Rome
The Project Gutenberg eBook of Rome
Title: Rome
Author: Émile Zola
Release date: December 1, 2010 [eBook #34528]
Most recently updated: August 17, 2017
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net
LES TROIS VILLES
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R O M EPAR
ÉMILE ZOLA
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DOUZIÈME MILLE
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PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
G. CHARPENTIER ET E. FASQUELLE, ÉDITEURS
11, RUE DE GRENELLE, 11
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1896
Tous droits réservés.
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ROME
I
Pendant la nuit, le train avait eu de grands retards, entre Pise et Civita-Vecchia, et il allait être neuf heures du matin, lorsque l'abbé Pierre Froment, après un dur voyage de vingt-cinq heures, débarqua enfin à Rome. Il n'avait emporté qu'une valise, il sauta vivement du wagon, au milieu de la bousculade de l'arrivée, écartant les porteurs qui s'empressaient, se chargeant lui-même de son léger bagage, dans la hâte qu'il éprouvait d'être arrivé, de se sentir seul et de voir. Et, tout de suite, devant la Gare, sur la place des Cinq-Cents, étant monté dans une des petites voitures découvertes, rangées le long du trottoir, il posa la valise près de lui, après avoir donné l'adresse au cocher:
—Via Giulia, palazzo Boccanera.
C'était un lundi, le 3 septembre, par une matinée de ciel clair, d'une douceur, d'une légèreté délicieuses. Le cocher, un petit homme rond, aux yeux brillants, aux dents blanches, avait eu un sourire en reconnaissant un prêtre français, à l'accent. Il fouetta son maigre cheval, la voiture partit avec la vive allure de ces fiacres romains, si propres, si gais. Mais, presque aussitôt, après avoir longé les verdures du petit square, arrivé sur la place des Thermes, il se retourna, souriant toujours, désignant de son fouet des ruines.
—Les Thermes de Dioclétien, dit-il en un mauvais français de cocher obligeant, désireux de plaire aux étrangers, pour s'assurer leur clientèle.
Des hauteurs du Viminal, où se trouve la Gare, la voiture descendit au grand trot la pente raide de la rue Nationale. Et, dès lors, il ne cessa plus, il tourna la tête à chaque monument, le montra du même geste. Dans ce bout de large voie, il n'y avait que des bâtisses neuves. Sur la droite, plus loin, montaient des massifs de verdure, en haut desquels s'allongeait un interminable bâtiment jaune et nu, couvent ou caserne.
—Le Quirinal, le palais du roi, dit le cocher.
Pierre, depuis une semaine que son voyage était décidé, passait les jours à étudier la topographie de Rome sur des plans et dans des livres. Aussi aurait-il pu se diriger, sans avoir à demander son chemin, et les explications le trouvaient prévenu. Ce qui le déroutait pourtant, c'étaient ces pentes soudaines, ces continuelles collines qui étagent en terrasses certains quartiers. Mais la voix du cocher se haussa, bien qu'un peu ironique, et le mouvement de son fouet se fit plus ample, lorsque, sur la gauche, il nomma une immense construction, fraîche et crayeuse encore, tout un pâté gigantesque de pierres, surchargé de sculptures, de frontons et de statues.
—La Banque Nationale.
Plus bas, comme la voiture tournait sur une place triangulaire, Pierre, qui levait les yeux, fut ravi en apercevant, très haut, supporté par un grand mur lisse, un jardin suspendu, d'où se dressait, dans le ciel limpide, l'élégant et vigoureux profil d'un pin parasol centenaire. Il sentit toute la fierté et toute la grâce de Rome.
—La villa Aldobrandini.
Puis, ce fut, plus bas encore, une vision rapide qui acheva de le passionner. La rue faisait de nouveau un coude brusque, lorsque, dans l'angle, une trouée de lumière se produisait. C'était, en contre-bas, une place blanche, comme un puits de soleil, empli d'une aveuglante poussière d'or; et, dans cette gloire matinale, s'érigeait une colonne de marbre géante, toute dorée du côté où l'astre la baignait à son lever, depuis des siècles. Il fut surpris, quand le cocher la lui nomma, car il ne se l'était pas imaginée ainsi, dans ce trou d'éblouissement, au milieu des ombres voisines.
—La colonne Trajane.
Au bas de la pente, la rue Nationale tournait une dernière fois. Et ce furent encore des noms jetés, au trot vit du cheval: le palais Colonna, dont le jardin est bordé de maigres cyprès; le palais Torlonia, à demi éventré pour les embellissements nouveaux; le palais de Venise, nu et redoutable, avec ses murs crénelés, sa sévérité tragique de forteresse du moyen âge, oubliée là dans la vie bourgeoise d'aujourd'hui. La surprise de Pierre augmentait, devant l'aspect inattendu des choses. Mais le coup fut rude surtout, lorsque le cocher, de son fouet, lui indiqua triomphalement le Corso, une longue rue étroite, à peine aussi large que notre rue Saint-Honoré, blanche de soleil à gauche, noire d'ombre à droite, et au bout de laquelle la lointaine place du Peuple faisait comme une étoile de lumière: était-ce donc là le cœur de la ville, la promenade célébrée, la voie vivante où affluait tout le sang de Rome?
Déjà la voiture s'engageait dans le cours Victor-Emmanuel, qui continue la rue Nationale, les deux trouées dont on a coupé l'ancienne cité de part en part, de la Gare au pont Saint-Ange. A gauche, l'abside ronde du Gesù était toute blonde de gaieté matinale. Puis, entre l'église et le lourd palais Altieri, qu'on n'avait point osé jeter bas, la rue s'étranglait, on entrait dans une ombre humide, glaciale. Et, au delà, devant la façade du Gesù, sur la place, le soleil recommençait, éclatant, déroulant ses nappes dorées; tandis qu'au loin, au fond de la rue d'Aracoeli, noyée d'ombre également, des palmiers ensoleillés apparaissaient.
—Le Capitole, là-bas, dit le cocher.
Le prêtre se pencha vivement. Mais il ne vit que la tache verte, au bout du ténébreux couloir. Il était pénétré comme d'un frisson par ces alternatives soudaines de chaude lumière et d'ombre froide. Devant le palais de Venise, devant le Gesù, il lui avait semblé que toute la nuit des jours anciens lui glaçait les épaules; puis, c'était, à chaque place, à chaque élargissement des voies nouvelles, une rentrée dans la lumière, dans la douceur gaie et tiède de la vie. Les coups de soleil jaune tombaient des toitures, découpaient nettement les ombres violâtres. Entre les façades, on apercevait des bandes de ciel très bleu et très doux. Et il trouvait à l'air qu'il respirait un goût spécial, encore indéterminé, un goût de fruit qui augmentait en lui la fièvre de l'arrivée.
Malgré son irrégularité, c'est une fort belle voie moderne que le cours Victor-Emmanuel; et Pierre pouvait se croire dans une grande ville quelconque, aux vastes bâtisses de rapport. Mais, quand il passa devant la Chancellerie, le chef-d'œuvre de Bramante, le monument type de la Renaissance romaine, son étonnement revint, son esprit retourna aux palais qu'il venait déjà d'entrevoir, à cette architecture nue, colossale et lourde, ces immenses cubes de pierre, pareils à des hôpitaux ou à des prisons. Jamais il ne se serait imaginé ainsi les fameux palais romains, sans grâce ni fantaisie, sans magnificence extérieure. C'était évidemment fort beau, il finirait par comprendre, mais il devrait y réfléchir.
Brusquement, la voiture quitta le populeux cours Victor-Emmanuel, pénétra dans des ruelles tortueuses, où elle avait peine à passer. Le calme s'était fait, le désert, la vieille ville endormie et glaciale, au sortir du clair soleil et des foules de la ville nouvelle. Il se rappela les plans consultés, il se dit qu'il approchait de la via Giulia; et sa curiosité qui avait grandi, s'accrut alors jusqu'à le faire souffrir, désespéré de ne pas en voir, de ne pas en savoir tout de suite davantage. Dans l'état de fièvre où il était depuis son départ, les étonnements qu'il éprouvait à ne pas trouver les choses telles qu'il les avait attendues, les chocs que venait de recevoir son imagination, aggravaient sa passion, le jetaient au désir aigu et immédiat de se contenter. Neuf heures sonnaient à peine, il avait toute la matinée pour se présenter au palais Boccanera: pourquoi ne se faisait-il pas conduire sur-le-champ à l'endroit classique, au sommet d'où l'on voyait Rome entière, étalée sur les sept collines? Quand cette pensée fut entrée en lui, elle le tortura, il finit par céder.
Le cocher ne se retournait plus, et Pierre dut se soulever, pour lui crier la nouvelle adresse:
—A San Pietro in Montorio.
D'abord, l'homme s'étonna, parut ne pas comprendre. D'un signe de son fouet, il indiqua que c'était là-bas, au loin. Enfin, comme le prêtre insistait, il se remit à sourire complaisamment, avec un branle amical de la tête. Bon, bon! il voulait bien, lui.
Et le cheval repartit d'un train plus rapide, au milieu du dédale des rues étroites. On en suivit une, étranglée entre de hauts murs, où le jour descendait comme au fond d'une tranchée. Puis, au bout, il y eut une rentrée soudaine en plein soleil, on traversa le Tibre sur l'antique pont de Sixte IV, tandis qu'à droite et à gauche s'étendaient les nouveaux quais, dans le ravage et les plâtres neufs des constructions récentes. De l'autre côté, le Transtévère lui aussi était éventré; et la voiture monta la pente du Janicule, par une voie large qui portait, sur de grandes plaques, le nom de Garibaldi. Une dernière fois, le cocher eut son geste d'orgueil bon enfant, en nommant cette voie triomphale.
—Via Garibaldi.
Le cheval avait dû ralentir le pas, et Pierre, pris d'une impatience enfantine, se retournait pour voir, à mesure que la ville, derrière lui, s'étendait et se découvrait davantage. La montée était longue, des quartiers surgissaient toujours, jusqu'aux lointaines collines. Puis, dans l'émotion croissante qui faisait battre son cœur, il trouva qu'il gâtait la satisfaction de son désir, en l'émiettant ainsi, à cette conquête lente et partielle de l'horizon. Il voulait recevoir le coup en plein front, Rome entière vue d'un regard, la ville sainte ramassée, embrassée d'une seule étreinte. Et il eut la force de ne plus se retourner, malgré l'élan de tout son être.
En haut, il y a une vaste terrasse. L'église San Pietro in Montorio se trouve là, à l'endroit où saint Pierre, dit-on, fut crucifié. La place est nue et rousse, cuite par les grands soleils d'été; pendant qu'un peu plus loin, derrière, les eaux claires et grondantes de l'Acqua Paola tombent à gros bouillons des trois vasques de la fontaine monumentale, dans une éternelle fraîcheur. Et, le long du parapet qui borde la terrasse, à pic sur le Transtévère, s'alignent toujours des touristes, des Anglais minces, des Allemands carrés, béants d'admiration traditionnelle, leur Guide à la main, qu'ils consultent, pour reconnaître les monuments.
Pierre sauta lestement de la voiture, laissant sa valise sur la banquette, faisant signe d'attendre au cocher, qui alla se ranger près des autres fiacres et qui resta philosophiquement sur son siège, au plein soleil, la tête basse comme son cheval, tous deux résignés d'avance à la longue station accoutumée.
Et Pierre, déjà, regardait de toute sa vue, de toute son âme, debout contre le parapet, dans son étroite soutane noire, les mains nues et serrées nerveusement, brûlantes de sa fièvre. Rome, Rome! la Ville des Césars, la Ville des Papes, la Ville éternelle qui deux fois a conquis le monde, la Ville prédestinée du rêve ardent qu'il faisait depuis des mois! elle était là enfin, il la voyait! Des orages, les jours précédents, avaient abattu les grandes chaleurs d'août. Cette admirable matinée de septembre fraîchissait dans le bleu léger du ciel sans tache, infini. Et c'était une Rome noyée de douceur, une Rome du songe, qui semblait s'évaporer au clair soleil matinal. Une fine brume bleuâtre flottait sur les toits des bas quartiers, mais à peine sensible, d'une délicatesse de gaze; tandis que la Campagne immense, les monts lointains se perdaient dans du rose pâle. Il ne distingua rien d'abord, il ne voulait s'arrêter à aucun détail, il se donnait à Rome entière, au colosse vivant, couché là devant lui, sur ce sol fait de la poussière des générations. Chaque siècle en avait renouvelé la gloire, comme sous la sève d'une immortelle jeunesse. Et ce qui le saisissait, ce qui faisait battre son cœur plus fort, à grands coups, dans cette première rencontre, c'était qu'il trouvait Rome telle qu'il la désirait, matinale et rajeunie, d'une gaieté envolée, immatérielle presque, toute souriante de l'espoir d'une vie nouvelle, à cette aube si pure d'un beau jour.
Alors, Pierre, immobile et debout devant l'horizon sublime, les mains toujours serrées et brûlantes, revécut en quelques minutes les trois dernières années de sa vie. Ah! quelle année terrible, la première, celle qu'il avait passée au fond de sa petite maison de Neuilly, portes et fenêtres closes, terré là comme un animal blessé qui agonise! Il revenait de Lourdes l'âme morte, le cœur sanglant, n'ayant plus en lui que de la cendre. Le silence et la nuit s'étaient faits sur les ruines de son amour et de sa foi. Des jours et des jours s'écoulèrent, sans qu'il entendît ses veines battre, sans qu'une lueur se levât, éclairant les ténèbres de son abandon. Il vivait machinalement, il attendait d'avoir le courage de se reprendre à l'existence, au nom de la raison souveraine, qui lui avait fait tout sacrifier. Pourquoi donc n'était-il pas plus résistant et plus fort, pourquoi ne conformait-il pas sa vie tranquillement à ses certitudes nouvelles? Puisqu'il refusait de quitter la soutane, fidèle à un amour unique et par dégoût du parjure, pourquoi ne se donnait-il pas pour besogne quelque science permise à un prêtre, l'astronomie ou l'archéologie? Mais quelqu'un pleurait en lui, sa mère sans doute, une immense tendresse éperdue que rien n'avait assouvie encore, qui se désespérait sans fin de ne pouvoir se contenter. C'était la continuelle souffrance de sa solitude, la plaie restée vive, dans la haute dignité de sa raison reconquise.
Puis, un soir d'automne, par un triste ciel de pluie, le hasard le mit en relations avec un vieux prêtre, l'abbé Rose, vicaire à Sainte-Marguerite, dans le faubourg Saint-Antoine. Il alla le voir, au fond du rez-de-chaussée humide qu'il occupait, rue de Charonne, trois pièces transformées en asile, pour les petits enfants abandonnés, qu'il ramassait dans les rues voisines. Et, dès ce moment, sa vie changea, un intérêt nouveau et tout-puissant y était entré, il devint l'aide peu à peu passionné du vieux prêtre. Le chemin était long, de Neuilly à la rue de Charonne. D'abord, il ne le fit que deux fois par semaine. Puis, il se dérangea tous les jours, il partait le matin pour ne rentrer que le soir. Les trois pièces ne suffisant plus, il avait loué le premier étage, il s'y était réservé une chambre, où il finit par coucher souvent; et toutes ses petites rentes passaient là, dans ce secours immédiat donné à l'enfance pauvre; et le vieux prêtre, ravi, touché aux larmes de ce jeune dévouement qui lui tombait du ciel, l'embrassait en pleurant, l'appelait l'enfant du bon Dieu.
La misère, la scélérate et abominable misère, Pierre alors la connut, vécut chez elle, avec elle, pendant deux années. Cela commença par ces petits êtres qu'il ramassait sur le trottoir, que la charité des voisins lui amenait, maintenant que l'asile était connu du quartier: des garçonnets, des fillettes, des tout petits tombés à la rue, pendant que les pères et les mères travaillaient, buvaient ou mouraient. Souvent le père avait disparu, la mère se prostituait, l'ivrognerie et la débauche étaient entrées au logis avec le chômage; et c'était la nichée au ruisseau, les plus jeunes crevant de froid et de faim sur le pavé, les autres s'envolant pour le vice et le crime. Un soir, rue de Charonne, sous les roues d'un fardier, il avait retiré deux petits garçons, deux frères, qui ne purent même lui donner une adresse, venus ils ne savaient d'où. Un autre soir, il rentra avec une petite fille dans ses bras, un petit ange blond de trois ans à peine, trouvée sur un banc, et qui pleurait, en disant que sa maman l'avait laissée là. Et, plus tard, forcément, de ces maigres et pitoyables oiseaux culbutés du nid, il remonta aux parents, il fut amené à pénétrer de la rue dans les bouges, s'engageant chaque jour davantage dans cet enfer, finissant par en connaître toute l'épouvantable horreur, le cœur saignant, éperdu d'angoisse terrifiée et de charité vaine.
Ah! la dolente cité de la misère, l'abîme sans fond de la déchéance et de la souffrance humaines, quels voyages effroyables il y fit, pendant ces deux années qui bouleversèrent son être! Dans ce quartier Sainte-Marguerite, au sein même de ce faubourg Saint-Antoine si actif, si courageux à la besogne, il découvrit des maisons sordides, des ruelles entières de masures sans jour, sans air, d'une humidité de cave, où croupissait, où agonisait, empoisonnée, toute une population de misérables. Le long de l'escalier branlant, les pieds glissaient sur les ordures amassées. A chaque étage, recommençait le même dénuement, tombé à la saleté, à la promiscuité la plus basse. Des vitres manquaient, le vent faisait rage, la pluie entrait à flots. Beaucoup couchaient sur le carreau nu, sans jamais se dévêtir. Pas de meubles, pas de linge, une vie de bête qui se contente et se soulage comme elle peut, au hasard de l'instinct et de la rencontre. Là dedans, en tas, tous les sexes, tous les âges, l'humanité revenue à l'animalité par la dépossession de l'indispensable, par une indigence telle, qu'on s'y disputait à coups de dents les miettes balayées de la table des riches. Et le pis y était cette dégradation de la créature humaine, non plus le libre sauvage qui allait nu, chassant et mangeant sa proie dans les forêts primitives, mais l'homme civilisé retourné à la brute, avec toutes les tares de sa déchéance, souillé, enlaidi, affaibli, au milieu du luxe et des raffinements d'une cité reine du monde.
Pierre, dans chaque ménage, retrouvait la même histoire. Au début, il y avait eu de la jeunesse, de la gaieté, la loi du travail acceptée courageusement. Puis, la lassitude était venue: toujours travailler pour ne jamais être riche, à quoi bon? L'homme avait bu pour le plaisir d'avoir sa part de bonheur, la femme s'était relâchée des soins du ménage, buvant elle aussi parfois, laissant les enfants pousser au hasard. Le milieu déplorable, l'ignorance et l'entassement avaient fait le reste. Plus souvent encore, le chômage était le grand coupable: il ne se contente pas de vider le tiroir aux économies, il épuise le courage, il habitue à la paresse. Pendant des semaines, les ateliers se vident, les bras deviennent mous. Impossible, dans ce Paris si enfiévré d'action, de trouver la moindre besogne à faire. Le soir, l'homme rentre en pleurant, ayant offert ses bras partout, n'ayant pas même réussi à être accepté pour balayer les rues, car l'emploi est recherché, il y faut des protections. N'est-ce pas monstrueux, sur ce pavé de la grande ville où resplendissent, où retentissent les millions, un homme qui cherche du travail pour manger, et qui ne trouve pas, et qui ne mange pas? La femme ne mange pas, les enfants ne mangent pas. Alors, c'était la famine noire, l'abrutissement, puis la révolte, tous les liens sociaux rompus, sous cette affreuse injustice de pauvres êtres que leur faiblesse condamnait à la mort. Et le vieil ouvrier, celui dont cinquante années de dur labeur avaient usé les membres, sans qu'il pût mettre un sou de côté, sur quel grabat d'agonie tombait-il pour mourir, au fond de quelle soupente? Fallait-il donc l'achever d'un coup de marteau, comme une bête de somme fourbue, le jour où, ne travaillant plus, il ne mangeait plus? Presque tous allaient mourir à l'hôpital. D'autres disparaissaient, ignorés, emportés dans le flot boueux de la rue. Un matin, au fond d'une hutte infâme, sur de la paille pourrie, Pierre en découvrit un, mort de faim, oublié là depuis une semaine, et dont les rats avaient dévoré le visage.
Mais ce fut un soir du dernier hiver que sa pitié déborda. L'hiver, les souffrances des misérables deviennent atroces, dans les taudis sans feu, où la neige entre par les fentes. La Seine charrie, le sol est couvert de glace, toutes sortes d'industries sont forcées de chômer. Dans les cités des chiffonniers, réduits au repos, des bandes de gamins s'en vont pieds nus, vêtus à peine, affamés et toussant, emportés par de brusques rafales de phtisie. Il trouvait des familles, des femmes avec des cinq et six enfants, blottis en tas pour se tenir chaud, et qui n'avaient pas mangé depuis trois jours. Et ce fut le soir terrible, lorsque, le premier, il pénétra, au fond d'une allée sombre, dans la chambre d'épouvante, où une mère venait de se suicider avec ses cinq petits, de désespoir et de faim, un drame de la misère dont tout Paris allait frissonner pendant quelques heures. Plus un meuble, plus un linge, tout avait dû être vendu, pièce à pièce, chez le brocanteur voisin. Rien que le fourneau de charbon fumant encore. Sur une paillasse à moitié vide, la mère était tombée en allaitant son dernier né, un nourrisson de trois mois; et une goutte de sang perlait au bout du sein, vers lequel se tendaient les lèvres avides du petit mort. Les deux fillettes, trois ans et cinq ans, deux blondines jolies, dormaient aussi là leur éternel sommeil, côte à côte; tandis que, des deux garçons, plus âgés, l'un s'était anéanti, la tête entre les mains, accroupi contre le mur, pendant que l'autre avait agonisé par terre, en se débattant, comme s'il s'était traîné sur les genoux, pour ouvrir la fenêtre. Des voisins accourus racontaient la banale, l'affreuse histoire: une lente ruine, le père ne trouvant pas de travail, glissant à la boisson peut-être, le propriétaire las d'attendre, menaçant le ménage d'expulsion, et la mère perdant la tête, voulant mourir, décidant sa nichée à mourir avec elle, pendant que son homme, sorti depuis le matin, battait vainement le pavé. Comme le commissaire arrivait pour les constatations, ce misérable rentra; et, quand il eut vu, quand il eut compris, il s'abattit ainsi qu'un bœuf assommé, il se mit à hurler d'une plainte incessante, un tel cri de mort, que toute la rue terrifiée en pleurait.
Ce cri horrible de race condamnée qui s'achève dans l'abandon et dans la faim, Pierre l'avait emporté au fond de ses oreilles, au fond de son cœur; et il ne put manger, il ne put s'endormir, ce soir-là. Était-ce possible, une abomination pareille, un dénuement si complet, la misère noire aboutissant à la mort, au milieu de ce grand Paris regorgeant de richesses, ivre de jouissances, jetant pour le plaisir les millions à la rue? Quoi! d'un côté de si grosses fortunes, tant d'inutiles caprices satisfaits, des vies comblées de tous les bonheurs! de l'autre, une pauvreté acharnée, pas même du pain, aucune espérance, les mères se tuant avec leurs nourrissons, auxquels elles n'avaient plus à donner que le sang de leurs mamelles taries! Et une révolte le souleva, il eut un instant conscience de l'inutilité dérisoire de la charité. A quoi bon faire ce qu'il faisait, ramasser les petits, porter des secours aux parents, prolonger les souffrances des vieux? L'édifice social était pourri à la base, tout allait crouler dans la boue et dans le sang. Seul, un grand acte de justice pouvait balayer l'ancien monde, pour reconstruire le nouveau. Et, à cette minute, il sentit si nettement la cassure irréparable, le mal sans remède, le chancre de la misère sûrement mortel, qu'il comprit les violents, prêt lui-même à accepter l'ouragan dévastateur et purificateur, la terre régénérée par le fer et le feu, comme autrefois, lorsque le Dieu terrible envoyait l'incendie pour assainir les villes maudites.
Mais l'abbé Rose, ce soir-là, en l'entendant sangloter, monta le gronder paternellement. C'était un saint, d'une douceur et d'un espoir infinis. Désespérer, grand Dieu! quand l'Évangile était là! Est-ce que la divine maxime: Aimez-vous les uns les autres, ne suffisait pas au salut du monde? Il avait l'horreur de la violence, et il disait que, si grand que fût le mal, on en viendrait tout de même bien vite à bout, le jour où l'on retournerait en arrière, à l'époque d'humilité, de simplicité et de pureté, lorsque les chrétiens vivaient en frères innocents. Quelle délicieuse peinture il faisait de la société évangélique, dont il évoquait le renouveau avec une gaieté tranquille, comme si elle devait se réaliser le lendemain! Et Pierre finit par sourire, par se plaire à ce beau conte consolateur, dans son besoin d'échapper au cauchemar affreux de la journée. Ils causèrent très tard, ils reprirent les jours suivants ce sujet de conversation que le vieux prêtre chérissait, abondant toujours en nouveaux détails, parlant du règne prochain de l'amour et de la justice, avec la conviction touchante d'un brave homme qui était certain de ne pas mourir sans avoir vu Dieu sur la terre.
Alors, chez Pierre, une évolution nouvelle se fit. La pratique de la charité, dans ce quartier pauvre, l'avait amené à un attendrissement immense: son cœur défaillait, éperdu, meurtri de cette misère qu'il désespérait de jamais guérir. Et, sous ce réveil du sentiment, il sentait parfois céder sa raison, il retournait à son enfance, à ce besoin d'universelle tendresse que sa mère avait mis en lui, imaginant des soulagements chimériques, attendant une aide des puissances inconnues. Puis, sa crainte, sa haine de la brutalité des faits, acheva de le jeter au désir croissant du salut par l'amour. Il était grand temps de conjurer l'effroyable catastrophe inévitable, la guerre fratricide des classes qui emporterait le vieux monde, condamné à disparaître sous l'amas de ses crimes. Dans la conviction où il était que l'injustice se trouvait à son comble, que l'heure vengeresse allait sonner où les pauvres forceraient les riches au partage, il se plut dès lors à rêver une solution pacifique, le baiser de paix entre tous les hommes, le retour à la morale pure de l'Évangile, telle que Jésus l'avait prêchée. D'abord, des doutes le torturèrent: était-ce possible, ce rajeunissement de l'antique catholicisme, allait-on pouvoir le ramener à la jeunesse, à la candeur du christianisme primitif? Il s'était mis à l'étude, lisant, questionnant, se passionnant de plus en plus pour cette grosse question du socialisme catholique, qui justement menait grand bruit depuis quelques années; et, dans son amour frissonnant des misérables, préparé comme il l'était au miracle de la fraternité, il perdait peu à peu les scrupules de son intelligence, il se persuadait que le Christ, une seconde fois, devait venir racheter l'humanité souffrante. Enfin, cela se formula nettement dans son esprit, en cette certitude que le catholicisme, épuré, ramené à ses origines, pouvait être l'unique pacte, la loi suprême qui sauverait la société actuelle, en conjurant la crise sanglante dont elle était menacée. Deux années auparavant, lorsqu'il avait quitté Lourdes, révolté par toute cette basse idolâtrie, la foi morte à jamais et l'âme inquiète pourtant devant l'éternel besoin du divin qui tourmente la créature, un cri était monté en lui, du plus profond de son être: une religion nouvelle! une religion nouvelle! Et, aujourd'hui, c'était cette religion nouvelle, ou plutôt cette religion renouvelée, qu'il croyait avoir découverte, dans un but de salut social, utilisant pour le bonheur humain la seule autorité morale debout, la lointaine organisation du plus admirable outil qu'on ait jamais forgé pour le gouvernement des peuples.
