Rome
Et, en haut, dans les chambres, il fut parfait, très lucide et très juste pour les œuvres, retrouvant toute son intelligence aisée, dès qu'il n'était plus soulevé par sa haine des besognes colossales et du génial décor.
Puis, Narcisse conduisit Pierre aux loges, à cette galerie vitrée, si claire et d'une décoration si délicieuse. Mais Raphaël était mort, il n'y avait là, sur les cartons qu'il avait laissés, qu'un travail d'élèves. C'était une chute brusque, totale. Jamais Pierre n'avait mieux compris que le génie est tout, que lorsqu'il disparaît, l'école sombre. L'homme de génie résume l'époque, donne, à une heure de la civilisation, toute la sève du sol social, qui reste ensuite épuisé, parfois pour des siècles. Et il s'intéressa davantage à l'admirable vue qu'on a des loges, lorsqu'il remarqua qu'il avait en face de lui, de l'autre côté de la cour Saint-Damase, l'étage habité par le pape. En bas, la cour avec son portique, sa fontaine, son pavé blanc, était claire et nue, sous le brûlant soleil. Cela n'avait décidément rien de l'ombre, du mystère étouffé et religieux, que les alentours des vieilles cathédrales du Nord lui avaient fait rêver. A droite et à gauche du perron qui menait chez le pape et chez le cardinal secrétaire, cinq voitures se trouvaient rangées, les cochers raides sur leurs sièges, les chevaux immobiles dans la lumière vive; et pas une âme ne peuplait le désert de la vaste cour carrée, aux trois étages de loges vitrées comme des serres immenses; et l'éclat des vitres, le ton roux de la pierre semblaient dorer la nudité du pavé et des façades, dans une sorte de majesté grave de temple païen, consacré au dieu du soleil. Mais ce qui frappa Pierre plus encore, ce fut le prodigieux panorama de Rome qui se déroule, sous ces fenêtres du Vatican. Il n'avait point songé que cela dût être, il venait d'être tout d'un coup saisi par cette pensée que le pape, de ses fenêtres, voyait ainsi Rome entière, étalée devant lui, ramassée, comme s'il n'avait eu qu'à étendre la main pour la reprendre. Et il s'emplit longuement les yeux et le cœur de ce spectacle inouï, car il voulait l'emporter, le garder, tout frémissant des rêveries sans fin qu'il évoquait.
Dans sa contemplation, un bruit de voix lui fit tourner la tête; et il aperçut un domestique en livrée noire, qui, après s'être acquitté d'un message près de Narcisse, le saluait profondément.
Le jeune homme se rapprocha du prêtre, l'air très contrarié.
—Mon cousin, monsignor Gamba del Zoppo, me fait dire qu'il ne pourra nous recevoir ce matin. Il est pris, paraît-il, par un service inattendu.
Mais son embarras laissait voir qu'il ne croyait guère à cette excuse et qu'il commençait à soupçonner son parent de trembler de se compromettre, averti, terrifié sans doute par quelque bonne âme. Cela l'indignait d'ailleurs, obligeant et fort brave. Il finit par sourire, il ajouta:
—Écoutez, il y a peut-être un moyen de forcer les portes... Si vous pouvez disposer de votre après-midi, nous allons déjeuner ensemble, puis nous reviendrons visiter le Musée des Antiques; et je finirai bien par rejoindre mon cousin, sans compter l'heureuse chance que nous avons de rencontrer le pape lui-même, s'il descend aux jardins.
Pierre, d'abord, à l'annonce de l'audience encore reculée, avait éprouvé le plus vif désappointement. Aussi, libre de sa journée entière, accepta-t-il très volontiers l'offre.
—Vous êtes trop aimable, et je ne crains que d'abuser... Merci mille fois.
