon fils Paul », un peu sombre, mais causant beaucoup, toutefois, avec André Morère, qui remplissait au gré de tous son personnage d’homme célèbre.

— Il n’a pas l’air de s’ennuyer du tout ! remarqua Mme Vésale triomphante. Et si j’avais écouté Charles, pourtant, je l’aurais réduit à notre seule société !

Madame la commandante voyait très juste. André Morère ne s’ennuyait pas du tout. Il était d’esprit trop souple, trop avide de nouveau, pour ne pas profiter pleinement de son passage dans ce milieu provincial qu’il observait avec une attention amusée, étudiant les types divers réunis par hasard autour de lui, si différents, — les types féminins surtout, — de ceux qu’il observait chaque jour à Paris.

— Monsieur Morère, encore un peu de chaud-froid.

Et la commandante fit signe à Zéphire de présenter de nouveau le plat à son hôte. Un chef d’œuvre que ce chaud-froid ! Vraiment, André Morère était un peu agaçant de déguster avec cette inattention les plats choisis qu’on lui servait. Quel besoin avait-il d’entraîner ces messieurs vers toutes ces questions de socialisme, d’ouvriers, de politique, d’anarchie même, de discuter avec le docteur Paul les causes du pessimisme et, en même temps, de la démoralisation de tant d’individus dans toutes les classes, à l’heure présente ? N’imaginait-il pas aussi, maintenant, de se déclarer l’adversaire absolu de la peine capitale ? Elle bondit, oubliant, du coup, de faire les honneurs du chaud-froid :

— Comment, monsieur Morère, vous ne trouvez pas tout naturel qu’on fasse mourir ceux qui ont tué ? tous ces misérables anarchistes ?

— En un mot, qu’on pratique rigoureusement la peine du talion ? Mon Dieu, madame, si je ne craignais de vous scandaliser beaucoup, et mal à propos, je vous dirais que je ne trouve pas le procédé « très naturel », particulièrement quand il s’agit d’esprits faussés, exaltés, fanatisés, et qui, par suite, n’ont pas l’entière responsabilité de leurs actes. Ah ! savons-nous, mon Dieu, ce que nous aurions fait à leur place, dans leur condition, leur milieu, entraînés par toute sorte de circonstances, par mille influences diverses, par…, que sais-je ?

— Monsieur, lança gaiement Cécile, est-ce que par hasard vous seriez anarchiste ?

— Madame, je n’ai aucun droit de l’être… Je me contente de m’intéresser à ceux qui le sont pour chercher à les comprendre comme une manifestation… violente d’une pensée de notre époque, et l’une des plus graves ! J’avoue que je plains ces pauvres diables, quand ils sont sincères, et…, comment dirai-je pour ne choquer personne ? et je ne puis… mépriser le dévouement avec lequel ils se sacrifient à une cause mal comprise…

— Ce qui vous mène tout droit à l’indulgence envers eux, n’est-il pas vrai, monsieur ? conclut le docteur Paul. Mais ne croyez-vous pas que la société se trouverait assez mal de cette compassion pour ceux qui l’attaquent sans merci ? Un dilettante peut se la permettre, mais un homme politique doit s’en garder, car il a charge de vies ; et il lui faut songer d’abord au bien de tous, avant de se préoccuper du sort de quelques-uns, qui ont, eux-mêmes, préparé leur malheur. Avouez, monsieur, que si vous vous trouviez en présence d’une bête enragée qui fera le mal partout où elle passera, vous n’hésiteriez pas à la supprimer ?

Sur les lèvres d’André Morère passa son indéfinissable sourire, sceptique et imperceptiblement ironique.

— Il est probable, en effet, que je tuerais le chien enragé par nécessité, par raison… Mais j’ai toute sorte de préjugés ; et je n’en suis pas encore venu à considérer de même un homme, fût-il criminel, et un animal furieux qui m’attaque, poussé par un instinct aveugle et exaspéré, sans avoir conscience de son mouvement !

