Rome
—Non, non! tu es folle, tais-toi!
Et il avait repris les mains de la jeune femme, il tâchait de la maîtriser de toute son autorité souveraine. Lui, qui savait l'influence que le cardinal Sanguinetti exerçait sur la tête exaltée de Santobono, venait de s'expliquer l'aventure, non pas une complicité directe, mais une poussée sourde, l'animal excité, puis lâché sur le rival gênant, à l'heure où le trône pontifical allait sans doute être libre. La probabilité, la certitude de cela avait brusquement éclaté à ses yeux, sans qu'il eût besoin de tout comprendre, malgré les lacunes et les obscurités. Cela était, parce qu'il sentait que cela devait être.
—Non, entends-tu! ce n'est pas Prada... Cet homme n'a aucune raison de m'en vouloir, et moi seul étais visé, c'est à moi qu'on a donné ces fruits... Voyons, réfléchis! Il a fallu une indisposition imprévue pour m'empêcher d'en manger ma grosse part, car on sait que je les adore; et, pendant que mon pauvre Dario les goûtait seul, je plaisantais, je lui disais de me garder les plus belles pour demain... L'abominable chose était pour moi, et c'est lui qui est frappé, ah! Seigneur! par le hasard le plus féroce, la plus monstrueuse des sottises du sort... Seigneur, Seigneur! vous nous avez donc abandonnés!
Des larmes étaient montées à ses yeux, tandis qu'elle, frémissante, ne semblait pas convaincue encore.
—Mais, mon oncle, vous n'avez aucun ennemi, pourquoi voulez-vous que ce Santobono attente ainsi à vos jours?
Un instant, il resta muet, sans pouvoir trouver une réponse suffisante. Déjà, la volonté du silence se faisait en lui, dans une grandeur suprême. Puis, un souvenir lui revint, et il se résigna au mensonge.
—Santobono a toujours eu la cervelle un peu dérangée, et je sais qu'il m'exècre, depuis que j'ai refusé de tirer de prison son frère, un de nos anciens jardiniers, en lui donnant le bon certificat qu'il ne méritait certes pas... Des rancunes mortelles n'ont souvent pas des causes plus graves. Il aura cru qu'il avait une vengeance à tirer de moi.
Alors, Benedetta, brisée, incapable de discuter davantage, se laissa tomber sur une chaise, avec un geste d'abandon désespéré.
—Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! je ne sais plus... Et puis, qu'est-ce que ça fait, maintenant que mon Dario en est là? Il n'y a qu'une chose, il faut le sauver, je veux qu'on le sauve... Comme c'est long, ce qu'ils font dans cette chambre! Pourquoi Victorine ne vient-elle pas nous chercher?
Le silence recommença, éperdu. Le cardinal, sans parler, prit sur la table le panier de figues, le porta dans une armoire, qu'il ferma à double tour; puis, il mit la clef dans sa poche. Sans doute, dès que la nuit serait tombée, il se proposait de le faire disparaître lui-même, en descendant le jeter au Tibre. Mais, comme il revenait de l'armoire, il aperçut ces deux petits prêtres, dont les yeux l'avaient forcément suivi. Et il leur dit simplement, grandement:
—Messieurs, je n'ai pas besoin de vous demander d'être discrets... Il est des scandales qu'il faut épargner à l'Église, laquelle n'est pas, ne peut pas être coupable. Livrer un des nôtres aux tribunaux civils, s'il est criminel, c'est frapper l'Église entière, car les passions mauvaises s'emparent dès lors du procès, pour faire remonter jusqu'à elle la responsabilité du crime. Et notre seul devoir est de remettre le meurtrier aux mains de Dieu, qui saura le punir plus sûrement... Ah! pour ma part, que je sois atteint dans ma personne ou dans ma famille, dans mes plus tendres affections, je déclare, au nom du Christ mort sur la croix, que je n'ai ni colère, ni besoin de vengeance, et que j'efface le nom du meurtrier de ma mémoire, et que j'ensevelis son action abominable dans l'éternel silence de la tombe!
Et sa haute taille semblait avoir grandi encore, pendant que, la main levée dans un geste large, il prononçait ce serment, cet abandon de ses ennemis à l'unique justice de Dieu; car ce n'était pas de Santobono qu'il entendait parler seulement, mais aussi du cardinal Sanguinetti, dont il avait deviné l'influence néfaste. Et une infinie détresse, une souffrance tragique le bouleversait, dans l'héroïsme de son orgueil, à la pensée de la lutte sombre autour de la tiare, de tout ce qui s'agitait de mauvais et de vorace, au fond des ténèbres.
Puis, comme Pierre et don Vigilio s'inclinaient, pour lui promettre de se taire, une émotion invincible l'étrangla, le sanglot qu'il refoulait monta brusquement à sa gorge, pendant qu'il bégayait:
—Ah! mon pauvre enfant, mon pauvre enfant! Ah! l'unique fils de notre race, le seul amour et le seul espoir de mon cœur! Ah! mourir, mourir ainsi!
Mais, violente de nouveau, Benedetta s'était relevée.
—Mourir? qui donc, Dario?... Je ne veux pas, nous allons le soigner, nous allons retourner près de lui. Et nous le prendrons dans nos bras, et nous le sauverons. Venez, mon oncle, venez vite... Je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas qu'il meure!
Elle marchait vers la porte, rien ne l'aurait empêchée de rentrer dans la chambre, lorsque, justement, Victorine parut, l'air égaré, ayant perdu tout courage, malgré sa belle sérénité habituelle.
—Le docteur prie madame et Son Éminence de venir tout de suite, tout de suite.
Pierre, frappé de stupeur par ces choses, ne les suivit pas, resta un instant en arrière, avec don Vigilio, dans la salle à manger ensoleillée. Eh quoi! le poison, le poison comme au temps des Borgia, dissimulé élégamment, servi avec ces fruits par un traître ténébreux, qu'on n'osait même pas dénoncer! Et il se rappelait sa conversation, au retour de Frascati, son scepticisme de Parisien à propos de ces drogues légendaires, qu'il n'admettait qu'au cinquième acte d'un drame romantique. Et elles étaient vraies, les abominables histoires, les bouquets et les couteaux empoisonnés, les prélats et jusqu'aux papes gênants qu'on supprimait en leur apportant leur chocolat du matin; car ce Santobono passionné et tragique était bien un empoisonneur, il n'en pouvait plus douter, il revoyait toute sa journée de la veille, sous cet effrayant éclairage: les paroles d'ambition et de menace qu'il avait surprises chez le cardinal Sanguinetti, la hâte d'agir devant la mort probable du pape régnant, la suggestion du crime au nom du salut de l'Église, puis ce curé rencontré sur la route, avec son petit panier de figues, puis ce panier promené par le crépuscule de la mélancolique campagne, longuement, dévotement, sur les genoux du prêtre, ce panier dont le souvenir le hantait maintenant d'un cauchemar, dont il reverrait toujours, avec un frisson, et la forme, et la couleur, et l'odeur. Le poison, le poison! c'était vrai pourtant, ça existait, ça circulait encore dans l'ombre du monde noir, au milieu des âpres appétits de conquête et de domination!
Et, soudainement, dans la mémoire de Pierre, la figure de Prada se dressa, elle aussi. Tout à l'heure, lorsque Benedetta l'avait accusé si violemment, il s'était un moment avancé pour le défendre, pour crier cette histoire du poison qu'il savait, et le point d'où le panier était parti, et la main qui l'avait offert. Mais, aussitôt, une réflexion venait de le glacer: si Prada n'avait pas fait le crime, Prada l'avait laissé faire. Un souvenir encore, aigu comme une lame, le traversait, celui de la petite poule noire, dans le morne décor de l'osteria, morte sous le hangar, foudroyée, avec le mince flot de sang violâtre qui lui coulait du bec. Et ici, en bas de son perchoir, Tata, la perruche, gisait de même, molle et tiède, le bec taché d'une goutte de sang. Pourquoi donc Prada avait-il menti en racontant une bataille? C'était toute une complication de passions et de luttes obscures, dans les ténèbres desquelles Pierre sentait qu'il perdait pied; de même qu'il ne savait comment reconstituer l'effroyable combat qui avait dû se produire dans le cerveau de cet homme, pendant la nuit du bal. Il ne pouvait le revoir à son côté, l'évoquer pendant son retour matinal au palais Boccanera, sans frémir, en devinant sourdement tout ce qui s'était décidé d'épouvantable, à cette porte. D'ailleurs, malgré les obscurités et les impossibilités, que ce fût contre le cardinal ou plutôt dans l'espoir d'une flèche égarée qui le vengerait, au petit bonheur du hasard farouche, le fait terrible était là: Prada savait, Prada aurait pu arrêter le destin en marche, et il avait laissé le destin accomplir son aveugle besogne de mort.
Mais Pierre, en tournant la tête, aperçut don Vigilio à l'écart, sur la chaise d'où il n'avait pas bougé, si défait et si pâle, qu'il le crut frappé, lui aussi.
—Est-ce que vous êtes souffrant?
D'abord, le secrétaire sembla ne pouvoir répondre, tellement la terreur le serrait à la gorge. Puis, d'une voix basse:
—Non, non, je n'en ai pas mangé... Ah! grand Dieu! quand je songe que j'en avais grande envie et que la déférence seule m'a retenu, en voyant que Son Éminence n'en mangeait pas!
Il eut un petit grelottement de tout son corps, à cette pensée que son humilité seule venait de le sauver. Et il gardait, sur ses mains, sur son visage, le froid de la mort voisine, dont il avait senti le frôlement.
A deux reprises, il finit par soupirer, tandis que, dans son effroi, il écartait d'un geste l'affreuse chose, en murmurant:
Pierre, très ému, n'ignorant pas ce qu'il pensait du caudataire, tâcha de savoir.
—Quoi? que voulez-vous dire? Est-ce que vous l'accusez?... Croyez-vous donc qu'ils l'ont poussé et que ce sont eux, en somme?
Le mot de Jésuites ne fut pas même dit, mais la grande ombre noire passa dans le gai soleil de la salle à manger, qu'elle parut un moment emplir de ténèbres.
—Eux, ah! oui! cria don Vigilio, eux partout! eux toujours! Dès qu'on pleure, dès qu'on meurt, ils en sont, ce sont eux, quand même! Et c'était fait pour moi, je m'étonne de n'y être pas resté!
Puis, de nouveau, il jeta sa plainte sourde de crainte, d'exécration et de colère:
—Ah! Paparelli, Paparelli!
Et il se tut, refusant de répondre, regardant de ses yeux effarés les murs de la salle, comme s'il allait en voir sortir le caudataire, avec sa face molle de vieille fille, son trot roulant de souris rongeuse, ses mains de mystère et d'envahissement, qui étaient allées prendre à l'office le panier de figues oublié, pour l'apporter sur la table.
Alors, tous deux se décidèrent à retourner dans la chambre, où peut-être avait-on besoin d'eux; et Pierre, en entrant, fut saisi du déchirant spectacle qu'elle offrait. Depuis une demi-heure, vainement, le docteur Giordano, soupçonnant le poison, avait employé les remèdes d'usage, un vomitif, puis la magnésie. Il venait même de faire battre, par Victorine, des blancs d'œufs dans de l'eau. Mais le mal empirait, avec une si foudroyante rapidité, que maintenant tout secours devenait inutile. Déshabillé, couché sur le dos, le buste soutenu par des oreillers, et les bras allongés hors des draps, Dario était effrayant, dans cette sorte d'ivresse anxieuse qui caractérisait ce mal mystérieux et redoutable, auquel monsignor Gallo, déjà, et d'autres, avaient succombé. Il semblait frappé d'une stupeur de vertige, ses yeux s'enfonçaient de plus en plus au fond des orbites noires, tandis que la face entière se desséchait, vieillissait à vue d'œil, envahie d'une ombre grise, couleur de la terre. Depuis un instant, accablé, il avait fermé les yeux, il n'avait de vivants que les souffles oppressés, pénibles et longs, qui soulevaient sa poitrine. Et, debout, penchée sur ce pauvre visage d'agonisant, Benedetta se tenait là, souffrant sa souffrance, envahie par une telle douleur impuissante, qu'elle-même était méconnaissable, si blanche, si éperdue d'angoisse, comme prise elle aussi par la mort, peu à peu, en même temps que lui.
Dans l'embrasure de fenêtre où le cardinal Boccanera avait emmené le docteur Giordano, il y eut quelques mots échangés à voix basse.
—Il est perdu, n'est-ce pas?
Le docteur, bouleversé également, eut un geste désolé de vaincu.
—Hélas! oui. Je dois prévenir Votre Éminence que dans une heure tout sera fini.
Un court silence régna.
—Et, n'est-ce pas, de la même maladie que Gallo?
Puis, comme le docteur ne répondait pas, tremblant, détournant les yeux:
—Enfin, d'une fièvre infectieuse?
Giordano entendait bien ce que le cardinal lui demandait ainsi. C'était le silence, le crime enfoui, à jamais, pour le bon renom de sa mère l'Église. Et rien n'était plus grand, d'une grandeur tragique plus haute, que ce vieillard de soixante-dix ans, si droit encore et souverain, ne voulant pas que sa famille spirituelle pût déchoir, pas plus qu'il ne consentait à ce qu'on traînât sa famille humaine dans les inévitables salissures d'un procès retentissant. Non, non! le silence, l'éternel silence où tout repose et s'oublie!
De son air doux de discrétion cléricale, le docteur finit par s'incliner.
—Évidemment, d'une fièvre infectieuse, comme le dit si bien Votre Éminence.
Deux grosses larmes, aussitôt, reparurent dans les yeux de Boccanera. Maintenant qu'il avait mis Dieu à l'abri, son humanité saignait de nouveau. Il supplia le médecin de tenter un effort suprême, d'essayer l'impossible; mais celui-ci secouait la tête, montrait le malade de ses pauvres mains tremblantes. Pour son père, pour sa mère, il n'aurait rien pu. La mort était là. A quoi bon fatiguer, torturer un mourant, dont il n'aurait fait qu'aggraver les souffrances? Et, comme le cardinal, devant la catastrophe prochaine, songeait à sa sœur Serafina, se désespérait en disant qu'elle ne pourrait embrasser son neveu une dernière fois, si elle s'attardait au Vatican, où elle devait être, le médecin offrit d'aller la chercher avec sa voiture, qu'il avait gardée en bas. C'était une affaire de vingt minutes. Il serait de retour, si, dans les derniers moments, on avait besoin de lui.
Resté seul dans l'embrasure, le cardinal s'y tint immobile, un instant encore. Par la fenêtre, les yeux obscurcis de ses larmes, il regardait le ciel. Et ses bras frémissants se tendirent, en un geste d'imploration ardente. O Dieu! puisque la science des hommes était si courte et si vaine, puisque ce médecin s'en allait ainsi, heureux de sauver l'embarras de son impuissance, ô Dieu! que ne faisiez-vous un miracle, pour montrer l'éclat de votre pouvoir sans bornes! Un miracle, un miracle! il le demandait du fond de son âme de croyant, avec l'insistance, la prière impérative d'un prince de la terre, qui croyait avoir rendu au ciel un service considérable, par sa vie entière donnée à l'Église. Il le demandait pour la continuation de sa race, pour que le dernier mâle ne disparût pas si misérablement, pour qu'il pût épouser cette cousine tant aimée, là pleurante et si malheureuse à cette heure. Un miracle, un miracle! au profit de ces deux chers enfants! un miracle qui fît renaître la famille! un miracle qui éternisât le glorieux nom des Boccanera, en permettant qu'il sortît de ces jeunes époux toute une lignée sans nombre de vaillants et de fidèles!
Lorsqu'il revint au milieu de la chambre, le cardinal apparut transfiguré, les yeux séchés par la foi, l'âme désormais forte et soumise, exempte de toute faiblesse. Il s'était remis entre les mains de Dieu, il avait résolu d'administrer lui-même l'extrême-onction à Dario. D'un geste, il appela don Vigilio, il l'emmena dans la petite pièce voisine, qui lui servait de chapelle, et dont il avait toujours la clef sur lui. Cette pièce nue, où personne n'entrait, cette pièce où se trouvait simplement un petit autel de bois peint, surmonté d'un grand crucifix de cuivre, avait dans le palais un renom de lieu saint, inconnu et terrible, car Son Éminence, disait-on, y passait les nuits à genoux, conversant avec Dieu en personne. Et, pour qu'il y entrât publiquement, pour qu'il en laissât ainsi la porte large ouverte, il fallait qu'il voulût forcer Dieu à en sortir avec lui, dans son désir d'un miracle.
On avait ménagé une armoire derrière l'autel, et le cardinal y passa prendre l'étole et le surplis. La boîte aux saintes huiles était également là, une très ancienne boîte d'argent, timbrée des armes des Boccanera. Puis, don Vigilio étant rentré dans la chambre à la suite de l'officiant, pour l'assister, les paroles latines tout de suite alternèrent.
—Pax huic domui.
—Et omnibus habitantibus in ea.
La mort venait, si menaçante, si prochaine, que tous les préparatifs habituels se trouvaient forcément supprimés. Il n'y avait ni les deux cierges, ni la petite table recouverte d'une nappe blanche. De même, l'assistant n'ayant pas apporté le bénitier et l'aspersoir, l'officiant dut se contenter de faire le geste, bénissant la chambre et le mourant, en prononçant les paroles du rituel:
—Asperges me, Domine, hyssopo, et mundabor; lavabis me, et super nivem dealbabor.
Dans un long frisson, en voyant paraître le cardinal, avec les saintes huiles, Benedetta était tombée à genoux, au pied du lit; tandis que Pierre et Victorine, un peu en arrière, s'agenouillaient eux aussi, bouleversés par la douloureuse grandeur du spectacle. Et, de ses yeux immenses, élargis dans sa face d'une pâleur de neige, la contessina ne quittait pas du regard son Dario qu'elle ne reconnaissait plus, le visage terreux, la peau tannée et ridée ainsi que celle d'un vieillard. Et ce n'était pas pour leur mariage, accepté et désiré par lui, que leur oncle, ce tout-puissant prince de l'Église, apportait le sacrement, c'était pour la rupture suprême, la fin humaine de tout orgueil, la mort qui achève et emporte les races, comme le vent balaye la poussière des routes.
Il ne pouvait s'attarder, il récita promptement le Credo à demi-voix.
—Credo in unum Deum...
—Amen, répondit don Vigilio.
Après les prières du rituel, ce dernier balbutia les litanies, pour que le ciel prît en pitié l'homme misérable qui allait comparaître devant Dieu, si un prodige de Dieu ne lui faisait pas grâce.
Alors, sans prendre le temps de se laver les doigts, le cardinal ouvrit la boîte des saintes huiles; et, se bornant à une seule onction, comme il était permis dans le cas d'urgence, il posa, du bout de l'aiguille d'argent, une seule goutte sur la bouche desséchée, déjà flétrie par la mort.
—Per istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per visum, auditum, odoratum, gustum, tactum, deliquisti.
Ah! de quel cœur brûlant de foi il les prononçait, ces appels au pardon, pour que la divine miséricorde effaçât les péchés commis par les cinq sens, ces cinq portes de l'éternelle tentation ouvertes sur l'âme! Mais c'était encore avec l'espoir que, si Dieu avait frappé le pauvre être pour ses fautes, peut-être aurait-il l'indulgence entière de le rendre même à la vie, dès qu'il les aurait pardonnées. La vie, ô Seigneur! la vie, pour que cette antique lignée des Boccanera pullule encore, continue à vous servir au travers des âges, dans les combats et devant les autels!
Un instant, le cardinal resta les mains frémissantes, regardant la face muette, les yeux fermés du moribond, attendant le miracle. Rien ne se produisait, pas une clarté n'avait lui. Don Vigilio venait d'essuyer la bouche avec un petit flocon d'ouate, sans qu'un soupir de soulagement sortît des lèvres. Et l'oraison dernière fut dite, l'officiant retourna dans la chapelle, suivi de l'assistant, au milieu de l'effrayant silence qui retombait. Et là tous deux s'agenouillèrent, le cardinal s'abîma dans une prière brûlante, sur le carreau nu. Les yeux levés vers le crucifix de cuivre, il ne vit plus rien, il n'entendit plus rien, il se donna tout entier, suppliant Jésus de le prendre à la place de son neveu, s'il fallait un holocauste, ne désespérant toujours pas de fléchir la colère céleste, tant que Dario aurait un souffle de vie, et tant que lui-même serait ainsi à genoux, en conversation avec Dieu. Il était à la fois si humble et si souverain! De Dieu à un Boccanera, l'entente n'allait-elle donc pas se faire? Le vieux palais pouvait crouler, il n'aurait pas senti la chute des poutres.
Dans la chambre, cependant, rien n'avait bougé encore, sous le poids de cette majesté tragique que la cérémonie semblait y avoir laissée. Et ce fut alors seulement que Dario ouvrit les paupières. Il regarda ses mains, il les vit si vieillies, si réduites, qu'un immense regret de l'existence se peignit au fond de ses yeux. Sans doute, à ce moment de lucidité, au milieu de cette sorte de griserie du poison qui l'accablait, il eut pour la première fois conscience de son état. Ah! mourir, dans une telle douleur, une telle déchéance, quelle révoltante abomination pour cet être de légèreté et d'égoïsme, pour cet amant de la beauté, de la gaieté et de la lumière, qui ne savait pas souffrir! Le destin féroce châtiait en lui avec trop de rudesse sa race finissante. Il se fit horreur à lui-même, il fut pris d'un désespoir, d'une terreur d'enfant, qui lui donnèrent la force de se soulever sur son séant et de regarder éperdument autour de la chambre, pour voir si tout le monde ne l'avait pas abandonné. Et, lorsque son regard rencontra Benedetta toujours agenouillée au pied du lit, il eut un suprême élan vers elle, il lui tendit ses deux bras, brûlant du désir égoïste de l'emmener à son cou.
—Oh! Benedetta, Benedetta... Viens, viens, ne me laisse pas mourir seul!
Elle, dans la stupeur de son attente, immobile, ne l'avait pas quitté des yeux. Le mal horrible qui emportait son amant, semblait de plus en plus la posséder et la détruire, à mesure que lui s'affaiblissait. Elle devenait d'une blancheur immatérielle; et, par les trous de ses prunelles si claires, on commençait à voir son âme. Mais, quand elle l'aperçut, ressuscitant, les bras tendus et l'appelant, elle se leva à son tour, elle s'approcha, se tint debout près du lit.
—Je viens, mon Dario... Me voilà, me voilà!
Et Pierre et Victorine, alors, toujours à genoux, assistèrent à l'acte sublime, d'une si extraordinaire grandeur, qu'ils en restèrent cloués au sol, comme devant un spectacle extra-terrestre, où les humains n'avaient plus à intervenir. Elle-même, Benedetta parlait, agissait en créature délivrée de tous liens conventionnels et sociaux, déjà hors de la vie, ne voyant et n'interpellant plus les êtres et les choses que de très loin, du fond de l'inconnu où elle allait disparaître.
—Ah! mon Dario, on a voulu nous séparer. Oui, c'est pour que je ne puisse me donner à toi, c'est pour que nous ne soyons jamais heureux, aux bras l'un de l'autre, qu'on a résolu ta mort, en sachant bien que ta vie emporterait la mienne... Et c'est cet homme qui te tue, oui! il est ton assassin, même si un autre t'a frappé. C'est lui qui est la cause première, qui m'a volée à toi quand j'allais être tienne, qui a ravagé notre existence à tous deux, qui a soufflé autour de nous, en nous, l'exécrable poison dont nous mourons... Ah! que je le hais, que je le hais, d'une haine dont je voudrais l'écraser avant de partir à ton cou!
Elle n'élevait pas la voix, elle disait ces choses affreuses dans un murmure profond, simplement, passionnément. Prada ne fut pas même nommé, et elle se tourna à peine vers Pierre, frappé d'immobilité, derrière elle, pour ajouter d'un air de commandement:
—Vous qui verrez son père, je vous charge de lui dire que j'ai maudit son fils. Le héros si tendre m'a bien aimée, je l'aime bien encore, et cette parole que vous lui porterez lui déchirera le cœur. Mais je veux qu'il sache, il doit savoir, pour la vérité et pour la justice.
Fou de peur, sanglotant, Dario tendit de nouveau les bras, en sentant qu'elle ne le regardait plus, qu'il n'avait plus ses yeux clairs fixés sur les siens.
—Benedetta, Benedetta... Viens, viens, oh! cette nuit toute noire, je ne veux pas y entrer seul!
—Je viens, je viens, mon Dario... Me voilà!
Elle s'était rapprochée encore, elle le touchait presque, debout contre le lit.
—Ah! ce serment que j'avais fait à la Madone de n'être à aucun homme, pas même à toi, avant que Dieu l'eût permis, par la bénédiction d'un de ses prêtres! Je mettais une noblesse supérieure, divine, à être immaculée, vierge comme la Vierge, ignorante des souillures et des bassesses de la chair. Et c'était en outre un cadeau d'amour exquis et rare, d'un prix inestimable, que je voulais faire à l'amant élu par mon cœur, pour qu'il fût à jamais le seul maître de mon âme et de mon corps... Cette virginité dont j'étais si orgueilleuse, je l'ai défendue contre l'autre, des ongles et des dents, comme on se défend contre un loup, je l'ai défendue contre toi, avec des larmes, pour que tu n'en salisses pas le trésor, dans une fièvre sacrilège, avant l'heure sainte des délices permises... Et si tu savais quelles terribles luttes je soutenais aussi contre moi-même, pour ne pas céder! J'avais un besoin fou de te crier de me prendre, de me posséder, de m'emporter. Car c'était toi tout entier que je voulais, et c'était moi tout entière que je te donnais, oui! sans réserve, en femme qui sait, et qui accepte, et qui réclame tout l'amour, celui qui fait l'épouse et la mère... Ah! mon serment à la Madone, avec quelle peine je l'ai tenu, lorsque le vieux sang soufflait chez moi en tempête, et maintenant quel désastre!
Elle se rapprocha encore, tandis que sa voix basse se faisait plus ardente.
—Tu te souviens, le soir où tu es rentré, avec un coup de couteau dans l'épaule... Je t'ai cru mort, j'ai crié de rage, à l'idée que tu allais partir, que j'allais te perdre, sans que nous eussions connu le bonheur. J'insultais la Madone, je regrettais, en ce moment-là, de ne m'être pas damnée avec toi, pour mourir avec toi, enlacés tous les deux dans une étreinte si rude, qu'il aurait fallu nous enterrer ensemble... Et dire que ce terrible avertissement ne devait servir à rien! J'ai été assez aveugle, assez sotte, pour ne pas entendre la leçon. Te voilà frappé de nouveau, on te vole à mon amour, et tu t'en vas avant que je me sois donnée enfin, lorsqu'il en était temps encore... Ah! misérable orgueilleuse, rêveuse imbécile!
Ce qui grondait à présent dans sa voix étouffée, c'était, contre elle-même, la colère de la femme pratique et raisonnable qu'elle avait toujours été. Est-ce que la Madone, si maternelle, voulait le malheur des amants? Quelle indignation ou quelle tristesse aurait-elle eue, à les voir aux bras l'un de l'autre, si passionnés, si heureux? Non, non! les anges ne pleuraient pas, quand deux amants, même en dehors du prêtre, s'aimaient sur la terre; au contraire, ils souriaient, ils chantaient d'allégresse. Et c'était sûrement une duperie abominable que de ne pas épuiser la joie d'aimer sous le soleil, quand le sang de la vie battait dans les veines.
—Benedetta, Benedetta! répéta le mourant, en l'épouvante d'enfant qu'il avait de s'en aller seul ainsi, au fond de l'éternelle nuit noire.
—Me voilà, me voilà! mon Dario... Je viens!
Puis, comme elle s'imagina que la servante, immobile pourtant, avait eu un geste pour se lever et pour l'empêcher de faire l'acte:
—Laisse, laisse, Victorine, rien au monde désormais ne peut empêcher cela, parce que cela est plus fort que tout, plus fort que la mort. Quelque chose, il y a un instant, quand j'étais à genoux, m'a redressée, m'a poussée. Je sais où je vais... Et, d'ailleurs, n'ai-je pas juré, le soir du coup de couteau? N'ai-je pas promis d'être à lui seul, jusque dans la terre, s'il le fallait? Que je le baise, et qu'il m'emporte! Nous serons morts, nous serons mariés tout de même et pour toujours!
