Rêve blanc
III
Si le commandant avait été ravi, à peu de frais, de sa conversation avec André Morère chez la marquise de Bitray, il le fut bien davantage encore de la visite qu’il fit le lendemain au jeune homme. Poursuivant une idée germée soudainement dans son cerveau à la suite de la conférence, il était allé lui demander de vouloir bien venir à Beaumont, — dont il était une des autorités, — afin d’y répandre davantage encore la bonne parole. Certes, ses concitoyens la connaissaient ; mais en fin de compte, ils ne pourraient jamais que gagner à l’entendre hautement commenter par un orateur tel qu’André Morère.
Et le jeune homme n’avait pas repoussé la proposition, tout en faisant certaines réserves. Il avait écouté, avec une bonne grâce parfaite, les appréciations de son interlocuteur sur la nouvelle génération, sur les progrès de l’anarchie, conséquence fatale de la déplorable éducation donnée à la jeunesse des classes pauvres ; sur l’action démoralisatrice exercée par les écrivains dans les hautes classes…
D’où nécessité de réagir…, etc., etc.
Tous deux, sur bien des points, étaient tombés d’accord, cherchant au mal des remèdes à l’efficacité desquels le commandant croyait avec tout l’optimisme de son honnête nature, — le commandant seul… Et, finalement, André Morère l’avait, comme il le désirait, conduit auprès de sa mère, à qui M. Vésale souhaitait présenter ses hommages ainsi qu’à la veuve d’un vieux compagnon d’armes.
C’est en déjeunant que le commandant faisait ce récit, tout rempli d’aise encore au seul souvenir de sa visite, écouté à demi par Mme Vésale, toujours absorbée par l’idée de ses courses, et très attentivement par Agnès, silencieuse toutefois par un reste d’habitude de sa petite enfance, où elle n’avait pas permission d’élever la voix à table ni de questionner son père ni sa mère.
— C’est une femme charmante que Mme Morère ! expliquait le commandant, tout en dévorant allégrement sa côtelette, tout à fait bien…, de visage et de manières !
Les lèvres de Mme Vésale se plissèrent un peu.
— Toujours enthousiaste, Charles ! Enfin c’est entendu, Mme Morère est une merveille, comme son fils !
— Allons, allons, Sophie, ne t’irrite pas. Mme Morère a les cheveux tout blancs !… Une vraie douairière, très douce, très calme et très grande dame, malgré sa simplicité… Elle porte toujours le deuil de son mari… Et pourtant il y a des années qu’elle est veuve ! Elle avait les larmes aux yeux en parlant de lui, pendant que nous réveillions ensemble les vieux souvenirs… Elle m’a exprimé le désir de renouveler connaissance avec toi, Sophie.
— Elle est bien aimable. Mais ce ne sera toujours pas pendant notre séjour actuel à Paris… Je n’ai pas plus le temps de faire des visites que celui d’en recevoir. Je suis accablée de courses… Il me faut encore retourner au Bon Marché pour les rideaux que j’ai achetés et que l’on ne m’envoie pas. Les administrateurs de ces magasins sont incroyables ! Ils n’ont pas l’air de se douter que leurs clients ont autre chose à faire que de réclamer les achats non livrés !
La commandante commettait-elle un jugement téméraire ?… Toujours est-il qu’elle fut interrompue dans l’expression de son mécontentement par l’entrée de la femme de chambre qui apportait les fameux rideaux, cause de son irritation. De nouveau, elle gronda pourtant :
— Ah ! comme ils arrivent bien !… Juste au milieu du déjeuner ! Il faut maintenant que j’aille voir s’il n’y a pas d’erreur !…
Et la commandante, se levant très nerveuse, disparut dans la pièce voisine. Son mari eut un discret soupir d’allégement, et, bien vite revenu à son sujet favori pour l’heure, il reprit :
— Mme Morère m’a demandé, Agnès, si j’avais des enfants. Je lui ai dit que j’étais père d’une jeune personne pas trop mal tournée, ma foi !