Ils déjeunèrent en face de Saint-Pierre même, dans un petit restaurant du Borgo, dont les pèlerins faisaient l'ordinaire clientèle. On y mangeait fort mal, du reste. Puis, vers deux heures, ils firent le tour de la basilique, par la place de la Sacristie et par la place Sainte-Marthe, pour gagner, derrière, l'entrée du Musée. C'était un quartier clair, désert et brûlant, où le jeune prêtre retrouva, décuplée, la sensation de majesté nue et fauve, comme cuite au soleil, qu'il avait eue en regardant la cour Saint-Damase. Mais surtout, quand il contourna l'abside géante du colosse, il en comprit davantage l'énormité, toute une floraison d'architectures mises en tas, que bordent les espaces vides du pavé, où verdit une herbe fine. Il n'y avait là, dans cette immensité muette, que deux enfants, qui jouaient à l'ombre d'un mur. L'ancienne Monnaie des papes, la Zecca, devenue italienne et gardée par des soldats du roi, se trouve à gauche du passage conduisant au Musée; tandis qu'en face, à droite, s'ouvre une porte d'honneur du Vatican, où veille un poste de la garde suisse; et c'est par cette porte que passent les voitures à deux chevaux, qui, selon l'étiquette, amènent dans la cour Saint-Damase les visiteurs du cardinal secrétaire et de Sa Sainteté.
Ils suivirent le long passage, la rue qui monte entre une aile du palais et le mur des jardins pontificaux. Et ils arrivèrent enfin au Musée des Antiques. Ah! ce Musée immense, composé de salles sans fin, ce Musée qui en contient trois, le très ancien Musée Pio-Clementino, le Musée Chiaramonti et le Braccio-Nuovo, tout un monde retrouvé dans la terre, exhumé, glorifié sous le plein jour! Pendant plus de deux heures, le jeune prêtre le parcourut, passa d'une salle à une autre, dans l'éblouissement des chefs-d'œuvre, dans l'étourdissement de tant de génie et de tant de beauté. Ce n'étaient pas seulement les morceaux célèbres qui l'étonnaient, le Laocoon et l'Apollon des cabinets du Belvédère, ni le Méléagre, ni même le torse d'Hercule. Il était pris plus encore par l'ensemble, par la quantité innombrable des Vénus, des Bacchus, des empereurs et des impératrices déifiés, par toute cette poussée superbe de belles chairs, de chairs augustes, célébrant l'immortalité de la vie. Trois jours auparavant, il avait visité le Musée du Capitole, où il avait admiré la Vénus, le Gaulois mourant, les merveilleux Centaures de marbre noir, la collection extraordinaire des bustes. Mais, ici, il retrouvait cette admiration décuplée jusqu'à la stupeur, par la richesse inépuisable des salles. Et, plus curieux peut-être de vie que d'art, il s'oublia de nouveau devant les bustes, où ressuscite si réelle la Rome historique, qui fut incapable certainement de l'idéale beauté de la Grèce, mais qui enfanta de la vie. Ils sont tous là, les empereurs, les philosophes, les savants, les poètes, ils revivent tous, avec une prodigieuse intensité, tels qu'ils étaient, étudiés et rendus scrupuleusement par l'artiste, dans leurs déformations, leurs tares, les moindres particularités de leurs traits; et, de ce souci extrême de vérité, jaillit le caractère, une évocation d'une puissance incomparable. Rien n'est plus haut en somme, ce sont les hommes eux-mêmes qui renaissent, qui refont l'histoire, cette histoire fausse dont l'enseignement suffit à faire exécrer l'antiquité par les générations d'élèves. Dès lors, comme on comprend, comme on sympathise! Et c'était ainsi que les moindres fragments de marbre, les statues tronquées, les bas-reliefs en morceaux, un seul membre même, bras divin de nymphe ou cuisse nerveuse de satyre, évoquaient le resplendissement d'une civilisation de lumière, de grandeur et de force.
Narcisse ramena Pierre dans la galerie des Candélabres, longue de cent mètres, et où se trouvent de fort beaux morceaux de sculpture.
—Écoutez, mon cher abbé, il n'est guère que quatre heures, et nous allons nous asseoir un instant ici, car il arrive, m'a-t-on dit, que le Saint-Père y passe parfois pour descendre aux jardins... Ce serait une vraie chance, si vous pouviez le voir, lui parler peut-être, qui sait?... En tout cas, ça vous reposera, vous devez avoir les jambes rompues.