Elle revint au moribond, elle le touchait maintenant.
—Mon Dario, me voilà, me voilà!
Et ce fut inouï. Dans une exaltation grandissante, dans une flambée d'amour qui la soulevait, elle commença sans hâte à se dévêtir. D'abord, le corsage tomba, et les bras blancs, les épaules blanches resplendirent; puis, les jupes glissèrent, et, déchaussés, les pieds blancs, les chevilles blanches, fleurirent sur le tapis; puis, les derniers linges, un à un, s'en allèrent, et le ventre blanc, la gorge blanche, les cuisses blanches, s'épanouirent en une haute floraison blanche. Jusqu'au dernier voile, elle avait tout retiré, avec une audace ingénue, une tranquillité souveraine, comme si elle se trouvait seule. Elle était debout, telle qu'un grand lis, dans sa nudité candide, dans sa royauté dédaigneuse, ignorante des regards. Elle éclairait, elle parfumait la morne chambre de la beauté de son corps, un prodige de beauté, la perfection vivante des plus beaux marbres, le col d'une reine, la poitrine d'une déesse guerrière, la ligne fière et souple de l'épaule au talon, les rondeurs sacrées des membres et des flancs. Et elle était si blanche, que ni les statues de marbre, ni les colombes, ni la neige elle-même, n'étaient plus blanches.
—Mon Dario, me voilà, me voilà!
Comme renversés à terre par une apparition, le glorieux flamboiement d'une vision sainte, Pierre et Victorine la regardaient de leurs yeux aveuglés, éblouis. Celle-ci n'avait pas même fait un mouvement pour l'arrêter dans son action extraordinaire, envahie de cette sorte de respect terrifié qu'on éprouve devant les folies de la passion et de la foi. Et, lui, paralysé, sentait passer quelque chose de si grand, qu'il n'était plus capable que d'un frisson d'admiration éperdue. Rien d'impur ne lui venait de cette nudité de neige et de lis, de cette vierge de candeur et de noblesse, dont le corps semblait rayonner d'une lumière propre, de l'éclat même du puissant amour dont il brûlait. Elle ne le choquait pas plus qu'une œuvre de vérité, transfigurée par le génie.
—Mon Dario, me voilà, me voilà!
Et Benedetta, s'étant couchée, prit dans ses bras Dario agonisant, dont les bras n'eurent que la force de se refermer sur elle. Enfin, elle avait voulu cela, dans sa tranquillité apparente, dans la blancheur liliale de son obstination, sous laquelle grondait une rouge fureur d'incendie. Toujours, cette violence l'avait dévorée, même aux heures de calme. Maintenant que le destin abominable lui volait son amant, elle refusait de se résigner à cette duperie de le perdre sans s'être donnée, puisqu'elle avait eu la sottise de ne pas se donner, lorsqu'ils étaient tous les deux souriants de tendresse, rayonnants de force. Et, dans sa folie, éclatait la révolte de la nature, le cri inconscient de la femme qui ne voulait pas mourir inféconde, inutile comme la graine emportée par un vent de désastre, et dont ne germera plus aucune autre vie.
—Mon Dario, me voilà, me voilà!
Elle l'étreignait de tous ses membres nus, de toute son âme nue. Et Pierre, à ce moment, aperçut contre le mur, au chevet du lit, les armes des Boccanera, un ancien panneau de broderie d'or et de soies de couleur, sur velours violet. Oui, c'était bien le dragon ailé soufflant des flammes; c'était bien la devise farouche et ardente, Bocca nera, Alma rosa, bouche noire, âme rouge, la bouche enténébrée d'un rugissement, l'âme flamboyant comme un brasier de foi et d'amour. Toute cette vieille race de passion et de violence, aux légendes tragiques, venait de renaître, pour pousser cette fille dernière, si adorable, à ces effrayantes et prodigieuses fiançailles dans la mort. Et la vue des armes brodées évoqua en lui un autre souvenir, celui du portrait de Cassia Boccanera, l'amoureuse et la justicière, qui s'était jetée au Tibre avec son frère, Ercole, et le cadavre de son amant, Flavio Corradini. N'était-ce pas la même étreinte désespérée qui tâchait de vaincre la mort, la même sauvagerie se jetant à l'abîme avec le corps du bien-aimé, l'élu et l'unique? Toutes deux se ressemblaient ainsi que des sœurs, celle qui revivait en haut, sur l'ancienne toile, celle qui se mourait là de la mort de son amant, comme si cette dernière n'était que la revenante de l'autre, avec leurs mêmes traits d'enfance délicate, la même bouche de désir et les mêmes grands yeux de rêve, dans la même petite face ronde, sage et têtue.
—Mon Dario, me voilà, me voilà!
Pendant une éternité, une seconde peut-être, ils s'étreignirent. Elle y apportait une frénésie du don d'elle-même, une frénésie sacrée allant au delà de la vie, jusque dans l'infini noir de l'inconnu, qui commençait pour eux. Elle se mêlait à lui, entrait dans lui, sans terreur ni répugnance du mal qui le rendait méconnaissable; et lui, qui venait d'expirer sous ce grand bonheur dont la félicité lui arrivait enfin, restait les bras serrés, noués convulsivement autour d'elle, comme s'il l'emportait. Alors, fut-ce de la douleur de cette possession incomplète, en songeant à sa virginité inutile, qui ne pouvait plus être fécondée? ou bien fut-ce au milieu de la joie suprême d'avoir consommé quand même le mariage, de toute la volonté de son être? Elle eut au cœur, dans cette étreinte de l'impuissante mort, un tel flot de sang, que son cœur éclata. Elle était morte au cou de son amant mort, tous les deux étroitement serrés, à jamais, entre les bras l'un de l'autre.
Il y eut un gémissement, Victorine s'était approchée, avait compris; tandis que Pierre, debout lui aussi, restait frémissant d'admiration et de larmes, soulevé par le sublime.
—Voyez, voyez, bégaya à voix très basse la servante, elle ne bouge plus, elle ne souffle plus. Ma pauvre enfant, ma pauvre enfant! elle est morte!
Et le prêtre murmura:
—Mon Dieu! qu'ils sont beaux!
C'était vrai, jamais beauté si haute, si resplendissante, n'avait éclaté sur des visages morts. La face, tout à l'heure terreuse et vieillie de Dario, venait de prendre une pâleur, une noblesse de marbre, les traits allongés, simplifiés, comme dans un élan d'ineffable allégresse. Benedetta restait très grave, avec un pli d'ardente volonté aux lèvres, tandis que la figure entière exprimait une béatitude douloureuse et infinie, dans une infinie blancheur. Ils mêlaient leurs chevelures, et leurs yeux, restés grands ouverts, les uns au fond des autres, continuaient à se regarder sans fin, d'une éternelle douceur de caresse. Ils étaient le couple pour toujours enlacé, parti pour l'immortalité dans l'enchantement de leur union, et qui avait vaincu la mort, et de qui rayonnait cette beauté ravie de l'amour immortel et vainqueur.
Mais les sanglots de Victorine crevaient enfin, mêlés à de telles plaintes, qu'il s'ensuivit toute une confusion. Et Pierre, bouleversé à présent, ne s'expliqua pas trop comment la chambre se trouva tout d'un coup envahie par des gens, qu'une sorte de terreur désespérée agitait. Le cardinal avait dû accourir de sa chapelle, avec don Vigilio. Sans doute aussi, à cette minute, le docteur Giordano ramenait donna Serafina, prévenue de la mort prochaine de son neveu, car elle était là maintenant, dans la stupeur de ces coups de foudre successifs qui frappaient la maison. Lui-même, le docteur avait cet étonnement troublé des plus vieux médecins dont l'expérience s'effare toujours devant les faits; et il tentait une explication, il parlait en hésitant d'un anévrisme possible, peut-être d'une embolie.
Victorine, en servante que sa douleur faisait l'égale de ses maîtres, osa l'interrompre.
—Ah! monsieur le docteur, ils s'aimaient trop tous les deux, est-ce que ça ne suffit pas pour mourir ensemble?
Donna Serafina, après avoir baisé au front les chers enfants, voulut leur fermer les yeux. Mais elle ne put y parvenir, les paupières se rouvraient dès que le doigt les abandonnait, les yeux recommençaient à se sourire, à échanger fixement la caresse de leur regard d'éternité. Et, comme elle parlait, pour la décence, de séparer les deux corps, en essayant de dénouer leurs membres:
—Oh! madame, oh! madame! se récria de nouveau Victorine. Vous leur casseriez plutôt les bras. Voyez donc, on dirait que les doigts sont entrés dans les épaules, jamais ils ne se quitteront.
Alors, le cardinal intervint. Dieu n'avait pas fait le miracle. Il était livide, sans une larme, dans un désespoir glacé qui le grandissait. Il eut un geste souverain d'absolution, de sanctification, comme si, en prince de l'Église, disposant des volontés du ciel, il acceptait ainsi les deux amants embrassés devant le tribunal suprême, largement dédaigneux des convenances, en face de ce cas de superbe amour, ému jusqu'aux entrailles par les souffrances de leur vie et par la beauté de leur mort.
—Laissez-les, laissez-les, ma sœur, ne les troublez pas dans leur sommeil... Que leurs yeux restent ouverts, puisqu'ils veulent avoir jusqu'à la fin des temps pour se regarder, sans jamais en être las! Et qu'ils dorment donc aux bras l'un de l'autre, puisqu'ils n'ont pas péché durant leur existence, et qu'ils ne se sont ainsi noués d'une étreinte que pour se coucher dans la terre!
Il ajouta, redevenant le prince romain, au sang d'orgueil, chaud encore des anciennes aventures de batailles et de passions:
—Deux Boccanera peuvent dormir ainsi, Rome entière les admirera et les pleurera... Laissez-les, laissez-les l'un à l'autre, ma sœur. Dieu les connaît et les attend.
Tous les assistants s'étaient agenouillés, le cardinal récita lui-même les prières des morts. La nuit venait, une ombre croissante envahissait la chambre, où bientôt deux flammes de cierge brillèrent comme deux étoiles.
Puis, sans savoir comment, Pierre se retrouva dans le petit jardin abandonné du palais, au bord du Tibre. Il devait y être descendu, étouffant de fatigue et de chagrin, ayant besoin d'air. Les ténèbres noyaient le coin charmant, l'antique sarcophage ou le mince filet d'eau tombant du masque tragique chantait sa grêle chanson de flûte; et le laurier qui l'ombrageait, les buis amers, les orangers des plates-bandes n'étaient plus que des masses indistinctes, sous le ciel d'un bleu noir. Ah! comme il était doux et gai le matin, ce délicieux jardin mélancolique! et comme les rires de Benedetta y avaient laissé un écho désolé, toute cette belle joie sonnante du bonheur prochain, qui maintenant gisait là-haut, dans le néant des choses et des êtres! Il eut le cœur serré si douloureusement, qu'il éclata en gros sanglots, assis à la place même où elle s'était assise, sur le fragment de colonne renversée, dans l'air qu'elle avait respiré et qui paraissait garder son odeur pure de femme adorable.
Tout d'un coup, une horloge au loin sonna six heures. Et Pierre eut un brusque sursaut, en se souvenant que c'était le soir même que le pape devait le recevoir, à neuf heures. Encore trois heures. Il n'y avait pas songé pendant l'effrayante catastrophe, il lui semblait que des mois et des mois s'étaient écoulés, cela revenait en lui comme un très ancien rendez-vous, auquel, après des années d'absence, on arrive vieilli, le cœur et le cerveau changés par des événements sans nombre. Et, péniblement, il reprenait pied. Dans trois heures, il irait au Vatican, il verrait enfin le pape.
XIV
Le soir, comme Pierre débouchait du Borgo devant le Vatican, l'horloge, dans le profond silence du quartier enténébré et sommeillant déjà, laissa tomber un grand coup sonore, la demie de huit heures. Il était en avance, il résolut d'attendre vingt minutes, de façon à n'être en haut, à la porte des appartements, qu'à neuf heures, l'heure exacte de l'audience.
Et ce répit lui fut un soulagement, dans l'émotion et dans la tristesse infinies qui lui étreignaient le cœur. Il arrivait les membres brisés, affreusement las de l'après-midi tragique qu'il venait de passer au fond de cette chambre de mort, où Dario et Benedetta dormaient maintenant leur éternel sommeil, aux bras l'un de l'autre. Il n'avait pu manger, il était hanté par l'image farouche et douloureuse des deux amants, si plein d'eux, que des soupirs involontaires s'échappaient de sa gorge, tandis que des pleurs sans cesse remontaient à ses yeux. Ah! qu'il aurait voulu pouvoir se cacher, pleurer à son aise, satisfaire ce besoin immense de larmes dont il étouffait! Et c'était un attendrissement qui gagnait toutes ses pensées, la mort pitoyable des deux amants s'ajoutait pour lui à la plainte qui sortait de son livre, le bouleversait d'une pitié plus grande, d'une véritable angoisse de charité pour tous les misérables et pour tous les souffrants de ce monde, si éperdu à cette évocation de tant de plaies physiques et morales, de ce Paris, de cette Rome où il avait vu tant d'injustes et monstrueuses souffrances, qu'il avait peur, à chaque pas, d'éclater en sanglots, les bras tendus vers le ciel noir.
Alors, lentement, pour se calmer un peu, il se promena sur la place Saint-Pierre. A cette heure de nuit, c'était une immensité de ténèbres et de solitude. Quand il était arrivé, il avait cru se perdre dans une mer d'ombre. Mais, peu à peu, ses yeux s'accoutumaient, le vaste espace n'était éclairé que par les quatre candélabres à sept becs, aux quatre coins de l'Obélisque, et que par les rares becs, à droite et à gauche, le long des bâtiments qui montent à la basilique. Sous le double portique de la colonnade, d'autres lanternes brûlaient d'une lueur jaune, parmi la colossale forêt des quatre rangées de piliers, dont elles découpaient bizarrement les fûts. Et, sur la place, il n'y avait de visible que l'Obélisque pâle, se dressant d'un air d'apparition. La façade de Saint-Pierre s'évoquait elle aussi, à peine distincte, comme en un rêve, et close, et morte, dans une extraordinaire grandeur de sommeil, d'immobilité et de silence. Il ne voyait pas le dôme, à peine une rondeur bleuâtre, géante, devinée sur le ciel. Sans les voir, il avait d'abord entendu le ruissellement des fontaines, quelque part, au fond de cette obscurité vague; puis, il finit par distinguer le fantôme mince et mouvant des jets continus qui retombaient en pluie. Et, au-dessus de l'immense place, le ciel immense s'étendait, sans lune, de velours bleu sombre, où les étoiles semblaient avoir une grosseur et un éclat d'escarboucles, le Chariot renversé sur la toiture du Vatican, avec ses roues d'or, son brancard d'or, Orion splendide, chamarré des trois astres d'or de son baudrier, là-bas sur Rome, du côté de la rue Giulia.
Pierre leva les yeux sur le Vatican. Mais il n'y avait là qu'un entassement de façades confuses, où ne luisaient que deux petites lueurs de lampe, à l'étage des appartements du pape. Seule, dans la cour Saint-Damase, éclairée intérieurement, la façade du fond et celle de gauche braisillaient, blanchies par les reflets de leurs grands vitrages de serre. Et toujours pas un bruit, pas un mouvement, pas même un déplacement de l'ombre. Deux personnes traversèrent l'immensité de la place, il en vint une troisième qui disparut à son tour; puis, il ne resta qu'une cadence de pas rythmés, très lointaine. C'était le désert absolu, ni promeneurs, ni passants, pas même l'ombre d'un rôdeur sous la colonnade, entre la forêt de piliers, aussi vide que les sauvages forêts centenaires des premiers âges. Et quel désert solennel, quel silence de hautaine désolation! Jamais il n'avait éprouvé une sensation de sommeil plus vaste ni plus noir, d'une souveraine noblesse de mort.
A neuf heures moins dix, Pierre se décida, se dirigea vers la porte de bronze. Un seul battant en était ouvert encore, au bout du portique de droite, dans un épaississement des ténèbres, qui la noyait de nuit. Il se souvenait des instructions précises que monsignor Nani lui avait données: demander à chaque porte monsieur Squadra, ne pas ajouter une parole; et chaque porte s'ouvrirait, il n'aurait qu'à se laisser conduire. Personne au monde maintenant ne le savait là, puisque Benedetta n'était plus. Quand il eut franchi la porte de bronze et qu'il se trouva devant le garde suisse immobile, qui gardait le seuil, d'un air ensommeillé, il dit simplement le mot convenu.
—Monsieur Squadra.
Et, le garde suisse n'ayant pas bougé, ne lui barrant pas le chemin, il passa, il tourna tout de suite à droite, dans le grand vestibule de la scala Pia, l'escalier de pierre à l'énorme cage carrée, qui monte à la cour Saint-Damase. Et pas une âme, rien que l'écho étouffé des pas, rien que la lueur dormante des becs de gaz, dont les globes dépolis blanchissaient mollement la clarté.
En haut, en traversant la cour, il se souvint de l'avoir déjà vue, des loges de Raphaël, avec son portique, sa fontaine, son pavé blanc, sous le brûlant soleil. Mais il n'y apercevait même plus les cinq ou six voitures qui attendaient, les chevaux figés, les cochers raidis sur leurs sièges. C'était une solitude, un vaste carré nu et pâle, d'un sommeil sépulcral, sous la lumière morne des lanternes, dont les réverbérations blanchissaient les hauts vitrages des trois façades. Et, un peu inquiet, gagné par le petit frisson du vide et du silence, il se hâta, il se dirigea, à droite, vers le perron, abrité d'une marquise, dont les quelques degrés mènent à l'escalier des appartements.
Là, debout, se tenait un gendarme superbe, en grand uniforme.
—Monsieur Squadra.
D'un simple geste, sans une parole, le gendarme montra l'escalier.
Pierre monta. C'était un escalier très large, à la rampe de marbre blanc, aux marches basses, aux murs enduits d'un suc jaunâtre. Dans les globes de verre dépoli, les becs de gaz semblaient avoir été baissés déjà, par une économie sage. Et, sous cette clarté de veilleuse, rien n'était d'une solennité plus triste que cette majestueuse nudité, si blême et si froide. A chaque palier, un garde suisse veillait encore, avec sa hallebarde; et, dans le lourd sommeil qui prenait le palais, on n'entendait plus que les pas réguliers de ces hommes, allant et venant toujours, sans doute pour ne pas succomber à l'engourdissement des choses.
Au travers de cette ombre envahissante, parmi le grand silence frissonnant, la montée paraissait interminable. Chaque étage se coupait en tronçons, encore un, encore un, encore un. Quand il arriva enfin au palier du deuxième étage, il s'imaginait qu'il montait depuis cent ans. Devant la porte vitrée de la salle Clémentine, dont le battant de droite était seul ouvert, un dernier garde suisse veillait.
Le garde s'effaça, laissa entrer le jeune prêtre.
Cette salle Clémentine, immense, semblait sans bornes à cette heure, dans la clarté crépusculaire des lampes. La décoration si riche, les sculptures, les peintures, les dorures, se noyait, n'était plus qu'une vague apparition fauve, des murs de rêve où dormaient des reflets de joyaux et de pierreries. Et, d'ailleurs, pas un meuble, le dallage sans fin, une solitude élargie, se perdant au fond des demi-ténèbres.
Enfin, à l'autre bout, près d'une porte, Pierre crut apercevoir des formes, le long d'un banc. C'étaient trois gardes suisses assis là, ensommeillés.
—Monsieur Squadra.
Lentement, un des gardes se leva, disparut. Et Pierre comprit qu'il devait attendre. Il n'osa bouger, troublé par le bruit de ses pas sur les dalles. Il se contenta de regarder autour de lui, en évoquant les foules qui avaient peuplé cette salle. Aujourd'hui encore, elle était la salle accessible à tous et que tous devaient traverser, simplement une salle des gardes, pleine toujours d'un tumulte de pas, d'allées et de venues sans nombre. Mais quelle mort pesante, dès que la nuit l'avait envahie, et comme elle était désespérée et lasse d'avoir vu défiler tant de choses et tant d'êtres!
Enfin, le garde revint, et derrière lui apparut, sur le seuil de la pièce voisine, un homme d'une quarantaine d'années, vêtu entièrement de noir, qui tenait du domestique de grande maison et du bedeau de cathédrale. Il avait un beau visage correct et rasé, avec un nez un peu fort, entre deux yeux larges, fixes et clairs.
—Monsieur Squadra, dit Pierre une dernière fois.
L'homme s'inclina, pour dire qu'il était monsieur Squadra. Puis, d'une nouvelle révérence, il invita le prêtre à le suivre. Et tous deux, l'un derrière l'autre, sans hâte aucune, s'engagèrent dans l'interminable enfilade des salles.
Pierre, au courant du cérémonial, et qui en avait causé plusieurs fois avec Narcisse, reconnut, au passage, les salles diverses, se rappela l'usage de chacune, les remplit des personnages qui avaient le droit de s'y tenir. Selon son rang, chaque dignitaire ne peut franchir une certaine porte; de sorte que les personnes qui doivent être reçues par le pape, passent ainsi de mains en mains, de celles des domestiques en celles des gardes-nobles, puis en celles des camériers d'honneur, puis en celles des camériers secrets, jusqu'au Saint-Père. Mais, dès huit heures, les salles se vident, de rares lampes brûlent seules sur les consoles, ce n'est plus qu'une suite de pièces désertes, à demi obscures, assoupies, au fond du néant auguste où tombe le palais entier.
Et, d'abord, ce fut la salle des domestiques, des bussolanti, de simples huissiers, vêtus de velours rouge, brodé aux armes du pape, qui ont la charge de mener les visiteurs jusqu'à la porte de l'antichambre d'honneur. A cette heure tardive, un seul était encore là, assis sur une banquette, en un tel coin d'ombre, que sa tunique de pourpre paraissait noire. Il leva la tête, laissa passer, dans ces ténèbres où s'éteignait toute la pompe éclatante du plein jour. Puis, on traversa la salle des gendarmes, où la règle était que les secrétaires des cardinaux et des hauts personnages attendissent le retour de leurs maîtres; et elle était complètement vide, pas un seul des beaux uniformes bleus, aux buffleteries blanches, pas une seule des fines soutanes, qui s'y mêlaient pendant les heures brillantes des réceptions. Vide également la salle suivante, plus petite, réservée à la garde palatine, cette milice recrutée parmi la bourgeoisie de Rome, qui portait la tunique noire, les épaulettes d'or, le shako surmonté d'un plumet rouge. On tourna à droite, dans une autre enfilade de salles, et vide encore la première où l'on entra, la salle des Tapisseries, une salle d'attente, superbe avec son haut plafond peint, ses Gobelins admirables, signés Audran, Jésus faisant des miracles et les Noces de Cana. Vide elle aussi la salle des gardes-nobles, avec ses escabeaux de bois, sa console à droite, que surmonte un grand crucifix, entre une paire de lampes, sa large porte du fond qui s'ouvre sur une autre petite pièce, une sorte d'alcôve contenant un autel, où le Saint-Père dit sa messe, isolé, pendant que les assistants restent à genoux sur les dalles de marbre de la salle voisine, toute resplendissante des uniformes ensoleillés des gardes-nobles. Et vide enfin l'antichambre d'honneur, la salle du trône, dans laquelle le pape reçoit en audience publique, jusqu'à deux et trois cents personnes à la fois. En face des fenêtres, sur une estrade basse, est le trône, un fauteuil doré, recouvert de velours rouge, sous un baldaquin de même velours. A côté se trouve le coussin, pour le baise-pied. Puis, c'est à droite et à gauche deux consoles face à face, l'une avec une pendule, l'autre avec un crucifix, entre de hauts candélabres à pied de bois doré, portant des bougies. La tenture de damas rouge, à larges palmes Louis XIV, monte jusqu'à la fastueuse frise qui encadre le plafond d'attributs et de figures allégoriques; et le magnifique et froid dallage de marbre n'est recouvert d'un tapis de Smyrne que devant le trône. Mais, les jours d'audience particulière, lorsque le pape se tenait dans la salle du petit trône ou même dans sa chambre, la salle du trône n'était plus que l'antichambre d'honneur, où toute la prélature attendait, les hauts dignitaires de l'Église mêlés aux ambassadeurs, aux grands personnages civils de tous rangs. Le service y était fait par les deux camériers d'honneur, l'un en habit violet, l'autre de cape et d'épée, qui y recevaient, des mains des bussolanti, les personnes admises au précieux honneur d'une audience, pour les conduire eux-mêmes à la porte de la pièce voisine, l'antichambre secrète, où ils les remettaient aux mains des camériers secrets. C'était la salle la plus luxueuse, la plus vivante, dans l'éclat des uniformes et des costumes, dans l'émotion qui grandissait, à mesure qu'on approchait du tabernacle habité par l'Élu et l'Unique, au travers de cette succession sans fin de salles, où le cœur battait de plus en plus fort, étreint jusqu'à l'étouffement par cette gradation savante, de splendeur moindre en splendeur sans cesse accrue. Et, à cette heure de nuit, toujours pas une âme, pas un geste, pas une voix, rien que le silence tombant des ténèbres du plafond sur le trône de velours rouge, rien qu'une lampe fumeuse qui charbonnait à l'angle d'une console, dans la salle vide et endormie.
Monsieur Squadra, qui ne s'était pas encore retourné, marchant d'un pas lent et muet, s'arrêta un instant à la porte de l'antichambre secrète, comme pour donner au visiteur le temps de se remettre un peu, avant d'affronter l'entrée du sanctuaire. Seuls les camériers secrets avaient le droit de vivre là, et seuls les cardinaux pouvaient y attendre que le pape daignât les recevoir. Pierre, en y pénétrant, lorsque monsieur Squadra se fut décidé à l'introduire, sentit bien, à son petit frisson d'homme nerveux, qu'il entrait dans l'au-delà redoutable, de l'autre côté de ce bas monde humain et raisonnant. Pendant le jour, un garde-noble de faction en gardait la porte; mais la porte, à cette heure, était libre, la pièce était vide comme les autres; et, pour la peupler, il y fallait évoquer les très nobles et très puissants personnages qui la garnissaient d'ordinaire, en grand habit de cérémonie. Elle s'étranglait un peu, en forme de couloir, avec ses deux fenêtres donnant sur le nouveau quartier des Prés du Château, tandis qu'une seule fenêtre s'ouvrait sur la place Saint-Pierre, au bout, près de la porte qui conduisait à la salle du petit trône. C'était là, entre cette porte et cette fenêtre, assis devant une table étroite, que se tenait d'habitude un secrétaire, absent en ce moment. Et toujours la même console dorée, avec le même crucifix, entre la même paire de lampes. Une grande horloge, dans une gaine d'ébène incrustée de cuivre, battait lourdement l'heure. La seule curiosité, sous le plafond à rosaces d'or, était la tenture, en damas rouge, semé d'écussons jaunes, les deux clefs et la tiare, alternant avec le lion, la griffe posée sur la boule du monde.
Mais monsieur Squadra venait de s'apercevoir que, contrairement à l'étiquette, Pierre tenait encore à la main son chapeau, qu'il aurait dû laisser dans la salle des bussolanti. Seuls les cardinaux ont le droit de garder la barrette. Il prit le chapeau d'un geste discret, le posa lui-même sur la console, pour bien indiquer qu'il devait rester au moins là. Puis, sans un mot toujours, d'une simple révérence, il fit comprendre qu'il allait annoncer le visiteur à Sa Sainteté, et que celui-ci voulût bien attendre un instant dans cette pièce.
