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AU COURS !

A MADAME MARCEL BEAURY

Son tout dévoué,
H. A.

Le Parc d’Embas (juillet).

AU COURS !

27 octobre 189.

Nous voici de retour à Paris, heureusement ! car il fait un temps épouvantable.

Les vilaines journées apparaissaient déjà quand nous étions encore à la Christinière ; aussi, nous n’avons pas attendu la rentrée des Chambres pour revenir à Paris.

Je commençais à trouver les heures d’une longueur mortelle. J’avais beau déchiffrer partitions, sonates et le reste, lire des romans anglais pleins de « flirtation », casser des aiguilles sur mon ouvrage de chez Henry, rien n’y faisait. Ce ciel gris, cette pluie qui tombait avec un petit bruit monotone me donnaient le spleen. J’en étais venue à jouer au loto avec les enfants.

Et le plus irritant, c’est que j’avais l’air d’être la seule à m’ennuyer ainsi… Entre deux grosses averses rageuses, Geneviève et Patrice reprenaient leurs courses dans les champs, avec leur Allemande Meta.

Maman se reposait de tous ses invités de l’été, et papa, enfermé dans son cabinet, passait ses journées avec M. Desbarres, son secrétaire, à préparer des discours, des rapports, des comptes rendus, etc., à répondre à ses électeurs…

Cela m’étonne toujours de voir papa si occupé, car j’entends répéter souvent que les députés n’ont rien à faire… Après tout, ce sont peut-être ceux de la gauche.

Papa, naturellement, est de la droite ; il est même un des hommes les plus remarquables de son parti.

Je ne parle pas ainsi parce que je suis sa fille ! Le duc de Blancas, M. Saint-Edme, tout le monde dit qu’il est un grand orateur ! Les jours où il doit prononcer un discours, maman peut à peine se faire réserver une carte ; du reste, elle n’en profite jamais, car l’émotion lui donne toujours la migraine le matin de la séance.

Autrefois, quand Mgr le comte de Paris a été exilé par ces affreux républicains, papa et maman se sont rendus à Eu, et ils y sont restés jusqu’au dernier moment. Ils sont allés en Angleterre aussi quand Monseigneur est mort, car papa était, paraît-il, un de ses derniers fidèles !

Aussi, j’ai son portrait dans ma chambre, à notre pauvre « Roy », entre ceux de papa et de maman, et puis, autour, ceux de mes meilleures amies, Jeanne Landry et Suzanne de Vignolles, de Geneviève et de Patrice, avec son costume marin, son premier costume d’homme.

Ainsi, je possède près de moi tous ceux que j’aime le plus !

8 novembre.

Si l’on ne s’amusait pas autant l’hiver, ce serait une saison détestable !

Mais l’on s’amuse !!!

Je ne sais trop, pourtant, si maman se décidera enfin à me laisser sortir, bien que je vienne d’atteindre mes dix-huit ans aux pêches, comme on dit dans les monologues… champêtres.

Maman me trouve encore trop jeune pour aller dans le monde, trop enfant…

Tout cela, parce que j’ai le malheur d’être petite : ce n’est pourtant pas ma faute !

Et encore, je ne suis pas si petite qu’on veut bien le dire, surtout quand je ne me trouve pas à côté de maman, qui est très grande, avec une vraie taille de reine…, une reine qui aurait une jolie taille !

… Je viens de m’interrompre pour me regarder dans la glace. Certainement, j’ai grandi depuis six mois ; j’arrive maintenant en haut de la statue de Notre-Dame des Victoires qui est sur ma cheminée… et sur un piédestal !…

Et puis, j’ai remarqué en même temps — je puis bien le mettre dans mon journal, puisque personne ne le verra, — que je deviens très jolie.

Autrefois, j’étais trop mince ; mais maintenant, ma taille s’est arrondie…, pas trop ! juste assez pour être très bien. Autrefois aussi, mes yeux noirs semblaient trop grands pour ma figure, comme si le bon Dieu s’était trompé en me les mettant ; aujourd’hui, ils sont tout à fait comme il faut, et ils paraissent toujours si noirs et si brillants, à côté de mes joues roses !

Cet été, il est venu à la Christinière un vieux monsieur très aimable et d’une extrême politesse, de cette vieille politesse française qui disparaît de plus en plus, assure grand’mère.

Je l’ai entendu dire un jour à maman que Diderot semblait m’avoir devinée, quand il écrivait d’une dame du dix-huitième siècle : « Son teint fait penser à une feuille de rose tombée dans une jatte de lait ! » J’ai trouvé la comparaison très jolie et je me la suis rappelée ;… et puis, aussi, j’étais flattée du compliment !

Il y a une chose, par exemple, que j’ai toujours beaucoup aimée dans ma personne, même quand je me trouvais laide : je veux parler de mes cheveux… Ils sont si charmants ! blonds, d’un blond lumineux comme si des rayons de soleil dansaient sans cesse à travers, floconneux, légers, frisants ! En ce moment, je les relève très haut, « à l’empire », et ils me font un petit chignon délicieux : on dirait une mousse dorée !…

Mais il me semble que je viens de faire là le portrait de mon « moi » extérieur…

Et celui de mon « moi » moral ?

Je ne l’essayerai pas, ce serait trop difficile ; et puis, une telle confession finirait peut-être par de venir compromettante.

Je puis bien dire, pourtant, que je suis un peu… — beaucoup ? — coquette ; un peu… volontaire ; un peu… enfant gâtée ! Mais je crois être aussi une honnête petite créature qui voudrait bien se transformer en une personne sage, raisonnable, ne disant ni ne faisant jamais de sottises.

Ah ! quand donc cet heureux temps viendra-t-il ?

1er novembre.

Je suis fâchée, très fâchée, extrêmement fâchée !!!…

Depuis notre retour, je vivais dans un vrai paradis. Nous ne faisions pas de visites : je ne parle pas de mes stations auprès de Jeanne et de Suzanne, puisque quand je vais chez elle, c’est toujours avec le désir de les trouver… Alors ce ne sont plus de vraies visites !

Nous courions les magasins, une chose que j’adore et maman aussi, bien qu’elle ne veuille pas l’avouer, parce que c’est un goût un peu frivole… Je prévoyais un bon petit hiver charmant, sans cours, sans catéchisme de persévérance. Comme occupations sérieuses, je réservais la musique et la peinture : puisque j’ai dix-huit ans, maman m’aurait peut-être permis d’aller dans un vrai atelier, — un de ces ateliers où les parents ne vous accompagnent pas, — afin de faire de la vraie peinture.

Et au chapitre des distractions, je rêvais quelques soirées…

Non pas trop ! J’aurais été raisonnable ; je n’aurais pas demandé de grands bals, pourvu que maman les remplaçât quelquefois par le théâtre…

Hélas ! au lieu de voir mes jolies espérances prendre un corps, me voilà reléguée dans le clan des petites filles qui n’ont pas terminé leur éducation !…

Nous finissions de déjeuner. Papa avait été dans ses grands jours de distraction. Il s’était plaint de ce qu’on ne lui servait jamais de tomates farcies, juste au moment où il en mangeait. Si bien qu’au dessert, probablement dans l’intention de faire oublier sa malencontreuse remarque, il demande à maman d’un air aimable :

— Que comptez-vous faire aujourd’hui, Gabrielle ?

Je suis sûre que, dans la sincérité de son âme, rien ne lui était plus égal.

Maman devait penser comme moi, car elle regarde papa avec un petit sourire et lui dit :

— Nous irons, pour la dernière fois, je l’espère, essayer la robe de Paulette.

— Ah !… Et elle est jolie, cette robe ? me demande papa, qui, décidément, sortait tout à fait de la politique.

— Oh ! charmante ! vous la verrez… en drap vieux rouge, très collante, toute garnie de fourrure… Elle me donne si bien l’air d’une demoiselle !…

Ah ! pauvre demoiselle ! pauvre moi ! qui ne me doutais pas de ce qui allait suivre.

Maman nous avait écoutés en souriant toujours ; elle continue :

— Puis j’irai voir Mme de Simiane, à propos de ce cours dont elle m’a parlé pour Paulette.

Je regarde maman, stupéfaite :

— Un cours pour moi… Oh ! maman !…

J’avais dû parler d’un ton bien désespéré, car papa abandonne son café et répond :

— Un cours pour Paulette ?… Je croyais qu’elle en avait fini avec la science ?

Oh ! cher papa ! qui venait à mon secours.

Mais maman ne se laisse pas troubler pour si peu… hélas !

— Je trouve, répond-elle, que cette enfant est encore trop jeune pour ne plus rien faire de sérieux. Elle a bien le temps d’être frivole… D’ailleurs, le cours dont je parle est un cours de littérature qui s’annonce comme devant être très intéressant.

Je sentais ma cause perdue : tout ce que disait maman était si sage !

Papa n’écoutait plus que vaguement ; il avait regardé sa montre, et il était l’heure qu’il partît pour la Chambre, où il veut toujours être dès le commencement de la séance.

Le duc de Blancas assure que c’est là un goût très rare chez les députés.

Papa s’est levé et a dit à maman :

— Vous avez raison comme toujours, Gabrielle.

C’était très aimable pour elle ; mais pour moi, c’était dur !

Papa a dû deviner ce que je pensais, car il a passé sa main sur mes cheveux, et m’a embrassée en disant :

— Allons, fillette, soyons raisonnable !

Et il est parti.

J’aurais volontiers pleuré ! Je ne l’ai pas fait parce que je n’ai pas osé ; mais j’étais de très mauvaise humeur en dedans !

17 novembre.

Eh bien ! je ne suis plus aussi désolée de mon cours, car Jeanne et Suzanne le suivront aussi ; et quand nous sommes ensemble — trois inséparables ! — nous nous trouvons toujours bien. Et puis, Suzanne, avec son cher petit ton raisonnable, m’a un peu grondée, beaucoup encouragée ; si bien qu’en la quittant, j’avais fait ma paix avec la littérature.

Oh ! comme je t’aime, ma sérieuse Suzanne ! Si depuis quelque temps maman me trouve plus posée, c’est bien à toi que je le dois !

Pour en revenir à ce fameux cours, ce sera un cours tout à fait « select », une sorte de petite Sorbonne parisienne, rajeunie, mondaine, à l’usage des jeunes habitantes des Champs-Elysées et du parc Monceau.

Nous aurons tout ce qu’il y a de mieux en fait de maîtres, absolument le dessus du panier.

Pour mon compte, je m’intéresse seulement à M. Chambert, qui se charge des conférences littéraires ; car, par bonheur, je n’aurai rien à voir avec les autres professeurs. C’est, assure-t-on, un homme remarquable qui, bien sûr, sera un jour ministre de l’instruction publique ou membre de l’Institut… peut-être tous les deux ensemble… enfin, quelque chose dans ce genre. Il écrit des articles de fond que tout le monde lit, même les personnes qui n’y comprennent rien, parce que cela pose bien d’avoir l’air de les connaître.

C’est à maman que Mme de Simiane donnait tous ces détails ; mais j’écoutais.

Il paraît aussi que jamais, au grand jamais, il ne fait de cours de jeunes filles. Mais il condescend, cette fois, à s’occuper de nous autres, humbles petites personnes, en faveur de Mme Divoir, la dame qui organise nos conférences, parce que leurs deux familles se connaissaient depuis très longtemps.

Cette pauvre Mme Divoir a été si malheureuse ! Son mari était agent de change, très riche ; il s’est mis à jouer tant et si bien, ou plutôt si mal, qu’un jour il a été tout à fait compromis, et il s’est sauvé, laissant là sa pauvre femme, avec les petits enfants, s’arranger comme elle le pourrait… Combien les hommes sont lâches quand ils s’y mettent !

Mais je ne dois pas dire de mal de M. Divoir, puisqu’il est mort. Il a été puni tout de suite ; le train dans lequel il s’échappait a déraillé, et il a reçu une si terrible blessure qu’il est mort deux heures après l’accident. Aussi, c’est presque une bonne œuvre de « lancer » le cours de Mme Divoir.

Si j’avais su cela dès le commencement, je n’aurais pas même essayé de lutter pour ne pas le suivre. Les bonnes œuvres sont la passion de maman ; jamais elle ne refuse son offrande à une quête. Et de plus, elle donne de très grand cœur…, sans, gémir, comme bien des dames que je connais — je ne les nommerai pas ! — qui envoient leur aumône parce qu’elles ne peuvent pas faire autrement, et avec des soupirs ! des plaintes ! des récriminations !

Je trouve, moi, que maman a bien raison, et je tâcherai toujours de l’imiter.

C’est si naturel de partager un peu !

24 novembre.

Germaine Roland a trouvé le seul vrai moyen de n’être plus envoyée au cours : elle se marie.

Elle épouse M. d’Auberive, capitaine de dragons ; elle va être obligée d’aller s’enfouir dans une garnison quelconque… et elle est enchantée.

Tant mieux ! mon Dieu, tant mieux ! mais je ne la comprends pas du tout ! En temps de paix, j’aime les militaires — les officiers, bien entendu — comme objets d’ornement, parce qu’ils sont très décoratifs dans un salon avec leurs uniformes… Quand je serai mariée, je tâcherai toujours d’avoir des généraux dans mes connaissances… Mais pendant les guerres, je les aime tous, les soldats et les officiers !… et pour de bon !

Maman avait l’air surprise de ce mariage.

Elle a dit à papa :

— Je n’aurais rien prévu de semblable à les voir ensemble, cet été, à la Christinière ; ils ne semblaient pas se rechercher beaucoup !

C’est étrange comme les parents oublient leur jeune temps !

Au contraire, Germaine et M. d’Auberive s’entendaient fort bien, tout en ne se parlant presque pas… Je l’avais remarqué plusieurs fois ; et surtout… j’avais vu…, la veille du départ de Germaine…

Maintenant qu’ils vont se marier, je peux bien raconter… dans mon journal…

Après le dîner, nous étions réunis sur la terrasse de la Christinière, car il faisait une soirée splendide, toute bleue et tout étoilée.

Une dame, je ne sais plus laquelle, inspirée par la beauté de la nuit, dit qu’il serait délicieux d’entendre à ce moment la marche du Songe d’une nuit d’été ; et comme Germaine est une véritable artiste, on lui demande naturellement si elle voudrait bien la jouer.

Germaine consent très volontiers, mais elle craignait de ne pas se la rappeler par cœur.

Maman répond aussitôt qu’elle a la partition du Songe à quatre mains ; et M. d’Auberive, qui est très bon musicien, — c’est rare pour un homme… drôle même pour un dragon — s’offre avec empressement à faire la seconde partie.

Maman nous envoie avec eux, Geneviève et moi, pour les installer, et puis aussi, je crois, parce que c’était plus convenable.

Ah ! ma présence a bien servi ! Comme j’avais mal à la tête, dès qu’ils commencent à jouer, je m’installe près de la fenêtre ouverte, dans un petit coin bien tranquille, d’où je les voyais parfaitement, et j’écoute…

C’était bien beau, cette marche dans la nuit, avec ce ciel transparent au-dessus de nous ! Aussi, quand ils ont fini, il y a un cri général :

— Encore ! encore !

De mon refuge, j’entends Germaine dire :

— Si nous jouions les airs de ballet du Cid ?

Bien sûr, il voulait tout ce qu’elle voulait, et il demande à Geneviève, qui était restée pour leur tourner les pages :

— Seriez-vous assez aimable pour nous donner la partition qui est dans le petit salon ?

Geneviève s’en va avec docilité.

J’étais sans défiance, et Germaine aussi, certes ! Elle restait assise au piano, son fin profil se détachant en sombre sur la lumière des bougies.

Lui était debout auprès d’elle.

Tout à coup, d’un brusque mouvement, il se penche… et je vois… oui, je vois !… son visage effleurer les cheveux de Germaine… près, près, près… et ses lèvres se poser là où ce n’était pas du tout leur droit…

Oh ! c’est ainsi que je le dis ! comme dans les histoires.

J’étais si intéressée que mon mal de tête disparaît du coup ! Si M. d’Auberive s’était comporté de la sorte avec moi, j’aurais été capable de lui lancer les flambeaux à la tête !… Germaine se lève toute droite ; elle était très digne ; on aurait dit une reine de tragédie offensée. Mais aussi c’était bien un peu de sa faute ! Elle avait poussé à bout ce pauvre garçon en paraissant toute la journée ne pas s’apercevoir de sa présence, et puis, pour finir, en lui jouant du Mendelssohn en tête-à-tête, pendant que tous les parents regardaient la lune !… Ils auraient bien mieux fait de regarder leurs enfants !… Si jamais je suis mère de famille, je me souviendrai comme c’est naïf, les parents !

Donc, Germaine s’était levée… Et je l’entends dire à M. d’Auberive d’une petite voix basse qui cinglait comme un coup de cravache :

— Ah çà, monsieur, quelle espèce d’homme êtes-vous donc ?

Du moment qu’elle le prenait sur ce ton, il était inutile que je vinsse à son secours ; elle était bien assez forte pour se défendre… Malgré tout, pour plus de sûreté, je regardais toujours !… et puis c’était très amusant !

M. d’Auberive, lui-même, avait l’air, maintenant, pétrifié de sa hardiesse. — Je crois qu’il avait un peu perdu la tête quelques instants plus tôt… — Il lui a murmuré quelque chose dans le genre de : « Pardon, je vous aime tant !… »

Mais je ne sais pas au juste, parce qu’il parlait trop bas ; et, en même temps, Geneviève revenait avec la musique : toute cette aventure n’avait pas duré trois minutes. Il allait s’asseoir auprès d’elle ; mais elle l’a écarté d’un geste très hautain, et lui a dit :

— Non, merci, je jouerai seule !

Il lui aura, probablement, continué ses excuses… ou elle aura été touchée de son air malheureux, car le lendemain, au moment du départ, ils paraissaient tout à fait réconciliés — à sa place, je n’aurais pas pardonné si vite ! — et huit jours plus tard, ils étaient fiancés !…

Ainsi finit la comédie !

1er décembre.

Aujourd’hui a eu lieu notre premier cours.

Maman avait l’intention de m’accompagner, mais elle a dû faire quelques visites d’obligation, et je suis partie, chaperonnée comme toujours par miss Emely.

Je l’adore, miss Emely… C’est une si bonne âme ; quand je sors avec elle, c’est tout à fait comme si j’étais seule ; elle me répond quand je lui parle, et jamais elle ne me demande rien.

Maman nous avait fait atteler le coupé, car nous demeurons avenue de Messine, et notre cours a élu domicile rue de Verneuil. Un cours qui se respecte doit, paraît-il, être de l’autre côté de la Seine… Toujours l’influence de la vieille Sorbonne !

Il ne lui ressemble guère, en tout cas… Si j’étais Jeanne, je dirais « qu’il est du dernier bateau » ; mais maman a mis l’interdiction sur toutes les expressions de ce genre ; aussi, je me contente de le penser !… Son entrée m’a tout de suite rappelé celle du cercle Saint-Arnaud ; une belle grand’porte, un domestique en livrée qui la garde…

On nous a introduites dans un petit salon genre grave ; Mme de Simiane s’y trouvait, causant avec une grande et grosse dame en noir, qui riait…

Elle m’a présentée à cette dame : c’était Mme Divoir !

Ah ! quelle désillusion, mon Dieu ! Je me la figurais, puisqu’elle était malheureuse, petite, mince, pâle, avec de grands yeux tristes. Au lieu de cela, elle était grosse et elle riait !… Oui, elle riait !… et très gaiement !… Et elle avait une robe garnie de crêpe !…

Comme les veuves se consolent vite !…

C’est étrange… Mais c’est encourageant aussi !…

— Mlle Paule de Marsay, alors ? a demandé Mme Divoir, en me tendant la main.

