Rêve blanc
IV
Sous l’ombrage des grands arbres du Cours, le tout Beaumont, en ses atours du dimanche, était réuni autour du kiosque, où l’harmonie municipale s’évertuait à rendre les beautés d’une suite d’airs variés sur Faust. Le commun des mortels, c’est-à-dire la petite bourgeoisie et le menu peuple, écoutait debout, massé derrière les haies de l’enceinte réservée, applaudissant avec chaleur les musiciens, que leurs accords fussent ou non tombés d’aplomb. Mais la « société » de Beaumont, confortablement assise en cercles sympathiques, se montrait plus sévère et témoignait une indulgence dédaigneuse pour les efforts, — assez peu récompensés d’ailleurs, — de l’orchestre qu’elle n’écoutait guère.
On causait beaucoup dans les différents groupes formés par les divers clans de la ville, qui s’examinaient les uns les autres, se jugeant avec une bienveillance discutable. Mais la plupart de ces groupes étaient tout féminins, car les « messieurs » de Beaumont avaient pour habitude d’arpenter les allées du boulevard durant la musique, tout en devisant sur les affaires de la ville, voire même sur celles de leurs concitoyens, échangeant de plus, à l’occasion, leurs réflexions sur les femmes présentes. Mais c’était surtout l’élément militaire qui se permettait, avec le plus de désinvolture, d’apprécier les dames de Beaumont, lesquelles ne lui en voulaient pas d’ailleurs, et voyaient, sans nul ennui, la note claire des uniformes jetée dans la monotonie du costume des civils.
Autour de Mme Vésale, l’une des personnes les mieux posées de la ville, s’étaient assises quelques-unes de ses amies : l’excellente Mme Darcel, femme du docteur, l’optimisme incarné en une ronde petite créature, aux joues vermeilles sous des papillotes grises, cernant les tempes ; Cécile Auclerc, un peu assombrie par l’absence d’Agnès, et surtout par celle de son mari, retenu par un camarade ; la femme du colonel Télart, une estimable dame d’intelligence moyenne et de curiosité supérieure, suivant toujours sa mère, vieille dame qui ne sortait de son silence que pour s’écrier, enchantée, que les musiciens « jouaient comme des anges » ; enfin Mme Salbrice, la femme du conseiller à la cour, tenue dans Beaumont pour un esprit transcendant, mais redoutée pour son humeur mordante, sa critique aisée, sa façon de donner son avis sans qu’on le lui demandât, dans la conviction de sa compétence universelle. Elle et la commandante ne s’entendaient pas toujours très bien, étant également d’humeur autoritaire ; mais, en apparence, elles étaient fort aimables l’une pour l’autre. Et ce fut avec le plus agréable sourire que Mme Salbrice demanda :
— Eh bien, elle aura donc lieu, cette fameuse conférence ? Souhaitons de ne pas dire après l’avoir écoutée : « Beaucoup de bruit pour rien ! »
Les lèvres de la commandante se pincèrent légèrement, et d’un ton acidulé, elle répliqua :
— Mais, chère madame, pourquoi en serait-il ainsi, je vous prie ? Je connais, moi, ce jeune homme ; et je puis vous certifier que c’est un véritable orateur, un homme de beaucoup d’esprit et de cœur que nous gagnerons tous à entendre !
— Pan ! marmotta entre ses lèvres Cécile, distraite par cette ombre d’escarmouche.
Puis tout haut, elle interrogea, assez indifférente :
— A quelle époque aurons-nous cette conférence ?
— Mais dans quelques semaines, en même temps que l’exposition d’horticulture. Mon mari s’est arrangé avec nos autorités, et a servi d’intermédiaire entre elles et M. Morère. Il fera sa conférence dans la salle des Concerts, à quatre heures.
— Ce sera parfait ainsi ! approuva Mme Darcel. Mon fils Paul pensait, en effet, qu’il ne parlerait pas au théâtre, mais plutôt dans la rotonde de la place Boutteville… Et c’est au cher commandant que nous devons la bonne fortune de voir venir ce M. Morère, qui est tout à fait célèbre comme conférencier ? Mon fils Paul me le disait encore ces jours-ci… Mais comment le commandant a-t-il pu l’amener dans notre petite ville ?
Mme Vésale, charmée de voir son importance reconnue, fit d’un ton détaché :
— Son père était un ami du commandant, et il s’est mis tout de suite à la disposition de mon mari, quand celui-ci lui a demandé de venir se faire entendre à Beaumont… C’était après que nous avions pu juger de sa très haute valeur chez la marquise de Bitray.