Demeuré seul, Pierre respira profondément. Il étouffait, son cœur battait à se rompre. Pourtant sa raison restait claire, il avait très bien jugé dans les demi-ténèbres ces fameux, ces magnifiques appartements du pape, une suite de salons splendides, avec des murs ornés de tapisseries, tendus de soie, des frises dorées et peintes, des plafonds déroulant des fresques. Mais, comme meubles, rien que des consoles, des escabeaux et des trônes; et les lampes, les pendules, les crucifix, même les trônes, rien que des cadeaux, apportés des quatre coins du monde, aux jours de ferveur des grands jubilés. Pas le moindre confortable, tout cela fastueux, raide, froid et pas commode. L'ancienne Italie était là, avec son continuel gala et son manque de vie intime et tiède. On avait dû jeter quelques tapis sur les admirables dallages de marbre, où les pieds se glaçaient. On avait fini par installer récemment des calorifères, qu'on n'osait d'ailleurs allumer, de peur d'enrhumer le pape. Et ce qui avait frappé Pierre davantage encore, ce qui le pénétrait jusqu'aux os, maintenant qu'il était là, debout, à attendre, c'était ce silence extraordinaire, un silence tel, qu'il n'en avait jamais entendu de plus profond, comme si, autour de lui, tout le néant noir du Vatican colossal, tombé au sommeil, fût monté à cet étage, dans cette enfilade de salles désertes, somptueuses et mortes, où brûlaient les petites flammes immobiles des lampes.
Neuf heures sonnèrent à l'horloge d'ébène, et il s'étonna. Comment! dix minutes seulement s'étaient écoulées, depuis qu'il avait franchi la porte de bronze? Il aurait cru qu'il marchait depuis des jours et des jours. Alors, il voulut combattre cette oppression nerveuse qui l'étranglait, car jamais il n'était sûr de lui-même, il craignait toujours de voir son calme, sa raison sombrer dans une crise de larmes. Il marcha, passa devant l'horloge, donna un coup d'œil au crucifix de la console, regarda le globe de la lampe, où les doigts gras d'un domestique avaient laissé leur empreinte. Elle éclairait d'une lueur si jaune et si faible, qu'il eut envie de la remonter; mais il n'osa pas. Puis, il se trouva debout, le front contre une vitre, devant la fenêtre qui donnait sur la place Saint-Pierre. Et il eut une minute de saisissement, Rome immense s'étendait, dans l'entre-bâillement des persiennes mal fermées, Rome telle qu'il l'avait déjà vue des loges de Raphaël, telle qu'il l'avait reconstruite, le jour où, du petit restaurant de la place, il s'était imaginé voir Léon XIII à la fenêtre de sa chambre. Seulement, c'était la Rome de nuit, la Rome élargie encore au fond des ténèbres, sans bornes comme le ciel étoilé. Dans cette mer illimitée, aux vagues noires, on ne reconnaissait sûrement que les grandes voies, changées en voies lactées par les blancheurs vives de l'éclairage électrique: le cours Victor-Emmanuel, puis la rue Nationale, ensuite le Corso qui les coupait à angle droit, coupé lui-même par la rue du Triton, que continuait la rue San Nicolà da Tolentino, laquelle était reliée à la Gare par la lointaine lueur de la place des Thermes. De l'autre côté du cours Victor-Emmanuel et de la rue Nationale, vers la Rome antique, quelques places, quelques bouts d'avenue flamboyaient encore; mais l'ombre déjà submergeait tout. Pour le reste, ce n'était plus qu'un pullulement de petites clartés jaunes, les miettes d'un ciel à demi éteint, balayé sur la terre. De rares constellations, des étoiles brillantes traçant de mystérieuses et nobles figures, tâchaient vainement de lutter et de se dégager. Elles étaient noyées, effacées dans le chaos confus de cette poussière d'un vieil astre, qui se serait brisé là, y laissant sa gloire, réduite désormais à n'être qu'une sorte de sable phosphorescent. Et quelle immensité noire, ainsi poudrée de lumière, quelle masse énorme d'obscurité et d'inconnu, dans laquelle semblaient avoir sombré les vingt-sept siècles de la Ville éternelle, ses ruines, ses monuments, son peuple, son histoire, jusqu'à ne plus pouvoir dire où elle commençait ni où elle finissait, peut-être élargie jusqu'au bord illimité de l'ombre, tenant toute la nuit, peut-être si diminuée, si disparue, que le soleil à son retour n'en éclairerait que le peu de cendre!
Mais l'angoisse nerveuse de Pierre, malgré son effort pour la calmer, augmentait de seconde en seconde, même devant cet océan de ténèbres, d'une souveraine paix. Il s'écarta de la fenêtre, il tressaillit de tout son être en entendant un léger bruit de pas et en croyant qu'on venait le chercher. Le bruit sortait de la salle voisine, la salle du petit trône, dont il s'aperçut alors que la porte était restée entr'ouverte. N'entendant plus rien, il se hasarda, dans sa fièvre d'impatience, il allongea la tête, pour voir. C'était encore une salle tendue de damas rouge, assez vaste, avec un fauteuil doré, recouvert de velours rouge, sous un baldaquin de même velours; et l'on y trouvait l'inévitable console, le haut crucifix d'ivoire, la pendule, la paire de lampes, les candélabres, deux grands vases sur des socles, deux autres de moyenne taille, sortis de la manufacture de Sèvres, ornés d'un portrait du Saint-Père. Pourtant, on sentait là plus de confortable, le tapis de Smyrne recouvrait le dallage entier, quelques fauteuils s'alignaient contre les murs, une fausse cheminée, drapée d'étoffe, servait de pendant à la console. Le pape, dont la chambre ouvrait sur cette salle, y recevait d'habitude les personnages qu'il voulait honorer. Et le frisson de Pierre augmentait, à l'idée qu'il n'avait plus qu'une pièce à traverser, que si près de lui, derrière cette simple porte de bois, était Léon XIII. Pourquoi le faisait-on attendre? Se préparait-on à le recevoir dans cette pièce, pour ne pas l'admettre dans une intimité trop étroite? On lui avait conté des visites mystérieuses, reçues à pareille heure, des personnages inconnus introduits de même façon, silencieusement, de grands personnages dont on murmurait les noms très bas. Lui, ce devait être qu'on le jugeait compromettant, qu'on désirait causer à l'aise, sans paraître s'engager en rien, à l'insu de l'entourage. Puis, brusquement, il s'expliqua la cause du bruit qu'il avait entendu, en apercevant, sur la console, près de la lampe, une petite caisse de bois, une sorte de profond plateau à anses, où se trouvait la desserte d'un souper, la vaisselle, le couvert, la bouteille et le verre. Il comprit que monsieur Squadra, ayant remarqué cette desserte dans la chambre, venait de l'apporter là, puis qu'il devait être rentré faire un bout de ménage. Il savait la grande frugalité du pape, ses repas pris sur un étroit guéridon, le tout apporté à la fois dans cette petite caisse, une viande, un légume, deux doigts de bordeaux par ordonnance du médecin, du bouillon surtout, des tasses de bouillon qu'il aimait à offrir aux vieux cardinaux, ses favoris, comme on offre du thé, tout un régal réparateur de vieux garçons. L'ordinaire de Léon XIII était fixé à huit francs par jour. O débauches d'Alexandre VI, ô festins et galas de Jules II et de Léon X! Mais il y eut un nouveau petit bruit, venu de la chambre, qu'il ne put s'expliquer, et il fut terrifié de son indiscrétion, il se hâta de retirer sa tête, en croyant voir toute la salle rouge du petit trône flamber d'un brusque incendie, dans la paix morte où elle dormait.
Alors, il préféra marcher à pas étouffés, trop frémissant pour rester immobile. Ce monsieur Squadra, il se souvenait maintenant d'en avoir entendu parler par Narcisse: tout un gros personnage, l'homme le plus important, le plus influent, le valet de chambre bien-aimé de Sa Sainteté, qui seul pouvait la décider, les jours de réception, à mettre une soutane blanche propre, si celle qu'elle portait se trouvait par trop salie de tabac. Sa Sainteté s'obstinait également à s'enfermer chaque nuit toute seule dans sa chambre, sans vouloir que personne couchât près d'elle, par indépendance, on disait aussi par inquiétude d'avare, qui entend dormir seul avec son trésor; ce qui causait de continuelles inquiétudes, car il n'était guère raisonnable qu'un vieillard de cet âge se barricadât de la sorte; et monsieur Squadra couchait seulement dans une pièce voisine, mais l'oreille aux aguets, toujours prêt à répondre au plus léger appel. C'était lui encore qui intervenait avec respect, lorsque Sa Sainteté veillait trop tard, travaillait trop. Sur ce point pourtant, elle entendait difficilement raison, se relevait durant les heures d'insomnie, l'envoyait réveiller un secrétaire, pour dicter des notes, jeter sur le papier un projet d'encyclique. Quand la rédaction d'une encyclique la passionnait, elle y aurait passé les jours et les nuits, de même que jadis, quand elle se piquait de belle versification latine, l'aube la surprenait parfois en train de polir une strophe. Elle dormait fort peu, en proie à un continuel travail, d'une activité cérébrale extraordinaire, toujours hantée par la réalisation de quelque volonté ancienne. La mémoire seule avait un peu faibli, dans les derniers temps. Et peut-être bien que monsieur Squadra venait de trouver Sa Sainteté plus souffrante, à la suite d'un excès de travail, puisque, la veille encore, on la disait si malade, et que le plus souvent, d'ailleurs, elle dédaignait de se soigner.
Tandis qu'il continuait à marcher doucement, Pierre était ainsi envahi peu à peu par cette haute et souveraine figure. Des détails infimes de la vie quotidienne, il montait à la vie intellectuelle, à ce rôle d'un grand pape que Léon XIII entendait certainement jouer. Il avait vu, à Saint-Paul hors les murs, se dérouler la frise interminable où sont représentés les portraits des deux cent soixante-deux papes; et il se demandait, dans cette longue suite de médiocres, de saints, de criminels et de génies, quel était le pape auquel Léon XIII aurait voulu ressembler. Était-ce un des premiers papes, si humbles, un de ceux qui se sont succédé pendant les trois premiers siècles de vie cachée, simples chefs d'associations funéraires, pasteurs fraternels de la communauté chrétienne? Était-ce le pape Damase, le premier grand bâtisseur, le cerveau lettré qui se plut aux choses de l'esprit, le croyant de foi vive qui ouvrit les catacombes à la piété des fidèles? Était-ce Léon III, dont la main hardie, en sacrant Charlemagne, acheva la rupture avec l'Orient que le grand schisme avait déjà séparé, porta l'empire à l'Occident par l'unique et toute-puissante volonté de Dieu et de son Église, qui dès lors disposa des couronnes? Était-ce le terrible Grégoire VII, le purificateur du temple, le souverain des rois, était-ce Innocent III, était-ce Boniface VIII, les maîtres des âmes, des peuples et des trônes, armés de l'excommunication farouche, régnant sur le moyen âge épouvanté, dans une telle domination, que jamais le catholicisme ne devait réaliser d'aussi près son rêve? Était-ce Urbain II, était-ce Grégoire IX, ou un autre des papes dans le cœur desquels flamba la passion rouge des croisades, le besoin d'aventures saintes qui souleva les foules, qui les jeta à la conquête de l'inconnu et du divin? Était-ce Alexandre III défendant la papauté contre l'empire, luttant jusqu'au bout pour ne rien céder de l'autorité suprême qu'il tenait de Dieu, finissant par vaincre, en posant son pied triomphal sur la tête de Frédéric Barberousse? Était-ce, longtemps après les tristesses d'Avignon, Jules II qui porta la cuirasse et qui raffermit la puissance politique du Saint-Siège? Était-ce Léon X, le fastueux, le glorieux patron de la Renaissance, de tout un grand siècle d'art, mais l'esprit court et imprévoyant qui traitait Luther de simple moine révolté? Était-ce Pie V, la réaction noire et vengeresse, la flamme des bûchers châtiant la terre redevenue païenne, était-ce quelque autre des papes qui régnèrent après le concile de Trente, d'une foi absolue, la croyance rétablie dans son intégrité, l'Église sauvée par son orgueil, son intransigeance, son entêtement au respect total des dogmes? Était-ce, au déclin de la papauté, lorsqu'elle n'avait plus été qu'une maîtresse de cérémonie, réglant le gala des grandes monarchies de l'Europe, était-ce Benoît XIV, la vaste intelligence, le profond théologien, qui, les mains liées, ne pouvant plus disposer des royaumes de ce monde, avait passé sa belle vie à réglementer les choses du ciel? Et l'histoire de cette papauté se déroulait ainsi, la plus prodigieuse des histoires, toutes les fortunes, les plus basses, les plus misérables, comme les plus hautes, les plus éclatantes, une obstinée volonté de vivre qui l'avait fait vivre quand même, au travers des incendies, des massacres et des écroulements de peuples, toujours militante et debout dans la personne de ses papes, la plus extraordinaire lignée de souverains absolus, conquérants et dominateurs, tous maîtres du monde, même les chétifs et les humbles, tous glorieux de l'impérissable gloire du ciel, lorsqu'on les évoquait de la sorte, dans ce Vatican séculaire, où leurs ombres sûrement se réveillaient la nuit, venaient rôder par les galeries sans fin, par les salles immenses, au fond de ce silence anéanti de tombe, dont le frisson devait être fait du léger frôlement de leurs pas sur les dalles de marbre.
Mais Pierre, maintenant, se disait qu'il le connaissait bien, le grand pape que Léon XIII voulait être. C'était, tout au début de la puissance catholique, Grégoire le Grand, le conquérant et l'organisateur. Celui-là était d'antique souche romaine, un peu du vieux sang impérial battait dans son cœur. Il administra Rome sauvée des Barbares, il fit cultiver les domaines ecclésiastiques, il partagea les biens de la terre, un tiers aux pauvres, un tiers au clergé, un tiers à l'Église. Puis, le premier, il créa la Propagande, envoya ses prêtres civiliser et pacifier les nations, poussa la conquête jusqu'à soumettre la Grande-Bretagne à la divine loi du Christ. Et c'était aussi, après un intervalle énorme de siècles, Sixte-Quint, le pape financier et politique, le fils de jardinier qui se révéla, sous la tiare, comme un des cerveaux les plus vastes et les plus souples d'une époque fertile en beaux diplomates. Il thésaurisait, il se montrait d'une avarice rude, pour gouverner en monarque qui a toujours, dans ses coffres, l'or nécessaire à la guerre et à la paix. Il passait des années en négociations avec les rois, il ne désespérait jamais du triomphe. Jamais non plus il ne contrecarrait son temps, il l'acceptait tel qu'il était, puis tâchait de le modifier au gré des intérêts du Saint-Siège, conciliant pour tout et avec tous, rêvant déjà un équilibre européen, dont il comptait devenir le centre et le maître. Avec cela, un très saint pape, un mystique fervent, mais un pape, l'esprit le plus absolu et le plus souverain, doublé d'un politique décidé aux actes pour assurer sur cette terre la royauté de Dieu.
Et, d'ailleurs, Pierre, dans l'enthousiasme qui, malgré sa volonté de calme, remontait en lui, balayait en lui toutes les prudences et tous les doutes, Pierre se demandait pourquoi interroger ainsi le passé. Est-ce que le seul Léon XIII n'était pas celui de son livre, le grand pape dont il avait eu la révélation, qu'il avait peint selon son cœur, tel que les âmes le voulaient et l'attendaient? Ce n'était point sans doute un portrait d'étroite ressemblance, mais il fallait bien que les grandes lignes en fussent vraies, pour que l'humanité ne désespérât pas de son salut. Et des pages nombreuses de son livre s'évoquèrent, flambèrent devant ses yeux, il revit son Léon XIII, le politique sage, le conciliateur, travaillant à l'unité de l'Église, voulant la rendre forte et invincible, au jour prochain de la lutte inévitable. Il le revit dégagé des soucis du pouvoir temporel, grandi, épuré, éclatant de splendeur morale, seule autorité debout, au-dessus des nations, ayant compris le mortel danger qu'il y avait à laisser la solution socialiste entre les mains des ennemis du christianisme, résolu dès lors à intervenir dans la querelle contemporaine, comme Jésus autrefois, pour la défense des pauvres et des humbles. Il le revit se mettre du côté des démocraties, accepter la république en France, laisser à l'exil les rois chassés de leurs trônes, réaliser la prédiction qui promettait à Rome de nouveau l'empire du monde, lorsque la papauté, ayant unifié la croyance, marcherait à la tête du peuple. Les temps s'accomplissaient, César était abattu, le pape demeurait seul, et le peuple, le grand muet, que les deux pouvoirs s'étaient disputé si longtemps, n'allait-il pas se donner au Père, puisqu'il le savait maintenant juste et charitable, le cœur embrasé, la main tendue, accueillant les travailleurs sans pain et les mendiants des routes? Dans l'effroyable catastrophe qui menaçait les sociétés pourries, dans l'affreuse misère qui ravageait les villes, il n'y avait pas d'autre solution possible. Léon XIII le prédestiné, le rédempteur nécessaire, le pasteur envoyé pour sauver ses ouailles du prochain désastre, en rétablissant la communauté chrétienne, l'âge d'or oublié du christianisme primitif! La justice régnant enfin, la vérité resplendissant comme le soleil, tous les hommes réconciliés, plus qu'un peuple vivant dans la paix, n'obéissant qu'à la loi égalitaire du travail, sous le haut patronage du pape, unique lien de charité et d'amour!
Alors, Pierre fut comme soulevé par une flamme, porté, poussé en avant. Enfin, enfin, il allait le voir, vider son cœur, ouvrir son âme! Il y avait tant de jours qu'il souhaitait cette minute passionnément, qu'il luttait de tout son courage pour l'obtenir! Et il se rappelait les obstacles sans cesse renaissants dont on avait voulu l'entraver, depuis son arrivée à Rome; et cette longue lutte, ce succès final inespéré, redoublaient sa fièvre, exaspéraient son désir de victoire. Oui, oui! il vaincrait, il confondrait les adversaires de son livre. Ainsi qu'il l'avait dit à monsignor Fornaro, est-ce que le Saint-Père pouvait le désavouer? est-ce que lui, simplement, n'avait pas exprimé ses idées secrètes, trop tôt peut-être, faute pardonnable? Et il se souvenait aussi de sa déclaration à monsignor Nani, le jour où il avait juré que jamais il ne supprimerait lui-même son livre, car il ne regrettait rien, il ne désavouait rien. A cette minute encore, il s'interrogeait, il croyait se retrouver avec toute sa vaillance, toute sa volonté de se défendre, de faire triompher sa foi, dans la violente excitation nerveuse où l'attente le jetait, après sa course sans fin au travers de ce Vatican énorme, qu'il sentait à son entour si muet et si noir. Cependant, il se troublait de plus en plus, il en venait à chercher ses idées, il se demandait comment il entrerait, ce qu'il dirait, et en quels termes. Des choses confuses et lourdes devaient s'être amassées en lui, car leur pesanteur était pour beaucoup dans son étouffement, sans qu'il voulût s'en rendre compte. Tout au fond, il était brisé, las déjà, n'ayant plus d'autre ressort que l'envolée de son rêve, son cri de pitié devant l'abominable misère. Oui, oui! il entrerait vite, il tomberait à genoux, il parlerait comme il pourrait, laissant son cœur déborder. Et sûrement le Saint-Père sourirait, le renverrait en disant qu'il ne signerait pas la condamnation d'une œuvre, où il venait de se revoir tout entier, avec ses pensées les plus chères.
Pierre eut une telle défaillance, qu'il marcha de nouveau jusqu'à la fenêtre, pour appuyer son front brûlant contre une vitre glacée. Ses oreilles bourdonnaient, ses jambes fléchissaient, tandis que le sang, à grands coups, battait dans son crâne. Et il s'efforçait de ne plus penser à rien, il regardait Rome noyée d'ombre, en lui demandant un peu du sommeil où elle s'anéantissait. Il voulut se distraire de sa hantise, il essaya de reconnaître des rues, des monuments, à la seule façon dont se groupaient les lumières. Mais c'était la mer sans bornes, ses idées se brouillaient, s'en allaient à la dérive, au fond de ce gouffre de ténèbres semé de clartés menteuses. Ah! pour se calmer, pour ne plus penser enfin, la nuit, la nuit totale et réparatrice, la nuit où l'on dort à jamais, guéri de la misère et de la souffrance! Brusquement, il eut la nette sensation que quelqu'un était debout derrière lui, immobile, et il se retourna, avec un léger sursaut.
Debout en effet, dans sa livrée noire, monsieur Squadra attendait. Il eut simplement une de ses révérences, pour inviter le visiteur à le suivre. Puis, il se remit à marcher le premier, traversa la salle du petit trône, ouvrit lentement la porte de la chambre. Et il s'effaça, laissa entrer, referma la porte, sans un bruit.
Pierre était dans la chambre de Sa Sainteté. Il avait craint une de ces émotions foudroyantes qui affolent ou paralysent, on lui avait conté que des femmes arrivaient mourantes, pâmées, l'air ivre, ou bien se précipitaient, comme soulevées, dansantes, apportées par le vol d'ailes invisibles. Et, brusquement, l'angoisse de son attente, sa fièvre accrue de tout à l'heure aboutissait à une sorte de saisissement, à une réaction qui le faisait très calme, les yeux clairs, voyant tout. En entrant, l'importance décisive d'une telle audience lui était nettement apparue, lui simple petit prêtre devant le suprême pontife, chef de l'Église, maître souverain des âmes. Toute sa vie religieuse et morale allait en dépendre, et c'était peut-être cette pensée soudaine qui le glaçait ainsi, au seuil du sanctuaire redoutable, vers lequel il venait de marcher d'un pas si frémissant, dans lequel il n'aurait cru pénétrer que le cœur éperdu, les sens abolis, ne trouvant plus à balbutier que ses prières de petit enfant.
Plus tard, quand il voulut classer ses souvenirs, il se rappela qu'il avait vu Léon XIII d'abord, mais dans le cadre où il était, dans cette grande chambre, tendue de damas jaune, à l'alcôve immense, si profonde, que le lit y disparaissait, ainsi que tout un petit mobilier, une chaise longue, une armoire, des malles, les fameuses malles où se trouvait, disait-on, sous de triples serrures, le trésor du Denier de Saint-Pierre. Un meuble Louis XIV, une sorte de bureau à cuivres ciselés, faisait face à une grande console Louis XV, dorée et peinte, sur laquelle, près d'un haut crucifix, brûlait une lampe. La chambre était nue, rien autre que trois fauteuils et quatre ou cinq chaises recouvertes de soie claire, pour emplir le vaste espace que recouvrait un tapis, déjà fort usé. Et Léon XIII était là, sur un des fauteuils, assis à côté d'une petite table volante, où l'on avait posé une seconde lampe garnie d'un abat-jour. Trois journaux y traînaient, deux français, un italien, celui-ci à demi déplié, comme si le pape venait de le quitter à l'instant, pour tourner, à l'aide d'une longue cuiller de vermeil, un verre de sirop, placé près de lui.
Comme il avait vu la chambre, Pierre vit le costume, la soutane de drap blanc à boutons blancs, la calotte blanche, la pèlerine blanche, la ceinture blanche, frangée d'or, les bouts brodés des clefs d'or. Les bas étaient blancs, les mules étaient de velours rouge, également brodées des clefs d'or. Et ce qui le surprit, ce fut le visage, le personnage tout entier, qui lui paraissait diminué, qu'il reconnaissait à peine. C'était la quatrième rencontre. Il l'avait vu par un beau soir, dans les délices des jardins, souriant et familier, écoutant les commérages d'un prélat favori, tandis qu'il s'avançait de son petit pas de vieillard, un sautillement d'oiseau blessé. Il l'avait vu dans la salle des Béatifications, en pape bien-aimé et attendri, les joues rosées de contentement, pendant que les femmes lui offraient des bourses, des calottes blanches pleines d'or, arrachaient leurs bijoux pour les jeter à ses pieds, se seraient arraché le cœur pour le jeter de même. Il l'avait vu à Saint-Pierre, porté sur le pavois, pontifiant, dans toute sa gloire de Dieu visible que la chrétienté adorait, telle qu'une idole enfermée en sa gaine d'or et de pierreries, la face figée, d'une immobilité hiératique et souveraine. Et il le revoyait, là, sur ce fauteuil, dans l'intimité étroite, l'air aminci, si frêle, qu'il en éprouvait une sorte d'inquiétude, mêlée d'attendrissement. Le cou surtout était extraordinaire, le fil invraisemblable, le cou d'un petit oiseau très vieux et très blanc. D'une pâleur d'albâtre, la face avait une transparence caractéristique, on apercevait la clarté de la lampe à travers le grand nez dominateur, comme si le sang se fût totalement retiré. La bouche immense, aux lèvres de neige, coupait d'une ligne mince le bas de la physionomie, et les yeux seuls étaient restés beaux et jeunes, des yeux admirables, d'un noir luisant de diamants noirs, d'un éclat, d'une force qui ouvraient les âmes, les forçaient de confesser la vérité à voix haute. Les rares cheveux sortaient de la calotte blanche en légères boucles blanches, couronnant de blanc la maigre figure blanche, dont la laideur s'épurait dans tout ce blanc, cette blancheur toute âme où la chair semblait se fondre en une candide floraison de lis.
Mais, au premier coup d'œil, Pierre avait constaté que, si monsieur Squadra l'avait fait attendre, ce n'était pas pour obliger le Saint-Père à passer une soutane propre, car celle qu'il portait se trouvait fortement tachée de tabac, des salissures brunes qui avaient coulé le long des boutons; et, bourgeoisement, le Saint-Père avait un mouchoir sur les genoux, pour s'essuyer. Du reste, il paraissait bien portant, remis de son indisposition de la veille, comme il se remettait d'ordinaire, avec facilité, en vieillard très sobre et très sage, qui n'avait aucune maladie organique et qui s'en allait simplement un peu chaque jour, d'épuisement naturel, ainsi qu'un flambeau qui, à force de donner sa flamme, finit un soir par s'éteindre.
Dès la porte, Pierre avait senti les deux yeux étincelants, les deux yeux de diamants noirs se fixer sur lui. Le silence était énorme, les lampes brûlaient d'une flamme immobile et pâle, dans cet immense calme du Vatican endormi, sans qu'on sentît autre chose, au loin, que l'antique Rome sombrée sous l'amas des ténèbres, comme un lac d'encre où se reflétaient les étoiles. Il dut s'approcher, il fit les trois génuflexions, il se pencha pour baiser la mule de velours rouge, posée sur un coussin. Et il n'y eut pas une parole, pas un geste, pas un mouvement. Et, lorsqu'il se redressa, il retrouva les deux diamants noirs, les deux yeux de flamme et d'intelligence qui le regardaient toujours.
Enfin, Léon XIII, qui n'avait pas voulu lui épargner l'humilité du baisement de pied, et qui maintenant le laissait debout, parla le premier, sans cesser de l'examiner, lui fouillant l'âme, au plus profond de son être.
—Mon fils, vous avez vivement désiré me voir, et j'ai consenti à vous donner cette satisfaction.
Il parlait en français, un français un peu incertain, qu'il prononçait à l'italienne, si lentement, qu'on aurait pu écrire les phrases, comme sous une dictée. La voix était forte, nasale, une de ces voix grosses et grondantes qu'on est surpris d'entendre sortir de certains corps débiles, qui paraissent exsangues et sans souffle.
Pierre s'était contenté de s'incliner de nouveau, en signe de profond remerciement, sachant que, pour parler, le respect voulait qu'on attendît d'être questionné d'une façon directe.
—Oui, Saint-Père.
—Vous êtes attaché à une des grandes paroisses de la ville?
—Non, Saint-Père, je ne suis desservant qu'à la petite église de Neuilly.
—Ah! oui, oui, je sais, c'est du côté du Bois de Boulogne, n'est-ce pas?... Et quel est votre âge, mon fils?
—Trente-quatre ans, Saint-Père.
Il y eut un court silence. Léon XIII avait fini par baisser les yeux. Il reprit, de sa frêle main d'ivoire, le verre de sirop, le tourna avec la longue cuiller, but une gorgée. Et cela doucement, d'un air prudent et raisonné, comme tout ce qu'il devait penser et faire.