Il était connu de tous les gardiens, sa parenté avec monsignor Gamba del Zoppo lui ouvrait toutes les portes du Vatican, où il aimait venir passer ainsi des journées entières. Deux chaises étaient là, ils s'installèrent, et il se remit à parler d'art, immédiatement.
Cette Rome, quelle étonnante destinée, quelle royauté souveraine et d'emprunt que la sienne! Il semble qu'elle soit un centre où le monde entier converge et aboutit, mais où rien ne pousse du sol même, frappé de stérilité dès le début. Il faut y acclimater les arts, y transplanter le génie des peuples voisins, qui, dès lors, y fleurit magnifiquement. Sous les empereurs, lorsqu'elle est la reine de la terre, c'est de la Grèce que lui vient la beauté de ses monuments et de ses sculptures. Plus tard, quand le christianisme naît, il reste chez elle tout imprégné du paganisme; et c'est ailleurs, dans un autre terrain, qu'il produit l'art gothique, l'art chrétien par excellence. Plus tard encore, à la Renaissance, c'est bien à Rome que resplendit le siècle de Jules II et de Léon X; mais ce sont les artistes de la Toscane et de l'Ombrie qui préparent le mouvement, qui lui en apportent la prodigieuse envolée. Pour la seconde fois, l'art lui vient du dehors, lui donne la royauté du monde, en prenant chez elle une ampleur triomphale. Alors, c'est le réveil extraordinaire de l'antiquité, c'est Apollon et c'est Vénus ressuscités, adorés par les papes eux-mêmes, qui, dès Nicolas V, rêvent d'égaler la Rome papale à la Rome impériale. Après les précurseurs, si sincères, si tendres et si forts, Fra Angelico, le Pérugin, Botticelli et tant d'autres, apparaissent les deux souverainetés, Michel-Ange et Raphaël, le surhumain et le divin; puis, la chute est brusque, il faut attendre cent cinquante ans pour arriver au Caravage, à tout ce que la science de la peinture a pu conquérir, en l'absence du génie, la couleur et le modelé puissants. Ensuite, la déchéance continue jusqu'au Bernin, qui est le transformateur, le véritable créateur de la Rome des papes actuels, le jeune prodige enfantant dès sa dix-huitième année toute une lignée de filles de marbre colossales, l'architecte universel dont l'effrayante activité a terminé la façade de Saint-Pierre, bâti la colonnade, décoré l'intérieur de la basilique, élevé des fontaines, des églises, des palais sans nombre. Et c'était la fin de tout, car, depuis, Rome est sortie peu à peu de la vie, s'est éliminée davantage chaque jour du monde moderne, comme si, elle qui a toujours vécu des autres cités, se mourait de ne pouvoir plus leur rien prendre, pour s'en faire encore de la gloire.
—Le Bernin, ah! le délicieux Bernin, continua à demi-voix Narcisse, de son air pâmé. Il est puissant et exquis, une verve toujours prête, une ingéniosité sans cesse en éveil, une fécondité pleine de grâce et de magnificence!... Leur Bramante, leur Bramante! avec son chef-d'œuvre, sa correcte et froide Chancellerie, eh bien! disons qu'il a été le Michel-Ange et le Raphaël de l'architecture, et n'en parlons plus!... Mais le Bernin, le Bernin exquis, dont le prétendu mauvais goût est fait de plus de délicatesse, de plus de raffinement, que les autres n'ont mis de génie dans la perfection et l'énormité! L'âme du Bernin, variée et profonde, où tout notre âge devrait se retrouver, d'un maniérisme si triomphal, d'une recherche de l'artificiel si troublante, si dégagée des bassesses de la réalité!... Allez donc voir, à la Villa Borghèse, le groupe d'Apollon et Daphné, qu'il fit à dix-huit ans, et surtout allez voir sa Sainte Thérèse en extase, à Sainte-Marie de la Victoire. Ah! cette Sainte Thérèse! le ciel ouvert, le frisson que la jouissance divine peut mettre dans le corps de la femme, la volupté de la foi poussée jusqu'au spasme, la créature perdant le souffle, mourant de plaisir aux bras de son Dieu!... J'ai passé devant elle des heures et des heures, sans jamais épuiser l'infini précieux et dévorant du symbole.