Et doucement, il caressa la joue d’Agnès.
— Alors, elle m’a bien vite témoigné le désir de connaître cette jeune fille accomplie…
— Oh ! père…
— Eh bien, mademoiselle, ne trouvez-vous pas que vous méritez d’être appelée une jeune fille accomplie ? Je le regrette de tout mon vieux cœur alors… Enfin, tant pis, j’ai promis à Mme Morère de te présenter à elle… Nous irons tous les deux la voir, Agnès, si ta mère tient à demeurer la proie des magasins… D’ailleurs, il faut que je m’entende avec son fils pour savoir à quelle époque il pense pouvoir venir à Beaumont. Ça va-t-il, Agnès ? Un sourire aux lèvres, elle dit gaiement :
— Cela va, père.
Une ondée de sang avait rosé sa peau délicate. Elle rougissait ainsi à la moindre impression, mais elle eût, pour le moment, été bien en peine de dire pourquoi cette flamme lui était montée au visage ; peut-être parce qu’elle éprouvait un plaisir inconscient à l’idée de connaître la maison de celui dont la parole était vivante encore dans son souvenir…
Le commandant continuait :
— J’ai encore une autre proposition à te faire, petite Agnès… Tout à l’heure, comme je rentrais à l’hôtel, je me suis trouvé devant l’Opéra, et l’idée m’est venue que, peut-être, ma fillette ne serait pas fâchée d’y passer sa soirée… Hein, Agnès, qu’en dis-tu ?
— Je dis, père, que tu as eu une pensée délicieuse. Mais maman ?…
— Eh, bien…, quoi, ta mère ?… Elle ne peut pas trouver mauvais que tu ailles écouter de la musique. Que diable, tu es sortie du couvent, et je t’assure, ma petite fille, que tu peux sans scrupule aller au spectacle…
— Qui parle de spectacle ? fit la commandante qui rentrait, vérifiant les notes qu’elle venait de recevoir.
— Moi !… Je vous offre à toutes les deux une soirée à l’Opéra.
— Charles ! tu ne penses pas à conduire Agnès au théâtre ?
— Eh ! pourquoi pas ?
— Mais parce que ce n’est pas un lieu convenable pour une jeune fille !
Le commandant se prit à mordiller sa moustache, signe de grande impatience chez lui.
— Ah çà, Sophie, tu déraisonnes… Si tu trouves qu’une fille de dix-huit ans, bonne à marier, ne peut pas aller entendre un opéra sous peine d’être compromise, il n’y a qu’à la reconduire au couvent pour l’en sortir juste le jour de ses noces ! Ta mère, ma chère amie, n’était pas d’humeur aussi farouche, et tu pourrais te souvenir que notre première entrevue a eu lieu, jadis, au Théâtre-Italien…
La commandante ne s’attendait pas à cet argument direct. Elle ne répondit pas, ayant deviné, d’ailleurs, à l’accent de son mari, qu’il serait habile à elle de ne pas entrer en discussion avec lui ce jour-là, si elle voulait s’éviter une défaite… Et, au bout de quelques secondes, elle reprit :
— Alors tu tiens à donner à Agnès le goût du théâtre ? Soit ! Que joue-t-on ce soir ?
— Roméo et Juliette.
Mais ces deux noms ne disaient absolument rien à la commandante, qui n’avait guère plus de sympathie pour la musique que pour la poésie. Et, encore hérissée, elle continua :
— Qu’est-ce que ce Roméo et cette Juliette ? Quel est le sujet de l’opéra ? Je ne m’en souviens pas…
Le commandant lui-même ne s’en souvenait que vaguement, et très sincère, il expliqua :
— C’est l’histoire d’une haine entre deux vieilles familles qui rendent leurs enfants très malheureux par leur désunion. Le livret est un peu triste, si je me rappelle bien… mais la musique est très agréable. Il y a de fort jolis airs dans cet opéra.