—J'ai lu votre livre, mon fils, oui! en grande partie. D'habitude, on ne me soumet que des fragments. Mais quel qu'un qui s'intéresse à vous m'a remis directement le volume, en me suppliant de le parcourir. C'est ainsi que j'ai pu en prendre connaissance.
Et il eut un petit geste, dans lequel Pierre crut voir une protestation contre l'isolement où le tenait son entourage, cet exécrable entourage qui faisait bonne garde pour que rien d'inquiétant n'entrât du dehors, selon le mot de monsignor Nani lui-même.
—Je remercie Votre Sainteté du très grand honneur qu'elle a daigné me faire, se permit alors de dire le prêtre. Il ne pouvait pas m'arriver de bonheur plus haut ni plus ardemment souhaité.
Il était si heureux! Il s'imagina que sa cause était gagnée, en voyant le pape très calme, sans colère, lui parler de son livre sur ce ton, en homme qui le connaissait à fond maintenant.
—N'est-ce pas? mon fils, vous êtes en relations avec monsieur le vicomte Philibert de la Choue. J'ai d'abord été frappé de la ressemblance de certaines de vos idées avec celles de ce très dévoué serviteur, qui nous a donné d'autre part des preuves précieuses de son bon esprit.
—En effet, Saint-Père, monsieur de la Choue veut bien m'aimer un peu. Nous avons longuement causé, il n'y a rien d'étonnant à ce que j'aie reproduit plusieurs de ses pensées les plus chères.
—Sans doute, sans doute. Ainsi, cette question des corporations, il s'en occupe beaucoup, un peu trop même. Lors de son dernier voyage, il m'en a entretenu avec une rare insistance. De même que, ces temps derniers, un autre de vos compatriotes, l'homme le meilleur et le plus éminent, monsieur le baron de Fouras, qui nous a amené ce si beau pèlerinage du Denier de Saint-Pierre, n'a pas eu de cesse que je ne le reçoive, pour m'en parler lui aussi pendant près d'une heure. Seulement, il faut dire qu'ils ne s'entendent guère ensemble, car l'un me supplie de faire ce que l'autre ne veut pas que je fasse.
Dès le début, la conversation bifurquait. Pierre sentit qu'elle déviait de son livre, mais il se rappela la promesse formelle qu'il avait faite au vicomte, s'il voyait le pape et si l'occasion se présentait, de tenter un effort afin d'obtenir une parole décisive, au sujet de la fameuse question de savoir si les corporations devaient être libres ou obligatoires, ouvertes ou fermées. Depuis qu'il était à Rome, il avait reçu lettre sur lettre du malheureux vicomte, cloué à Paris par la goutte, pendant que son rival, le baron, profitait de l'admirable occasion du pèlerinage, dont il était le chef, pour tâcher d'arracher au pape le simple mot approbatif, qu'il aurait rapporté triomphalement. Et le prêtre tint à remplir sa promesse avec conscience.
—Votre Sainteté sait mieux que nous tous où est la sagesse. Monsieur de Fouras croit que le salut, la solution de la question ouvrière, se trouve simplement dans le rétablissement des anciennes corporations libres, tandis que monsieur de la Choue les veut obligatoires, protégées par l'État, soumises à des règles nouvelles. Et, certainement, cette dernière conception est davantage avec les idées sociales d'aujourd'hui... Si Votre Sainteté daignait se prononcer dans ce sens, le jeune parti catholique, en France, saurait en tirer sûrement le plus beau résultat, tout un mouvement ouvrier à la gloire de l'Église.
Léon XIII répondit de son air tranquille:
—Mais je ne peux pas. On me demande toujours de France des choses que je ne peux pas, que je ne veux pas faire. Ce que je vous permets de dire de ma part à monsieur de la Choue, c'est que, si je ne puis le contenter, je n'ai pas contenté davantage monsieur de Fouras. Il n'a également emporté de moi que l'expression de ma bienveillance à l'égard de vos chers ouvriers français, qui peuvent tant pour le rétablissement de la foi. Comprenez donc, chez vous, qu'il est des questions de détail, de simple organisation en somme, dans lesquelles il m'est impossible de descendre, sous peine de leur donner une importance qu'elles n'ont pas, et de mécontenter violemment les uns, si je faisais trop de plaisir aux autres.
Il eut un pâle sourire où tout le politique conciliant et avisé apparut, bien résolu à ne pas laisser compromettre son infaillibilité dans des aventures inutiles. Et il but une nouvelle gorgée de sirop, il s'essuya avec son mouchoir, en souverain dont la journée d'apparat était finie, qui prenait ses aises, qui avait choisi cette heure de solitude et de silence pour causer sans hâte, aussi longuement qu'il en aurait le désir.
Pierre tâcha de le ramener à son livre.
—Monsieur le vicomte Philibert de la Choue a été si affectueux pour moi, il attend avec tant d'émotion le sort réservé à mon livre, comme si cette œuvre était sienne! C'est pourquoi j'aurais été bien heureux de lui rapporter une bonne parole de Votre Sainteté.
Mais le pape continuait à s'essuyer, sans répondre.
—Je l'ai connu chez Son Éminence le cardinal Bergerot, un autre grand cœur, dont l'ardente charité devrait suffire à refaire une France croyante.
Cette fois, l'effet fut immédiat.
—Ah! oui, monsieur le cardinal Bergerot. J'ai lu sa lettre en tête de votre livre. Il a été bien mal inspiré, en vous l'écrivant, et vous, mon fils, bien coupable, le jour où vous l'avez publiée... Je ne puis croire encore que monsieur le cardinal Bergerot avait lu certaines de vos pages, quand il vous a envoyé son approbation pleine et entière. J'aime mieux l'accuser d'ignorance et d'étourderie. Comment aurait-il approuvé vos attaques contre le dogme, vos théories révolutionnaires qui tendent à la destruction totale de notre sainte religion? S'il vous a lu, il n'a d'autre excuse qu'une aberration brusque, inexplicable, impardonnable... Il est vrai qu'il règne un si mauvais esprit dans une partie du clergé français. Ce sont les idées gallicanes qui repoussent sans cesse comme les herbes mauvaises, tout un libéralisme frondeur, en révolte contre notre autorité, en continuel appétit de libre examen et d'aventures sentimentales.
Il s'animait, des mots d'italien se mêlaient à son français hésitant, sa grosse voix nasale sortait de son frêle corps de cire et de neige avec des sonorités de cuivre.
—Que monsieur le cardinal Bergerot le sache bien, nous le briserons, le jour où nous ne verrons plus en lui qu'un fils révolté. Il doit l'exemple de l'obéissance, nous lui ferons part de notre mécontentement, nous espérons qu'il se soumettra. Sans doute, l'humilité, la charité sont de grandes vertus, et nous nous sommes plu toujours à les honorer en lui. Mais il ne faut pas qu'elles soient le refuge d'un cœur de rebelle, car elles ne sont rien, si l'obéissance ne les accompagne pas, l'obéissance, l'obéissance! la plus belle parure des grands saints!
Saisi, bouleversé, Pierre l'écoutait. Il s'oubliait, il ne songeait qu'à l'homme de bonté et de tolérance sur lequel il venait d'attirer cette toute-puissante colère. Ainsi, don Vigilio avait dit vrai, les dénonciations des évêques de Poitiers et d'Évreux allaient atteindre, par-dessus sa tête, l'adversaire de leur intransigeance ultramontaine, le doux et bon cardinal Bergerot, l'âme ouverte à toutes les misères, à toutes les souffrances des pauvres et des humbles. Il en était désespéré, acceptant encore la dénonciation de l'évêque de Tarbes, l'instrument des Pères de la Grotte, qui ne frappait que lui, au moins, en réponse à sa page sur Lourdes; tandis que la guerre sournoise des deux autres l'exaspérait, le jetait à une indignation douloureuse. Et, du vieillard chétif, au cou grêle d'oiseau très vieux, buvant tranquillement son verre de sirop, il venait de voir se lever un maître si courroucé, si formidable, qu'il en tremblait. Comment avait-il pu se laisser prendre aux apparences, en entrant, croire qu'il n'y avait là qu'un pauvre homme épuisé par l'âge, désireux de paix, résolu à tout concéder? Un souffle venait de passer dans la chambre endormie, et c'était la lutte encore, le réveil de ses doutes, de ses angoisses. Ah! ce pape, comme il le retrouvait tel qu'on le lui avait dépeint, à Rome, tel qu'il n'avait pas voulu le croire, plus intellectuel que sentimental, d'un orgueil démesuré, ayant eu dès sa jeunesse l'ambition suprême, au point d'avoir promis le triomphe à sa famille pour obtenir d'elle les sacrifices nécessaires, montrant partout et en tout une volonté unique, depuis qu'il occupait le trône pontifical, régner, régner quand même, régner en maître absolu, omnipotent! La réalité se dressait avec une force irrésistible, et pourtant il se débattit, il s'entêta à ressaisir son rêve.
—Oh! Saint-Père, j'aurais tant de chagrin, si, à cause de mon malheureux livre, Son Éminence avait une seconde de contrariété! Moi, coupable, je puis répondre de ma faute, mais Son Éminence qui n'a obéi qu'à son cœur, qui n'aurait péché que par son trop grand amour des déshérités de ce monde!
Léon XIII ne répondit pas. Il avait relevé sur Pierre ses yeux admirables, ses yeux de vie ardente, dans sa face immobile d'idole d'albâtre. De nouveau, fixement, il le regardait.
Et Pierre le voyait toujours, dans la fièvre qui le reprenait, grandir en éclat et en puissance. Maintenant, derrière lui, il s'imaginait voir s'enfoncer, au lointain des âges, la longue suite des papes qu'il avait évoqués tout à l'heure, les saints et les superbes, les guerriers et les ascètes, les diplomates et les théologiens, ceux qui avaient porté la cuirasse, ceux qui avaient vaincu par la croix, ceux qui avaient disposé des empires comme de simples provinces que Dieu remettait en leur garde. Puis, particulièrement, c'était Grégoire le Grand, le conquérant et le fondateur, c'était Sixte-Quint, le négociateur et le politique, qui avait le premier entrevu la victoire de la papauté sur les monarchies vaincues. Quelle foule de princes magnifiques, de rois souverains, de cerveaux et de bras tout-puissants, derrière ce pâle vieillard immobile! Quel amas accumulé de volonté inépuisable, d'obstiné génie, de domination sans bornes! Toute l'histoire de l'ambition humaine, tout l'effort pour soumettre les peuples à l'orgueil d'un seul, la force la plus haute qui ait jamais conquis, exploité, façonné les hommes, au nom de leur bonheur! Et, maintenant même que sa royauté terrestre avait pris fin, dans quelle souveraineté spirituelle était monté ce mince vieillard, si pâle, devant lequel il avait vu des femmes s'évanouir, comme foudroyées par la divinité redoutable, émanée de sa personne! Ce n'étaient plus seulement les gloires retentissantes, les triomphes dominateurs de l'histoire qui se déroulaient derrière lui, c'était le ciel qui s'ouvrait, l'au-delà qui resplendissait, dans l'éblouissement du mystère. A la porte du ciel, il tenait les clefs, il l'ouvrait aux âmes, l'antique symbole revivait avec une intensité nouvelle, dégagé enfin du royaume salissant d'ici-bas.
—Oh! je vous en supplie, Saint-Père, s'il faut un exemple, ne frappez pas un autre que moi. Je suis venu, me voici, décidez de mon sort, mais n'aggravez pas ma punition, en me donnant le remords d'avoir fait condamner un innocent.
Sans répondre, Léon XIII continua de le regarder de ses yeux brûlants. Et il ne voyait plus Léon XIII, deux cent soixante-troisième pape, vicaire de Jésus-Christ, successeur du prince des Apôtres, souverain pontife de l'Église universelle, patriarche d'Occident, primat d'Italie, archevêque et métropolitain de la province romaine, souverain des domaines temporels de la sainte Église. Il voyait le Léon XIII qu'il avait rêvé, le messie attendu, le sauveur envoyé pour conjurer l'effroyable désastre social où sombrait la vieille société pourrie. Il le voyait avec son intelligence souple et vaste, sa fraternelle tactique de conciliation, évitant les heurts, travaillant à l'unité, avec son cœur débordant d'amour, allant droit au cœur des foules, donnant une fois encore le meilleur de son sang, en signe de l'alliance nouvelle. Il le dressait comme l'unique autorité morale, comme l'unique lien possible de charité et de paix, comme le Père enfin qui pouvait seul faire cesser l'injustice parmi ses enfants, tuer la misère, rétablir la loi libératrice du travail, en ramenant les peuples à la foi de l'Église primitive, à la douceur et à la sagesse de la communauté chrétienne. Et cette haute figure, dans le silence profond de la chambre, prenait une toute-puissance invincible, une extraordinaire majesté.
—Oh! de grâce, écoutez-moi, Saint-Père! Ne me frappez même pas, ne frappez personne, oh! personne, ni un être, ni une chose, ni rien de ce qui peut souffrir sous le soleil. Soyez bon, oh! soyez bon, de toute la bonté que la douleur du monde a dû mettre en vous!
Alors, quand il vit que Léon XIII se taisait toujours, en le laissant debout devant lui, il tomba sur les deux genoux, comme s'il croulait, éperdu sous l'émotion croissante qui faisait son cœur si lourd. Et ce fut en son être une sorte de débâcle, l'amas de tous les doutes, de toutes les angoisses, de toutes les tristesses, qui l'étouffaient de nouveau, qui crevaient en un flot irrésistible. Il y avait là l'affreuse journée, les morts si tragiques de Dario et de Benedetta, dont le chagrin terrifié restait sur son cœur, en un poids inconscient, d'une pesanteur de plomb. Il y avait là tout ce qu'il avait souffert depuis qu'il était à Rome, les illusions peu à peu détruites, les intimes délicatesses blessées, le jeune enthousiasme souffleté par la réalité des hommes et des choses. Puis, c'était, plus profondément encore, toute la misère humaine elle-même, les affamés qui hurlaient, les mères aux mamelles taries qui sanglotaient en baisant leurs nourrissons, les pères sans travail qui se révoltaient, les poings serrés, l'exécrable misère, vieille comme l'humanité, dont celle-ci est rongée depuis le premier jour, qu'il avait trouvée partout, grandissante, dévorante, effrayante, sans espoir qu'on puisse la guérir jamais. Et c'était enfin, plus immense, plus inguérissable, une douleur sans nom, sans cause précise, pour rien ni pour personne, une douleur universelle, illimitée, dans laquelle il baignait et se sentait fondre, désespérément, peut-être la douleur de vivre.
—Oh! Saint-Père, moi, je n'existe pas, et mon livre n'existe pas. J'ai désiré voir Votre Sainteté, oh! passionnément, pour m'expliquer, pour me défendre. Et je ne sais plus, je ne retrouve plus une seule des choses que je voulais dire, et je n'ai que des larmes, des larmes qui m'étouffent... Oui, je ne suis qu'un pauvre homme, je n'ai que le besoin de vous parler des pauvres. Oh! les pauvres, oh! les humbles, que j'ai vus depuis deux ans dans nos faubourgs de Paris, si misérables et si douloureux, de pauvres petits que j'allais ramasser dans la neige, de pauvres petits anges qui n'avaient pas mangé depuis deux jours, des femmes que la phtisie rongeait, sans pain, sans feu, au fond de taudis immondes, des hommes jetés sur le pavé par le chômage, las de quêter du travail comme on quête une aumône, retournant à leurs ténèbres ivres de colère, avec l'unique pensée vengeresse de mettre le feu aux quatre coins de la ville. Et le soir, le terrible soir, où, dans la chambre d'épouvante, j'ai vu une mère qui venait de se suicider avec ses cinq petits, la mère tombée sur une paillasse en allaitant son nouveau-né, les deux fillettes dormant aussi là leur dernier sommeil de blondines jolies, les deux garçons foudroyés plus loin, l'un anéanti contre un mur, l'autre renversé par terre, tordu en une suprême révolte... Oh! Saint-Père, je ne suis plus que leur ambassadeur, l'envoyé de ceux qui souffrent et qui sanglotent, l'humble délégué des humbles qui meurent de misère, sous l'exécrable dureté, l'effroyable injustice sociale. Et j'apporte à Votre Sainteté leurs larmes, et je mets à ses pieds leurs tortures, et je lui fais entendre leur cri de détresse, comme un cri monté de l'abîme, demandant justice, si l'on ne veut pas que le ciel croule... Oh! soyez bon, Saint-Père, soyez bon!
Il avait tendu les bras, il l'implorait, en un geste de suprême appel à la pitié divine. Puis, il continua:
—Et, Saint-Père, dans cette Rome éternelle et resplendissante, est-ce que la misère aussi n'est pas affreuse? Depuis des semaines que j'erre au hasard, dans l'attente, à travers la poussière fameuse de ses ruines, je ne fais que me heurter à des maux inguérissables, qui m'ont empli d'effroi. Ah! tout ce qui s'effondre, tout ce qui expire, l'agonie de tant de gloire, l'affreuse mélancolie d'un monde qui se meurt d'épuisement et de faim!... Là, sous les fenêtres de Votre Sainteté, est-ce que je n'ai pas vu un quartier d'horreur, des palais inachevés, frappés d'une hérédité maudite, ainsi que des enfants rachitiques qui ne peuvent aller au bout de leur croissance, des palais en ruine déjà, devenus les refuges de toute la misère pitoyable de Rome? Et, comme à Paris, quelle population de souffrance, étalée au plein air avec plus d'impudeur encore, toute la plaie sociale, le chancre dévorant toléré et montré, en sa terrible inconscience! Des familles entières qui vivent leur oisiveté affamées sous le soleil splendide, les vieux devenus infirmes, les pères attendant qu'un peu de travail leur tombe du ciel, les fils dormant parmi les herbes sèches, les mères et les filles traînant leur paresse bavarde, flétries avant l'âge... Oh! Saint-Père, dès l'aurore, demain, que Votre Sainteté ouvre cette fenêtre, et qu'elle le réveille de sa bénédiction, ce grand peuple enfant, qui sommeille encore dans son ignorance et dans sa pauvreté! Qu'elle lui donne l'âme qui lui manque, l'âme consciente de la dignité humaine, de la loi nécessaire du travail, de la vie libre et fraternelle, réglée par la seule justice! Oui, qu'elle fasse un peuple de ce ramassis de misérables, dont l'excuse est de tant souffrir dans son intelligence et dans son corps, vivant comme la bête qui passe et meurt sans savoir, sans comprendre, et qu'on roue de coups!
Peu à peu, les sanglots l'étranglaient, il ne parla plus que secoué, emporté par sa passion.
—Et, Saint-Père, n'est-ce pas à vous que je dois m'adresser, au nom des misérables? N'êtes-vous pas le Père? N'est-ce pas devant le Père que l'envoyé des pauvres et des humbles doit s'agenouiller, comme je suis agenouillé en ce moment? Et n'est-ce pas au Père qu'il doit apporter l'énorme charge de leurs douleurs, en demandant pitié enfin, aide et secours, justice, oh! surtout justice?... Puisque vous êtes le Père, ouvrez donc la porte largement, que tout le monde puisse entrer, jusqu'aux plus petits de vos enfants, les fidèles, les passants de hasard, même les révoltés, les égarés, ceux qui entreront peut-être, à qui vous épargnerez les fautes de l'abandon. Soyez le refuge des routes mauvaises, le tendre accueil offert aux voyageurs, la lampe hospitalière toujours allumée, aperçue de loin et qui sauve dans l'orage... Et, puisque vous êtes la puissance, ô Père, soyez le salut. Vous pouvez tout, vous avez derrière vous des siècles de domination, vous êtes monté aujourd'hui dans une autorité morale qui vous a rendu l'arbitre du monde, vous êtes là, devant moi, comme la majesté même du soleil qui éclaire et qui féconde. Oh! soyez l'astre de bonté et de charité, soyez le rédempteur, reprenez la besogne de Jésus qu'on a pervertie au cours des siècles, en la laissant entre les mains des puissants et des riches, qui ont fini par faire de l'œuvre évangélique le plus exécrable monument d'orgueil et de tyrannie. Puisque l'œuvre est manquée, recommencez-la, remettez-vous avec les petits, avec les humbles, avec les pauvres, ramenez-les à la paix, à la fraternité, à la justice de la communauté chrétienne... Et dites, ô Père, dites que je vous ai compris, que j'ai simplement exprimé là vos idées chères, le seul et vivant désir de votre règne. Le reste, oh! le reste, mon livre, moi, qu'importe! Je ne me défends pas, je ne veux que votre gloire et le bonheur des hommes. Dites que, du fond de votre Vatican, vous avez entendu le craquement sourd des vieilles sociétés corrompues. Dites que vous avez tremblé de pitié attendrie, dites que vous avez voulu empêcher l'épouvantable catastrophe, en rappelant l'Évangile au cœur de vos enfants frappés de folie, en les ramenant à l'âge de simplicité et de pureté, lorsque les premiers chrétiens vivaient comme des frères innocents... Oui, n'est-ce pas? c'est bien pour cela que vous vous êtes remis avec les pauvres, ô Père, et c'est pour cela que je suis ici, à vous demander pitié, bonté, justice, de toute mon âme, oh! de toute mon âme de pauvre homme!
Alors, il succomba sous l'émotion, il s'écrasa par terre, dans une débâcle de gros sanglots. Son cœur éclatait et se répandait. C'étaient des sanglots énormes, des sanglots sans fin, toute une houle effrayante qui venait de son être entier, qui venait de plus loin, de tous les êtres misérables, qui venait du monde dont les veines charriaient la douleur avec le sang même de la vie. Il était là, dans sa brusque faiblesse d'enfant nerveux, l'ambassadeur de la souffrance, ainsi qu'il l'avait dit. Et, aux genoux de ce pape immobile et muet, il était là toute la misère humaine en larmes.
Léon XIII, qui aimait surtout parler, et qui devait faire un effort sur lui-même pour écouter parler les autres, avait d'abord, à deux reprises, levé une de ses mains pâles pour l'interrompre. Puis, saisi peu à peu d'étonnement, gagné lui-même par l'émotion, il lui avait permis de continuer, d'aller jusqu'au bout de son cri, dans le désordre du flot irrésistible qui l'emportait. Un peu de sang était monté à la neige de son visage, ses lèvres et ses joues s'étaient rosées faiblement, tandis que ses yeux noirs luisaient d'un éclat plus vif. Dès qu'il le vit sans voix, abattu à ses pieds, secoué par ces gros sanglots qui semblaient lui arracher le cœur, il s'inquiéta, il se pencha.
—Mon fils, calmez-vous, relevez-vous...
Mais les sanglots continuaient, débordaient, emportaient toute raison et tout respect, dans la plainte éperdue de l'âme blessée, dans le grondement de la chair qui souffre et qui agonise.
—Relevez-vous, mon fils, ce n'est pas convenable... Tenez! prenez cette chaise.
Et, d'un geste d'autorité, il l'invita enfin à s'asseoir.
Pierre, péniblement, se releva, s'assit, pour ne pas tomber. Il écartait ses cheveux de son front, il essuyait de ses mains ses larmes brûlantes, l'air fou, tâchant de se ressaisir, ne pouvant comprendre ce qui venait de se passer.
—Vous faites appel au Saint-Père. Ah! certes, soyez convaincu que son cœur est plein de pitié et de tendresse pour les malheureux. Mais la question n'est pas là, il s'agit de notre sainte religion... J'ai lu votre livre, un mauvais livre, je vous le dis tout de suite, le plus dangereux et le plus condamnable des livres, précisément par ses qualités, par les pages qui m'ont intéressé moi-même. Oui, j'ai été séduit souvent, je n'aurais pas continué ma lecture, si je ne m'étais senti comme soulevé dans le souffle ardent de votre foi et de votre enthousiasme. Ce sujet était si beau, il me passionne tant! «La Rome nouvelle», ah! sans doute il y avait un livre à faire avec ce titre, mais dans un esprit totalement différent du vôtre... Vous croyez m'avoir compris, mon fils, vous être pénétré de mes écrits et de mes actes, au point de n'exprimer que mes idées les plus chères. Non, non! vous ne m'avez pas compris, et c'est pourquoi j'ai voulu vous voir, vous expliquer, vous convaincre.
Muet et immobile, c'était maintenant Pierre qui écoutait. Il n'était cependant venu que pour se défendre, il souhaitait avec fièvre cette entrevue depuis trois mois, préparant ses arguments, certain de la victoire; et il entendait traiter son livre de dangereux, de condamnable, sans protester, sans répondre par toutes les bonnes raisons qu'il avait crues irrésistibles. Une lassitude extraordinaire l'accablait, comme épuisé par son accès de larmes. Tout à l'heure, il serait brave, il dirait ce qu'il avait résolu de dire.
—On ne me comprend pas, on ne me comprend pas! répétait Léon XIII, d'un air d'impatience irritée. En France surtout, c'est incroyable que j'aie tant de peine à me faire comprendre!... Le pouvoir temporel, par exemple, comment avez-vous pu croire que jamais le Saint-Siège transigera sur cette question? C'est un langage indigne d'un prêtre, c'est la chimère d'un ignorant qui ne se rend pas compte des conditions dans lesquelles la papauté a vécu jusqu'ici et dans lesquelles elle doit continuer de vivre, si elle ne veut pas disparaître du monde. Ne voyez-vous pas le sophisme, lorsque vous la déclarez d'autant plus haute qu'elle est dégagée davantage des soucis de sa royauté terrestre? Ah! oui, une belle imagination, la pure royauté spirituelle, la souveraineté par la charité et l'amour! Mais qui nous fera respecter? Qui nous fera l'aumône d'une pierre pour reposer notre tête, si nous sommes jamais chassé, errant par les routes? Qui assurera notre indépendance, quand nous serons à la merci de tous les États?... Non, non! cette terre de Rome est à nous, car nous en avons reçu l'héritage de la longue suite des ancêtres, et elle est le sol indestructible, éternel, sur lequel la sainte Église est bâtie, de sorte que l'abandonner, ce serait vouloir l'écroulement de la sainte Église catholique, apostolique et romaine. D'ailleurs, nous ne le pourrions pas, nous sommes lié par notre serment envers Dieu et envers les hommes.
Il se tut un instant, pour laisser Pierre répondre. Mais celui-ci avait la stupeur de ne rien trouver à dire, car il s'apercevait que ce pape parlait comme il devait le faire. Les choses confuses et lourdes, amassées en lui, dont il avait senti la gêne, tout à l'heure, dans l'antichambre secrète, s'éclairaient maintenant, se précisaient avec une netteté de plus en plus grande. C'était, depuis son arrivée à Rome, tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait compris, l'amas de ses désillusions, des réalités existantes, sous lesquelles son rêve d'un retour au christianisme primitif était à demi mort déjà, écrasé. Il venait brusquement de se rappeler l'heure, où, sur le dôme de Saint-Pierre, il s'était vu imbécile avec son imagination d'un pape purement spirituel, en face de la vieille cité de gloire obstinée dans sa pourpre. Ce jour-là, il avait fui le cri furieux des pèlerins du Denier de Saint-Pierre acclamant le pape roi. La nécessité de l'argent, de ce dernier esclavage du pape, il l'avait acceptée. Mais tout avait croulé ensuite, quand la véritable Rome lui était apparue, la ville séculaire de l'orgueil et de la domination, où la papauté ne saurait être sans le pouvoir temporel. Trop de liens, le dogme, la tradition, le milieu, le sol lui-même la rendaient immuable, à jamais. Elle ne pouvait céder que sur les apparences, il viendrait quand même une heure où ses concessions s'arrêteraient, devant l'impossibilité d'aller plus loin sans se suicider. La Rome nouvelle ne se réaliserait peut-être un jour qu'en dehors de Rome, au loin; et là seulement se réveillerait le christianisme, car le catholicisme devait mourir sur place, lorsque le dernier des papes, cloué à cette terre de ruines, disparaîtrait sous le dernier craquement du dôme de Saint-Pierre, qui s'effondrerait comme s'était effondré le temple de Jupiter Capitolin. Quant à ce pape d'aujourd'hui, il avait beau être sans royaume, avoir la fragilité chétive de son grand âge, la pâleur exsangue d'une très vieille idole de cire, il n'en flambait pas moins de la passion rouge de la souveraineté universelle, il n'en était pas moins le fils obstiné de l'ancêtre, le Pontifex Maximus, le Cesar Imperator, dans les veines duquel coulait le sang d'Auguste, maître du monde.