Sa voix mourut, et Pierre, qui ne s'étonnait plus de sa haine sourde, inconsciente, contre la santé, la simplicité et la force, l'écoutait à peine, était lui-même tout à l'idée dont il se sentait de plus en plus envahi: la Rome païenne ressuscitant dans la Rome chrétienne, faisant d'elle la Rome catholique, le nouveau centre politique, hiérarchisé et dominateur du gouvernement des peuples. Avait-elle même jamais été chrétienne, en dehors de l'âge primitif des Catacombes? C'était, en lui, un prolongement, une affirmation de plus en plus évidente des pensées qu'il avait eues au Palatin, à la voie Appienne, puis à Saint-Pierre. Et, le matin même, dans la chapelle Sixtine et dans la chambre de la Signature, au milieu de l'étourdissement où le jetait l'admiration, il avait bien compris la preuve nouvelle que le génie apportait. Sans doute, chez Michel-Ange et chez Raphaël, le paganisme ne reparaissait que transformé par l'esprit chrétien. Mais est-ce qu'il n'était pas à la base même? est-ce que les nudités géantes de l'un ne venaient pas du terrible ciel de Jéhova, vu à travers l'Olympe? est-ce que les idéales figures de l'autre ne montraient pas, sous le voile chaste de la Vierge, les chairs divines et désirables de Vénus? Maintenant, Pierre en avait la conscience, il entrait dans son accablement un peu de gêne, car ces beaux corps prodigués, ces nudités glorifiant l'ardente passion de la vie, allaient contre le rêve qu'il avait fait dans son livre, le christianisme rajeuni donnant la paix au monde, le retour à la simplicité, à la pureté des premiers temps.
Tout d'un coup, il fut surpris d'entendre Narcisse qui, sans qu'il pût savoir par quelle transition, s'était mis à le renseigner sur l'existence quotidienne de Léon XIII.
—Oh! mon cher abbé, à quatre-vingt-quatre ans, une activité de jeune homme, une vie de volonté et de travail, comme ni vous ni moi ne voudrions la vivre!... Dès six heures, il est debout, dit sa messe dans sa chapelle particulière, déjeune d'un peu de lait. Puis, de huit heures à midi, c'est un défilé ininterrompu de cardinaux, de prélats, toutes les affaires des congrégations qui lui passent sous les yeux, et je vous réponds qu'il n'en est pas de plus nombreuses ni de plus compliquées. A midi, le plus souvent, ont lieu les audiences publiques et collectives. A deux heures, il dîne. Vient alors la sieste, qu'il a bien gagnée, ou la promenade dans les jardins, jusqu'à six heures. Les audiences particulières, parfois, le tiennent ensuite pendant une heure ou deux. Il soupe à neuf heures, et il mange à peine, vit de rien, toujours seul à sa petite table... Hein! que pensez-vous de l'étiquette qui l'oblige à cette solitude? Un homme qui, depuis dix-huit ans, n'a pas eu un convive, éternellement à l'écart dans sa grandeur!... Et, à dix heures, après avoir dit le Rosaire avec ses familiers, il s'enferme dans sa chambre. Mais, s'il se couche, il dort peu, il est pris de fréquentes insomnies, se relève, appelle un secrétaire, pour lui dicter des notes, des lettres. Lorsqu'une affaire intéressante l'occupe, il s'y donne tout entier, y songe sans cesse. C'est là sa vie, sa santé même: une intelligence continuellement en éveil, en travail, une force et une autorité qui ont le besoin de se dépenser... Vous n'ignorez pas, d'ailleurs, qu'il a longtemps cultivé avec tendresse la poésie latine. On dit aussi qu'il a eu la passion du journalisme, dans ses heures de lutte, au point d'inspirer les articles des journaux qu'il subventionnait, et même, assure-t-on, d'en dicter certains, lorsque ses idées les plus chères étaient en jeu.