— Peste ! ma chère amie, quelle belle connaissance vous avez là à Paris ! interrompit Mme Salbrice. Vous nous l’aviez toujours cachée… Mais, après tout, la marquise de Bitray, n’est-ce pas cette noble dame qui fait payer l’entrée de son hôtel à ceux qui veulent écouter les conférenciers qu’elle y invite ?
— Oui, quand le conférencier parle pour une bonne œuvre, riposta Mme Vésale.
L’excellente Mme Darcel intervint doucement selon sa coutume, quand elle apercevait un nuage à dissiper.
— Est-ce aussi en faveur d’une œuvre de bienfaisance que M. Morère fera son discours ? Mon fils Paul ne m’a pas renseignée à ce sujet.
— Mais, chère madame, je ne puis vous le dire au juste. M. Morère a prié mon mari de garder le silence sur ce point, voulant se conserver toute sa liberté encore quelques jours.
La commandante était forcément discrète. Elle eût été bien en peine, et pour cause, de dire quel serait le sujet choisi par André Morère. Elle ne fut pas autrement fâchée que l’on n’insistât pas sur ce point, et que Mme Darcel conclût très aimable :
— Ce sera sûrement fort intéressant… Et le commandant a eu là une excellente idée. Nous passerons, grâce à lui, une heure charmante !
— Espérons-le tout au moins, jeta Mme Salbrice avec un petit rire railleur. Les journalistes sont si forts pour se faire mousser les uns les autres ! L’Écho de Beaumont, en nous annonçant votre célèbre conférencier, a déjà publié sur son compte une biographie élogieuse à outrance. Il aurait dû y joindre un portrait du personnage. C’eût été complet ! Est-ce un beau garçon au moins, ce Morère ?
— Oui, est-il bien ? répéta en écho la colonelle. On aime toujours mieux, n’est-ce pas ? voir quelqu’un de bien plutôt que quelqu’un de mal !
Mme Vésale approuva avec indulgence :
— Évidemment. M. Morère a un peu plus d’une trentaine d’années. Il est plutôt grand, mince, distingué…
— Comment sont ses cheveux, ses yeux ? lança Cécile un peu maligne.
— Ma chère, les femmes de mon âge ne se préoccupent pas de pareilles bagatelles ! Interrogez sur ce sujet, s’il vous intéresse, Agnès ou le commandant.
Le rire mordant de Mme Salbrice résonna.
— Tiens, tiens… Elle le connaît aussi, le beau conférencier, la petite Agnès ! Est-elle aussi charmée de lui que ses parents ? Nous allons le lui demander tout à l’heure quand elle arrivera…
Mme Vésale, sans paraître avoir entendu, continua :
— Enfin, c’est absolument un homme du monde dans sa façon de s’habiller, de causer…
— Ah ! vous avez causé avec lui ? questionna la colonelle avec un vif intérêt.
Mme Vésale, sûre de produire son effet, dit négligemment :
— Après la conférence, nous avons été le voir dans les salons particuliers de la marquise de Bitray. Et il a été charmant, ce jour-là, de même qu’il l’a été quand mon mari lui a rendu visite chez lui et, en même temps, a présenté ses hommages à Mme Morère.
Toutes ces dames s’exclamèrent :
— Comment, il est marié ?
— Non…, non…, Mme Morère est sa mère… Une femme parfaite, qui a reçu Agnès de la façon la plus affectueuse ! Mon mari en a été touché, ainsi que de la courtoisie délicate de son fils envers notre Agnès.
— Qu’est-ce qu’Agnès allait bien faire chez ce monsieur ? interrogea Mme Salbrice, railleuse. Est-ce qu’elle le suppliait aussi de venir faire une conférence pour l’édification des mécréants de Beaumont ?
— Chère amie, croyez que le commandant n’a nullement supplié M. Morère, et n’avait pas besoin de le faire. Non, Agnès n’allait pas supplier (elle appuya sur le mot) M. Morère de venir à Beaumont… Elle allait voir sa mère, qui avait manifesté le désir de la connaître…
— Est-il bien logé, ce monsieur ? jeta fort à propos la colonelle, évitant ainsi une prompte riposte à Mme Salbrice.
— Oh ! à merveille ! Il a de la fortune… Il habite avec sa mère un très joli hôtel à Auteuil, entouré d’un jardin, et Agnès en a rapporté des roses ravissantes.