Je me suis efforcée de lui répondre avec amabilité. Mais c’était plus fort que moi, je pensais toujours combien j’avais été naïve de la plaindre autant.

Elle a continué :

— Le cours n’est pas encore commencé, mademoiselle ; mais si vous voulez bien entrer, vous allez vous retrouver, je crois, tout à fait en pays de connaissance.

Elle m’a ouvert la porte, et je me suis vue en présence d’une quarantaine de jeunes filles, dont je connaissais en effet une bonne moitié, et qui causaient par groupes avec beaucoup d’exclamations et de sourires.

Jeanne m’avait gardé une place auprès d’elle. Aussi, nous avons vite commencé à bavarder, et elle me racontait que Germaine, décidément, commandait sa robe de mariée chez Worth, quand trois heures ont sonné. Trois gros coups solennels qui semblaient nous dire : « Petites filles frivoles, oubliez-vous donc que vous êtes ici pour étudier la littérature, et non pour causer chiffons ? »

Brave horloge, va !

Il s’est fait un silence subit, parce que le professeur entrait…

Ce n’est pas un vieux monsieur respectable, mais ce n’est pas non plus un jeune homme. Il a bien sûr plus de trente ans.

A la sortie, Jeanne m’a dit :

— Je ne le trouve pas beau !

Louise et Claire de Charmoy ont crié ensemble :

— N’est-ce pas qu’il paraît très bien ?

Je leur ai répondu que j’étais dans le doute.

Il m’a semblé grand, mince, avec des cheveux châtains ; mais je n’ai vraiment vu que ses yeux… Des yeux vifs et sérieux, intelligents, qui ont l’air de lire dans votre pensée d’une façon toute naturelle, sans hardiesse, et qui deviennent tout brillants dès qu’il parle !

Il nous a adressé un petit speech de bienvenue fort joliment tourné, très respectueux aussi, ce qui nous a bien disposées en sa faveur. Puis, il nous a annoncé son intention de prendre pour objet de ses conférences les principaux écrivains contemporains ; d’analyser quelques-unes de leurs œuvres, afin que nous puissions à l’occasion en parler en connaissance de cause.

Il est entré tout de suite dans son sujet d’une belle voix, chaude, vibrante, qui ne permet pas à l’attention d’aller vagabonder de droite et de gauche.

C’est étonnant comme le temps a passé vite ! J’ai été très fâchée quand j’ai entendu sonner quatre heures…

Pour commencer, comme il faut bien un peu remonter en arrière, nous aurons l’inévitable trinité : Lamartine, Victor Hugo et Musset.

J’ai tant entendu de leçons sur le compte des deux premiers, que je les aurais volontiers vu passer sous silence.

Mais je suis bien contente d’entrer un peu en relations avec Alfred de Musset… Papa, auquel je demandais un jour de me parler de ses poésies, m’a répondu qu’un sage critique avait appelé Musset « le poète qu’on lit le soir, quand les enfants sont couchés », et par conséquent…

Eh bien ! mon cher papa, vous voyez !!! Je ne suis plus une enfant ni même une petite fille, et moi aussi je vais connaître Musset !

… Les hommes qui ont les yeux de ce bleu foncé, presque noir, sont vraiment très rares. A peine en ai-je rencontré deux ou trois, en revenant à pied avec miss Emely…

Il faudra que je demande à Jeanne si elle en connaît.

5 décembre.

C’était le jour de maman.

La baronne de Charmoy est venue avec Louise et Claire.

J’avais commencé par me mettre en frais d’imagination pour distraire mes amies ; mais je me suis vite aperçue — chose peu flatteuse pour ma conversation — qu’elles aimaient bien mieux écouter ce qui se racontait autour de nous.

Je n’en ai pas été fâchée ; moi aussi je désirais écouter, car on parlait de notre cours de lundi.

Maman interrogeait Mme de Charmoy sur la manière dont il s’était passé : je ne lui avais presque rien raconté. Je ne pouvais pas lui dire tout de suite combien j’étais enchantée de ces conférences après avoir tant gémi pour y aller.

En général, je trouve « cette bonne baronne », comme l’appelle papa, froide, compassée, agaçante !… oh ! mais agaçante !!!… Chose extraordinaire, hier, elle ne m’a presque pas semblé ennuyeuse.

Elle a raconté à maman qu’elle connaissait très bien notre professeur, M. Chambert. « Il appartient à une famille riche et d’une rare honorabilité ; une de ces familles à l’antique, comme on en voit encore quelquefois dans le cœur de nos provinces, et qui semblent égarées dans le tourbillon parisien. »

Je répète la phrase de Mme de Charmoy. Ah ! jamais je ne serai capable d’en faire de semblables ! non, jamais !…

Le père de M. Chambert est médecin ; mais il n’exerce plus, parce qu’il s’occupe surtout de travaux scientifiques. Il cherche des microbes quelconques avec M. Pasteur, dont il est l’ami. Il est de l’Académie de médecine et de je ne sais combien de sociétés célèbres par leurs découvertes physiologiques…, etc. Il est décoré de plusieurs ordres.

Enfin, c’est tout à fait un savant, « une des lumières de notre temps », a dit encore Mme de Charmoy, qui a un faible pour les phrases toutes faites, les « omnibus de la conversation », comme les a appelées je ne sais quel écrivain.

Si ce respectable M. Chambert est aussi célèbre, il peut être sans inquiétude ; il aura un bel enterrement, avec beaucoup de discours, et l’on parlera de lui au moins pendant deux jours après cette imposante cérémonie.

Ce bon monsieur, qui est veuf, a trois fils. — Quelle généalogie ! — L’aîné, M. Raoul, est médecin comme son père, et un médecin très à la mode. On ne le trouve jamais chez lui — parce qu’il a beaucoup de malades à visiter, naturellement ! — Il est marié avec une femme charmante, pas jolie, mais très spirituelle, et qui sait fort bien s’habiller.

Le second fils, notre M. Chambert, est plongé dans les lettres, la philosophie, etc., etc. A côté de graves articles dans la Revue des Deux Mondes, il écrit aussi des romans… « mais qui ne sont pas pour les jeunes filles », a murmuré Mme de Charmoy à maman avec un sourire de mystère… C’est étonnant, il paraît si tranquille et si sérieux !… Enfin, c’est un homme occupé. Tant mieux pour sa femme future !

Quant au troisième fils, M. Maurice, sorti de Saint-Cyr, il y a quelques années, il est maintenant aide de camp d’un général à Orléans. Mme de Charmoy pense qu’il deviendra capitaine, colonel, général, de très bonne heure… Je ne sais pourquoi, en l’entendant parler d’un ton si pénétré de ce M. Maurice et de ses mérites, j’ai eu tout de suite l’idée qu’elle aimerait bien le donner à Louise, qui admire beaucoup les uniformes.

Pour notre M. Chambert (je n’ai pas entendu son petit nom), on le dit immariable. Il est si difficile que les plus intrépides ont renoncé à le mettre en ménage. Ne se prétend-il pas beaucoup plus heureux tel qu’il est maintenant ?…

Quel homme malhonnête !…

Et au cours, il nous regarde comme des petites filles !… Je ne l’aime pas du tout, ce dédaigneux professeur !

10 décembre.

Je peux, enfin, dire que j’ai fait mon entrée dans le monde… et une entrée solennelle !

C’était hier à la soirée de contrat de Germaine.

Quelle bonne idée Germaine a eue de se marier !… J’espère qu’elle sera très heureuse ! Je l’espérerais, même si je ne lui avais pas dû de quitter la classe des enfants qu’on laisse à la maison.

Ah ! il a été difficile d’obtenir le consentement de maman.

Elle répétait toujours la formule sacramentelle : « Paulette est encore trop jeune ! » Mais j’ai si bien pris des airs de victime, surtout devant papa — des airs tristes et résignés, — que maman a fini par me dire :

— Eh bien ! puisque tu le désires tant, tu iras à cette soirée ; mais je le crains, elle ne sera pas aussi amusante que tu l’espères. M. d’Auberive a perdu sa grand’mère il y a quelques mois, et l’on ne dansera pas…

Ah ! cela m’était bien égal, non pas que la grand’mère fût morte, mais de ne pas danser, si je n’étais pas laissée avec Patrice et Geneviève !

Maman m’avait fait faire une robe délicieuse, un rêve !…

Aussi, hier, quand je me suis vue dans mon premier corsage de bal décolleté, au milieu d’un petit fouillis de mousseline de soie bleu ciel, mes cheveux retroussés pour former un amour de chignon, il m’a semblé que j’apercevais, non plus Paulette, la folle Paulette, mais une apparition, une fée, la petite reine Mab, comme m’appelle quelquefois papa… Une reine Mab habillée à la mode de notre temps…

J’avais envie de m’écrier :

— Oh ! que je suis jolie !… Je suis contente d’être si jolie !…

Mais je ne l’ai pas fait parce que cela aurait été trop ridicule. Seulement, je ne pouvais pas m’empêcher de me regarder, et je crois bien que je m’adressais des sourires…

Si ce détestable M. Chambert m’avait vue ainsi, dans mon nuage bleu ciel, peut-être se serait-il aperçu que je ne suis pas une petite pensionnaire… Mais il n’était pas à cette soirée. C’est dommage ; j’aurais trouvé très amusant de le rencontrer dans le monde !

Anna, qui m’habillait, m’a demandé :

— Mademoiselle est-elle satisfaite ?

Si j’étais satisfaite !!!

Je lui ai répondu : « Oui » tout court ; j’avais peur d’en dire trop. Mais, au bout d’une minute, je n’ai pu m’empêcher d’ajouter :

— Est-ce que vous ne trouvez pas que le corsage fait des plis à la taille ?

Je savais bien le contraire ; mais c’était pour l’entendre me répéter qu’il m’allait bien, ce qui n’a pas manqué :

— Oh ! mademoiselle ! Ce corsage fait à mademoiselle une taille de nymphe !… (Elle devenait poétique, Anna.) Mademoiselle est ravissante !!!

Je ne sais trop ce que je lui aurais répondu pour la remercier de sa bonne parole si, heureusement, maman n’était entrée.

Elle m’a lancé un coup d’œil d’inspection ; et puis elle a dit en m’embrassant :

— Voilà une petite tête qui est toute à la coquetterie, ce soir. Il vaudrait bien mieux qu’elle fût tranquille sur son oreiller !

Comme les mères voient ces choses-là !

J’étais un peu honteuse d’avoir été si sotte, mais je sentais que, maintenant, mon accès de coquetterie était passé, et je commençais à m’habituer à être en apparition…

Papa déclare que la soirée a été très belle et très ennuyeuse ; moi, j’ai trouvé tout charmant !

M. et Mme Roland recevaient à la porte du premier salon ; c’étaient des saluts, des présentations, des compliments ! Cette pauvre Mme Roland devait être bien fatiguée d’avoir si longtemps le même sourire aimable sur les lèvres ! A sa place, quel plaisir j’aurais eu à me lâcher, une fois mon dernier invité disparu !

Germaine était rayonnante ; toujours au bras de son dragon à qui elle ne disait plus : « Ah çà ! monsieur, quelle espèce d’homme êtes-vous donc ? » et lui la regardait d’un air si heureux !

Une quantité de militaires à cette soirée. Ils étaient très meublants !… En général, c’était surtout le buffet qu’ils meublaient. Oh ! et les civils de même !

Les parents se parlaient avec des sourires vagues et du sommeil dans les yeux…

Mais nous, les jeunes filles, nous étions très réveillées ; nous causions, nous nous faisions présenter l’armée française, qui, elle, ne nous traitait pas en petites personnes insignifiantes !

Ainsi, un jeune sous-lieutenant, tout frais émoulu de Saint-Cyr, après m’avoir dit d’un accent convaincu qu’il enviait le sort de son ami, M. d’Auberive — aurait-il donc voulu aussi épouser Germaine ? — m’a demandé si je me plairais dans une ville de garnison autre que Paris. Et il m’a assuré qu’Amiens, où il est caserné, était une résidence charmante.

Je lui ai vite répondu que la vie de province me semblerait un « enterrement » !

Il a paru si consterné que j’ai eu un vague remords d’avoir été trop franche.

Sans compter mon « enterrement », qui était une métaphore — est-ce ainsi que cela s’appelle ? — bien hardie ! Qu’en aurait pensé M. Chambert ?

16 décembre.

Cette bonne Germaine goûte maintenant de la vie conjugale, depuis deux jours !

La cérémonie a été très brillante. Les fiancés sont arrivés un peu tôt : à midi trente-cinq. Comme j’avais beaucoup pressé maman, nous avons pu être avant eux à l’église, mais bien juste. Vraiment, ils n’étaient pas assez en retard : trente-cinq minutes sont insuffisantes pour laisser aux déjeuners le temps de s’achever…

Au moment où ils entraient, le ciel, gris toute la matinée, s’est éclairci, de sorte qu’ils ont fait leur apparition au milieu d’un rayon de soleil ; c’était très joli et très gai !

L’orgue a joué la marche nuptiale du Songe — qui devait leur rappeler un certain soir !… — tandis qu’ils s’avançaient vers l’autel étincelant de lumières, entouré de fleurs comme un reposoir.

Tout a très bien marché ! le sermon, qu’on n’a pas entendu ; la messe, qui n’a pas été longue ; les conversations dans l’église, qui n’ont pas trop dépassé les bornes ; les chants, superbes ; le défilé, à la sacristie, d’une heure pleine, pendant laquelle les suisses ont répété, sans se lasser :

— Prenez garde à vos poches, messieurs, mesdames !

C’était flatteur pour les invités !

Comme nous sortions de l’église, nous avons trouvé, sur les marches, tout un régiment de messieurs. Ayant découvert le moyen de s’échapper les premiers, ils étaient là, tranquilles, curieux, à examiner les pauvres dames qui descendaient. Oh ! les hommes !

Je regardais, moi aussi, innocemment, obligée de saluer à chaque minute, comme maman, quand tout à coup j’ai été très surprise d’apercevoir M. Chambert. Lui aussi m’a vue ; il m’a fait un profond salut…, pour moi surtout, puisqu’il n’avait jamais rencontré maman.

J’ai été très flattée qu’il m’ait reconnue, car nous n’avons encore eu que deux conférences, et il semble si peu faire attention à nous !…

Comme il ne mérite pas que je sois aimable avec lui, j’ai répondu seulement par une toute petite inclinaison de tête, bien digne.

Il était très distingué dans son pardessus à col de fourrure !

… Ce soir, j’écris solitairement dans ma chambre ; papa et maman sont aux Français, et il me vient beaucoup d’idées graves.

Je ne peux m’empêcher de songer à Germaine et à Mme Divoir. A Germaine, si radieuse avant-hier ; à Mme Divoir, sans doute aussi bien contente, il y a dix ou quinze ans, quand elle quittait l’église au bras de son mari, et qui, aujourd’hui, est veuve et consolée.

Consolée ! Il me semble maintenant que, au fond, c’est peut-être encore là le plus triste de toute son histoire…

Quand j’étais petite, je me figurais que les personnes mariées étaient toujours très heureuses. Aujourd’hui, je commence à m’apercevoir que le contraire arrive encore assez souvent…

Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Je ne peux pas demander là-dessus des explications à maman. Elle me dirait encore : « Tu es trop jeune ! » Et puis les demoiselles bien élevées ne doivent pas parler de ces questions qui… que… enfin ! C’est chose convenue, et même assez drôle ! puisque les demoiselles bien élevées se marient comme les autres !…

Donc je ne parle pas, mais je cherche, je réfléchis… Et je voudrais bien, plus tard, être comme maman.

Elle fait tout ce qu’elle veut ; jamais papa ne lui dit rien. Mais quand il prépare des discours, elle nous fait taire à table pour ne pas le distraire…, ce qui me semble même très ennuyeux ! Aussi je n’aimerais pas à avoir un mari député !

Il faudra pourtant bien que le mien s’occupe, car il n’y a rien de si honteux qu’un homme oisif ; et qu’il s’occupe sérieusement…; comme M. Chambert, par exemple.

Je ne me contenterais pas du tout de le voir dresser des chevaux ainsi qu’un écuyer de cirque, ou courir les salons à l’heure des five o’clock… ou aller au Cercle. D’autant plus que, paraît-il, les Cercles ne sont qu’un prétexte dont profitent messieurs les maris pour aller… Je n’ai pas compris où.

C’est Louise de Charmoy qui m’a fait mystérieusement cette déclaration un soir que nous causions sur la terrasse de la Christinière. J’allais lui demander des explications, mais elle a répondu à mes yeux étonnés par des signes désespérés pour que je me taise : sa mère venait de notre côté. Alors je n’ai pas su !…

Un jour je m’informerai, auprès de papa, quand je serai seule avec lui, sans les enfants.

Pour en revenir à mon mari, quand nous serons bien installés dans notre ménage, nous ne nous verrons plus guère qu’aux repas, car nous aurons nos occupations chacun de notre côté. Mais je lui raconterai tout ce que je deviendrai, pour lui donner le bon exemple.

A l’occasion, nous ferons des promenades, quelques visites, quelques courses tous les deux ; on jouit bien mieux du plaisir d’être ensemble quand on n’en abuse pas !

Nous sortirons généralement tous les soirs, car il faut toujours avoir beaucoup de relations.

Mais, une fois par semaine, nous resterons très paisibles chez nous, pour nous voir, pour causer, pour faire de la musique. Nous lirons ensemble. Je voudrais qu’il lût aussi bien que M. Chambert !

Et ainsi…, ainsi nous serons très heureux !

22 décembre.

Quelle bonne inspiration a eue maman de m’envoyer à ce cours ! Il est maintenant un des plus grands plaisirs de ma semaine.

D’abord, nous nous y retrouvons toutes : c’est notre Cercle !

Nous faisons en sorte d’arriver bien avant l’heure afin de pouvoir causer. Nous nous racontons les nouvelles du jour. Nous cataloguons nos soirées. Nous jugeons nos danseurs selon leurs mérites. Et Louise de Charmoy trouve toujours moyen de faire intervenir la question toilette, qui occupe beaucoup son existence…

Dès le premier cours, elle nous a demandé si nous ne pensions pas qu’il fût mieux de nous habiller pour assister à nos conférences. Nous n’y avions pas songé. Mais, pensant que le coup d’œil serait ainsi plus joli, nous avons accepté sa proposition, puisqu’elle le désirait tant. Aussi nous venons toujours en toilette, mais des toilettes sobres comme il convient à des jeunes personnes résolues à s’instruire sur le mérite des écrivains contemporains ;… à supposer que nous y soyons résolues !

Le clan des étrangères, la tour de Babel, comme nous l’appelons, a voulu nous imiter ; mais l’élégance s’y fait un peu tapageuse. Cette tour de Babel est représentée par quatre Américaines très exubérantes, quelques Espagnoles avec des tailles souples de créoles, une grosse Allemande, fille de je ne sais quel prince autrefois régnant, une Russe très distinguée et trois Anglaises qui se glorifient d’être grimpées dans l’Himalaya pendant que leur père était gouverneur de l’Inde ; un peu raides, des teints d’aurore et des cheveux blonds tordus sur la nuque pour le petit chignon traditionnel.

Toutes, excepté les Américaines, portent de vieux noms, d’une noblesse authentique ; celle des Américaines réside dans leur fortune. Mais nos mères sont tranquilles malgré cela, car Mme Divoir est très sévère pour les admissions à son cours.

Du reste, nous sommes six très liées ensemble : les deux de Charmoy, Jeanne, Suzanne, Thérèse de Lubières et moi ; aussi nous avons fort peu de rapports avec la tour de Babel et avec les autres jeunes filles du cours que nous connaissons plus ou moins.