— Il ne renferme pas de ballets, au moins ?
— Oh ! je ne pense pas… Comment veux-tu qu’on danse dans les circonstances lamentables où se trouvent les personnages ?… Ce serait tout à fait déplacé !…
La commandante ne releva pas cette explication. Elle avait protesté bien plus par esprit de contradiction qu’en vertu de principes très arrêtés, comme elle en avait sur certains chapitres. Ayant reçu du ciel une nature tout le contraire de rêveuse, pourvue d’un esprit net et pratique, elle n’eût jamais pensé qu’une soirée à l’Opéra, — qui lui eût paru, à elle, carrément ennuyeuse, — pût avoir une influence morale quelconque sur Agnès, jugeant sa fille créée à sa ressemblance.
Aussi, satisfaite d’avoir fait montre de son autorité, ayant décliné pour son compte l’offre du commandant, elle ne fit plus de grandes objections à ce qu’il emmenât sa fille écouter l’histoire d’une haine entre deux vieilles familles nobles…
… Le commandant et Agnès éprouvaient toujours un extrême plaisir à sortir tous les deux ensemble, sans un tiers entre eux ; et, ce même soir, ils s’en allèrent au théâtre aussi allégrement que deux écoliers en liberté ; Agnès, tout amusée de voir s’éclairer les magasins, d’une somptuosité inconnue à Beaumont, qui charmaient ses yeux peu blasés, comme des visions de contes de fées. Et ainsi lui apparut aussi l’Opéra sous le flamboiement des globes de lumière blanche, sa grande silhouette, découpée sur un ciel clair.
Pour la première fois, elle pénétrait dans une salle de spectacle, et une sensation d’éblouissement envahit son jeune cerveau, quand, assise auprès du commandant, ses yeux errèrent sur la scène encore close, sur le lustre scintillant, sur ces espèces de petits salons que son père appelait des loges et où étaient assises, devant des messieurs cravatés de blanc, — qui la firent penser à André Morère, — des femmes en robes pâles, ennuagées de dentelles, de vaporeuses draperies, d’où émergeaient leurs épaules nues.
Oh ! ces épaules offertes ainsi à tant de regards d’hommes ! Elles amenèrent une rougeur sur les joues d’Agnès, qui jamais n’avait vu de bal et tressaillait d’une sorte de honte devant cette nudité dont s’offensait sa délicatesse de vierge. Et vite, elle ramena ses yeux vers la scène, tandis que le commandant, n’ayant pas les mêmes scrupules, promenait sa lorgnette dans la salle, sur le public qu’attirait, dès le début de la représentation, la rentrée d’un chanteur célèbre. Et soudain, une exclamation lui échappa à la vue de deux jeunes femmes qui venaient d’entrer dans une loge et s’asseyaient lentement, leur cavalier restant dans la pénombre.
— Eh ! eh ! Agnès, regarde donc cette dame blonde, près de nous, n’est-ce pas celle qui causait avec André Morère, quand nous sommes entrés dans le salon particulier de la marquise de Bitray ? Il me semble bien la reconnaître.
— Où cela, père ? fit Agnès avec un effort pour reprendre possession d’elle-même.
— Là, à ta gauche, dans cette loge !… Et ce monsieur qui y entre aussi, qui la salue, qui s’assied derrière elle… Mais, sapristi ! c’est Morère lui-même. Ne penses-tu pas ?
Et dans sa moustache, le commandant finit :
— Ah ! le gaillard ! Il ne doit pas s’ennuyer avec de pareilles épaules sous les yeux !