Durant cette période de lente formation que Pierre traversa, deux hommes, en dehors de l'abbé Rose, eurent une grande influence sur lui. Une bonne œuvre l'avait mis en rapport avec monseigneur Bergerot, un évêque, dont le pape venait de faire un cardinal, en récompense de toute une vie d'admirable charité, malgré la sourde opposition de son entourage qui flairait chez le prélat français un esprit libre, gouvernant en père son diocèse; et Pierre s'enflamma davantage au contact de cet apôtre, de ce pasteur d'âmes, un de ces chefs simples et bons, tels qu'il les souhaitait à la communauté future. Mais la rencontre qu'il fit du vicomte Philibert de la Choue, dans des associations catholiques d'ouvriers, fut encore plus décisive pour son apostolat. Le vicomte, un bel homme, d'allures militaires, à la face longue et noble, gâtée par un nez cassé et trop petit, ce qui semblait indiquer l'échec final d'une nature mal d'aplomb, était un des agitateurs les plus actifs du socialisme catholique français. Il possédait de grands domaines, une grande fortune, bien qu'on racontât que des entreprises agricoles malheureuses lui en avaient emporté déjà près de la moitié. Dans son département, il s'était efforcé d'installer des fermes modèles, où il avait appliqué ses idées en matière de socialisme chrétien; et il ne semblait guère, non plus, que le succès l'encourageât. Seulement, cela lui avait servi à se faire nommer député, et il parlait à la Chambre, il y exposait le programme du parti, en longs discours retentissants. D'ailleurs, d'une ardeur infatigable, il conduisait des pèlerinages à Rome, il présidait des réunions, faisait des conférences, se donnait surtout au peuple, dont la conquête, disait-il dans l'intimité, pouvait seule assurer le triomphe de l'Église. Et il eut de la sorte une action considérable sur Pierre, qui admirait naïvement en lui les qualités dont il se sentait dépourvu, un esprit d'organisation, une volonté militante un peu brouillonne, tout entière appliquée à recréer en France la société chrétienne. Le jeune prêtre apprit beaucoup dans sa fréquentation, mais il resta quand même le sentimental, le rêveur dont l'envolée, dédaigneuse des nécessités politiques, allait droit à la cité future du bonheur universel; tandis que le vicomte avait la prétention d'achever la ruine de l'idée libérale de 89, en utilisant, pour le retour au passé, la désillusion et la colère de la démocratie.
Pierre passa des mois enchantés. Jamais néophyte n'avait vécu si absolument pour le bonheur des autres. Il fut tout amour, il brûla de la passion de son apostolat. Ce peuple misérable qu'il visitait, ces hommes sans travail, ces mères, ces enfants sans pain, le jetaient à la certitude de plus en plus grande qu'une nouvelle religion devait naître, pour faire cesser une injustice dont le monde révolté allait violemment mourir; et cette intervention du divin, cette renaissance du christianisme primitif, il était résolu à y travailler, à la hâter de toutes les forces de son être. Sa foi catholique restait morte, il ne croyait toujours pas aux dogmes, aux mystères, aux miracles. Mais un espoir lui suffisait, celui que l'Église pût encore faire du bien, en prenant en main l'irrésistible mouvement démocratique moderne, afin d'éviter aux nations la catastrophe sociale menaçante. Son âme s'était calmée, depuis qu'il se donnait cette mission, de remettre l'Évangile au cœur du peuple affamé et grondant des faubourgs. Il agissait, il souffrait moins de l'affreux néant qu'il avait rapporté de Lourdes; et, comme il ne s'interrogeait plus, l'angoisse de l'incertitude ne le dévorait plus. C'était avec la sérénité d'un simple devoir accompli qu'il continuait à dire sa messe. Même il finissait par penser que le mystère qu'il célébrait ainsi, que tous les mystères et tous les dogmes n'étaient en somme que des symboles, des rites nécessaires à l'enfance de l'humanité, et dont on se débarrasserait plus tard, lorsque l'humanité grandie, épurée, instruite, pourrait supporter l'éclat de la vérité nue.
Et Pierre, dans son zèle d'être utile, dans sa passion de crier tout haut sa croyance, s'était trouvé un matin à sa table, écrivant un livre. Cela était venu naturellement, ce livre sortait de lui comme un appel de son cœur, en dehors de toute idée littéraire. Le titre, une nuit qu'il ne dormait pas, avait brusquement flamboyé, dans les ténèbres: la Rome nouvelle. Et cela disait tout, car n'était-ce pas de Rome, l'éternelle et la sainte, que devait partir le rachat des peuples? L'unique autorité existante se trouvait là, le rajeunissement ne pouvait naître que de la terre sacrée où avait poussé le vieux chêne catholique. En deux mois, il écrivit ce livre, qu'il préparait depuis un an sans en avoir conscience, par ses études sur le socialisme contemporain. C'était en lui comme un bouillonnement de poète, il lui semblait parfois rêver ces pages, tandis qu'une voix intérieure et lointaine les lui dictait. Souvent, lorsqu'il lisait au vicomte Philibert de la Choue les lignes écrites la veille, celui-ci les approuvait vivement, au point de vue de la propagande, en disant que le peuple avait besoin d'être ému pour être entraîné, et qu'il aurait fallu aussi composer des chansons pieuses, amusantes pourtant, qu'on aurait chantées dans les ateliers. Quant à monseigneur Bergerot, sans examiner le livre au point de vue du dogme, il fut touché profondément du souffle ardent de charité qui sortait de chaque page, il commit même l'imprudence d'écrire une lettre approbative à l'auteur, en l'autorisant à la mettre comme préface en tête de l'œuvre. Et c'était cette œuvre, publiée en juin, que la congrégation de l'Index allait frapper d'interdiction, c'était pour la défense de cette œuvre que le jeune prêtre venait d'accourir à Rome, plein de surprise et d'enthousiasme, tout enflammé du désir de faire triompher sa foi, résolu à plaider sa cause lui-même devant le Saint-Père, dont il était convaincu d'avoir exprimé simplement les idées.
Pendant que Pierre revivait ainsi ses trois années dernières, il n'avait pas bougé, debout contre le parapet, devant cette Rome tant rêvée et tant souhaitée. Derrière lui, des arrivées et des départs brusques de voitures se succédaient, les maigres Anglais et les Allemands lourds défilaient, après avoir donné à l'horizon classique les cinq minutes marquées dans le Guide; tandis que le cocher et le cheval de son fiacre attendaient complaisamment, la tête basse sous le grand soleil, qui chauffait la valise restée seule sur la banquette. Et lui semblait s'être aminci encore, dans sa soutane noire, comme élancé, immobile et fin, tout entier au spectacle sublime. Il avait maigri après Lourdes, son visage s'était fondu. Depuis que sa mère l'emportait de nouveau, le grand front droit, la tour intellectuelle qu'il devait à son père, semblait décroître, pendant que la bouche de bonté, un peu forte, le menton délicat, d'une infinie tendresse, dominaient, disaient son âme, qui brûlait aussi dans la flamme charitable des yeux.
Ah! de quels yeux tendres et ardents il la regardait, la Rome de son livre, la Rome nouvelle dont il avait fait le rêve! Si, d'abord, l'ensemble l'avait saisi, dans la douceur un peu voilée de l'admirable matinée, il distinguait maintenant des détails, il s'arrêtait à des monuments. Et c'était avec une joie enfantine qu'il les reconnaissait tous, pour les avoir longtemps étudiés sur des plans et dans des collections de photographies. Là, sous ses pieds, le Transtévère s'étendait, au bas du Janicule, avec le chaos de ses vieilles maisons rougeâtres, dont les tuiles mangées de soleil cachaient le cours du Tibre. Il restait un peu surpris de l'aspect plat de la ville, regardée ainsi du haut de cette terrasse, comme nivelée par cette vue à vol d'oiseau, à peine bossuée des sept fameuses collines, une houle presque insensible au milieu de la mer élargie des façades. Là-bas, à droite, se détachant en violet sombre sur les lointains bleuâtres des monts Albains, c'était bien l'Aventin avec ses trois églises à demi cachées parmi des feuillages; et c'était aussi le Palatin découronné, qu'une ligne de cyprès bordait d'une frange noire. Le Coelius, derrière, se perdait, ne montrait que les arbres de la villa Mattei, pâlis dans la poussière d'or du soleil. Seuls, le mince clocher et les deux petits dômes de Sainte-Marie-Majeure indiquaient le sommet de l'Esquilin, en face et très loin, à l'autre bout de la ville; tandis que, sur les hauteurs du Viminal, il n'apercevait, noyée de lumière, qu'une confusion de blocs blanchâtres, striés de petites raies brunes, sans doute des constructions récentes, pareilles à une carrière de pierres abandonnée. Longtemps il chercha le Capitole, sans pouvoir le découvrir. Il dut s'orienter, il finit par se convaincre qu'il en voyait bien le campanile, en avant de Sainte-Marie-Majeure, là-bas, cette tour carrée, si modeste, qu'elle se perdait au milieu des toitures environnantes. Et, à gauche, le Quirinal venait ensuite, reconnaissable à la longue façade du palais royal, cette façade d'hôpital ou de caserne, d'un jaune dur, plate et percée d'une infinité de fenêtres régulières. Mais, comme il achevait de se tourner, une soudaine vision l'immobilisa. En dehors de la ville, au-dessus des arbres du jardin Corsini, le dôme de Saint-Pierre lui apparaissait. Il semblait posé sur la verdure; et, dans le ciel d'un bleu pur, il était lui-même d'un bleu de ciel si léger, qu'il se confondait avec l'azur infini. En haut, la lanterne de pierre qui le surmonte, toute blanche et éblouissante de clarté, était comme suspendue.
Pierre ne se lassait pas, et ses regards revenaient sans cesse d'un bout de l'horizon à l'autre. Il s'attardait aux nobles dentelures, à la grâce fière des monts de la Sabine et des monts Albains, semés de villes, dont la ceinture bornait le ciel. La Campagne romaine s'étendait par échappées immenses, nue et majestueuse, tel qu'un désert de mort, d'un vert glauque de mer stagnante; et il finit par distinguer la tour basse et ronde du tombeau de Cæcilia Metella, derrière lequel une mince ligne pâle indiquait l'antique voie Appienne. Des débris d'aqueducs semaient l'herbe rase, dans la poussière des mondes écroulés. Et il ramenait ses regards, et c'était la ville de nouveau, le pêle-mêle des édifices, au petit bonheur de la rencontre. Ici, tout près, il reconnaissait, à sa loggia tournée vers le fleuve, l'énorme cube fauve du palais Farnèse. Plus loin, cette coupole basse, à peine visible, devait être celle du Panthéon. Puis, par sauts brusques, c'étaient les murs reblanchis de Saint-Paul hors les Murs, pareils à ceux d'une grange colossale, les statues qui couronnent Saint-Jean de Latran, légères, à peine grosses comme des insectes; puis, le pullulement des dômes, celui du Gesù, celui de Saint-Charles, celui de Saint-André de la Vallée, celui de Saint-Jean des Florentins; puis, tant d'autres édifices encore, resplendissants de souvenirs, le Château Saint-Ange dont la statue étincelait, la villa Médicis qui dominait la ville entière, la terrasse du Pincio où blanchissaient des marbres parmi des arbres rares, les grands ombrages de la villa Borghèse, au loin, fermant l'horizon de leurs cimes vertes. Vainement il chercha le Colisée. Le petit vent du nord qui soufflait, très doux, commençait pourtant à dissiper les buées matinales. Sur les lointains vaporeux, des quartiers entiers se dégageaient avec vigueur, tels que des promontoires, dans une mer ensoleillée. Çà et là, parmi l'amoncellement indistinct des maisons, un pan de muraille blanche éclatait, une rangée de vitres jetait des flammes, un jardin étalait une tache noire, d'une puissance de coloration surprenante. Et le reste, le pêle-mêle des rues, des places, les îlots sans fin, semés en tous sens, s'emmêlaient, s'effaçaient dans la gloire vivante du soleil, tandis que de hautes fumées blanches, montées des toits, traversaient avec lenteur l'infinie pureté du ciel.
Mais bientôt Pierre, par un secret instinct, ne s'intéressa plus qu'à trois points de l'horizon immense. Là-bas, la ligne de cyprès minces qui frangeait de noir la hauteur du Palatin, l'émotionnait; il n'apercevait, derrière, que le vide, les palais des Césars avaient disparu, écroulés, rasés par le temps; et il les évoquait, il croyait les voir se dresser comme des fantômes d'or, vagues et tremblants, dans la pourpre de la matinée splendide. Puis, ses regards retournaient à Saint-Pierre; et là le dôme était debout encore, abritant sous lui le Vatican qu'il savait être à côté, collé au flanc du colosse; et il le trouvait triomphal, couleur du ciel, si solide et si vaste, qu'il lui apparaissait comme le roi géant, régnant sur la ville, vu de partout, éternellement. Puis, il reportait les yeux en face, vers l'autre mont, au Quirinal, où le palais du roi ne lui semblait plus qu'une caserne plate et basse, badigeonnée de jaune. Et toute l'histoire séculaire de Rome, avec ses continuels bouleversements, ses résurrections successives, était là pour lui, dans ce triangle symbolique, dans ces trois sommets qui se regardaient, par-dessus le Tibre: la Rome antique épanouissant, en un entassement de palais et de temples, la fleur monstrueuse de la puissance et de la splendeur impériales; la Rome papale, victorieuse au moyen âge, maîtresse du monde, faisant peser sur la chrétienté cette église colossale de la beauté reconquise; la Rome actuelle, celle qu'il ignorait, qu'il avait négligée, dont le palais royal, si nu, si froid, lui donnait une pauvre idée, l'idée d'une tentative bureaucratique et fâcheuse, d'un essai de modernité sacrilège sur une cité à part, qu'il aurait fallu laisser au rêve de l'avenir. Cette sensation presque pénible d'un présent importun, il l'écartait, il ne voulait pas s'arrêter à tout un quartier neuf, toute une petite ville blafarde, en construction sans doute encore, qu'il voyait distinctement près de Saint-Pierre, au bord du fleuve. Sa Rome nouvelle, à lui, il l'avait rêvée, et il la rêvait encore, même en face du Palatin anéanti dans la poussière des siècles, du dôme de Saint-Pierre dont la grande ombre endormait le Vatican, du palais du Quirinal refait à neuf et repeint, régnant bourgeoisement sur les quartiers nouveaux qui pullulaient de toutes parts, éventrant la vieille ville aux toits roux, éclatante sous le clair soleil matinal.
La Rome nouvelle, le titre de son livre se remit à flamboyer devant Pierre, et une autre songerie l'emporta, il revécut son livre, après avoir revécu sa vie. Il l'avait écrit d'enthousiasme, utilisant les notes amassées au hasard; et la division en trois parties s'était tout de suite imposée: le passé, le présent, l'avenir.
Le passé, c'était l'extraordinaire histoire du christianisme primitif, de la lente évolution qui avait fait de ce christianisme le catholicisme actuel. Il démontrait que, sous toute évolution religieuse, se cache une question économique, et qu'en somme l'éternel mal, l'éternelle lutte n'a jamais été qu'entre le pauvre et le riche. Chez les Juifs, immédiatement après la vie nomade, lorsqu'ils ont conquis Chanaan et que la propriété se crée, la lutte des classes éclate. Il y a des riches et il y a des pauvres: dès lors naît la question sociale. La transition avait été brusque, l'état de choses nouveau empira si rapidement, que les pauvres, se rappelant encore l'âge d'or de la vie nomade, souffrirent et réclamèrent avec d'autant plus de violence. Jusqu'à Jésus, les prophètes ne sont que des révoltés, qui surgissent de la misère du peuple, qui disent ses souffrances, accablent les riches, auxquels ils prophétisent tous les maux, en punition de leur injustice et de leur dureté. Jésus lui-même n'est que le dernier d'eux, et il apparaît comme la revendication vivante du droit des pauvres. Les prophètes, socialistes et anarchistes, avaient prêché l'égalité sociale, en demandant la destruction du monde, s'il n'était point juste Lui, apporte également aux misérables la haine du riche. Tout son enseignement est une menace contre la richesse, contre la propriété; et, si l'on entendait par le Royaume des cieux, qu'il promettait, la paix et la fraternité sur cette terre, il n'y aurait plus là qu'un retour à l'âge d'or de la vie pastorale, que le rêve de la communauté chrétienne, tel qu'il semble avoir été réalisé après lui, par ses disciples. Pendant les trois premiers siècles, chaque église a été un essai de communisme, une véritable association, dont les membres possédaient tout en commun, hors les femmes. Les apologistes et les premiers pères de l'Église en font foi, le christianisme n'était alors que la religion des humbles et des pauvres, une démocratie, un socialisme, en lutte contre la société romaine. Et, quand celle-ci s'écroula, pourrie par l'argent, elle succomba sous l'agio, les banques véreuses, les désastres financiers, plus encore que sous le flot des barbares et le sourd travail de termites des chrétiens. La question d'argent est toujours à la base. Aussi en eut-on une nouvelle preuve, lorsque le christianisme, triomphant enfin, grâce aux conditions historiques, sociales et humaines, fut déclaré religion d'État. Pour assurer complètement sa victoire, il se trouva forcé de se mettre avec les riches et les puissants; et il faut voir par quelles subtilités, quels sophismes, les pères de l'Église en arrivent à découvrir dans l'Évangile de Jésus la défense de la propriété. Il y avait là pour le christianisme une nécessité politique de vie, il n'est devenu qu'à ce prix le catholicisme, l'universelle religion. Dès lors, la redoutable machine s'érige, l'arme de conquête et de gouvernement: en haut, les puissants, les riches, qui ont le devoir de partager avec les pauvres, mais qui n'en font rien; en bas, les pauvres, les travailleurs, à qui l'on enseigne la résignation et l'obéissance, en leur réservant le Royaume futur, la compensation divine et éternelle. Monument admirable, qui a duré des siècles, où tout est bâti sur la promesse de l'au-delà, sur cette soif inextinguible d'immortalité et de justice dont l'homme est dévoré.
Cette première partie de son livre, cette histoire du passé, Pierre l'avait complétée par une étude à grands traits du catholicisme jusqu'à nos jours. C'était d'abord saint Pierre, ignorant, inquiet, tombant à Rome par un coup de génie, venant réaliser les oracles antiques qui avaient prédit l'éternité du Capitole. Puis, c'étaient les premiers papes, de simples chefs d'associations funéraires, c'était le lent avènement de la papauté toute-puissante, en continuelle lutte de conquête dans le monde entier, s'efforçant sans relâche de satisfaire son rêve de domination universelle. Au moyen âge, avec les grands papes, elle crut un instant toucher au but, être la maîtresse souveraine des peuples. La vérité absolue ne serait-ce pas le pape pontife et roi de la terre, régnant sur les âmes et sur les corps de tous les hommes, comme Dieu lui-même, dont il est le représentant? Cette ambition totale et démesurée, d'une logique parfaite, a été remplie par Auguste, empereur et pontife, maître du monde; et, renaissant toujours des ruines de la Rome antique, c'est la figure glorieuse d'Auguste qui a hanté les papes, c'est le sang d'Auguste qui a battu dans leurs veines. Mais le pouvoir s'étant dédoublé après l'effondrement de l'empire romain, il fallut partager, laisser à l'empereur le gouvernement temporel, en ne gardant sur lui que le droit de le sacrer, par délégation divine. Le peuple était à Dieu, le pape donnait le peuple à l'empereur, au nom de Dieu, et pouvait le reprendre, pouvoir sans limite dont l'excommunication était l'arme terrible, souveraineté supérieure qui acheminait la papauté à la possession réelle et définitive de l'empire. En somme, entre le pape et l'empereur, l'éternelle querelle a été le peuple qu'ils se disputaient, la masse inerte des humbles et des souffrants, le grand muet dont de sourds grondements disaient seuls parfois l'inguérissable misère. On disposait de lui comme d'un enfant, pour son bien; et l'Église aidait vraiment à la civilisation, rendait des services à l'humanité, répandait d'abondantes aumônes. Toujours, le rêve ancien de la communauté chrétienne revenait, au moins dans les couvents: un tiers des richesses amassées pour le culte, un tiers pour les prêtres, un tiers pour les pauvres. N'était-ce pas la vie simplifiée, l'existence rendue possible aux fidèles sans désirs terrestres, en attendant les satisfactions inouïes du ciel? Donnez-nous donc la terre entière, nous ferons ainsi trois parts des biens d'ici-bas, et vous verrez quel âge d'or régnera, au milieu de la résignation et de l'obéissance de tous!
Mais Pierre montrait ensuite la papauté assaillie par les plus grands dangers, au sortir de sa toute-puissance du moyen âge. La Renaissance faillit l'emporter dans son luxe et son débordement, dans le bouillonnement de sève vivante jaillie de l'éternelle nature, méprisée, laissée pour morte pendant des siècles. Plus menaçants encore étaient les sourds réveils du peuple, du grand muet, dont la langue semblait commencer à se délier. La Réforme avait éclaté comme une protestation de la raison et de la justice, un rappel aux vérités méconnues de l'Évangile; et il fallut, pour sauver Rome d'une disparition totale, la rude défense de l'Inquisition, le lent et obstiné labeur du concile de Trente qui raffermit le dogme et assura le pouvoir temporel. Ce fut alors l'entrée de la papauté dans deux siècles de paix et d'effacement, car les solides monarchies absolues qui s'étaient partagé l'Europe pouvaient se passer d'elle, ne tremblaient plus devant les foudres de l'excommunication devenues innocentes, n'acceptaient plus le pape que comme un maître de cérémonie, chargé de certains rites. Un déséquilibrement s'était produit dans la possession du peuple: si les rois tenaient toujours le peuple de Dieu, le pape devait seulement enregistrer la donation une fois pour toutes, sans avoir à intervenir, quelle que fût l'occasion, dans le gouvernement des États. Jamais Rome n'a été moins près de réaliser son rêve séculaire de domination universelle. Et, quand la Révolution française éclata, on put croire que la proclamation des droits de l'homme allait tuer la papauté, dépositaire du droit divin que Dieu lui avait délégué sur les nations. Aussi quelle inquiétude première, quelle colère, quelle défense désespérée, au Vatican, contre l'idée de liberté, contre ce nouveau credo de la raison libérée et de l'humanité rentrant en possession d'elle-même! C'était le dénouement apparent de la longue lutte entre l'empereur et le pape, pour la possession du peuple: l'empereur disparaissait, et le peuple, libre désormais de disposer de lui, prétendait échapper au pape, solution imprévue où paraissait devoir crouler tout l'antique échafaudage du catholicisme.
Pierre terminait ici la première partie de son livre, par un rappel du christianisme primitif, en face du catholicisme actuel, qui est le triomphe des riches et des puissants. Cette société romaine que Jésus était venu détruire, au nom des pauvres et des humbles, la Rome catholique ne l'a-t-elle pas rebâtie, à travers les siècles, dans son œuvre politique d'argent et d'orgueil? Et quelle triste ironie, quand on constatait qu'après dix-huit cents ans d'Évangile, le monde s'effondrait de nouveau dans l'agio, les banques véreuses, les désastres financiers, dans cette effroyable injustice de quelques hommes gorgés de richesses, parmi les milliers de leurs frères qui crevaient de faim! Tout le salut des misérables était à recommencer. Mais ces choses terribles, Pierre les disait en des pages si adoucies de charité, si noyées d'espérance, qu'elles y avaient perdu leur danger révolutionnaire. D'ailleurs, nulle part il n'attaquait le dogme. Son livre n'était que le cri d'un apôtre, en sa forme sentimentale de poème, où brûlait l'unique amour du prochain.
Ensuite, venait la seconde partie de l'œuvre, le présent, l'étude de la société catholique actuelle. Là, Pierre avait fait une peinture affreuse de la misère des pauvres, de cette misère d'une grande ville, qu'il connaissait, dont il saignait pour en avoir touché les plaies empoisonnées. L'injustice ne se pouvait plus tolérer, la charité devenait impuissante, la souffrance était si épouvantable, que tout espoir se mourait au cœur du peuple. Ce qui avait contribué à tuer la foi en lui, n'était-ce pas le spectacle monstrueux de la chrétienté, dont les abominations le corrompaient, l'affolaient de haine et de vengeance? Et tout de suite, après ce tableau d'une civilisation pourrie, en train de crouler, il reprenait l'histoire à la Révolution française, à l'immense espérance que l'idée de liberté avait apportée au monde. En arrivant au pouvoir, la bourgeoisie, le grand parti libéral, s'était chargé de faire enfin le bonheur de tous. Mais le pis est que la liberté, décidément, après un siècle d'expérience, ne semble pas avoir donné aux déshérités plus de bonheur. Dans le domaine politique, une désillusion commence. En tout cas, si le troisième état se déclare satisfait, depuis qu'il règne, le quatrième état, les travailleurs, souffrent toujours et continuent à réclamer leur part. On les a proclamés libres, on leur a octroyé l'égalité politique, et ce ne sont en somme que des cadeaux dérisoires, car ils n'ont, comme jadis, sous leur servitude économique, que la liberté de mourir de faim. Toutes les revendications socialistes sont nées de là, le problème terrifiant dont la solution menace d'emporter la société actuelle, s'est posé dès lors entre le travail et le capital. Quand l'esclavage a disparu du monde antique, pour faire place au salariat, la révolution fut immense; et, certainement, l'idée chrétienne était un des facteurs puissants qui ont détruit l'esclavage. Aujourd'hui qu'il s'agit de remplacer le salariat par autre chose, peut-être par la participation de l'ouvrier aux bénéfices, pourquoi donc le christianisme ne tenterait-il pas d'avoir une action nouvelle? Cet avènement prochain et fatal de la démocratie, c'est une autre phase de l'histoire humaine qui s'ouvre, c'est la société de demain qui se crée. Et Rome ne pouvait se désintéresser, la papauté allait avoir à prendre parti dans la querelle, si elle ne voulait pas disparaître du monde, comme un rouage devenu décidément inutile.
De là naissait la légitimité du socialisme catholique. Lorsque, de toutes parts, les sectes socialistes se disputaient le bonheur du peuple à coups de solutions, l'Église devait apporter la sienne. Et c'était ici que la Rome nouvelle apparaissait, et que l'évolution s'élargissait, dans un renouveau d'espérance illimitée. Évidemment, l'Église catholique n'avait rien, en son principe, de contraire à une démocratie. Il lui suffirait même de reprendre la tradition évangélique, de redevenir l'Église des humbles et des pauvres, le jour où elle rétablirait l'universelle communauté chrétienne. Elle est d'essence démocratique, et si elle s'est mise avec les riches, avec les puissants, lorsque le christianisme est devenu le catholicisme, elle n'a fait qu'obéir à la nécessité de se défendre pour vivre, en sacrifiant de sa pureté première; de sorte qu'aujourd'hui, si elle abandonnait les classes dirigeantes condamnées, pour retourner au petit peuple des misérables, elle se rapprocherait simplement du Christ, elle se rajeunirait, se purifierait des compromissions politiques qu'elle a dû subir. En tous temps, l'Église, sans renoncer en rien à son absolu, a su plier devant les circonstances: elle réserve sa souveraineté totale, elle tolère simplement ce qu'elle ne peut empêcher, elle attend avec patience, même pendant des siècles, la minute où elle redeviendra la maîtresse du monde. Et, cette fois, la minute n'allait-elle pas sonner, dans la crise qui se préparait? De nouveau, toutes les puissances se disputent la possession du peuple. Depuis que la liberté et l'instruction ont fait de lui une force, un être de conscience et de volonté réclamant sa part, tous les gouvernants veulent le gagner, régner par lui et même avec lui, s'il le faut. Le socialisme, voilà l'avenir, le nouvel instrument de règne; et tous font du socialisme, les rois ébranlés sur leur trône, les chefs bourgeois des républiques inquiètes, les meneurs ambitieux qui rêvent du pouvoir. Tous sont d'accord que l'État capitaliste est un retour au monde païen, au marché d'esclaves, tous parlent de briser l'atroce loi de fer, le travail devenu une marchandise soumise aux lois de l'offre et de la demande, le salaire calculé sur le strict nécessaire dont l'ouvrier a besoin pour ne pas mourir de faim. En bas, les maux grandissent, les travailleurs agonisent de famine et d'exaspération, pendant qu'au-dessus de leurs têtes les discussions continuent, les systèmes se croisent, les bonnes volontés s'épuisent à tenter des remèdes impuissants. C'est le piétinement sur place, l'effarement affolé des grandes catastrophes prochaines. Et, parmi les autres, le socialisme catholique, aussi ardent que le socialisme révolutionnaire, est entré à son tour dans la bataille, en tâchant de vaincre.