Il y eut un silence. A chaque instant, dans cette immense galerie des Candélabres, déserte et solennelle, au milieu des marbres immobiles, d'une blancheur d'apparition, Narcisse allongeait la tête, pour voir si le petit cortège du pape n'allait pas déboucher de la galerie des Tapisseries, puis défiler devant eux, en se rendant aux jardins.
—Vous savez, reprit-il, qu'on le descend sur une chaise basse, assez étroite pour qu'elle puisse passer par toutes les portes. Et quel voyage! près de deux kilomètres, au travers des loges, des chambres de Raphaël, des galeries de peinture et de sculpture, sans compter les escaliers nombreux, toute une promenade interminable, avant qu'on le dépose, en bas, dans une allée où une calèche à deux chevaux l'attend... Le temps est très beau, ce soir. Il va sûrement venir. Ayons quelque patience.
Et, pendant que Narcisse donnait ces détails, Pierre, également dans l'attente, voyait revivre devant lui toute l'extraordinaire Histoire. C'étaient d'abord les papes mondains et fastueux de la Renaissance, ceux qui avaient ressuscité passionnément l'antiquité, rêvant de draper le Saint-Siège dans la pourpre de l'Empire: Paul II, le Vénitien magnifique, qui avait bâti le palais de Venise, Sixte IV, à qui l'on doit la chapelle Sixtine, et Jules II, et Léon X, qui firent de Rome une ville de pompe théâtrale, de fêtes prodigieuses, des tournois, des ballets, des chasses, des mascarades et des festins. La papauté venait de retrouver l'Olympe sous la terre, dans la poussière des ruines; et, comme grisée par ce flot de vie qui remontait du vieux sol, elle créait les musées, en refaisait les temples superbes du paganisme, rendus au culte de l'admiration universelle. Jamais l'Église n'avait traversé un tel péril de mort, car, si le Christ continuait d'être honoré à Saint-Pierre, Jupiter et tous les dieux, toutes les déesses de marbre, aux belles chairs triomphantes, trônaient dans les salles du Vatican. Puis, une autre vision passait, celle des papes modernes avant l'occupation italienne, Pie IX libre encore et sortant souvent dans sa bonne ville de Rome. Le grand carrosse rouge et or était traîné par six chevaux, entouré par la garde suisse, suivi par un peloton de gardes-nobles. Mais, parfois, au Corso, le pape quittait le carrosse, poursuivait sa promenade à pied; et, alors, un garde à cheval galopait en avant, avertissait, faisait tout arrêter. Aussitôt, les voitures se rangeaient, les hommes en descendaient, pour s'agenouiller sur le pavé, tandis que les femmes, simplement debout, inclinaient la tête dévotement, à l'approche du Saint-Père, qui, d'un pas ralenti, allait ainsi avec sa cour jusqu'à la place du Peuple, souriant et bénissant. Et, maintenant, venait Léon XIII, prisonnier volontaire, enfermé dans le Vatican depuis dix-huit années, ayant pris une majesté plus haute, une sorte de mystère sacré et redoutable, derrière les épaisses murailles silencieuses, au fond de cet inconnu où s'écoulait la vie discrète de chacune de ses journées.