Agnès, tout de suite, s’était tournée vers le point indiqué par son père, agitée d’un inconscient désir de voir André Morère, mais elle n’aperçut que des formes masculines dans la profondeur de la loge. La jeune femme avait fait un mouvement qui masquait son interlocuteur, et elle seule apparut au regard d’Agnès, délicieusement blonde dans le velours noir de sa robe tout unie dont le corsage, très décolleté, dégageait la gorge d’une pâleur laiteuse, le col svelte qui soutenait la tête nimbée par les cheveux fauves relevés très haut sous la flamme d’un large croissant solitaire. Et elle avait ainsi un tel éclat de fleur humaine, exquise et capiteuse, une telle splendeur de beauté physique, qu’Agnès, instinctivement, détourna la tête, ainsi qu’elle eût fait devant une statue sans voiles.
D’ailleurs, l’orchestre commençait à jouer, et une harmonie l’enveloppait toute, l’emportant bien loin de la foule qui l’entourait ; puis, lentement, le rideau se leva, et alors elle entra dans un monde à elle inconnu où, pendant quelques heures, elle allait vivre une existence enchantée…
Mais une surprise toutefois la domina d’abord ; il lui semblait si bizarre de voir ces hommes et ces femmes exprimer de la sorte des sentiments qu’ils n’éprouvaient point, pour le plaisir d’autres hommes et d’autres femmes ! Puis, sans même qu’elle s’en aperçût, cette impression première s’effaça et, devant elle, vécurent réellement un Roméo superbe, une idéale Juliette, dont elle se prit à suivre avec un intérêt ardent l’immortelle histoire.
Une histoire riante et charmeuse, douce autant qu’une caresse d’abord ; puis sitôt assombrie, de venue si vite d’une indicible tristesse, palpitante de toutes les angoisses, des élans désespérés et vains qui torturent les pauvres cœurs, avides d’un impossible bonheur… Une histoire que la petite Agnès écoutait grisée insensiblement par la musique enveloppante qui chantait le douloureux récit et faisait vibrer toutes les fibres de son âme aimante pour y éveiller des accents nouveaux… Une histoire qui, tout ensemble, la séduisait, l’étonnait et l’effarouchait un peu dans sa pureté de petite fille très innocente ; la troublait aussi sourdement, car elle agitait la mystérieuse énigme que son amie mariée lui avait, sans le savoir, jetée dans l’esprit…
Combien ils s’aimaient ce Roméo et cette Juliette ! dès leur première rencontre, attirés l’un vers l’autre par un irrésistible élan !… Avec quelle simplicité forte ! quel emportement passionné, dont la violence la choquait comme une faute commise et, en même temps, chose bizarre ! l’attirait… A les voir, à les entendre, elle avait la sensation d’une grande flamme brûlant près d’elle, dont la chaleur était d’une douceur pénétrante… Était-ce donc cette invisible flamme qui éclairait son amie, la faisait autre ; et se pourrait-il qu’un jour, elle aussi, la petite Agnès, dût la connaître et comprît ce qu’était ce bonheur que Roméo comme Juliette voulaient atteindre, malgré toutes les défenses, les difficultés, les douleurs, malgré leur devoir, malgré tout !
Ce mystère la faisait rêver, et elle tressaillit, ramenée brusquement en pleine réalité, quand son père lui dit :
— Agnès, veux-tu venir faire un tour au foyer ? Je serais content que tu le connusses. Il vaut la peine d’être visité !…
Pour lui faire plaisir, elle accepta, indifférente, et se laissa docilement conduire à travers la cohue qui encombrait les couloirs… Comme ils passaient devant la loge de Mme de Villerson, pleine de visiteurs, quelqu’un en sortait, André Morère.
— Ah ! j’étais bien sûr de vous avoir aperçu ! s’exclama le commandant tout de suite enchanté. Et cette petite fille qui ne vous voyait pas ! Les yeux des vieux sont décidément meilleurs que ceux des jeunes !
— La vérité est surtout, je crois, commandant, que je n’ai pas l’honneur d’être connu de mademoiselle… Si vous voulez bien me faire la faveur de me présenter à elle…
— Ah ! mon cher ami, vous traitez tout à fait cette petite fille en grande personne… Mais il n’est nullement nécessaire que je vous présente… Vous êtes, ma foi, presque une vieille connaissance pour Agnès, tant elle m’avait entendu parler de vous avant de venir vous écouter. Et maintenant votre conférence a fait d’elle l’une des plus sincères admiratrices de votre talent !