— Une perle enfin que votre Morère ! conclut Mme Salbrice. Eh ! eh ! je comprends que vous cultiviez sa connaissance… S’il est beau, riche, jeune, pénétré des idées chères au commandant, savez-vous, chère madame, qu’il serait un mari accompli pour Agnès !
Mme Vésale dressa la tête, franchement courroucée. Elle aimait assez à se mêler des affaires des autres ; mais il lui déplaisait fort qu’on se mêlât des siennes ; et, vertement, elle répliqua, la voix brève :
— Dieu merci ! nous n’en sommes pas réduits à la triste nécessité de faire la chasse au mari, et de donner notre fille au premier Parisien venu, fût-il célèbre !
Ici, il y eut un léger silence, durant lequel s’entendirent, très sonores, les furieux accords des musiciens aux prises avec la Chevauchée des Walkyries. La vieille mère de la colonelle le rompit à propos, en s’écriant à la vue d’une grosse jeune femme qui passait en robe de soie :
— Oh ! regardez… N’est-ce pas la femme de Poquel, l’épicier de la rue du Centre ?… Vraiment, aujourd’hui, ces petites boutiquières ne doutent plus de rien ! Elles sont d’une élégance !
Toutes ces dames regardèrent et, d’un œil clairvoyant, détaillèrent la toilette de la trop pimpante épicière, qui, ignorante de son méfait, marchait, solennelle comme une châsse, auprès de son mari en gants jaune blé, suivie d’une nourrice qui voiturait leur héritier.
Puis elles se répandirent en phrases convaincues sur les inconvénients de la confusion, chaque jour plus accentuée, des diverses classes de la société ; confusion à laquelle ne contribuaient point les habitants de Beaumont. Pour leur part, ils pratiquaient l’usage des lignes de démarcation infranchissables ; la noblesse demeurant soigneusement à l’écart de la bourgeoisie ; l’élément civil ne frayant point avec l’élément militaire, et surtout avec le monde des commerçants, à moins que ceux-ci ne fussent de richesse notoire, ce qui, naturellement, leur ouvrait toutes les portes.
Mme Salbrice eut à ce propos quelques mots à l’emporte-pièce ; puis la conversation, ayant encore dévié, s’égara vers de nouveaux sujets, à savoir : les faits divers racontés dans les journaux de Paris, les nouvelles de Beaumont, morts, naissances, mariages en perspective ou accomplis, prix exorbitant des primeurs ; succès incontestable, — quoi que prétendissent les libres penseurs, — des sermons du P. Sidoine, au mois de Marie.
Mais, ici, un jeune officier ayant passé, — de très haute mine sous son dolman bleu clair, — Mme Salbrice déclara que ce M. de… avait une conduite déplorable ! Elle le savait pertinemment (c’était son mot). Et comme tout le groupe féminin tendait l’oreille avec curiosité, Mme Salbrice voulut bien confier à ses « amies » l’aventure tout simplement « scandaleuse » dont M. de… avait été le héros, ainsi que le lui avait raconté une personne autorisée ; ce qui eut pour effet d’amener des exclamations de vertueuse indignation de la part de la commandante, en particulier. Cécile, seule, prit bravement la défense du jeune chasseur, camarade de son mari, au risque de s’attirer les foudres de Mme Salbrice. Mais elle interrompit son plaidoyer en voyant apparaître le lieutenant en compagnie du docteur Paul.
— Ah ! enfin ! dit-elle, essayant de prendre un air fâché. — Mais ses yeux ravis parlaient malgré elle. — C’est gentil, Édouard, de me laisser ainsi ! Monsieur Paul, il est bien heureux que vous me le rameniez, sans quoi, il m’aurait abandonnée toute l’après-midi !
— C’est que je te savais en trop bonne compagnie pour t’ennuyer de moi ! fit le lieutenant très aimable, s’asseyant auprès d’elle. Et puis tu écoutais la musique.
— Elle est, en effet, délicieuse à écouter… Juges-en !
Et Cécile éclata de rire, voyant son mari froncer les sourcils au bruit aigrelet d’une polka, jouée par les seize clarinettes municipales.
— Monsieur Paul, cette harmonie vous fait fuir ?… Vous ne restez pas ? ajouta-t-elle, voyant que le jeune homme demeurait debout, contemplant le groupe des dames d’un œil peu ravi. Ne vous sauvez pas si vite. Le concert va finir. Nous attendons Agnès et nous partirons avec elle.
— Mlle Vésale va venir ? interrogea-t-il ; et il prit une chaise.