— Eh bien, monsieur, s’écria la commandante, je n’ai pas les mêmes préjugés que vous ! Et si j’étais quelque chose dans le gouvernement, je ferais arrêter tous les anarchistes ; je les enfermerais dans un endroit isolé, je lancerais une bombe au milieu d’eux, et, de la sorte, ils sauteraient comme ils ont fait sauter des innocents ! Alors nous serions tranquilles. Voilà mon opinion.

Des sourires répondirent à cette déclaration énergique de la commandante, qui, faute de pouvoir disperser les anarchistes aux quatre coins du ciel, éparpillait nerveusement ses petits pois sur son assiette.

Et la bonne Mme Darcel, un peu effrayée d’un moyen si radical, proposa aimablement :

— Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux les conduire tous dans une île déserte ?… Il doit y en avoir encore, de ces îles ! Là, ils ne pourraient faire mal à personne, et vivraient à leur goût !

— Ce serait, en effet, à merveille, approuva, au hasard, le lieutenant Auclerc qui était demeuré assez silencieux pendant la discussion, dont il trouvait le sujet trop austère pour son goût.

Et il finit, jugeant utile toutefois de faire acte de présence :

— Oui, l’idée est excellente, sans compter que ces intéressants personnages auraient ainsi tout le temps, dans leur île déserte, de déplorer les idées pernicieuses qui les y auraient conduits !… Car ils ne s’y amuseraient pas follement, sans aucune distraction, sans théâtre… Peut-être, du coup, se convertiraient-ils à des opinions plus saines…

— Mais cela pourrait très bien arriver ! fit doctement la commandante. S’il y a aujourd’hui tant de gens pervertis, même dans les classes supérieures, il faut s’en prendre…, monsieur Morère, excusez-moi…, à la détestable influence des romans et des pièces de théâtre que notre génération lit et voit représenter.

Mme Darcel s’exclama avec conviction :

— Oh ! oui ! vous dites bien vrai, chère madame. Mon fils Paul a beau me choisir mes livres, je n’en ouvre pas un sans y trouver l’occasion d’être scandalisée ! Aujourd’hui, une honnête femme ne peut plus lire de romans.

— Et pourquoi donc, madame ? interrogea Morère, une lueur amusée dans le regard.

— Mais, monsieur, parce que tous les auteurs, et surtout les meilleurs, ne savent mettre en scène que des héroïnes qu’on ne voudrait même pas coudoyer dans la rue ! Ce sont de vilaines personnes, quoique les romanciers aient l’immoralité de les dire charmantes ; aussi vilaines que les aventures qui leur arrivent !

— Ne croyez-vous pas, madame, que vous êtes un peu sévère ?

— Je ne pense pas, monsieur, fit Mme Darcel très convaincue… Enfin, par bonheur, des créatures comme celles-là sont bien rares, et existent surtout dans l’imagination des auteurs. Avouez-le, monsieur… Pour ma part, je suis déjà vieille pourtant ! je n’ai jamais rencontré de femme qui ressemblât à l’héroïne de votre dernière belle pièce que mon fils Paul vient de me donner à lire…

Une expression étrange passa dans les yeux du jeune homme.

— Ce sont un peu des êtres d’exception, en effet, que ces femmes-là, des… fleurs très rares…

— Dites des fleurs dangereuses, malsaines.

— Oui, dangereuses, vous avez raison, madame, je le trouve comme vous, tout en ajoutant humblement que ce sont aussi des fleurs adorables à respirer et telles qu’on n’en peut jamais oublier le parfum…

Il parlait d’un ton de badinage, mais sa voix avait des vibrations chaudes qui donnaient à son accent une sourde passion… Et soudain, dans la pensée d’Agnès, qui l’écoutait attentive, une image se dessina d’un seul trait, sans qu’elle sût pourquoi, celle de la belle Parisienne blonde auprès de qui elle l’avait vu chez la marquise de Bitray, et puis à l’Opéra.

— Enfin, monsieur, demandait Cécile, expliquez-moi ce que vous autres écrivains entendez par la « femme moderne », dont vous nous parlez sans cesse dans vos œuvres.