André Morère eut un sourire imperceptiblement sceptique qui le révélait assez peu sensible à l’enthousiasme prononcé du commandant, et gaiement, il dit :
— Commandant, vous m’accablez ! Mademoiselle, permettez-moi de vous assurer… que je ne mérite, hélas ! pas autant…
— Je ne crois pas que mon père soit trop indulgent, puisque vos paroles donnent à ceux qui vous écoutent le désir d’être meilleurs, de mieux aimer les pauvres…
André Morère eut vers elle un coup d’œil surpris, sa curiosité d’observateur, éveillée par cette réponse inattendue, qui sonnait d’étrange façon dans le milieu où elle tombait… Par aventure possédait-elle donc une personnalité morale, cette mince et blonde créature qui avait un air mystique de sainte de vitrail, habillée par une couturière de petite ville ?… Et il interrogea, afin de pénétrer plus avant dans sa pensée :
— Me permettez-vous, mademoiselle, d’espérer un peu que vous ne parlez pas ainsi seulement parce que vous êtes infiniment bonne et daignez donner la meilleure des récompenses à mes faibles efforts ?
Avec la même simplicité, levant vers lui ses prunelles d’enfant, elle répliqua :
— Ce que je vous ai dit est bien la vérité… Je l’ai éprouvé…
— Alors, mademoiselle, je vous remercie profondément du très précieux encouragement que vous voulez bien me donner de la sorte. J’y suis très sensible…
Et il l’était vraiment, car il avait deviné cette enfant si sincère, que sa juvénile approbation l’avait touché.
Le commandant intervint de son accent de bonne humeur :
— Vous ne vous croyiez pas un prédicateur aussi éloquent, n’est-il pas vrai, monsieur Morère ?… Maintenant, vous voilà édifié… Mais puisque, pour le moment, il ne peut être question de transformer tout à fait en une sainte Élisabeth cette jeune enthousiaste, voulez-vous venir tout simplement faire un tour avec nous au foyer que je désire montrer à Agnès ?
André Morère eut une légère hésitation. Il redoutait un peu de nouvelles considérations du commandant sur la société contemporaine ; et, d’autre part, une rapide exploration dans une pensée neuve de jeune fille le tentait. Son dilettantisme d’observateur fut le plus fort, et, s’inclinant, il accepta la proposition du commandant. D’ailleurs, en cet instant, une loge où il venait de passer des minutes exquises était envahie par des visiteurs importuns, auxquels il jugeait sage d’échapper.
A la suite du commandant qui avait pris Agnès à son bras, il entra donc dans le foyer, envahi par une foule dans laquelle dominait l’élément masculin. Les seules femmes y avaient des allures de petites bourgeoises ou de provinciales en droite ligne arrivées de leur province… Aucune capable d’attirer l’attention d’un raffiné comme André Morère… Agnès seule l’intéressait ; et la voyant demeurer silencieuse, intimidée par les regards qui l’examinaient au passage, il interrogea, au hasard, pour l’obliger à sortir d’elle-même :
— Êtes-vous, mademoiselle, contente de la représentation de ce soir ?
— Ah ! cher monsieur Morère, comment ne le serait-elle pas ? riposta tout de suite le commandant. Ce n’est pas une blasée que ma petite Agnès ! Pour la première fois, elle va à l’Opéra !
— Vraiment ?… Je vous en félicite, mademoiselle, puisque vous avez ainsi le plaisir de goûter une impression neuve, régal que beaucoup vous envieraient… Est-il permis, sans trop de curiosité, de vous demander comment vous jugez ce genre de distraction ?
— Je pense que je n’avais jamais rien imaginé de semblable et que je sortirai de l’Opéra avec un grand désir d’y revenir…
— Ainsi, vous vous intéressez beaucoup aux aventures du pauvre Roméo et de la malheureuse Juliette ?