La commandante expliqua, très gracieuse :
— Elle est allée avec son père voir les premiers préparatifs de l’Exposition d’horticulture. Elle ne peut tarder maintenant.
Le docteur s’inclina et dit de sa voix un peu rude :
— Je crois que cette Exposition sera fort agréable. Elle coïncidera, paraît-il, avec la conférence d’André Morère. Nous allons donc entendre à Beaumont la bonne parole ! Car j’aime à croire que M. Morère traitera son public de Beaumont comme il a traité les étudiants, et non comme ses lecteurs et spectateurs parisiens, réservant à ceux-ci le piment.
La commandante regarda le jeune homme, cherchant à le comprendre. Elle qui lisait tout juste l’Écho de Beaumont et les Annales des Missions n’avait pas la moindre idée du bagage littéraire d’André Morère, dont elle ignorait même le nom avant la fameuse conférence ; et, à tout hasard, elle répliqua doctement :
— M. Morère ne dira, soyez-en sûr, que d’excellentes choses, ainsi qu’il en a dit chez la marquise de Bitray… D’ailleurs, mon mari aura l’occasion d’aborder cette question avec lui, puisque nous attendons sa visite… C’est un homme très sérieux, d’une grande hauteur de pensée et de sentiment ! Le commandant l’apprécie beaucoup.
M. Paul eut un geste vague — doute ou approbation, — tandis que Mme Salbrice s’exclamait :
— Eh ! docteur, prenez garde ! Ne touchez pas à la reine !… Ah ! voilà notre petite Agnès… Je suis curieuse de savoir son opinion sur l’illustre Morère !
Agnès arrivait, en effet, toute fraîche dans sa robe de batiste à fines raies bleu pâle et blanches, marchant entre son père et le vieux M. Detreilles, une des gloires de Beaumont, tant il promenait alertement ses quatre-vingts ans partout où il trouvait quelque chose à voir. Pour l’instant, il était ravi de la seule perspective de l’Exposition d’horticulture et se mit à en raconter les merveilles futures, tout en s’excusant d’en avoir si longuement entretenu Mlle Agnès, au risque de l’ennuyer.
— Mais ne croyez pas cela, protesta-t-elle tout de suite avec son limpide sourire, j’aime trop les fleurs pour me lasser jamais d’en entendre parler !
— C’est trop juste. Cette petite affectionne ses sœurs… Rien de plus naturel ! déclara Mme Salbrice, qui avait une sympathie particulière pour la jeune fille. Et maintenant, faites-moi donc la grâce, Agnès, ma mie, de me dire comment votre jeune sagesse juge André Morère ?
Le blanc visage se rosa jusqu’à la racine des cheveux, ce qui fit passer une ombre sur les traits sévères du docteur Paul. Et un imperceptible frémissement tremblait dans sa voix quand elle répondit, très simple :
— Je suis trop ignorante pour me permettre de donner mon opinion sur M. Morère. Mais j’ai trouvé sa conférence trop courte !
— Tiens…, tiens…, voyez-vous cela !… un vrai charmeur alors qu’André Morère ! Mesdames, méfions-nous.
Là-dessus, le commandant, sans remarquer les signes de sa femme, les sourcils froncés du docteur, la mine un peu assombrie de Mme Darcel, recommença son éternel dithyrambe en l’honneur d’André Morère. Toutes les dames répétèrent les phrases déjà faites sur lui, tandis qu’Agnès répondait aux questions de « mon fils Paul » sur l’Exposition d’horticulture ; et la conversation aurait pu se poursuivre longtemps ainsi, avec la même parfaite monotonie, si l’harmonie municipale n’avait enfin clos son concert par une suite d’accords retentissants… Il y eut alors échange de saluts, de paroles aimables, de sourires à l’avenant, et le groupe sympathique se dispersa lentement, le docteur Paul accompagnant sa mère, après s’être incliné très bas devant la petite Agnès.
Celle-ci revenait au logis, marchant devant sa mère, auprès de Cécile, sans s’apercevoir que son amie l’observait ; et elle tressaillit quand la jeune femme, à brûle-pourpoint, lui demanda :
— Qu’est-ce que tu as, Agnès ?
— Ce que j’ai ?… mais rien…
Elle levait, étonnée, vers Mme Auclerc ses yeux où, cependant, flottait peut-être le reflet d’un rêve.
— Si ! tu as quelque chose… Tu as un air de jeune fille qui songe à son amoureux.
— Oh ! Cécile ! fit Agnès, scandalisée, les joues tout de suite brûlantes.