Alors, toute une étude suivait des longs efforts du socialisme catholique, dans la chrétienté entière. Ce qui frappait surtout, c'était que la lutte devenait plus vive et plus victorieuse, dès qu'elle se livrait sur une terre de propagande, encore non conquise complètement au christianisme. Par exemple, dans les nations où celui-ci se trouvait en présence du protestantisme, les prêtres luttaient pour la vie avec une passion extraordinaire, disputaient aux pasteurs la possession du peuple, à coups de hardiesses, de théories audacieusement démocratiques. En Allemagne, la terre classique du socialisme, monseigneur Ketteler parla un des premiers de frapper les riches de contributions, créa plus tard une vaste agitation que tout le clergé dirige aujourd'hui, grâce à des associations et à des journaux nombreux. En Suisse, monseigneur Mermillod plaida si haut la cause des pauvres, que les évêques, maintenant, y font presque cause commune avec les socialistes démocrates, qu'ils espèrent convertir sans doute au jour du partage. En Angleterre, où le socialisme pénètre avec tant de lenteur, le cardinal Manning remporta des victoires considérables, prit la défense des ouvriers pendant une grève fameuse, détermina un mouvement populaire que signalèrent de fréquentes conversions. Mais ce fut surtout en Amérique, aux États-Unis, que le socialisme catholique triompha, dans ce milieu de pleine démocratie, qui a forcé des évêques tels que monseigneur Ireland à se mettre à la tête des revendications ouvrières: toute une Église nouvelle semble là en germe, confuse encore et débordante de sève, soulevée d'un espoir immense, comme à l'aurore du christianisme rajeuni de demain. Et, si l'on passe ensuite à l'Autriche et à la Belgique, nations catholiques, on voit que, chez la première, le socialisme catholique se confond avec l'antisémitisme, et que, chez la seconde, il n'a aucun sens précis; tandis que le mouvement s'arrête et même disparaît, dès qu'on descend à l'Espagne et à l'Italie, ces vieilles terres de foi, l'Espagne toute aux violences des révolutionnaires, avec ses évêques têtus qui se contentent de foudroyer les incroyants comme aux jours de l'Inquisition, l'Italie immobilisée dans la tradition, sans initiative possible, réduite au silence et au respect, autour du Saint-Siège. En France, pourtant, la lutte restait vive, mais surtout une lutte d'idées. La guerre, en somme, s'y menait contre la Révolution, et il semblait qu'il eût suffi de rétablir l'ancienne organisation des temps monarchiques, pour retourner à l'âge d'or. C'était ainsi que la question des corporations ouvrières était devenue l'affaire unique, comme la panacée à tous les maux des travailleurs. Mais on était loin de s'entendre: les uns, les catholiques qui repoussaient l'ingérence de l'État, qui préconisaient une action purement morale, voulaient les corporations libres; tandis que les autres, les jeunes, les impatients, résolus à l'action, les demandaient obligatoires, avec capital propre, reconnues et protégées par l'État. Le vicomte Philibert de la Choue avait particulièrement mené une ardente campagne, par la parole, par la plume, en faveur de ces corporations obligatoires; et son grand chagrin était de n'avoir pu encore décider le pape à se prononcer ouvertement sur le cas de savoir si les corporations devaient être ouvertes ou fermées. A l'entendre, le sort de la société était là, la solution paisible de la question sociale ou l'effroyable catastrophe qui devait tout emporter. Au fond, bien qu'il refusât de l'avouer, le vicomte avait fini par en venir au socialisme d'État. Et, malgré le manque d'accord, l'agitation restait grande, des tentatives peu heureuses étaient faites, des sociétés coopératives de consommation, des sociétés d'habitations ouvrières, des banques populaires, des retours plus ou moins déguisés aux anciennes communautés chrétiennes; pendant que, de jour en jour, au milieu de la confusion de l'heure présente, dans le trouble des âmes et dans les difficultés politiques que traversait le pays, le parti catholique militant sentait son espérance grandir, jusqu'à la certitude aveugle de reconquérir bientôt le gouvernement du monde.
Justement, la deuxième partie du livre finissait par un tableau du malaise intellectuel et moral où se débat cette fin de siècle. Si la masse des travailleurs souffre d'être mal partagée et exige que, dans un nouveau partage, on lui assure au moins son pain quotidien, il semble que l'élite n'est pas plus contente, se plaignant du vide où la laissent sa raison libérée, son intelligence élargie. C'est la fameuse banqueroute du rationalisme, du positivisme et de la science elle-même. Les esprits que dévore le besoin de l'absolu, se lassent des tâtonnements, des lenteurs de cette science qui admet les seules vérités prouvées; ils sont repris de l'angoisse du mystère, il leur faut une synthèse totale et immédiate, pour pouvoir dormir en paix; et, brisés, ils retombent à genoux sur la route, éperdus à la pensée qu'ils ne sauront jamais tout, préférant Dieu, l'inconnu révélé, affirmé en un acte de foi. Aujourd'hui encore, en effet, la science ne calme ni notre soif de justice, ni notre désir de sécurité, ni l'idée séculaire que nous nous faisons du bonheur, dans la survie, dans une éternité de jouissances. Elle n'en est qu'à épeler le monde, elle n'apporte, pour chacun, que la solidarité austère du devoir de vivre, d'être un simple facteur du travail universel; et comme l'on comprend la révolte des cœurs, le regret de ce ciel chrétien, peuplé de beaux anges, plein de lumière, de musiques et de parfums! Ah! baiser ses morts, se dire qu'on les retrouvera, qu'on revivra avec eux une immortalité glorieuse! et avoir cette certitude de souveraine équité pour supporter l'abomination de l'existence terrestre! et tuer ainsi l'affreuse pensée du néant, et échapper à l'horreur de la disparition du moi, et se tranquilliser enfin dans l'inébranlable croyance qui remet au lendemain de la mort la solution heureuse de tous les problèmes de la destinée! Ce rêve, les peuples le rêveront longtemps encore. C'est ce qui explique comment, à cette fin de siècle, par suite du surmenage des esprits, par suite également du trouble profond où est l'humanité, grosse d'un monde prochain, le sentiment religieux s'est réveillé, inquiet, tourmenté d'idéal et d'infini, exigeant une loi morale et l'assurance d'une justice supérieure. Les religions peuvent disparaître, le sentiment religieux en créera de nouvelles, même avec la science. Une religion nouvelle! une religion nouvelle! et n'était-ce pas le vieux catholicisme qui, dans cette terre contemporaine où tout semblait devoir favoriser ce miracle, allait renaître, jeter des rameaux verts, s'épanouir en une toute jeune et immense floraison?
Enfin, dans la troisième partie de son livre, Pierre avait dit, en phrases enflammées d'apôtre, ce qu'allait être l'avenir, ce catholicisme rajeuni, apportant aux nations agonisantes la santé et la paix, l'âge d'or oublié du christianisme primitif. Et, d'abord, il débutait par un portrait attendri et glorieux de Léon XIII, le pape idéal, le prédestiné chargé du salut des peuples. Il l'avait évoqué, il l'avait vu ainsi, dans son désir brûlant de la venue d'un pasteur qui mettait fin à la misère. Ce n'était pas un portrait d'étroite ressemblance, mais le sauveur nécessaire, l'inépuisable charité, le cœur et l'intelligence larges, tels qu'il les rêvait. Pourtant, il avait fouillé les documents, étudié les encycliques, basé la figure sur les faits: l'éducation religieuse à Rome, la courte nonciature à Bruxelles, le long épiscopat à Pérouse. Dès que Léon XIII est pape, dans la difficile situation laissée par Pie IX, se révèle la dualité de sa nature, le gardien inébranlable du dogme, le politique souple, résolu à pousser la conciliation aussi loin qu'il le pourra. Nettement, il rompt avec la philosophie moderne, il remonte, par delà la Renaissance, au moyen âge, il restaure dans les écoles catholiques la philosophie chrétienne, selon l'esprit de saint Thomas d'Aquin, le docteur angélique. Puis, le dogme mis de la sorte à l'abri, il vit d'équilibre, donne des gages à toutes les puissances, s'efforce d'utiliser toutes les occasions. On le voit, d'une activité extraordinaire, réconcilier le Saint-Siège avec l'Allemagne, se rapprocher de la Russie, contenter la Suisse, souhaiter l'amitié de l'Angleterre, écrire à l'empereur de la Chine pour lui demander de protéger les missionnaires et les chrétiens de son empire. Plus tard, il interviendra en France, reconnaîtra la légitimité de la République. Dès le début, une pensée se dégage, la pensée qui fera de lui un des grands papes politiques; et c'est, d'ailleurs, la pensée séculaire de la papauté, la conquête de toutes les âmes, Rome centre et maîtresse du monde. Il n'a qu'une volonté, qu'un but, travailler à l'unité de l'Église, ramener à elle les communions dissidentes, pour la rendre invincible, dans la lutte sociale qui se prépare. En Russie, il tâche de faire reconnaître l'autorité morale du Vatican; en Angleterre, il rêve de désarmer l'Église anglicane, de l'amener à une sorte de trêve fraternelle; mais, en Orient surtout, il convoite un accord avec les Églises schismatiques, qu'il traite en simples sœurs séparées, dont son cœur de père sollicite le retour. De quelle force victorieuse Rome ne disposerait-elle pas, le jour où elle régnerait sans conteste sur les chrétiens de la terre entière?
Et c'est ici qu'apparaît l'idée sociale de Léon XIII. Encore évêque de Pérouse, il avait écrit une lettre pastorale, où se montrait un vague socialisme humanitaire. Puis, dès qu'il a coiffé la tiare, il change d'opinion, foudroie les révolutionnaires, dont l'audace alors terrifiait l'Italie. Tout de suite, d'ailleurs, il se reprend, averti par les faits, comprenant le danger mortel de laisser le socialisme aux mains des ennemis du catholicisme. Il écoute les évêques populaires des pays de propagande, cesse d'intervenir dans la querelle irlandaise, retire l'excommunication dont il avait frappé aux États-Unis les Chevaliers du travail, défend de mettre à l'index les livres hardis des écrivains catholiques socialistes. Cette évolution vers la démocratie se retrouve dans ses plus fameuses encycliques: Immortale Dei, sur la constitution des États; Libertas, sur la liberté humaine; Sapientiæ, sur les devoirs des citoyens chrétiens; Rerum novarum, sur la condition des ouvriers; et c'est particulièrement cette dernière qui semble avoir rajeuni l'Église. Le pape y constate la misère imméritée des travailleurs, les heures de travail trop longues, le salaire trop réduit. Tout homme a le droit de vivre, et le contrat extorqué par la faim est injuste. Ailleurs, il déclare qu'on ne doit pas abandonner l'ouvrier, sans défense, à une exploitation qui transforme en fortune pour quelques-uns la misère du plus grand nombre. Forcé de rester vague sur les questions d'organisation, il se borne à encourager le mouvement corporatif, qu'il place sous le patronage de l'État; et, après avoir ainsi restauré l'idée de l'autorité civile, il remet Dieu en sa place souveraine, il voit surtout le salut par des mesures morales, par l'antique respect dû à la famille et à la propriété. Mais cette main secourable de l'auguste vicaire du Christ, tendue publiquement aux humbles et aux pauvres, n'était-ce pas le signe certain d'une nouvelle alliance, l'annonce d'un nouveau règne de Jésus sur la terre? Désormais, le peuple savait qu'il n'était pas abandonné. Et, dès lors, dans quelle gloire était monté Léon XIII, dont le jubilé sacerdotal et le jubilé épiscopal avaient été fêtés pompeusement, parmi le concours d'une foule immense, des cadeaux sans nombre, des lettres flatteuses envoyées par tous les souverains!
Ensuite, Pierre avait traité la question du pouvoir temporel, ce qu'il croyait devoir faire librement. Sans doute il n'ignorait pas que, dans sa querelle avec l'Italie, le pape maintenait aussi obstinément qu'au premier jour ses droits sur Rome; mais il s'imaginait qu'il y avait là une simple attitude nécessaire, imposée par des raisons politiques, et qui disparaîtrait, quand sonnerait l'heure. Lui, était convaincu que, si jamais le pape n'avait paru plus grand, il devait à la perte du pouvoir temporel cet élargissement de son autorité, cette splendeur pure de toute-puissance morale où il rayonnait. Quelle longue histoire de fautes et de conflits que celle de la possession de ce petit royaume de Rome, depuis quinze siècles! Au quatrième siècle, Constantin quitte Rome, il ne reste au Palatin vide que quelques fonctionnaires oubliés, et le pape, naturellement, s'empare du pouvoir, la vie de la cité passe au Latran. Mais ce n'est que quatre siècles plus tard que Charlemagne reconnaît les faits accomplis, en donnant formellement au pape les États de l'Église. La guerre, dès lors, n'a plus cessé entre la puissance spirituelle et les puissances temporelles, souvent latente, parfois aiguë, dans le sang et dans les flammes. Aujourd'hui, n'est-il pas déraisonnable de rêver, au milieu de l'Europe en armes, la papauté reine d'un lambeau de territoire, où elle serait exposée à toutes les vexations, où elle ne pourrait être maintenue que par une armée étrangère? Que deviendrait-elle, dans le massacre général qu'on redoute? et combien elle est plus à l'abri, plus digne, plus haute, dégagée de tout souci terrestre, régnant sur le monde des âmes! Aux premiers temps de l'Église, la papauté, de locale, de purement romaine, s'est peu à peu catholicisée, universalisée, conquérant son empire sur la chrétienté entière. De même, le sacré collège, qui a continué d'abord le sénat romain, s'est internationalisé ensuite, a fini de nos jours par être la plus universelle de nos assemblées, dans laquelle siègent des membres de toutes les nations. Et n'est-il pas évident que le pape, appuyé ainsi sur les cardinaux, est devenu la seule et grande autorité internationale, d'autant plus puissante qu'elle est libérée des intérêts monarchiques et qu'elle parle au nom de l'humanité, par-dessus même la notion de patrie? La solution tant cherchée, au milieu de si longues guerres, est sûrement là: ou donner la royauté temporelle du monde au pape, ou ne lui en laisser que la royauté spirituelle. Représentant de Dieu, souverain absolu et infaillible par délégation divine, il ne peut que rester dans le sanctuaire, si, déjà maître des âmes, il n'est pas reconnu par tous les peuples comme l'unique maître des corps, le roi des rois.
Mais quelle étrange aventure que cette poussée nouvelle de la papauté dans le champ ensemencé par la Révolution française, ce qui l'achemine peut-être vers la domination dont la volonté la tient debout depuis tant de siècles! Car la voilà seule devant le peuple; les rois sont abattus; et, puisque le peuple est libre désormais de se donner à qui bon lui semble, pourquoi ne se donnerait-il pas à elle? Le déchet certain que subit l'idée de liberté permet tous les espoirs. Sur le terrain économique, le parti libéral semble vaincu. Les travailleurs, mécontents de 89, se plaignent de leur misère aggravée, s'agitent, cherchent le bonheur désespérément. D'autre part, les régimes nouveaux ont accru la puissance internationale de l'Église, les membres catholiques sont en nombre dans les parlements des républiques et des monarchies constitutionnelles. Toutes les circonstances paraissent donc favoriser cette extraordinaire fortune du catholicisme vieillissant, repris d'une vigueur de jeunesse. Jusqu'à la science qu'on accuse de banqueroute, ce qui sauve du ridicule le Syllabus, trouble les intelligences, rouvre le champ illimité du mystère et de l'impossible. Et, alors, on rappelle une prophétie qui a été faite, la papauté maîtresse de la terre, le jour où elle marcherait à la tête de la démocratie, après avoir réuni les Églises schismatiques d'Orient à l'Église catholique, apostolique et romaine. Les temps étaient sûrement venus, puisque le pape, donnant congé aux grands et aux riches de ce monde, laissait à l'exil les rois chassés du trône, pour se remettre, comme Jésus, avec les travailleurs sans pain et les mendiants des routes. Encore peut-être quelques années de misère affreuse, d'inquiétante confusion, d'effroyable danger social, et le peuple, le grand muet dont on a disposé jusqu'ici, parlera, retournera au berceau, à l'Église unifiée de Rome, pour éviter la destruction menaçante des sociétés humaines.
Et Pierre terminait son livre par une évocation passionnée de la Rome nouvelle, de la Rome spirituelle qui règnerait bientôt sur les peuples réconciliés, fraternisant dans un autre âge d'or. Il y voyait même la fin des superstitions, il s'était oublié, sans aucune attaque directe aux dogmes, jusqu'à faire le rêve du sentiment religieux élargi, affranchi des rites, tout entier à l'unique satisfaction de la charité humaine; et, encore blessé de son voyage à Lourdes, il avait cédé au besoin de contenter son cœur. Cette superstition de Lourdes, si grossière, n'était-elle pas le symptôme exécrable d'une époque de trop de souffrance? Le jour où l'Évangile serait universellement répandu et pratiqué, les souffrants cesseraient d'aller chercher si loin, dans des conditions si tragiques, un soulagement illusoire, certains dès lors de trouver assistance, d'être consolés et guéris chez eux, dans leurs maisons, au milieu de leurs frères. Il y avait, à Lourdes, un déplacement de la fortune inique, un spectacle effroyable qui faisait douter de Dieu, une continuelle cause de combat, qui disparaîtrait dans la société vraiment chrétienne de demain. Ah! cette société, cette communauté chrétienne, c'était au désir ardent de sa prochaine venue que toute l'œuvre aboutissait! Le christianisme enfin redevenant la religion de justice et de vérité qu'il était, avant de s'être laissé conquérir par les riches et les puissants! Les petits et les pauvres régnant, se partageant les biens d'ici-bas, n'obéissant plus qu'à la loi égalitaire du travail! Le pape seul debout à la tête de la fédération des peuples, souverain de paix, ayant la simple mission d'être la règle morale, le lien de charité et d'amour qui unit tous les êtres! Et n'était-ce pas la réalisation prochaine des promesses du Christ? Les temps allaient s'accomplir, la société civile et la société religieuse se recouvriraient, si parfaitement, qu'elles ne feraient plus qu'une; et ce serait l'âge de triomphe et de bonheur prédit par tous les prophètes, plus de luttes possibles, plus d'antagonisme entre le corps et l'âme, un merveilleux équilibre qui tuerait le mal, qui mettrait sur la terre le royaume de Dieu. La Rome nouvelle, centre du monde, donnant au monde la religion nouvelle!
Pierre sentit des larmes lui monter aux yeux, et d'un geste inconscient, sans s'apercevoir qu'il étonnait les maigres Anglais et les Allemands trapus, défilant sur la terrasse, il ouvrit les bras, il les tendit vers la Rome réelle, baignée d'un si beau soleil, qui s'étendait à ses pieds. Serait-elle douce à son rêve? Allait-il, comme il l'avait dit, trouver chez elle le remède à nos impatiences et à nos inquiétudes? Le catholicisme pouvait-il se renouveler, revenir à l'esprit du christianisme primitif, être la religion de la démocratie, la foi que le monde moderne bouleversé, en danger de mort, attend pour s'apaiser et vivre? Et il était plein de passion généreuse, plein de foi. Il revoyait le bon abbé Rose, pleurant d'émotion en lisant son livre; il entendait le vicomte Philibert de la Choue lui dire qu'un livre pareil valait une armée; il se sentait surtout fort de l'approbation du cardinal Bergerot, cet apôtre de la charité inépuisable. Pourquoi donc la congrégation de l'Index menaçait-elle son œuvre d'interdit? Depuis quinze jours, depuis qu'on l'avait officieusement prévenu de venir à Rome, s'il voulait se défendre, il retournait cette question, sans pouvoir découvrir quelles pages étaient visées. Toutes lui paraissaient brûler du plus pur christianisme. Mais il arrivait frémissant d'enthousiasme et de courage, il avait hâte d'être aux genoux du pape, de se mettre sous son auguste protection, en lui disant qu'il n'avait pas écrit une ligne sans s'inspirer de son esprit, sans vouloir le triomphe de sa politique. Était-ce possible que l'on condamnât un livre où, très sincèrement, il croyait avoir exalté Léon XIII, en l'aidant dans son œuvre d'unité chrétienne et d'universelle paix?
Un instant encore, Pierre resta debout contre le parapet. Depuis près d'une heure, il était là, ne parvenant pas à rassasier sa vue de la grandeur de Rome, qu'il aurait voulu posséder tout de suite, dans l'inconnu qu'elle lui cachait. Oh! la saisir, la savoir, connaître à l'instant le mot vrai qu'il venait lui demander! C'était une expérience encore, après Lourdes, et plus grave, décisive, dont il sentait bien qu'il sortirait raffermi ou foudroyé à jamais. Il ne demandait plus la foi naïve et totale du petit enfant, mais la foi supérieure de l'intellectuel, s'élevant au-dessus des rites et des symboles, travaillant au plus grand bonheur possible de l'humanité, basé sur son besoin de certitude. Son cœur battait à ses tempes: quelle serait la réponse de Rome? Le soleil avait grandi, les quartiers hauts se détachaient avec plus de vigueur sur les fonds incendiés. Au loin, les collines se doraient, devenaient de pourpre, tandis que les façades prochaines se précisaient, très claires, avec leurs milliers de fenêtres, nettement découpées. Mais des vapeurs matinales flottaient encore, des voiles légers semblaient monter des rues basses, noyant les sommets, où elles s'évaporaient, dans le ciel ardent, d'un bleu sans fin. Il crut un instant que le Palatin s'était effacé, il en voyait à peine la sombre frange de cyprès, comme si la poussière même de ses ruines la cachait. Et le Quirinal surtout avait disparu, le palais du roi semblait s'être reculé dans une brume, si peu important avec sa façade basse et plate, si vague au loin, qu'il ne le distinguait plus; tandis que, sur la gauche, au-dessus des arbres, le dôme de Saint-Pierre avait grandi encore, dans l'or limpide et net du soleil, tenant tout le ciel, dominant la ville entière.
Ah! la Rome de cette première rencontre, la Rome matinale où, brûlant de la fièvre de l'arrivée, il n'avait pas même aperçu les quartiers neufs, de quel espoir illimité elle le soulevait, cette Rome qu'il croyait trouver là vivante, telle qu'il l'avait rêvée! Et, par ce beau jour, pendant que, debout, dans sa mince soutane noire, il la contemplait ainsi, quel cri de prochaine rédemption lui paraissait monter des toits, quelle promesse de paix universelle sortait de cette terre sacrée, deux fois reine du monde! C'était la troisième Rome, la Rome nouvelle, dont la paternelle tendresse, par-dessus les frontières, allait à tous les peuples, pour les réunir, consolés, en une commune étreinte. Il la voyait, il l'entendait, si rajeunie, si douce d'enfance, sous le grand ciel pur, comme envolée dans la fraîcheur du matin, dans la candeur passionnée de son rêve.
Enfin, Pierre s'arracha au spectacle sublime. La tête basse, en plein soleil, le cocher et le cheval n'avaient pas bougé. Sur la banquette, la valise brûlait, chauffée par l'astre déjà lourd. Et il remonta dans la voiture, en donnant de nouveau l'adresse:
—Via Giulia, palazzo Boccanera.
II
A cette heure, la rue Giulia, qui s'étend toute droite sur près de cinq cents mètres, du palais Farnèse à l'église Saint-Jean des Florentins, était baignée d'un soleil clair dont la nappe l'enfilait d'un bout à l'autre, blanchissant le petit pavé carré de sa chaussée sans trottoirs; et la voiture la remonta presque entièrement, entre les vieilles demeures grises, comme endormies et vides, aux grandes fenêtres grillées de fer, aux porches profonds laissant voir des cours sombres, pareilles à des puits. Ouverte par le pape Jules II, qui rêvait de la border de palais magnifiques, la rue, la plus régulière, la plus belle de Rome à l'époque, avait servi de Corso au seizième siècle. On sentait l'ancien beau quartier, tombé au silence, au désert de l'abandon, envahi par une sorte de douceur et de discrétion cléricales. Et les vieilles façades se succédaient, les persiennes closes, quelques grilles fleuries de plantes grimpantes, des chats assis sur les portes, des boutiques obscures où sommeillaient d'humbles commerces, installés dans des dépendances; tandis que les passants étaient rares, d'actives bourgeoises qui se hâtaient, de pauvres femmes en cheveux traînant des enfants, une charrette de foin attelée d'un mulet, un moine superbe drapé de bure, un vélocipédiste filant sans bruit et dont la machine étincelait au soleil.
Enfin, le cocher se tourna, montra un grand bâtiment carré, au coin d'une ruelle qui descendait vers le Tibre.
Pierre leva la tête, et ce sévère logis, noirci par l'âge, d'une architecture si nue et si massive, lui serra un peu le cœur. Comme le palais Farnèse et comme le palais Sacchetti, ses voisins, il avait été bâti par Antonio da San Gallo, vers 1540; même, comme pour le premier, la tradition voulait que l'architecte eût employé, dans la construction, des pierres volées au Colisée et au Théâtre de Marcellus. Vaste et carrée sur la rue, la façade à sept fenêtres avait trois étages, le premier très élevé, très noble. Et, pour toute décoration, les hautes fenêtres du rez-de-chaussée, barrées d'énormes grilles saillantes, dans la crainte sans doute de quelque siège, étaient posées sur de grandes consoles et couronnées par des attiques qui reposaient elles-mêmes sur des consoles plus petites. Au-dessus de la monumentale porte d'entrée, aux battants de bronze, devant la fenêtre du milieu, régnait un balcon. La façade se terminait, sur le ciel, par un entablement somptueux, dont la frise offrait une grâce et une pureté d'ornements admirables. Cette frise, les consoles et les attiques des fenêtres, les chambranles de la porte étaient de marbre blanc, mais si terni, si émietté, qu'ils avaient pris le grain rude et jauni de la pierre. A droite et à gauche de la porte, se trouvaient deux antiques bancs portés par des griffons, de marbre également; et l'on voyait encore, encastrée dans le mur, à l'un des angles, une adorable fontaine Renaissance, aujourd'hui tarie, un Amour qui chevauchait un dauphin, à peine reconnaissable, tellement l'usure avait mangé le relief.