Elle inclina la tête, les lèvres entr’ouvertes par son sourire sérieux.
— Oui, beaucoup… Je crois qu’ils vont être bien durement punis…
— Punis ?… De quoi ?…
— Mais de s’être fiancés, puis mariés, contre la volonté de leurs familles !
— En effet, vous avez raison… Ils étaient de parfaits révoltés… Et cependant, bien que, au point de vue où vous vous placez, ils aient mérité leur malheur, vous leur faites l’aumône de votre compassion ?
— Je les plains parce qu’ils souffrent… Et puis, je crois que leur devoir devait être bien douloureux à remplir !
Pour la mieux connaître, il continua, trouvant piquante cette conversation un peu austère dans le foyer de l’Opéra, non accoutumé à en entendre de pareilles.
— Alors, vous pensez, mademoiselle, que quand le devoir se présente cruel à accomplir, l’homme est excusable de le jeter de côté et de passer outre pour aller là où son cœur le pousse ?
— Oh ! je ne pense pas cela ! protesta-t-elle vivement. Je n’excuse ni Roméo ni Juliette, mais leur situation était si difficile !… Ils en étaient tellement innocents !… Et puis…
— Et puis ?
D’un indéfinissable ton, la voix soudain assourdie et plus lente, elle finit :
— Et puis, ils s’aimaient tant !
— Ah ! ah ! la belle raison, ma fillette ! s’exclama le commandant, qui écoutait la conversation, ravi de voir sa petite Agnès causer avec un homme comme André Morère… Alors, tu trouves comme Pascal que « le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas » ?
Le jeune visage s’empourpra. Mais pourtant, rencontrant une interrogation dans les yeux d’André Morère, elle expliqua d’un ton d’excuse :
— Je suppose que, quand on s’aime, ce doit être une telle souffrance de se séparer, de se perdre, qu’il n’est pas étonnant que le courage manque parfois pour accomplir ce sacrifice…, et c’est pourquoi je plains Roméo et Juliette, même en ne les comprenant pas bien…
Curieux, André Morère interrogea encore, de ce ton d’intérêt discret qui la rendait confiante et dissipait sa timidité :
— Vous ne les comprenez pas ? Pourquoi ?
— Parce qu’ils peuvent être heureux sachant qu’ils n’ont pas le droit de l’être et que leur bonheur est coupable !
André Morère songea à ceux-là chez qui la conscience du péché commis avive la jouissance ; et la réponse d’Agnès lui donna la sensation d’un parfum idéalement frais, jailli de quelque fleur immaculée, éclose loin des hommes. A une autre qu’à cette enfant, que de choses il eût répondues ! Mais à elle, il dit simplement, avec un sourire indulgent, où frémissait une mélancolie :
— Il faut leur pardonner leur bonheur, il a été si court !… Et c’est parce qu’eux-mêmes le savaient devoir être bien fragile qu’ils oubliaient tout, pour en savourer l’ivresse fugitive… D’ailleurs, ils l’ont bien expié… Vous allez en avoir la preuve dans quelques instants.
Et l’accent d’André Morère devint légèrement sceptique et railleur :
— La loi morale violée par eux sera vengée sur le coup de minuit ; et, de toutes leurs pauvres joies, il ne restera plus qu’un souvenir, mis en drame par le vieux Shakespeare et chanté par la musique d’un illustre compositeur français. Des mots et des sons !
— De très jolis sons… Cette musique est vraiment tout à fait gentille ! appuya le commandant.
Le qualificatif n’était pas celui qui, à coup sûr, flottait dans le cerveau d’André Morère. Mais il ne releva pas les paroles du commandant. Il observait le visage pensif d’Agnès qui, arrêtée près d’une fenêtre du foyer, regardait loin devant elle, — vers ce Paris agité d’une vie fiévreuse, — ainsi qu’elle faisait quand elle réfléchissait. Et il reprit doucement :
— Voulez-vous me permettre d’être très indiscret, mademoiselle ?