Il se mit à rire, et du même accent à la fois ironique et caressant, il dit :

— La femme moderne ?… Figurez-vous, madame, une créature que nos mères et grand’mères auraient, j’imagine, considérée comme un monstre, ni plus ni moins…; sceptique, de sensibilité très incertaine, pétrie de curiosités changeantes, fine, intelligente, tourmentée, coquette… Que vous dirai-je encore ? Une créature complexe et charmeuse… Un bibelot de luxe fait pour les raffinés, attirant, exquis et redoutable pour la faiblesse et l’inconséquence des pauvres hommes… C’est tout cela… et bien autre chose encore ! la « femme moderne »…, pour employer l’expression consacrée.

Cécile dut répondre par un mot drôle, car elle souleva le rire général des convives. Mais Agnès ne l’entendit pas, saisie de la bizarre certitude qu’en parlant comme il venait de le faire, il définissait la belle jeune femme qui ne ressemblait à aucune autre, et une angoisse sourde lui étreignit le cœur. Pourquoi ? Tout à l’heure, déjà, en entendant Morère causer avec son père et avec le docteur Paul, elle avait éprouvé une impression pareille, entrevoyant soudain, dans une lueur aveuglante, l’étendue de cette pensée d’homme ; ramenée à la conscience nette de ce qu’il était intellectuellement, comparé à elle, pauvre petite pensionnaire ! Tout à coup, elle ne retrouvait plus en lui l’André Morère qui, quelques heures plus tôt, marchait auprès d’elle dans la cathédrale et sous les arbres de Beaumont. Oh ! Dieu, est-ce qu’elle ne le reverrait plus ainsi ? Est-ce qu’elle ne l’aurait plus à elle, à elle seule, un instant même ?

Comme le dîner avait été long ! Enfin, voici pourtant qu’il s’achevait… Le champagne moussait dans les coupes transparentes, et le commandant, fidèle aux vieux usages, portait courtoisement un toast à la santé de son hôte… Lui, répondait en quelques mots non moins aimables, et les verres s’étant choqués à l’antique mode, Mme Vésale déclara, se levant de table :

— Nous allons laisser fumer ces messieurs.

Docilement, les dames la suivirent ; et seules entre elles, comme si nul autre sujet de conversation ne leur eût été possible, elles parlèrent d’André Morère, qu’elles appréciaient toutes très favorablement, mais dont, au fond, les idées et les opinions dérangeaient la routine de leurs jugements tout faits.

Seule, Agnès restait silencieuse, le regard distrait, indifférente au cercle formé autour de sa mère. Une mélancolie étrange l’envahissait, noyant lentement, mais avec une sûreté de flot qui monte, l’allégresse divine qui, tout le jour, l’avait faite si heureuse…

D’où venait-il donc, ce poids soudain et mystérieux qui lui oppressait le cœur et dont elle avait subi la première meurtrissure pendant le dîner ?… Était-ce donc d’avoir entendu Morère causer avec d’autres hommes d’une façon qui lui avait rappelé soudain sa supériorité reconnue qu’elle avait oubliée, tant il apportait de simplicité dans sa manière d’être avec elle ? Voici que, maintenant, elle s’étonnait d’avoir pu, même une minute, se croire digne d’attirer sérieusement l’attention d’un homme comme lui, dont à peine, de loin, elle était capable de suivre la pensée !

Et cette intuition brutale qu’elle venait d’avoir tout à coup d’une infinie distance morale entre eux, — infranchissable autant qu’un abîme, — se réveillait en elle, aiguë et douloureuse, lui donnant une envie folle de pleurer !… Sans savoir pourquoi, elle se revit tout à coup toute petite, sur le Cours de Beaumont, secouée de sanglots, regardant fuir dans l’espace bleu un léger ballon, couleur d’or, dont ses mains d’enfant avaient lâché le fil. Elle l’appelait naïvement, avec des mots suppliants, comme s’il pouvait l’entendre, lui épargner le chagrin de le perdre. Mais, insensible, il continuait de monter, devenant de seconde en seconde plus lointain, jusqu’au moment où ses yeux désespérés n’avaient même plus distingué la tache d’or qu’il faisait dans l’atmosphère transparente… Et, chose bizarre, en elle, après toutes ces années écoulées, se réveillait un sourd écho de son chagrin de petite fille voyant son trésor lui échapper. Était-ce donc qu’elle entre voyait confusément tout à coup que, aux grands comme aux petits, de précieuses bulles d’or échappent sans retour, leur laissant l’infinie tristesse des rêves irréparablement enfuis…