Par droit de sagesse, c’est Suzanne qui préside notre groupe. Elle est tellement meilleure que nous !

Quand on la voit, on ne songe jamais à se demander si elle est jolie ou non, parce qu’on la trouve tout de suite charmante ; et ceux qui ont une fois rencontré son sourire un peu mélancolique, le regard clair, doux, profond de ses yeux bruns, éprouvent toujours le désir de les revoir encore. Suzanne n’est pas triste pourtant, mais elle a une gaieté sérieuse, tranquille, venue surtout de celle qu’elle rencontre chez les autres, et qu’elle partage pour leur faire plaisir, car elle pense à ceux qui l’entourent en premier lieu, et à elle en dernier… Et encore, quand elle y songe !

C’est aussi la perle des confidentes ; elle semble toujours s’intéresser aux récits qu’on lui fait, — alors même que, bien certainement, ils ne peuvent la toucher en rien, — sans parler jamais d’elle-même ; et avec une telle simplicité ! Comme si s’oublier ainsi était une chose tout aisée, toute naturelle !

Sa mère est veuve, toujours malade. Elle a ses deux frères au loin : l’un en ce moment au Tonkin, avec son navire la Conquérante, l’autre à Vienne, où il est attaché d’ambassade. Eh bien ! elle se fait leur correspondante assidue ; elle leur envoie des petits chefs-d’œuvre de lettres qu’elle me permet quelquefois de lire, car elle sait combien je suis heureuse de sa confiance, des lettres fines, spirituelles, pleines de cœur, disant toujours quelque chose, et qui apportent aux deux absents le bon parfum du « home ».

Et puis aussi, sans bruit, sans embarras, elle dirige tout dans la maison, pense à tout, distrait sa mère, lui fait la lecture en anglais (Mme de Vignolles est Anglaise), met à exécution des recettes admirables pour les confitures, et trouve encore le temps de broder des ornements pour l’église de Saint-Aubin et d’habiller je ne sais combien de petits misérables.

Suzanne est trop bonne. Quelquefois j’ai peur qu’elle ne veuille nous quitter pour devenir sœur de charité. Heureusement sa mère la retient parmi nous. Mais n’importe, quand je la vois par hasard au bal et dansant, cela me fait du bien, parce que je suis sûre qu’elle appartient encore aux profanes.

Elle devrait bien apprendre son secret pour être toujours contente à cette pauvre Thérèse de Lubières, qui, elle, a perpétuellement l’air de dire comme Louis XIII à ses courtisans : « Ennuyons-nous ! Ennuyons-nous ! »

Thérèse a deux millions de dot, ni frère ni sœur, une mère d’humeur un peu capricieuse, mais excellente ; un père général qui s’est battu comme un héros en 1870, et irait aujourd’hui au bout du monde sur le moindre désir de Thérèse. Et avec tout cela, elle est la personne la plus ennuyée qu’il soit possible de concevoir.

On dirait vraiment qu’elle est lasse d’être trop heureuse.

Peut-être au moment où elle s’en venait sur la terre, il y a vingt ans, a-t-elle rencontré sur son chemin l’âme d’un vieux misanthrope qui sortait de la vie, dégoûté de toute chose… Il y aura eu confusion ! Si bien que le petit bébé rose reçu par Mme de Lubières enfermait l’âme du vieux misanthrope ; et voilà pourquoi Thérèse est sceptique et blasée, comme si elle avait déjà vécu une fois !… Parce que nous sommes un peu cousines à la mode de Bretagne, nous nous rencontrons très souvent, en dehors du cours.

Mais j’ai soin de ne jamais parler devant elle des choses qui m’intéressent beaucoup, car elle a une manière de regarder les personnes enthousiastes ainsi que des êtres curieux, d’une espèce particulière, phénoménale, qui vous produit l’effet d’une douche d’eau glacée…

Pourtant, malgré mes précautions, à chaque instant, elle me dit : « Mon Dieu ! Paulette, que tu es jeune ! » Absolument comme si elle était Mathusalem en personne.

Son air de pitié m’humilie bien un peu sur le moment ; mais, malgré tout, j’aime encore mieux être jeune… Et Jeanne aussi pense comme moi ; toutes deux nous trouvons si amusant de vivre, quoi qu’en dise Thérèse !

Jeanne n’est certes pas ennuyée ! Elle est nerveuse, vibrante, parisienne, avec des yeux qui brillent « pareils à des étoiles », ainsi que le lui a écrit Robert de Saunier, un jour, en jouant « au jeu des portraits »…, une masse de cheveux noirs, découvrant le plus joli cou du monde ; des dents éblouissantes, et un beau rire qui sonne joyeux autant que les grelots d’une Folie.

Elle adore le bruit, le mouvement, le monde. Elle est capable d’apparaître à cinq bals dans une seule soirée, de danser dans tous et de « cotillonner » dans le dernier jusqu’à six heures du matin, pour être prête vers huit heures à aller faire son tour du Bois à cheval, être sur pied toute la journée et recommencer le soir…

Si maman voulait, je l’imiterais bien volontiers…

Jeanne est franche, caressante, un brin moqueuse, fort expérimentée, grâce à son frère qui fait son éducation mondaine ; mais elle ne veut jamais me repasser sa science tout entière, parce que, assure-t-elle, maman ne serait pas contente qu’elle agît ainsi. Coquette comme un démon, je sais bien qu’elle ne donnerait pas une feuille des roses de sa ceinture au plus séduisant de sa phalange d’adorateurs ; malgré sa conversation très indépendante, qui scandalise à chaque instant cette bonne Claire de Charmoy, le décorum fait jeune fille.

Enfin, toutes tant que nous sommes, nous bavardons le plus possible, jusqu’au moment où apparaît M. Chambert.

Alors le silence s’établit tout de suite, même dans les rangs des mères. Il adresse un salut général, nous lance à nous, modestes élèves, un coup d’œil calme et désintéressé — comme il regarderait de jeunes sauvages arrivées en ligne droite de l’Afrique équatoriale — et il commence…

Alors, oh ! alors, je lui pardonne d’être froid, intimidant, de nous juger indignes de son attention ! Ou plutôt, je ne songe même pas à lui pardonner, je ne fais plus qu’écouter et j’oublie tout le reste… C’est comme si mon esprit s’élargissait soudain, comme s’il lui venait des ailes mystérieuses pour suivre la parole de M. Chambert, là où il lui plaît de l’emporter.

Ce n’est, à proprement parler, ni un cours, ni une conférence qu’il nous fait ; il prend le meilleur des deux, et de cette union sort une causerie charmante, assaisonnée de beaucoup d’esprit et d’une petite pointe d’ironie drôle et très fine, entremêlée de lectures et de l’analyse de ces lectures.

Jamais je ne me serais doutée de toutes les choses qui peuvent se trouver dans une dizaine de vers !… Je commence à m’apercevoir que jusqu’ici j’ai toujours lu comme une petite sotte, sans me demander si je comprenais bien. Avec M. Chambert, je crois que Bossuet lui-même ne m’épouvanterait pas !… et pourtant j’ai conservé un souvenir… austère !… de l’Oraison funèbre du prince de Condé !!!

Quand M. Chambert parle, il n’est plus du tout froid. Il devient au contraire aussi vibrant que Jeanne, et il a une manière à lui de s’exprimer originale et vive, et si simple en même temps. Que les personnes posées, comme papa, parlent bien, voilà une chose toute naturelle ; c’est de leur âge… Mais il me semble si étrange d’entendre M. Chambert, quand je me rappelle la conversation de Georges Landry et des autres ! Je ne me le figure pas disant :

« Madame une telle est d’un chic épatant ! » ou quelque autre phrase plus accentuée encore, grâce à la présence d’une de ces expressions… pittoresques qui nous arrivent au passage, quand ces messieurs causent ensemble, nous croyant occupées ailleurs.

Si j’écoutais souvent parler M. Chambert, je suis sûre que je finirais par devenir une femme intelligente pour de bon. Il m’apprend à réfléchir. Il me fait penser à une foule de choses sérieuses auxquelles je n’aurais jamais songé à moi toute seule, dont j’avais à peine une idée vague, confuse, et qu’il me semble pourtant avoir toujours comprises, dès que je l’entends les exprimer.

Je suis très fière quand j’ai dans la pensée, en même temps que lui, le mot dont il se sert…

Il parle, et les de Charmoy écrivent toutes ses paroles. Jeanne griffonne capricieusement. Thérèse le considère avec surprise, un homme qui sent si vivement !…

Suzanne et moi, nous ne prenons presque pas de notes, car il n’y a pas à craindre que nous oubliions ce qu’il nous dit. Mais une fois de retour à la maison, je recherche les morceaux de prose ou de poésie qu’il nous a lus, afin de voir si mon impression est la même que la sienne ; et quand cela arrive, j’en suis très contente, parce que j’ai entendu vanter bien des fois la justesse de ses appréciations littéraires. La « justesse » !… Quel joli mot !… et je l’ai trouvé toute seule…

2 janvier 189.

Notre jour de l’an s’est passé comme tous les jours de l’an : avec des embrassements, des cartes de visite, des bonbons, des compliments, des étrennes ; le tout agrémenté de l’éternel « Je vous souhaite une bonne année ! »

A onze heures, maman nous avait envoyés à la messe, les deux petits, miss Emely et moi. Je n’étais pas trop fâchée qu’elle ne nous accompagnât pas, parce que sa présence m’aurait peut-être empêchée de mettre certain projet à exécution. Depuis le jour où Jeanne m’a dit « que le nom du premier pauvre auquel on fait l’aumône le jour de l’an est le nom de votre mari », je ne manque pas de tenter l’expérience.

La première année, mon pauvre s’appelait « Louis ». Louis…, je n’adore pas ce nom-là ; j’en aurais même mieux aimé un autre, mais enfin ! Louis de… quelque chose de bien sonnant… « Fils de saint Louis, montez au ciel !… » C’était encore possible.

L’année dernière, je recommence ma question, pour voir si j’aurai la même réponse. Et alors il ne s’appelait plus Louis, mon futur mari, il se nommait… c’était bien autre chose !… il se nommait… Antoine !!!

J’étais désolée, quand Jeanne m’a fait remarquer que la troisième fois seule comptait toujours. Aussi, cette année, le résultat de ma demande devait être sérieux.

Nous étions arrivés juste pour la messe, de sorte que je n’avais pu placer ma question avant d’entrer dans l’église. Mais, pendant la messe, ces noms : Louis, Antoine et… trois étoiles me trottaient dans la tête. S’il allait encore s’appeler Antoine !…

Nous sortons enfin, et je cherche tout de suite un pauvre convenable pour ce que je voulais en faire. C’était une fatalité : il n’y avait que des femmes, ou bien des vieux de mauvaise mine. Enfin, ô bonheur ! j’aperçois un petit garçon très laid, accroché à la robe de sa mère. Je me glisse de son côté, sans répondre aux femmes qui me répétaient en chœur :

— Ne m’oubliez pas, s’il vous plaît, ma chère dame ! La charité !

Et je demande au petit, très vite :

— Comment t’appelles-tu ?

Au lieu de me répondre, il me regarde effaré, et lui aussi me marmotte :

— Un petit sou, s’il vous plaît, ma bonne dame !

Et voilà Geneviève et Patrice qui m’appelaient, et miss Emely qui me faisait signe de venir. Je recommence :

— Dis-moi donc comment tu t’appelles !

Le petit nigaud continue à me regarder, et il reprenait son éternel refrain, quand je l’arrête désespérée, car Mme de Vignolles approchait avec Suzanne, et Geneviève remontait les marches pour voir ce que je faisais.

— Dis-moi ton nom, et je te donnerai cette belle pièce blanche.

Il devient tout de suite intelligent.

— Michel, ma bonne dame, Michel.

— Ah ! Michel ?…

Je donne la pièce promise, et je rejoins bien vite Germaine, qui me demande ce que je voulais à cet affreux petit garçon.

Je réponds au hasard :

— Je le questionnais parce que je le trouvais très gentil.

Nous descendons les marches, et nous retrouvons Suzanne, Mme de Vignolles, toute notre colonie habituelle de la messe de onze heures, sans oublier le petit sous-lieutenant, M. de Boynes, qui est devenu mon fidèle chevalier, depuis qu’il est en garnison à Paris.

Devant l’église, une fillette nous offre des bouquets de violettes et de narcisses jaunes venant de Nice, qui semblent tout frissonnants sous notre ciel de Paris… Et ces fleurs, et le beau soleil qui glisse sur les toits encore çà et là couverts de neige, et les messieurs chargés de paquets, et les femmes qui passent frileuses dans leurs fourrures, le visage rosé par l’air vif, tout a l’air de dire : « Bonne année ! Bonne année ! »

Mais Patrice, qui ne voit rien de tout cela, gémit qu’il a froid ; et nous voilà partis, moi répétant toujours ce nom de Michel.

— Michel ! Je ne connais pas de Michel. Je n’en ai vu que dans les romans de Mme Gréville : c’est un nom russe… Peut-être, alors, me marierai-je avec un prince russe… Ce serait assez bien s’il ne m’emmenait jamais en Russie !

En arrivant à la maison, dans l’antichambre, j’aperçois des cartes de visite sur un plateau. Je jette un coup d’œil, et sur l’une d’elles je lis : « Michel Chambert, rue de Lille. »

Il m’a semblé alors que mon cœur faisait un grand saut dans ma poitrine !… Ah ! il s’appelait Michel, notre dédaigneux M. Chambert !… Quelle drôle de chose !… Michel ! comme le petit garçon de l’église !

J’ai attendu que maman ait vu les cartes ; j’ai même fait des yeux étonnés quand elle a dit :

— Ah ! M. Chambert a envoyé la sienne.

Et je lui ai demandé d’un air tranquille si elle voulait bien me la donner ; car enfin, elle était un peu pour moi, cette carte, puisque c’est moi qui vais écouter les conférences !

Maman, ne sachant pas que j’avais trouvé un pauvre appelé Michel, a cru à une fantaisie, et, avec sa permission officielle, j’ai pris la carte.

Maintenant elle est à moi !… dans la boîte des souvenirs de cotillon.

Louis ?… Antoine ?… ou Michel ?… J’aimerais mieux Michel !

10 janvier.

Il n’est pas froid ! Il n’est pas dédaigneux ! Il n’est pas intimidant ! Je suis contente ! oh ! mais contente !… Comme tout s’arrange bien en ce monde sans que nous nous en mêlions !

Ce matin, à déjeuner, maman me dit de m’habiller pour trois heures, parce que nous irons faire des visites.

Dans le fond du cœur, je me mets à les maudire, car les visites de jour de l’an !… oh !… Je le regrette bien maintenant ; mais je ne pouvais pas deviner ce qui allait se passer.

Nous arrivons chez Mme de Simiane où il y avait, comme à l’ordinaire, beaucoup de monde.

Mme de Simiane est une des plus anciennes amies de maman ; elle est très bonne et fort intelligente ; elle connaît toutes les célébrités de Paris : artistes, écrivains, couturières, pâtissiers, prédicateurs, hommes politiques, etc. ; et elle laisse volontiers voir qu’elle les connaît…, surtout les célébrités que l’on reçoit.

Elle possède un fils dont elle est très fière, un grand garçon gauche qui a toujours des prix au concours général ; deux petites filles, jolies et fines comme des vignettes anglaises, et un mari très bon, mais dont le caractère varie avec le cours de la Bourse, « car il est un des rois de la finance », dirait la baronne de Charmoy.

J’aime beaucoup Mme de Simiane… Et encore plus depuis cette après-midi… bien qu’en réalité elle n’ait été presque pour rien dans mon plaisir.

On nous annonce donc dans le salon. Il se fait un mouvement, tous les hommes se lèvent, les dames saluent, car maman est une manière de grand personnage… Moi, je représentais le mari de la reine !

Mme de Simiane m’embrasse.

J’entrevois un monsieur qui m’avance un fauteuil ; je lève le nez pour le remercier, et je reconnais… M. Chambert, M. Michel Chambert !

Je sens que je deviens rouge comme une fraise ; heureusement le jour tombait, et les lampes n’étaient pas encore allumées… Il ne ressemblait plus du tout à un sévère professeur ; c’était un homme du monde distingué, élégant même ! Et puis, il avait l’air bien plus jeune, et ses yeux n’étaient plus ni si intimidants, ni si sérieux !

Mme de Simiane le présente à maman, qui est très aimable et lui dit combien elle regrette de n’avoir pu encore aller écouter ses conférences, etc.

Moi, j’étais dans le vague ; il me semblait rêver, et ce nom de Michel me bourdonnait aux oreilles… J’avais beau me gronder, me répéter que j’étais absurde, que c’était bien le moment de me montrer personne d’esprit pour relever les jeunes filles dans son estime ; rien, je ne trouvais rien ! Il ne me venait à la pensée que des phrases sottes !…

D’un mouvement machinal, je regarde en face de moi, comme si j’allais y rencontrer l’inspiration, et je m’aperçois dans la glace à côté de lui…

Eh bien ! vraiment, avec mon costume vieux rouge, mon grand chapeau Gainsborough, je n’avais plus l’air d’une petite fille ! J’étais même très… agréable !

Quand je vois cela, le courage me vient un peu ; et comme maman disait à M. Chambert qu’il m’avait réconciliée avec les cours, une belle phrase me traverse l’esprit. J’allais la placer. Par malheur, il se tourne de mon côté ; je rencontre ses yeux… voilà ma belle phrase envolée ! et, sans réfléchir, je m’écrie :

— Oh ! c’est vrai, monsieur. J’aime infiniment vos conférences parce qu’elles me rendent plus intelligente !

Ce que je venais de dire n’était pourtant pas extraordinaire, tout le monde se met à rire ; lui aussi. Mais il ne paraissait pas se moquer de moi, et il me répond avec ce sourire qui lui donne l’air très jeune, sourire dont il ne nous gratifie jamais ; au cours :

— Je serais fier de mériter un semblable compliment ; mais je n’ai vraiment pas le droit de l’accepter ! Tout au plus, puis-je vous apprendre, mademoiselle, à mieux jouir de votre intelligence.

J’ai secoué la tête, mais sans répondre, parce que j’avais peur de dire encore quelque chose de drôle.

La conversation est redevenue générale. On a félicité M. Chambert de son dernier roman, qui n’est pas pour les jeunes filles, mais qui a l’air fort au goût des parents ; car ils en parlaient avec une chaleur !… de ses « portraits de femmes » dans la Revue parisienne, qui sont, paraît-il, si bien dessinés et si ressemblants, que toutes les dames, ont à la fois grande envie et grand’peur d’être croquées.

Un monsieur bavard et curieux lui ayant demandé s’il comptait les faire suivre d’études sur les jeunes, filles, j’ai été prise de la crainte que nous ne lui servions de modèles au cours. Et, comme tout le monde causait, je lui ai dit, à lui seul, un peu bas, pour ne pas encore provoquer de rires :

— Je vous en prie, monsieur, ne nous imprimez, pas toutes vives !… Surtout, ne faites pas mon portrait !… je ne le veux pas !…

Il m’a regardée gaiement :

— Vous m’en voudriez beaucoup ? même si vous n’étiez pas assez ressemblante pour que vos amis vous reconnussent ?

Je crois qu’il se moquait un peu de moi sous son extrême politesse, et j’ai eu envie de lui dire des choses désagréables… Mais je n’ai pas osé :

— Ce serait très mal ! et je serais si fâchée que je ne vous pardonnerais jamais, jamais !

Il a souri ; et d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant :

— Eh bien, je vous promets, à mon grand regret, je vous assure, de ne jamais vous… peindre. Êtes-vous rassurée et avez-vous confiance dans ma parole ?