Mais les regards de Pierre venaient d'être attirés surtout par un écusson sculpté au-dessus d'une des fenêtres du rez-de-chaussée, les armes des Boccanera, le dragon ailé soufflant des flammes; et il lisait nettement la devise, restée intacte: Bocca nera, Alma rossa, bouche noire, âme rouge. Au-dessus d'une autre fenêtre, en pendant, il y avait une de ces petites chapelles encore nombreuses à Rome, une sainte Vierge vêtue de satin, devant laquelle une lanterne brûlait en plein jour.
Le cocher, comme il est d'usage, allait s'engouffrer sous le porche sombre et béant, lorsque le jeune prêtre, saisi de timidité, l'arrêta.
—Non, non, n'entrez pas, c'est inutile.
Et il descendit de la voiture, le paya, se trouva, avec sa valise à la main, sous la voûte, puis dans la cour centrale, sans avoir rencontré âme qui vive.
C'était une cour carrée, vaste, entourée d'un portique, comme un cloître. Sous les arcades mornes, des débris de statues, des marbres de fouille, un Apollon sans bras, une Vénus dont il ne restait que le tronc, étaient rangés contre les murs; et une herbe fine avait poussé entre les cailloux qui pavaient le sol d'une mosaïque blanche et noire. Jamais le soleil ne semblait devoir descendre jusqu'à ce pavé moisi d'humidité. Il régnait là une ombre, un silence, d'une grandeur morte et d'une infinie tristesse.
Pierre, surpris par le vide de ce palais muet, cherchait toujours quelqu'un, un concierge, un serviteur; et il crut avoir vu filer une ombre, il se décida à franchir une autre voûte, qui conduisait à un petit jardin, sur le Tibre. De ce côté, la façade, tout unie, sans un ornement, n'offrait que les trois rangées de ses fenêtres symétriques. Mais le jardin lui serra le cœur davantage, par son abandon. Au centre, dans un bassin comblé, avaient poussé de grands buis amers. Parmi les herbes folles, des orangers aux fruits d'or mûrissants indiquaient seuls le dessin des allées, qu'ils bordaient. Contre la muraille de droite, entre deux énormes lauriers, il y avait un sarcophage du deuxième siècle, des faunes violentant des femmes, toute une effrénée bacchanale, une de ces scènes d'amour vorace, que la Rome de la décadence mettait sur les tombeaux; et, transformé en auge, ce sarcophage de marbre, effrité, verdi, recevait le mince filet d'eau qui coulait d'un large masque tragique, scellé dans le mur. Sur le Tibre, s'ouvrait anciennement là une sorte de loggia à portique, une terrasse d'où un double escalier descendait au fleuve. Mais les travaux des quais étaient en train d'exhausser les berges, la terrasse se trouvait déjà plus bas que le nouveau sol, parmi des décombres, des pierres de taille abandonnées, au milieu de l'éventrement crayeux et lamentable qui bouleversait le quartier.
Cette fois, Pierre fut certain d'avoir vu l'ombre d'une jupe. Il retourna dans la cour, il s'y trouva en présence d'une femme qui devait approcher de la cinquantaine, mais sans un cheveu blanc, l'air gai, très vive, dans sa taille un peu courte. Pourtant, à la vue du prêtre, son visage rond, aux petits yeux clairs, avait exprimé comme une méfiance.
Lui, tout de suite, s'expliqua, en cherchant les quelques mots de son mauvais italien.
—Madame, je suis l'abbé Pierre Froment...
Mais elle ne le laissa pas continuer, elle dit en très bon français, avec l'accent un peu gras et traînard de l'Ile-de-France:
—Ah! monsieur l'abbé, je sais, je sais... Je vous attendais, j'ai des ordres.
Et, comme il la regardait, ébahi:
—Moi, je suis Française... Voici vingt-cinq ans que j'habite leur pays, et je n'ai pas encore pu m'y faire, à leur satané charabia!
Alors, Pierre se souvint que le vicomte Philibert de la Choue lui avait parlé de cette servante, Victorine Bosquet, une Beauceronne, d'Auneau, venue à Rome à vingt-deux ans, avec une maîtresse phtisique, dont la mort brusque l'avait laissée éperdue, comme au milieu d'un pays de sauvages. Aussi s'était-elle donnée corps et âme à la comtesse Ernesta Brandini, une Boccanera, qui venait d'accoucher et qui l'avait ramassée sur le pavé pour en faire la bonne de sa fille Benedetta, avec l'idée qu'elle l'aiderait à apprendre le français. Depuis vingt-cinq ans dans la famille, elle s'était haussée au rôle de gouvernante, tout en restant une illettrée, si dénuée du don des langues, qu'elle n'était parvenue qu'à baragouiner un italien exécrable, pour les besoins du service, dans ses rapports avec les autres domestiques.
—Et monsieur le vicomte va bien? reprit-elle avec sa familiarité franche. Il est si gentil, il nous fait tant de plaisir, quand il descend ici, à chacun de ses voyages!... Je sais que la princesse et la contessina ont reçu de lui, hier, une lettre qui vous annonçait.
C'était, en effet, le vicomte Philibert de la Choue qui avait tout arrangé pour le séjour de Pierre à Rome. De l'antique et vigoureuse race des Boccanera, il ne restait que le cardinal Pio Boccanera, la princesse sa sœur, vieille fille qu'on appelait par respect donna Serafina, puis leur nièce Benedetta, dont la mère, Ernesta, avait suivi au tombeau son mari le comte Brandini, et enfin leur neveu, le prince Dario Boccanera, dont le père, le prince Onofrio Boccanera, était mort, et la mère, une Montefiori, remariée. Par le hasard d'une alliance, le vicomte s'était trouvé petit parent de cette famille: son frère cadet avait épousé une Brandini, la sœur du père de Benedetta; et c'était ainsi, à titre complaisant d'oncle, qu'il avait séjourné plusieurs fois au palais de la rue Giulia, du vivant du comte. Il s'était attaché à la fille de celui-ci, surtout depuis le drame intime d'un fâcheux mariage, qu'elle tâchait de faire annuler. Maintenant qu'elle était revenue près de sa tante Serafina et de son oncle le cardinal, il lui écrivait souvent, il lui envoyait des livres de France. Entre autres, il lui avait donc adressé celui de Pierre, et toute l'histoire était partie de là, des lettres échangées, puis une lettre de Benedetta annonçant que l'œuvre était dénoncée à la congrégation de l'Index, conseillant à l'auteur d'accourir et lui offrant gracieusement l'hospitalité au palais. Le vicomte, aussi étonné que le jeune prêtre, n'avait pas compris; mais il l'avait décidé à partir, par bonne politique, passionné lui-même pour une victoire qu'à l'avance il faisait sienne. Et, dès lors, l'effarement de Pierre se comprenait, tombant dans cette demeure inconnue, engagé dans une aventure héroïque dont les raisons et les conditions lui échappaient.
Victorine reprit tout d'un coup:
—Mais je vous laisse là, monsieur l'abbé... Je vais vous conduire dans votre chambre. Où est votre malle?
Puis, lorsqu'il lui eut montré sa valise, qu'il s'était décidé à poser par terre, en lui expliquant que, pour un séjour de quinze jours, il s'était contenté d'une soutane de rechange, avec un peu de linge, elle sembla très surprise.
—Quinze jours! vous croyez ne rester que quinze jours? Enfin, vous verrez bien.
Et, appelant un grand diable de laquais qui avait fini par se montrer:
—Giacomo, montez ça dans la chambre rouge... Si monsieur l'abbé veut me suivre?
Pierre venait d'être tout égayé et réconforté par cette rencontre imprévue d'une compatriote, si vive, si bonne femme, au fond de ce sombre palais romain. Maintenant, en traversant la cour, il l'écoutait lui conter que la princesse était sortie, et que la contessina, comme on continuait à appeler Benedetta dans la maison, par tendresse, malgré son mariage, n'avait pas encore paru ce matin-là, un peu souffrante. Mais elle répétait qu'elle avait des ordres.
L'escalier se trouvait dans un angle de la cour, sous le portique: un escalier monumental, aux marches larges et basses, si douces, qu'un cheval aurait pu les monter aisément, mais aux murs de pierre si nus, aux paliers si vides et si solennels, qu'une mélancolie de mort tombait des hautes voûtes.
Arrivée au premier étage, Victorine eut un sourire, en remarquant l'émoi de Pierre. Le palais semblait inhabité, pas un bruit ne venait des salles closes. Elle désigna simplement une grande porte de chêne, à droite.
—Son Éminence occupe ici l'aile sur la cour et sur la rivière, oh! pas le quart de l'étage seulement... On a fermé tous les salons de réception sur la rue. Comment voulez-vous entretenir une pareille halle, et pourquoi faire? Il faudrait du monde.
Elle continuait de monter de son pas alerte, restée étrangère, trop différente sans doute pour être pénétrée par le milieu; et, au second étage, elle reprit:
—Tenez! voici, à gauche, l'appartement de donna Serafina et, à droite, voici celui de la contessina. C'est le seul coin de la maison un peu chaud, où l'on se sente vivre... D'ailleurs, c'est lundi aujourd'hui, la princesse reçoit ce soir. Vous verrez ça.
Puis, ouvrant une porte qui donnait sur un autre escalier, très étroit:
—Nous autres, nous logeons au troisième... Si monsieur l'abbé veut bien me permettre de passer devant lui?
Le grand escalier d'honneur s'arrêtait au second; et elle expliqua que le troisième étage était seulement desservi par cet escalier de service, qui descendait à la ruelle longeant le flanc du palais, jusqu'au Tibre. Il y avait là une porte particulière, c'était très commode.
Enfin, au troisième, elle suivit un corridor, elle montra de nouveau des portes.
—Voici le logement de don Vigilio, le secrétaire de Son Éminence... Voici le mien... Et voici celui qui va être le vôtre... Chaque fois que monsieur le vicomte vient passer quelques jours à Rome, il n'en veut pas d'autre. Il dit qu'il est plus libre, qu'il sort et qu'il rentre quand il veut. Je vous donnerai, comme à lui, une clef de la porte en bas... Et puis, vous allez voir quelle jolie vue!
Elle était entrée. Le logement se composait de deux pièces, un salon assez vaste, tapissé d'un papier rouge à grands ramages, et une chambre au papier gris de lin, semé de fleurs bleues décolorées. Mais le salon faisait l'angle du palais, sur la ruelle et sur le Tibre; et elle était allée tout de suite aux deux fenêtres, l'une ouvrant sur les lointains du fleuve, en aval, l'autre donnant en face sur le Transtévère et sur le Janicule, de l'autre côté de l'eau.
—Ah! oui, c'est très agréable! dit Pierre qui l'avait suivie, debout près d'elle.
Giacomo, sans se presser, arriva derrière eux, avec la valise. Il était onze heures passées. Alors, voyant le prêtre fatigué, comprenant qu'il devait avoir très faim, après un tel voyage, Victorine offrit de lui faire servir tout de suite à déjeuner, dans le salon. Ensuite, il aurait l'après-midi pour se reposer ou pour sortir, et il ne verrait ces dames que le soir, au dîner. Il se récria, déclara qu'il sortirait, qu'il n'allait certainement pas perdre une après-midi entière. Mais il accepta de déjeuner, car, en effet, il mourait de faim.
Cependant, Pierre dut patienter une grande demi-heure encore. Giacomo, qui le servait sous les ordres de Victorine, était sans hâte. Et celle-ci, pleine de méfiance, ne quitta le voyageur qu'après s'être assurée qu'il ne manquait réellement de rien.
—Ah! monsieur l'abbé, quelles gens, quel pays! Vous ne pouvez pas vous en faire la moindre idée. J'y vivrais cent ans, que je ne m'y habituerais pas... Mais la contessina est si belle, si bonne!
Puis, tout en mettant elle-même sur la table une assiette de figues, elle le stupéfia, quand elle ajouta qu'une ville où il n'y avait que des curés ne pouvait pas être une bonne ville. Cette servante incrédule, si active et si gaie, dans ce palais, recommençait à l'effarer.
—Comment! vous êtes sans religion?
—Non, non! monsieur l'abbé, les curés, voyez-vous, ce n'est pas mon affaire. J'en avais déjà connu un, en France, quand j'étais petite. Plus tard, ici, j'en ai trop vu, c'est fini... Oh! je ne dis pas ça pour Son Éminence, qui est un saint homme digne de tous les respects... Et l'on sait, dans la maison, que je suis une honnête fille: jamais je ne me suis mal conduite. Pourquoi ne me laisserait-on pas tranquille, du moment que j'aime bien mes maîtres et que je fais soigneusement mon service?
Elle finit par rire franchement.
—Ah! quand on m'a dit qu'un prêtre allait venir, comme si nous n'en avions déjà pas assez, ça m'a fait d'abord grogner dans les coins... Mais vous m'avez l'air d'un brave jeune homme, je crois que nous nous entendrons à merveille... Je ne sais pas à cause de quoi je vous en raconte si long, peut-être parce que vous venez de France et peut-être aussi parce que la contessina s'intéresse à vous... Enfin, vous m'excusez, n'est-ce pas? monsieur l'abbé, et croyez-moi, reposez-vous aujourd'hui, ne faites pas la bêtise d'aller courir leur ville, où il n'y a pas des choses si amusantes qu'ils le disent.
Lorsqu'il fut seul, Pierre se sentit brusquement accablé, sous la fatigue accumulée du voyage, accrue encore par la matinée de fièvre enthousiaste qu'il venait de vivre; et, comme grisé, étourdi par les deux œufs et la côtelette mangés en hâte, il se jeta tout vêtu sur le lit, avec la pensée de se reposer une demi-heure. Il ne s'endormit pas sur-le-champ, il songeait à ces Boccanera, dont il connaissait en partie l'histoire, dont il rêvait la vie intime, dans le grossissement de ses premières surprises, au travers de ce palais désert et silencieux, d'une grandeur si délabrée et si mélancolique. Puis, ses idées se brouillèrent, il glissa au sommeil, parmi tout un peuple d'ombres, les unes tragiques, les autres douces, des faces confuses qui le regardaient de leurs yeux d'énigme, en tournoyant dans l'inconnu.
Les Boccanera avaient compté deux papes, l'un au treizième siècle, l'autre au quinzième; et c'était de ces deux élus, maîtres tout-puissants, qu'ils tenaient autrefois leur immense fortune, des terres considérables du côté de Viterbe, plusieurs palais dans Rome, des objets d'art à emplir des galeries, un amas d'or à combler des caves. La famille passait pour la plus pieuse du patriciat romain, celle dont la foi brûlait, dont l'épée avait toujours été au service de l'Église; la plus croyante, mais la plus violente, la plus batailleuse aussi, continuellement en guerre, d'une sauvagerie telle, que la colère des Boccanera était passée en proverbe. Et de là venaient leurs armes, le dragon ailé soufflant des flammes, la devise ardente et farouche, qui jouait sur leur nom: Bocca nera, Alma rossa, bouche noire, âme rouge, la bouche enténébrée d'un rugissement, l'âme flamboyant comme un brasier de foi et d'amour. Des légendes de passions folles, d'actes de justice terribles, couraient encore. On racontait le duel d'Onfredo, le Boccanera qui, vers le milieu du seizième siècle, avait justement fait bâtir le palais actuel, sur l'emplacement d'une antique demeure, démolie. Onfredo, ayant su que sa femme s'était laissé baiser sur les lèvres par le jeune comte Costamagna, le fit enlever un soir, puis amener chez lui, les membres liés de cordes; et là, dans une grande salle, avant de le délivrer, il le força de se confesser à un moine. Ensuite, il coupa les cordes avec un poignard, il renversa les lampes, il cria au comte de garder le poignard et de se défendre. Pendant près d'une heure, dans une obscurité complète, au fond de cette salle encombrée de meubles, les deux hommes se cherchèrent, s'évitèrent, s'étreignirent, en se lardant à coups de lame. Et, quand on enfonça les portes, on trouva, parmi des mares de sang, au travers des tables renversées, des sièges brisés, Costamagna le nez coupé, les cuisses déchiquetées de trente-deux blessures, tandis qu'Onfredo avait perdu deux doigts de la main droite, les épaules trouées comme un crible. Le miracle fut que ni l'un ni l'autre n'en moururent. Cent ans plus tôt, sur cette même rive du Tibre, une Boccanera, une enfant de seize ans à peine, la belle et passionnée Cassia, avait frappé Rome de terreur et d'admiration. Elle aimait Flavio Corradini, le fils d'une famille rivale, exécrée, que son père, le prince Boccanera, lui refusait rudement, et que son frère aîné, Ercole, avait juré de tuer, s'il le surprenait jamais avec elle. Le jeune homme la venait voir en barque, elle le rejoignait par le petit escalier qui descendait au fleuve. Or, Ercole, qui les guettait, sauta un soir dans la barque, planta un couteau en plein cœur de Flavio. Plus tard, on put rétablir les faits, on comprit que Cassia, alors, grondante, folle et désespérée, faisant justice, ne voulant pas elle-même survivre à son amour, s'était jetée sur son frère, avait saisi de la même étreinte irrésistible le meurtrier et la victime, en faisant chavirer la barque. Lorsqu'on avait retrouvé les trois corps, Cassia serrait toujours les deux hommes, écrasait leurs visages l'un contre l'autre, entre ses bras nus, restés d'une blancheur de neige.
Mais c'étaient là des époques disparues. Aujourd'hui, si la foi demeurait, la violence du sang semblait se calmer chez les Boccanera. Leur grande fortune aussi s'en était allée, dans la lente déchéance qui, depuis un siècle, frappe de ruine le patriciat de Rome. Les terres avaient dû être vendues, le palais s'était vidé, tombant peu à peu au train médiocre et bourgeois des temps nouveaux. Eux, du moins, se refusaient obstinément à toute alliance étrangère, glorieux de leur sang romain resté pur. Et la pauvreté n'était rien, ils contentaient là leur orgueil immense, ils vivaient à part, sans une plainte, au fond du silence et de l'ombre où s'achevait leur race. Le prince Ascanio, mort en 1848, avait eu, d'une Corvisieri, quatre enfants: Pio, le cardinal, Serafina, qui ne s'était pas mariée pour demeurer près de son frère; et, Ernesta n'ayant laissé qu'une fille, il ne restait donc comme héritier mâle, seul continuateur du nom, que le fils d'Onofrio, le jeune prince Dario, âgé de trente ans. Avec lui, s'il mourait sans postérité, les Boccanera, si vivaces, dont l'action avait empli l'histoire, devaient disparaître.
Dès l'enfance, Dario et sa cousine Benedetta s'étaient aimés d'une passion souriante, profonde et naturelle. Ils étaient nés l'un pour l'autre, ils n'imaginaient pas qu'ils pussent être venus au monde pour autre chose que pour être mari et femme, lorsqu'ils seraient en âge de se marier. Le jour où, déjà près de la quarantaine, le prince Onofrio, homme aimable très populaire dans Rome, dépensant son peu de fortune au gré de son cœur, s'était décidé à épouser la fille de la Montefiori, la petite marquise Flavia, dont la beauté superbe de Junon enfant l'avait rendu fou, il était allé habiter la villa Montefiori, la seule richesse, l'unique propriété que ces dames possédaient, du côté de Sainte-Agnès hors les Murs: un vaste jardin, un véritable parc, planté d'arbres centenaires, où la villa elle-même, une assez pauvre construction du dix-septième siècle, tombait en ruine. De mauvais bruits couraient sur ces dames, la mère presque déclassée depuis qu'elle était veuve, la fille trop belle, les allures trop conquérantes. Aussi le mariage avait-il été désapprouvé formellement par Serafina, très rigide, et par le frère aîné, Pio, alors seulement camérier secret participant du Saint-Père, chanoine de la Basilique vaticane. Et, seule, Ernesta avait gardé avec son frère, qu'elle adorait pour son charme rieur, des relations suivies; de sorte que, plus tard, sa meilleure distraction était devenue, chaque semaine, de mener sa fille Benedetta passer toute une journée à la villa Montefiori. Et quelle journée délicieuse pour Benedetta et pour Dario, âgés elle de dix ans, lui de quinze, quelle journée, tendre et fraternelle, au travers de ce jardin si vaste, presque abandonné, avec ses pins parasols, ses buis géants, ses bouquets de chênes verts, dans lesquels on se perdait comme dans une forêt vierge!
Ce fut une âme de passion et de souffrance que la pauvre âme étouffée d'Ernesta. Elle était née avec un besoin de vivre immense, une soif de soleil, d'existence heureuse, libre et active, au plein jour. On la citait pour ses grands yeux clairs, pour l'ovale charmant de son doux visage. Très ignorante, comme toutes les filles de la noblesse romaine, ayant appris le peu qu'elle savait dans un couvent de religieuses françaises, elle avait grandi cloîtrée au fond du noir palais Boccanera, ne connaissant le monde que par la promenade quotidienne qu'elle faisait en voiture, avec sa mère, au Corso et au Pincio. Puis, à vingt-cinq ans, lasse et désolée déjà, elle contracta le mariage habituel, elle épousa le comte Brandini, le dernier-né d'une très noble famille, très nombreuse et pauvre, qui dut venir habiter le palais de la rue Giulia, où toute une aile du second étage fut disposée pour que le jeune ménage s'y installât. Et rien ne fut changé, Ernesta continua de vivre dans la même ombre froide, dans ce passé mort dont elle sentait de plus en plus sur elle le poids, comme une pierre de tombe. C'était d'ailleurs, de part et d'autre, un mariage très honorable. Le comte Brandini passa bientôt pour l'homme le plus sot et le plus orgueilleux de Rome. Il était d'une religion stricte, formaliste et intolérant, et il triompha, lorsqu'il parvint, après des intrigues sans nombre, de sourdes menées qui durèrent dix ans, à se faire nommer grand écuyer de Sa Sainteté. Dès lors, avec sa fonction, il sembla que toute la majesté morne du Vatican entrât dans son ménage. Encore la vie fut-elle possible pour Ernesta, sous Pie IX, jusqu'en 1870: elle osait ouvrir les fenêtres sur la rue, recevait quelques amies sans se cacher, acceptait des invitations à des fêtes. Mais, lorsque les Italiens eurent conquis Rome et que le pape se déclara prisonnier, ce fut le sépulcre, rue Giulia. On ferma la grande porte, on la verrouilla, on en cloua les battants, en signe de deuil; et, pendant douze années, on ne passa que par le petit escalier, donnant sur la ruelle. Défense également d'ouvrir les persiennes de la façade. C'était la bouderie, la protestation du monde noir, le palais tombé à une immobilité de mort; et une réclusion totale, plus de réceptions, de rares ombres, les familiers de donna Serafina, qui, le lundi, se glissaient par la porte étroite, entre-bâillée à peine. Alors, pendant ces douze années lugubres, la jeune femme pleura chaque nuit, cette pauvre âme sourdement désespérée agonisa d'être ainsi enterrée vive.
Ernesta avait eu sa fille Benedetta assez tard, à trente-trois ans. D'abord, l'enfant lui fut une distraction. Puis, l'existence réglée la reprit dans son broiement de meule, elle dut mettre la fillette au Sacré-Cœur de la Trinité des Monts, chez les religieuses françaises qui l'avaient instruite elle-même. Benedetta en sortit grande fille, à dix-neuf ans, sachant le français et l'orthographe, un peu d'arithmétique, le catéchisme, quelques pages confuses d'histoire. Et la vie des deux femmes avait continué, une vie de gynécée où l'Orient se sent déjà, jamais une sortie avec le mari, avec le père, les journées passées au fond de l'appartement clos, égayées par l'unique, l'éternelle promenade obligatoire, le tour quotidien au Corso et au Pincio. A la maison, l'obéissance restait absolue, le lien de famille gardait une autorité, une force, qui les pliait toutes deux sous la volonté du comte, sans révolte possible; et, à cette volonté, s'ajoutait celle de donna Serafina et du cardinal, sévères défenseurs des vieilles coutumes. Depuis que le pape ne sortait plus dans Rome, la charge de grand écuyer laissait des loisirs au comte, car les écuries se trouvaient singulièrement réduites; mais il n'en faisait pas moins au Vatican son service, simplement d'apparat, avec un déploiement de zèle dévot, comme une protestation continue contre la monarchie usurpatrice installée au Quirinal. Benedetta venait d'avoir vingt ans, lorsque son père rentra, un soir, d'une cérémonie à Saint-Pierre, toussant et frissonnant. Huit jours après, il mourait, emporté par une fluxion de poitrine. Et, au milieu de leur deuil, ce fut une délivrance inavouée pour les deux femmes, qui se sentirent libres.
Dès ce moment, Ernesta n'eut plus qu'une pensée, sauver sa fille de cette affreuse existence murée, ensevelie. Elle s'était trop ennuyée, il n'était plus temps pour elle de renaître, mais elle ne voulait pas que Benedetta vécût à son tour une vie contre nature, dans une tombe volontaire. D'ailleurs, une lassitude, une révolte pareilles se montraient chez quelques familles patriciennes, qui, après la bouderie des premiers temps, commençaient à se rapprocher du Quirinal. Pourquoi les enfants, avides d'action, de liberté et de grand soleil, auraient-ils épousé éternellement la querelle des pères? et, sans qu'une réconciliation pût se produire entre le monde noir et le monde blanc, des nuances se fondaient déjà, des alliances imprévues avaient lieu. La question politique laissait Ernesta indifférente; elle l'ignorait même; mais ce qu'elle désirait avec passion, c'était que sa race sortît enfin de cet exécrable sépulcre, de ce palais Boccanera, noir, muet, où ses joies de femme s'étaient glacées d'une mort si longue. Elle avait trop souffert dans son cœur de jeune fille, d'amante et d'épouse, elle cédait à la colère de sa destinée manquée, perdue en une imbécile résignation. Et le choix d'un nouveau confesseur, à cette époque, influa encore sur sa volonté; car elle était restée très religieuse, pratiquante, docile aux conseils de son directeur. Pour se libérer davantage, elle venait de quitter le père jésuite choisi par son mari lui-même, et elle avait pris l'abbé Pisoni, le curé d'une petite église voisine, Sainte-Brigitte, sur la place Farnèse. C'était un homme de cinquante ans, très doux et très bon, d'une charité rare en pays romain, dont l'archéologie, la passion des vieilles pierres, avait fait un ardent patriote. On racontait que, si humble qu'il fût, il avait à plusieurs reprises servi d'intermédiaire entre le Vatican et le Quirinal, dans des affaires délicates; et, devenu aussi le confesseur de Benedetta, il aimait à entretenir la mère et la fille de la grandeur de l'unité italienne, de la domination triomphale de l'Italie, le jour où le pape et le roi s'entendraient.