Elle releva la tête, une petite anxiété dans ses prunelles limpides.
— Comment cela ?
— En vous adressant une question… Ainsi, à la place de Juliette, vous n’auriez pas agi comme elle ?
— Oh ! non ! fit-elle avec une spontanéité si vraie qu’André Morère comprit qu’elle serait de ces femmes qui se donnent à leur devoir sans hésiter, au prix même de leur bonheur.
Il lui était déjà arrivé de rencontrer de vraies jeunes filles, mais aucune, candide d’âme et d’esprit autant que celle-ci, se mouvant dans une telle atmosphère de pureté morale, aucune à qui fût, à ce point, familière la constante pensée du bien à faire, du mal à redouter. Et la voyant de nouveau songeuse, il craignit d’avoir involontairement fait naître en son jeune esprit d’inutiles pensées, capables d’en troubler l’innocence. Alors, changeant de ton, il reprit gaiement :
— Ne trouvez-vous pas, mademoiselle, que nous abordons là des sujets trop graves pour le lieu où nous sommes ? Vous allez penser que les conférenciers devraient se borner à faire des conférences… Je vous ai empêchée de visiter le foyer. Voulez-vous bien m’autoriser à réparer un peu mon tort en vous faisant les honneurs de l’Opéra, dans la mesure de mes moyens ?
Le commandant, transporté d’aise, s’exclama pourtant :
— Mais, monsieur Morère, ce serait abuser de votre complaisance ?
— Ce serait me procurer un plaisir, commandant !
— Alors, mon cher ami, nous vous suivons !
Maintenant, Agnès était devenue pour André Morère une vraie petite fille, adorablement jeune ; et, avec la bonne grâce qu’il eût apportée à distraire une enfant charmante, il lui fit voir tout ce qui, dans le foyer, dans la partie de l’Opéra appartenant au public, pouvait l’intéresser ; lui disant des anecdotes, dignes de ses jeunes oreilles, sur les grands artistes, les compositeurs dont les noms étaient liés à celui de l’Opéra, l’amusant et la charmant ainsi.
Mais une sonnerie éclata et le commandant décréta, en vertu de sa ponctualité militaire :
— Allons, il faut regagner nos places. L’acte va commencer.
— Déjà ! pensa Agnès, saisie d’un obscur regret.
Pour elle, l’entr’acte avait passé avec une rapidité de songe… Son père prenait congé, se répandant en remerciements pour la très grande amabilité de M. Morère, sa complaisance, etc. Alors, comme le jeune homme s’inclinait devant elle très profondément, elle osa lui répéter, après son père, un « Merci, monsieur », un peu timide, mais tout palpitant de reconnaissance, qu’André Morère, d’ailleurs, se défendit d’accepter.
Le cœur léger, elle regagna sa place, d’où, instinctivement, tout de suite, elle jeta un coup d’œil sur la loge de Mme de Villerson. Morère y était rentré ; et, assis derrière la jeune femme, il lui parlait… Et Agnès ne sut pas qu’il lui racontait spirituellement sa promenade au foyer avec une naïve petite provinciale, curieuse à étudier.