Je l’ai examiné une petite seconde pour voir s’il n’était pas trop moqueur ; mais son regard était si franc que j’ai été rassurée, et je lui ai répondu que je le croyais.

Juste à ce moment, comme je n’étais plus intimidée, comme nous commencions à bien causer, Mme de Charmoy est arrivée, suivie de ses deux filles. M. Chambert s’est levé pour partir… Nous sommes encore restées quelques minutes, le temps d’échanger des saluts et des compliments ; puis nous avons quitté Mme de Simiane.

En voiture, maman m’a dit :

— Il est très bien, M. Chambert.

J’ai répondu d’un air détaché :

— Vous trouvez, maman ?

Quand j’ai vu Jeanne, le soir, je lui ai raconté notre rencontre et notre conversation…

J’ai bien peur qu’il ne m’ait jugée sotte !…

Après tout, cela doit m’être égal !

18 janvier.

Je vais devenir une femme sérieuse. Je m’y suis décidée hier entre huit heures vingt et neuf heures moins le quart !…

Maman était montée voir Patrice, qui avait toussé deux fois pendant le dîner et pour qui elle craignait déjà une fluxion de poitrine. Geneviève, toujours raisonnable, fabriquait une de ses éternelles capelines pour les pauvres. Papa lisait.

Moi, j’errais dans le salon avec un très vif désir de ne rien faire…, du moins tant que maman ne serait pas là !

Je m’approche de la table et j’aperçois le dernier numéro de la Revue parisienne, qui venait d’arriver et était encore dans son enveloppe.

La Revue parisienne ! les fameux portraits de M. Chambert !… tout se tenait.

Je demande à papa :

— Voulez-vous que j’ouvre la Revue parisienne ? Papa est distrait ; le compte rendu de la Chambre l’absorbe.

— Si tu veux, mon enfant.

Je ne me le fais pas répéter. Je prends un coupe-papier, et je commence à couper bien lentement pour avoir le temps de jeter un coup d’œil sur chaque feuillet — je ne lisais pas !… Non ! je regardais seulement ! — et j’aperçois : « Portraits de femmes : La Femme de devoir. »

J’avais maintenant un désir fou de savoir ce qu’il avait écrit et comment il écrivait…

« La Femme de devoir ! » ce ne pouvait être que convenable ! Pourtant, je n’osais pas… Je trouve si honteux de lire quelque chose en se cachant, malgré les belles théories des de Charmoy qui assurent que cela se fait très bien, et que toutes les jeunes filles en sont là !

Enfin, je n’y tiens plus, et je demande à papa :

— Puis-je lire la « Femme de devoir » ?

Papa était toujours dans la politique ; il entend d’une manière vague et il me répond :

— « La Femme de devoir ?… » Certainement. Mgr Dupanloup a dû écrire de belles pages sur ce sujet. C’est une excellente lecture, Paulette.

Papa n’était pas du tout à la question ! Mais, tant pis ; c’était par trop tentant !

Je me dis :

— Si maman arrive, je lui raconterai tout.

Et je me plonge dans l’article en me répétant, pour tranquilliser ma conscience, que je le parcourrai seulement, et que, s’il n’est pas convenable, je m’arrêterai…

Eh bien, j’ai tout lu ! Mieux que convenable, il était si beau, que plus j’avançais, plus je me faisais l’effet d’un petit monstre — moi qui trouve la vie si facile et si charmante ! — comparée à cette femme que M. Chambert montrait simple, tendre, courageuse, toujours souriante dans une existence qui me ferait sécher d’ennui !

Et j’aurais voulu avoir aussi des responsabilités, des sacrifices, des dévouements en perspective ; je ne sais quoi enfin ! pour être aimée et estimée comme elle…

Je sais bien que l’on m’aime ! mais ainsi qu’une bonne petite créature amusante, incapable d’être prise au sérieux !… Et M. Chambert, lui-même, j’en suis sûre, me juge de la sorte.

C’est juste, mais c’est humiliant ! Et je ne veux pas rester une enfant toute ma vie comme Alfred de Musset, dont il était question dans notre dernière conférence ! Et je veux devenir, moi aussi, une femme sérieuse !

Et dans douze ou quinze ans, quand je serai une respectable mère de famille, mon mari et moi, nous prierons, un soir, M. Chambert, qui sera notre ami, de venir nous voir. Ce sera au mois de mai ; il fera très beau, le ciel sera tout étoilé ; et l’air chargé d’odeurs de violettes.

Et quand nous serons paisibles à causer sur le balcon — on cause si bien quand la nuit est venue ! — je lui dirai :

— Mon cher monsieur Chambert, je suis très heureuse aujourd’hui, et je vous en remercie de toute mon âme, car c’est à vous que je dois mon bonheur. Autrefois j’étais une petite fille folle et insouciante, et je serais peut-être restée ainsi toute ma vie, si vous ne m’aviez fait, sans le savoir, le plus beau sermon que j’aie jamais entendu… Et de ces pages lues en contrebande, — car papa les croyait de Mgr Dupanloup, — je vous serai éternellement reconnaissante !…

J’étais si bien emportée par mon enthousiasme, que j’ai lâché la Revue parisienne laquelle est tombée par terre avec un déchirement de papier qui m’a réveillée net… Je n’ai plus vu ni le balcon, ni le ciel étoilé, ni M. Chambert, ni mon mari inconnu ; mais bien papa qui lisait toujours et Geneviève qui me regardait étonnée.

Je voulais pourtant devenir une femme sérieuse ; seulement je ne savais trop par quel bout m’y prendre !…

J’ai commencé par relever la Revue parisienne ; je l’ai posée sur la table, bien pliée, comme l’aurait fait maman. Et puis, j’ai demandé à Geneviève, qui n’en pouvait croire ses oreilles, de me confier une de ses insipides capelines ; et quand maman est descendue, elle nous a trouvées travaillant toutes les deux ; moi, n’ayant pas encore cassé ma laine.

Elle m’a dit stupéfaite :

— Comment, tu travailles ?

— Oh ! oui, maman. Je veux devenir une femme sérieuse !

Maman s’est mise à rire, à rire de si bon cœur, que sa gaieté m’a gagnée. Papa est sorti de ses journaux et a demandé ce qu’il y avait. Maman lui a expliqué la chose.

— Ah ! c’est déjà l’effet de Mgr Dupanloup ! a-t-il dit.

Maman ne comprenait pas bien, mais je n’ai pas cru devoir trop l’éclairer sur les causes de ma conversion… Elle me verra à l’œuvre !

4 février.

L’Épatant a ouvert ses portes.

Comme toute femme qui se respecte doit assister à « sa première », maman y est allée, moi aussi. Naturellement, elle n’a pas vu les tableaux ; ce n’est pas, du reste, pour cela que nous nous y trouvions. Et pourtant, il y a de bonnes gens consciencieux qui y viennent avec cette intention ; ils se pressent, ils s’étouffent, ils deviennent pourpres, afin d’entrevoir vaguement, pendus au mur, des dames de tous genres, des fleurs, des militaires, des bêtes, etc. Ils ne sont pas « dans le mouvement », ces bonnes gens, sans quoi ils sauraient qu’à l’ouverture de l’Épatant, on ne va pas voir, mais se faire voir.

Nous avons fait pour la forme le tour de la salle, recrutant à chaque pas des personnes de connaissance. Puis nous avons été tous nous asseoir à l’entrée, pour regarder le coup d’œil qui est toujours le même : des petites femmes très gentilles, les yeux brillants sous une imperceptible voilette, les cheveux, en général, d’un blond… chaud qui contraste bien avec le velours sombre des chapeaux.

Elles circulent, le manteau à demi rejeté en arrière, de façon à dégager les épaules, escortées par de vieux diplomates à barbe grise, corrects et souriants, par de petits jeunes gens roides — genre anglais — et d’autres très gesticulants — genre français.

Et en haut, à leur balcon, les membres du Cercle regardent, comme les dieux de l’Olympe, tous ces simples mortels et mortelles qui tournent sur eux-mêmes dans un vague parfum de poudre de riz, au milieu du murmure des conversations où il est, quelquefois, question de peinture et plus souvent d’autres choses. Pourtant, de temps à autre, on entend :

— Oh ! regardez donc, ma chère, ce Flameng est adorable !

Ou bien :

— Et ce Besnard ! Il est inouï ! Quelle richesse de couleur !

Et d’autres exclamations du même genre.

Pendant que nous étions bien installées à regarder les arrivants, nous avons envoyé nos cavaliers faire une reconnaissance dans la salle afin que nous puissions, nous aussi, parler du Flameng « adorable » et du Besnard « inouï ».

Près de nous, se trouvait une famille qui, certainement, était venue pour toute autre chose que pour la peinture… Il s’agissait, bien sûr, d’une présentation ; car il y avait là — l’air solennel et pénétré — le père, la mère, la grand’mère, la petite sœur et la jeune personne en question ; tous en toilette, mais des toilettes du Marais. La jeune fille avait une plume blanche à son chapeau, comme Henri IV, et des gants marron… Oui ! elle avait des gants marron, marron foncé !… pour une présentation !

Ils se sont levés d’un commun accord en voyant arriver une respectable dame, suivie d’un gros monsieur très rouge, et appuyée sur le bras d’un jeune homme frisé, comme s’il allait faire sa première communion.

La jeune fille au panache blanc était devenue toute rose, elle adressait des saluts au père, à la mère, au fils… Après force cérémonies, ils se sont tous casés. Mais les deux jeunes gens paraissaient si intimidés qu’ils me faisaient pitié. Heureusement, elle a laissé tomber son manchon, il s’est précipité pour le ramasser, elle aussi : ce mouvement sympathique a rompu la glace…

Je n’ai pas pu continuer mes observations parce que nos éclaireurs revenaient avec des renseignements ; ils nous ont assuré que le succès du Salon était pour le portrait de Mme H… par Carolus Duran. Aussi, dès que Jeanne est arrivée, je lui ai dit de confiance :

— Tu sais, chérie, il faut que tu voies le Carolus Duran. Il est splendide !

Jeanne m’a demandé, en me regardant :

— Tu l’as vu ? de tes yeux vu ?

Je me suis mise à rire, tant son visage était malicieux.

— Ce sont les yeux de ces messieurs qui ont admiré pour moi…

Jeanne m’a lancé un coup d’œil triomphant, car elle était fière d’avoir deviné si juste.

A ce moment, comme je recommençais l’inspection des nouveaux venus, je vois entrer qui…? M. Chambert, avec un monsieur et deux jeunes femmes. L’une d’elles était sa belle-sœur ; je la reconnais tout de suite, d’après le portrait que j’ai vu chez Mme de Charmoy ; et tout de suite, aussi, je me rappelle que je veux devenir une femme sérieuse. Jeanne n’avait rien remarqué. Je lui dis :

— Demande à ton frère de nous accompagner au Carolus Duran.

(Son frère est un très gentil garçon qui a fait son droit au temps jadis et aujourd’hui conduit très bien les cotillons ; il ne plaide jamais, mais il joue très bien la comédie.)

Jeanne transmet ma requête. M. Landry se lève immédiatement, et, chose rare, les mamans ne font pas trop de « mais », sur notre promesse de revenir vite.

Rien ne m’était plus égal, une fois que M. Chambert m’aurait vue !…

Je regarde de quel côté il se dirige ; et, sans que ni Jeanne ni M. Landry s’en doutent, j’opère une si savante manœuvre, que nous arrivons à un tournant juste en face de lui…

Il nous reconnaît toutes les deux, Jeanne et moi ; il nous fait un grand salut très respectueux en me regardant, moi, plus qu’elle, — et pourtant Jeanne est très jolie ; — et nous passons…, quand j’aurais trouvé si agréable de m’arrêter !

J’ai vu le mouvement de Mme Raoul Chambert, demandant qui nous étions. J’aurais bien voulu entendre sa réponse… et bien voulu aussi être cette dame qu’il accompagnait et avec laquelle il causait.

Pourtant, j’étais déjà contente de l’avoir rencontré, et je l’ai été encore davantage quand M. Landry, qui connaît tout le monde, a dit :

— C’est un charmant garçon que Chambert !… Si intelligent, et pas du tout poseur !… Il est rudement lancé maintenant, il ira loin !…

Jamais je n’avais trouvé Georges Landry si agréable. Et j’étais mille fois plus joyeuse d’entendre ainsi parler de M. Chambert que de recevoir un compliment pour moi… Et pourtant j’aime bien les compliments quand ils ont l’air d’être sincères !…

Comme j’étais tout à fait redevenue une femme sérieuse, j’ai demandé à Jeanne si nous ne pouvions pas regarder un peu les tableaux par nous-mêmes. Elle a dit « oui » très volontiers ; d’autant plus que se promener sans nos mères, escortées seulement par son frère, l’amusait beaucoup aussi.

Par malheur, nous avons fait notre revue avec un peu trop de conscience, si bien que notre tour s’est prolongé, et, en revenant, nous avons été grondées.

Maman, surtout, paraissait très mécontente et n’a pas voulu comprendre que nous avions examiné toutes les toiles par raison, non pour notre plaisir.

12 février.

Jamais, non, jamais je ne deviendrai une femme sérieuse ! Quand je pense à ce qui s’est passé aujourd’hui au cours, j’ai envie d’aller me jeter dans un couvent… sombre et humide !…

Mais M. Chambert est bien de moitié dans ma sottise.

Au lieu de nous faire, comme à l’ordinaire, une conférence, n’imagine-t-il pas de nous demander d’analyser devant lui, séance tenante, des morceaux de poésie qu’il venait de nous lire ! C’était de Coppée, plusieurs scènes du Passant et une autre fort dramatique de Severo Torelli.

Je baisse la tête sur mon cahier de notes, faisant semblant d’être très absorbée, tant je craignais qu’il ne m’interrogeât. Mais il s’adresse à Charlotte Verly.

Pauvre Charlotte ! C’était terrible de répondre ainsi devant plus de cinquante personnes.

Aussi elle ne répondait rien. Lui essayait de la secourir.

— Voyons, mademoiselle, vous pensez certainement quelque chose des deux pièces de vers que vous venez d’entendre ?

Elle (très bas et très rouge) :

— Oh ! oui, monsieur !

— Eh bien ! mademoiselle, faites-nous part de vos impressions… Trouvez-vous qu’elles se ressemblent ?

— Oh ! non, monsieur !

— Quelle différence voyez-vous entre elles ?… Prenons d’abord Severo Torelli, si vous voulez bien.

— C’est très beau, monsieur.

— En effet, c’est très beau… Mais il y a bien des choses qui sont belles, des statues, des étoffes, des églises, etc. Précisez davantage, je vous prie.

Sa voix devenait un peu impatiente ; il avait absolument l’air de penser : « Quelle petite sotte ! »

Elle, qui s’en apercevait, se troublait de plus en plus.

— Aimez-vous mieux, mademoiselle, me parler du Passant ?… Voyons, ne vous imaginez pas que je vous demande une chose bien difficile… Dites tout simplement ce que vous pensez.

Je crois qu’elle ne pensait plus rien du tout… sinon que M. Chambert était insupportable…

J’avais bien le même avis ; je craignais toujours qu’il ne songeât à moi…

— Le Passant… c’est très joli !…

— Severo Torelli très beau !… Le Passant très joli ! J’aurais aimé une appréciation moins vague… Si l’une de ces demoiselles voulait bien vous aider ?… Mlle de Marsay ?

C’était trop fort ! Mon cœur se met à battre vite dans ma poitrine, et, sans réfléchir, je m’écrie :

— Oh ! monsieur, ce n’est pas la peine de rien me demander. Si vous m’interrogez avec cet air agacé, je ne pourrai jamais vous répondre !

Ma phrase n’était pas achevée que j’avais la conscience d’avoir dit une énormité ! Et j’aurais voulu me voir à Pampelune, à Chandernagor, n’importe où !… pourvu que ce ne fût pas dans cette salle de cours, au milieu de ces cinquante personnes !… sous son regard à lui !

Il y eut d’abord un moment de stupeur ; puis, comme une traînée électrique, un rire fou courut dans toute la salle.

Je me hasardai à le regarder… lui ; il riait aussi, et si franchement que cela me mit un peu de baume dans l’âme… Son visage avait cette expression jeune et gaie que je lui avais vue chez Mme de Simiane. Il reprit son sérieux le premier et il dit à Charlotte :

— Je vous demande pardon, mademoiselle, de vous avoir ainsi tourmentée… C’est moi qui ferai cette analyse que je vous demandais, en effet, d’une façon bien impromptue !

Il paraît qu’il l’a admirablement faite ; mais je n’en ai rien entendu, bien que j’aie écrit des pages de notes pour cacher ma confusion.

Quelle idée il devait avoir de moi !… Et maman, qu’allait-elle dire ?… Et cette histoire qui ne pouvait manquer de courir tout notre cercle !… Mon Dieu ! mon Dieu !

Si encore il m’avait été possible de m’excuser !… Mais non ! Je devais rester indifférente, tranquille à ma place.

A la sortie du cours, Charlotte s’est jetée à mon cou :

— Que vous avez été gentille de venir à mon aide ! Quelle idée de m’interroger ainsi ! Pour rien au monde, je ne lui aurais dit un mot… J’avais envie de le battre !

— Je n’ai pas été gentille du tout… C’est pour mon compte que j’ai répondu… et j’en suis même bien fâchée !

Toutes mes amies se sont écriées que je méritais beaucoup d’éloges pour ma bravoure… Mais j’étais au contraire bien honteuse d’avoir agi comme un bébé, moi une future femme sérieuse ! et quand je désire tant qu’il m’estime…

Nous étions sous la grand’porte, miss Emely et moi, attendant la voiture qui s’approchait. Il pleuvait. Je ne pouvais pas ouvrir mon parapluie ; tout allait mal dans ce jour néfaste.

A ce moment, apparaît M. Chambert qui sortait aussi. Il était tout près de moi, me saluant. Je ne sais quelle idée me vient ; j’abandonne mon parapluie, et je lui dis très vite — sinon je me serais aperçue que j’oubliais les convenances et je n’aurais plus osé :

— Monsieur, j’ai été très peu polie ! Ne m’en veuillez pas, je vous en prie ! Si j’avais réfléchi, je vous aurais adressé une phrase beaucoup plus convenable.

Il s’est mis à rire gaiement, et a répété :

— Une phrase plus convenable, mais qui aurait voulu dire la même chose, n’est-ce pas ?… J’avais donc l’air bien impatient ?… non, agacé ? J’en suis très fâché, je vous assure.

— Vous étiez détestable, ai-je répondu étourdiment.

Il avait toujours son beau sourire, à la fois brillant et sérieux :

— Alors, il me faut vous promettre de ne plus vous interroger ?… Chaque fois que nous nous trouverons ensemble, il est écrit que vous obtiendrez de moi une promesse !…

Je ne sais pourquoi, j’ai été tout à coup si contente de voir qu’il se souvenait de notre rencontre chez Mme de Simiane.

— Il ne faut jamais nous interroger, c’est trop effrayant !… En dehors du cours, c’est différent. Je vous analyserai tout ce que vous voudrez…

Miss Emely, ne comprenant rien à cette conversation, écoutait, enveloppée dans son caoutchouc.

— Paulette, here is the carriage.

J’ai encore fait une tentative pour ouvrir mon parapluie. M. Chambert l’a vu et m’a dit respectueusement :

— Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous abriter jusqu’à votre voiture ?

J’ai un peu incliné la tête en signe de consentement. Je n’osais pas parler, j’avais peur qu’il ne devinât à ma voix comme j’étais contente…

Malheureusement, le trottoir a été traversé trop vite ; il me semblait si amusant de marcher ainsi à côté de lui, toute seule ! Miss Emely trottinait près de moi.