Qu’avait donc dit Cécile, que les hommes causent avec les seules femmes qui leur plaisent ? Avec elle, il avait causé… Il lui avait témoigné, en l’écoutant, un intérêt qui semblait vrai… Ah ! qu’elle se sentait donc loin de lui, séparée de lui par tout ce qu’il savait, pensait, aimait, par tant de choses qu’il connaissait et qu’elle ne connaissait pas et ne connaîtrait peut-être jamais !… Pourquoi ne ressemblait-elle pas, même un peu, à cette belle Mme de Villerson, qu’on disait si bien faite pour le comprendre et le charmer…

Une voix à son oreille la fit tressaillir :

— Eh bien, Agnès, à quoi rêves-tu, si grave ?

C’était Cécile, très gaie, les prunelles brillantes sous l’action combinée du champagne et de la conversation. Agnès eut un frêle sourire.

— Je ne rêve pas, je réfléchis à mon insignifiance.

— Ton insignifiance ?… Mais tu n’es pas du tout insignifiante !… Qu’est-ce que cette lubie ? Est-ce que, par hasard, tu serais jalouse ?…

— Jalouse, moi ? Et de qui ?

Encore cette vision de Mme de Villerson qui lui traversait l’esprit et la secouait d’un sourd frémissement.

— Je ne sais… Des femmes modernes qu’admire si fort, quoiqu’il ne l’avoue pas, le sage Morère lui-même… Vois-tu, ma petite chérie, il faut en prendre notre parti, nous ne pourrons jamais être à leur hauteur aux yeux de tous ces écrivains ! Mais comme, par bonheur, le monde n’est pas uniquement composé d’écrivains, nous n’avons pas à envier autrement leurs fameuses femmes modernes, qui pourraient bien ne pas valoir grand’chose, toutes séduisantes qu’elles sont !… Ah ! voilà ces messieurs qui reviennent… Ils ont enfin achevé de fumer.

Ils rentraient en effet ; et comme ni les uns ni les autres n’avaient le goût du jeu, la commandante, qui ne comprenait point qu’on pût passer son temps à causer, s’empressa de dire à Agnès :

— Mon enfant, joue-nous donc un peu de musique !

Pauvre petite Agnès ! Les bonnes Mères du Sacré-Cœur lui avaient donné de nombreux enseignements pour la conduite de la vie, mais elles ne l’avaient guère armée pour sortir avec succès des difficultés de la musique. Aussi une irrésistible protestation jaillit-elle de son cœur même, aux paroles de sa mère :

— Oh ! maman, tu sais bien que je joue trop mal pour me faire entendre !

— Mais non, mais non, tu ne joues pas mal… M. Morère, si c’est lui qui t’intimide, ne s’attend pas à te voir un talent égal à celui des Parisiennes qu’il connaît. Va vite au piano. Il n’y a rien de si ridicule qu’une jeune fille qui se fait prier.

Agnès, à l’accent de sa mère, se sentit vaincue. Comment, d’ailleurs, se dérober, quand tous se mêlaient d’insister ? Non pas lui, cependant, qui, après un mot de politesse, se taisait, ayant sans doute pitié d’elle…, ni le docteur Paul non plus… La lutte était tellement impossible, qu’elle s’assit au piano, et un silence lourd s’abattit sur le salon, d’autant plus absolu que le commandant ayant émis une réflexion, sa femme lui avait lancé d’un ton courroucé :

— Mais, Charles, ta fille va jouer !