Benedetta et Dario s'aimaient comme au premier jour, sans hâte, de cet amour fort et tranquille des amants qui se savent l'un à l'autre. Mais il arriva, alors, qu'Ernesta se jeta entre eux, s'opposa obstinément au mariage. Non, non, pas Dario! pas ce cousin, le dernier du nom, qui enfermerait lui aussi sa femme dans le noir tombeau du palais Boccanera! Ce serait l'ensevelissement continué, la ruine aggravée, la même misère orgueilleuse, l'éternelle bouderie qui déprime et endort. Elle connaissait bien le jeune homme, le savait égoïste et affaibli, incapable de penser et d'agir, destiné à enterrer sa race en souriant, à laisser crouler les dernières pierres de la maison sur sa tête, sans tenter un effort pour fonder une famille nouvelle; et ce qu'elle voulait, c'était une fortune autre, son enfant renouvelée, enrichie, s'épanouissant à la vie des vainqueurs et des puissants de demain. Dès ce moment, la mère ne cessa de s'entêter à faire le bonheur de sa fille malgré elle, lui disant ses larmes, la suppliant de ne pas recommencer sa déplorable histoire. Cependant, elle aurait échoué, contre la volonté paisible de la jeune fille qui s'était donnée à jamais, si des circonstances particulières ne l'avaient mise en rapport avec le gendre qu'elle rêvait. Justement, à la villa Montefiori, où Benedetta et Dario s'étaient engagés, elle fit la rencontre du comte Prada, le fils d'Orlando, un des héros de l'unité italienne. Venu de Milan à Rome, avec son père, à l'âge de dix-huit ans, lors de l'occupation, il était entré d'abord au ministère des Finances, comme simple employé, tandis que le vieux brave, nommé sénateur, vivait petitement d'une modeste rente, l'épave dernière d'une fortune mangée au service de la patrie. Mais, chez le jeune homme, la belle folie guerrière de l'ancien compagnon de Garibaldi s'était tournée en un furieux appétit de butin, au lendemain de la victoire, et il était devenu un des vrais conquérants de Rome, un des hommes de proie qui dépeçaient et dévoraient la ville. Lancé dans d'énormes spéculations sur les terrains, déjà riche, à ce qu'on racontait, il venait de se lier avec le prince Onofrio, qu'il avait affolé, en lui soufflant l'idée de vendre le grand parc de la villa Montefiori, pour y construire tout un quartier neuf. D'autres affirmaient qu'il était l'amant de la princesse, la belle Flavia, plus âgée que lui de neuf ans, superbe encore. Et il y avait en effet, chez lui, une violence de désir, un besoin de curée dans la conquête, qui lui ôtait tout scrupule devant le bien et la femme des autres. Dès la première rencontre, il voulut Benedetta. Celle-ci, il ne pouvait l'avoir comme maîtresse, elle n'était qu'à épouser; et il n'hésita pas un instant, il rompit net avec Flavia, brusquement affamé de cette pure virginité, de ce vieux sang patricien qui coulait dans un corps si adorablement jeune. Quand il eut compris qu'Ernesta, la mère, était pour lui, il demanda la main de la fille, certain de vaincre. Ce fut une grande surprise, car il avait une quinzaine d'années de plus qu'elle; mais il était comte, il portait un nom déjà historique, il entassait les millions, bien vu au Quirinal, en passe de toutes les chances. Rome entière se passionna.
Jamais ensuite Benedetta ne s'était expliqué comment elle avait pu finir par consentir. Six mois plus tôt, six mois plus tard, certainement, un pareil mariage ne se serait pas conclu, devant l'effroyable scandale soulevé dans le monde noir. Une Boccanera, la dernière de cette antique race papale, donnée à un Prada, à un des spoliateurs de l'Église! Et il avait fallu que ce projet fou tombât à une heure particulière et brève, au moment où un rapprochement suprême était tenté entre le Vatican et le Quirinal. Le bruit courait que l'entente allait se faire enfin, que le roi consentait à reconnaître au pape la propriété souveraine de la cité Léonine et d'une étroite bande de territoire, allant jusqu'à la mer. Dès lors, le mariage de Benedetta et de Prada ne devenait-il pas comme le symbole de l'union, de la réconciliation nationale? Cette belle enfant, le lis pur du monde noir, n'était-il pas l'holocauste consenti, le gage accordé au monde blanc? Pendant quinze jours, on ne causa pas d'autre chose, et l'on discutait, on s'attendrissait, on espérait. La jeune fille, elle, n'entrait guère dans ces raisons, n'écoutant que son cœur, dont elle ne pouvait disposer, puisqu'elle l'avait donné déjà. Mais, du matin au soir, elle avait à subir les prières de sa mère, qui la suppliait de ne pas refuser la fortune, la vie qui s'offrait. Surtout elle était travaillée par les conseils de son confesseur, le bon abbé Pisoni, dont le zèle patriotique éclatait en cette circonstance: il pesait sur elle de toute sa foi aux destinées chrétiennes de l'Italie, il remerciait la Providence d'avoir choisi une de ses ouailles pour hâler un accord qui devait faire triompher Dieu dans le monde entier. Et, à coup sûr, l'influence de son confesseur fut une des causes décisives qui la déterminèrent, car elle était très pieuse, très dévote particulièrement à une Madone, dont elle allait adorer l'image chaque dimanche, dans la petite église de la place Farnèse. Un fait la frappa beaucoup, l'abbé Pisoni lui raconta que la flamme de la lampe qui brûlait devant l'image, devenait blanche, chaque fois qu'il s'agenouillait lui-même, en suppliant la Vierge de conseiller le mariage rédempteur à sa pénitente. Ainsi agirent des forces supérieures; et elle cédait par obéissance à sa mère, que le cardinal et donna Serafina avaient combattue, puis qu'ils laissèrent faire à son gré, lorsque la question religieuse intervint. Elle avait grandi dans une pureté, dans une ignorance absolue, ne sachant rien d'elle-même, si fermée à la vie, que le mariage avec un autre que Dario était simplement la rupture d'une longue promesse d'existence commune, sans l'arrachement physique de sa chair et de son cœur. Elle pleura beaucoup, et elle épousa Prada, en un jour d'abandon, ne trouvant pas la volonté de résister aux siens et à tout le monde, consommant une union dont Rome entière était devenue complice.
Et alors, le soir même des noces, ce fut le coup de foudre. Prada, le Piémontais, l'Italien du Nord et de la conquête, montra-t-il la brutalité de l'envahisseur, voulut-il traiter sa femme comme il avait traité la ville, en maître impatient de se contenter? ou bien la révélation de l'acte fut-elle seulement imprévue pour Benedetta, trop salissante de la part d'un homme qu'elle n'aimait pas et qu'elle ne put se résigner à subir? Jamais elle ne s'expliqua clairement. Mais elle ferma violemment la porte de sa chambre, la verrouilla, refusa avec obstination de la rouvrir à son mari. Pendant un mois, il dut y avoir des tentatives furieuses de Prada, que cet obstacle à sa passion affolait. Il était outragé, il saignait dans son orgueil et dans son désir, jurait de dompter sa femme, comme on dompte une jument indocile, à coups de cravache. Et toute cette rage sensuelle d'homme fort se brisait contre l'indomptable volonté qui avait poussé en un soir, sous le front étroit et charmant de Benedetta. Les Boccanera s'étaient réveillés en elle: tranquillement, elle ne voulait pas; et rien au monde, pas même la mort, ne l'aurait forcée à vouloir. Puis, c'était chez elle, devant cette brusque connaissance de l'amour, un retour à Dario, une certitude qu'elle devait donner son corps à lui seul, puisque à lui seul elle l'avait promis. Le jeune homme, depuis le mariage qu'il avait dû accepter comme un deuil, voyageait en France. Elle ne s'en cacha même pas, lui écrivit de revenir, s'engagea de nouveau à ne jamais appartenir à un autre. D'ailleurs, sa dévotion avait grandi encore, cet entêtement de garder sa virginité à l'amant choisi se mêlait, dans son culte, à une pensée de fidélité à Jésus. Un cœur ardent de grande amoureuse s'était révélé en elle, prêt au martyre pour la foi jurée. Et, quand sa mère, désespérée, la suppliait à mains jointes de se résigner au devoir conjugal, elle répondait qu'elle ne devait rien, puisqu'elle ne savait rien en se mariant. Du reste, les temps changeaient, l'accord avait échoué entre le Vatican et le Quirinal, à ce point, que les journaux des deux partis venaient de reprendre, avec une violence nouvelle, leur campagne d'outrages; et ce mariage triomphal auquel tout le monde avait travaillé, comme à un gage de paix, croulait dans la débâcle, n'était plus qu'une ruine ajoutée à tant d'autres.
Ernesta en mourut. Elle s'était trompée, son existence manquée d'épouse sans joie aboutissait à cette suprême erreur de la mère. Le pis était qu'elle restait seule, sous l'entière responsabilité du désastre, car son frère, le cardinal, et sa sœur, donna Serafina, l'accablaient de reproches. Pour se consoler, elle n'avait que le désespoir de l'abbé Pisoni, doublement frappé, par la perte de ses espérances patriotiques et par le regret d'avoir travaillé à une telle catastrophe. Et, un matin, on trouva Ernesta, toute froide et blanche dans son lit. On parla d'une rupture au cœur; mais le chagrin avait pu suffire, elle souffrait affreusement, discrètement, sans se plaindre, comme elle avait souffert toute sa vie. Il y avait déjà près d'un an que Benedetta était mariée, se refusant à son mari, mais ne voulant pas quitter le domicile conjugal, pour éviter à sa mère le coup terrible d'un scandale public. Sa tante Serafina agissait pourtant sur elle, en lui donnant l'espoir d'une annulation de mariage possible, si elle allait se jeter aux genoux du Saint-Père; et elle finissait par la convaincre, depuis que, cédant elle-même à de certains conseils, elle lui avait donné pour directeur son propre confesseur, le père jésuite Lorenza, en remplacement de l'abbé Pisoni. Ce père jésuite, âgé de trente-cinq ans à peine, était un homme grave et aimable, aux yeux clairs, d'une grande force dans la persuasion. Benedetta ne se décida qu'au lendemain de la mort de sa mère, et seulement alors elle revint habiter, au palais Boccanera, l'appartement où elle était née, où sa mère venait de s'éteindre. Tout de suite, d'ailleurs, le procès en annulation de mariage fut porté, pour une première instruction, devant le cardinal vicaire, chargé du diocèse de Rome. On racontait que la contessina ne s'y était décidée qu'après avoir obtenu une audience secrète du pape, qui lui avait témoigné la plus encourageante sympathie. Le comte Prada parlait d'abord de forcer judiciairement sa femme à réintégrer le domicile conjugal. Puis, supplié par son père, le vieil Orlando, que cette affaire désolait, il se contenta d'accepter le débat devant l'autorité ecclésiastique, exaspéré surtout de ce que la demanderesse alléguait que le mariage n'avait pas été consommé, par suite d'impuissance du mari. C'est un des motifs les plus nets, acceptés comme valables en cour de Rome. Dans son mémoire, l'avocat consistorial Morano, une des autorités du barreau romain, négligeait simplement de dire que cette impuissance avait pour cause unique la résistance de la femme; et tout un débat se livrait sur ce point délicat, si scabreux, que la vérité semblait impossible à faire: on donnait, de part et d'autre, des détails intimes en latin, on produisait des témoins, des amis, des domestiques, ayant assisté à des scènes, racontant la cohabitation d'une année. Enfin, la pièce la plus décisive était un certificat, signé par deux sages-femmes, qui, après examen, concluaient à la virginité intacte de la jeune fille. Le cardinal vicaire, agissant comme évêque de Rome, avait donc déféré le procès à la congrégation du Concile, ce qui était pour Benedetta un premier succès, et les choses en étaient là, elle attendait que la congrégation se prononçât définitivement, avec l'espoir que l'annulation religieuse du mariage serait ensuite un argument irrésistible pour obtenir le divorce devant les tribunaux civils. Dans l'appartement glacial où sa mère Ernesta, soumise et désespérée, venait de mourir, la contessina avait repris sa vie de jeune fille et se montrait très calme, très forte en sa passion, ayant juré de ne se donner à personne autre qu'à Dario, et de ne se donner à lui que le jour où un prêtre les aurait saintement unis devant Dieu.
Justement, Dario, lui aussi, était venu habiter le palais Boccanera, six mois plus tôt, à la suite de la mort de son père et de toute une catastrophe qui l'avait ruiné. Le prince Onofrio, après avoir, sur le conseil de Prada, vendu la villa Montefiori dix millions à une compagnie financière, s'était laissé prendre à la fièvre de spéculation qui brûlait Rome, au lieu de garder ses dix millions en poche, sagement; si bien qu'il s'était mis à jouer, en rachetant ses propres terrains, et qu'il avait fini par tout perdre, dans le krach formidable où s'engloutissait la fortune de la ville entière. Totalement ruiné, endetté même, le prince n'en continuait pas moins ses promenades au Corso de bel homme souriant et populaire, lorsqu'il était mort accidentellement, des suites d'une chute de cheval; et, onze mois plus tard, sa veuve, la toujours belle Flavia, qui s'était arrangée pour repêcher dans le désastre une villa moderne et quarante mille francs de rente, avait épousé un homme magnifique, son cadet de dix ans, un Suisse nommé Jules Laporte, ancien sergent de la garde du Saint-Père, ensuite courtier marron d'un commerce de reliques, aujourd'hui marquis Montefiori, ayant conquis le titre en conquérant la femme, par un bref spécial du pape. La princesse Boccanera était redevenue la marquise Montefiori. Et c'était alors que, blessé, le cardinal Boccanera avait exigé que son neveu Dario vînt occuper, près de lui, un petit appartement, au premier étage du palais. Dans le cœur du saint homme, qui semblait mort au monde, l'orgueil du nom demeurait, une tendresse pour ce frêle garçon, le dernier de la race, le seul par qui la vieille souche pût reverdir. Il ne se montrait d'ailleurs pas hostile au mariage avec Benedetta, qu'il aimait aussi d'une affection paternelle, si fier et si hautement convaincu de leur piété, en les prenant tous les deux près de lui, qu'il dédaignait les bruits abominables que les amis du comte Prada, dans le monde blanc, faisaient courir, depuis la réunion du cousin et de la cousine sous le même toit. Donna Serafina gardait Benedetta, comme lui-même gardait Dario, et dans le silence, dans l'ombre du vaste palais désert, ensanglanté autrefois par tant de violences tragiques, il n'y avait plus qu'eux quatre, avec leurs passions maintenant assoupies, derniers vivants d'un monde qui croulait, au seuil d'un monde nouveau.
Lorsque, brusquement, l'abbé Pierre Froment se réveilla, la tête lourde de rêves pénibles, il fut désolé de voir que le jour tombait. Sa montre, qu'il se hâta de consulter, marquait six heures. Lui qui comptait se reposer une heure au plus, en avait dormi près de sept, dans un accablement invincible. Et, même éveillé, il restait sur le lit, brisé, comme vaincu déjà avant d'avoir combattu. Pourquoi donc cette prostration, ce découragement sans cause, ce frisson de doute, venu il ne savait d'où, pendant son sommeil, et qui abattait son jeune enthousiasme du matin? Les Boccanera étaient-ils liés à cette faiblesse soudaine de son âme? Il avait entrevu, dans le noir de ses rêves, des figures si troubles, si inquiétantes, et son angoisse continuait, il les évoquait encore, effaré de se réveiller ainsi au fond d'une chambre ignorée, pris du malaise de l'inconnu. Les choses ne lui semblaient plus raisonnables, il ne s'expliquait pas comment c'était Benedetta qui avait écrit au vicomte Philibert de la Choue pour le charger de lui apprendre que son livre était dénoncé à la congrégation de l'Index; et quel intérêt elle pouvait avoir à ce que l'auteur vînt se défendre à Rome; et dans quel but elle avait poussé l'amabilité jusqu'à vouloir qu'il descendît chez eux. Sa stupeur, en somme, était d'être là, étranger, sur ce lit, dans cette pièce, dans ce palais dont il entendait autour de lui le grand silence de mort. Les membres anéantis, le cerveau comme vide, il avait une brusque lucidité, il comprenait que des choses lui échappaient, que toute une complication devait se cacher sous l'apparente simplicité des faits. Mais ce ne fut qu'une lueur, le soupçon s'effaça, et il se leva violemment, il se secoua, en accusant le triste crépuscule d'être la cause unique de ce frisson et de cette désespérance, dont il avait honte.
Pierre, alors, pour se remuer, se mit à examiner les deux pièces. Elles étaient meublées d'acajou, simplement, presque pauvrement, des meubles dépareillés, datant du commencement du siècle. Le lit n'avait pas de tentures, ni les fenêtres, ni les portes. Par terre, sur le carreau nu, passé au rouge et ciré, des petits tapis de pied s'alignaient seuls devant les sièges. Et il finit par se rappeler, en face de cette nudité et de cette froideur bourgeoises, la chambre où il avait couché, enfant, à Versailles, chez sa grand'mère, qui avait tenu là un petit commerce de mercerie, sous Louis-Philippe. Mais, à un mur de la chambre, devant le lit, un ancien tableau l'intéressa, parmi des gravures enfantines et sans valeur. C'était, à peine éclairé par le jour mourant, une figure de femme, assise sur un soubassement de pierre, au seuil d'un grand et sévère logis, dont on semblait l'avoir chassée. Les deux battants de bronze venaient de se refermer à jamais, et elle demeurait là, drapée dans une simple toile blanche, tandis que des vêtements épars, lancés rudement, au hasard, traînaient sur les épaisses marches de granit. Elle avait les pieds nus, les bras nus, la face entre ses mains convulsées de douleur, une face qu'on ne voyait pas, que les ondes d'une admirable chevelure noyait, voilait d'or fauve. Quelle douleur sans nom, quelle honte affreuse, quel abandon exécrable, cachait-elle ainsi, cette rejetée, cette obstinée d'amour, dont on rêvait sans fin l'histoire, d'un cœur éperdu? On la sentait adorablement jeune et belle, dans sa misère, dans ce lambeau de linge drapé à ses épaules; mais le reste d'elle appartenait au mystère, et sa passion, et peut-être son infortune, et sa faute peut-être. A moins qu'elle ne fût là seulement le symbole de tout ce qui frissonne et pleure, sans visage, devant la porte éternellement close de l'invisible. Longtemps il la regarda, si bien qu'il s'imagina enfin distinguer son profil, d'une souffrance, d'une pureté divines. Ce n'était qu'une illusion, le tableau avait beaucoup souffert, noirci, délaissé, et il se demandait de quel maître inconnu pouvait bien être ce panneau, pour l'émouvoir à ce point. Sur le mur d'à côté, une Vierge, une mauvaise copie d'une toile du dix-huitième siècle, l'irrita par la banalité de son sourire.
Le jour tombait de plus en plus, et Pierre ouvrit la fenêtre du salon, s'accouda. En face de lui, sur l'autre rive du Tibre, se dressait le Janicule, le mont d'où il avait vu Rome, le matin. Mais ce n'était plus, à cette heure trouble, la ville de jeunesse et de rêve, envolée dans le soleil matinal. La nuit pleuvait en une cendre grise, l'horizon se noyait, indistinct et morne. Là-bas, à gauche, il devinait de nouveau le Palatin, par-dessus les toits; et, à droite, là-bas, c'était toujours le dôme de Saint-Pierre, couleur d'ardoise, sur le ciel de plomb; tandis que derrière lui, le Quirinal, qu'il ne pouvait voir, devait sombrer lui aussi sous la brume. Quelques minutes se passèrent, et tout se brouilla encore, il sentit Rome s'évanouir, s'effacer dans son immensité, qu'il ignorait. Son doute et son inquiétude sans cause le reprirent, si douloureusement, qu'il ne put rester à la fenêtre davantage; il la referma, alla s'asseoir, laissa les ténèbres le submerger, d'un flot d'infinie tristesse. Et sa rêverie désespérée ne prit fin que lorsque la porte s'ouvrit doucement et que la clarté d'une lampe égaya la pièce.
C'était Victorine qui entrait avec précaution, en apportant de la lumière.
—Ah! monsieur l'abbé, vous voici debout. J'étais venue vers quatre heures; mais je vous ai laissé dormir. Et vous avez joliment bien fait de dormir à votre contentement.
Puis, comme il se plaignait d'être courbaturé et frissonnant, elle s'inquiéta.
—N'allez pas prendre leurs vilaines fièvres! Vous savez que le voisinage de leur rivière n'est pas sain. Don Vigilio, le secrétaire de Son Éminence, les a, les fièvres, et je vous assure que ce n'est pas drôle.
Aussi lui conseilla-t-elle de ne pas descendre et de se recoucher. Elle l'excuserait auprès de la princesse et de la contessina. Il finit par la laisser dire et faire, car il était hors d'état d'avoir une volonté. Sur son conseil, il dîna pourtant, il prit un potage, une aile de poulet et des confitures, que Giacomo, le valet, lui monta. Et cela lui fit grand bien, il se sentit comme réparé, à ce point qu'il refusa de se mettre au lit et qu'il voulut absolument remercier ces dames, le soir même, de leur aimable hospitalité. Puisque donna Serafina recevait le lundi, il se présenterait.
—Bon, bon! approuva Victorine. Du moment que vous allez bien, ça vous distraira... Le mieux est que don Vigilio, votre voisin, entre vous prendre à neuf heures et qu'il vous accompagne. Attendez-le.
Pierre venait de se laver et de passer sa soutane neuve, lorsque, à neuf heures précises, un coup discret fut frappé à la porte. Un petit prêtre se présenta, âgé de trente ans à peine, maigre et débile, la face longue et ravagée, couleur de safran. Depuis deux années, des crises de fièvre, chaque jour, à la même heure, le dévoraient. Mais, dans sa face jaunie, ses yeux noirs, quand il oubliait de les éteindre, brûlaient, embrasés par son âme de feu.
Il fit une révérence et dit simplement, en un français très pur:
—Don Vigilio, monsieur l'abbé, et entièrement à votre service... Si vous voulez bien que nous descendions?
Alors, Pierre le suivit, en le remerciant. Don Vigilio, d'ailleurs, ne parla plus, se contenta de répondre par des sourires. Ils avaient descendu le petit escalier, ils se trouvèrent au second étage, sur le vaste palier du grand escalier d'honneur. Et Pierre restait surpris et attristé du faible éclairage, de loin en loin des becs de gaz d'hôtel garni louche, dont les taches jaunes étoilaient à peine les profondes ténèbres des hauts couloirs sans fin. C'était gigantesque et funèbre. Même sur le palier, où s'ouvrait la porte de l'appartement de donna Serafina, en face de celle qui conduisait chez sa nièce, rien n'indiquait qu'il pût y avoir réception, ce soir-là. La porte restait close, pas un bruit ne sortait des pièces, dans le silence de mort montant du palais entier. Et ce fut don Vigilio, qui, après une nouvelle révérence, tourna discrètement le bouton, sans sonner.
Une seule lampe à pétrole, posée sur une table, éclairait l'antichambre, une large pièce aux murs nus, peints à fresque d'une tenture rouge et or, drapée régulièrement tout autour, à l'antique. Sur les chaises, quelques paletots d'homme, deux manteaux de femme, étaient jetés; tandis que les chapeaux encombraient une console. Un domestique, assis, le dos au mur, sommeillait.
Mais, comme don Vigilio s'effaçait pour le laisser entrer dans un premier salon, une pièce tendue de brocatelle rouge, à demi obscure et qu'il croyait vide, Pierre se trouva en face d'une apparition noire, une femme vêtue de noir, dont il ne put distinguer les traits d'abord. Il entendit heureusement son compagnon qui disait, en s'inclinant:
—Contessina, j'ai l'honneur de vous présenter monsieur l'abbé Pierre Froment, arrivé de France ce matin.
Et il demeura un instant seul avec Benedetta, au milieu de ce salon désert, dans la lueur dormante de deux lampes voilées de dentelle. Mais, à présent, un bruit de voix venait du salon voisin, un grand salon dont la porte, ouverte à deux battants, découpait un carré de clarté plus vive.
Tout de suite la jeune femme s'était montrée accueillante, avec une parfaite simplicité.
—Ah! monsieur l'abbé, je sais heureuse de vous voir. J'ai craint que votre indisposition ne fût grave. Vous voilà tout à fait remis, n'est-ce pas?
Il l'écoutait, séduit par sa voix lente, légèrement grasse, où toute une passion contenue semblait passer dans beaucoup de sage raison. Et il la voyait enfin, avec ses cheveux si lourds et si bruns, sa peau si blanche, d'une blancheur d'ivoire. Elle avait la face ronde, les lèvres un peu fortes, le nez très fin, des traits d'une délicatesse d'enfance. Mais c'étaient surtout les yeux, chez elle, qui vivaient, des yeux immenses, d'une infinie profondeur, où personne n'était certain de lire. Dormait-elle? Rêvait-elle? Cachait-elle la tension ardente des grandes saintes et des grandes amoureuses, sous l'immobilité de son visage? Si blanche, si jeune, si calme, elle avait des mouvements harmonieux, toute une allure très réfléchie, très noble et rythmique. Et, aux oreilles, elle portait deux grosses perles, d'une pureté admirable, des perles qui venaient d'un collier célèbre de sa mère, et que Rome entière connaissait.
Pierre s'excusa, remercia.
—Madame, je suis confus, j'aurais voulu dès ce matin vous dire combien j'étais touché de votre bonté trop grande.
Il avait hésité à l'appeler madame, en se rappelant le motif allégué dans son instance en nullité de mariage. Mais, évidemment, tout le monde l'appelait ainsi. Son visage, d'ailleurs, était resté tranquille et bienveillant, et elle voulut le mettre à son aise.
—Vous êtes chez vous, monsieur l'abbé. Il suffit que notre parent, monsieur de la Choue, vous aime et s'intéresse à votre œuvre. Vous savez que j'ai pour lui une grande affection...
Sa voix s'embarrassa un peu, elle venait de comprendre qu'elle devait parler du livre, la seule cause du voyage et de l'hospitalité offerte.
—Oui, c'est le vicomte qui m'a envoyé votre livre. Je l'ai lu, je l'ai trouvé très beau. Il m'a troublée. Mais je ne suis qu'une ignorante, je n'ai certainement pas tout compris, et il faudra que nous en causions, vous m'expliquerez vos idées, n'est-ce pas, monsieur l'abbé?
Dans ses grands yeux clairs, qui ne savaient pas mentir, il lut alors la surprise, l'émoi d'une âme d'enfant, mise en présence d'inquiétants problèmes qu'elle n'avait jamais soulevés. Ce n'était donc pas elle qui s'était prise de passion, qui avait voulu l'avoir près d'elle, pour le soutenir, pour être de sa victoire? Il soupçonna de nouveau, et très nettement cette fois, une influence secrète, quelqu'un dont la main menait tout, vers un but ignoré. Mais il était charmé de tant de simplicité et de franchise, chez une créature si belle, si jeune et si noble; et il se donnait à elle, dès ces quelques mots échangés. Il allait lui dire qu'elle pouvait disposer de lui, entièrement, lorsqu'il fut interrompu par l'arrivée d'une autre femme, également vêtue de noir, dont la haute et mince taille se détacha durement dans le cadre lumineux de la porte grande ouverte du salon voisin.
—Eh bien! Benedetta, as-tu dit à Giacomo de monter voir? Don Vigilio vient de descendre, et il est seul. C'est inconvenant.
—Mais non, ma tante, monsieur l'abbé est ici.
Et elle se hâta de les présenter l'un à l'autre.
—Monsieur l'abbé Pierre Froment... La princesse Boccanera.
Il y eut des saluts cérémonieux. Elle devait toucher à la soixantaine, et elle se serrait tellement, qu'on l'eût prise, par derrière, pour une jeune femme. C'était d'ailleurs sa coquetterie dernière, les cheveux tout blancs, épais et rudes encore, n'ayant gardé de noirs que les sourcils, dans sa face longue aux larges plis, plantée du grand nez volontaire de la famille. Elle n'avait jamais été belle, et elle était restée fille, blessée mortellement du choix du comte Brandini qui avait voulu Ernesta, sa cadette, résolue dès lors à mettre ses joies dans l'unique satisfaction de l'orgueil héréditaire du nom qu'elle portait. Les Boccanera avaient déjà compté deux papes, et elle espérait bien ne pas mourir avant que son frère le cardinal fût le troisième. Elle s'était faite sa femme de charge secrète, elle ne l'avait pas quitté, veillant sur lui, le conseillant, menant la maison souverainement, accomplissant des miracles pour cacher la ruine lente qui en faisait crouler les plafonds sur leurs têtes. Si, depuis trente ans, elle recevait chaque lundi quelques intimes, tous du Vatican, c'était par haute politique, pour rester le salon du monde noir, une force et une menace.