Comme le coupé partait, je me suis penchée un peu ; et il a répondu à mon petit signe de tête par un profond salut.

J’ai tout raconté à maman, aussitôt rentrée ; j’aimais encore mieux que ce fût par moi qu’elle apprît l’histoire…, au moins, je pouvais présenter les choses d’une manière favorable à mes intérêts.

J’ai dû être bien éloquente ; maman n’a pas semblé trop fâchée ; elle m’a grondée pour la forme, mais elle était plutôt amusée, je le voyais bien.

Elle m’a dit :

— M. Chambert ne voudra plus vous faire de cours.

Je n’ai pas peur de cela… Mais quand donc serai-je une femme sérieuse ?…

21 février.

Nous passons la soirée vendredi prochain chez Mme de Charmoy. Ce sera cordialement ennuyeux ! Mais il n’y a pas moyen d’échapper à cette réunion.

Nous voyons beaucoup les de Charmoy à la campagne, car leur propriété des Varennes se trouve voisine de la nôtre. Et puis, si Mme de Charmoy est un peu… soporifique, son mari est un homme très agréable, — je répète l’opinion de papa et de maman — et aussi bien physiquement que sa femme l’est peu.

Il ne semble pas beaucoup se plaire dans son « home », il n’y est pas souvent.

L’été, quand on demande à la baronne ce que devient son mari, elle répond invariablement selon l’époque :

— Il visite ses terres… Ou bien : Il chasse…

A Paris, il est au Cercle.

Pourtant, tous les vendredis, il s’ennuie consciencieusement en famille et au milieu des invités de sa femme ; une manière comme une autre de faire maigre !…

Il n’y a pas à s’illusionner, vendredi, nous ferons comme lui. Si seulement les Chambert pouvaient venir !

Oh ! c’est que je les connais, les soirées de Mme de Charmoy !

Dans le salon, riche, correct et banal, les messieurs sont bien tranquilles, trop tranquilles : ils jouent au whist.

Parfois, une voix s’élève :

— Vous venez de faire un mauvais coup… Vous avez joué carreau… C’est le roi que vous auriez dû abattre…

Et puis, ils rentrent dans le silence ; et, de nouveau, l’on dirait des automates perfectionnés qui se meuvent paisiblement dans la lumière rose des abat-jour.

Les dames sont assises autour de la table, travaillant, — ou tenant leur ouvrage, — en général, à de grandes tapisseries moyen âge aux couleurs passées, ou bien à des nappes d’autel destinées à une église de village.

Elles causent, comme elles travaillent, sans paraître s’intéresser beaucoup à ce qu’elles font. Elles parlent avec la même indifférence paisible et souriante : de toilettes, de littérature, d’art, de sermons, de politique. Et les propos s’échangent, toujours sur la même note endormante, douce comme une demi-teinte, qui vous donne l’envie de dire une grosse hérésie afin d’obliger tout ce monde nonchalant à s’indigner un peu.

Tout à coup, une dame demande, avec un sourire qui révèle indiscrètement combien cela lui est égal, « si l’une de ces demoiselles serait assez aimable pour faire un peu de musique »…

Louise et Claire, en jeunes filles bien élevées, vont s’asseoir au piano et jouent, avec conscience, une ouverture quelconque.

Un soir où je dînais chez Mme de Charmoy, elles ont entrepris celle de Poète et Paysan, qui a marché assez mal, car Louise, sans que l’on puisse savoir pour quoi, a été prise soudain d’une émotion terrible…

Elle avait bien tort de se troubler ; personne n’écoutait… C’est seulement quand le piano s’est tu que tous les invités, n’entendant plus de bruit, se sont aperçus qu’on venait de leur jouer le morceau demandé.

Ils ont alors dit de confiance : « Très bien !… Charmant !! Vraiment, elles font des progrès extraordinaires ! Une mesure !… Une sûreté de toucher !… » etc.

Mme de Charmoy rayonnait ; son mari avait l’air moqueur ; Claire et Louise, qui ne sont pas trop sottes, ne savaient que penser…

Un des joueurs s’est écrié tout à coup :

— Il y avait un bien joli passage… la, la la… Par malheur, il se trouvait que ces la… la… la appartenaient à la Mascotte et non à l’ouverture de Poète et Paysan.

Un demi-sourire discret a passé sur quelques lèvres ; mais personne ne s’est autrement ému de l’enthousiasme de ce connaisseur.

On m’a demandé de chanter, ce qui m’a réveillée et eux aussi ; mais pour un instant !…

Je n’avais pas fini depuis cinq minutes, que l’engourdissement général revenait à son niveau, la conversation reprenait son « train de sénateur ». Et elle a continué à se traîner ainsi piteusement, entrecoupée par des silences pendant lesquels chacun cherchait — ou ne cherchait pas — ce qu’il pourrait bien dire.

Et pourtant, ces dames qui causaient ainsi sont des femmes passant pour intelligentes ; qui lisent, qui reçoivent, qui suivent des cours avec leurs filles. Ah ! pauvres nous !…

Heureusement, vendredi maman sera là ! et elle a le génie de la conversation. Avec elle, je ne sais comment le miracle se fait, tout le monde a de l’esprit. Aussi ses mardis sont-ils très courus. Et c’est une bonne note d’y être reçu !…

Je ne comprends pas pourquoi M. Chambert n’y vient pas… Quoique maman ne me l’ait pas dit, je vois bien qu’il lui plaît…

Il va chez Mme de Charmoy, chez Mme de Simiane… Et avec nous, il se montre d’une réserve !… Quand je serais si heureuse de lui faire les honneurs de notre « home » !

S’il pouvait donc être vendredi chez les de Charmoy !

28 février.

Il y était ! Et maman savait que nous devions l’y rencontrer, et elle ne m’en avait pas parlé !…

Aussi, j’ai passé une soirée délicieuse.

Tous les Chambert, excepté l’aide de camp, étaient présents, M. Raoul et sa femme, notre M. Chambert et le vieux père savant.

C’est un grand vieillard maigre, avec un profil découpé comme celui d’une médaille ; des cheveux blancs qui découvrent un front large, lumineux ; et des yeux tout à la fois vifs et profonds pareils à ceux de M. Michel…

Ce bon vieux monsieur a été très aimable pour moi. Il avait salué maman et causait avec elle. Tandis que j’embrassais Jeanne et Suzanne, que je serrais la main de Thérèse, je l’entends dire à papa :

— Je serais très heureux de connaître mademoiselle votre fille, car je la connais beaucoup de réputation.

Je pense tout de suite que M. Chambert lui a raconté la scène du cours et je me sens devenir rouge.

Papa s’avance :

— Voici ma fille, commence-t-il.

Mais M. Chambert l’interrompt.

— Du tout, du tout… C’est moi qui désire être présenté à mademoiselle.

— Un bien grand honneur pour cette fillette, répond papa.

Et, se tournant vers moi :

— Paule, je te présente M. le docteur Chambert, qui, par ses découvertes scientifiques…

M. Chambert ne le laisse pas achever.

— N’ajoutez rien, je vous prie. Mon titre de docteur est celui auquel je tiens le plus… Voulez-vous, mademoiselle, me donner la main ?

Certes oui, je voulais bien, il avait une si bonne figure !

Il tenait ma main et me regardait sans un mot… Je commençais à être intimidée ; ses yeux ressemblaient tant à ceux de M. Michel !

Enfin il se tourne vers papa et lui dit avec un sourire :

— J’envie mon fils… et je comprends qu’il trouve beaucoup d’attraits à ses conférences !

Là-dessus, papa demande à M. Michel :

— Cette jeune fille n’est-elle pas une élève bien distraite, monsieur ?

Distraite ! Ah ! si j’avais pu l’être ce certain jour… Je lance, malgré moi, à M. Chambert un regard suppliant pour qu’il ne révèle pas mon aventure à papa.

— Mademoiselle Paule est, au contraire, une auditrice très attentive… Ce sont toujours ses yeux qui m’avertissent du degré d’intérêt que j’éveille dans mon public.

— Alors ils doivent vous dire que l’heure du cours passe trop vite !

Il s’est incliné, et je me suis aperçue que je venais de lui faire un compliment, en exprimant ma pensée toute sincère.

— Charles ! a appelé maman qui causait avec Mme Raoul ; n’êtes-vous pas très satisfait des conférences de M. l’abbé Dubors sur la « Bible devant la Science »…? Je disais à madame que, depuis un mois, Paulette s’en était enthousiasmée, et, à ma grande surprise, ne voulait plus en manquer une.

Depuis un mois ! c’est-à-dire depuis ma conversion, maman ne s’en est pas aperçue !…

Je n’ai rien compris au premier discours sur les « origines des Livres sacrés »… C’était trop savant.

Mais comme je voulais absolument devenir une femme sérieuse, j’ai persévéré ; et maintenant je commence à me reconnaître assez bien dans toute cette théologie !

Papa s’était rapproché avec le vieux M. Chambert ; et dans le coin des parents, on s’est mis à parler sermons, puis microbes, d’une façon si animée, que Mme de Charmoy ne devait plus reconnaître son salon.

Nous, les jeunes filles et les jeunes gens, nous étions installés tous ensemble à l’autre bout de la pièce. M. Michel était resté près de moi. Jeanne, son frère, Thérèse, Louise de Charmoy, le petit de Boynes, — que l’on trouve toujours partout, excepté dans son régiment, — se sont lancés dans une grande discussion sur les toilettes du bal costumé des Denans.

La conversation devenait générale, très animée. Comme personne ne faisait attention à moi, j’ai dit à M. Chambert :

— Ce n’est pas bien généreux de votre part d’avoir raconté à monsieur votre père ce… ce qui s’est passé au cours !… Vous savez que j’en étais très confuse !

Il m’a jeté un regard rapide, comme pour voir si je parlais sérieusement.

— M’en voulez-vous vraiment de l’avoir fait ?… Alors, je dois chercher une excuse à mon indiscrétion. Je croyais avoir été le premier coupable ; et comme mon père s’intéresse fort à votre cours, je lui avais fait ma confession… Il y a répondu en me déclarant qu’il trouvait…

Ici, M. Chambert s’est tout à coup arrêté avec un indéfinissable sourire.

— Que j’étais bien mal élevée, n’est-ce pas ? ai-je demandé très malheureuse.

— Oh ! comme vous êtes loin de la vérité ! Ma phrase est restée inachevée, parce qu’elle prenait l’allure d’un compliment si banal, que je n’ai pas osé vous l’offrir.

J’ai répondu trop vite comme à l’ordinaire :

— J’accepte toujours les compliments ! seulement, souvent je n’y crois pas… Mais j’aimerais beaucoup à en recevoir un de M. le docteur Chambert, car il ne peut jamais dire que la vérité !… Je suis si fière qu’il ait désiré connaître papa !

Le regard brillant de M. Michel est devenu très doux.

— Mon père, en venant ici, était fort désireux de s’y rencontrer avec M. de Marsay. Mais il souhaitait, je crois, tout autant, d’être présenté à Mlle Paule.

Je suis devenue rouge de plaisir. M. de Boynes me regardait ; il avait l’air impatienté de me voir ainsi causer avec M. Michel, et il a dit à Jeanne, qui soutenait avec ardeur la cause d’une coiffure Marie Stuart :

— Demandez à Mlle Paule ce qu’elle pense de la question.

Je ne savais pas du tout de quoi il s’agissait, mais j’ai répondu avec enthousiasme :

— Je trouve que c’est extrêmement joli.

Jeanne, enchantée, a continué la discussion.

M. Chambert et moi, nous avons repris notre causerie ; je m’efforçais d’être bien tranquille pour que maman ne songeât pas à m’appeler de son côté.

Il me paraissait si étrange et si charmant de pouvoir ainsi parler avec lui, mon maître, qui m’intimide tant au cours !

M. Chambert avait entendu maman dire que je m’intéressais à la « Bible devant la Science » ; et cet intérêt avait l’air de lui sembler très extraordinaire.

— Mais je suis beaucoup plus raisonnable que vous ne le croyez ! me suis-je écriée bien vite. Et même, je lis, en ce moment, un ouvrage très, très sérieux, un « Choix des lettres de Mme de Sévigné ».

Un éclair de gaieté malicieuse a passé dans son regard ; et il m’a semblé tout à coup le voir au cours, rendant compte de nos humbles résumés littéraires, qu’il dissèque impitoyablement avec une parfaite politesse.

— Pauvre Mme de Sévigné ! De quel ton vous parlez d’elle !… Il semble que vous l’ayez trouvée très, très ennuyeuse !

Il avait si finement imité mon accent, que je n’ai pu m’empêcher de rire.

— Que vous êtes moqueur ! lui ai-je dit, moitié fâchée, moitié amusée. Assistez une fois à l’une des conférences de l’abbé Dubors, et vous verrez si j’ai peur des sujets graves !… Tous nos amis y viennent. Nous nous retrouvons après la messe ; c’est très agréable !… J’aime presque autant ces sermons-là que vos cours… pas tout à fait, pourtant ! ai-je rectifié. Je sentais bien qu’à mes yeux les deux conférences n’avaient pas absolument le même intérêt.

Je ne sais pourquoi, au premier moment, il n’a pas paru flatté du rapprochement. Mais cette impression n’a pas duré ; et comme il me faisait compliment de ma sagesse, je lui ai raconté que je la lui devais et lui ai parlé de la « Femme de devoir ».

Mon récit l’a fait rire ; mais après, il m’a dit, presque gravement :

— Vous ne devez pas lire ainsi les articles de la Revue parisienne ; ils ne sont pas écrits pour vous !

C’était mon tour d’être un peu effarouchée ; pourtant, la première seconde d’étonnement passée, j’ai trouvé bon de sentir qu’il s’intéressait à moi ; et je lui ai expliqué que je ne lisais jamais rien sans la permission de maman. C’était par hasard, cette fois-là…

Jeanne, qui avait enfin fait triompher Marie Stuart, m’a glissé à l’oreille :

— Laisse-nous-le un peu !

— Quoi donc ?

— M. Chambert ! Tu l’as pris pour toi toute seule depuis le commencement de la soirée !

J’avais un peu envie de me fâcher. Mais je n’en ai pas eu le temps. Mme de Charmoy, qui n’avait plus son regard endormi, s’est précipitée de mon côté, me demandant : « Si je serais assez aimable pour dire une de mes délicieuses romances. »

En général j’adore chanter, surtout chez Mme de Charmoy, car personne ne fait attention, et c’est alors comme si j’étais seule.

Mais ce bienheureux soir, tout avait changé. Les travailleuses sortaient de leur engourdissement et ne travaillaient pas ; les joueurs ne ressemblaient presque plus à des automates, et M. de Charmoy paraissait aussi joyeux que lorsqu’il sort de sa maison pour aller au Cercle…

Mais chanter devant lui, M. Michel !

Ah ! si j’avais pu, au moins pour un instant, être une grande artiste !

Je n’avais pas la ressource de dire que je ne me rappelais rien par cœur, puisque toutes mes amies savent que j’ai une mémoire excellente. Aussi je me suis résignée ; j’ai accepté le bras de M. de Charmoy, et j’ai bravement commencé une mélodie suédoise, très originale, mon morceau favori.

Dès les premières notes, quand j’ai entendu ma voix monter claire et vibrante, toute ma frayeur s’est envolée.

Je ne regardais pas !… Et pourtant, j’ai vu que M. Michel se rapprochait de façon à être tout près du piano, à quelques pas de moi… Cela m’était égal ! J’ai été croquée, un jour que je faisais ainsi de la musique avec Suzanne : j’étais fort… passable ! Je ressemblais à sainte Cécile, une sainte Cécile parisienne, du dix-neuvième siècle, comme celles que fait Dubufe…

Malgré moi, je le sentais bien, je chantais pour lui seul.

Quand j’ai eu fini, tout mon auditoire a applaudi avec une chaleur qui a dû faire frissonner les échos du salon, habitués au calme.

Maman m’a murmuré :

— Jamais tu n’as mieux chanté !

M. Michel, qui s’est trouvé juste à point pour me ramener à ma place, m’a dit tout simplement : « Merci, mademoiselle. » Mais son « merci » à lui m’a semblé bien meilleur que les compliments de tous les autres.

Il ne m’a plus parlé pendant la fin de la soirée. Jeanne aura été contente !… Il causait avec les personnes respectables de la société ; mais, une ou deux fois, j’ai rencontré son regard qui me suivait… Et au moment du départ, c’est lui qui nous a mises en voiture, maman et moi.

15 mars.

J’ai mal lu ma messe, ce matin ; mais la faute en est pour beaucoup à M. Chambert !

Je me doutais bien qu’il viendrait à l’une des conférences de l’abbé Dubors, puisque je le lui avais demandé ! Seulement, comme je ne l’ai aperçu qu’à la fin de la messe, pendant tout le commencement, j’ai été très fâchée de ne pas le voir.

J’avais, cependant, bien surveillé l’entrée, qui était fort curieuse à regarder.

Ces conférences sont pour les messieurs ; mais les dames y vont beaucoup…, pour être à même de juger si les messieurs en profitent !

Il y avait les habitués de l’église, souvent un peu… mûrs, avec des calottes de velours et de gros livres sous le bras, qui allaient tout droit à leurs chaises. Et puis les indifférents amenés par leur femme ou par leur mère, mêlés aux croyants, ceux-là très sérieux. Et puis les curieux, qui venaient là… pour voir !… Les mondains renseignés — comme l’avoue Georges Landry — sur les jolies femmes que l’on peut rencontrer à cette messe… Les parvenus, auxquels on a dit qu’en temps de République, il est bien porté de montrer des opinions religieuses…

Et tous se pressaient pour entrer dans la nef, s’écartant, je l’ai bien remarqué, quand une jeune femme élégante ou une très vieille dame voulait passer ; — les « purs » offrant même leur chaise… — et restant impassibles quand la dame était laide ou sur le retour…

Tous pareils, les hommes ! Je suis très contente d’être jolie ; c’est beaucoup plus commode !

Mais dans toute cette abondance de messieurs, je ne voyais pas M. Michel. Aussi, je n’ai rien compris au sermon !

Comme la messe avançait, et que j’étais de plus en plus désappointée, je tourne un peu la tête, et je l’aperçois… enfin ! à demi caché par le pilier. Je me penche bien vite sur mon livre ; j’étais certaine qu’il m’avait vue ! J’ai tâché alors de lire attentivement ma messe… Mais je ne pouvais pas ! J’étais trop contente de le savoir dans mon église, à quelques pas de moi !… Et je songeais toujours à ce pauvre du premier janvier, qui s’appelait « Michel » comme lui…

Je regardais le chœur tout illuminé. J’écoutais l’Ave Maria chanté par une voix d’enfant fraîche, cristalline. Je pensais que, dans cette même église, je me marierais peut-être bientôt… Et, tout à coup, il m’a semblé que si, ce jour-là, je me voyais, toute blanche sous mon voile, agenouillée auprès de lui, M. Michel, je n’aurais plus rien à désirer en ce monde…

Oh ! être aimée par lui !…

Mais l’orgue et la voix se sont tus, et mon rêve a disparu… Il était trop beau !…

Je craignais que nous ne le rencontrions pas, tant il y avait de monde à la sortie !

Alors, sans rien dire à papa, je me suis glissée dans la foule. Il a été obligé de se dépêcher pour me rejoindre. Puis, quand j’ai été bien sûre de ne pas manquer M. Michel, j’ai regardé d’un autre côté, et je me suis retournée seulement lorsque papa, qui n’y avait vu que du feu, m’a appelée :

— Paulette ! M. Chambert.