Oui, il fallait bien qu’elle jouât. Sa main tremblante frappa une première note, qui résonna à son oreille autant qu’un formidable bruit au milieu du recueillement général. Alors une émotion folle l’envahit, paralysant son humble talent, brouillant les notes sous ses yeux, précipitant ses doigts nerveux, ne lui laissant plus que le seul irrésistible désir d’en finir à n’importe quel prix. Et les uns sur les autres, les sons se précipitaient, éperdus, haletants, comme l’enfant elle-même, qui était blanche jusqu’aux lèvres quand elle se leva, ayant fébrilement jeté au hasard ses derniers accords.

Des applaudissements cependant y répondirent, la plupart très sincères, car le goût musical était tout le contraire de développé dans le petit cercle de Mme Vésale. Mais que faisait à Agnès cette banale approbation ? Lui, André Morère, ne pouvait pas s’illusionner comme les autres… Et quel jugement il devait porter sur elle ! Une anxiété lui serra le cœur à cette pensée, si forte que ses paupières s’alourdirent de larmes contenues, qu’elle refoula bravement. Mais pourtant le courage lui manquait pour se mêler à la conversation, même pour écouter Cécile, qui, sans nul embarras, campée au piano, chantait à l’aventure un duo d’opérette avec le lieutenant, pourvu d’une voix aussi sonore que son talent était inexpérimenté… Pas plus, elle ne remarquait le regard sérieux du docteur Paul, attaché sur elle qui demeurait assise un peu à l’écart, dans l’embrasure de la fenêtre ouverte, le souffle de la nuit soulevant de petits cheveux autour de son jeune visage pâli, les yeux sans cesse attirés vers la pendule, dont les aiguilles lui semblaient avancer avec une rapidité dévorante… Près de dix heures et demie déjà !… A peine une demi-heure, André Morère avait encore à passer à Beaumont, chez le commandant…

Mais était-ce possible ? Un mouvement s’était opéré dans les groupes, parce que la commandante faisait offrir des sirops, et voici qu’il venait la chercher dans sa solitude, avec ce regard d’ami qu’elle trouvait si bon de sentir tomber sur elle…

— Mademoiselle Agnès, je vais, je crois, vous paraître bien indiscret… Mais ne pensez-vous pas que vous abusez un peu du droit d’être absente, de vous dérober à ceux qui vous entourent ?

Avec son habituelle simplicité, elle dit, secouant un peu la tête :

— Je n’étais pas absente… J’étais bien ici, honteuse d’avoir si mal joué… Mais il faut m’excuser, j’avais tellement peur !…

— Étions-nous donc si effrayants ?

Aussi sincères que sa pensée, ses lèvres avouèrent avant qu’elle les eût closes, par un effort de volonté :

— Les autres, non… Mais vous, oui !

Il eut pour elle un chaud sourire qui l’enveloppa comme un souffle apaisant :

— Si vous saviez quelle parfaite nullité j’ai toujours été devant un piano, vous ne me feriez certes pas l’honneur immérité de me considérer comme un juge redoutable… D’ailleurs, je vous assure que vous êtes beaucoup trop sévère pour vous-même, probablement parce que vous êtes de l’élite qui voit toujours un « mieux » à atteindre ! Mais, pour ma part, je suis désolé de vous avoir été une semblable cause d’émotion. Je sais si bien, par expérience, ce que sont ces terreurs paniques qui saisissent quand on se sent écouté et qui font perdre toute possession de soi-même… J’ai ainsi le souvenir désastreux de l’une de mes premières conférences… Maintenant je suis aguerri… Soyez bien sûre que vous vous aguerrirez aussi.

Il lui parlait d’un ton si délicatement amical, si encourageant avec le même bon sourire, que sa détresse s’engourdissait à l’entendre. Et puis elle le retrouvait tel que jusqu’alors elle l’avait vu à ses côtés ! Elle oubliait le brillant causeur, le penseur, l’écrivain qui étaient en lui et dont elle avait eu la révélation pendant le dîner… De nouveau, il lui redisait tout son plaisir d’avoir été guidé par elle dans sa visite à la cathédrale qui lui laissait un souvenir enthousiaste, et il se plaisait à en rechercher, avec elle, les merveilles, qu’elle l’avait si fort aidé à bien pénétrer, ajoutait-il avec une sincérité bien plus absolue qu’elle ne l’eût jamais supposé.