—Vous avez parfaitement vu, reprit Léon XIII, l'ardent désir d'unité qui nous a toujours possédé. Nous avons été bien heureux le jour où nous avons unifié le rite, en imposant le rite romain dans la catholicité entière. C'est là une de nos plus chères victoires, car elle peut beaucoup pour notre autorité. Et j'espère que nos efforts, en Orient, finiront par ramener à nous nos chers frères égarés des communions dissidentes, de même que je ne désespère pas de convaincre les sectes anglicanes, sans parler des sectes protestantes qui seront forcées de rentrer dans le sein de l'Église unique, l'Église catholique, apostolique et romaine, quand les temps prédits par le Christ s'accompliront... Mais ce que vous n'avez pas dit, c'est que l'Église ne peut rien abandonner du dogme. Au contraire, vous avez semblé croire qu'une entente interviendrait, que de part et d'autre on se ferait des concessions; et c'est là une pensée condamnable, un langage qu'un prêtre ne peut tenir sans être criminel. Non, la vérité est absolue, pas une pierre de l'édifice ne sera changée. Oh! dans la forme, tout ce qu'on voudra! Nous sommes prêt à la conciliation la plus grande, s'il ne s'agit que de tourner certaines difficultés, de ménager les termes pour faciliter l'accord... Et c'est comme notre rôle dans le socialisme contemporain, il faut s'entendre. Certes, ceux que vous avez si bien nommés les déshérités de ce monde, sont l'objet de notre sollicitude. Si le socialisme est simplement un désir de justice, une volonté constante de venir au secours des faibles et des souffrants, qui donc plus que nous s'en préoccupe, y travaille avec plus d'énergie? Est-ce que l'Église n'a pas toujours été la mère des affligés, l'aide et la bienfaitrice des pauvres? Nous sommes pour tous les progrès raisonnables, nous admettons toutes les formes sociales nouvelles qui aideront à la paix, à la fraternité... Seulement, nous ne pouvons que condamner le socialisme qui commence par chasser Dieu pour assurer le bonheur des hommes. C'est là un simple état de sauvagerie, un abominable retour en arrière, où il n'y aura que catastrophes, qu'incendies et que massacres. Et c'est encore ce que vous n'avez pas dit avec assez de force, car vous n'avez pas démontré qu'aucun progrès ne saurait avoir lieu en dehors de l'Église, qu'elle est en somme la seule initiatrice, la seule conductrice, à laquelle il soit permis de s'abandonner sans crainte. Même, et c'est là votre crime encore, il m'a semblé que vous mettiez Dieu à l'écart, que la religion demeurait uniquement pour vous un état d'âme, une floraison d'amour et de charité, où il suffisait de se trouver, pour faire son salut. Hérésie exécrable, Dieu est toujours présent, maître des âmes et des corps, la religion reste le lien, la loi, le gouvernement même des hommes, sans laquelle il ne saurait y avoir que barbarie en ce monde et damnation dans l'autre... Et, encore une fois, la forme n'importe pas, il suffit que le dogme demeure. Ainsi, notre adhésion à la République, en France, prouve que nous n'entendons pas lier le sort de la religion à une forme gouvernementale, même auguste et séculaire. Si les dynasties ont fait leur temps, Dieu est éternel. Périssent les rois, et que Dieu vive! D'ailleurs, la forme républicaine n'a rien d'antichrétien, et il semble au contraire qu'elle soit comme un réveil de cette communauté chrétienne dont vous avez parlé en des pages vraiment charmantes. Le pis est que la liberté devient tout de suite de la licence et qu'on nous récompense souvent bien mal de notre désir de conciliation... Ah! quel mauvais livre vous avez écrit, mon fils, avec les meilleures intentions, je veux le croire, et comme votre silence est bien la preuve que vous commencez à entrevoir les conséquences désastreuses de votre faute!
Pierre continuait à se taire, anéanti, sentant en effet ses arguments qui tombaient un à un, comme devant une roche sourde et aveugle, impénétrable, où il devenait inutile et dérisoire de vouloir les faire entrer. A quoi bon? puisque rien n'entrerait. Il n'avait plus qu'une préoccupation, il se demandait avec surprise comment un homme de cette intelligence, de cette ambition, ne s'était pas fait du monde moderne une idée plus nette et plus exacte. Évidemment, il le sentait documenté, renseigné sur tout, curieux de tout, ayant dans la tête la vaste carte de la chrétienté, avec les besoins, les espoirs, les actes, lucide et clair, au milieu de l'écheveau compliqué de ses luttes diplomatiques. Mais que de trous pourtant! La vérité devait être qu'il connaissait du monde uniquement ce qu'il en avait vu pendant sa courte nonciature à Bruxelles. Ensuite venait son épiscopat à Pérouse, où il ne s'était mêlé qu'à la vie de la jeune Italie naissante. Et, depuis dix-huit années, il se trouvait enfermé dans son Vatican, isolé du reste des hommes, ne communiquant avec les peuples que par son entourage, souvent le plus inintelligent, le plus menteur, le plus traître. En outre, il était prêtre italien, grand pontife, superstitieux et despotique, lié par la tradition, soumis aux influences de race et de milieu, cédant au besoin d'argent, aux nécessités politiques; sans parler de son orgueil immense, la certitude d'être le Dieu auquel on doit obéir, le seul pouvoir légitime et raisonnable sur la terre. De là, les causes de déformation fatale, l'extraordinaire cerveau qu'il devait être, avec ses erreurs, ses lacunes, parmi tant d'admirables qualités, la compréhension vive, la volonté patiente, le vaste effort qui généralise et qui agit. Mais l'intuition surtout paraissait prodigieuse, car n'était-ce pas elle, elle seule, qui lui faisait deviner, dans son emprisonnement volontaire, l'énorme évolution, au loin, de l'humanité d'aujourd'hui? Il avait ainsi la nette conscience de l'effroyable danger au milieu duquel il baignait, de cette mer montante de la démocratie, de cet océan sans bornes de la science, qui menaçait de submerger l'îlot étroit où triomphait encore le dôme de Saint-Pierre. Il pouvait même se dispenser de se mettre à sa fenêtre, les voix du dehors traversaient les murs, lui apportaient le cri d'enfantement des sociétés nouvelles. Et toute sa politique partait de là, il n'avait jamais eu d'autre besogne que de vaincre pour régner. S'il voulait l'unité de l'Église, c'était pour la rendre forte, inexpugnable, dans l'assaut qu'il prévoyait. S'il prêchait la conciliation, cédant de tout son pouvoir sur les questions de forme, tolérant les audaces des évêques d'Amérique, c'était que sa grande peur inavouée était la dislocation de l'Église elle-même, quelque schisme brusque qui aurait précipité le désastre. Ah! ce schisme, il devait le sentir dans l'air venu des quatre points de l'horizon, tel qu'une menace prochaine, un péril inévitable de mort, contre lequel il fallait s'armer à l'avance! Et comme cette crainte expliquait son retour de tendresse vers le peuple, sa préoccupation du socialisme, la solution chrétienne qu'il offrait aux misères d'ici-bas! Puisque César était abattu, la longue dispute de savoir qui de lui ou du pape aurait le peuple, ne se trouvait-elle pas vidée, par ce fait que le pape seul restait debout et que le peuple, le grand muet, allait enfin parler et se donner à lui? L'expérience était tentée en France, il y abandonnait la monarchie vaincue, il y reconnaissait la République, il la rêvait forte, victorieuse, car elle était toujours la fille aînée de l'Église, la seule nation catholique assez puissante encore pour restaurer un jour peut-être le pouvoir temporel du Saint-Siège. Régner, régner par la France, puisqu'il semblait impossible de régner par l'Allemagne! Régner par le peuple, puisque le peuple devenait le maître et le dispensateur des trônes! Régner par la République italienne, si cette République seule pouvait lui rendre Rome, arrachée à la maison de Savoie, une République fédérative qui ferait du pape le président des États-Unis d'Italie, en attendant qu'il le devînt des États-Unis d'Europe! Régner quand même, régner malgré tout, régner sur le monde, comme avait régné Auguste, dont le sang dévorateur soutenait seul ce vieillard expirant, obstiné dans sa domination!
—Et, mon fils, continua Léon XIII, le crime enfin est d'avoir osé demander une religion nouvelle. Cela est impie, blasphématoire, sacrilège. Il n'est qu'une religion, notre sainte religion catholique, apostolique et romaine. En dehors d'elle, il ne saurait y avoir que ténèbres et que damnation... J'entends bien que c'est au christianisme que vous prétendez vouloir faire retour. Mais l'erreur protestante, si coupable, si néfaste, n'a pas eu d'autre prétexte. Dès qu'on s'écarte de la stricte observation des dogmes, du respect absolu des traditions, on tombe dans les plus effroyables précipices... Ah! le schisme, ah! le schisme, mon fils, c'est le crime sans pardon, c'est l'assassinat du vrai Dieu, la bête de tentation immonde, suscitée par l'enfer, pour la perte des fidèles. Quand il n'y aurait que ces mots de religion nouvelle, dans votre livre, il faudrait le détruire, le brûler, comme un poison mortel des âmes.
Il poursuivit longtemps encore. Et Pierre songeait à ce que lui avait dit don Vigilio, à ces Jésuites tout-puissants dans l'ombre, au Vatican comme ailleurs, qui gouvernaient souverainement l'Église. Était-ce donc vrai qu'à son insu même, si imbu qu'il croyait être de la doctrine de saint Thomas, ce pape politique, d'un opportunisme toujours en éveil, était un des leurs, un instrument docile entre leurs souples mains de conquête sociale? Lui aussi pactisait avec le siècle, allait au monde, consentait à le flatter, pour le posséder. Pierre n'avait jamais senti si cruellement que l'Église en était désormais réduite là, à ne vivre que de concessions et de diplomatie. Et il avait enfin la vue claire de ce clergé romain, si difficile d'abord à comprendre pour un prêtre français, de ce gouvernement de l'Église, représenté par le pape, ses cardinaux, ses prélats, que Dieu en personne a chargés d'administrer ici-bas son domaine, les hommes et la terre. Ils commencent par mettre Dieu de côté, au fond du tabernacle, ne tolérant plus qu'on le discute, imposant les dogmes comme les vérités de son essence, mais eux-mêmes ne s'embarrassant plus de lui, ne s'amusant plus à prouver son existence par de vaines discussions théologiques. Évidemment il existe, puisqu'ils gouvernent en son nom. Cela suffit. Dès lors, ils sont au nom de Dieu les maîtres, consentant bien à signer des concordats pour la forme, mais ne les observant pas, ne pliant que devant la force, réservant toujours leur souveraineté finale, qui un jour triomphera. Dans l'attente de ce jour, ils agissent en simples diplomates, ils organisent la lente conquête en fonctionnaires du Dieu triomphant de demain, et la religion n'est ainsi que l'hommage public qu'ils lui rendent, avec l'apparat, la magnificence qui gagne les foules, dans l'unique but de le faire régner sur l'humanité ravie et conquise, ou plutôt de régner en son lieu et place, puisqu'ils sont ses représentants visibles, délégués par lui. Ils descendent du droit romain, ils ne sont toujours que les enfants de ce vieux sol païen de Rome, et s'ils ont duré, s'ils comptent durer éternellement, jusqu'à l'heure espérée où l'empire du monde leur sera rendu, c'est qu'ils sont les héritiers directs des Césars, drapés dans leur pourpre, ligne ininterrompue et vivante du sang d'Auguste.
Pierre, alors, eut honte de ses larmes. Ah! ses pauvres nerfs, ses abandons de sentimental et d'enthousiaste! Une pudeur lui venait, comme s'il s'était montré là dans la nudité de son âme. Et si inutilement, grand Dieu! au fond de cette chambre où jamais rien ne s'était dit de semblable, devant ce pontife roi qui ne pouvait l'entendre! Cette idée politique des papes, de régner par les humbles et par les pauvres, lui faisait horreur. N'était-ce pas la conciliation du loup, cette pensée d'aller au peuple, débarrassé de ses anciens maîtres, pour s'en nourrir à son tour? Et il avait dû être fou, en vérité, le jour où il s'était imaginé qu'un prélat romain, un cardinal, un pape, étaient capables d'admettre le retour à la communauté chrétienne, une floraison nouvelle du christianisme primitif pacifiant les peuples vieillis, que la haine dévore. Une pareille conception ne pouvait même tomber sous le sens d'hommes qui, depuis des siècles, vivaient en maîtres du monde, pleins d'un mépris insoucieux des petits et des souffrants, frappés à la longue d'une totale impuissance de charité et d'amour.
Mais Léon XIII, de sa grosse voix intarissable, parlait toujours. Et le prêtre l'entendit qui disait:
—Pourquoi avez-vous écrit sur Lourdes cette page entachée d'un si mauvais esprit? Lourdes, mon fils, a rendu de grands services à la religion. J'ai souvent exprimé aux personnes qui sont venues me raconter les touchants miracles, presque quotidiens à la Grotte, mon vif désir de voir ces miracles confirmés, établis par la science la plus rigoureuse. Et, d'après ce que j'ai lu, il me semble qu'aujourd'hui les esprits malveillants ne sauraient douter davantage, car les miracles sont désormais prouvés scientifiquement d'une façon irréfutable... La science, mon fils, doit être la servante de Dieu. Elle ne peut rien contre lui, et c'est par lui seul qu'elle arrive à la vérité. Toutes les solutions qu'on prétend trouver actuellement et qui paraissent détruire les dogmes, seront forcément reconnues fausses un jour, car la vérité de Dieu restera victorieuse, lorsque les temps seront accomplis. Ce sont là pourtant des certitudes bien simples, ce que savent les petits enfants et ce qui suffirait à la paix, au salut des hommes, s'ils voulaient s'en contenter... Et soyez convaincu, mon fils, que la foi n'est pas incompatible avec la raison. Saint Thomas n'est-il pas là, qui a tout prévu, tout expliqué, tout réglé? Votre foi a été ébranlée sous les assauts de l'esprit d'examen, vous avez connu des troubles, des angoisses, que le ciel veut bien épargner à nos prêtres, sur cette terre d'antique croyance, cette Rome sanctifiée par le sang de tant de martyrs. Mais nous ne craignons pas l'esprit d'examen, étudiez davantage, lisez à fond saint Thomas, et votre foi reviendra, plus solide, définitive et triomphante.
Effaré, Pierre recevait ces choses, comme si des morceaux de la voûte du firmament lui fussent tombés sur le crâne. O Dieu de vérité! les miracles de Lourdes prouvés scientifiquement, la science servante de Dieu, la foi compatible avec la raison, saint Thomas suffisant à la certitude du siècle! Comment répondre, ô Dieu! et pourquoi répondre?
—Le plus coupable et le plus dangereux des livres, finit par conclure Léon XIII, un livre dont le titre, la Rome nouvelle, est à lui seul un mensonge et un poison, un livre d'autant plus condamnable qu'il a toutes les séductions du style, toutes les perversions des chimères généreuses, un livre enfin qu'un prêtre, s'il l'a conçu dans une heure d'égarement, doit brûler en public, par pénitence, de la main même qui en a écrit les pages d'erreur et de scandale.
Brusquement, Pierre se leva, tout debout. Et, dans le silence énorme qui s'était fait, autour de cette chambre morte, si pâlement éclairée, il n'y avait que la Rome du dehors, la Rome nocturne, noyée de ténèbres, immense et noire, semée seulement d'une poussière d'astres. Et il allait crier:
—C'est vrai, j'avais perdu la foi, mais je croyais l'avoir retrouvée, dans la pitié que la misère du monde m'avait mise au cœur. Vous étiez mon dernier espoir, le Père, le sauveur attendu. Et voilà que c'est un rêve encore, vous ne pouvez être de nouveau Jésus, pacifier les hommes, à la veille de l'affreuse guerre fratricide qui se prépare. Vous ne pouvez laisser là le trône, venir par les chemins, avec les humbles, avec les pauvres, pour faire l'œuvre suprême de fraternité. Eh bien! c'en est fini de vous, de votre Vatican et de votre Saint-Pierre. Tout croule sous l'assaut du peuple qui monte et de la science qui grandit. Vous n'êtes plus, il n'y a plus ici que des décombres.
Mais il ne prononça point ces paroles. Il s'inclina et dit:
—Saint-Père, je me soumets et je réprouve mon livre.
Sa voix tremblait d'un amer dégoût, ses mains ouvertes eurent un geste d'abandon, comme s'il avait lâché son âme. C'était la formule exacte de la soumission: Auctor laudabiliter se subjecit et opus reprobavit, l'auteur louablement s'est soumis et a réprouvé son œuvre. Rien ne fut d'un désespoir plus haut, d'une grandeur plus souveraine dans l'aveu d'une erreur et dans le suicide d'une espérance. Mais quelle affreuse ironie! ce livre qu'il avait juré de ne retirer jamais, pour le triomphe duquel il s'était battu si passionnément, et qu'il reniait, qu'il supprimait lui-même tout d'un coup, non parce qu'il le jugeait coupable, mais parce qu'il venait de le sentir inutile et chimérique comme un désir d'amant, un rêve de poète. Ah! oui, puisqu'il s'était trompé, puisqu'il avait rêvé, puisqu'il ne trouvait là ni le Dieu, ni le prêtre qu'il avait voulus pour le bonheur des hommes, à quoi bon s'entêter dans l'illusion d'un impossible réveil! Plutôt jeter son livre à la terre comme une feuille morte, plutôt le renier, le retrancher de lui, tel qu'un membre mort, désormais sans raison ni usage!
Un peu surpris d'une si prompte victoire, Léon XIII eut une légère exclamation de contentement.
—C'est très bien, très bien, mon fils! Vous venez de dire les seules paroles sages qui convenaient à votre caractère de prêtre.
Et, dans son évidente satisfaction, lui qui n'abandonnait jamais rien au hasard, qui préparait chacune de ses audiences, avec les mots qu'il dirait, les gestes qu'il ferait, il se détendit un peu, il montra une bonhomie véritable. Ne pouvant comprendre, se trompant sur les vrais motifs de la soumission de ce révolté, il goûtait la joie orgueilleuse de l'avoir si aisément réduit au silence, car son entourage lui avait fait de lui un portrait de révolutionnaire terrible. Aussi une telle conversion le flattait-elle beaucoup.
—D'ailleurs, mon fils, je n'attendais pas moins de votre esprit distingué. Reconnaître sa faute, en faire pénitence, se soumettre, il n'y a pas de jouissance plus haute.
D'un geste familier, il avait repris sur la petite table son verre de sirop, il s'était remis, avant de la boire, à en tourner la dernière gorgée, avec la longue cuiller de vermeil. Et Pierre était surtout frappé de le retrouver, ainsi qu'au début, l'air réduit, déchu de sa majesté souveraine, pareil à un petit bourgeois très vieux qui buvait solitairement son verre d'eau sucrée, avant de se mettre au lit. La figure, après avoir grandi et rayonné, comme un astre qui monte au zénith, venait de retomber à l'horizon, au ras du sol, dans son humaine médiocrité. Il le revoyait chétif, frêle, avec son cou mince de petit oiseau malade, avec sa laideur sénile, qui le rendait si difficile pour ses portraits, toiles peintes ou photographies, médailles d'or ou bustes de marbre, disant qu'il ne fallait pas faire le papa Pecci, mais Léon XIII, le grand pape, dont il avait l'ambition de laisser à la postérité une si haute image. Et Pierre, qui avait cessé de les voir un instant, était de nouveau gêné par le mouchoir resté sur les genoux, par la soutane malpropre, tachée de tabac. Et il n'éprouvait plus qu'une pitié attendrie pour tant de vieillesse pure et toute blanche, qu'une profonde admiration pour l'entêtée puissance de vie qui s'était réfugiée dans les yeux noirs, qu'une déférence respectueuse de travailleur pour le large cerveau, aux vastes projets, si débordant de pensées et d'actions sans nombre.
L'audience était finie, il s'inclina profondément.
—Je remercie Votre Sainteté du paternel accueil qu'elle a daigné me faire.
Mais Léon XIII voulut bien le retenir encore une minute, en lui reparlant de la France, en lui disant son vif désir de la voir prospère, calme et forte, pour le plus grand bien de l'Église. Et Pierre, pendant cette dernière minute, eut une singulière vision, une véritable hantise. En regardant le front d'ivoire du Saint-Père, tandis qu'il songeait à son grand âge, au moindre rhume qui pouvait l'emporter, il venait, par un involontaire rapprochement, de se rappeler la scène d'usage, d'une grandeur farouche: Pie IX, Giovanni Mastaï, mort depuis deux heures, le visage couvert d'un linge blanc, entouré de la famille pontificale bouleversée; puis, le cardinal Pecci, camerlingue, s'approchant du lit funèbre, faisant écarter le voile, tapant trois fois de son marteau d'argent sur le front du cadavre, en jetant chaque fois le cri d'appel: Giovanni! Giovanni! Giovanni! Et, le cadavre n'ayant pas répondu, le camerlingue se tournait après avoir patienté quelques secondes, disait: «Le pape est mort!» Pierre, en même temps, avait vu se dresser là-bas, rue Giulia, le cardinal Boccanera, le camerlingue, qui attendait, avec son marteau d'argent; et il s'était imaginé Léon XIII, Joachim Pecci, mort depuis deux heures, le visage couvert d'un linge blanc, entouré de ses prélats, dans cette chambre même; et il voyait le camerlingue qui s'approchait, faisait écarter le voile, tapait trois fois sur le front d'ivoire, en jetant chaque fois le cri d'appel: Joachim! Joachim! Joachim! Puis, le cadavre n'ayant pas répondu, il se tournait après avoir patienté quelques secondes, il disait: «Le pape est mort!» Léon XIII s'en souvenait-il des trois coups qu'il avait donnés sur le front de Pie IX, et sentait-il parfois à son front la crainte glacée des trois coups, le froid mortel du marteau dont il avait armé le camerlingue, l'implacable adversaire qu'il savait avoir dans le cardinal Boccanera?
—Allez en paix, mon fils, dit enfin Sa Sainteté, comme bénédiction dernière. Votre faute vous sera remise, puisque vous l'avez confessée et que vous en témoignez l'horreur.
Pierre, sans répondre, l'âme en détresse, acceptant l'humiliation comme le châtiment mérité de sa chimère, s'en alla à reculons, selon le cérémonial d'usage. Il s'inclina profondément à trois reprises, il franchit la porte sans se retourner, suivi par les yeux noirs de Léon XIII, qui ne le quittaient pas. Pourtant, il le vit reprendre sur la table le journal, dont il avait interrompu la lecture pour le recevoir, ayant gardé le goût de la presse, une curiosité vive des nouvelles, bien qu'il se trompât souvent sur l'importance des articles, au fond de son isolement, donnant à certains, sur certains points, une gravité qu'ils n'avaient pas. Les deux lampes brûlaient avec une douce clarté immobile, la chambre retomba dans son grand silence et dans sa paix infinie.
Au milieu de l'antichambre secrète, monsieur Squadra debout, immobile et noir, attendait. Et, comme il constata que Pierre, éperdu dans son étourdissement, passait en oubliant son chapeau sur la console où il l'avait laissé, il prit discrètement ce chapeau, le lui tendit, avec une muette révérence. Puis, sans hâte aucune, du même pas qu'à l'arrivée, il se remit à marcher devant lui, pour le reconduire à la salle Clémentine.
Alors, ce fut, en sens inverse, la même immense promenade, le défilé sans fin au travers des salles interminables. Et toujours pas une âme, pas un bruit, pas un souffle. Dans chaque pièce vide, l'unique lampe, solitaire et comme oubliée, charbonnait, brûlait plus pâle dans plus de silence. Le désert semblait s'être élargi, à mesure que la nuit avançait, noyant d'ombre les rares meubles, épars sous les hauts plafonds dorés, les trônes, les escabeaux de bois, les consoles, les crucifix, les candélabres, qui se répétaient à chaque salle nouvelle. Et ce fut ainsi, après l'antichambre d'honneur dont le damas rougeoyait, la salle des gardes-nobles, endormie dans une légère odeur d'encens, qu'une messe dite le matin y avait laissée; puis, ce furent la salle des Tapisseries, la salle de la garde palatine, la salle des gendarmes; et, dans la salle des bussolanti, qui suivait, le dernier domestique de service, resté sur la banquette, s'y était assoupi d'un si bon sommeil, qu'il ne s'éveilla point. Les pas sonnaient faiblement sur les dalles, étouffés dans l'air morne de ce palais clos, muré de partout ainsi qu'une tombe, envahi à cette heure tardive d'un néant qui le submergeait. Enfin, ce fut la salle Clémentine, que le poste de la garde suisse venait de quitter.
Jusqu'à cette salle, monsieur Squadra n'avait pas tourné la tête. Toujours muet, sans un geste, il s'effaça, laissa passer Pierre, qu'il salua d'une dernière révérence. Ensuite, il disparut.
Et Pierre descendit les deux étages de l'escalier monumental, que les globes dépolis des becs de gaz éclairaient d'une lueur de veilleuse, dans un accablement extraordinaire du silence, depuis que les pas des gardes suisses en faction ne retentissaient plus sur les paliers. Et il traversa la cour Saint-Damase, vide et morte, sous la pâle clarté des lanternes du perron, descendit la scala Pia, l'autre escalier géant, aussi vide, aussi mort dans sa demi-obscurité, franchit enfin la porte de bronze, qu'un portier, derrière lui, roula et ferma d'une poussée lente. Et quel grondement, quel cri farouche de dur métal, sur tout ce que cette porte enfermait là, tant de ténèbres entassées, tant de silence accru, les siècles immobiles que la tradition y perpétuait, les idoles indestructibles des dogmes conservés sous leurs bandelettes de momies, toutes les chaînes qui pèsent et qui lient, tout l'appareil d'étroit servage, de domination souveraine, dont les échos des salles désertes et noires renvoyaient le formidable retentissement!
Sur la place Saint-Pierre, au milieu de cette immensité sombre, il se retrouva seul. Pas un promeneur attardé, pas un être. Émergeant de la vaste mosaïque du petit pavé gris, rien que la haute apparition de l'Obélisque blême, entre les quatre candélabres. La façade de la basilique s'évoquait, elle aussi, d'une pâleur de rêve, élargissant, pareilles à deux bras énormes, les quadruples rangées de piliers de la colonnade, noyées d'obscurité, ainsi que des futaies de pierre. Et rien autre, le dôme n'était qu'une rondeur démesurée, devinée à peine dans le ciel sans lune. Seuls, les jets d'eau des fontaines, qu'on finissait par distinguer comme de grêles fantômes mouvants, mettaient là une voix, un murmure sans fin de triste plainte, venu on ne savait de quelles ténèbres. Ah! la mélancolique grandeur de ce sommeil, toute cette place fameuse, avec le Vatican, avec Saint-Pierre, vus la nuit, noyés d'ombre et de silence! Soudain l'horloge sonna dix heures, d'une cloche si lente et si forte, que jamais heures plus solennelles, plus définitives, n'avaient semblé tomber dans plus d'infini noir et insondable.
Pierre, immobile au milieu de l'étendue, avait tressailli de tout son pauvre être brisé. Eh! quoi, il n'avait causé, là-haut, que trois quarts d'heure à peine, avec le blanc vieillard qui venait de lui arracher toute son âme? Oui, c'était l'arrachement final, la dernière croyance arrachée de son cerveau, de son cœur saignants. L'expérience suprême était faite, un monde en lui avait croulé. Tout d'un coup, il songea à monsignor Nani, en réfléchissant que celui-là seul avait eu raison. On lui disait bien qu'il finirait quand même par faire ce que voudrait monsignor Nani, et il avait maintenant la stupeur de l'avoir fait.