Ah! ce pape qu'on ne rencontre plus, qu'on ne voit plus, ce pape caché au commun des hommes, tel qu'une de ces divinités terribles dont les prêtres seuls osent regarder la face! Et il s'est emprisonné dans ce Vatican somptueux que ses ancêtres de la Renaissance avaient bâti et orné pour des fêtes géantes; et il vit là, loin des foules, en prison, avec les beaux hommes et les belles femmes de Michel-Ange et de Raphaël, avec les dieux et les déesses de marbre, l'Olympe éclatant, célébrant autour de lui la religion de la lumière et de la vie. Toute la papauté baigne là, avec lui, dans le paganisme. Quel spectacle, lorsque ce vieillard frêle, d'une blancheur pure, suit ces galeries du Musée des Antiques, pour se rendre aux jardins! A droite, à gauche, les statues le regardent passer, de toute leur chair nue; et c'est Jupiter, et c'est Apollon, et c'est Vénus, la dominatrice, et c'est Pan, l'universel dieu dont le rire sonne les joies de la terre. Des Néréides se baignent dans le flot transparent. Des Bacchantes roulent parmi les herbes chaudes, sans voile. Des Centaures galopent, emportant sur leurs reins fumants de belles filles pâmées. Ariane est surprise par Bacchus, Ganymède caresse l'aigle, Adonis incendie les couples de sa flamme. Et le blanc vieillard va toujours, balancé sur sa chaise basse, parmi ce triomphe de la chair, cette nudité étalée, glorifiée, qui clame la toute-puissance de la nature, l'éternelle matière. Depuis qu'ils l'ont retrouvée, exhumée, honorée, elle règne là de nouveau, impérissable; et, vainement, ils ont mis des feuilles de vigne aux statues, de même qu'ils ont vêtu les grandes figures de Michel-Ange: le sexe flamboie, la vie déborde, la semence circule à torrents dans les veines du monde. Près de là, dans la Bibliothèque Vaticane, d'une incomparable richesse, où dort toute la science humaine, ce serait un danger plus terrible encore, une explosion qui emporterait le Vatican et même Saint-Pierre, si, un jour, les livres se réveillaient à leur tour, parlaient haut, comme parlaient la beauté des Vénus et la virilité des Apollons. Mais le blanc vieillard, si diaphane, semble ne pas entendre, ne pas voir, et les têtes colossales de Jupiter, et les torses d'Hercule, et les Antinoüs aux hanches équivoques, continuent à le regarder passer.
Impatient, Narcisse se décida à questionner un gardien, qui lui assura que Sa Sainteté était descendue déjà. Le plus souvent, en effet, pour raccourcir, on passait par une petite galerie couverte, qui débouchait devant la Monnaie.
—Descendons aussi, voulez-vous? demanda-t-il à Pierre. Je vais tâcher de vous faire visiter les jardins.
En bas, dans le vestibule, dont une porte ouvrait sur une large allée, il se remit à causer avec un autre gardien, un ancien soldat pontifical, qu'il connaissait particulièrement. Tout de suite, celui-ci le laissa passer avec son compagnon; mais il ne put lui affirmer que monsignor Gamba del Zoppo, ce jour-là, accompagnait Sa Sainteté.
—N'importe, reprit Narcisse, quand ils se trouvèrent tous les deux seuls dans l'allée, je ne désespère pas encore d'une heureuse rencontre... Et vous voyez, voici les fameux jardins du Vatican.
Ils sont très vastes, le pape peut y faire quatre kilomètres, par les allées du bois, puis en passant par la vigne et par le potager. Ces jardins occupent le plateau de la colline Vaticane, que l'antique mur de Léon IV entoure encore de toute part, ce qui les isole des vallons voisins, comme au sommet d'une enceinte de forteresse. Autrefois, le mur allait jusqu'au Château Saint-Ange; et c'était là ce qu'on nommait la cité Léonine. Rien ne les domine, aucun regard curieux ne saurait y descendre, si ce n'est du dôme de Saint-Pierre, dont l'énormité seule y jette son ombre, par les brûlants jours d'été. Ils sont, d'ailleurs, tout un monde, un ensemble varié et complet, que chaque pape s'est plu à embellir: un grand parterre aux gazons géométriques, planté de deux beaux palmiers, orné de citronniers et d'orangers en pots; un jardin plus libre, plus ombreux, où, parmi des charmilles profondes, se trouvent l'Aquilone, la fontaine de Jean Vesanzio, et l'ancien Casino de Pie IV; les bois ensuite, aux chênes verts superbes, des futaies de platanes, d'acacias et de pins, que coupent de larges allées, d'une douceur charmante pour les lentes promenades; et, enfin, en tournant à gauche, après d'autres bouquets d'arbres, le potager, la vigne, un plant de vigne très soigné.