— Allons, petite fille, ne rougissez pas pour cela… Il est vrai que les couleurs vous vont très bien. Depuis quelque temps, tu es jolie comme un Amour… J’ai presque envie de dire comme une petite fiancée !
— Cécile, je t’en prie…
— Alors tu ne veux rien me dire ?
D’une voix plus lente, Agnès fit :
— Mais je n’ai rien à te dire…
— Ah ! vilaine mystérieuse ! Tu crois donc que je ne m’aperçois pas de la conquête que tu as faite !
— Une conquête ? Moi !!!
— Voyons, Agnès, il est impossible que tu ne te sois pas aperçue que tu étais en train d’apprivoiser tout à fait « mon fils Paul » ?
— Je l’apprivoise ! répéta-t-elle, saisie ; et dans sa surprise, il y avait une déception.
— Dame !… ça m’en a tout l’air… J’imagine que ce n’est pas pour mes beaux yeux qu’il a daigné, tout à l’heure, s’asseoir parmi nous à la musique, lui qui déteste les papotages féminins, comme il dit.
— C’est justement pourquoi, Cécile, il ne peut faire attention à moi !
Quelle idée avait Cécile de l’entretenir de ce docteur Paul, dont elle se souciait autant que des vieilles neiges…
— Mais, petite Agnès, il n’a pas l’air de s’ennuyer du tout quand il t’écoute parler, et il cause avec toi comme avec aucune autre jeune fille à Beaumont !
Naïve, elle questionna :
— Alors, je ne suis donc pas trop ennuyeuse ?
— Mais pas trop ! répéta Cécile en riant. Quand tu consens à sortir de ta coquille, petite perle, personne ne s’en plaint !
Agnès ne répondit pas. Elle ne songeait pas au docteur Paul, mais à un autre qui, à Paris, avait paru très volontiers causer avec elle. Et une sensation de joie lui traversa le cœur… Hésitante, elle interrogea encore :
— Alors, vraiment, Cécile, tu crois que… même un homme sérieux…, bien supérieur aux autres…, peut faire un peu attention à moi ?
— Oui, je crois la chose possible ! répliqua Cécile, rieuse.
Agnès continuait de son même accent, les joues plus roses encore :
— Alors… quand on plaît à quelqu’un, ce quelqu’un-là vous écoute causer, vous regarde avec des yeux qui lisent en vous !…
— Justement… Ah ! la maligne enfant ! Comme elle sait reconnaître les symptômes significatifs… Tu as très bien deviné, Agnès. Les hommes animés de bonnes intentions au sujet des jeunes personnes telles que toi commencent par les regarder, par les écouter, puis leur parler, et pour finir…, ils les épousent !!!
— Tais-toi, Cécile, oh ! tais-toi !
Le mot jaillit de ses lèvres tellement pareil à un cri que son amie la regarda étonnée, et que la commandante gronda mécontente :
— Eh bien, qu’est-ce donc qui te prend, Agnès ?
— Elle proteste parce que je la taquine ! expliqua Cécile en hâte, pour détourner de son amie la semonce déjà toute prête dans le cerveau de la commandante.
Celle-ci, d’ailleurs, n’insista pas, et Cécile, sans crainte d’être entendue, put glisser à l’oreille d’Agnès une affectueuse question :
— Tu ne m’en veux pas ?…
— Oh ! non, pas du tout !
Et une telle lumière luisait dans les prunelles bleues, que Cécile partit sûre de n’avoir fait nulle peine à sa petite amie.
Ah ! non certes, Agnès n’en voulait pas à la jeune femme. Au contraire même, avec une bizarre impression de reconnaissance, elle songeait encore à ses paroles, un peu plus tard, quand sa mère lui ayant donné toute liberté, elle descendit dans le jardin dont la solitude l’attirait.
Lentement, le soleil s’effaçait derrière les cimes verdoyantes des arbres qui fermaient l’horizon. Un reflet rose emplissait l’infini clair à travers lequel se dressait la flèche ajourée de la cathédrale ; et ce même reflet charmant baignait les allées droites, poudrées de sable, les bordures de buis soigneusement taillées, les plates-bandes fleuries, distillant leurs parfums dans la brise chaude. Agnès s’assit à sa place favorite, dans le repli discret d’une allée d’où la vue s’allongeait loin vers les perspectives riantes des massifs ; et, n’ouvrant pas son livre, elle demeura doucement songeuse, son regard de petite vierge perdu dans le bleu mourant du ciel où flottait la forme neigeuse d’un frêle nuage.