Mais un brusque désespoir le saisit, une détresse si atroce, que, du fond de l'abîme de ténèbres où il était, il leva ses deux bras frémissants dans le vide, il parla tout haut.
—Non, non! vous n'êtes point ici, ô Dieu de vie et d'amour, ô Dieu de salut! et venez donc, apparaissez, puisque vos enfants se meurent de ne savoir ni qui vous êtes ni où vous êtes, dans l'infini des mondes!
Au-dessus de l'immense place, le ciel immense s'étendait, de velours bleu sombre, l'infini muet et bouleversant où palpitaient les constellations. Sur les toitures du Vatican, le Chariot semblait s'être renversé davantage, ses roues d'or comme déviées du droit chemin, son brancard d'or en l'air; tandis que là-bas, sur Rome, du côté de la rue Giulia, Orion allait disparaître, ne montrant déjà plus qu'une seule des trois étoiles d'or qui chamarraient son baudrier.
XV
Pierre ne s'était assoupi qu'au petit jour, brisé d'émotion, brûlant de fièvre. Dès son retour au palais Boccanera, dans la nuit noire, il avait retrouvé l'affreux deuil de la mort de Dario et de Benedetta. Et, vers neuf heures, lorsqu'il se fut réveillé et qu'il eut déjeuné, il voulut descendre tout de suite à l'appartement du cardinal, où l'on avait exposé les corps des deux amants, pour que la famille, les amis, les clients, pussent leur apporter leurs larmes et leurs prières.
Pendant qu'il déjeunait, Victorine, qui ne s'était pas couchée, d'une bravoure active dans son désespoir, venait de lui raconter les événements de la nuit et de la matinée. Donna Serafina, par un respect de prude pour les convenances, avait risqué une nouvelle tentative, voulant qu'on séparât les deux corps. Cette femme nue qui, dans la mort, étreignait si étroitement cet homme dévêtu lui-même, blessait toutes ses pudeurs. Mais il n'était plus temps, la rigidité s'était produite, ce qu'on n'avait pas fait au premier moment ne pouvait plus l'être, sans une horrible profanation. Leur étreinte d'amour était si puissante, qu'il aurait fallu, pour les dénouer l'un de l'autre, arracher leurs chairs, casser leurs membres. Et le cardinal, qui, déjà, n'avait pas permis qu'on troublât leur sommeil, leur union d'éternité, s'était presque querellé avec sa sœur. Sous sa robe de prêtre, il se retrouvait de sa race, fier des passions d'autrefois, des belles amours violentes, des beaux coups de dague, disant que, si la famille comptait deux papes, de grands capitaines, de grands amoureux l'avaient aussi illustrée. Jamais il ne laisserait toucher à ces deux enfants, si purs en leur douloureuse existence, et que la tombe seule avait unis. Il était le maître en son palais, on les coudrait dans le même suaire, on les clouerait dans le même cercueil. Ensuite, le service religieux serait fait à San Carlo, l'église voisine, dont il avait le titre cardinalice, où il était le maître encore. Et, s'il le fallait, il irait jusqu'au pape. Et telle était sa volonté souveraine, exprimée si hautement, que tout le monde dans la maison avait dû s'incliner, sans se permettre un geste ni un souffle.
Alors, donna Serafina s'était occupée de la toilette dernière. Selon l'usage, les domestiques se trouvaient là, Victorine avait aidé la famille, comme la servante la plus ancienne, la plus aimée. Il avait fallu se contenter d'envelopper d'abord les deux amants dans les cheveux dénoués de Benedetta, la chevelure odorante, épaisse et large, ainsi qu'un royal manteau; puis, on les avait vêtus d'un même linceul de soie blanche, serré à leurs cous, qui faisait d'eux un seul être dans la mort. Et, de nouveau, le cardinal avait exigé qu'ils fussent descendus chez lui, qu'on les couchât sur un lit de parade, au milieu de la salle du trône, pour leur rendre un suprême hommage, comme aux derniers du nom, aux deux fiancés tragiques, avec qui la gloire jadis retentissante des Boccanera retournait à la terre. D'ailleurs, donna Serafina s'était rangée tout de suite à ce projet, car elle jugeait peu décent que sa nièce, même morte, fût aperçue dans cette chambre, sur ce lit d'un jeune homme. L'histoire arrangée circulait déjà: le brusque décès de Dario emporté en quelques heures par une fièvre infectieuse; la douleur folle de Benedetta, qui avait expiré sur son corps, en le serrant une dernière fois entre ses bras; et les honneurs royaux qu'on leur rendait, et les belles noces funèbres qu'on leur faisait, allongés tous les deux sur le même lit d'éternel repos. Rome entière, bouleversée par cette histoire d'amour et de mort, n'allait plus, pendant deux semaines, causer d'autre chose.
Pierre serait parti le soir même pour la France, dans sa hâte de quitter cette ville de désastre, où il devait laisser le dernier lambeau de sa foi. Mais il voulait attendre les obsèques, il avait remis son départ au lendemain soir. Et, toute cette journée encore, il la passerait là, dans ce palais qui croulait, près de cette morte qu'il avait aimée, lâchant de retrouver pour elle des prières, au fond de son cœur vide et meurtri.
Quand il fut descendu, sur le vaste palier, devant l'appartement de réception du cardinal, le souvenir lui revint du premier jour où il s'était présenté là. C'était la même sensation d'ancienne pompe princière, dans l'usure et dans la poussière du passé. Les portes des trois immenses antichambres se trouvaient grandes ouvertes; et les salles étaient vides encore, sous les hauts plafonds obscurs, à cause de l'heure matinale. Dans la première, celle des domestiques, il n'y avait que Giacomo en livrée noire, immobile et debout, en face de l'antique chapeau rouge, accroché sous le baldaquin, avec ses glands mangés à demi, parmi lesquels les araignées filaient leur toile. Dans la seconde, celle où le secrétaire se tenait autrefois, l'abbé Paparelli, le caudataire qui remplissait aussi la fonction de maître de chambre, attendait les visiteurs en marchant à petits pas silencieux; et jamais il n'avait plus ressemblé à une très vieille fille en jupe noire, blêmie, ridée par des pratiques trop sévères, avec son humilité conquérante, son air louche de toute-puissance obséquieuse. Enfin, dans la troisième antichambre, l'antichambre noble, où la barrette, posée sur une crédence, faisait face au grand portrait impérieux du cardinal en costume de cérémonie, le secrétaire, don Vigilio, avait quitté sa petite table de travail pour se tenir à la porte de la salle du trône, saluant d'une révérence les personnes qui en passaient le seuil. Et, par cette sombre matinée d'hiver, ces salles apparaissaient plus mornes, plus délabrées, les tentures en lambeaux, les rares meubles ternis de poussière, les vieilles boiseries s'émiettant sous le continu travail des vers, les plafonds seuls gardant leur fastueuse envolée de dorures et de peintures triomphales.
Mais Pierre, que l'abbé Paparelli venait de saluer profondément, d'une façon exagérée, où se sentait l'ironie d'une sorte de congé donné à un vaincu, était surtout saisi par la grandeur triste de ces trois vastes salles en ruine, qui conduisaient, ce jour-là, à cette salle du trône transformée en salle de mort, dans laquelle dormaient les deux derniers enfants de la maison. Quel gala superbe et désolé de la mort, toutes les larges portes ouvertes, tout le vide de ces pièces trop grandes, dépeuplées de leurs anciennes foules, aboutissant au deuil suprême de la fin d'une race! Le cardinal s'était enfermé dans son petit cabinet de travail, où il recevait les membres de la famille, les intimes qui tenaient à lui présenter leurs condoléances; tandis que donna Serafina, de son côté, avait choisi une chambre voisine, pour y attendre les dames amies, dont le défilé allait durer jusqu'au soir. Et Pierre, que Victorine avait renseigné sur ce cérémonial, dut se décider à entrer directement dans la salle du trône, de nouveau salué par une grande révérence de don Vigilio, pâle et muet, qui sembla même ne pas le reconnaître.
Une surprise attendait le prêtre. Il s'était imaginé une chapelle ardente, la nuit complètement faite, des centaines de cierges brûlant autour d'un catafalque, au milieu de la salle tendue de draperies noires. On lui avait dit que l'exposition se faisait là, parce que l'antique chapelle du palais, située au rez-de-chaussée, était fermée depuis cinquante ans, hors d'usage, et que la petite chapelle privée du cardinal se trouvait trop étroite pour une pareille cérémonie. Aussi avait-il fallu improviser un autel dans la salle du trône, où les messes se succédaient depuis le matin. D'ailleurs, des messes devaient également être dites toute la journée dans la chapelle privée; de même qu'on avait installé deux autres autels, un dans une petite pièce voisine de l'antichambre noble, l'autre dans une sorte d'alcôve qui s'ouvrait sur la seconde antichambre; et c'était ainsi que des prêtres, surtout des franciscains, des religieux appartenant aux ordres pauvres, allaient sans interruption et concurremment célébrer le divin sacrifice, sur ces quatre autels. Le cardinal avait voulu que pas un instant le sang divin ne cessât de couler chez lui pour la rédemption des deux âmes chères, envolées ensemble. Dans le palais en deuil, au travers des salles funèbres, les tintements des sonnettes de l'élévation ne s'arrêtaient pas, les murmures frissonnants des paroles latines ne se taisaient pas, les hosties se brisaient, les calices se vidaient continuellement, sans que Dieu pût une seule minute s'absenter de cet air lourd, qui sentait la mort.
Et Pierre, étonné, trouva la salle du trône telle qu'il l'avait vue, le jour de sa première visite. Les rideaux des quatre grandes fenêtres n'avaient pas même été tirés, la sombre matinée d'hiver entrait en une clarté faible, grise et froide. C'étaient encore, sous le plafond de bois sculpté et doré, les tentures rouges des murs, une brocatelle à grandes palmes, mangée par l'usure; et l'ancien trône se trouvait là, le fauteuil retourné contre la muraille, dans l'attente inutile du pape, qui ne venait jamais plus. Seul, l'autel improvisé, dressé à côté de ce trône, changeait un peu l'aspect de la pièce, débarrassée de ses quelques meubles, sièges, tables, consoles. Puis, au milieu, on avait posé sur une marche basse le lit d'apparat, où Benedetta et Dario étaient couchés, dans une jonchée de fleurs. Au chevet du lit, deux cierges simplement, un de chaque côté, brûlaient. Et rien autre, et seulement des fleurs encore, une telle moisson de fleurs, qu'on ne savait dans quel jardin chimérique on avait bien pu la couper, des roses blanches surtout, des gerbes de roses sur le lit, des gerbes de roses s'écroulant du lit, des gerbes de roses couvrant la marche, débordant de la marche jusque sur le dallage magnifique de la salle.
Pierre s'était approché du lit, le cœur bouleversé d'une émotion profonde. Ces deux cierges dont le jour pâle éteignait à demi les petites flammes jaunes, cette continuelle plainte basse de la messe voisine, ce parfum pénétrant des roses qui alourdissait l'air, mettaient une infinie détresse, une lamentation de deuil sans bornes, dans la grande salle surannée et poudreuse. Et pas un geste, pas un souffle, rien autre, par instants, qu'un petit bruit de sanglots étouffés, parmi les quelques personnes qui se trouvaient là. Des domestiques de la maison se relayaient sans cesse, quatre toujours étaient au chevet du lit, debout, immobiles, ainsi que des gardes familiers et fidèles. De temps à autre, l'avocat consistorial Morano, qui s'occupait de tout, depuis le matin, traversait la pièce, l'air pressé, d'un pas silencieux. Et, sur la marche, tous ceux qui entraient venaient s'agenouiller, priaient, pleuraient. Pierre y aperçut trois dames, la face dans leur mouchoir. Un vieux prêtre y était aussi, tremblant de douleur, la tête basse, et dont on ne pouvait distinguer le visage. Mais il fut surtout attendri par la vue d'une jeune fille, vêtue pauvrement, qu'il prit pour une servante, si écrasée par le chagrin sur les dalles, qu'elle n'était plus là qu'une loque de misère et de souffrance.
Alors, à son tour, il s'agenouilla; et, du balbutiement professionnel des lèvres, il tâcha de retrouver le latin des prières consacrées, qu'il avait dites si souvent comme prêtre, au chevet des morts. Son émotion grandissante brouillait sa mémoire, il s'anéantit dans le spectacle adorable et terrible des deux amants, que ses regards ne pouvaient quitter. Sous la jonchée des roses, les corps se distinguaient à peine, dans leur étreinte; mais les deux têtes émergeaient, serrées au cou par le suaire de soie. Et qu'elles étaient belles encore, d'une beauté de passion enfin satisfaite, posées toutes deux sur le même coussin, mêlant leurs chevelures! Benedetta avait gardé sa face divinement rieuse, aimante et fidèle pour l'éternité, exaltée d'avoir rendu son dernier souffle en un baiser d'amour. Dario, en son allégresse dernière, était resté plus douloureux, tel que les marbres des pierres funéraires, que les amoureuses s'épuisent à étreindre vainement. Et ils avaient encore les yeux grands ouverts, plongeant les uns au fond des autres, et ils continuaient à se regarder sans fin, avec une douceur de caresse que jamais rien ne devait plus troubler.
Mon Dieu! était-ce donc vrai qu'il l'avait aimée, cette Benedetta, d'un amour si pur, si dégagé de toute idée d'impossible possession! Et Pierre était remué jusqu'au fond de l'âme par les heures délicieuses qu'il avait passées près d'elle, dans un lien d'une exquise amitié, aussi douce que l'amour. Elle était si belle, si sage, si brûlante de passion! Lui-même avait fait un si beau rêve, animer de sa fraternité libératrice cette admirable créature, à l'âme de feu, aux airs indolents, en laquelle il revoyait toute l'ancienne Rome, qu'il aurait voulu réveiller et conquérir à l'Italie de demain. Il rêvait de la catéchiser, de lui élargir le cœur et le cerveau, en lui donnant l'amour des petits et des pauvres, le flot de pitié d'aujourd'hui pour les choses et pour les êtres. Maintenant, cela l'aurait fait un peu sourire, s'il n'avait pas débordé de larmes. Comme elle s'était montrée charmante, en s'efforçant de le contenter, malgré les obstacles invincibles, la race, l'éducation, le milieu, qui l'empêchaient de le suivre! Elle était une écolière docile, mais incapable de progrès véritable. Un jour pourtant, elle avait semblé se rapprocher, de lui, comme si la souffrance lui ouvrait l'âme à toutes les charités. Puis, l'illusion du bonheur était venue, et elle n'avait plus rien compris à la misère des autres, elle s'en était allée dans l'égoïsme de son espoir et de sa joie, à elle. Était-ce donc, grand Dieu! que cette race, condamnée à disparaître, devait finir ainsi, si belle encore parfois, si adorée, mais si fermée à l'amour des humbles, à la loi de charité et de justice, qui, en réglementant le travail, pouvait seule désormais sauver le monde?
Puis, ce fut chez Pierre une autre désolation encore, qui le laissa balbutiant, sans prières précises. Il venait de songer au coup de violence qui avait emporté les deux enfants, dans une revanche foudroyante de la nature. Quelle dérision d'avoir promis à la Vierge de ne faire le cadeau de sa virginité qu'au mari élu, de s'être fait saigner sous ce serment, comme sous un cilice, pendant son existence entière, pour en venir à se jeter dans la mort, au cou de l'amant, éperdue de regrets, brûlante de se donner toute! Et elle s'était donnée avec l'emportement d'une protestation dernière, et il avait suffi du fait brutal de la séparation menaçante, l'avertissant de la duperie, la ramenant à l'instinct de l'universel amour. C'était encore une fois l'Église vaincue, le grand Pan, semeur des germes, rassemblant les couples de son geste continu de fécondité. Si, lors de la Renaissance, l'Église n'avait pas croulé sous l'assaut des Vénus et des Hercules exhumés du vieux sol romain, la lutte continuait aussi âpre, et à chaque heure les peuples nouveaux, débordants de sève, affamés de vie, en guerre contre une religion qui n'était qu'un appétit de la mort, menaçaient d'emporter l'ancien édifice catholique, dont les murs déjà croulaient de vieillesse inféconde.
Et, à ce moment. Pierre eut la sensation que la mort de cette Benedetta adorable était pour lui le suprême désastre. Il la regardait toujours, et des larmes brûlèrent ses yeux. Elle achevait d'emporter sa chimère. Comme la veille, au Vatican, devant le pape, il sentait s'effondrer sa dernière espérance, la résurrection tant souhaitée de la vieille Rome, en une Rome de jeunesse et de salut. Cette fois, c'était bien la fin: Rome la catholique, la princière, était morte, couchée là, telle qu'un marbre, sur ce lit funèbre. Elle n'avait pu aller aux humbles, aux souffrants de ce monde, elle venait d'expirer dans le cri impuissant de sa passion égoïste, quand il était trop tard pour aimer et enfanter. Jamais plus elle ne ferait d'enfants, la vieille maison romaine était vide désormais, stérile, sans réveil possible. Pierre, dont la chère morte laissait l'âme veuve, en deuil d'un si grand rêve, éprouvait une telle douleur à la voir ainsi immobile et glacée, qu'il se sentit défaillir. Était-ce le jour livide, étoilé par les taches jaunes des deux cierges, qui lui troublait la vue, le parfum des roses, alourdi dans l'air de mort, qui le grisait comme d'une ivresse, le sourd murmure continu de l'officiant en train d'achever sa messe, derrière lui, qui bourdonnait dans son crâne, en l'empêchant de retrouver ses prières? Il craignit de tomber en travers de la marche, il se releva péniblement et s'écarta.
Puis, comme il se réfugiait au fond de l'embrasure d'une fenêtre, pour se remettre, il eut l'étonnement de rencontrer là Victorine, assise sur une banquette, qu'on y avait à demi dissimulée. Elle avait des ordres de donna Serafina, elle veillait de ce coin sur ses deux chers enfants, ainsi qu'elle les nommait, en ne quittant pas des yeux les personnes qui entraient et qui sortaient. Tout de suite, elle fit asseoir le jeune prêtre, lorsqu'elle le vit si pâle, près de s'évanouir.
—Ah! dit-il très bas, lorsqu'il eut longuement respiré, qu'ils aient au moins la joie d'être ensemble ailleurs, de revivre une autre vie, dans un autre monde!
Elle haussa doucement les épaules, elle répondit à voix très basse, elle aussi:
—Oh! revivre, monsieur l'abbé, pourquoi faire? Quand on est mort, allez! le mieux est encore d'être mort et de dormir. Les pauvres enfants ont eu assez de peines sur la terre, il ne faut pas leur souhaiter de recommencer ailleurs.
Ce mot si naïf et si profond d'illettrée incroyante fit passer un frisson dans les os de Pierre. Et lui dont les dents avaient parfois claqué de terreur, la nuit, à la brusque évocation du néant! Il la trouvait héroïque de n'être pas troublée par les idées d'éternité et d'infini. Ah! si tout le monde avait eu cette tranquille irréligion, cette insouciance si sage, si gaie, du petit peuple incrédule de France, quel calme soudain parmi les hommes, quelle vie heureuse!
Et, comme elle le sentait qui frémissait ainsi, elle ajouta:
—Que voulez-vous donc qu'il y ait après la mort? On a bien mérité de dormir, c'est encore ce qu'il y a de plus désirable et de plus consolant. Si Dieu avait à récompenser les bons et à punir les méchants, il aurait vraiment trop à faire. Est-ce que c'est possible, un pareil jugement? Est-ce que le bien et le mal ne sont pas dans chacun, à ce point mêlés, que le mieux serait encore d'acquitter tout le monde?
—Mais, murmura-t-il, ces deux-là, si aimables, si aimés, n'ont pas vécu, et pourquoi ne pas se donner la joie de croire qu'ils revivent, récompensés ailleurs, aux bras l'un de l'autre, éternellement?
De nouveau, elle secoua la tête.
—Non, non!... Je le disais bien, que ma pauvre Benedetta avait tort de se martyriser avec des idées de l'autre monde, en se refusant à son amoureux, qu'elle désirait tant. Moi, si elle avait voulu, je le lui aurais amené dans sa chambre, son amoureux, et sans maire, et sans curé encore! C'est si rare, le bonheur! On a tant de regret, plus tard, quand il n'est plus temps!... Et voilà toute l'histoire de ces deux pauvres mignons. Il n'est plus temps pour eux, ils sont morts, et on a beau mettre les amoureux dans les étoiles, voyez-vous, quand ils sont morts, ils le sont bien, ça ne leur fait plus ni chaud ni froid, de s'embrasser!
A son tour, elle était reprise par les larmes, elle sanglotait.
—Les pauvres petits! les pauvres petits! dire qu'ils n'ont pas eu seulement une nuit gentille, et que c'est maintenant la grande nuit qui ne finira plus!... Regardez-les donc, comme ils sont blancs! et pensez-vous à cela, quand il ne restera que les os de leurs deux têtes, sur le coussin, et que les os seuls de leurs bras se serreront encore?... Ah! qu'ils dorment, qu'ils dorment! au moins ils ne savent plus, ils ne sentent plus!
Un long silence retomba. Pierre, dans le frisson de son doute, dans son désir anxieux de survie, la regardait, cette femme dont les curés ne faisaient pas l'affaire, qui avait gardé son franc-parler de Beauceronne, l'air si paisible et si content du devoir accompli, en son humble situation de servante, perdue depuis vingt-cinq ans au milieu d'un pays de loups, où elle n'avait pas même pu apprendre la langue. Oh! oui, être comme elle, avoir son bel équilibre de créature saine et bornée qui se contentait de la terre, qui se couchait pleinement satisfaite le soir, lorsqu'elle avait rempli son labeur du jour, quitte à ne se réveiller jamais!
Mais Pierre, en reportant les yeux vers le lit funèbre, venait de reconnaître le vieux prêtre, agenouillé sur la marche, et dont la tête basse, accablée de douleur, ne lui avait point permis de distinguer les traits.
—N'est-ce pas l'abbé Pisoni, le curé de Sainte-Brigitte, où j'ai dit quelques messes? Ah! le pauvre homme, comme il pleure!
Victorine répondit de sa voix tranquille et navrée:
—Il y a de quoi. Le jour où il s'est avisé de marier ma pauvre Benedetta au comte Prada, il a fait vraiment un beau coup. Tant d'abominations ne seraient pas arrivées, si on avait donné tout de suite son Dario à la chère enfant. Mais ils sont tous fous dans cette bête de ville, avec leur politique; et celui-ci, qui est pourtant un si brave homme, croyait avoir fait un vrai miracle et sauvé le monde, en mariant le pape et le roi, comme il disait avec un rire doux de vieux savant qui n'a jamais aimé que les vieilles pierres: vous savez bien, leurs antiquailles, leurs idées patriotiques d'il y a cent mille ans. Et vous voyez, aujourd'hui, il pleure toutes les larmes de son corps... L'autre aussi est venu, il n'y a pas vingt minutes, le père Lorenza, le Jésuite, celui qui a été le confesseur de la contessina, après l'abbé Pisoni, et qui a défait ce que ce dernier avait fait. Oui, un bel homme, un beau gâcheur de besogne encore, un empêcheur d'être heureux, avec toutes les complications sournoises qu'il a mises dans l'histoire du divorce... J'aurais voulu que vous fussiez là, pour voir la façon dont il a fait un grand signe de croix, après s'être mis à genoux. Il n'a pas pleuré, lui, ah! non, et il semblait dire que, puisque les choses finissaient si mal, c'était que Dieu s'était finalement retiré de toute cette affaire. Tant pis pour les morts!
Elle parlait doucement, sans arrêt, comme soulagée de pouvoir se vider le cœur, après les terribles heures de bousculade et d'étouffement, qu'elle vivait depuis la veille.
—Et celle-ci, reprit-elle plus bas, vous ne la reconnaissez donc point?
Elle désignait du regard la jeune fille pauvrement vêtue, qu'il avait prise pour une servante, et que le chagrin, une détresse affreuse, écrasait sur les dalles, devant le lit. Dans un mouvement d'éperdue souffrance, elle venait de relever, de renverser la tête, une tête d'une beauté extraordinaire, noyée dans la plus admirable des chevelures noires.
—La Pierina! dit-il. La pauvre fille!
Victorine eut un geste de pitié et de tolérance.
—Que voulez-vous? je lui ai permis de monter jusqu'ici... Je ne sais comment elle a pu apprendre le malheur. Il est vrai qu'elle rôde toujours autour du palais. Alors, elle m'a fait appeler, en bas, et si vous l'aviez entendue me supplier, me demander avec de gros sanglots la grâce de voir son prince une fois encore!... Mon Dieu! elle ne fait de mal à personne, là, par terre, à les regarder tous les deux, de ses beaux yeux d'amoureuse, pleins de larmes. Elle y est depuis une demi-heure, je m'étais promis de la faire sortir, si elle ne se conduisait pas bien. Mais, puisqu'elle est sage, qu'elle ne bouge seulement pas, ah! qu'elle reste donc et qu'elle s'emplisse le cœur pour la vie entière!
Et c'était, en vérité, un spectacle sublime, que cette Pierina, cette fille d'ignorance, de passion et de beauté, foudroyée de la sorte, anéantie, au bas de la couche nuptiale, où les deux amants enlacés dormaient, dans la mort, leur première et éternelle nuit. Elle s'était affaissée sur les talons, elle avait laissé tomber ses bras trop lourds, les mains ouvertes; et, la face levée, immobile, comme figée en une extase d'agonie, elle ne quittait plus du regard le couple adorable et tragique. Jamais visage humain n'avait paru si beau, d'une splendeur de souffrance et d'amour si éclatante, la Douleur antique, mais toute frémissante de vie, avec son front royal, ses joues de grâce fière, sa bouche de perfection divine. A quoi pensait-elle, de quoi souffrait-elle, en regardant fixement son prince, à jamais dans les bras de sa rivale? Était-ce donc une jalousie sans fin possible qui glaçait le sang de ses veines? Était-ce plutôt la seule souffrance de l'avoir perdu, de se dire qu'elle le voyait pour la dernière fois, sans haine contre cette autre femme qui tâchait vainement de le réchauffer, contre sa chair, aussi froide que la sienne? Ses yeux noyés restaient doux pourtant, ses lèvres amères gardaient leur tendresse. Elle les trouvait si purs, si beaux, couchés parmi cette jonchée de fleurs! Et, dans sa beauté à elle, sa beauté de reine qui s'ignore, elle était là sans souffle, en humble servante, en esclave amoureuse, dont ses maîtres, en mourant, ont arraché et emporté le cœur.
Sans cesse, maintenant, des personnes entraient d'un pas ralenti, avec des visages de deuil, s'agenouillaient, priaient pendant quelques minutes, puis sortaient, de la même allure muette et désolée. Et Pierre eut un serrement de cœur, quand il vit arriver ainsi la mère de Dario, la toujours belle Flavia, accompagnée correctement de son mari, le beau Jules Laporte, l'ancien sergent de la garde suisse dont elle avait fait un marquis Montefiori. Prévenue dès la mort, elle était venue la veille au soir. Mais elle revenait d'un air de cérémonie, en grand deuil, superbe dans tout ce noir, qui allait très bien à sa majesté de Junon un peu forte. Lorsqu'elle se fut approchée royalement du lit, elle resta un instant debout, avec deux larmes au bord des paupières, qui ne coulaient pas. Puis, au moment de se mettre à genoux, elle s'assura que Jules était bien à son côté, elle lui commanda d'un coup d'œil de s'agenouiller aussi, près d'elle. Tous deux s'inclinèrent au bord de la marche, restèrent là en prière le temps convenable, elle très digne et accablée, lui beaucoup mieux qu'elle encore, d'une désolation parfaite d'homme qui n'était déplacé dans aucune des circonstances de la vie, même les plus graves. Ensuite, tous les deux se relevèrent, disparurent avec lenteur par la porte des appartements, où le cardinal et donna Serafina recevaient la famille et les intimes.
Cinq dames entrèrent à la file, tandis que deux capucins et l'ambassadeur d'Espagne près du Saint-Siège sortaient. Et Victorine, qui se taisait depuis quelques minutes, reprit soudain:
—Ah! voici la petite princesse, et bien affligée, elle qui aimait tant notre Benedetta!