Aussi Pierre devina-t-il à son accueil combien peu il pesait devant elle, petit prêtre étranger qui n'était pas même prélat. Et cela l'étonnait encore, posait de nouveau la question obscure: pourquoi l'avait-on invité, que venait-il faire dans ce monde fermé aux humbles? Il la savait d'une austérité de dévotion extrême, il crut finir par comprendre qu'elle le recevait seulement par égard pour le vicomte; car, à son tour, elle ne trouva que cette phrase:
—Nous sommes si heureuses d'avoir de bonnes nouvelles de monsieur de la Choue! Il y a deux ans, il nous a amené un si beau pèlerinage!
Elle passa la première, elle introduisit enfin le jeune prêtre dans le salon voisin. C'était une vaste pièce carrée, tendue de vieille brocatelle jaune, à grandes fleurs Louis XIV. Le plafond, très élevé, avait un revêtement merveilleux de bois sculpté et peint, des caissons à rosaces d'or. Mais le mobilier était disparate. De hautes glaces, deux superbes consoles dorées, quelques beaux fauteuils du dix-septième siècle; puis, le reste lamentable, un lourd guéridon empire tombé on ne savait d'où, des choses hétéroclites venues de quelque bazar, des photographies affreuses, traînant sur les marbres précieux des consoles. Il n'y avait là aucun objet d'art intéressant. Aux murs, d'anciens tableaux médiocres; excepté un primitif inconnu et délicieux, une Visitation du quatorzième siècle, la Vierge toute petite, d'une délicatesse pure d'enfant de dix ans, tandis que l'Ange, immense, superbe, l'inondait du flot d'amour éclatant et surhumain; et, en face, un antique portrait de famille, celui d'une jeune fille très belle, coiffée d'un turban, que l'on croyait être le portrait de Cassia Boccanera, l'amoureuse et la justicière, qui s'était jetée au Tibre avec son frère, Ercole, et le cadavre de son amant, Flavio Corradini. Quatre lampes éclairaient, d'une grande lueur calme, la pièce fanée, comme jaunie d'un mélancolique coucher de soleil, grave, vide et nue, sans un bouquet de fleurs.
Tout de suite, donna Serafina présenta Pierre d'un mot; et, dans le silence, dans l'arrêt brusque des conversations, il sentit les regards qui se fixaient sur lui, comme sur une curiosité promise et attendue. Il y avait là une dizaine de personnes au plus, parmi lesquelles Dario, debout, causant avec la petite princesse Celia Buongiovanni, amenée par une vieille parente, qui entretenait à demi-voix un prélat, monsignor Nani, tous deux assis dans un coin d'ombre. Mais Pierre venait surtout d'être frappé par le nom de l'avocat consistorial Morano, dont le vicomte, en l'envoyant à Rome, avait cru devoir lui expliquer la situation particulière dans la maison, afin de lui éviter des fautes. Depuis trente ans, Morano était l'ami de donna Serafina. Cette liaison, autrefois coupable, car l'avocat avait femme et enfants, était devenue, après son veuvage, et surtout avec le temps, une liaison excusée, acceptée par tous, une sorte de ces vieux ménages naturels que la tolérance mondaine consacre. Tous les deux, très dévots, s'étaient certainement assuré les indulgences nécessaires. Et Morano se trouvait là, à la place qu'il occupait depuis plus d'un quart de siècle, au coin de la cheminée, bien que le feu de l'hiver n'y fût pas allumé encore. Et, lorsque donna Serafina eut rempli son devoir de maîtresse de maison, elle reprit elle-même sa place, à l'autre coin de la cheminée, en face de lui.
Alors, tandis que Pierre s'asseyait, près de don Vigilio, silencieux et discret sur une chaise, Dario continua plus haut l'histoire qu'il contait à Celia. Il était joli homme, de taille moyenne, svelte et élégant, portant toute sa barbe brune et très soignée, avec la face longue, le nez fort des Boccanera, mais les traits adoucis, comme amollis par le séculaire appauvrissement du sang.
—Oh! une beauté, répéta-t-il avec emphase, une beauté étonnante!
—Qui donc? demanda Benedetta, en les rejoignant.
Celia, qui ressemblait à la petite Vierge du primitif, accroché au-dessus de sa tête, s'était mise à rire.
—Mais, chère, une pauvre fille, une ouvrière, que Dario a vue aujourd'hui.
Et Dario dut recommencer son récit. Il passait dans une étroite rue, du côté de la place Navone, quand il avait aperçu, sur les marches d'un perron, une belle et forte fille de vingt ans, effondrée, qui pleurait à gros sanglots. Touché surtout de sa beauté, il s'était approché d'elle, avait fini par comprendre qu'elle travaillait dans la maison, une fabrique de perles de cire, mais que le chômage était venu, que l'atelier venait de fermer, et qu'elle n'osait rentrer chez ses parents, tellement la misère y était grande. Sous le déluge de ses larmes, elle levait sur lui des yeux si beaux, qu'il avait fini par tirer de sa poche quelque argent. Et elle s'était levée d'un bond, toute rouge et confuse, se cachant les mains dans sa jupe, ne voulant rien prendre, disant qu'il pouvait la suivre, s'il voulait, et qu'il donnerait ça à sa mère. Puis, elle avait filé vivement, vers le pont Saint-Ange.
—Oh! une beauté, répéta-t-il d'un air d'extase, une beauté magnifique!... Plus grande que moi, mince encore dans sa force, avec une gorge de déesse! Un vrai antique, une Vénus à vingt ans, le menton un peu fort, la bouche et le nez d'une correction de dessin parfaite, les yeux, ah! les yeux si purs, si larges!... Et nu-tête, coiffée d'un casque de lourds cheveux noirs, la face éclatante, comme dorée d'un coup de soleil!
Tous s'étaient mis à écouter, ravis, dans cette passion de la beauté que, malgré tout, Rome garde au cœur.
—Elles deviennent bien rares, ces belles filles du peuple, dit Morano. On pourrait battre le Transtévère, sans en rencontrer. Voici qui prouve pourtant qu'il en existe encore, au moins une.
—Et comment l'appelles-tu, ta déesse? demanda Benedetta souriante, amusée et extasiée ainsi que les autres.
—Pierina, répondit Dario, riant lui aussi.
—Et qu'en as-tu fait?
Mais le visage excité du jeune homme prit une expression de malaise et de peur, comme celui d'un enfant, qui, dans ses jeux, tombe sur une laide bête.
—Ah! ne m'en parle pas, j'ai eu bien du regret... Une misère, une misère à vous rendre malade!
Il l'avait suivie par curiosité, il était arrivé, derrière elle, de l'autre côté du pont Saint-Ange, dans le quartier neuf en construction, bâti sur les anciens Prés du Château; et là, au premier étage d'une des maisons abandonnées, à peine sèche et déjà en ruine, il était tombé sur un spectacle affreux, dont son cœur restait soulevé: toute une famille, la mère, le père, un vieil oncle infirme, des enfants, mourant de faim, pourrissant dans l'ordure. Il choisissait les termes les plus nobles pour en parler, il écartait l'horrible vision d'un geste effrayé de la main.
—Enfin, je me suis sauvé, et je vous réponds que je n'y retournerai pas.
Il y eut un hochement de tête général, dans le silence froid et gêné qui s'était fait. Morano conclut en une phrase amère, où il accusait les spoliateurs, les hommes du Quirinal, d'être l'unique cause de toute la misère de Rome. Est-ce qu'on ne parlait pas de faire un ministre du député Sacco, cet intrigant compromis dans toutes sortes d'aventures louches? Ce serait le comble de l'impudence, la banqueroute infaillible et prochaine.
Et seule Benedetta, dont le regard s'était fixé sur Pierre, en songeant à son livre, murmura:
—Les pauvres gens! c'est bien triste, mais pourquoi donc ne pas retourner les voir?
Pierre, dépaysé et distrait d'abord, venait d'être profondément remué par le récit de Dario. Il revivait son apostolat au milieu des misères de Paris, il s'attendrissait pitoyablement, en retombant, dès son arrivée à Rome, sur des souffrances pareilles. Sans le vouloir, il haussa la voix, il dit très haut:
—Oh! madame, nous irons les voir ensemble, vous m'emmènerez. Ces questions me passionnent tant!
L'attention de tous fut ainsi ramenée sur lui. On se mit à le questionner, il les sentit inquiets de son impression première, de ce qu'il pensait de leur ville et d'eux-mêmes. Surtout on lui recommandait de ne pas juger Rome sur les apparences. Enfin, quel effet lui avait-elle produit? Comment l'avait-il vue, comment la jugeait-il? Et lui, poliment, s'excusait de ne pouvoir répondre, n'ayant rien vu, n'étant pas même sorti. Mais on ne l'en pressa que plus vivement, il eut la sensation nette d'un travail sur lui, d'un effort pour l'amener à l'admiration et à l'amour. On le conseillait, on l'adjurait de ne pas céder à des désillusions fatales, de persister, d'attendre que Rome lui révélât son âme.
—Monsieur l'abbé, combien de temps comptez-vous rester parmi nous? demanda une voix courtoise, d'un timbre doux et clair.
C'était monsignor Nani, assis dans l'ombre, qui parlait haut pour la première fois. A diverses reprises, Pierre avait cru s'apercevoir que le prélat ne le quittait pas de ses yeux bleus, très vifs, tandis qu'il semblait écouter attentivement le lent bavardage de la tante de Celia. Et, avant de répondre, il le regarda dans sa soutane lisérée de cramoisi, l'écharpe de soie violette serrée à la taille, l'air jeune encore bien qu'il eût dépassé la cinquantaine, avec ses cheveux restés blonds, son nez droit et fin, sa bouche du dessin le plus délicat et le plus ferme, aux dents admirablement blanches.
—Mais, monseigneur, une quinzaine de jours, trois semaines peut-être.
Le salon entier se récria. Comment! trois semaines? Il avait la prétention de connaître Rome en trois semaines! Il fallait six mois, un an, dix ans! L'impression première était toujours désastreuse; et, pour en revenir, cela demandait un long séjour.
—Trois semaines! répéta donna Serafina de son air de dédain. Est-ce qu'on peut s'étudier et s'aimer, en trois semaines? Ceux qui nous reviennent, ce sont ceux qui ont fini par nous connaître.
Nani, sans s'exclamer avec les autres, s'était d'abord contenté de sourire. Il avait eu un petit geste de sa main fine, qui trahissait son origine aristocratique. Et, comme Pierre, modestement, s'expliquait, disait que, venu pour faire certaines démarches, il partirait lorsque ces démarches seraient faites, le prélat conclut, en souriant toujours:
—Oh! monsieur l'abbé restera plus de trois semaines, nous aurons le bonheur, j'espère, de le posséder longtemps.
Bien que dite avec une tranquille obligeance, cette phrase troubla le jeune prêtre. Que savait-on, que voulait-on dire? Il se pencha, il demanda tout bas à don Vigilio, demeuré près de lui, muet:
—Qui est-ce, monsignor Nani?
Mais le secrétaire ne répondit pas tout de suite. Son visage fiévreux se plomba encore. Ses yeux ardents virèrent, s'assurèrent que personne ne le surveillait. Et, dans un souffle:
—L'assesseur du Saint-Office.
Le renseignement suffisait, car Pierre n'ignorait pas que l'assesseur, qui assistait en silence aux réunions du Saint-Office, se rendait chaque mercredi soir, après la séance, chez le Saint-Père, pour lui rendre compte des affaires traitées l'après-midi. Cette audience hebdomadaire, cette heure passée avec le pape, dans une intimité qui permettait d'aborder tous les sujets, donnait au personnage une situation à part, un pouvoir considérable. Et, d'ailleurs, la fonction était cardinalice, l'assesseur ne pouvait être ensuite nommé que cardinal.
Monsignor Nani, qui semblait parfaitement simple et aimable, continuait à regarder le jeune prêtre d'un air si encourageant, que ce dernier dut aller occuper, près de lui, le siège laissé enfin libre par la vieille tante de Celia. N'était-ce pas un présage de victoire, cette rencontre, faite le premier jour, d'un prélat puissant dont l'influence lui ouvrirait peut-être toutes les portes? Il se sentit alors très touché, lorsque celui-ci, dès la première question, lui demanda obligeamment, d'un ton de profond intérêt:
—Alors, mon cher fils, vous avez donc publié un livre?
Et, repris par l'enthousiasme, oubliant où il était, Pierre se livra, conta son initiation de brûlant amour au travers des souffrants et des humbles, rêva tout haut le retour à la communauté chrétienne, triompha avec le catholicisme rajeuni, devenu la religion de la démocratie universelle. Peu à peu, il avait de nouveau élevé la voix; et le silence se faisait dans l'antique salon sévère, tous s'étaient remis à l'écouter, au milieu d'une surprise croissante, d'un froid de glace, qu'il ne sentait pas.
Doucement, Nani finit par l'interrompre, avec son éternel sourire, dont la pointe d'ironie ne se montrait même plus.
—Sans doute, sans doute, mon cher fils, c'est très beau, oh! très beau, tout à fait digne de l'imagination pure et noble d'un chrétien... Mais que comptez-vous faire, maintenant?
—Aller droit au Saint-Père, pour me défendre.
Il y eut un léger rire réprimé, et donna Serafina exprima l'avis général, en s'écriant:
—On ne voit pas comme ça le Saint-Père!
Mais Pierre se passionna.
—Moi, j'espère bien que je le verrai... Est-ce que je n'ai pas exprimé ses idées? Est-ce que je n'ai pas défendu sa politique? Est-ce qu'il peut laisser condamner mon livre, où je crois m'être inspiré du meilleur de lui-même?
—Sans doute, sans doute, se hâta de répéter Nani, comme s'il eût craint qu'on ne brusquât trop les choses avec ce jeune enthousiaste. Le Saint-Père est d'une intelligence si haute! Et il faudra le voir... Seulement, mon cher fils, ne vous excitez pas de la sorte, réfléchissez un peu, prenez votre heure...
Puis, se tournant-vers Benedetta:
—N'est-ce pas? Son Éminence n'a pas encore vu monsieur l'abbé. Dès demain matin, il faudra qu'elle daigne le recevoir, pour le diriger de ses sages conseils.
Jamais le cardinal Boccanera ne montait assister aux réceptions de sa sœur, le lundi soir. Il était toujours là, en pensée, comme le maître absent et souverain.
—C'est que, répondit la contessina en hésitant, je crains bien que mon oncle ne soit pas dans les idées de monsieur l'abbé.
Nani se remit à sourire.
—Justement, il lui dira des choses bonnes à entendre.
Et il fut convenu tout de suite, avec don Vigilio, que celui-ci inscrirait le prêtre pour une audience, le lendemain matin, à dix heures.
Mais, à ce moment, un cardinal entra, vêtu de l'habit de ville, la ceinture et les bas rouges, la simarre noire, lisérée et boutonnée de rouge. C'était le cardinal Sarno, un très ancien familier des Boccanera; et, pendant qu'il s'excusait d'avoir travaillé très tard, le salon se taisait, s'empressait, avec déférence. Mais, pour le premier cardinal qu'il voyait, Pierre éprouvait une déception vive, car il ne trouvait pas la majesté, le bel aspect décoratif, auquel il s'était attendu. Celui-ci apparaissait petit, un peu contrefait, l'épaule gauche plus haute que la droite, le visage usé et terreux, avec des yeux morts. Il lui faisait l'effet d'un très vieil employé de soixante-dix ans, hébété par un demi-siècle de bureaucratie étroite, déformé et alourdi de n'avoir jamais quitté le rond de cuir, sur lequel il avait vécu sa vie. Et, en réalité, son histoire entière était là: enfant chétif d'une petite famille bourgeoise, élève au Séminaire romain, plus tard professeur de droit canonique pendant dix ans à ce même Séminaire, puis secrétaire à la Propagande, et enfin cardinal depuis vingt-cinq ans. On venait de célébrer son jubilé cardinalice. Né à Rome, il n'avait jamais passé hors de Rome un seul jour, il était le type parfait du prêtre grandi à l'ombre du Vatican et maître du monde. Bien qu'il n'eût occupé aucune fonction diplomatique, il avait rendu de tels services à la Propagande, par ses habitudes méthodiques de travail, qu'il était devenu président d'une des deux commissions qui se partagent le gouvernement des vastes pays d'Occident, non encore catholiques. Et c'était ainsi qu'au fond de ces yeux morts, dans ce crâne bas, d'expression obtuse, il y avait la carte immense de la chrétienté.
Nani lui-même s'était levé, plein d'un sourd respect devant cet homme effacé et terrible, qui avait les mains partout, aux coins les plus reculés de la terre, sans être jamais sorti de son bureau. Il le savait, dans son apparente nullité, dans son lent travail de conquête méthodique et organisée, d'une puissance à bouleverser les empires.
—Est-ce que Votre Éminence est remise de ce rhume, qui nous a désolés?
—Non, non, je tousse toujours... Il y a un couloir pernicieux. J'ai le dos glacé, dès que je sors de mon cabinet.
A partir de ce moment, Pierre se sentit tout petit et perdu. On oubliait même de le présenter au cardinal. Et il dut rester là pendant près d'une heure encore, regardant, observant. Ce monde vieilli lui parut alors enfantin, retourné à une enfance triste. Sous la morgue, la réserve hautaine, il devinait maintenant une réelle timidité, la méfiance inavouée d'une grande ignorance. Si la conversation ne devenait pas générale, c'était que personne n'osait; et il entendait, dans les coins, des bavardages puérils et sans fin, les menues histoires de la semaine, les petits bruits des sacristies et des salons. On se voyait fort peu, les moindres aventures prenaient des proportions énormes. Il finit par avoir la sensation nette qu'il se trouvait transporté dans un salon français du temps de Charles X, au fond d'une de nos grandes villes épiscopales de province. Aucun rafraîchissement n'était servi. La vieille tante de Celia venait de s'emparer du cardinal Sarno, qui ne répondait pas, hochant le menton de loin en loin. Don Vigilio n'avait pas desserré les dents de la soirée. Une longue conversation, à voix très basse, s'était engagée entre Nani et Morano, tandis que donna Serafina, qui se penchait pour les écouter, approuvait d'un lent signe de tête. Sans doute, ils causaient du divorce de Benedetta, car ils la regardaient de temps à autre, d'un air grave. Et, au milieu de la vaste pièce, dans la clarté dormante des lampes, il n'y avait que le groupe jeune, formé par Benedetta, Dario et Celia, qui semblât vivre, babillant à demi-voix, étouffant parfois des rires.
Tout d'un coup, Pierre fut frappé de la grande ressemblance qu'il y avait entre Benedetta et le portrait de Cassia, pendu au mur. C'était la même enfance délicate, la même bouche de passion et les mêmes grands yeux infinis, dans la même petite face ronde, raisonnable et saine. Il y avait là, certainement, une âme droite et un cœur de flamme. Puis, un souvenir lui revint, celui d'une peinture de Guido Reni, l'adorable et candide tête de Béatrice Cenci, dont le portrait de Cassia lui parut, à cet instant, être l'exacte reproduction. Cette double ressemblance l'émut, lui fit regarder Benedetta avec une inquiète sympathie, comme si toute une fatalité violente de pays et de race allait s'abattre sur elle. Mais elle était si calme, l'air si résolu et si patient! Et, depuis qu'il se trouvait dans ce salon, il n'avait surpris, entre elle et Dario, aucune tendresse qui ne fût fraternelle et gaie, surtout de sa part, à elle, dont le visage gardait la sérénité claire des grands amours avouables. Un moment, Dario lui avait pris les mains, en plaisantant, les avait serrées; et, s'il s'était mis à rire un peu nerveusement, avec de courtes flammes au bord des cils, elle, sans hâte, avait dégagé ses doigts, comme en un jeu de vieux camarades tendres. Elle l'aimait, visiblement, de tout son être, pour toute la vie.
Mais Dario ayant étouffé un léger bâillement, en regardant sa montre, et s'étant esquivé, pour rejoindre des amis qui jouaient chez une dame, Benedetta et Celia vinrent s'asseoir sur un canapé, près de la chaise de Pierre; et ce dernier surprit, sans le vouloir, quelques mots de leurs confidences. La petite princesse était l'aînée du prince Matteo Buongiovanni, père de cinq enfants déjà, marié à une Mortimer, une Anglaise qui lui avait apporté cinq millions. D'ailleurs, on citait les Buongiovanni comme une des rares familles du patriciat de Rome riches encore, debout au milieu des ruines du passé croulant de toutes parts. Eux aussi avaient compté deux papes, ce qui n'empêchait pas le prince Matteo de s'être rallié au Quirinal, sans toutefois se fâcher avec le Vatican. Fils lui-même d'une Américaine, n'ayant plus dans les veines le pur sang romain, il était d'une politique plus souple, fort avare, disait-on, luttant pour garder un des derniers la richesse et la toute-puissance de jadis, qu'il sentait condamnée à l'inévitable mort. Et c'était dans cette famille, d'orgueil superbe, dont l'éclat continuait à emplir la ville, qu'une aventure venait d'éclater, soulevant des commérages sans fin: l'amour brusque de Celia pour un jeune lieutenant, à qui elle n'avait jamais parlé; l'entente passionnée des deux amants qui se voyaient chaque jour au Corso, n'ayant pour tout se dire que l'échange d'un regard; la volonté tenace de la jeune fille qui, après avoir déclaré à son père qu'elle n'aurait pas d'autre mari, attendait inébranlable, certaine qu'on lui donnerait l'homme de son choix. Le pis était que ce lieutenant, Attilio Sacco, se trouvait être le fils du député Sacco, un parvenu, que le monde noir méprisait, comme vendu au Quirinal, capable des plus laides besognes.
—C'est pour moi que Morano a parlé tout à l'heure, murmurait Celia à l'oreille de Benedetta. Oui, oui, quand il a maltraité le père d'Attilio, à propos de ce ministère dont on s'occupe... Il a voulu m'infliger une leçon.
Toutes deux s'étaient juré une éternelle tendresse, dès le Sacré-Cœur, et Benedetta, son aînée de cinq ans, se montrait maternelle.
—Alors, tu n'es pas plus raisonnable, tu penses toujours à ce jeune homme?
—Oh! chère, vas-tu me faire de la peine, toi aussi!... Attilio me plaît, et je le veux. Lui, entends-tu! et pas un autre. Je le veux, je l'aurai, parce qu'il m'aime et que je l'aime... C'est tout simple.
Pierre, saisi, la regarda. Elle était un lis candide et fermé, avec sa douce figure de vierge. Un front et un nez d'une pureté de fleur, une bouche d'innocence aux lèvres closes sur les dents blanches, des yeux d'eau de source, clairs et sans fond. Et pas un frisson sur les joues d'une fraîcheur de satin, pas une inquiétude ni une curiosité dans le regard ingénu. Pensait-elle? Savait-elle? Qui aurait pu le dire! Elle était la vierge dans tout son inconnu redoutable.
—Ah! chère, reprit Benedetta, ne recommence pas ma triste histoire. Ça ne réussit guère, de marier le pape et le roi.
—Mais, dit Celia avec tranquillité, tu n'aimais pas Prada, tandis que moi j'aime Attilio. La vie est là, il faut aimer.
Cette parole, prononcée si naturellement par cette enfant ignorante, troubla Pierre à un tel point, qu'il sentit des larmes lui monter aux yeux. L'amour, oui! c'était la solution à toutes les querelles, l'alliance entre les peuples, la paix et la joie dans le monde entier. Mais donna Serafina s'était levée, en se doutant du sujet de conversation qui animait les deux amies. Et elle jeta un coup d'œil à don Vigilio, que celui-ci comprit, car il vint dire tout bas à Pierre que l'heure était venue de se retirer. Onze heures sonnaient, Celia partait avec sa tante, sans doute l'avocat Morano voulait garder un instant le cardinal Sarno et Nani pour causer en famille de quelque difficulté qui se présentait, entravant l'affaire du divorce. Dans le premier salon, lorsque Benedetta eut baisé Celia sur les deux joues, elle prit congé de Pierre avec beaucoup de bonne grâce.
—Demain matin, en répondant au vicomte, je lui dirai combien nous sommes heureux de vous avoir, et pour plus longtemps que vous ne croyez... N'oubliez pas, à dix heures, de descendre saluer mon oncle le cardinal.
En haut, au troisième étage, comme Pierre et don Vigilio, tenant chacun un bougeoir que le domestique leur avait remis, allaient se séparer devant leurs portes, le premier ne put s'empêcher de poser au second une question qui le tracassait.
—C'est un personnage très influent que monsignor Nani?
Don Vigilio s'effara de nouveau, fit un simple geste en ouvrant les deux bras, comme pour embrasser le monde. Puis, ses yeux flambèrent, une curiosité parut le saisir à son tour.
—Vous le connaissiez déjà, n'est-ce-pas? demanda-t-il sans répondre.
—Moi! pas du tout!
—Vraiment!... Il vous connaît très bien, lui! Je l'ai entendu parler de vous, lundi dernier, en des termes si précis, qu'il m'a semblé au courant des plus petits détails de votre vie et de votre caractère.
—Jamais je n'avais même entendu prononcer son nom.
—Alors, c'est qu'il se sera renseigné.
Et don Vigilio salua, rentra dans sa chambre; tandis que Pierre, qui s'étonnait de trouver la porte de la sienne ouverte, en vit sortir Victorine, de son air tranquille et actif.
—Ah! monsieur l'abbé, j'ai voulu m'assurer par moi-même que vous ne manquiez de rien. Vous avez de la bougie, vous avez de l'eau, du sucre, des allumettes... Et, le matin, que prenez-vous? Du café? Non! du lait pur, avec un petit pain. Bon! pour huit heures, n'est-ce pas?... Et reposez-vous, dormez bien. Moi, les premières nuits, oh! j'ai eu une peur des revenants, dans ce vieux palais! Mais je n'en ai jamais vu la queue d'un. Quand on est mort, on est trop content de l'être, on se repose.
Pierre, enfin, se trouva seul, heureux de se détendre, d'échapper au malaise de l'inconnu, de ce salon, de ces gens, qui se mêlaient, s'effaçaient en lui comme des ombres, sous la lumière dormante des lampes. Les revenants, ce sont les vieux morts d'autrefois dont les âmes en peine reviennent aimer et souffrir, dans la poitrine des vivants d'aujourd'hui. Et, malgré son long repos de la journée, jamais il ne s'était senti si las, si désireux de sommeil, l'esprit confus et brouillé, craignant bien de n'avoir rien compris. Lorsqu'il se mit à se déshabiller, l'étonnement d'être là, de se coucher là, le reprit avec une intensité telle, qu'il crut un moment être un autre. Que pensait tout ce monde de son livre? Pourquoi l'avait-on fait venir en ce froid logis qu'il devinait hostile? Était-ce donc pour l'aider ou pour le vaincre? Et il ne revoyait, dans la lueur jaune, dans le morne coucher d'astre du salon, que donna Serafina et l'avocat Morano, aux deux coins de la cheminée, tandis que, derrière la tête passionnée et calme de Benedetta, apparaissait la face souriante de monsignor Nani, aux yeux de ruse, aux lèvres d'indomptable énergie.