Et tout bas, elle se prenait à faire inconsciemment le souhait irréalisable qu’il demeurât longtemps auprès d’elle, occupé d’elle, la tenant sous l’éclair pensif de son regard. Elle ne voulait plus songer que les minutes passaient, que l’heure allait sonner où il devrait partir pour ne revenir peut-être jamais dans l’intimité de leur demeure…

Et déjà cette heure était arrivée. Le commandant approchait, disant :

— Mon cher ami, si vraiment vous ne voulez pas accepter notre hospitalité cette nuit, il est malheureusement l’heure que nous nous mettions en route vers la gare, afin de ne pas manquer votre train.

— Merci de me le rappeler. Il faut absolument que je sois demain matin à Paris.

Les lèvres d’Agnès eurent un frémissement. Allons, c’était bien fini !… Il partait… Alors elle s’aperçut que, jusqu’à la dernière minute, elle avait espéré contre toute vraisemblance qu’il consentirait à rester. Que lui avait-il donc fait, cet étranger, pour lui rendre sa présence ainsi précieuse, pour qu’elle éprouvât ce chagrin parce qu’il s’éloignait ?…

Avec son aisance d’homme du monde, il prenait congé de tous les hôtes de Mme Vésale, un peu en hâte, parce que le commandant le pressait à cause de l’heure avancée. Il s’inclinait devant Mme Vésale, la remerciant de son accueil en quelques paroles qui la remplirent de plaisir ; puis il s’arrêta devant Agnès, lui disant, à elle aussi, merci… Merci de quoi ? De l’avoir rendue bien heureuse durant quelques heures ?… Et comme elle lui avait tendu la main, respectueux, il se pencha très bas et l’effleura de ses lèvres, faisant ainsi monter une fugitive lueur rose au blanc petit visage.

— Allons, Morère, partons ! appelait le commandant. Nous serons en retard…

Il répéta :

— Partons !…

Il eut un dernier salut… Et la portière du salon retomba derrière lui. Agnès entendit décroître le bruit de son pas… Puis, lourdement, retomba la grand’porte qui se refermait. Il n’était plus là…

....... .......... ...

Une demi-heure plus tard, le train l’emportait vers Paris.

Ah ! il pouvait, André Morère, parler de la faiblesse et de l’inconséquence humaines. Qu’était-il, lui qui avait de la vie une conception si haute et comprenait si bien le devoir de la faire moralement belle ? Un homme plus intelligent que la plupart, il est vrai, mais autant que les autres pétri de passion, faible devant la toute-puissance de la femme aimée.

Est-ce qu’à cette heure, dans le wagon qui le ramenait vers Paris, il n’était pas dominé tout entier par l’idée qui allumait une fièvre dans son être nerveux, qu’il la verrait le lendemain, Elle ? Est-ce qu’il n’avait pas déjà soif de sa présence, la désirant comme un altéré soupire après la source d’eau vive ?… Est-ce qu’il ne tressaillait pas d’une impatience douloureuse à la seule vision d’elle flottante en lui, à la seule pensée de la visite qu’il lui ferait, de leur causerie, des mots qui tomberaient des lèvres tentatrices, pareilles à un fruit savoureux au parfum grisant…

Ainsi qu’on rejette en arrière un vêtement inutile, il laissait fuir de son cerveau le souvenir des heures qu’il venait de passer loin de la ville où elle était, oubliant le milieu provincial qui avait distrait son esprit d’analyste, oubliant même la candide petite vierge dont l’âme l’avait charmé.

Il ne soupçonnait guère qu’à cette même heure, l’enfant, sa prière du soir terminée, demeurait agenouillée, le visage dans ses mains, les prunelles obscurcies par une buée de larmes, tandis qu’elle revoyait comme un songe très doux, irrémédiablement fini, leur lente visite dans la cathédrale.

Et pas plus, il ne soupçonnait que le docteur Paul, retiré dans son cabinet de travail, l’arpentait d’un pas machinal, se répétant qu’il était fou d’espérer attirer à lui une chère petite fille qui paraissait tout juste remarquer son existence…

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