Pierre, en effet, vit entrer Celia, qui avait pris le deuil, elle aussi, pour cette visite d'abominable adieu. Derrière elle, la femme de chambre, dont elle s'était fait accompagner, tenait, dans chacun de ses bras, une gerbe énorme de roses blanches.
—La chère petite! murmura encore Victorine, elle qui voulait que ses noces avec son Attilio se fissent en même temps que les noces des deux pauvres morts dont les amours maintenant reposent là! Et ce sont eux qui l'ont devancée, elles sont faites, leurs noces, ils la dorment déjà, leur première nuit!
Tout de suite, Celia s'était agenouillée, avait fait le signe de la croix. Mais, visiblement, elle ne priait pas, elle regardait les deux chers amants, dans la stupeur désespérée de les retrouver si blancs, si froids, d'une beauté de marbre. Eh quoi! quelques heures avaient suffi, la vie s'en était allée, jamais plus les lèvres ne se baiseraient? Elle les revoyait encore, au milieu de ce bal de l'autre nuit, si éclatants, si triomphants de vivant amour! Une protestation furieuse montait de son jeune cœur, ouvert à la vie, avide de joie et de soleil, en révolte contre l'imbécile mort. Et cette colère, cet effroi, cette douleur en face du néant, où toute passion se glace, se lisaient sur son visage ingénu de lis candide et fermé. Jamais sa bouche d'innocence aux lèvres closes sur les dents blanches, jamais ses yeux d'eau de source, clairs et sans fond, n'avaient exprimé plus d'insondable mystère, la vie de passion qu'elle ignorait, où elle entrait, et qui se heurtait, dès le seuil, à ces deux morts tendrement aimés, dont la perte lui bouleversait l'âme.
Doucement, elle ferma les yeux, elle tâcha de prier, tandis que de grosses larmes, maintenant, coulaient de ses paupières abaissées. Un temps s'écoula, au milieu du silence frissonnant, que troublaient seuls les petits bruits de la messe voisine. Elle se leva enfin, se fit donner par la femme de chambre les deux gerbes de roses blanches, qu'elle voulait déposer elle-même sur le lit. Debout sur la marche, elle hésita, finit par les mettre à droite et à gauche du coussin où reposaient les deux têtes, comme si elle les eût couronnées de ces fleurs, les mêlant à leurs cheveux, embaumant leurs jeunes fronts de ce parfum si doux et si fort. Mais, les mains vides, elle ne s'en allait pas, elle demeurait là, tout près, penchée sur eux, tremblante, cherchant ce qu'elle pourrait bien leur dire encore, leur laisser d'elle, à jamais. Et elle trouva, elle se pencha davantage, elle mit deux longs baisers, toute son âme profonde d'amoureuse, sur les fronts glacés de l'époux et de l'épouse.
—Ah! la brave petite! dit Victorine, dont les larmes coulèrent. Vous avez vu, elle les a baisés, et personne n'a songé encore à cela, pas même la mère... Ah! le brave petit cœur, c'est pour sûr qu'elle a pensé à son Attilio!
En se retournant pour descendre de la marche, Celia venait d'apercevoir la Pierina, toujours à demi renversée, dans son adoration douloureuse et muette. Elle la reconnut, elle s'apitoya surtout, lorsqu'elle la vit reprise de si gros sanglots, que tout son corps, ses hanches et sa gorge de déesse, en étaient secoués affreusement. Cette peine d'amour la bouleversa, telle qu'un désastre où sombrait tout le reste. On l'entendit dire à demi-voix, d'un ton d'infinie pitié:
—Ma chère, calmez-vous, calmez-vous... Je vous en prie, soyez plus raisonnable, ma chère.
Puis, comme la Pierina, saisie d'être ainsi plainte et secourue, sanglotait plus fort, au point de faire scandale, Celia la releva, la soutint entre ses deux bras, de crainte qu'elle ne tombât par terre. Et elle l'emmena dans une fraternelle étreinte, ainsi qu'une sœur de tendresse et de désespoir, elle la fit sortir de la salle, en lui prodiguant les plus douces paroles.
—Suivez-les donc, allez donc voir ce qu'elles deviennent, dit Victorine à Pierre. Moi, je ne veux pas bouger d'ici, ça me tranquillise de les veiller, ces chers enfants.
A l'autel improvisé, un autre prêtre, un capucin, commençait une autre messe; et, de nouveau, la sourde psalmodie latine reprit, tandis que, de la salle prochaine, venaient les coups de sonnette de l'élévation, dans l'indistinct bourdonnement de la messe d'à côté. Le parfum des fleurs augmentait, se faisait plus lourd, d'une caresse de vertige, au milieu de l'air immobile et morne de la vaste salle. Au fond, les domestiques, ainsi que pour une réception de gala, ne bougeaient point. Et, devant le lit de parade, que les deux cierges pâles étoilaient, le défilé de deuil continuait sans bruit, des femmes, des hommes, qui étouffaient là un instant, puis qui s'en allaient, en emportant l'inoubliable vision des deux amants tragiques, dormant leur éternel sommeil.
Pierre rejoignit Celia et la Pierina dans l'antichambre noble, où se tenait don Vigilio. On y avait apporté, en un coin, les quelques sièges de la salle du trône, et la petite princesse venait de forcer l'ouvrière à s'asseoir sur un fauteuil, pour qu'elle se remît un peu. Elle était en extase devant elle, ravie de la trouver si belle, plus belle que toutes, comme elle disait. Puis, elle reparla des deux chers morts qui lui avaient semblé bien beaux, eux aussi, d'une beauté superbe et douce, extraordinaire. Elle en restait transportée d'admiration, au milieu de ses larmes. En faisant causer la Pierina, le prêtre sut que Tito, son frère, était à l'hôpital, en grand danger, le flanc troué d'un coup de couteau terrible; et la misère avait grandi, affreuse, aux Prés du Château, depuis le commencement de l'hiver. C'étaient pour tout le monde de grands chagrins, ceux que la mort emportait devaient se réjouir. Mais Celia, d'un geste d'invincible espoir, écartait la souffrance, la mort elle-même.
—Non, non, il faut vivre. Et, ma chère, ça suffit d'être belle pour vivre... Allons, ma chère, ne restez pas ici, ne pleurez plus, vivez pour la joie d'être belle.
Elle l'emmena, et Pierre demeura sur un des fauteuils, envahi d'une telle tristesse lasse, qu'il aurait voulu ne plus bouger. Don Vigilio, debout, continuait à saluer chaque visiteur d'une révérence. Dans la nuit, il avait eu un accès de fièvre, il en grelottait encore, très jaune, les yeux brûlants et inquiets. Et il jetait sur Pierre de continuels regards, comme dévoré du désir de lui parler; mais la terreur d'être vu de l'abbé Paparelli, par la porte grande ouverte de l'antichambre voisine, combattait sans doute ce désir, car il ne cessait aussi de guetter le caudataire. Enfin, celui-ci dut s'absenter un moment, don Vigilio s'approcha du prêtre.
—Vous avez vu Sa Sainteté hier soir.
Stupéfait, Pierre le regarda.
—Oh! tout se sait, je vous l'ai déjà dit... Et qu'avez-vous fait? Vous avez purement et simplement retiré votre livre, n'est-ce pas?
La stupeur grandissante du prêtre le renseigna, sans qu'il lui laissât même le temps de répondre.
—Je m'en doutais, mais je tenais à en avoir la certitude... Ah! que tout cela est bien leur œuvre! Me croyez-vous maintenant, êtes-vous convaincu que ceux qu'ils n'empoisonnent pas, ils les étouffent?
Il devait parler des Jésuites. Prudemment, il allongea la tête, s'assura que l'abbé Paparelli n'était point de retour.
—Et monsignor Nani, que vient-il de vous dire?
—Pardon, finit par répondre Pierre, je n'ai pas encore vu monsignor Nani.
—Ah! je croyais... Il a passé par cette salle, avant votre arrivée. Si vous ne l'avez pas vu dans la salle du trône, c'est qu'il a dû se rendre près de donna Serafina et de Son Éminence, pour les saluer. Il va sûrement repasser par ici, vous allez le voir.
Puis, avec son amertume de faible, toujours terrorisé et vaincu:
—Je vous avais bien prédit que vous finiriez par faire ce qu'il voudrait.
Mais il crut entendre le léger piétinement de l'abbé Paparelli, il revint vivement à sa place, salua de sa révérence deux vieilles dames qui se présentaient. Et Pierre, resté assis, accablé, les yeux à demi clos, vit se dresser enfin la figure de Nani, dans sa réalité d'intelligence et de diplomatie souveraines. Il se rappelait ce que don Vigilio, pendant la fameuse nuit des confidences, lui avait dit de cet homme bien trop adroit pour s'être marqué d'une robe impopulaire, prélat charmant d'ailleurs, connaissant à fond le monde par ses fonctions successives dans les nonciatures et au Saint-Office, mêlé à tout, documenté sur tout, une des têtes, un des cerveaux de la moderne armée noire, dont l'opportunisme entend ramener le siècle à l'Église. Et, brusquement, la lumière totale se faisait en lui, il comprenait par quelle souple et admirable tactique cet homme l'avait amené à l'acte qu'il voulait obtenir de sa libre volonté apparente, le retrait pur et simple de son livre. C'était d'abord une contrariété vive, à la nouvelle qu'on poursuivait le volume, une soudaine inquiétude qu'on ne jetât l'auteur exalté dans quelque révolte fâcheuse; et c'était aussitôt le plan arrêté, les renseignements pris sur ce jeune prêtre capable de schisme, son voyage provoqué à Rome, l'invitation qu'on lui avait faite de descendre dans un antique palais, dont les murs eux-mêmes allaient le glacer et l'instruire. Puis, c'étaient, dès lors, les obstacles sans cesse renaissants, la façon de prolonger son séjour en l'empêchant de voir le pape, en lui promettant de lui obtenir l'audience tant désirée, lorsque l'heure serait venue, après l'avoir promené partout, l'avoir heurté contre tout, de monsignor Fornaro au père Dangelis, du cardinal Sarno au cardinal Sanguinetti. C'était, enfin, ébranlé par les choses et par les hommes, lassé, écœuré, rendu à son doute, l'audience à laquelle on le préparait depuis trois mois, cette visite au pape qui devait achever de tuer en lui son rêve. Maintenant, il revoyait Nani, avec son fin sourire, ses yeux clairs de savant politique qui s'amusait à une expérience, il l'entendait lui répéter de sa voix légèrement railleuse que c'était une véritable grâce de la Providence, si ces retards lui permettaient de visiter Rome, de réfléchir, de comprendre, toute une instruction, toute une éducation qui lui éviteraient bien des fautes. Et lui qui était arrivé avec son enthousiasme d'apôtre, brûlant de se battre, jurant que jamais il ne retirerait son livre! N'était-ce pas la plus délicate des diplomaties, et la plus profonde, que d'avoir ainsi brisé son sentiment contre sa raison, en faisant appel à son intelligence pour qu'elle supprimât, sans lutte scandaleuse, l'œuvre inutile et fausse, sortie d'elle-même, dès qu'elle se serait rendu compte, devant la Rome réelle, du ridicule énorme qu'il y avait à rêver une Rome nouvelle?
A ce moment, Pierre aperçut monsignor Nani qui venait de la salle du trône, et il n'éprouva pas le sentiment d'irritation et de rancune auquel il s'attendait. Au contraire, il fut heureux, lorsque le prélat, l'ayant vu à son tour, s'approcha et lui tendit la main. Mais celui-ci ne souriait pas comme à son habitude, il avait l'air très grave, douloureusement frappé.
—Ah! mon cher fils, quelle épouvantable catastrophe! Je sors de chez Son Excellence, elle est dans les larmes. C'est horrible, horrible!
Il s'assit sur un des sièges, en invitant le prêtre à se rasseoir lui-même, et il resta silencieux un moment, las d'émotion sans doute, ayant besoin de ces quelques minutes de repos, sous le poids des réflexions qui assombrissaient visiblement son clair visage. Puis, d'un geste, il parut vouloir écarter cette ombre, il retrouva son aimable obligeance.
—Eh bien! mon cher fils, vous avez vu Sa Sainteté?
—Oui, monseigneur, hier soir, et je vous remercie de la grande bonté que vous avez mise à satisfaire mon désir.
Nani le regardait fixement, tandis que le sourire invincible remontait à ses lèvres.
—Vous me remerciez... Je vois bien que vous avez été sage, en faisant votre soumission entière aux pieds de Sa Sainteté. J'en étais certain, je n'attendais pas moins de votre belle intelligence. Mais vous me rendez tout de même très heureux, car je suis ravi de constater que je ne m'étais pas trompé sur votre compte.
Il s'abandonnait, il ajouta:
—Jamais je n'ai discuté avec vous. A quoi bon? puisque les faits étaient là pour vous convaincre. Et, maintenant que vous avez retiré votre livre, toute discussion serait plus inutile encore... Pourtant, réfléchissez donc que, s'il était en votre puissance de ramener l'Église à ses débuts, à cette communauté chrétienne dont vous avez tracé une si délicieuse peinture, l'Église ne pourrait qu'évoluer de nouveau dans la voie où Dieu l'a une première fois conduite; de sorte que, au bout du même nombre de siècles, elle se retrouverait exactement où elle en est aujourd'hui... Non! Dieu a bien fait ce qu'il faisait, l'Église telle qu'elle est doit gouverner le monde tel qu'il est, c'est à elle seule de savoir comment elle finira par établir solidement son règne ici-bas. Et voilà pourquoi votre attaque contre le pouvoir temporel était une faute impardonnable, un crime, car en dépossédant la papauté de son domaine, vous la livrez à la merci des peuples... Votre religion nouvelle n'est que l'écroulement final de toute religion, l'anarchie morale, la liberté du schisme, en un mot la destruction de l'édifice divin, ce catholicisme séculaire, si prodigieux de sagesse et de solidité, qui a suffi au salut des hommes jusqu'ici, qui peut seul les sauver demain et toujours.
Pierre le sentit sincère, pieux, d'une foi vraiment inébranlable, aimant l'Église en fils reconnaissant, convaincu qu'elle était la plus belle, la seule des organisations sociales capables de rendre l'humanité heureuse. Et, s'il entendait gouverner le monde, c'était sans doute pour la joie dominatrice de le gouverner, mais aussi dans la certitude que personne ne le gouvernerait mieux que lui.
—Oh! certainement, on peut discuter sur les moyens, et je les veux affables pour mon compte, aussi humains qu'il se pourra, tout de conciliation avec le siècle qui paraît nous échapper, justement parce qu'il y a un simple malentendu, entre lui et nous. Mais nous le ramènerons, j'en suis sûr... Et voilà pourquoi, mon cher fils, je suis si content de vous voir rentrer au bercail, pensant comme nous, prêt à lutter avec nous, n'est-ce pas?
Le prêtre retrouvait là tous les arguments de Léon XIII lui-même. Voulant éviter de répondre directement, désormais sans colère, mais sentant toujours la plaie vive de son rêve arraché, il s'inclina de nouveau, ralentissant la voix pour en cacher l'amer tremblement.
—Je vous dis encore, monseigneur, combien je vous remercie de m'avoir opéré de mes vaines illusions, d'une main si habile de parfait chirurgien. Demain, quand je ne souffrirai plus, je vous en garderai une éternelle gratitude.
Monsignor Nani continuait à le regarder, avec son sourire. Il entendait bien que ce jeune prêtre restait à l'écart, était une force vive perdue pour l'Église. Que ferait-il le lendemain? Quelque autre sottise sans doute. Mais le prélat devait se contenter de l'avoir aidé à réparer la première, ne pouvant prévoir l'avenir. Et il eut un joli geste, comme pour dire que chaque jour suffisait à sa tâche.
—Me permettez-vous de conclure? mon cher fils, dit-il enfin. Soyez sage, votre bonheur de prêtre et d'homme est dans l'humilité. Vous serez affreusement malheureux, si vous employez contre Dieu l'admirable intelligence que Dieu vous a donnée.
Puis, d'un geste encore, il écarta toute cette affaire, bien finie, dont il n'y avait plus à s'occuper. Et l'autre affaire revint l'assombrir, celle qui s'achevait elle aussi, mais si tragiquement, par la mort foudroyante de ces deux enfants endormis là, dans la salle voisine.
—Ah! reprit-il, cette pauvre princesse, ce pauvre cardinal, ils m'ont bouleversé le cœur! Jamais catastrophe ne s'est abattue plus cruellement sur une maison... Non, non, c'est trop! le malheur va trop loin, l'âme en est révoltée!
Mais, à ce moment, un bruit de voix vint de la seconde antichambre, et Pierre eut la surprise de voir passer le cardinal Sanguinetti, que l'abbé Paparelli amenait avec un redoublement d'obséquiosité.
—Si Votre Éminence a l'extrême bonté de me suivre, je vais la conduire moi-même.
—Oui, je suis arrivé hier soir de Frascati, et quand j'ai su la triste nouvelle, j'ai voulu tout de suite apporter mes regrets et mes consolations.
—Que Votre Éminence daigne s'arrêter un instant près des corps, et je la conduirai ensuite à Son Éminence.
—C'est cela, je désire qu'on sache bien la part immense que je prends au deuil qui frappe cette illustre maison.
Il disparut dans la salle du trône, et Pierre resta béant de cette tranquille audace. Il ne l'accusait certainement pas de complicité directe avec Santobono, il n'osait mesurer jusqu'où pouvait aller sa complicité morale. Mais, à le voir passer de la sorte, le front si haut, la parole si nette, il avait eu la conviction brusque, certaine, qu'il savait. Comment? par qui? il n'aurait pu le dire. Sans doute comme les crimes se savent, dans ces dessous ténébreux, entre gens intéressés à savoir. Et il demeurait glacé de la façon hautaine dont cet homme se présentait, pour arrêter les soupçons peut-être, pour faire sûrement un acte de bonne politique, en donnant à son rival un public témoignage d'estime et de tendresse.
—Le cardinal, ici! ne put-il s'empêcher de murmurer.
Monsignor Nani, qui suivait l'ombre des pensées de Pierre dans ses yeux d'enfance, où tout se lisait, affecta de se tromper sur le sens de cette exclamation.
—Oui, j'avais appris, en effet, qu'il était rentré à Rome depuis hier soir. Il a tenu à ne pas s'absenter davantage, le Saint-Père allant mieux et pouvant avoir besoin de lui.
Bien que cela fût dit d'un air d'innocence parfaite, Pierre ne s'y méprit pas un instant. Et, à son tour, ayant regardé le prélat, il fut convaincu que lui aussi savait. Tout d'un coup, l'affaire lui apparaissait dans sa complication terrible, dans la férocité que lui avait donnée le destin. Nani, ancien familier du palais Boccanera, n'était point sans cœur, aimait sûrement Benedetta d'une affection charmée par tant de beauté et de grâce. On pouvait expliquer ainsi la façon victorieuse dont il avait fini par faire prononcer l'annulation du mariage. Mais, à entendre don Vigilio, ce divorce obtenu à prix d'argent et sous la pression des influences les plus notoires, était simplement un scandale, traîné d'abord par lui en longueur, précipité ensuite vers une solution retentissante, dans l'unique but de déconsidérer le cardinal et de l'écarter de la tiare, à la veille du conclave que tout le monde croyait prochain. Et, d'ailleurs, il semblait hors de doute que le cardinal, intransigeant, sans diplomatie aucune, ne pouvait être le candidat de Nani, si souple, si désireux d'entente universelle; de sorte que le long travail de ce dernier dans cette maison, tout en aidant au bonheur de la chère contessina, n'avait pu être que la destruction lente, ininterrompue, de la brûlante ambition de la sœur et du frère, ce troisième pape triomphal que leur antique famille devait donner à l'Église. Seulement, s'il avait toujours voulu cela, s'il avait même un instant combattu pour le cardinal Sanguinetti, mettant en lui son espoir, jamais il ne s'était imaginé qu'on irait jusqu'au crime, à cette abomination imbécile d'un poison qui se trompait d'adresse et frappait des innocents. Non, non! comme il le disait, c'était trop, l'âme en était révoltée. Il se servait d'armes plus douces, une telle brutalité le répugnait, l'indignait; et son visage, si rose et si soigné, gardait encore la gravité de sa révolte, devant le cardinal en larmes et ces deux tristes amants foudroyés à sa place.
Pierre, croyant que le cardinal Sanguinetti était toujours le candidat secret du prélat, restait quand même tourmenté par l'idée de savoir jusqu'où allait la complicité morale de ce dernier, dans l'exécrable aventure. Il reprit la conversation.
—On dit Sa Sainteté fâchée avec Son Éminence le cardinal Sanguinetti. Naturellement, le pape régnant ne peut voir d'un très bon œil le pape futur.
Monsignor Nani s'égaya un instant, en toute franchise.
—Oh! le cardinal s'est fâché et raccommodé trois ou quatre fois avec le Vatican. Et, en tout cas, le Saint-Père n'a pas à montrer de jalousie posthume, il sait qu'il peut faire un très bon accueil à Son Éminence.
Puis, il regretta d'avoir exprimé ainsi une certitude, il se reprit.
—Je plaisante, Son Éminence est tout à fait digne de la haute fortune qui l'attend peut-être.
Mais Pierre était fixé, le cardinal Sanguinetti n'était certainement plus le candidat de monsignor Nani. Sans doute le trouvait-il trop usé par son ambition impatiente, trop dangereux aussi par les alliances équivoques qu'il avait conclues, dans sa fièvre, avec tous les mondes, même avec la jeune Italie patriote. Et la situation s'éclairait, le cardinal Sanguinetti et le cardinal Boccanera s'entre-dévoraient, se supprimaient l'un l'autre: l'un sans cesse en intrigues, ne reculant devant aucun compromis, rêvant de reconquérir Rome par la voie des élections; l'autre immobile et debout dans son intransigeance, excommuniant le siècle, attendant de Dieu seul le miracle qui devait sauver l'Église. Pourquoi ne pas laisser les deux théories, ainsi mises face à face, se détruire, avec ce qu'elles avaient d'extrême et d'inquiétant? Si Boccanera avait échappé au poison, il n'en était pas moins atteint par la tragique aventure, désormais impossible comme candidat, tué sous les histoires dont bourdonnait Rome entière; et, si Sanguinetti pouvait se croire enfin débarrassé d'un rival, il n'avait pas vu qu'il se frappait lui-même, qu'il tuait également sa candidature, en la brûlant dans une telle passion du pouvoir, si peu scrupuleuse des moyens, menaçante pour tous. Monsignor Nani en était visiblement enchanté: ni l'un ni l'autre, la place nette, l'histoire de ces deux loups légendaires qui s'étaient battus et mangés, sans qu'on retrouvât rien, pas même les deux queues. Et, au fond de ses yeux pâles, en toute sa personne discrète, il n'y avait plus qu'un inconnu redoutable, le candidat choisi définitivement, patronné par la toute-puissante armée dont il était un des chefs les plus adroits. Un tel homme ne se désintéressait jamais, avait toujours la solution prête. Qui donc, qui donc allait être le pape de demain?
Il s'était levé, il prenait cordialement congé du jeune prêtre:
—Mon cher fils, je doute de vous revoir, je vous souhaite un bon voyage...
Pourtant, il ne s'éloignait pas, il continuait à regarder Pierre de son air de pénétration vive; et il le fit se rasseoir, il reprit lui-même un siège.
—Dites, vous irez sûrement, dès votre retour en France, saluer le cardinal Bergerot... Veuillez donc me rappeler respectueusement à son souvenir. Je l'ai connu un peu, lors de son voyage ici, pour le chapeau. C'est une des plus grandes lumières du clergé français... Ah! si une telle intelligence voulait travailler à la bonne entente dans notre sainte Église! Malheureusement, je crains bien qu'il n'ait des préventions de race et de milieu, il ne nous aide pas toujours.
Surpris de l'entendre parler ainsi du cardinal pour la première fois, à cette minute dernière, Pierre l'écoutait avec curiosité. Puis, il ne se gêna plus, il répondit en toute franchise:
—Oui, Son Éminence a des idées très arrêtées sur notre vieille Église de France. Ainsi, il professe une véritable horreur des Jésuites...
D'une légère exclamation, monsignor Nani l'arrêta. Et il avait un air le plus sincèrement étonné, le plus franc qu'on pût voir.
—Comment, l'horreur des Jésuites? En quoi les Jésuites peuvent-ils l'inquiéter? Il n'y en a plus, c'est de l'histoire finie, les Jésuites! Est-ce que vous en avez vu à Rome? Est-ce qu'ils vous ont gêné en rien, ces pauvres Jésuites, qui n'y possèdent même plus une pierre pour reposer leur tête?... Non, non, qu'on n'agite pas davantage cet épouvantail, c'est enfantin!
Pierre le regardait à son tour, émerveillé de son aisance, de son audace tranquille, sur ce sujet brûlant. Il ne détournait pas les yeux, laissait sa face ouverte, comme un livre de vérité.
—Ah! si par Jésuites vous entendez les prêtres sages, qui, au lieu d'engager avec les sociétés modernes des luttes stériles, dangereuses, s'efforcent de les ramener humainement à l'Église, mon Dieu! nous sommes tous plus ou moins des Jésuites, car il serait fou de ne pas tenir compte de l'époque où l'on vit... Oh! d'ailleurs, je ne m'arrête pas aux mots, peu m'importe! Des Jésuites, oui! si vous voulez, des Jésuites!
Il souriait de nouveau, de son joli sourire si fin, où il y avait tant de moquerie et tant d'intelligence.
—Eh bien! quand vous verrez le cardinal Bergerot, dites-lui qu'il est déraisonnable, en France, de traquer les Jésuites, de les traiter en ennemis de la nation. C'est tout le contraire qui est la vérité, les Jésuites sont pour la France, parce qu'ils sont pour la richesse, pour la force et le courage. La France est la seule grande nation catholique restée debout, souveraine encore, la seule sur laquelle la papauté puisse un jour s'appuyer solidement. Aussi, le Saint-Père, après avoir rêvé un instant d'obtenir cet appui de l'Allemagne victorieuse, a-t-il fait alliance avec la France, la vaincue de la veille, en comprenant qu'il n'y avait pas en dehors d'elle de salut pour l'Église. Et il n'a obéi en cela qu'à la politique des Jésuites, de ces affreux Jésuites que votre Paris exècre... Dites bien en outre au cardinal Bergerot qu'il serait beau à lui de travailler à l'apaisement, en faisant comprendre combien votre République a tort de ne pas aider davantage le Saint-Père dans son œuvre de conciliation. Elle affecte de le considérer en quantité négligeable, et c'est là une faute dangereuse pour des gouvernants, car s'il paraît dépouillé de toute action politique, il n'en est pas moins une immense force morale, qui peut, à chaque heure, soulever les consciences, déterminer des agitations religieuses, d'une incalculable portée. C'est toujours lui qui dispose des peuples, puisqu'il dispose des âmes, et la République agit avec une légèreté bien grande, dans son intérêt même, en montrant qu'elle ne s'en doute plus... Et dites-lui enfin que c'est une vraie pitié de voir la misérable façon dont cette République choisit ses évêques, comme si elle voulait affaiblir volontairement son épiscopat. A part quelques exceptions heureuses, vos évêques sont de bien pauvres cervelles, et par conséquent vos cardinaux, têtes médiocres, n'ont ici aucune influence, ne jouent aucun rôle. Lorsque le prochain conclave va s'ouvrir, quelle triste figure vous y ferez! Pourquoi, dès lors, traitez-vous avec une haine si sotte et si aveugle ces Jésuites qui sont politiquement vos amis? pourquoi n'employez-vous pas leur zèle intelligent, prêt à vous servir, de manière à vous assurer l'aide du pape de demain? Il vous le faut à vous et pour vous, il faut qu'il continue chez vous l'œuvre de Léon XIII, cette œuvre si mal jugée, si combattue, qui se soucie peu des petits résultats d'aujourd'hui, qui travaille surtout à l'avenir, à l'unité de tous les peuples en leur sainte mère l'Église... Dites-le, dites-le bien au cardinal Bergerot, qu'il soit avec nous, qu'il travaille pour son pays, en travaillant pour nous. Le pape de demain! mais toute la question est là, malheur à la France, si elle ne trouve pas un continuateur de Léon XIII dans le pape de demain!