Il se coucha, puis se releva, étouffant, ayant un tel besoin d'air frais et libre, qu'il alla ouvrir toute grande la fenêtre, pour s'y accouder. Mais la nuit était d'un noir d'encre, les ténèbres avaient submergé l'horizon. Au firmament, des brumes devaient cacher les étoiles, la voûte opaque pesait, d'une lourdeur de plomb; et, en face, les maisons du Transtévère dormaient depuis longtemps, pas une fenêtre ne luisait, un bec de gaz scintillait seul, au loin, comme une étincelle perdue. Vainement il chercha le Janicule. Tout sombrait au fond de cette mer du néant, les vingt-quatre siècles de Rome, le Palatin antique et le moderne Quirinal, le dôme géant de Saint-Pierre, effacé du ciel par le flot d'ombre. Et, au-dessous de lui, il ne voyait pas, n'entendait même pas le Tibre, le fleuve mort dans la ville morte.
III
A dix heures moins un quart, le lendemain matin, Pierre descendit au premier étage du palais, pour se présenter à l'audience du cardinal Boccanera. Il venait de se réveiller plein de courage, repris par l'enthousiasme naïf de sa foi; et rien n'était resté de son singulier accablement de la veille, des doutes et des soupçons qui l'avaient saisi, au premier contact de Rome, dans la fatigue de l'arrivée. Il faisait si beau, le ciel était si pur, que son cœur s'était remis à battre d'espérance.
Sur le vaste palier, la porte de la première antichambre se trouvait large ouverte, à deux battants. Le cardinal, un des derniers cardinaux du patriciat romain, tout en fermant les salons de gala dont les fenêtres donnaient sur la rue et qui se pourrissaient de vétusté, avait gardé l'appartement de réception d'un de ses grands-oncles, cardinal comme lui, vers la fin du dix-huitième siècle. C'était une série de quatre immenses pièces, hautes de six mètres, qui prenaient jour sur la ruelle en pente, descendant au Tibre; et le soleil n'y pénétrait jamais, barré par les noires maisons d'en face. L'installation avait donc été conservée dans tout le faste et la pompe des princes d'autrefois, grands dignitaires de l'Église. Mais aucune réparation n'était faite, aucun soin n'était pris, les tentures pendaient en loques, la poussière mangeait les meubles, au milieu d'une complète insouciance, où l'on sentait comme une volonté hautaine d'arrêter le temps.
Pierre éprouva un léger saisissement, en entrant dans la première pièce, l'antichambre des domestiques. Jadis, deux gendarmes pontificaux, en tenue, restaient là à demeure, parmi un flot de valets; et un seul domestique, aujourd'hui, augmentait encore par sa présence fantomatique la mélancolie de cette vaste salle, à demi obscure. Surtout ce qui frappait la vue, en face des fenêtres, c'était un autel drapé de rouge, surmonté d'un baldaquin tendu de rouge, sous lequel étaient brodées les armes des Boccanera, le dragon ailé, soufflant des flammes, avec la devise: Bocca nera, Alma rossa. Et le chapeau rouge du grand-oncle, l'ancien grand chapeau de cérémonie, se trouvait également là, ainsi que les deux coussins de soie rouge et les deux antiques parasols, pendus au mur, qu'on emportait dans le carrosse, à chaque sortie. Au milieu de l'absolu silence, on croyait entendre le petit bruit discret des mites qui rongeaient depuis un siècle tout ce passé mort, qu'un coup de plumeau aurait fait tomber en poudre.
La seconde antichambre, celle où se tenait autrefois le secrétaire, une salle aussi vaste, était vide; et Pierre dut la traverser, il ne découvrit don Vigilio que dans la troisième, l'antichambre noble. Avec son personnel désormais réduit au strict nécessaire, le cardinal avait préféré avoir son secrétaire sous la main, à la porte même de l'ancienne salle du trône, dans laquelle il recevait. Et don Vigilio, si maigre, si jaune, si frissonnant de fièvre, était là comme perdu, à une toute petite et pauvre table noire, chargée de papiers. Plongé au fond d'un dossier, il leva la tête, reconnut le visiteur; et, d'une voix basse, à peine un murmure dans le silence:
—Son Éminence est occupée... Veuillez attendre.
Puis, il se replongea dans sa lecture, sans doute pour échapper à toute tentative de conversation.
N'osant s'asseoir, Pierre examina la pièce. Elle était peut-être encore plus délabrée que les deux autres, avec sa tenture de damas vert, élimée par l'âge, pareille à la mousse qui se décolore sur les vieux arbres. Mais le plafond restait superbe, toute une décoration somptueuse, une haute frise dont les ornements peints et dorés encadraient un Triomphe d'Amphitrite, d'un des élèves de Raphaël. Et, selon l'antique usage, c'était dans cette pièce que la barrette était posée, sur une crédence, au pied d'un grand crucifix d'ébène et d'ivoire.
Mais, comme il s'habituait au demi-jour, il fut tout d'un coup très intéressé par un portrait en pied du cardinal, peint récemment. Celui-ci y était représenté en grand costume de cérémonie, la soutane de moire rouge, le rochet de dentelle, la cappa jetée royalement sur les épaules. Et ce haut vieillard de soixante-dix ans avait gardé, dans ce vêtement d'Église, son allure fière de prince, entièrement rasé, les cheveux si blancs et si drus encore, qu'ils foisonnaient en boucles sur les épaules. C'était le masque dominateur des Boccanera, le nez fort, la bouche grande, aux lèvres minces, dans une face longue, coupée de larges plis; et surtout les yeux de sa race éclairaient la face pâle, des yeux très bruns, de vie ardente, sous des sourcils épais, restés noirs. La tête laurée, il aurait rappelé les têtes des empereurs romains, très beau et maître du monde, comme si le sang d'Auguste avait battu dans ses veines.
Pierre savait son histoire, et ce portrait l'évoquait en lui. Élevé au Collège des Nobles, Pio Boccanera n'avait quitté Rome qu'une fois, très jeune, à peine diacre, pour aller à Paris présenter une barrette, comme ablégat. Puis, sa carrière ecclésiastique s'était déroulée souverainement, les honneurs lui étaient venus d'une façon toute naturelle, dus à sa naissance: consacré de la main même de Pie IX, fait plus tard chanoine de la Basilique vaticane et camérier secret participant, nommé Majordome après l'occupation italienne, et enfin cardinal en 1874. Depuis quatre ans, il était camerlingue, et l'on racontait tout bas que Léon XIII l'avait choisi pour cette charge, comme Pie IX autrefois l'avait choisi lui-même, afin de l'écarter de la succession au trône pontifical; car, si, en le nommant, le conclave avait méconnu la tradition qui voulait que le camerlingue ne pût être élu pape, sans doute reculerait-on devant une infraction nouvelle. Et l'on disait encore que la lutte sourde continuait, comme sous le règne passé, entre le pape et le camerlingue, ce dernier à l'écart, condamnant la politique du Saint-Siège, d'opinion radicalement opposée en tout, attendant muet, dans le néant actuel de sa charge, la mort du pape, qui lui donnerait le pouvoir intérimaire jusqu'à l'élection du pape nouveau, le devoir d'assembler le conclave et de veiller à la bonne expédition transitoire des affaires de l'Église. L'ambition de la papauté, le rêve de recommencer l'aventure du cardinal Pecci, camerlingue et pape, n'était-il pas derrière ce grand front sévère, dans la flamme même de ces regards noirs? Son orgueil de prince romain ne connaissait que Rome, il se faisait presque une gloire d'ignorer totalement le monde moderne, et il se montrait d'ailleurs très pieux, d'une religion austère, d'une foi pleine et solide, incapable du plus léger doute.
Mais un chuchotement tira Pierre de ses réflexions. C'était don Vigilio qui l'invitait à s'asseoir, de son air prudent.
—Ce sera long peut-être, vous pouvez prendre un tabouret.
Et il se mit à couvrir une grande feuille jaunâtre d'une écriture fine, tandis que Pierre, machinalement, pour obéir, s'asseyait, sur un des tabourets de chêne, rangés le long du mur, en face du portrait. Il retomba dans une rêverie, il crut voir renaître et éclater, autour de lui, le faste princier d'un des cardinaux d'autrefois. D'abord, le jour où il était nommé, le cardinal donnait des fêtes, des réjouissances publiques, dont certaines sont citées encore pour leur splendeur. Pendant trois journées, les portes des salons de réception restaient grandes ouvertes, entrait qui voulait; et, de salle en salle, des huissiers lançaient, répétaient les noms, patriciat, bourgeoisie, menu peuple, Rome entière, que le nouveau cardinal accueillait avec une bonté souveraine, tel qu'un roi ses sujets. Puis, c'était toute une royauté organisée, certains cardinaux jadis déplaçaient plus de cinq cents personnes avec eux, avaient une maison qui comprenait seize offices, vivaient au milieu d'une véritable cour. Même, plus récemment, lorsque la vie se fut simplifiée, un cardinal, s'il était prince, avait droit à un train de gala de quatre voitures, attelées de chevaux noirs. Quatre domestiques le précédaient, en livrée à ses armes, portant le chapeau, les coussins et les parasols. Il était en outre accompagné du secrétaire en manteau de soie violette, du caudataire revêtu de la croccia, sorte de douillette en laine violette, avec des revers de soie, et du gentilhomme, en costume Henri II, tenant la barrette entre ses mains gantées. Quoique diminué déjà, le train de maison comprenait encore l'auditeur chargé du travail des congrégations, le secrétaire uniquement employé à la correspondance, le maître de chambre qui introduisait les visiteurs, le gentilhomme qui portait la barrette, et le caudataire, et le chapelain, et le maître de maison, et le valet de chambre, sans compter la nuée des valets en sous-ordre, les cuisiniers, les cochers, les palefreniers, un véritable peuple dont bourdonnaient les palais immenses. Et c'était de ce peuple que Pierre, par la pensée, remplissait les trois vastes antichambres, précédant la salle du trône, c'était ce flot de laquais en livrée bleue, aux passementeries armoriées, ce monde d'abbés et de prélats en manteaux de soie, qui revivait devant lui, mettant toute une vie passionnée et magnifique sous les hauts plafonds vides, dans les demi-ténèbres qu'il éclairait de sa splendeur ressuscitée.
Mais, aujourd'hui, surtout depuis l'entrée des Italiens à Rome, les grandes fortunes des princes romains s'étaient presque toutes effondrées, et le faste des hauts dignitaires de l'Église avait disparu. Dans sa ruine, le patriciat, s'écartant des charges ecclésiastiques, mal rémunérées, de gloire médiocre, les abandonnait à l'ambition de la petite bourgeoisie. Le cardinal Boccanera, le dernier prince d'antique noblesse revêtu de la pourpre, n'avait guère, pour tenir son rang, que trente mille francs environ, les vingt-deux mille francs de sa charge, augmentés de ce que lui rapportaient certaines autres fonctions; et jamais il n'aurait pu s'en tirer, si donna Serafina n'était venue à son aide, avec les miettes de l'ancienne fortune patrimoniale, qu'il avait jadis abandonnée à ses deux sœurs et à son frère. Donna Serafina et Benedetta faisaient ménage à part, vivaient chez elles, avec leur table, leurs dépenses personnelles, leurs domestiques. Le cardinal n'avait avec lui que son neveu Dario, et jamais il ne donnait un dîner ni une réception. La plus grande dépense était son unique voiture, le lourd carrosse à deux chevaux que le cérémonial lui imposait, car un cardinal ne peut marcher à pied dans Rome. Encore son cocher, un vieux serviteur, lui épargnait-il un palefrenier, par son entêtement à soigner seul le carrosse et les deux chevaux noirs, vieillis comme lui dans la famille. Il y avait deux laquais, le père et le fils, ce dernier né au palais. La femme du cuisinier aidait à la cuisine. Mais les réductions portaient plus encore sur l'antichambre noble et sur la première antichambre; tout l'ancien personnel si brillant et si nombreux se réduisait maintenant à deux petits prêtres, don Vigilio, le secrétaire, qui était en même temps l'auditeur et le maître de maison, et l'abbé Paparelli, le caudataire, qui servait aussi de chapelain et de maître de chambre. Où la foule des gens à gages de toutes conditions avait circulé, emplissant les salles de leur éclat, on ne voyait plus que ces deux petites soutanes noires filer sans bruit, deux ombres discrètes perdues dans la grande ombre des pièces mortes.
Et comme Pierre la comprenait, à présent, la hautaine insouciance du cardinal, laissant le temps achever son œuvre de ruine, dans ce palais des ancêtres, auquel il ne pouvait rendre la vie glorieuse d'autrefois! Bâti pour cette vie, pour le train souverain d'un prince du seizième siècle, le logis croulait, déserté et noir, sur la tête de son dernier maître, qui n'avait plus assez de serviteurs pour le remplir, et qui n'aurait pas su comment payer le plâtre nécessaire aux réparations. Alors, puisque le monde moderne se montrait hostile, puisque la religion n'était plus reine, puisque la société était changée et qu'on allait à l'inconnu, au milieu de la haine et de l'indifférence des générations nouvelles, pourquoi donc ne pas laisser le vieux monde tomber en poudre, dans l'orgueil obstiné de sa gloire séculaire? Les héros seuls mouraient debout, sans rien abandonner du passé, fidèles jusqu'au dernier souffle à la même foi, n'ayant plus que la douloureuse bravoure, l'infinie tristesse d'assister à la lente agonie de leur Dieu. Et, dans le haut portrait du cardinal, dans sa face pâle, si fière, si désespérée et brave, il y avait cette volonté têtue de s'anéantir sous les décombres du vieil édifice social, plutôt que d'en changer une seule pierre.
Le prêtre fut tiré de sa rêverie par le frôlement d'une marche furtive, un petit trot de souris, qui lui fit tourner la tête. Une porte venait de s'ouvrir dans la tenture, et il eut la surprise de voir s'arrêter devant lui un abbé d'une quarantaine d'années, gros et court, qu'on aurait pris pour une vieille fille en jupe noire, très âgée déjà, tellement sa face molle était couturée de rides. C'était l'abbé Paparelli, le caudataire, le maître de chambre, qui, à ce dernier titre, se trouvait chargé d'introduire les visiteurs; et il allait questionner celui-ci, en l'apercevant là, lorsque don Vigilio intervint, pour le mettre au courant.
—Ah! bien, bien! monsieur l'abbé Froment, que Son Éminence daignera recevoir... Il faut attendre, il faut attendre.
Et, de sa marche roulante et muette, il alla reprendre sa place dans la seconde antichambre, où il se tenait d'habitude.
Pierre n'aima point ce visage de vieille dévote, blêmi par le célibat, ravagé par des pratiques trop rudes; et, comme don Vigilio ne s'était pas remis au travail, la tête lasse, les mains brûlées de fièvre, il se hasarda à le questionner. Oh! l'abbé Paparelli, un homme de la foi la plus vive, qui restait par simple humilité dans un poste modeste, près de Son Éminence! D'ailleurs, celle-ci voulait bien l'en récompenser, en ne dédaignant pas, parfois, d'écouter ses avis. Et il y avait, dans les yeux ardents de don Vigilio, une sourde ironie, une colère voilée encore, tandis qu'il continuait à examiner Pierre, l'air rassuré un peu, gagné par l'évidente droiture de cet étranger, qui ne devait faire partie d'aucune bande. Aussi finissait-il par se départir de sa continue et maladive méfiance. Il s'abandonna jusqu'à causer un instant.
—Oui, oui, il y a parfois beaucoup de besogne, et assez dure... Son Éminence appartient à plusieurs congrégations, le Saint-Office, l'Index, les Rites, la Consistoriale. Et, pour l'expédition des affaire qui lui incombent, c'est entre mes mains que tous les dossiers arrivent. Il faut que j'étudie chaque affaire, que je fasse un rapport, enfin que je débrouille la besogne... Sans compter que toute la correspondance, d'autre part, me passe par les mains. Heureusement, Son Éminence est un saint, qui n'intrigue ni pour lui ni pour les autres, ce qui nous permet de vivre un peu à l'écart.
Pierre s'intéressait vivement à ces détails intimes d'une de ces existences de prince de l'Église, si cachées d'ordinaire, déformées souvent par la légende. Il sut que le cardinal, hiver comme été, se levait à six heures du matin. Il disait sa messe dans sa chapelle, une petite pièce, meublée seulement d'un autel en bois peint, et où personne n'entrait jamais. D'ailleurs, son appartement particulier ne se composait que d'une chambre à coucher, une salle à manger et un cabinet de travail, des pièces modestes, étroites, qu'on avait taillées dans une grande salle, à l'aide de cloisons. Il y vivait très enfermé, sans luxe aucun, en homme sobre et pauvre. A huit heures, il déjeunait, une tasse de lait froid. Puis, les matins de séance, il se rendait aux congrégations dont il faisait partie; ou bien, il restait chez lui, à recevoir. Le dîner était à une heure, et la sieste venait ensuite, jusqu'à quatre heures et même cinq en été, la sieste de Rome, le moment sacré, pendant lequel pas un domestique n'aurait osé même frapper à la porte. Les jours de beau temps, au réveil, il faisait une promenade en voiture, du côté de l'ancienne voie Appienne, d'où il revenait au coucher du soleil, lorsqu'on sonnait l'Ave Maria. Et enfin, après avoir reçu de sept à neuf, il soupait, rentrait dans sa chambre, ne reparaissait plus, travaillait seul ou se couchait. Les cardinaux vont chez le pape deux ou trois fois par mois, à jours fixes, pour les besoins du service. Mais, depuis bientôt un an, le camerlingue n'avait pas été admis en audience particulière, ce qui était un signe de disgrâce, une preuve de guerre, dont tout le monde noir causait bas, avec prudence.
—Son Éminence est un peu rude, continuait don Vigilio doucement, heureux de parler, dans un moment de détente. Mais il faut la voir sourire, lorsque sa nièce, la contessina, qu'elle adore, descend l'embrasser... Vous savez que, si vous êtes bien reçu, vous le devrez à la contessina...
A ce moment, il fut interrompu. Un bruit de voix venait de la deuxième antichambre, et il se leva vivement, il s'inclina très bas, en voyant entrer un gros homme à la soutane noire ceinturée de rouge, coiffé d'un chapeau noir à torsade rouge et or, et que l'abbé Paparelli amenait, avec tout un déploiement d'humbles révérences. Il avait fait signe à Pierre de se lever également, il put lui souffler encore:
—Le cardinal Sanguinetti, préfet de la congrégation de l'Index.
Mais l'abbé Paparelli se prodiguait, s'empressait, répétait d'un air de béate satisfaction:
—Votre Éminence révérendissime est attendue. J'ai ordre de l'introduire tout de suite... Il y a déjà là Son Éminence le Grand Pénitencier.
Sanguinetti, la voix haute, le pas sonore, eut un éclat brusque et familier.
—Oui, oui, une foule d'importuns qui m'ont retenu! On ne fait jamais ce qu'on veut. Enfin, j'arrive.
C'était un homme de soixante ans, trapu et gras, la face ronde et colorée, avec un nez énorme, des lèvres épaisses, des yeux vifs toujours en mouvement. Mais il frappait surtout par son air de jeunesse active, turbulente presque, les cheveux bruns encore, à peine semés de fils d'argent, très soignés, ramenés en boucles sur les tempes. Il était né à Viterbe, avait fait ses classes au séminaire de cette ville, avant de venir à Rome les achever à l'Université Grégorienne. Ses états de service ecclésiastique disaient son chemin rapide, son intelligence souple: d'abord, secrétaire de nonciature à Lisbonne; ensuite, nommé évêque titulaire de Thèbes et chargé d'une mission délicate, au Brésil; dès son retour, fait nonce à Bruxelles, puis à Vienne; et enfin cardinal, sans compter qu'il venait d'obtenir l'évêché suburbicaire de Frascati. Rompu aux affaires, ayant pratiqué toute l'Europe, il n'avait contre lui que son ambition trop affichée, son intrigue toujours aux aguets. On le disait maintenant irréconciliable, exigeant de l'Italie la reddition de Rome, bien qu'autrefois il eût fait des avances au Quirinal. Dans sa furieuse passion d'être le pape de demain, il sautait d'une opinion à une autre, se donnait mille peines pour conquérir des gens, qu'il lâchait ensuite. Deux fois déjà, il s'était fâché avec Léon XIII, puis avait cru politique de faire sa soumission. La vérité était que, candidat presque avoué à la papauté, il s'usait par son continuel effort, trempant dans trop de choses, remuant trop de monde.
Mais Pierre n'avait vu en lui que le préfet de la congrégation de l'Index; et une idée seule l'émotionnait, celle que cet homme allait décider du sort de son livre. Aussi, lorsque le cardinal eut disparu et que l'abbé Paparelli fut retourné dans la deuxième antichambre, ne put-il s'empêcher de demander à don Vigilio:
—Leurs Éminences le cardinal Sanguinetti et le cardinal Boccanera sont donc très liées?
Un sourire pinça les lèvres du secrétaire, pendant que ses yeux flambaient d'une ironie dont il n'était plus maître.
—Oh! très liées, non, non!... Elles se voient, quand elles ne peuvent pas faire autrement.
Et il expliqua qu'on avait des égards pour la haute naissance du cardinal Boccanera, de sorte qu'on se réunissait volontiers chez lui, lorsqu'une affaire grave se présentait, comme ce jour-là précisément, nécessitant une entrevue, en dehors des séances habituelles. Le cardinal Sanguinetti était le fils d'un petit médecin de Viterbe.
—Non, non! Leurs Éminences ne sont pas liées du tout... Quand on n'a ni les mêmes idées, ni le même caractère, il est bien difficile de s'entendre. Et surtout quand on se gêne!
Il avait dit cela plus bas, comme à lui-même, avec son sourire mince. D'ailleurs, Pierre écoutait à peine, tout à sa préoccupation personnelle.
—Peut-être bien est-ce pour une affaire de l'Index qu'ils sont réunis? demanda-t-il.
Don Vigilio devait savoir le motif de la réunion. Mais il se contenta de répondre que, pour une affaire de l'Index, la réunion aurait eu lieu chez le préfet de la congrégation. Et Pierre, cédant à son impatience, en fut réduit à lui poser une question directe.
—Mon affaire à moi, l'affaire de mon livre, vous la connaissez, n'est-ce pas? Puisque Son Éminence fait partie de la congrégation, et que les dossiers vous passent par les mains, vous pourriez peut-être me donner quelque utile renseignement. Je ne sais rien, et j'ai une telle hâte de savoir!
Du coup, don Vigilio fut repris de son inquiétude effarée. Il bégaya d'abord, disant qu'il n'avait pas vu le dossier, ce qui était vrai.
—Je vous assure, aucune pièce ne nous est encore parvenue, j'ignore absolument tout.
Puis, comme le prêtre allait insister, il lui fit signe de se taire, il se remit à écrire, jetant des regards furtifs vers la deuxième antichambre, craignant sans doute que l'abbé Paparelli n'écoutât. Décidément, il avait parlé beaucoup trop. Et il se rapetissait à sa table, fondu, disparu dans son coin d'ombre.
Alors, Pierre revint à sa rêverie, envahi de nouveau par tout cet inconnu qui l'entourait, par la tristesse ancienne et ensommeillée des choses. D'interminables minutes durent s'écouler, il était près de onze heures. Et un bruit de porte, un bruit de voix l'éveilla enfin. Il s'inclina respectueusement devant le cardinal Sanguinetti, qui s'en allait en compagnie d'un autre cardinal, très maigre, très grand, avec une figure grise et longue d'ascète. Mais ni l'un ni l'autre ne parut même apercevoir ce simple petit prêtre étranger, incliné ainsi sur leur passage. Ils causaient haut, familièrement.
—Ah! oui, le vent descend, il a fait plus chaud qu'hier.
—C'est à coup sûr du siroco pour demain.
Le silence retomba, solennel, dans la grande pièce obscure. Don Vigilio écrivait toujours, sans qu'on entendît le petit bruit de sa plume sur le dur papier jaunâtre. Il y eut un léger tintement de sonnette fêlée. Et l'abbé Paparelli accourut de la deuxième antichambre, disparut un instant dans la salle du trône, puis revint appeler d'un signe Pierre, qu'il annonça d'une voix légère.
—Monsieur l'abbé Pierre Froment.
La salle, très grande, était une ruine, elle aussi. Sous l'admirable plafond de bois sculpté et doré, les tentures rouges des murs, une brocatelle à grandes palmes, s'en allaient en lambeaux. On avait fait quelques reprises, mais l'usure moirait de tons pâles la pourpre sombre de la soie, autrefois d'un faste éclatant. La curiosité de la pièce était l'ancien trône, le fauteuil de velours rouge où prenait place jadis le Saint-Père, quand il rendait visite au cardinal. Un dais, également de velours rouge, le surmontait, sous lequel se trouvait accroché le portrait du pape régnant. Et, selon la règle, le fauteuil était retourné contre le mur, pour indiquer que personne ne devait s'y asseoir. D'ailleurs, il n'y avait pour tout mobilier, dans la vaste salle, que des canapés, des fauteuils, des chaises, et une merveilleuse table Louis XIV, de bois doré, à dessus de mosaïque, représentant l'enlèvement d'Europe.
Mais Pierre ne vit d'abord que le cardinal Boccanera, debout près d'une autre table, qui lui servait de bureau. Dans sa simple soutane noire, liserée et boutonnée de rouge, celui-ci lui apparaissait plus grand et plus fier encore que sur son portrait, dans son costume de cérémonie. C'étaient bien les cheveux blancs en boucles, la face longue, coupée de larges plis, au nez fort et aux lèvres minces; et c'étaient les yeux ardents éclairant la face pâle, sous les épais sourcils restés noirs. Seulement, le portrait ne donnait pas la souveraine et tranquille foi qui se dégageait de cette haute figure, une certitude totale de savoir où était la vérité, et une absolue volonté de s'y tenir à jamais.
Boccanera n'avait pas bougé, regardant fixement, de son regard noir, s'avancer le visiteur; et le prêtre, qui connaissait le cérémonial, s'agenouilla, baisa la grosse émeraude qu'il portait au doigt. Mais, tout de suite, le cardinal le releva.
—Mon cher fils, soyez le bienvenu chez nous.... Ma nièce m'a parlé de votre personne avec tant de sympathie, que je suis heureux de vous recevoir.
Il s'était assis près de la table, sans lui dire encore de prendre lui-même une chaise, et il continuait à l'examiner, en parlant d'une voix lente, fort polie.
—C'est hier matin que vous êtes arrivé, et bien fatigué, n'est-ce pas?
—Votre Éminence est trop bonne... Oui, brisé, autant d'émotion que de fatigue. Ce voyage est pour moi si grave!
Le cardinal sembla ne pas vouloir entamer dès les premiers mots la question sérieuse.
—Sans doute, il y a tout de même loin de Paris à Rome. Aujourd'hui, ça se fait assez rapidement. Mais, jadis, quel voyage interminable!
Sa parole se ralentit.
—Je suis allé à Paris une seule fois, oh! il y a longtemps, cinquante ans bientôt, et pour y passer une semaine à peine... Une grande et belle ville, oui, oui! beaucoup de monde dans les rues, des gens très bien élevés, un peuple qui a fait des choses admirables. On ne peut l'oublier, même dans les tristes heures actuelles, la France a été la fille aînée de l'Église... Depuis cet unique voyage, je n'ai pas quitté Rome.
Et, d'un geste de tranquille dédain, il acheva sa pensée. A quoi bon des courses au pays du doute et de la rébellion? Est-ce que Rome ne suffisait pas, Rome qui gouvernait le monde, la ville éternelle qui, aux temps prédits, devait redevenir la capitale du monde?