— Ah ! qu’il fait bon ! murmura-t-elle.
Vraiment, jamais comme cette année elle n’avait joui du renouveau, de ce rayonnement qu’il épandait sur toute chose, et qui semblait avoir pénétré en elle-même pour illuminer un rêve mystérieux et tout blanc qu’elle n’eût pu préciser, qu’elle ne s’avouait pas, mais qui lui faisait l’âme divinement légère, joyeuse, ouverte à toutes les tendresses… Jamais elle n’avait trouvé plus belles les nuits de mai, dont elle pouvait contempler la splendeur paisible quand elle sortait chaque soir pour aller, avec sa mère, assister à l’office du mois de Marie. Oh ! cette cérémonie quotidienne, comme elle en aimait le retour !… Tandis que sa mère causait avec des amies, elle marchait, la pensée errante, les yeux attirés par les profondeurs bleues du ciel obscurci ; sentant, avec toutes les fibres de son être jeune, la poésie de ces nuits tièdes où flambaient d’innombrables étoiles ; prenant un plaisir d’enfant à voir une blanche clarté de lune monter peu à peu derrière les sombres masses des maisons, alors dessinées d’un trait plus net ; derrière les cimes onduleuses des arbres, dont les têtes feuillues dominaient les murs des jardins bien clos.
A aucune époque de sa vie, non plus, même dans ses moments de plus grande ferveur religieuse, il ne lui avait paru aussi facile d’être douce et bonne, docile à obéir aux ordres multiples de sa mère. A aucune époque, elle n’avait été plus ardemment pieuse. Durant l’office, de toute son âme, elle priait afin que tous fussent heureux, comme elle l’était elle-même. Elle priait pour les êtres qui lui étaient chers, pour ceux qui goûtaient aux joies humaines ; et, plus longuement encore, pour les autres auxquels la vie était lourde et cruelle. Et, songeant à ceux-là, elle priait pour l’étranger qui, à Paris, venait de lui apprendre à aimer les créatures humaines, non plus seulement d’une affection lointaine, par devoir, pour obéir au précepte divin, mais à les aimer avec une pitié sincère, frémissante et chaude, à leur donner vraiment quelque chose d’elle-même dans son aumône.
Elle priait pour lui sans démêler qu’elle trouvait une douceur à le nommer devant Dieu ; sans s’apercevoir aussi qu’il était singulièrement entré dans sa vie.
Comment l’eût-elle oublié ? A tout instant, elle entendait parler de lui. Quand, l’office terminé, elle sortait de la cathédrale, un peu grisée d’odeurs d’encens, et revenait aux côtés de sa mère et de quelques amies de celle-ci, elle entendait inévitablement tomber d’une bouche ou d’une autre le nom de cet André Morère, dont la venue prochaine occupait si fort les habitants de Beaumont.
— Il ne tardera pas à arriver… Vous verrez, c’est un homme charmant…, et de tant de valeur ! si bien pensant !
Et la conversation s’élevait ainsi, sans cesse ramenée vers le même sujet, troublant le calme des rues désertes, jetant à toute minute, à l’oreille d’Agnès, un nom qu’elle n’eût pas oublié, quand même nul ne l’aurait prononcé devant elle…
Combien il avait été aimable et bon pour elle, humble petite fille, cet étranger qui était célèbre et que tous reconnaissaient un homme supérieur !
Voici que maintenant, dans le silence du jardin où montaient les brumes bleues du crépuscule, elle égrenait de nouveau les souvenirs de son séjour à Paris, depuis l’après-midi où elle l’avait rencontré la première fois… D’abord le hall superbe où il allait parler, la foule élégante du public, et, plus belle qu’aucune des autres femmes présentes, une jeune femme blonde, habillée de gris, qui causait en riant, la main appuyée sur la pomme de Saxe de son ombrelle… Ensuite, c’était son entrée à lui…
Mais aujourd’hui, Agnès ne pouvait plus le revoir tel qu’il lui était apparu ce jour-là, très loin d’elle, de par son intelligence, sa célébrité, la souveraine autorité que son talent lui donnait sur le public… Maintenant, chose bizarre ! il était devenu pour elle presque un ami très indulgent, à qui elle ne redoutait point de laisser un peu pénétrer sa pensée.