Il s'était levé de nouveau, et cette fois il partait. Jamais il ne s'était épanché de la sorte, si longuement. Mais il n'avait sûrement dit que ce qu'il voulait dire, dans un but qu'il connaissait seul, avec une lenteur, une douceur fermes, où l'on sentait chaque parole mûrie, pesée à l'avance.
—Adieu, mon cher fils, et encore une fois réfléchissez à tout ce que vous aurez vu et entendu à Rome, soyez bien sage, ne gâtez pas votre vie.
Pierre s'inclina, serra la petite main grasse et souple que le prélat lui tendait.
—Monseigneur, je vous remercie encore de vos bontés, et soyez convaincu que je n'oublierai rien de mon voyage.
Il le regarda disparaître, dans sa soutane fine, de son pas léger et conquérant, qui croyait aller à toutes les victoires de l'avenir. Non, non, il n'oublierait rien de son voyage! Il la connaissait, cette unité de tous les peuples en leur sainte mère l'Église, ce servage temporel, où la loi du Christ deviendrait la dictature d'Auguste, maître du monde. Et ces Jésuites, il ne doutait pas qu'ils n'aimassent la France, la fille aînée de l'Église, la seule qui pût aider encore sa mère à reconquérir la royauté universelle; mais ils l'aimaient comme les vols noirs de sauterelles aiment les moissons, sur lesquelles ils s'abattent et qu'ils dévorent. Une infinie tristesse lui était revenue au cœur, en ayant la sourde sensation que, dans ce vieux palais foudroyé, dans ce deuil et dans cet écroulement, c'étaient eux, eux encore, qui devaient être les artisans de la douleur et du désastre.
Justement, s'étant retourné, il aperçut don Vigilio, adossé à la crédence, devant le grand portrait du cardinal, la face entre les mains, comme s'il eût voulu s'anéantir, disparaître à jamais, et grelottant de tous ses membres, autant de peur que de fièvre. Dans un moment où aucun visiteur n'apparaissait plus, il venait de succomber à une crise de désespoir terrifié, il s'abandonnait.
—Mon Dieu! que vous arrive-t-il? demanda Pierre en s'avançant. Êtes-vous malade, puis-je vous secourir?
Mais don Vigilio se bouchait les yeux, suffoquait, bégayait entre ses mains serrées. Et il ne lâcha que son cri étouffé d'épouvante:
—Ah! Paparelli, Paparelli!
—Quoi? que vous a-t-il fait? demanda le prêtre étonné.
Alors, le secrétaire dégagea son visage, céda encore au besoin frissonnant de se confier à quelqu'un.
—Comment! ce qu'il m'a fait?... Vous ne sentez donc rien, vous ne voyez donc rien! Avez-vous remarqué la façon dont il s'est emparé du cardinal Sanguinetti pour le mener à Son Éminence? Imposer ce rival soupçonné, exécré, à Son Éminence, en un moment pareil, quelle insolente audace! Et, quelques minutes auparavant, avez-vous constaté avec quelle sournoiserie méchante il a éconduit une vieille dame, une très ancienne amie, qui demandait seulement à baiser les mains de Son Éminence, un peu de vraie tendresse dont Son Éminence aurait été si heureuse?... Je vous dis qu'il est le maître ici, qu'il ouvre ou qu'il ferme la porte à son gré, qu'il nous tient tous entre ses doigts, comme la pincée de poussière qu'on jette au vent!
Pierre s'inquiéta de le voir si frémissant et si jaune.
—Voyons, voyons, mon cher, vous exagérez.
—J'exagère... Savez-vous ce qui s'est passé cette nuit, la scène à laquelle j'ai assisté, malgré moi? Non, n'est-ce pas? Eh bien! je vais vous la dire.
Il conta que donna Serafina, lorsqu'elle était rentrée la veille, pour tomber dans l'effroyable catastrophe qui l'attendait, revenait déjà l'âme ulcérée, toute brisée des mauvaises nouvelles qu'elle avait apprises. Au Vatican, chez le cardinal secrétaire, puis chez des prélats de sa connaissance, elle avait acquis la certitude que la situation de son frère périclitait singulièrement, qu'il s'était créé des ennemis de plus en plus nombreux dans le Sacré Collège, à ce point que son élection au trône pontifical, probable l'année précédente, semblait désormais être devenue impossible. Tout d'un coup, le rêve de sa vie croulait, l'ambition qu'elle avait nourrie toujours, gisait en poudre à ses pieds. Comment? pourquoi? elle s'était désespérément enquis des motifs, et elle avait su toutes sortes de fautes, des rudesses du cardinal, des manifestations inopportunes, des gens blessés par un mot, par un acte, une attitude enfin si provocante, qu'on l'aurait dite prise volontairement pour gâter les choses. Le pis était que, dans chacune de ces fautes, elle avait reconnu des maladresses, blâmées, déconseillées par elle, et que son frère s'était obstiné à commettre, sous l'influence inavouée de l'abbé Paparelli, ce caudataire si humble, si infime, en qui elle sentait une puissance néfaste, un destructeur de sa propre influence, si vigilante et si dévouée. Aussi, malgré le deuil où était la maison, n'avait-elle pas voulu retarder l'exécution du traître, d'autant plus que l'ancienne camaraderie avec le terrible Santobono, l'histoire du panier de figues qui avait passé des mains de celui-ci dans les mains de celui-là, la glaçaient d'un soupçon qu'elle évitait même d'éclaircir. Mais, dès les premiers mots, dès sa demande formelle de jeter le traître à la porte, sur l'heure, elle avait trouvé chez son frère une résistance brusque, invincible. Il n'avait pas voulu l'entendre, il s'était fâché, une de ces colères d'ouragan dont la violence balayait tout, disant que c'était très mal à elle de s'en prendre à un saint homme si modeste, si pieux, l'accusant de faire là le jeu de ses ennemis, qui, après lui avoir tué monsignor Gallo, cherchaient à empoisonner son affection dernière pour ce pauvre prêtre sans importance. Il traitait toutes ces histoires d'abominables inventions, il jurait de le garder, rien que pour montrer son dédain de la calomnie. Et elle avait dû se taire.
Dans un retour de son frisson, don Vigilio s'était de nouveau couvert le visage de ses deux mains.
—Ah! Paparelli, Paparelli!
Et il bégayait de sourdes invectives: le louche hypocrite de modestie et d'humilité, le vil espion chargé au palais de tout voir, de tout écouter, de tout pervertir, l'insecte immonde et destructeur, maître des plus nobles proies, dévorant la crinière du lion, le Jésuite, le Jésuite valet et tyran, dans son horreur basse, dans sa besogne de vermine triomphante!
—Calmez-vous, calmez-vous, répétait Pierre, qui, tout en faisant la part de l'exagération folle, était envahi lui-même par ce frisson de l'inconnu redoutable, des choses menaçantes et vagues qu'il sentait s'agiter réellement au fond de l'ombre.
Mais don Vigilio, depuis qu'il avait failli manger des terribles figues, depuis que la foudre était tombée près de lui, en avait gardé ce tremblement, cet effroi éperdu que rien ne pouvait plus calmer. Même seul, la nuit, couché, la porte verrouillée, des terreurs le prenaient, le faisaient se cacher sous le drap, en étouffant des cris, comme si des hommes allaient entrer par le mur, pour l'étrangler.
Il reprit, essoufflé, d'une voix défaillante, ainsi qu'au sortir d'une lutte:
—Je le disais bien, le soir où nous avons causé dans votre chambre, enfermés pourtant à triple tour... J'avais tort de vous parler librement d'eux, de me soulager le cœur, en vous racontant tout ce dont ils sont capables. J'étais certain qu'ils le sauraient, et vous voyez qu'ils l'ont su, puisqu'ils ont voulu me tuer... Tenez! en ce moment même, j'ai tort de vous dire cela, parce qu'ils vont le savoir, et que cette fois ils ne me manqueront pas... Ah! c'est fini, je suis mort, cette noble maison que je croyais si sûre sera mon tombeau!
Une pitié profonde prenait Pierre pour ce malade, ce cerveau de fiévreux hanté de cauchemars, achevant de gâter sa vie manquée, dans les angoisses de la terreur persécutrice.
—Mais il faut fuir! Ne restez pas ici, venez en France, allez n'importe où.
Stupéfait, don Vigilio le regarda, se calma un instant.
—Fuir, pourquoi faire? En France, ils y sont. N'importe où, ils y sont. Ils sont partout, j'aurais beau fuir, je serais quand même avec eux, chez eux... Non, non! je préfère rester ici, autant mourir ici tout de suite, si Son Éminence ne peut plus me défendre.
Il avait levé sur le grand portrait de cérémonie, où le cardinal resplendissait dans sa soutane de moire rouge, un regard d'infinie supplication, où s'efforçait de luire encore un espoir. Mais la crise revint, l'agita, le submergea, dans un redoublement furieux de sa fièvre.
—Laissez-moi, laissez-moi, je vous en prie... Ne me faites pas causer davantage. Ah! Paparelli, Paparelli! s'il revenait, s'il nous voyait, s'il m'entendait parler... Jamais plus je ne parlerai. Je m'attacherai la langue, je me la couperai... Laissez-moi donc! Je vous dis que vous me tuez, qu'il va revenir, et que c'est ma mort! Allez-vous-en, oh! de grâce, allez-vous-en!
Et don Vigilio se tourna contre le mur, comme pour s'y écraser la face, s'y murer la bouche d'un silence de tombe, et Pierre se décida à l'abandonner, craignant de provoquer un accès plus grave, s'il s'entêtait à le secourir.
Dans la salle du trône, où il rentra, Pierre se retrouva au milieu du deuil affreux de la maison, irréparable. Une autre messe y succédait à l'autre, des messes toujours dont les prières balbutiées montaient sans fin implorer la miséricorde divine, pour qu'elle accueillît avec bienveillance les deux chères âmes envolées. Et, dans l'odeur mourante des roses qui se fanaient, devant les deux étoiles pâlies des cierges, il songea à cet écroulement suprême des Boccanera. Dario était le dernier du nom. Avec lui, les Boccanera, si vivaces, dont le nom avait empli l'Histoire, disparaissaient. On comprenait l'amour du cardinal, chez qui l'orgueil du nom restait l'unique péché, pour ce frêle garçon, la fin de la race, le seul rejeton par lequel la vieille souche pût reverdir; et, si lui, si donna Serafina avaient voulu le divorce, puis le mariage, c'était, plus que le désir de faire cesser le scandale, l'espérance de voir naître des deux beaux enfants une lignée nouvelle et forte, puisque le cousin et la cousine s'obstinaient à ne pas se marier, si on ne les donnait pas l'un à l'autre. Maintenant, avec eux, là, sur ce lit de parade, dans leur mortelle étreinte inféconde, gisait la dépouille dernière, les pauvres restes d'une si longue suite de princes éclatants, prélats et capitaines, que la tombe allait boire. C'était fini, rien ne naîtrait d'une vieille fille qui n'était plus femme, d'un vieux prêtre qui avait cessé d'être un homme. Tous deux demeuraient face à face, stériles, tels que deux chênes restés seuls debout de l'ancienne forêt disparue, et dont la mort laisserait bientôt la plaine absolument rase. Et quelle douleur impuissante de survivre, quelle détresse de se dire qu'on est la fin de tout, qu'on emporte toute la vie, tout l'espoir du lendemain! Dans le balbutiement des messes, dans l'odeur défaillante des roses, dans la pâleur des deux cierges, Pierre sentait à présent l'effondrement de ce deuil, la pesanteur de la pierre qui retombait à jamais sur une famille éteinte, sur un monde anéanti.
Il comprit qu'il devait, comme familier de la maison, saluer donna Serafina et le cardinal. Tout de suite, il se fit introduire dans la chambre voisine, où la princesse recevait. Il la trouva, vêtue de noir, très mince, très droite, assise sur un fauteuil, d'où elle se levait un instant, avec une dignité lente, pour répondre au salut de chacune des personnes qui entraient. Et elle écoutait les condoléances, elle ne répondait pas une parole, l'air rigide, victorieux de la douleur physique. Mais lui, qui avait appris à la connaître, devinait au creusement des traits, aux yeux vides, à la bouche amère, l'effroyable désastre intérieur, tout ce qui s'était écroulé en elle, sans espoir de réparation possible. Non seulement la race était finie, mais encore son frère ne serait jamais pape, le pape qu'elle avait si longtemps cru faire par son dévouement, son renoncement de femme qui donnait son cerveau et son cœur à ce rêve, ses soins, sa fortune, sa vie manquée d'épouse et de mère. Au milieu de tant de ruines, c'était peut-être de cette ambition déçue qu'elle saignait davantage. Elle se leva pour le jeune prêtre, son hôte, comme elle se levait pour les autres personnes; mais elle arrivait à mettre des nuances dans la façon dont elle quittait son siège, il sentit très bien qu'il était resté à ses yeux le petit prêtre français, l'infime serviteur attardé dans la domesticité de Dieu, du moment qu'il n'avait pas même su s'élever au titre de prélat. Un moment, lorsqu'elle se fut assise de nouveau, après avoir accueilli son compliment d'une légère inclinaison de tête, il demeura debout, par politesse. Aucun bruit, pas un mot, ne troublait la paix morne de la pièce. Quatre ou cinq dames, des visiteuses, étaient cependant là, assises elles aussi, dans une immobilité désolée et muette. Mais ce qui le frappa le plus, ce fut d'apercevoir le cardinal Sarno, un des vieux amis de la maison, avec son corps chétif, son épaule gauche plus haute que la droite, affaissé, presque couché au fond d'un fauteuil, les paupières closes. Il s'y était d'abord oublié, après les condoléances qu'il apportait; puis, il venait de s'y endormir, envahi par le silence lourd, par la tiédeur étouffante de l'air; et tout le monde respectait son sommeil. Rêvait-il, en son assoupissement, à cette carte de la chrétienté entière qu'il avait dans son crâne bas, d'expression obtuse? Continuait-il, en son rêve, derrière son masque blêmi de vieux fonctionnaire, hébété par un demi-siècle de bureaucratie étroite, sa terrible besogne de conquête, la terre soumise et gouvernée du fond de son cabinet sombre de la Propagande. Des regards de dames attendries et déférentes se fixaient sur lui, on le grondait parfois doucement de trop travailler, on voyait l'excès de son génie et de son zèle dans ces somnolences qui le prenaient partout, depuis quelque temps. Et Pierre ne devait emporter de cette Éminence toute-puissante que cette dernière image, un vieillard épuisé, se reposant dans l'émotion d'un deuil, dormant là comme un vieil enfant candide, sans qu'on pût savoir si c'était l'imbécillité commençante ou la fatigue d'une nuit passée à faire régner Dieu sur quelque continent lointain.
Deux dames partirent, trois autres arrivèrent. Donna Serafina s'était levée de son siège, avait salué, puis avait repris son attitude rigide, le buste droit, le visage dur et désespéré. Le cardinal Sarno dormait toujours. Alors, Pierre suffoqua, pris d'une sorte de vertige, le cœur battant à grands coups. Il s'inclina et sortit. Puis, comme il passait dans la salle à manger, pour se rendre au petit cabinet de travail où le cardinal Boccanera recevait, il se trouva en présence de l'abbé Paparelli, qui gardait la porte jalousement.
Quand le caudataire l'eut flairé, il sembla comprendre qu'il ne pouvait lui refuser le passage. D'ailleurs, puisque cet intrus repartait le lendemain, battu et honteux, on n'avait rien à en craindre.
—Vous désirez voir Son Éminence, bon, bon!... Tout à l'heure, attendez!
Et, jugeant qu'il s'avançait trop près de la porte, il le repoussa à l'autre bout de la pièce, dans la crainte sans doute qu'il ne surprît un mot.
—Son Éminence est encore enfermée avec Son Éminence le cardinal Sanguinetti... Attendez, attendez là!
En effet, Sanguinetti avait affecté de rester très longtemps à genoux, devant les deux corps, dans la salle du trône. Puis, il venait aussi de prolonger sa visite à donna Serafina, pour bien marquer quelle part il prenait à la désolation de la famille. Et il était, depuis plus de dix minutes, avec le cardinal, sans qu'on entendît autre chose, par moments, au travers de la porte, que le murmure de leurs deux voix.
Mais Pierre, en retrouvant là Paparelli, fut hanté de nouveau par tout ce que don Vigilio lui avait conté. Il le regardait, si gros, si court, ballonné d'une mauvaise graisse, avec sa face molle que déformaient les rides, pareil, à quarante ans, dans sa soutane malpropre, à une très vieille fille, dont le célibat aurait fait une outre à demi détendue. Et il s'étonnait. Comment le cardinal Boccanera, ce prince superbe, qui portait si haut la tête, dans la fierté indestructible de son nom, avait-il pu se laisser envahir et dominer par un tel être, si cruellement affreux, suant à ce point la bassesse et le dégoût? N'était-ce pas justement cette déchéance physique de la créature, cette profonde humilité morale, qui l'avaient frappé, troublé d'abord, puis séduit, comme des dons extraordinaires de salut, qui lui manquaient? Cela souffletait sa propre beauté, son propre orgueil. Lui qui ne pouvait être déformé ainsi, qui ne parvenait pas à vaincre son désir de gloire, devait en être arrivé, par un effort de sa foi, à jalouser cet infiniment laid et cet infiniment petit, à l'admirer, à le subir comme une force supérieure de pénitence, de ravalement humain, ouvrant toutes grandes les portes du ciel. Qui dira jamais l'ascendant que le monstre a sur le héros, que le saint couvert de vermine, devenu un objet d'horreur, prend sur les puissants de ce monde, dans leur épouvante de payer leurs joies terrestres des flammes éternelles? Et c'était bien le lion mangé par l'insecte, tant de force et d'éclat détruit par l'invisible. Ah! être comme cette belle âme, si certaine du paradis, enfermée pour son bien dans ce corps immonde, avoir la bienheureuse humilité de cette intelligence, de ce théologien remarquable qui se battait de verges tous les matins et qui consentait à n'être que le plus infime des domestiques!
Debout, tassé dans sa graisse livide, l'abbé Paparelli surveillait Pierre de ses petits yeux gris, clignotant au milieu des mille plis de sa face. Et celui-ci commençait à être pris de malaise, en se demandant ce que les deux Éminences pouvaient bien se dire, enfermées si longtemps ensemble. Quelle entrevue encore que celle de ces deux hommes, si Boccanera soupçonnait, chez Sanguinetti, l'évêque qui avait Santobono dans sa clientèle! Quelle sérénité d'audace, chez l'un, d'avoir osé se présenter, et quelle force d'âme, chez l'autre, quel empire sur soi-même, au nom de la sainte religion, d'éviter le scandale, en se taisant, en acceptant la visite comme une simple marque d'estime et d'affection! Mais que pouvaient-ils bien se dire? Combien cela aurait été passionnant de les voir en face l'un de l'autre, de les entendre échanger les paroles diplomatiques qui convenaient à une pareille entrevue, tandis que leurs âmes grondaient de furieuse haine!
Brusquement, la porte se rouvrit, le cardinal Sanguinetti reparut, la face calme, pas plus rouge qu'à l'habitude, décolorée même un peu, et gardant la plus juste mesure dans la tristesse qu'il jugeait bon de montrer. Seuls, ses yeux turbulents, qui viraient toujours, décelaient sa joie d'être débarrassé d'une corvée fort lourde en somme. Il s'en allait, dans son espoir, comme l'unique pape désormais possible.
L'abbé Paparelli s'était précipité.
—Si Son Éminence veut bien me suivre... Je vais reconduire Son Éminence...
Et, se tournant vers Pierre:
—Vous pouvez entrer, maintenant.
Pierre les regarda disparaître, l'un si humble, derrière l'autre si triomphant. Puis, il entra, et tout de suite, au milieu du cabinet de travail, étroit, meublé d'une simple table et de trois chaises, il aperçut le cardinal Boccanera debout encore, dans l'attitude haute et noble, qu'il avait prise pour saluer Sanguinetti, le rival au trône, redouté, exécré. Et visiblement, dans son espoir, Boccanera se croyait aussi le seul pape possible, celui que devait élire le conclave de demain.
Mais, quand la porte fut refermée, à la vue de ce jeune prêtre, son hôte, qui avait assisté à la mort de ses deux chers enfants, endormis pour toujours dans la salle voisine, le cardinal fut repris d'une émotion indicible, d'une faiblesse inattendue, où toute son énergie sombra. C'était la revanche de son humanité, maintenant que son rival n'était plus là pour le voir. Il chancela ainsi qu'un vieil arbre tremblant sous la cognée, il s'affaissa sur une chaise, tout d'un coup suffoqué par de gros sanglots. Et, comme Pierre voulait, selon le cérémonial, baiser l'émeraude qu'il portait à l'annulaire, il le releva, le fit asseoir immédiatement devant lui, en bégayant d'une voix entrecoupée:
—Non, non, mon cher fils, prenez ce siège, attendez... Excusez-moi, laissez-moi un instant, j'ai le cœur qui éclate.
Il sanglotait dans ses mains jointes, il ne pouvait se maîtriser, renfoncer en lui la douleur, de ses doigts vigoureux encore, qu'il serrait sur ses joues et sur ses tempes.
Des larmes montèrent alors aux yeux de Pierre, revivant à son tour l'affreuse aventure, bouleversé de voir pleurer ce grand vieillard, ce saint et ce prince d'ordinaire si hautain, si maître de lui, et qui n'était plus là qu'un pauvre être d'agonie et de souffrance, aussi perdu, aussi faible qu'un enfant. Étouffant lui-même, il voulut pourtant présenter ses condoléances, il chercha par quelles bonnes paroles il apporterait quelque douceur à ce désespoir.
—Je supplie Votre Éminence de croire à mon chagrin profond. J'ai été chez elle comblé de bontés, j'ai tenu à lui dire tout de suite combien cette perte irréparable...
Mais, d'un geste vaillant, le cardinal le fit taire.
—Non, non, ne dites rien, de grâce, ne dites rien!
Et un silence régna, tandis qu'il pleurait toujours, secoué par sa lutte, attendant de redevenir assez fort, pour se vaincre. Enfin, il dompta son frisson, il dégagea lentement sa face, peu à peu apaisée, redevenue celle d'un croyant fort de sa foi, soumis à la volonté de Dieu. Puisque Dieu s'était refusé à faire un miracle, puisqu'il frappait si durement sa maison, il avait ses raisons sans doute, et lui, un de ses ministres, un des hauts dignitaires de sa cour terrestre, n'avait qu'à s'incliner.
Le silence se prolongea un moment encore. Puis, d'une voix qu'il avait réussi à rendre naturelle et obligeante:
—Vous nous quittez, vous partez demain, mon cher fils?
—Oui, demain, j'aurai l'honneur de prendre congé de Votre Éminence, en la remerciant une fois encore de sa bienveillance inépuisable.
—Alors, vous avez su que la congrégation de l'Index avait condamné votre livre, comme cela était inévitable?
—Oui, j'ai eu l'insigne faveur d'être reçu par Sa Sainteté, et c'est devant elle que je me suis soumis et que j'ai réprouvé mon œuvre.
Une flamme commença à remonter aux yeux humides du cardinal.
—Ah! vous avez fait cela, ah! vous avez bien agi, mon cher fils! Ce n'était que votre devoir strict de prêtre, mais il y en a tant de nos jours qui ne font pas même leur devoir!... Comme membre de la congrégation, j'ai tenu la parole que je vous avais donnée, de lire votre livre, d'en étudier soigneusement surtout les pages visées par l'accusation. Et si, ensuite, je suis resté neutre, si j'ai affecté de me désintéresser de l'affaire, jusqu'à manquer la séance où elle a été jugée, ce n'a été que pour faire plaisir à ma pauvre chère nièce, qui vous aimait, qui vous défendait près de moi...
Les larmes le reprenant, il s'interrompit, il sentit qu'il allait défaillir encore, s'il évoquait le souvenir de Benedetta, l'adorée, la regrettée. Aussi fut-ce avec une âpreté batailleuse qu'il continua:
—Mais quel livre exécrable, mon cher fils, permettez-moi de le dire! Vous m'aviez affirmé que vous étiez respectueux du dogme, et je me demande encore par quelle aberration vous aviez pu tomber dans un aveuglement tel, que la conscience même de votre crime vous échappait. Respectueux du dogme, grand Dieu! lorsque l'œuvre entière est la négation même de toute notre sainte religion... Vous n'aviez donc pas senti qu'en demandant une religion nouvelle, c'était condamner absolument l'ancienne, la seule vraie, la seule bonne, la seule éternelle. Et cela suffisait pour faire de votre livre le plus mortel des poisons, un de ces livres infâmes qu'on brûlait autrefois par la main du bourreau, qu'on laisse forcément circuler de nos jours, après l'avoir interdit et désigné par là même aux curiosités perverses, ce qui explique la pourriture contagieuse du siècle... Ah! que j'ai bien reconnu là les idées de notre distingué et poétique parent, ce cher vicomte Philibert de la Choue! Un homme de lettres, oui! un homme de lettres! De la littérature, rien que de la littérature! Je prie Dieu de lui pardonner, car il ne sait sûrement pas ce qu'il fait ni où il va, avec son christianisme d'élégie pour les ouvriers beaux parleurs et pour les jeunes gens des deux sexes dont la science a rendu l'âme vague. Et je ne garde ma colère que contre Son Éminence le cardinal Bergerot, car celui-ci sait ce qu'il fait, fait ce qu'il veut... Ne dites rien, ne le défendez pas. Il est la révolution dans l'Église, il est contre Dieu!
En effet, Pierre, bien qu'il se fût promis de ne pas répondre, de ne pas discuter, avait laissé échapper un geste de protestation, devant cette furieuse attaque contre l'homme qu'il respectait le plus, qu'il aimait le plus au monde. D'ailleurs, il céda, il s'inclina de nouveau.
—Je ne puis dire assez mon horreur, continua rudement Boccanera, oui! mon horreur de tout ce songe creux d'une religion nouvelle! de cet appel aux plus laides passions qui soulève les pauvres contre les riches, en leur annonçant je ne sais quel partage, quelle communauté aujourd'hui impossible! de cette basse flatterie au menu peuple qui lui promet, sans pouvoir jamais les lui donner, une égalité et une justice, qui vient de Dieu seul, que Dieu seul pourra faire régner enfin, au jour marqué par sa toute-puissance! de cette charité intéressée dont on abuse contre le ciel lui-même, pour l'accuser d'iniquité et d'indifférence, de cette charité larmoyante et amollissante, indigne des cœurs solides et forts, comme si la souffrance humaine n'était pas nécessaire au salut, comme si nous ne devenions pas plus grands, plus purs, plus près de l'infini bonheur, à mesure que nous souffrons davantage!
Il s'exaltait, il était saignant et superbe. C'était son deuil, sa blessure au cœur qui l'exaspérait ainsi, le coup de massue qui l'avait abattu un moment, et sous lequel il se relevait, si provocant contre la douleur, si entêté dans son idée stoïque d'un Dieu omnipotent, maître des hommes, réservant sa félicité aux seuls élus de son choix.
De nouveau, il fit un effort pour se calmer, il reprit plus doucement:
—Enfin, mon cher fils, le bercail est toujours ouvert, et vous y voilà de retour, puisque vous vous êtes repenti. Vous ne sauriez croire combien j'en suis heureux.
A son tour, Pierre s'efforça de se montrer conciliant, afin de ne pas ulcérer davantage cette âme violente et endolorie.
—Votre Éminence peut être certaine que je tâcherai de n'oublier aucune de ses bonnes paroles, pas plus que je n'oublierai le paternel accueil de Sa Sainteté Léon XIII.
Mais cette phrase parut rejeter Boccanera dans son agitation. Ce ne furent tout d'abord que des paroles sourdes, retenues à demi, comme s'il se débattait pour ne pas interroger directement le jeune prêtre.