Le rideau se relevait… Alors, de nouveau, elle fut reprise toute par le drame passionné qui se jouait sur la scène, et qui résonnait en elle avec une intensité étrange. De nouveau, l’harmonie poignante des chants l’emportait dans l’atmosphère d’amour désespéré où se mouvaient les deux amants immortels…
Et voici que, tout à coup, il lui semblait entre voir le sens caché des paroles de son amie… Cécile avait raison, il y avait plusieurs manières d’aimer ; mais jamais, avant ce soir, elle n’eût pensé que deux créatures humaines pouvaient le faire avec cette passion, ce mépris orgueilleux de tout ce qui n’était pas eux. Dans sa pensée d’enfant pieuse, flottaient obscurément les mots du livre saint : L’amour souvent ne connaît point de mesure ; mais, comme l’eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts… Qui n’est pas prêt à tout souffrir et à s’abandonner entièrement à la volonté du bien-aimé, ne sait pas ce que c’est que d’aimer… Et trouvant un sacrilège de les détourner de leur sens mystique, elle s’efforçait de les fuir… Maintenant, elle savait… Oui, des créatures humaines pouvaient s’aimer comme, jusqu’alors, elle avait pensé que Dieu seul devait l’être. Palpitante d’angoisse, elle écoutait l’adieu poignant que se faisaient les deux pauvres êtres que l’amour jetait vers la mort et qui lui donnait envie de sangloter, de s’enfuir, de les oublier ; surtout d’échapper à la pensée défendue, croyait-elle, qu’un jour viendrait où, peut-être, elle aussi entendrait de pareils accents…
Le bon commandant ne se doutait guère du sourd travail qui s’accomplissait dans le cœur de sa petite Agnès.
Il écoutait très satisfait, ayant des exclamations discrètes, mais approbatrices, sur les artistes, leurs voix, les décors, sur les chœurs, un peu surpris seulement qu’Agnès ne lui répondît point. Un instant cependant, frappé du jeu expressif des deux héros, il eut l’idée fugitive que la commandante n’eût pas jugé le spectacle convenable pour une jeune fille ; et, un peu inquiet, il regarda Agnès, s’imaginant, dans son inexpérience, que l’attitude de la fillette serait révélatrice.
Or, il fut tout de suite rassuré. A peine un peu plus rose que de coutume, les mains correctement jointes sur son éventail, elle écoutait toute droite, ses yeux couleur d’une fleur de lin, obstinément arrêtés sur la scène… Alors, tranquillisé, il oublia ses scrupules et laissa l’enfant jouir en paix du spectacle qui s’achevait, sans remarquer la flamme inaccoutumée de ses prunelles bleues, ni le battement plus rapide des cils sur les yeux humides. Il ne savait pas qu’elle pensait, troublée : Aimer, et puis mourir…
Aimer ! aimer ! Le mot bourdonnait sans relâche à son oreille, tandis que se perdaient les dernières notes échappées des lèvres de Roméo, alors que, déjà, Juliette ne pouvait plus l’entendre… Lentement, le rideau commençait à descendre au milieu des acclamations enthousiastes du public. Et le commandant, pressé, disait :
— Eh bien, Agnès, c’est fini… Qu’est-ce que tu attends donc, ma petite fille ? Dépêchons-nous de sortir avant la foule. Viens vite.
Oui, le rideau s’était abaissé sans retour. Il fallait partir. Tout en l’enveloppant de son manteau, le commandant lui demanda :
— Eh bien, es-tu contente de ta soirée ?
De sa voix douce, elle répondit :
— Oh ! oui, bien contente, père.
— Allons, tant mieux, si tu es satisfaite, petite. Les chanteurs étaient, en effet, excellents ; et cette Juliette, une bien jolie créature. On comprend que ce diable de Roméo n’ait pas prétendu renoncer à elle ! C’était un vrai artiste aussi que ce garçon qui faisait Roméo !
Agnès ne répondit pas. Apercevant le foyer, elle repensait aux minutes qu’elle y avait passées… Elle entendait la voix d’André Morère lui parler de Roméo et de Juliette, et elle aurait voulu encore être à ce moment-là qui avait été l’un des meilleurs de sa soirée.
Emportés par le flot qui se dirigeait vers les sorties, elle et son père passèrent devant la loge de Mme de Villerson. La porte en était ouverte, et sur le seuil apparaissait la jeune femme dont André Morère plaçait, sur les épaules nues, la pelisse de soie rose tendre, le capuchon ourlé de dentelle voilant les cheveux de lumière. Avec un soin extrême, il l’enveloppait, et ne vit ni le commandant ni Agnès, qui pourtant le frôlèrent presque.