En fermant les yeux pour mieux regarder dans son souvenir, elle le revoyait parlant à cette brillante société qui faisait un silence absolu pour suivre la haute envolée de son esprit. Elle l’entendait encore prononcer les mots qui venaient tomber dans son âme, à elle, toute frémissante de compassion, devant cette évocation des misères de la pauvre humanité. Elle entendait l’accent de sa voix chaude où vibrait parfois une sourde mélancolie…
Et cette voix charmeuse s’était élevée pour elle seule, la petite Agnès, durant cette soirée à l’Opéra, restée dans sa mémoire pareille à un plaisir de rêve que deux images pourtant troublaient un peu : André Morère dans la loge de Mme Villerson, penché vers la nuque dorée de la jeune femme, lui parlant de tout près… Et plus tard, lui encore, mettant, avec un soin délicat, la pelisse soyeuse sur les belles épaules nues dont le seul souvenir envoyait une flambée pourpre aux joues d’Agnès.
Et, même en cette minute où la vision fugitive l’effleurait, elle agita la tête d’un mouvement vif comme pour la chasser bien loin… Elle voulait se rappeler seulement leur première causerie le même soir…, et surtout, elle souhaitait revivre cette visite qu’elle avait faite chez sa mère, à lui, où le commandant l’avait conduite, afin de remplir sa promesse à la veuve d’un ami.
Mme Vésale, toute à ses courses, avait absolument refusé d’aller, comme elle le disait, perdre son temps en visite, jugeant beaucoup plus utile de poursuivre la série de ses achats ; et Agnès était partie seule avec son père pour Auteuil, où Mme Morère habitait un paisible petit hôtel ayant un air de maison de province, grâce au jardin très fleuri qui le séparait de la rue silencieuse, autant que les rues mêmes de Beaumont.
A l’avance, Agnès se sentait très intimidée à l’idée de faire cette nouvelle connaissance ; et son cœur battait vite dans sa poitrine, quand, guidée par un valet de chambre, elle avait, auprès de son père, traversé un vestibule meublé de vieux bahuts sculptés supportant des faïences bizarres ; de sièges pareils aux stalles du chœur de la cathédrale ; les murs tendus d’une tapisserie à grands ramages d’un ton doucement éteint…
Puis une portière avait été soulevée devant elle, et, dans un petit salon, meublé comme au siècle dernier, ouvrant sur le jardin, elle avait vu se lever, pour les recevoir, une vieille dame, mince et pâle, qui avait un air charmant d’aïeule sous ses cheveux blancs voilés de dentelle. Et tout de suite, Agnès s’était sentie rassurée et séduite par le sourire très doux des lèvres à peine rosées dans la pâleur ivoirine du visage, par le regard bienveillant des yeux gris, un peu mélancoliques, par le geste accueillant avec lequel la vieille dame lui avait tendu sa main fine, à peine ridée, tandis que le commandant présentait : « Ma fille ! »
Sans embarras aucun, vraiment, elle avait causé avec cette femme si aimable et si simple, qui avait le même son de voix que son fils, mais féminisé, moins vibrant, voilé même par instants, quand la conversation effleurait quelque souvenir du passé… Et, comme elle en était fière, de son fils, parlant de lui avec une joie attendrie, sans dissimuler qu’elle était heureuse de le voir jugé aussi favorablement par un vieil ami de son père ; racontant son caractère, ses goûts, ses habitudes, en menus détails qui étaient autant d’éloges, — oubliant le sourd regret qu’il lui donnait en écrivant parfois des livres et des pièces dont elle condamnait, de toutes ses forces, les hardiesses…
Et Agnès l’écoutait, tout ensemble surprise et charmée d’entrevoir quelque chose de la vie intime de cet homme que sa jeune pensée plaçait si haut. A entendre ainsi parler familièrement d’André Morère, elle se sentait rapprochée de lui, elle simple petite fille, et elle en éprouvait une sorte de plaisir singulier. Elle écoutait, les yeux arrêtés sur un portrait de lui, posé sur la cheminée devant elle ; un portrait si vivant que, par instants, elle croyait réellement sentir tomber sur elle le regard de ses yeux pénétrants faits pour lire dans les âmes. Il était représenté debout, les bras croisés sur sa poitrine, sa tête intelligente et nerveuse rejetée un peu en arrière, de ce mouvement dominateur qu’il avait quand il parlait…
Et c’était de cet homme, si puissant sur la pensée de ses contemporains, que la vieille dame, aux manières de marquise, disait au commandant, un sourire attendri flottant sur ses lèvres fanées :
— Vous ne pouvez vous imaginer ce qu’il est attentif pour moi ! Sachant combien il est recherché, occupé, absorbé par ses travaux, par ses amis, par le monde, je lui suis reconnaissante de ne pas négliger sa vieille mère, de ne pas lui échapper complètement ! Bien entendu, il a un pied-à-terre à Paris, car il lui serait trop incommode de rentrer toujours ici, où nous sommes bien loin du centre. Mais, régulièrement, chaque jour, j’ai sa visite, une vraie visite ! pour moi seule ! Je l’attends même d’un moment à l’autre… Sachant que je vous espérais, il m’a dit qu’il serait ici à l’heure que vous m’aviez indiquée, car il tenait à présenter ses hommages à mademoiselle et à vous parler, commandant.