Je lui ai tendu la main à l’anglaise, comme papa… C’était la première fois… Et je lui ai demandé :

— N’est-ce pas, monsieur, que je ne vous ai pas trompé ?… Ces sermons ne sont-ils pas si intéressants qu’ils n’ont plus l’air d’être des sermons ?…

— Paulette ! quelle manière de parler ! s’est écrié papa.

J’ai vite corrigé ma phrase.

— Cet abbé n’est-il pas un orateur très distingué ?

— Très distingué, en effet, m’a répondu M. Chambert avec ce sourire jeune qui éclaire tout son visage.

Papa et lui ont descendu les marches en causant. Je marchais, très sage à côté d’eux ; mon rêve me revenait à la pensée !

Mais les Landry, les de Vignolles, les de Charmoy, etc., nous ont rejoints, et il m’a bien fallu revenir dans la sévère réalité.

M. de Boynes, qui, avec tout un groupe de messieurs, lorgnait la sortie de la messe, a eu un mouvement de contrariété que j’ai saisi au passage, quand il a aperçu M. Chambert auprès de nous.

Mon fidèle chevalier devient insupportable ; je suis bien libre d’aimer à causer avec M. Chambert !…

Jeanne et Georges Landry m’ont arrêtée pour savoir à quelle heure nous nous retrouverions aux courses.

Là-dessus, papa a demandé à M. Chambert s’il n’y allait pas aussi.

J’écoutais de tout mon cœur, en faisant semblant de m’intéresser à la description d’une robe neuve de Jeanne. Il a répondu qu’il avait promis d’accompagner son frère et sa belle-sœur à Lamoureux.

Cette raison m’a eu tout l’air d’un prétexte ! car, enfin, M. Raoul n’a pas besoin qu’on l’« accompagne », et Mme Raoul, étant pourvue de son mari, pouvait bien nous laisser son beau-frère !…

22 mars.

Nous sommes en plein carême en ce moment ! Aussi, les bals se succèdent… et mes maladresses aussi !

C’est désolant ! mais j’en fais beaucoup plus depuis que je suis résolue à devenir une femme sérieuse.

Si maman savait ce qui m’est arrivé, hier soir, au bal, chez Mme de Rally… Ah ! je crois bien qu’elle ne voudrait plus m’emmener nulle part !

Une très belle réunion, beaucoup de jolies femmes et de messieurs dans les embrasures de fenêtres et de portes. Ces derniers ne quittaient guère leur refuge ; passé l’âge du volontariat, plus ils sont jeunes, moins ils dansent : « C’est une règle inverse », comme on nous disait au cours ; de sorte que plusieurs jeunes filles restaient à leur place.

Mme de Rally, une grande et forte femme, avec des yeux charmants, trop de cheveux sur le front et des diamants superbes, allait de droite et de gauche, distribuant des sourires, et demandant aux jeunes filles, sans écouter la réponse :

— Eh bien ! mesdemoiselles… vous amusez-vous ?

Naturellement, toutes, même celles qui ne bougeaient pas, — et pour cause, — murmuraient un : « Oui, madame ! » souriant.

Jeanne et moi, nous n’avions que faire des présentations, car nous connaissions tous les danseurs. Pourtant, comme je revenais à ma place, après une valse avec M. de Boynes, Georges Landry s’approche, escorté d’un jeune homme, et me dit :

— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous présenter mon ami, M. Philippe de Rouvres ?

J’adresse un petit salut à M. de Rouvres et je le regarde. Je vois un visage très brun, avec des yeux très ordinaires, des cheveux très ondulés et un sourire satisfait… Oh ! très satisfait !!!

Il m’adresse la demande de rigueur :

— Puis-je espérer, mademoiselle, que vous voudrez bien me faire l’honneur de m’accorder une valse ?

J’examine mon carnet.

— La dixième, monsieur, si vous voulez bien.

On en était à la quatrième. Il prend un air presque froissé.

— Elle me semblera bien longue à venir. Ne pourriez-vous me donner autre chose avant cette valse, mademoiselle ?

Je réponds avec un faux air de regret :

— J’ai tout promis, monsieur.

Ce n’était pas rigoureusement vrai ! Mais ce M. de Rouvres me déplaisait avec ses cheveux trop ondulés et son sourire suffisant.

Il me fait un petit salut de tête bien raide, bien correct :

— Je regrette infiniment, mademoiselle. Alors, la dixième valse !

Ah ! cette dixième valse vint trop vite !… Je m’éloigne à son bras, très décidée à ne pas commencer de conversation.

Nous nous mettons à danser ; il valsait mal, très mal. Au bout de deux tours, j’étais édifiée sur son talent ; je l’arrête, et j’attends toute droite comme une petite pensionnaire qu’il se décide à dire quelque chose.

Je n’étais pas très charitable, je le sentais bien… Mais tant pis ! puisqu’il ne savait pas danser, il fallait au moins qu’il parlât.

Au bout d’une minute, il se hasarde :

— Vous aimez la valse, mademoiselle ?

J’ai sur le bout des lèvres : « Je l’adore ! mais pas avec vous ! »

En femme sérieuse — future ! — je m’arrête à un :

— Oui, monsieur, accompagné d’un petit sourire.

Il reprend :

— Il y a des jeunes filles qui restent sans danseur, parce que certains messieurs préfèrent regarder et ne les invitent pas.

Son raisonnement était si logique que je n’avais rien à y répondre.

Malgré moi, pourtant, il m’échappe :

— Ils ne sont pas ici pour regarder ! Les jeunes filles devraient danser entre elles, sans plus s’inquiéter d’eux !

Il me répond avec son sourire satisfait :

— Oh ! ce ne serait plus la même chose !

Sous-entendu : « Ce leur serait beaucoup moins agréable !!! »

Il était vraiment par trop agaçant.

Je prends le ton le plus indifférent, et je commence :

— Mon Dieu ! croyez-vous ?… Moi, ce me serait tout à fait égal !…

Mais je m’arrête brusquement, effrayée de l’air de stupeur avec lequel il me considérait. Il paraissait suffoqué.

— Oh ! mademoiselle !… Vous dites des choses !… ah ! des choses !… qui sont dures à entendre !…

Je m’apercevais bien maintenant que ma phrase n’était pas très polie !… Mais elle ne me semblait pas suffisante pour le mettre dans un tel état, quand l’idée me vient qu’il a interprété mon : « Cela m’est égal », par :

« Tous ces jeunes gens sont si stupides, que… etc. »

Bien sûr, il devait en être ainsi, car M. de Rouvres continuait du même ton bouleversé et vexé en même temps :

— Oh ! ne vous excusez pas, mademoiselle ! C’était un cri du cœur. Vous n’y pouvez rien !

Il avait raison : je n’y pouvais rien.

Plus je voulais réparer mon étourderie, plus je m’embrouillais. J’en arrivais à parler du plaisir que l’on peut éprouver quelquefois à danser avec des chaises !…

Lui, pendant ce temps, retrouvait ses esprits ; il s’est rappelé qu’il devait se montrer homme du monde et m’a demandé, d’un ton devenu irréprochable, si je voulais valser de nouveau.

Je n’avais pas même le courage de dire que j’étais fatiguée…, de trouver un prétexte. Je me suis laissé emporter au milieu du tourbillon.

Nous avons essayé de faire quelques pas, mais les danseurs étaient si nombreux qu’il nous a fallu arrêter…

Et je ne trouvais rien d’aimable à dire à ce M. de Rouvres pour lui faire oublier la réponse qui l’avait tant froissé. Il ne m’inspirait pas du tout !…

Nous étions près du petit salon où se trouvaient préparés les accessoires du cotillon, au milieu desquels trônait un superbe cor de chasse.

Je jetai sur eux des regards désespérés, cherchant un sujet de conversation, quand je m’aperçois tout à coup que les yeux de M. de Rouvres ont suivi les miens, et sont arrêtés sur le cor en question avec une complaisance des plus marquées.

Une idée lumineuse me vient. Il fallait être un fanatique hunter pour regarder un cor avec tant d’affection ! Et sans hésiter, je commence d’un air aimable, histoire de trouver une entrée en matière :

— Nous allons, je crois, tout à l’heure, pendant le cotillon, entendre sonner un hallali… N’êtes-vous pas, monsieur, très amateur de chasse ?

Ma phrase était pitoyable, et j’allais tout à fait à l’aventure, car une heure plus tôt, j’ignorais même l’existence de M. de Rouvres. Son visage s’éclaircit soudain.

— Oh ! extrêmement, mademoiselle. Oh ! extrêmement ! Chasser est un des plus grands plaisirs de ma vie !!!

Je retiens un soupir de soulagement. Comme j’étais bien tombée, mon Dieu !…

Je continue souriante :

— Je comprends ce goût, car j’ai vu une chasse à courre dans la forêt de Rambouillet ; et, la curée mise en dehors, j’ai conservé un charmant souvenir de ma journée.

Le visage de M. de Rouvres s’épanouissait de plus en plus.

— Je suis fier, mademoiselle, que vous compreniez mon enthousiasme. Oui, chasser est un des plus grands plaisirs de ma vie !!!

Je le savais bien, puisqu’il me l’avait déjà dit ! Mais j’étais décidée à être bonne jusqu’au bout, et je l’écoute avec attention.

Il s’en aperçoit, et poursuit enchanté :

— Il y a dans la chasse un imprévu qui lui donne ce charme irrésistible que les profanes ne peuvent pas comprendre. Ainsi, je me souviens : un jour, nous étions dans un petit bois de bouleaux, allant un peu à l’aventure. Nous n’avions guère rencontré que des lapins…

Je répète avec intérêt :

— Ah ! des lapins ?

— Oui, des lapins… Oh ! il y en avait beaucoup cette année… Beaucoup de faisans, aussi !…

Cela dit avec conviction, M. de Rouvres reprend, encouragé par mon air attentif :

— Tout à coup, nous entendons un bruissement dans les fourrés. Je regarde !… J’aperçois un chevreuil…, je tire…, l’animal tombe !… Je l’avais atteint à l’épaule… Et mes compagnons en étaient encore à se demander ce qui arrivait, a conclu M. de Rouvres, plein d’enthousiasme au souvenir de son exploit.

La valse allait finir. Je pouvais être aimable sans crainte de voir arriver après le chevreuil la biche, le cerf, les faons, toute la famille.

J’ai dit à M. de Rouvres avec mon plus gracieux sourire :

— Ce sont là, monsieur, de ces coups que les bons tireurs rencontrent seuls !

Il s’est incliné, en grand seigneur cette fois, et m’a répondu sur un ton qui n’était plus suffisant :

— Peut-être suis-je, en effet, d’une certaine habileté à la chasse ; mais, en tout cas, je suis un bien mauvais valseur !… Jamais, avant ce jour, mademoiselle, je ne l’avais ainsi regretté !…

Ce n’était vraiment pas mal tourné pour un jeune homme qui a les cheveux si ondulés. Aussi, nous sommes revenus à ma place bien réconciliés.

J’étais à peine assise, que Jeanne m’a chuchoté, en me montrant M. de Rouvres qui s’éloignait :

— Tu sais, ma chère, tu lui as tourné la tête !… Il a déclaré à Georges que tu étais la plus ravissante jeune fille qu’il ait jamais vue.

En moi-même, j’ai ajouté : « Et la plus malhonnête, sans doute ! » Mais j’ai répondu seulement à Jeanne :

— Il danse bien mal.

— Cela ne m’étonne pas, a-t-elle riposté ; il est surtout un grand chasseur devant l’Éternel !… (Ah ! je le savais !…) Mais tu lui apprendras… C’est une très belle conquête que tu as faite là !

Et elle a continué, comme si elle lisait un catalogue :

— Marquis de Rouvres ! Vieille noblesse ! Fortune princière ! Plus de père ! Une mère parfaite ! Un des plus fidèles défenseurs du trône et de l’autel !… Revient d’Angleterre, quittant ton nouveau « roy » !… Très en faveur auprès du prince de Galles !… Personnage à la cour d’Angleterre…

Jeanne aurait pu aller plus longtemps encore, j’étais trop saisie pour l’arrêter…

Il me trouvait « ravissante » ; il était défenseur « du trône et de l’autel » ; il était l’ami du futur roi d’Angleterre… Et moi, je lui avais laissé croire que je le trouvais un « stupide jeune homme » !…

Mon Dieu ! si maman l’apprenait ! Je la cherche des yeux, et je l’aperçois qui causait avec une dame très distinguée, aux cheveux gris encadrant un visage pâle.

— Mme de Rouvres, m’a murmuré Jeanne.

A ce moment, papa s’approche. Il venait… il venait m’avertir que Mme de Rouvres désirait me connaître !… Ah ! cela tombait bien !

La présentation s’est accomplie dans toutes les règles.

— J’avais remarqué dès mon arrivée cette petite tête blonde, m’a dit aimablement Mme de Rouvres ; et j’ai été très fière pour mon fils qu’il ait pu obtenir une valse.

Ah ! pauvre dame !… elle ne se doutait guère combien j’avais été peu polie avec son fils !

Sur un signe de Mme de Rouvres, il s’est approché ; et, pendant que les mères causaient, il m’a demandé respectueusement de lui accorder le cotillon.

Par bonheur, je l’avais déjà promis…

Eh bien, il ne l’a pas dansé ; il s’est assis derrière moi ; il m’a offert tout ce qu’il pouvait m’offrir : fleurs, décorations…, etc.

Par exemple, il parlait un peu trop du prince de Galles !…

Comme nous partions, il a demandé à maman la permission « d’aller lui présenter ses hommages ».

Cette demande était à mon adresse ; je l’ai bien deviné à la manière dont il m’a dit adieu.

Ce marquis de Rouvres m’inquiète. Il a un air de prétendant.

Pourquoi me trouve-t-il ravissante ?… Et pourquoi maman a-t-elle été si aimable avec lui ?…

2 avril.

Fini mon cher, cher cours ! Maman était venue pour la dernière conférence.

Il me semblait que l’heure passait plus vite encore que toutes les fois… Quand j’aurais tant voulu retenir les minutes !

M. Michel nous parlait d’une manière très élevée, si j’en jugeais par le regard profond de Suzanne, de l’influence morale des écrivains. Mais je ne pouvais pas bien l’écouter. Trop d’idées se pressaient dans mon esprit.

Je songeais que lui, le premier, m’avait inspiré le désir d’être autre chose qu’une poupée frivole, et révélé d’autres livres intéressants que les romans. Il m’avait appris à penser un peu par moi-même, donné cette jouissance de savoir comprendre un homme vraiment intelligent… Et pour cela, j’aurais voulu lui dire : « Merci » devant tout le monde, comme il avait parlé devant tout le monde !

Mais les sages convenances étaient là, impitoyables, à me répéter que je devais rester indifférente, bien que le cœur me battît d’émotion.

Oh ! quels mensonges elles vous font faire !

Quatre heures moins dix !… Quatre heures moins cinq !… Quatre heures !… C’était fini.

Il s’est levé, disant quelques mots d’adieu…

Toute l’assistance sortait. J’ai embrassé Mme Divoir, que j’aime bien depuis que je l’ai vue si tourmentée, cet hiver, de la maladie de sa petite fille. J’avais été trop sévère pour elle. Après tout, son mari ne méritait pas d’être beaucoup regretté !…

Quand j’ai rejoint maman, elle causait avec lui… je veux dire avec M. Michel. Et il racontait qu’il allait partir pour le Tyrol, comptant y passer quelques mois.

Il ne manquait plus que cela ! Avec M. de Rouvres qui est d’une amabilité insupportable et que nous rencontrons partout, mon malheur était complet !

La conversation a continué quelques instants.

— Paule va être bien privée de ne plus avoir vos conférences, monsieur, a dit maman.

Je n’ai pu m’empêcher de m’écrier :

— Oh ! oui ! je suis si fâchée qu’elles soient finies !

Il m’a comme enveloppée de ce regard clair et profond que j’aime tant à sentir sur moi.

— Me croirez-vous si je vous avoue qu’à moi aussi les séances du lundi vont bien manquer ?… Mais nous continuerons l’année prochaine, n’est-ce pas ?

— C’est bien loin, l’année prochaine ! ai-je répondu la gorge serrée… Malgré moi, je pensais à cet insipide M. de Rouvres.

— En attendant, a repris maman très gracieuse, je compte absolument sur votre visite… C’est chose convenue… Paulette, d’ailleurs, sera contente de vous exprimer encore le plaisir qu’elle avait à vous entendre.

Il s’est incliné.

Ma gorge n’était plus serrée, et la perspective de M. de Rouvres me devenait tout à fait indifférente.

— Je vous remercie beaucoup, lui ai-je dit, de tout le plaisir et de tout le bien que vous m’avez fait cet hiver !… Je suis un peu plus sérieuse qu’au commencement de la saison… n’est-ce pas, maman ?

Maman a fait une imperceptible petite grimace ; par bonheur, M. Michel n’a pas vu son sourire de doute.

— Et moi, je vous remercie de toute votre attention, m’a-t-il répondu simplement.

Maman lui a tendu la main ; moi aussi !… Et nous sommes parties… si vite !

Il viendra enfin !!… Cela m’est égal maintenant de dîner jeudi chez la marquise de Rouvres.

16 avril.

Il est venu… et je n’y étais pas !

Nous avions une matinée au cours de chant, et maman m’y avait envoyée.

Mon Dieu ! j’aurais été si heureuse de le voir ici !

Pendant le dîner, maman parlait à papa de cette visite. Il paraît que M. Michel et M. de Rouvres se sont trouvés en même temps à la maison, tous deux se connaissant déjà.

M. Chambert est parti le premier. Et alors Philippe de Rouvres a fait de lui un éloge enthousiaste ; puis il a demandé à maman s’il était vrai que M. Michel fût fiancé à la très belle Espagnole, Mlle d’Alvaro, qu’il admirait beaucoup l’automne dernier, à Biarritz.

Jusque-là, j’avais écouté avec un tel intérêt que j’oubliais de dîner. Mais quand maman a répété la question de M. de Rouvres, il m’a semblé tout à coup que je ne la voyais plus que de très loin, comme à travers un voile… et ses paroles m’arrivaient ainsi qu’un murmure confus, n’ayant pas de sens…

Le dîner m’a paru interminable.

Aussitôt que maman s’est levée, j’ai couru dans ma chambre ; je me suis réfugiée près de la fenêtre — mon asile préféré quand je suis très gaie ou très triste — répétant cette malheureuse phrase qui me brûlait les lèvres : « N’est-il pas fiancé à une très belle Espagnole, Mlle d’Alvaro ?… »

Le ciel était tout gris, chargé de nuages ; une hirondelle volait bas autour du jardin. J’entendais le piano de Geneviève qui jouait à papa la Sérénade de Schubert, et la petite voix claire de Patrice qui montait entrecoupée par des éclats de rire parce que maman lui disait un conte.

La pluie s’est mise à tomber, une pluie chaude, pressée

Le vent éparpillait les gouttes sur mes cheveux, sur mon visage, sur mes mains. J’avais le cœur serré à me faire mal, mais je ne voulais pas, je ne pouvais pas pleurer : nous passions la soirée chez Mme de Lubières.

Pourtant, à mesure que la pluie tombait sur moi, on aurait dit qu’elle calmait mon angoisse.

Je me rappelais ses yeux, à lui, quand il me disait adieu, là-bas, chez Mme Divoir… S’il eût aimé Mlle d’Alvaro, il ne m’aurait pas regardée ainsi !…

Et plus j’étais mouillée, plus je réfléchissais, plus aussi j’étais certaine qu’on le fiançait à tort à cette « très belle Espagnole ».

Et puis s’il en avait été ainsi, il ne serait pas parti pour le Tyrol…

Toute cette histoire ne devait être qu’un bavardage de cet insupportable M. de Rouvres que je déteste parce qu’il est amoureux de moi. — Je le vois bien tout en n’ayant pas l’air de remarquer ses yeux langoureux. — Quand je serais tellement, tellement heureuse d’être rien qu’un peu aimée par… lui !