Pierre, muet, évoquant en lui le prince violent et batailleur d'autrefois, réduit à porter cette simple soutane, le trouva beau, dans son orgueilleuse conviction que Rome se suffisait à elle-même. Mais cette obstination d'ignorance, cette volonté de ne tenir compte des autres nations que pour les traiter en vassales, l'inquiétèrent, lorsque, par un retour sur lui-même, il songea au motif qui l'amenait. Et, comme le silence s'était fait, il crut devoir rentrer en matière par un hommage.
—Avant toute autre démarche, j'ai voulu mettre mon respect aux pieds de Votre Éminence, car c'est en elle seule que j'espère, c'est elle que je supplie de vouloir bien me conseiller et me diriger.
De la main, alors, Boccanera l'invita à s'asseoir sur une chaise, en face de lui.
—Certainement, mon cher fils, je ne vous refuse pas mes conseils. Je les dois à tout chrétien désireux de bien faire. Vous auriez tort, seulement, de compter sur mon influence: elle est nulle. Je vis complètement à l'écart, je ne puis et ne veux rien demander... Voyons, cela ne va pas nous empêcher de causer un peu.
Il continua, aborda très franchement la question, sans ruse aucune, en esprit absolu et vaillant qui ne redoute pas les responsabilités.
—N'est-ce pas? vous avez écrit un livre, la Rome nouvelle, je crois, et vous venez pour défendre ce livre, qui est déféré à la congrégation de l'Index... Moi, je ne l'ai pas encore lu. Vous comprenez que je ne puis tout lire. Je lis seulement les œuvres que m'envoie la congrégation, dont je fais partie depuis l'an dernier; et même je me contente souvent du rapport que rédige pour moi mon secrétaire... Mais ma nièce Benedetta a lu votre livre, et elle m'a dit qu'il ne manquait pas d'intérêt, qu'il l'avait d'abord un peu étonnée et beaucoup émue ensuite... Je vous promets donc de le parcourir, d'en étudier les passages incriminés avec le plus grand soin.
Pierre saisit l'occasion, pour commencer à plaider sa cause. Et il pensa que le mieux était d'indiquer tout de suite ses références, à Paris.
—Votre Éminence comprend ma stupeur, quand j'ai su qu'on poursuivait mon livre... Monsieur le vicomte Philibert de la Choue, qui veut bien me témoigner quelque amitié, ne cesse de répéter qu'un livre pareil vaut au Saint-Siège la meilleure des armées.
—Oh! de la Choue, de la Choue, répéta le cardinal avec une moue de bienveillant dédain, je n'ignore pas que de la Choue croit être un bon catholique... Il est un peu notre parent, vous le savez. Et, quand il descend au palais, je le vois volontiers, à la condition de ne pas causer de certains sujets, sur lesquels nous ne pourrons jamais nous entendre... Mais enfin le catholicisme de ce distingué et bon de la Choue, avec ses corporations, ses cercles d'ouvriers, sa démocratie débarbouillée et son vague socialisme, ce n'est en somme que de la littérature.
Le mot frappa Pierre, car il en sentit toute l'ironie méprisante, dont lui-même se trouvait atteint. Aussi s'empressa-t-il de nommer son autre répondant, qu'il pensait d'une autorité indiscutable.
—Son Éminence le cardinal Bergerot a bien voulu donner à mon œuvre une entière approbation.
Du coup, le visage de Boccanera changea brusquement. Ce ne fut plus le blâme railleur, la pitié que soulève l'acte inconsidéré d'un enfant, destiné à un avortement certain. Une flamme de colère alluma les yeux sombres, une volonté de combat durcit la face entière.
—Sans doute, reprit-il lentement, le cardinal Bergerot a une réputation de grande piété, en France. Nous le connaissons peu, à Rome. Personnellement, je l'ai vu une seule fois, quand il est venu pour le chapeau. Et je ne me permettrais pas de le juger, si, dernièrement, ses écrits et ses actes n'avaient contristé mon âme de croyant. Je ne suis malheureusement pas le seul, vous ne trouverez ici, dans le Sacré Collège, personne qui l'approuve.
Il s'arrêta, puis se prononça, d'une voix nette.
—Le cardinal Bergerot est un révolutionnaire.
Cette fois, la surprise de Pierre le rendit un instant muet. Un révolutionnaire, grand Dieu! ce pasteur d'âmes si doux, d'une charité inépuisable, dont le rêve était que Jésus redescendît sur la terre, pour faire régner enfin la justice et la paix! Les mots n'avaient donc pas la même signification partout, et dans quelle religion tombait-il, pour que la religion des pauvres et des souffrants devînt une passion condamnable, simplement insurrectionnelle?
Sans pouvoir comprendre encore, il sentit l'impolitesse et l'inutilité d'une discussion, il n'eut plus que le désir de raconter son livre, de l'expliquer et de l'innocenter. Mais, dès les premiers mots, le cardinal l'empêcha de poursuivre.
—Non, non, mon cher fils. Cela nous prendrait trop de temps, et je veux lire les passages... Du reste, il est une règle absolue: tout livre est pernicieux et condamnable qui touche à la foi. Votre livre est-il profondément respectueux du dogme?
—Je le pense, et j'affirme à Votre Éminence que je n'ai pas entendu faire une œuvre de négation.
—C'est bon, je pourrai être avec vous, si cela est vrai... Seulement, dans le cas contraire, je n'aurais qu'un conseil à vous donner, retirer vous-même votre œuvre, la condamner et la détruire, sans attendre qu'une décision de l'Index vous y force. Quiconque a produit le scandale, doit le supprimer et l'expier, en coupant dans sa propre chair. Un prêtre n'a pas d'autre devoir que l'humilité et l'obéissance, l'anéantissement complet de son être, dans la volonté souveraine de l'Église. Et même pourquoi écrire? car il y a déjà de la révolte à exprimer une opinion à soi, c'est toujours une tentation du diable qui vous met la plume à la main. Pourquoi courir le risque de se damner, en cédant à l'orgueil de l'intelligence et de la domination?... Votre livre, mon cher fils, c'est encore de la littérature, de la littérature!
Ce mot revenait avec un mépris tel, que Pierre sentit toute la détresse des pauvres pages d'apôtre qu'il avait écrites, tombant sous les yeux de ce prince devenu un saint. Il l'écoutait, il le regardait grandir, pris d'une peur et d'une admiration croissantes.
—Ah! la foi, mon cher fils, la foi totale, désintéressée, qui croit pour l'unique bonheur de croire! Quel repos, lorsqu'on s'incline devant les mystères, sans chercher à les pénétrer, avec la conviction tranquille qu'en les acceptant, on possède enfin le certain et le définitif! N'est-ce pas la plus complète satisfaction intellectuelle, cette satisfaction que donne le divin conquérant la raison, la disciplinant et la comblant, à ce point qu'elle est comme remplie et désormais sans désir? En dehors de l'explication de l'inconnu par le divin, il n'y a pas, pour l'homme, de paix durable possible. Il faut mettre en Dieu la vérité et la justice, si l'on veut qu'elles règnent sur cette terre. Quiconque ne croit pas est un champ de bataille livré à tous les désastres. C'est la foi seule qui délivre et apaise!
Et Pierre resta silencieux un instant, devant cette grande figure qui se dressait. A Lourdes, il n'avait vu que l'humanité souffrante se ruer à la guérison du corps et à la consolation de l'âme. Ici, c'était le croyant intellectuel, l'esprit qui a besoin de certitude, qui se satisfait, en goûtant la haute jouissance de ne plus douter. Jamais encore il n'avait entendu un tel cri de joie, à vivre dans l'obéissance, sans inquiétude sur le lendemain de la mort. Il savait que Boccanera avait eu une jeunesse un peu vive, avec des crises de sensualité où flambait le sang rouge des ancêtres; et il s'émerveillait de la majesté calme que la foi avait fini par mettre chez cet homme de race si violente, dont l'orgueil était resté l'unique passion.
—Pourtant, se hasarda-t-il à dire enfin, très doucement, si la foi demeure essentielle, immuable, les formes changent... D'heure en heure, tout évolue, le monde change.
—Mais ce n'est pas vrai! s'écria le cardinal; le monde est immobile, à jamais!... Il piétine, il s'égare, s'engage dans les plus abominables voies; et il faut, continuellement, qu'on le ramène au droit chemin. Voilà le vrai... Est-ce que le monde, pour que les promesses du Christ s'accomplissent, ne doit pas revenir au point de départ, à l'innocence première? Est-ce que la fin des temps n'est pas fixée au jour triomphal où les hommes seront en possession de toute la vérité, apportée par l'Évangile?... Non, non! la vérité est dans le passé, c'est toujours au passé qu'il faut s'en tenir, si l'on ne veut pas se perdre. Ces belles nouveautés, ces mirages du fameux progrès, ne sont que les pièges de l'éternelle perdition. A quoi bon chercher davantage, courir sans cesse des risques d'erreur, puisque la vérité, depuis dix-huit siècles, est connue?... La vérité, mais elle est dans le catholicisme apostolique et romain, tel que l'a créé la longue suite des générations! Quelle folie de le vouloir changer, lorsque tant de grands esprits, tant d'âmes pieuses en ont fait le plus admirable des monuments, l'instrument unique de l'ordre en ce monde et du salut dans l'autre!
Pierre ne protesta plus, le cœur serré, car il ne pouvait douter maintenant qu'il avait devant lui un adversaire implacable de ses idées les plus chères. Il s'inclinait, respectueux, glacé, en sentant passer sur sa face un petit souffle, le vent lointain qui apportait le froid mortel des tombeaux; tandis que le cardinal, debout, redressant sa haute taille, continuait de sa voix têtue, toute sonnante de fier courage:
—Et si, comme ses ennemis le prétendent, le catholicisme est frappé à mort, il doit mourir debout, dans son intégralité glorieuse... Vous entendez bien, monsieur l'abbé, pas une concession, pas un abandon, pas une lâcheté! Il est tel qu'il est, et il ne saurait être autrement. La certitude divine, la vérité totale est sans modification possible; et la moindre pierre enlevée à l'édifice, n'est jamais qu'une cause d'ébranlement... N'est-ce pas évident, d'ailleurs? On ne sauve pas les vieilles maisons, dans lesquelles on met la pioche, sous prétexte de les réparer. On ne fait qu'augmenter les lézardes. S'il était vrai que Rome menaçât de tomber en poudre, tous les raccommodages, tous les replâtrages n'auraient pour résultat que de hâter l'inévitable catastrophe. Et, au lieu de la mort grande, immobile, ce serait la plus misérable des agonies, la fin d'un lâche qui se débat et demande grâce... Moi, j'attends. Je suis convaincu que ce sont là d'affreux mensonges, que le catholicisme n'a jamais été plus solide, qu'il puise son éternité dans l'unique source de vie. Mais, le soir où le ciel croulerait, je serais ici, au milieu de ces vieux murs qui s'émiettent, sous ces vieux plafonds dont les vers mangent les poutres, et c'est debout, dans les décombres, que je finirais, en récitant mon Credo une dernière fois.
Sa voix s'était ralentie, envahie d'une tristesse hautaine, pendant que, d'un geste large, il indiquait l'antique palais, autour de lui, désert et muet, dont la vie se retirait un peu chaque jour. Était-ce donc un involontaire pressentiment, le petit souffle froid, venu des ruines, qui l'effleurait, lui aussi? Tout l'abandon des vastes salles s'en trouvait expliqué, les tentures de soie en lambeaux, les armoiries pâlies par la poussière, le chapeau rouge que les mites dévoraient. Et cela était d'une grandeur désespérée et superbe, ce prince et ce cardinal, ce catholique intransigeant, retiré ainsi dans l'ombre croissante du passé, bravant d'un cœur de soldat l'inévitable écroulement de l'ancien monde.
Saisi, Pierre allait prendre congé, lorsqu'une petite porte s'ouvrit dans la tenture. Boccanera eut une brusque impatience.
—Quoi? qu'y a-t-il? Ne peut-on me laisser un instant tranquille!
Mais l'abbé Paparelli, le caudataire, gras et doux, entra quand même, sans s'émotionner le moins du monde. Il s'approcha, vint murmurer une phrase, très bas, à l'oreille du cardinal, qui s'était calmé à sa vue.
—Quel curé?... Ah! oui, Santobono, le curé de Frascati. Je sais... Dites que je ne puis pas le recevoir maintenant.
De sa voix menue, Paparelli recommença à parler bas. Des mots pourtant s'entendaient: une affaire pressée, le curé était forcé de repartir, il n'avait à dire qu'une parole. Et, sans attendre un consentement, il introduisit le visiteur, son protégé, qu'il avait laissé derrière la petite porte. Puis, lui-même disparut, avec la tranquillité d'un subalterne qui, dans sa situation infime, se sait tout-puissant.
Pierre, qu'on oubliait, vit entrer un grand diable de prêtre, taillé à coups de serpe, un fils de paysan, encore près de la terre. Il avait de grands pieds, des mains noueuses, une face couturée et tannée, que des yeux noirs, très vifs, éclairaient. Robuste encore, pour ses quarante-cinq ans, il ressemblait un peu à un bandit déguisé, la barbe mal faite, la soutane trop large sur ses gros os saillants. Mais la physionomie restait fière, sans rien de bas. Et il portait un petit panier, que des feuilles de figuier recouvraient soigneusement.
Tout de suite, Santobono fléchit les genoux, baisa l'anneau, mais d'un geste rapide, de simple politesse usuelle. Puis, avec la familiarité respectueuse du menu peuple pour les grands:
—Je demande pardon à Votre Éminence révérendissime d'avoir insisté. Du monde attendait, et je n'aurais pas été reçu, si mon ancien camarade Paparelli n'avait eu l'idée de me faire passer par cette porte... Oh! j'ai à solliciter de Votre Éminence un si grand service, un vrai service de cœur!... Mais, d'abord, qu'elle me permette de lui offrir un petit cadeau.
Boccanera l'écoutait gravement. Il l'avait beaucoup connu autrefois, lorsqu'il allait passer les étés à Frascati, dans la villa princière que la famille y possédait, une habitation reconstruite au seizième siècle, un merveilleux parc dont la terrasse célèbre donnait sur la Campagne romaine, immense et nue comme la mer. Cette villa était aujourd'hui vendue, et, sur des vignes, échues en partage à Benedetta, le comte Prada, avant l'instance en divorce, avait commencé à faire bâtir tout un quartier neuf de petites maisons de plaisance. Autrefois, le cardinal ne dédaignait pas, pendant ses promenades à pied, d'entrer se reposer un instant chez Santobono qui desservait, en dehors de la ville, une antique chapelle consacrée à sainte Marie des Champs; et le prêtre occupait là, contre cette chapelle, une sorte de masure à demi ruinée, dont le charme était un jardin clos de murs, qu'il cultivait lui-même, avec une passion de vrai paysan.
—Comme tous les ans, reprit-il en posant le panier sur la table, j'ai voulu que Votre Éminence goûtât mes figues. Ce sont les premières de la saison que j'ai cueillies pour elle ce matin. Elle les aimait tant, quand elle daignait les venir manger sur l'arbre! et elle voulait bien me dire qu'il n'y avait pas de figuier au monde pour en produire de pareilles.
Le cardinal ne put s'empêcher de sourire. Il adorait les figues, et c'était vrai, le figuier de Santobono était réputé dans le pays entier.
—Merci, mon cher curé, vous vous souvenez de mes petits défauts... Voyons, que puis-je faire pour vous?
Il était tout de suite redevenu grave, car il y avait entre lui et le curé d'anciennes discussions, des façons de voir contraires, qui le fâchaient. Santobono, né à Nemi, en plein pays farouche, d'une famille violente dont l'aîné était mort d'un coup de couteau, avait professé de tout temps des idées ardemment patriotiques. On racontait qu'il avait failli prendre les armes avec Garibaldi; et, le jour où les Italiens étaient entrés dans Rome, on avait dû l'empêcher de planter sur son toit le drapeau de l'unité italienne. C'était son rêve passionné, Rome maîtresse du monde, lorsque le pape et le roi, après s'être embrassés, feraient cause commune. Pour le cardinal, il y avait là un révolutionnaire dangereux, un prêtre renégat mettant le catholicisme en péril.
—Oh! ce que Votre Éminence peut faire pour moi! ce qu'elle peut faire, si elle le daigne! répétait Santobono d'une voix brûlante, en joignant ses grosses mains noueuses.
Puis, se ravisant:
—Est-ce que Son Éminence le cardinal Sanguinetti n'a pas dit un mot de mon affaire à Votre Éminence révérendissime?
—Non, le cardinal m'a simplement prévenu de votre visite, en me disant que vous aviez quelque chose à me demander.
Et Boccanera, le visage assombri, attendit avec une sévérité plus grande. Il n'ignorait pas que le prêtre était devenu le client de Sanguinetti, depuis que ce dernier, nommé évêque suburbicaire, passait à Frascati de longues semaines. Tout cardinal, candidat à la papauté, a de la sorte, dans son ombre, des familiers infimes qui jouent l'ambition de leur vie sur son élection possible: s'il est pape un jour, si eux-mêmes l'aident à le devenir, ils entreront à sa suite dans la grande famille pontificale. On racontait que Sanguinetti avait déjà tiré Santobono d'une mauvaise histoire, un enfant maraudeur que celui-ci avait surpris en train d'escalader son mur, et qui était mort des suites d'une correction trop rude. Mais, à la louange du prêtre, il fallait pourtant ajouter que, dans son dévouement fanatique au cardinal, il entrait surtout l'espoir qu'il serait le pape attendu, le pape destiné à faire de l'Italie la grande nation souveraine.
—Eh bien! voici mon malheur... Votre Éminence connaît mon frère Agostino, qui a été pendant deux ans jardinier chez elle, à la villa. Certainement, c'est un garçon très gentil, très doux, dont jamais personne n'a eu à se plaindre... Alors, on ne peut pas s'expliquer de quelle façon, il lui est arrivé un accident, il a tué un homme d'un coup de couteau, à Genzano, un soir qu'il se promenait dans la rue... J'en suis tout à fait contrarié, je donnerais volontiers deux doigts de ma main, pour le tirer de prison. Et j'ai pensé que Votre Éminence ne me refuserait pas un certificat disant qu'elle a eu Agostino chez elle et qu'elle a été toujours très contente de son bon caractère.
Nettement, le cardinal protesta.
—Je n'ai pas été content du tout d'Agostino. Il était d'une violence folle, et j'ai dû justement le congédier parce qu'il vivait constamment en querelle avec les autres domestiques.
—Oh! que Votre Éminence me chagrine, en me racontant cela! C'est donc vrai que le caractère de mon pauvre petit Agostino s'était gâté! Mais il y a moyen de faire les choses, n'est-ce pas? Votre Éminence peut me donner un certificat tout de même, en arrangeant les phrases. Cela produirait un si bon effet, un certificat de Votre Éminence devant la justice!
—Oui, sans doute, reprit Boccanera, je comprends. Mais je ne donnerai pas de certificat.
—Eh quoi! Votre Éminence révérendissime refuse?
—Absolument!... Je sais que vous êtes un prêtre d'une moralité parfaite, que vous remplissez votre saint ministère avec zèle et que vous seriez un homme tout à fait recommandable, sans vos idées politiques. Seulement, votre affection fraternelle vous égare, je ne puis mentir pour vous être agréable.
Santobono le regardait, stupéfié, ne comprenant pas qu'un prince, un cardinal tout-puissant, s'arrêtât à de si pauvres scrupules, lorsqu'il s'agissait d'un coup de couteau, l'affaire la plus banale, la plus fréquente, en ces pays encore sauvages des Châteaux romains.
—Mentir, mentir, murmura-t-il, ce n'est pas mentir que de dire le bon uniquement, quand il y en a, et tout de même Agostino a du bon. Dans un certificat, ça dépend des phrases qu'on écrit.
Il s'entêtait à cet arrangement, il ne lui entrait pas dans la tête qu'on pût refuser de convaincre la justice, par une ingénieuse façon de présenter les choses. Puis, quand il fut certain qu'il n'obtiendrait rien, il eut un geste désespéré, sa face terreuse prit une expression de violente rancune, tandis que ses yeux noirs flambaient de colère contenue.
—Bien, bien! chacun voit la vérité à sa manière, je vais retourner dire ça à Son Éminence le cardinal Sanguinetti. Et je prie Votre Éminence révérendissime de ne pas m'en vouloir, si je l'ai dérangée inutilement... Peut-être que les figues ne sont pas très mûres; mais je me permettrai d'en apporter un panier encore, vers la fin de la saison, lorsqu'elles sont tout à fait bonnes et sucrées... Mille grâces et mille bonheurs à Votre Éminence révérendissime.
Il s'en allait à reculons, avec des saluts qui pliaient en deux sa grande taille osseuse. Et Pierre, qui s'était intéressé vivement à la scène, retrouvait en lui le petit clergé de Rome et des environs, dont on lui avait parlé avant son voyage. Ce n'était pas le «scagnozzo», le prêtre misérable, affamé, venu de la province à la suite de quelque fâcheuse aventure, tombé sur le pavé de Rome en quête du pain quotidien, une tourbe de mendiants en soutane, cherchant fortune dans les miettes de l'Église, se disputant voracement les messes de hasard, se coudoyant avec le bas peuple au fond des cabarets les plus mal famés. Ce n'était pas non plus le curé des campagnes lointaines, d'une ignorance totale, d'une superstition grossière, paysan avec les paysans, traité d'égal à égal par ses ouailles, qui, très pieuses, ne le confondaient jamais avec le Bon Dieu, à genoux devant le saint de leur paroisse, mais pas devant l'homme qui vivait de lui. A Frascati, le desservant d'une petite église pouvait toucher neuf cents francs; et il ne dépensait que le pain et la viande, s'il récoltait le vin, les fruits, les légumes de son jardin. Celui-ci n'était pas sans instruction, savait un peu de théologie, un peu d'histoire, surtout cette histoire de la grandeur passée de Rome, qui avait enflammé son patriotisme du rêve fou de la prochaine domination universelle, réservée à la Rome renaissante, capitale de l'Italie. Mais quelle infranchissable distance encore, entre ce petit clergé romain, souvent très digne et intelligent, et le haut clergé, les hauts dignitaires du Vatican! Tout ce qui n'était pas au moins prélat n'existait point.
—Mille grâces à Votre Éminence révérendissime, et que tout lui réussisse dans ses désirs!
Lorsque Santobono eut enfin disparu, le cardinal revint à Pierre, qui s'inclinait, lui aussi, pour prendre congé.
—En somme, monsieur l'abbé, l'affaire de votre livre me paraît mauvaise. Je vous répète que je ne sais rien de précis, que je n'ai pas vu le dossier. Mais, n'ignorant pas que ma nièce s'intéressait à vous, j'en ai dit un mot au cardinal Sanguinetti, le préfet de l'Index, qui était justement ici tout à l'heure. Et lui-même n'est guère plus au courant que moi, car rien n'est encore sorti des mains du secrétaire. Seulement, il m'a affirmé que la dénonciation venait de personnes considérables, d'une grande influence, et qu'elle portait sur des pages nombreuses, où l'on aurait relevé les passages les plus fâcheux, tant au point de vue de la discipline qu'au point de vue du dogme.
Très ému à cette pensée d'ennemis cachés, le poursuivant dans l'ombre, le jeune prêtre s'écria:
—Oh! dénoncé, dénoncé! si Votre Éminence savait combien ce mot me gonfle le cœur! Et dénoncé pour des crimes à coup sûr involontaires, puisque j'ai voulu uniquement, ardemment le triomphe de l'Église... C'est donc aux genoux du Saint-Père que je vais aller me jeter et me défendre.
Boccanera, brusquement, se redressa. Un pli dur avait coupé son grand front.
—Sa Sainteté peut tout, même vous recevoir, si tel est son bon plaisir, et vous absoudre... Mais, écoutez-moi, je vous conseille encore de retirer votre livre de vous-même, de le détruire simplement et courageusement, avant de vous lancer dans une lutte où vous aurez la honte d'être brisé... Enfin, réfléchissez.
Immédiatement, Pierre s'était repenti d'avoir parlé de sa visite au pape, car il sentait une blessure pour le cardinal, dans cet appel à l'autorité souveraine. D'ailleurs, aucun doute n'était possible, celui-ci serait contre son œuvre, il n'espérait plus que faire peser sur lui par son entourage, en le suppliant de rester neutre. Il l'avait trouvé très net, très franc, au-dessus des obscures intrigues qu'il commençait à deviner autour de son livre; et ce fut avec respect qu'il le salua.
—Je remercie infiniment Votre Éminence et je lui promets de penser à tout ce qu'elle vient d'avoir l'extrême bonté de me dire.
Pierre, dans l'antichambre, vit cinq ou six personnes qui s'étaient présentées pendant son entretien, et qui attendaient. Il y avait là un évêque, un prélat, deux vieilles dames; et, comme il s'approchait de don Vigilio, avant de se retirer, il eut la vive surprise de le trouver en conversation avec un grand jeune homme blond, un Français, qui s'écria, saisi lui aussi d'étonnement:
—Comment! vous ici, monsieur l'abbé! vous êtes à Rome!
Le prêtre avait eu une seconde d'hésitation.
—Ah! monsieur Narcisse Habert, je vous demande pardon, je ne vous reconnaissais pas! Et je suis vraiment impardonnable, car je savais que vous étiez, depuis l'année dernière, attaché à l'ambassade.
Mince, élancé, très élégant, Narcisse, avec son teint pur, ses yeux d'un bleu pâle, presque mauve, sa barbe blonde, finement frisée, portait ses cheveux blonds bouclés, coupés sur le front à la florentine. D'une famille de magistrats, très riches et d'un catholicisme militant, il avait un oncle dans la diplomatie, ce qui avait décidé de sa destinée. Sa place, d'ailleurs, se trouvait toute marquée à Rome, où il comptait de puissantes parentés: neveu par alliance du cardinal Sarno, dont une sœur avait épousé à Paris un notaire, son oncle; cousin germain de monsignor Gamba del Zoppo, camérier secret participant, fils d'une de ses tantes, mariée en Italie à un colonel. Et c'était ainsi qu'on l'avait attaché à l'ambassade près du Saint-Siège, où l'on tolérait ses allures un peu fantasques, sa continuelle passion d'art, qui le promenait en flâneries sans fin au travers de Rome. Il était du reste fort aimable, d'une distinction parfaite; avec cela, très pratique au fond, connaissant à merveille les questions d'argent; et il lui arrivait même parfois, comme ce matin-là, de venir, de son air las et un peu mystérieux, causer chez un cardinal d'une affaire sérieuse, au nom de son ambassadeur.
Tout de suite, il emmena Pierre dans la vaste embrasure d'une des fenêtres, pour l'y entretenir à l'aise.
—Ah! mon cher abbé, que je suis donc content de vous voir! Vous vous souvenez de nos bonnes causeries, quand nous nous sommes connus chez le cardinal Bergerot? Je vous ai indiqué, pour votre livre, des tableaux à voir, des miniatures du quatorzième siècle et du quinzième. Et vous savez que, dès aujourd'hui, je m'empare de vous, je vous fais visiter Rome comme personne ne pourrait le faire. J'ai tout vu, tout fouillé. Oh! des trésors, des trésors! Mais au fond il n'y a qu'une œuvre, on en revient toujours à sa passion. Le Botticelli de la Chapelle Sixtine, ah! le Botticelli!
Sa voix se mourait, il eut un geste brisé d'admiration. Et Pierre dut promettre de s'abandonner à lui, d'aller avec lui à la Chapelle Sixtine.