Comme en cette minute Agnès revoyait nettement la vieille dame disant ces choses de sa voix fine, tout en caressant d’un geste distrait son anneau nuptial ! Et il lui semblait l’entendre répondre à une réflexion du commandant :
— Oui, certes, c’est mon désir de voir mon fils marié… Et cependant je n’ose le presser… Dans le milieu très parisien où il vit, il rencontrerait si difficilement la belle-fille de mes rêves… C’est que j’ai grandi en province ; j’y ai longtemps vécu par suite de la carrière de mon mari, et je ne puis m’habituer au genre de la plupart des jeunes Parisiennes. Ce qui me rassure un peu, c’est qu’André sait à merveille reconnaître les vraies jeunes filles et leur rendre hommage. J’ai été heureuse de le constater, quand il m’a parlé de votre fille, commandant.
Oh ! ces phrases, combien elles étaient demeurées gravées dans la mémoire d’Agnès, dont les joues se rosaient à leur souvenir comme elles s’étaient rosées dans le petit salon tendu de vieille soie à bouquets !
Et à ce moment même, lui, André Morère, était entré, la saluant avec une courtoisie d’homme du monde, qui était pour elle une révélation ; témoignant à sa mère une sollicitude affectueuse, et se mettant, avec une bonne grâce entière, à la disposition du commandant pour prendre avec lui des arrangements au sujet de la fameuse conférence de Beaumont. Mme Morère, alors, avait offert à Agnès de venir, pendant que les hommes causaient, visiter son petit jardin… Un jardin charmant, dessiné et fleuri pour un goût d’artiste, et qui avait paru délicieux à Agnès, au moment surtout où son père et André Morère les y avaient rejointes…
Et alors voici que lui était venu se placer auprès d’elle, pour lui faire, disait-il, connaître leur modeste domaine… Tout en suivant les allées blondes de sable, il s’était pris à causer avec elle, ainsi qu’à l’Opéra, lui reparlant même de ce Roméo et de cette Juliette dont l’histoire la troublait toujours un peu, si bien que, par scrupule de conscience, elle n’osait trop se permettre d’y penser… Puis il l’avait interrogée sur les impressions de son séjour à Paris, l’étonnant par la rapidité avec laquelle il pénétrait sa pensée, presque avant qu’elle l’eût exprimée, et démêlait les idées, même confuses, qu’éveillaient en elle les gens et les choses. Il l’avait fait parler de son couvent, des amies qu’elle y avait eues, des livres qu’elle avait lus, voulant savoir pourquoi les uns et les autres l’attiraient ou lui déplaisaient ; provoquant ses récits d’un mot discret, mais sûr, l’écoutant avec une attention dont elle était confuse et heureuse. — N’était-elle pas incapable, la petite Agnès, de démêler que sa pensée et son âme immaculées étaient un régal sans prix pour un insatiable observateur tel qu’André Morère…
Maintenant quand elle repensait, — comme en ce moment, — à leur conversation, elle se demandait comment elle avait osé causer aussi familièrement avec cet inconnu, lui ouvrir avec une pareille spontanéité joyeuse l’intimité de son être moral dont elle était si jalouse… Peut-être qu’il l’avait trouvée très hardie, mal élevée, autant que ces jeunes filles de Paris que sa mère blâmait ?… Mais non pourtant, elle ne pouvait croire cela ! S’il avait eu d’elle une semblable idée, il se serait montré autre. Il n’aurait pas longuement causé avec elle, l’enveloppant d’un sourire d’ami, de ce regard qu’elle avait plusieurs fois rencontré et qu’elle ne pouvait oublier.
Et Cécile venait de lui dire que les hommes étaient ainsi quand…
Elle n’acheva pas. Ses lèvres n’osaient répéter les dernières paroles de la jeune femme. Mais elles éveillaient dans son cœur de dix-huit ans une musique divine dont elle entendait l’écho à travers le murmure caressant de son jeune rêve…