Mais il ne songe guère à me donner cette joie… Il est bon pour moi, comme Suzanne l’est pour Patrice ; cela ne tire pas à conséquence avec les enfants !…

C’est toujours ainsi ; les personnes dont on ne se soucie pas — M. de Rouvres, par exemple, — on les voit chaque jour… Et celles dont la présence est très douce… s’en vont dans le Tyrol…

Pourvu qu’il n’y rencontre pas cette Mlle d’Alvaro !

Pourvu aussi qu’il n’y ait pas trop de jeunes filles dans le Tyrol !

24 avril.

Jeanne dînait ici.

Elle était arrivée un peu à l’avance afin que nous pussions causer.

Nous avions pris place sur mon petit canapé bas, près de la cheminée, le canapé des épanchements, comme nous l’appelons, à cause des confidences que nous y échangeons les lendemains de bal, en regardant le feu, quand le jour baisse.

Tout à coup, Jeanne se lève brusquement, va se poser devant la glace, fait semblant d’arranger ses cheveux et me demande :

— Que diras-tu, Paulette, si je te raconte qu’un beau jeune homme, le prince Charmant tout à fait, s’occupe beaucoup de toi ?

Je ne sais pourquoi, je m’imagine follement qu’elle pense à lui…, à M. Michel. Je détourne la tête pour que, dans la glace, elle ne me voie pas rougir, et je tâche de répondre d’un air détaché :

— Un beau jeune homme ?

Elle continuait à relever ses petites boucles, un peu froissées par son chapeau.

— Tu rougiras d’abord…, tu feras des cérémonies !… et puis tu finiras par l’épouser ; et… tu seras une charmante marquise de Rouvres !

Je répète désolée :

— Marquise de Rouvres ?… C’est de M. de Rouvres que tu parlais ?… Je l’ai en horreur, entends-tu ? ton marquis de Rouvres !

— Mon… mon… mon ! il n’est pas à moi, puisque je te le laisse !… riposte Jeanne. De qui donc croyais-tu que je voulais parler ?

Elle le savait bien, cette maligne Jeanne !…

Comme je ne répondais pas, elle continue avec une petite mine innocente qui manquait de conviction :

— Ah ! j’ai encore une nouvelle à t’apprendre. Mme de Charmoy a dit hier à maman que M. et Mme Raoul Chambert lui avaient promis leur visite, cet été, aux Varennes ; et…

Ici Jeanne s’arrête et arrange le ruban de sa ceinture ; puis elle reprend :

— Et… M. Chambert, le nôtre, ira les y retrouver.

Lui aux Varennes ! A quelques pas de la Christinière ! Alors, il viendrait, je le verrais !

C’était trop beau ! Je me lève d’un bond et je crie à Jeanne :

— Oh ! Jeanne ! Est-il possible que ce soit vrai ?…

Elle me lance un petit regard de côté et commence gravement :

— Je ne croyais pas que tu t’intéressasses (l’imparfait y était !) autant à M. Chambert.

Puis elle s’interrompt, éclate de rire et se jette à mon cou :

— Ah ! chérie, il y a longtemps que j’ai deviné ton secret !

J’étais un peu honteuse de m’être ainsi trahie ; mais je ne pouvais pas me fâcher ; je trouvais tellement bon de parler de lui !

— Jeanne ! il se soucie de moi comme d’une pauvre noisette !

— Peut-être aime-t-il beaucoup les noisettes ; tu ne sais rien de ses goûts, m’a répondu Jeanne malicieusement.

— Je t’en prie, Jeanne, sois sérieuse.

— Sérieuse comme lui, n’est-ce pas ?

Nous nous sommes mises à rire toutes les deux, et nous avons été reprendre nos places sur le canapé des épanchements.

— Écoute, Paulette ! Je vais te raconter quelque chose. Tu sais que Georges est un connaisseur ?… eh bien, pas plus tard qu’hier, il m’a confié : « Chambert est tout à fait emballé sur le compte de Mlle de Marsay ; il ne prononce presque jamais son nom, mais il trouve toujours moyen de savoir tout ce qu’elle fait !… » Je suis bonne de te raconter cela ?

Je l’ai embrassée avec effusion.

— Tu es excellente ! Cherche quelque chose encore.

— J’ai peur que tu ne te montes trop la tête, m’a glissé Jeanne maternellement.

— Jeanne, ne sois pas méchante !

— Eh bien, il a dit une fois à Mme de Charmoy — c’est Claire qui l’a entendu — que tu étais une délicieuse enfant !

— Délicieuse ! C’est bien… Mais enfant !… toujours enfant !!

— Sois tranquille, Paulette, vous serez très heureux, a conclu Jeanne comme dans les contes de fées. Je te le donne bien volontiers ; il est trop sérieux, et aussi, par instants, un peu trop moqueur.

— Il ne l’est jamais avec moi !

— Je crois bien, il n’oserait pas. Tu lui as si bien répondu une fois au cours… Tu l’as secoué !!!…

— Heureusement nous sommes réconciliés, ai-je dit avec un soupir de soulagement. Comme il a dû me trouver ridicule !

— Paulette, ne sois donc pas si naïve. Tu ne lui as jamais paru plus charmante que ce jour-là… Tu sais bien, les hommes aiment ce qui les sort de l’ordinaire.

Involontairement, j’ai pensé à M. de Rouvres…

— Jeanne, j’ai peur que maman ne veuille me faire épouser le marquis de Rouvres…

— C’est probable, m’a-t-elle répondu paisiblement.

— Oh ! comme tu dis cela ! On voit bien que tu n’es pas intéressée dans la question !

— Mais, chérie, réfléchis un peu… Il est marquis ; il est très riche ; il est joli garçon…

— Oh ! non !

— Il est un peu bête, c’est vrai…

— Oh ! oui ! oh ! oui !! Très bête, même !

— Non, pas plus que la plupart des jeunes gens que nous rencontrons dans le monde, a continué Jeanne sans se troubler. Tu sais, les intelligences supérieures, on ne les trouve pas à la douzaine comme les petits pâtés !

— C’est pour cela, Jeanne, que je désirerais tant avoir M. Chambert !

— Tu l’auras, ne te tourmente pas… Tu livreras une petite bataille pour l’obtenir, parce que dans les mariages, vois-tu, c’est comme dans les pralines : il y a l’amande et le sucre ! Et les parents pensent tout de suite à l’amande, autrement dit, au côté sérieux de la question, pendant que nous ne songeons qu’à croquer le sucre…

Quelle sagesse a cette Jeanne, presque autant que feu le roi Salomon !… Je l’écoutais très satisfaite ; elle a repris son petit discours :

— Ton M. Chambert est pourvu d’un vieux père très célèbre ; d’un frère en passe de le devenir ; d’une fortune qui lui permettra de t’offrir au moins, pour le commencement, ton coupé ; il écrit des romans qui passionnent nos familles. Alors, tu peux être tranquille, M. de Rouvres en sera pour ses soupirs… et tu auras ta praline !

La confiance de Jeanne me gagnait. J’ai repris bien vite pour oublier M. de Rouvres :

— Ils sont tous si sages, dans cette famille Chambert ! Jamais ils ne voudront d’une petite folle comme moi.

Je disais cela pour que Jeanne me rassurât.

— Eh bien ! ils te rendront sage comme eux. Tu as déjà des dispositions, puisque tu veux toujours devenir une femme sérieuse. Ils s’y mettront tous, et ils feront de toi une vraie perfection.

Moi, transformée en perfection ! Cette perspective nous a semblé si problématique et si drôle, que nous avons recommencé à rire.

La cloche du dîner sonnait, nous sommes descendues.

Je marchais en plein ciel, et j’avais tout à fait oublié Mlle d’Alvaro.

1er mai.

Je ne me doutais guère, en partant pour le Vernissage, de tout le plaisir qui m’y attendait.

Maman devait venir. Mais, en entendant Patrice pousser des cris d’aigle parce que Meta l’empêchait de renverser l’encrier par terre, elle s’est tellement effrayée qu’elle a attrapé la migraine, et a dû rester tranquillement sur sa chaise longue.

Je suis donc allée avec papa, qui, par extraordinaire, abandonnait la Chambre. Il fallait vraiment que les dernières séances eussent tout à fait épuisé son fonds de patience, qui est grand pourtant !…

… Nous avions traversé presque toutes les salles, papa examinant les tableaux ; moi, les regardant à peu près autant que les visiteurs, qui, pourtant, étaient très amusants à voir ! mais je commence à oublier moins souvent ma résolution de devenir une femme raisonnable.

Nous avions rencontré M. de Rouvres qui avait fort envie de nous accompagner. Maman l’y aurait autorisé… Papa n’en a même pas eu l’idée, et j’ai eu bien soin de ne pas comprendre ses allusions.

Il était quatre heures et demie. Nous commencions à être fatigués. Papa, plein d’attentions pour moi, — comme pour une dame, — m’offre de passer au buffet.

Nous arrivons, un monde fou ! Pas une table !

Papa voulait s’en aller, mais j’avais une soif d’Arabe au milieu d’un désert et je m’écrie :

— Qu’importe qu’il n’y ait pas de place ! Demandez une glace, papa, je la prendrai debout.

Je ne sais si j’avais parlé un peu haut ; mais, à ce moment, deux messieurs qui s’installaient à quelques pas de nous se retournent ; l’un était le jeune député de la Vendée, ami de papa, M. de Ternau, et l’autre, lui ! M. Michel !

Je me demande encore comment j’ai fait pour conserver mon apparence correcte et indifférente, en le reconnaissant…

Il salue.

Comme je répondais, papa, qui, hors de la politique, est toujours distrait, me demande :

— Qui est-ce donc ?

Je lui murmure :

— M. Chambert, de l’Institut ! Vous vous rappelez bien…

Il n’est pas du tout de l’Institut ; mais j’avais pris la première recommandation qui m’était venue à l’esprit :

— Ah ! oui !… fait papa avec conviction.

Il s’approche ; ces deux messieurs aussi. Papa reconnaît M. de Ternau. Échange de poignées de main, saluts. Moi, je pensais à ce que m’avait dit Jeanne…

— N’avez-vous pas de table ? demande M. de Ternau.

Papa répond que « non » ; mais il ajoute que « bien certainement nous allons en trouver une ».

Et cela d’un ton si assuré que je regarde autour de nous. Pourtant personne ne bouge.

M. de Ternau se tourne vers moi.

— Voulez-vous, mademoiselle, nous faire l’honneur d’accepter celle que nous possédons, M. Chambert et moi ?

J’étais un peu embarrassée. Je trouvais toute naturelle sa manière d’agir, car il est absolument dans l’ordre que les messieurs se dérangent pour les dames ; mais je ne pouvais pas le lui déclarer…

— Je vous en prie, me dit M. Michel.

J’avais une envie folle de lui crier :

— Mais je ne demande pas mieux !

Heureusement, papa vient à mon secours :

— Paule accepte, à la condition que vous voudrez bien partager avec nous cette précieuse table.

J’ai vu à l’expression du visage de M. Michel qu’il allait s’excuser. Alors, j’ai continué très vite :

— A mon tour, je vous prie d’accepter.

— Il est impossible de vous dire « non », mademoiselle, m’a répondu M. de Ternau avec un sourire qui ressemblait à un compliment.

Nous nous sommes tous assis.

Je me trouvais près de papa ; mais lui aussi était près de moi !

Nous avions vraiment un petit air de famille ainsi… C’était bon ! Tout me paraissait charmant : le buffet, les garçons, les tables, le public ! Et j’ai mangé ma glace sans m’apercevoir qu’elle était au citron… Et je le déteste à l’ordinaire…

M. Michel ne me parlait presque pas ; il causait surtout avec papa et avec M. de Ternau. Mais cela m’était bien indifférent, puisqu’il promettait de venir au dernier mardi de maman ; qu’il n’était pas avec Mlle d’Alvaro et ne partait pas encore pour le Tyrol…

Je tâchais aussi de voir si Georges Landry avait dit vrai ; si réellement il s’intéressait un peu à moi… Mais je ne découvrais pas grand’chose !

Papa s’est levé et m’a demandé si je désirais faire un tour dans la sculpture…

Certes oui, je voulais ! puisque M. Michel et M. de Ternau allaient nous accompagner.

Au lieu de regarder, papa s’est lancé dans une grande conversation politique à propos d’une maladresse que vient de faire un ministre. Je ne vois pas pourquoi il s’indignait autant ; il y a toujours ainsi une certaine somme de sottise qui flotte dans l’air ; chacun en prend sa part, les ministres comme les autres.

Mais j’ai très volontiers laissé papa à son indignation, parce que, pendant ce temps-là, je possédais M. Michel pour moi seule.

Nous nous sommes mis à causer tous les deux comme chez Mme de Charmoy. Il se montre si simple, si jeune avec moi, que j’oublie toujours, pour ma grande tranquillité, qu’il est un homme célèbre.

Je voyais bien que l’on me regardait beaucoup, car je portais un amour de robe de printemps, gris très pâle. Déjà je l’avais remarqué quand je circulais avec papa ; et « mon succès », selon l’expression traditionnelle, m’avait alors laissée fort indifférente. Mais maintenant, à cause de lui, je me sentais contente d’être jolie.

Jeanne assure que les hommes — même les meilleurs — aiment toujours à être vus avec une femme que l’on remarque…, pour le bon motif, bien entendu, comme dit Louise de Charmoy.

Nous avions commencé par causer sculpture ; mais j’ai été étonnée de m’apercevoir tout à coup que je lui parlais de nous, des enfants, de ce que je pensais, de mes livres préférés, lui demandant son opinion « comme à un vieil ami ».

— C’est cela ! comme à un vieil ami, a-t-il répété, répondant à mon exclamation.

Il y avait une ombre sur son visage ; mais il me regardait très doucement.

A ce moment, nous avons croisé un groupe de dames fort élégantes, des Espagnoles avec des yeux superbes.

Aussitôt, le souvenir de Mlle d’Alvaro m’est revenu à la pensée. Un petit frisson m’a secouée, et presque malgré moi, — soudain, à tout prix, je voulais savoir, — je me suis écriée :

— Est-ce que vous connaissez Mlle d’Alvaro ?

Il a paru un peu surpris de ma brusque question.

— Je l’ai rencontrée l’année dernière à Biarritz.

Ainsi, il l’avait rencontrée, c’était vrai ! Et si le reste allait être vrai aussi !…

— Et vous la connaissez beaucoup, n’est-ce pas ?… ai-je continué bravement ; mais je sentais que ma voix tremblait. Elle est très belle ?

— Il me semble, en effet, qu’elle est fort jolie. Mais je l’ai peu vue… Mon frère Maurice pourrait mieux vous renseigner que moi ; elle l’avait enthousiasmé.

Je comprenais maintenant ! Philippe de Rouvres avait confondu les deux messieurs Chambert !…

Oh ! comme c’était délicieux de ne plus avoir cette terrible crainte !!!

Mes yeux devaient être bien rayonnants, car il m’a demandé :

— Est-ce l’admiration de mon frère qui vous amuse ainsi ? S’adressait-elle donc à une fausse Mlle d’Alvaro ?

— Oh ! non ! c’était bien la vraie ! Je ris parce que… parce que je suis si contente de ma journée !

Nous étions devant la sortie. Par la porte grande ouverte, j’apercevais la pleine lumière de cette belle journée de printemps, le ciel d’un bleu très doux, les marronniers en fleur, le soleil qui semait les jets d’eau de petites étoiles éblouissantes… Oh ! comme il était bon de vivre, d’être jeune, de pouvoir espérer !…

M. de Rouvres sortait avec Georges Landry, M. de Boynes et d’autres messieurs.

J’étais si heureuse, qu’en réponse à son salut, je lui ai envoyé un sourire comme jamais il n’en avait reçu de moi.

M. de Ternau et lui ont attendu, pour s’éloigner, que nous soyons en voiture. C’est à M. Michel que j’ai dit adieu en dernier.

Ils sont restés quelques instants, regardant la voiture prendre la file.

Une minute, j’ai eu la tentation folle de laisser tomber mon ombrelle, mon gant, n’importe quoi, afin de lui donner une raison pour se rapprocher de nous… Papa m’aurait, bien sûr, dit que j’étais maladroite, mais lui m’aurait encore parlé !

Que c’est donc bon qu’il n’épouse pas Mlle d’Alvaro !!!

5 mai.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureuse ! Comment tout cela finira-t-il ?…

En rentrant avec miss Emely, je trouve maman dans le petit salon ; elle paraissait très gaie.

J’étais surprise de la voir là ; ordinairement, elle fait à cette heure son tour du Bois.

Je ne sais si elle devine mon étonnement, mais elle me dit en souriant :

— Je ne suis pas sortie parce que j’ai eu des visites…

Elle s’arrête, et puis continue, en hésitant un peu :

— Il paraît que ma petite Paulette a eu tant de succès au Vernissage que l’on désire… nous l’enlever…

Je regarde maman toute saisie :

— Maman ! maman !… Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je veux dire que moi, qui espérais garder encore longtemps mon enfant auprès de moi, je crains bien d’être obligée… de la donner à… un mari…

Le Vernissage !… Un mari !… Il n’était pas fiancé à Mlle d’Alvaro !…

Toutes ces pensées passent en éclair dans mon esprit…

Je me lève avec un cri, folle de joie, mon cœur battant à grands coups pressés.

— Maman ! allez-vous dire qu’il veuille m’épouser ?…

— Tu en serais donc bien heureuse ? me demande maman avec un sourire très bon.

— Si je serais heureuse ?… Oh ! maman…

L’émotion me coupait la voix.

Maman avait l’air un peu étonnée.

— Quel enthousiasme, ma chérie !… Tu le connais à peine depuis six semaines !

— Depuis six semaines ?… Mais je l’ai vu tout l’hiver…

Maman répète :

— Tout l’hiver ?

Elle paraissait ne plus rien comprendre.

Une crainte terrible me saisit ; j’aurais dû me taire, mais je ne pouvais pas !

— Maman, n’est-ce pas de M. Chambert que vous voulez parler ?

Elle me regarde stupéfaite.

— M. Chambert !!! Mais il n’est question que du marquis de Rouvres… M. Chambert !… Tu veux épouser M. Chambert ?…

Cette perspective semblait lui paraître aussi monstrueuse que si j’avais souhaité d’épouser l’empereur de Chine !

Et moi, je ne trouvais même pas une larme ! Pourtant, toute mon âme me faisait mal ; et je restais immobile, regardant le tapis comme si j’allais y voir les débris de mes malheureuses espérances !

Maman répétait :

— Épouser M. Chambert !… Mais c’est ridicule !… Où as-tu pris une semblable idée ?… Tu es une enfant auprès de lui !…

Ah ! elle disait trop vrai ! Aussi, mes larmes se sont mises à couler…

Bonnes larmes qui arrivaient si à point ! D’abord elles faisaient du bien à mes pauvres nerfs ; et puis, elles étaient le seul moyen d’attendrir maman, qui répétait toujours machinalement :

— C’est absurde ! c’est absurde !…

Je ne voyais pourtant pas en quoi mon désir était absurde !

Au bout de quelques minutes, maman reprend comme involontairement :

— Paulette, il n’est pas possible que tu aimes M. Chambert ?

J’essuie un peu mes yeux :

— Je ne sais pas… je ne connais rien à ces sortes de choses !… Mais si j’apprenais maintenant son mariage, il me semble que tout me deviendrait égal, même d’épouser M. de Rouvres !

Maman avait le visage bouleversé. Elle m’a attirée près d’elle.

— Écoute, ma chérie ; ni ton père, ni moi, ne désirions te voir mariée toute jeune. Mais la recherche de M. de Rouvres étant particulièrement honorable, j’ai tenu à t’en parler ; car une telle union nous paraîtrait réunir bien des conditions de bonheur… Philippe de Rouvres est un excellent garçon, plein de…

— Plein de lui-même ! Oh ! oui, maman, ai-je interrompu, incapable d’en écouter davantage. Il est si ennuyeux !… Il n’a une conversation possible que lorsqu’il parle de ses succès à la chasse ou du prince de Galles !…

— Eh bien, ma Paulette, tu lui enseigneras comment on cause d’une façon intéressante à ton gré.

— Alors, maman, c’est toute une éducation à faire. Il ne sait pas danser, il faut que je le lui apprenne ; il ne sait pas causer, il faut que je le lui apprenne !… Ce n’est plus un mari que vous me donnez, c’est un élève…

Et je me suis penchée suppliante vers maman :

— Autrefois, vous répétiez toujours que j’aurais besoin d’un mari très sage !… Je vous en supplie, donnez-moi M. Chambert !… J’ai tellement confiance en lui !… Lui seul me rendra tout à fait raisonnable !…

Les larmes m’ont empêchée de continuer. Maman paraissait toujours perplexe.

— Je ne comprends plus rien à tout cela. Mme de Rouvres sort d’ici. Elle me dit que son fils est fort épris, que toi-même, au Vernissage, as été charmante pour lui ! Et maintenant…

— Oh ! maman, laissez-le en être pour son espérance… Je n’ai pas été charmante pour lui, je l’ai simplement salué avec un sourire aimable parce que j’étais contente de savoir que M. Chambert n’était pas fiancé à Mlle d’Alvaro…

J’ai craint tout à coup que maman ne me demande comment je l’avais appris. Mais elle était trop préoccupée pour y songer. Elle a murmuré seulement comme à elle-même :

— M. Chambert ! Toujours M. Chambert !… Certes, il y a peu d’hommes que j’estime autant…

Elle s’est tue encore… J’écoutais de toute mon âme, espérant un peu ; mais elle a repris à haute voix :

— Enfin, mon enfant, M. Chambert ne pense peut-être pas le moins du monde à toi… Nous ne pouvons cependant aller lui adresser une demande en mariage !

— Oh ! non, ai-je dit, sortant la tête de mon mouchoir ; je ne le voudrais pas ! Mais si vous le faisiez interroger sans avoir l’air de rien par Mme de Simiane ?

Il me venait étonnamment d’idées depuis que je voyais maman s’adoucir un peu.

— Je vous en supplie, demandez à Mme de Simiane… Je le sens bien, jamais, tant que je ne serai pas sûre qu’il ne songe pas à moi, je ne pourrai accepter un autre mariage !

Maman ne répondait rien. Elle était si absorbée qu’elle n’entendait même pas Patrice galoper dans la serre, en criant : « Maman ! » sur l’air de Marlborough.

J’avais une frayeur terrible d’en être pour mes frais d’éloquence.

A la fin, elle m’a dit pensivement :

— Nous tâcherons que tu sois heureuse, ma Paulette ; calme-toi… Mais n’oublie pas qu’en ce monde, ma chérie, il faut toujours regarder les choses, non pas seulement avec les yeux de l’imagination, mais aussi avec ceux de la raison.

Maman disait cela facilement, du haut de sa sagesse de mère ; mais moi !… Je ne pouvais pas le penser !

Elle ne semblait plus trop fâchée. Pourtant, je crois qu’au fond du cœur, elle regrettait bien de m’avoir conduite au cours.

Ce n’est certes pas moi qui lui avais demandé de m’y envoyer !

11 mai.

Ah ! quelle semaine ! Papa est grave. Maman, nerveuse. Geneviève, toujours raisonnable. Patrice, subissant l’influence générale, devient presque tranquille… et moi, je suis malheureuse ! Pauvre moi qui déteste tant l’indécision !

J’ai tout raconté à Jeanne et à Suzanne, et je leur ai bien dit qu’avant l’explication de mercredi, je ne me doutais pas à quel point je tenais à lui

Jeanne est pleine d’une confiance superbe :

— Ne te tourmente donc pas, Paulette ; il ne demande pas mieux que de t’épouser, seulement il n’ose pas le dire, parce qu’il est trop discret… On parle sans cesse de ton mariage avec tel ou tel grand personnage !… Georges m’a raconté qu’hier soir encore, chez lady Oakburn, on te fiançait au comte de Luninges. M. Chambert causait en ce moment avec je ne sais quel homme célèbre ; dès qu’il a entendu ton nom, il s’est arrêté brusquement, et Georges prétend que, s’il l’avait pu, il aurait pulvérisé la dame qui te mariait ainsi.

Jeanne est une personne bien sensée, en général… Combien je voudrais que cette fois, elle eût raison encore ! Il me semblerait si dur d’être obligée de l’oublier, lui ! Car certainement, s’il ne se soucie pas de moi, je ferai tout mon possible pour arriver à ne plus penser à lui, jamais ! Je trouve trop ridicule une femme éprise d’un homme qui ne songe pas à elle !

Alors, j’épouserai M. de Rouvres ; autant lui qu’un autre, après tout !

Nous serons extrêmement riches. Comme, par bonheur, il se passionne pour la chasse et les courses, j’espère qu’il ira beaucoup — sans moi ! — Son Cercle l’occupera aussi… Et puis, je l’engagerai souvent à se rendre auprès du prince de Galles pour se distraire ; et pendant qu’il goûtera aux grandeurs, peut-être la pensée lui viendra-t-elle de se faire attacher à la personne de Mgr le duc d’Orléans.

De cette façon, je ne l’aurai pas trop !

Moi, je serai marquise ! je me livrerai à de longues séances chez les couturiers ! Je m’arrangerai pour avoir à faire une douzaine de visites par jour, et le tour du Bois, les expositions, les magasins aidant, les journées passeront… Je me lancerai au plus fort du tourbillon pour oublier que j’avais rêvé une autre vie !… Je serai frivole, coquette, inutile ; je me contenterai d’être une femme à la mode, ne pouvant être une femme heureuse !

Mais au moins, puisque je serai mariée, je pourrai enfin lire ses ouvrages, à lui ; ce sera une compensation, — si faible !

Je me répétais toutes ces choses, hier soir, regardant les nuages qui couraient vite dans le ciel. Papa, seul dans le salon, tenait un journal ; mais il ne lisait pas, car je voyais toujours la même page sous son regard. Tout à coup, il m’a appelée :

— Paule !

Je suis venue, j’ai pris un petit pliant, et je me suis assise tout près de lui. Il caressait mes cheveux sans rien dire, tandis que je restais immobile, les mains croisées sur mes genoux, ayant peur de ce qu’il pensait…

Au bout d’un instant, il a commencé, et sa voix était pleine de tendresse :

— Alors, ma petite Paule veut avoir un mari sage pour elle et pour lui ?

— Oh ! oui, papa ! ai-je murmuré.

— Et ce pauvre marquis de Rouvres qui était si épris…

J’ai mis mes bras autour du cou de papa.

— Ne vous tourmentez pas pour lui. Je suis sûre qu’il se consolera… Il chassera huit jours de suite ; et après, il sera incapable de regretter quelque chose, à commencer par moi !

— Chut, Paulette ! a dit papa, tu ne dois pas parler ainsi !

Je me suis tue volontiers. Mes craintes devenaient moins vives, car je sentais que, malgré tout, papa était bien disposé pour moi ; il me fallait absolument le gagner à ma cause !

Avec maman, je ne peux jamais bien m’expliquer ; nous sommes très vives toutes les deux ; comme elle est la mère, je dois la laisser parler, et ensuite elle ne me donne pas le temps de lui répondre… Tandis qu’avec papa, c’est moi qui parle…

La nuit tombait toute grise.

Nous étions toujours seuls dans le salon… J’ai appuyé ma tête sur son épaule et je lui ai dit bien bas :

— Est-ce que vous trouvez ridicule, papa, que je désire épouser M. Chambert ?

— Ridicule ?… Oh ! non, mon enfant, M. Chambert est un homme d’une intelligence remarquable, et, ce qui vaut mieux encore, un homme de grand cœur.

J’ai fermé les yeux pour mieux savourer cette joie d’entendre parler ainsi de lui… Et puis, j’ai repris toujours bas :

— Une honnête femme, n’est-ce pas, est celle qui aime son mari ?

Papa était si surpris de ma question qu’il m’a répondu simplement :

— Oui, mon enfant.

Je me suis soulevée et l’ai regardé bien en face.

— Eh bien ! papa, je n’épouserai pas M. de Rouvres, car je veux être une honnête femme !… Je veux estimer mon mari, avoir confiance en lui, sentir qu’il m’est supérieur, afin qu’il me garde contre moi-même… Je ne veux pas craindre en l’épousant de rencontrer ensuite un homme qui me plaise plus que lui !…

Je me suis arrêtée hors d’haleine.

La nuit était presque entièrement venue ; mais je sentais sur moi le regard de papa, son beau regard loyal…

Il a murmuré comme se parlant à lui-même :

— Qui aurait cru qu’il y avait tant de sagesse dans cette petite tête ?

Et il m’a attirée tout contre lui.

J’étais si bien là, avec cette chère espérance qui me montait au cœur… Et j’aurais voulu rester encore longtemps dans ce silence qui me laissait faire toutes sortes de rêves doux et bons !…

Mais au bout d’un instant, papa m’a dit :

— Si pourtant ce mariage n’était pas possible, Paulette, tu serais raisonnable ?

J’ai relevé la tête.

— Oui, papa, je serais… je serais très malheureuse !

Le domestique entrait avec les lampes ; je me suis sauvée bien vite… Mais je me sentais moins tourmentée : papa prend mon parti !…

15 mai.

Je m’habillais pour le dîner. Anna est venue me dire que maman me demandait.

Je n’ai pas été longue pour aller la trouver. Elle ôtait son chapeau. Aussitôt que je suis entrée, elle a renvoyé la femme de chambre ; et puis elle a commencé :

— Je reviens de chez Mme de Simiane, Paule ; elle a vu M. Chambert.

J’aurais dû être rassurée par le bon sourire de maman ; mais c’était plus fort que moi !… je suis devenue toute blanche, si blanche qu’elle a eu peur :

— Paule, ma chérie ! ne te trouble pas ainsi ! Je t’apporte de bonnes nouvelles !

— De bonnes nouvelles ?… Oh ! maman, dites, dites-moi tout !

Je n’étais plus pâle, au contraire ; je sentais mon sang courir très vite dans mes veines ; et la chambre me semblait pleine de soleil.

Alors, maman m’a tout raconté.

M. Michel dînait lundi chez Mme de Simiane. D’une façon bien naturelle, elle s’est arrangée, dans la soirée, pour avoir un moment de tête-à-tête avec lui, et a mis la conversation sur moi, me critiquant un peu… (chère Mme de Simiane, qu’elle était bonne !) pour savoir ce qu’il répondrait…

Alors, il m’a défendue si bien, avec tant de chaleur, que Mme de Simiane, qui voyait ce qu’elle désirait, lui a dit soudain avec sa franchise terrible :

— Mais, mon cher ami, vous êtes amoureux de cette enfant !!… Pourquoi ne la demandez-vous pas ?…

Il se défendait, répondant par des phrases vagues ; et puis, brusquement, comme elle insistait, il lui a avoué qu’elle avait deviné juste, que bien des fois, cet hiver, il avait fait ce rêve… — Ce « rêve », quel joli mot !… Éveillé, on rêve seulement aux choses que l’on désire…

Mais il savait bien, a-t-il ajouté, qu’il souhaitait là une chose impossible ! Il comprenait que papa et maman eussent le désir d’un brillant mariage pour moi… D’ailleurs, lui-même ne voulait pas abuser de la confiance qu’on lui avait montrée en nous laissant suivre ses conférences… Et il aimait mieux partir afin de s’ôter la tentation de faire une demande inutile qui nous séparerait complètement… etc., etc.

Mon Dieu ! Comment un homme d’esprit peut-il dire tant de sottises !…

Heureusement, je ne l’entendais pas, car j’aurais eu bien peur qu’il ne refusât jusqu’au bout.

Mme de Simiane, le voyant si résolu, lui a demandé tout à coup si ce n’était pas mon propre bonheur qu’il renonçait à faire… Il a un peu hésité… Et ensuite, n’a-t-il pas répondu qu’il serait coupable de profiter d’un enthousiasme de jeune fille ! car il savait bien qu’en réalité je le considérais seulement comme un ami, un vieil ami, a-t-il répété.

Oh ! comme il avait retenu cette phrase que j’avais dite sans réfléchir, sans y attacher d’importance, pour mieux exprimer toute la confiance qu’il m’inspirait ! Et c’était bien mal à lui de parler de la sorte, de m’accuser d’être enthousiaste, quand, au contraire, je m’efforce sans cesse d’être raisonnable, posée, calme !…

Enfin, Mme de Simiane, électrisée par la résistance, a dû être bien éloquente, car elle a triomphé de toutes les objections :

— Et, m’a dit maman, avec un sourire de tendresse comme les mères savent en trouver…, si tu veux toujours…

Ah ! si je voulais !!!…

J’avais écouté haletante, incapable de trouver un mot pour questionner ; mais quand maman m’a parlé ainsi, j’ai retrouvé toute ma voix pour lui crier :

— Oh ! que vous êtes bonne, maman ! Oh ! oui !… je veux !…

J’ai écrit à Jeanne et à Suzanne tout de suite. Mon bonheur m’étouffait ; je ne pouvais le garder pour moi seule.

17 mai.

Il est en bas, avec maman et papa ! Je l’ai entendu arriver, et je ne puis plus rester en place.

Pour passer le temps, je suis allée dans la chambre des enfants.

J’ai dû ouvrir la porte d’un coup bien nerveux, car Geneviève, plongée dans ses tricots, m’a regardée tout effarée :

— Comme tu as un air extraordinaire ! s’est-elle écriée.

Patrice, qui attelait ensemble un lion et un âne, les a quittés pour venir m’examiner :

— Elle n’a pas du tout une figure drôle, Gina. Elle est très jolie, seulement, et ses yeux sont tout brillants comme des étoiles !

Jamais je n’ai reçu un compliment qui m’ait fait tant de plaisir. Ah ! j’aurais voulu être dix fois plus jolie, pour qu’il me trouvât bien… lui !

J’avais mis ma petite robe grise du Vernissage parce que tout le monde dit qu’elle me va parfaitement ; mais il me semblait que mes cheveux ne faisaient pas bien comme à l’ordinaire…

Pour remercier Patrice, j’ai fini d’atteler le lion et l’âne qui ne voulaient absolument pas se laisser attacher, et je suis revenue dans ma chambre.

Maintenant, j’essaye d’écrire ; mais je ne sais pas ce que je mets… Que peuvent-ils dire tous en bas ?…

On monte !… Maman m’envoie chercher, j’en suis sûre !…

Mon Dieu !… Mon Dieu !…

17 mai, 11 heures du soir.

Je suis entrée… Ils étaient là tous les trois, maman, papa, et lui… Michel !

En me voyant, ils se sont levés, et maman lui a dit :

— Alors, voilà l’enfant que nous allons vous confier…

Sa belle voix toujours pleine était comme assourdie.

Lui avait fait un mouvement pour venir à moi ; mais il s’est arrêté parce que je demeurais immobile.

J’étais tout à coup si saisie de penser que toute ma vie se décidait en ce moment, qu’il n’est arrivé sur mes lèvres qu’un stupide : « Bonjour, monsieur ! »

Il avait l’air aussi troublé que moi.

Maman a jeté un coup d’œil à papa et a murmuré :

— Laissons-les seuls !

Et ils sont sortis sans que j’aie pensé à faire un mouvement pour les retenir…

Le bruit de la porte qui se fermait m’a réveillée. Nous étions restés près de la fenêtre, à côté des grands vases pleins de lilas rosé,… lui me regardant sans me parler, comme s’il craignait de m’effrayer… Mais ses yeux avaient une telle expression de tendresse que, tout à coup, il m’a semblé qu’un grand souffle de joie passait sur moi, m’enveloppant tout entière… Mon cœur s’est mis à battre si fort qu’il me faisait mal, et c’était un mal délicieux…

Je n’avais plus peur ; j’ai osé parler.

— Je craignais tant d’apprendre que vous ne vouliez pas de moi !

— Que je ne veuille pas de vous !… ô mon enfant chérie !…

Il avait dit ces mots presque bas, avec un accent que je ne lui avais jamais entendu, tout à la fois si vibrant et si doux que les larmes me sont montées aux yeux, et ont commencé à tomber comme une pluie d’orage.

J’étais un peu fâchée de pleurer, car je pensais, que je devais être laide ainsi !… Je voulais prendre, au moins, mon mouchoir pour me cacher, et je me suis aperçue alors qu’il tenait mes deux mains dans les siennes… Je les ai bien vite dégagées.

Il me demandait d’une voix suppliante ce que j’avais ; mais je ne pouvais pas lui répondre… Enfin, j’ai fini par murmurer :

— Je suis trop contente !… N’ayez pas l’air si bon, c’est ce qui me fait pleurer !…

Je ne le voyais pas, car j’étais occupée à tamponner mon mouchoir sur ma figure ; mais j’ai senti que ma réponse l’avait rassuré, et il m’a demandé :

— Il vaut mieux alors que j’aie l’air impatienté comme ce certain jour…

Il n’a pu achever ; je m’étais mise à rire de tout mon cœur au souvenir de ce fameux jour qui, maintenant, me paraissait loin… si loin !!

Mes larmes étaient séchées. Mais je lui ai recommandé de ne pas me regarder encore, parce que je ne devais pas être bonne à voir ; et j’ai continué :

— C’est pourtant moi qui vous ai demandé en mariage ! en dehors de toutes les règles !…

Il a repris mes mains et m’a tout doucement attirée vers lui.

Oh ! comme cela était divinement bon de sentir qu’il me donnait toute sa vie !… Il me semblait qu’auprès de lui, aucun malheur ne saurait m’atteindre…

— Je ne pouvais pas espérer que la petite Paulette voudrait bien se laisser aimer par le « détestable » M. Chambert !…

— Et vous m’auriez laissée épouser M. de Rouvres ou n’importe quel autre !… Et ensuite, vous seriez venu me faire des visites de cérémonie, dans les grandes circonstances, n’est-ce pas ?…

Malgré moi, ma voix tremblait ; et je n’osais pas faire un mouvement, car je croyais être dans un rêve délicieux et j’avais peur de me réveiller !

— Si vous aviez épousé M. de Rouvres, jamais je ne vous aurais revue, parce que…

Il s’est arrêté un peu… et puis, tout bas, pour moi seule, il a achevé :

— … Parce que je vous aimais follement, Paulette !

Oh ! j’étais trop heureuse !!… J’ai levé la tête, cherchant son regard… et j’ai rencontré les yeux, les yeux bleus, qui m’ont prise le premier jour où je les ai vus, là-bas au cours, et qui brillaient, comme s’ils étaient pleins de larmes !…

Et j’aurais voulu rester toujours ainsi à me sentir aimée par lui, mon maître, qui allait être mon mari !

Est-ce que c’était possible, un pareil bonheur ?…

Je me rappelle vaguement qu’il m’a demandé les violettes que je portais à ma ceinture…

Ah ! ce n’étaient pas seulement les fleurs que je lui donnais !… mais encore la folle petite Paulette, et aussi la sage Paule de l’avenir :

Car je ne peux pas manquer de devenir enfin une femme sérieuse, une femme de devoir ! avec lui !…

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