Tout en marchant, au travers du bois, Narcisse donnait à Pierre des détails sur la vie du Saint-Père, dans ces jardins. Lorsque le temps le permet, il s'y promène tous les deux jours. Jadis, dès le mois de mai, les papes quittaient le Vatican pour le Quirinal, plus frais et plus sain; et ils allaient passer les grandes chaleurs à Castel-Gandolfo, au bord du lac d'Albano. Aujourd'hui, le Saint-Père n'a plus, pour résidence d'été, qu'une tour de l'ancienne enceinte de Léon IV, à peu près intacte. Il y vient vivre les journées les plus chaudes. Il a même fait construire, à côté, une sorte de pavillon, pour y loger sa suite, de façon à s'y installer à demeure. Et Narcisse, en familier, entra librement, put obtenir que Pierre jetât un coup d'œil dans l'unique pièce, occupée par Sa Sainteté, une vaste pièce ronde, au plafond demi-sphérique, où le ciel est peint avec les figures symboliques des constellations, dont une, le Lion, a pour yeux deux étoiles, qu'un système d'éclairage fait étinceler la nuit. Les murs sont d'une telle épaisseur, qu'en murant une des fenêtres, on a pu ménager dans l'embrasure une sorte de chambre, où se trouve un lit de repos. Du reste, le mobilier ne se compose que d'une grande table de travail, une plus petite, volante, pour manger, un large et royal fauteuil, entièrement doré, un des cadeaux du jubilé épiscopal. Et l'on rêve aux journées de solitude, d'absolu silence, dans cette salle basse de donjon, fraîche comme un sépulcre, lorsque les lourds soleils de juillet et d'août brûlent au loin Rome anéantie.
Puis, c'étaient des détails encore. Un observatoire astronomique a été installé dans une autre tour, qu'on aperçoit, parmi les verdures, surmontée d'une petite coupole blanche. Il y a aussi, sous des arbres, un chalet suisse, où Léon XIII aime à se reposer. Il va parfois à pied jusqu'au potager, il s'intéresse surtout à la vigne, qu'il visite, pour voir si le raisin mûrit, si la récolte sera belle. Mais ce qui étonna le plus le jeune prêtre, ce fut d'apprendre que le Saint-Père était un déterminé chasseur, lorsque l'âge ne l'avait point encore affaibli. Il chassait au «roccolo», passionnément. A la lisière d'un taillis, des filets à larges mailles sont tendus, le long d'une allée, qu'ils bordent ainsi et ferment des deux côtés. Au milieu, sur le sol, on pose les cages des appeaux, dont le chant ne tarde pas à attirer les oiseaux du voisinage, les rouges-gorges, les fauvettes, les rossignols, des becfigues de toute espèce. Et, quand une bande était là, nombreuse, Léon XIII, assis à l'écart, guettant, tapait dans ses mains, effarait brusquement les oiseaux, qui s'envolaient et se prenaient par les ailes dans les grandes mailles des filets. Il n'y avait plus qu'à les ramasser, puis à les étouffer, d'un léger coup de pouce. Les becfigues rôtis sont un délicieux régal.
Comme il revenait par le bois, Pierre eut une autre surprise. Il tomba sur une Grotte de Lourdes, imitée en petit, reproduite à l'aide de rochers et de blocs de ciment. Et son émotion fut telle, qu'il ne put la cacher à son compagnon.
—C'est donc vrai?... On me l'avait dit, mais je m'imaginais le Saint-Père plus intellectuel, dégagé de ces superstitions basses.
—Oh! répondit Narcisse, je crois que la Grotte date de Pie IX, qui avait une particulière reconnaissance à Notre-Dame de Lourdes. En tout cas, ce doit être un cadeau, et Léon XIII la fait entretenir, simplement.
Pendant quelques minutes, Pierre resta immobile, silencieux, devant cette reproduction, ce joujou enfantin de la foi. Des visiteurs, par zèle dévot, avaient laissé leurs cartes de visite, piquées dans les gerçures du ciment. Et ce fut pour lui une très grande tristesse, il se remit à suivre son compagnon, la tête basse, perdu dans une rêverie désolée sur l'imbécile misère du monde. Puis, à la sortie du bois, de nouveau en face du parterre, il leva les yeux.
Grand Dieu! que cette fin d'un beau jour était exquise pourtant, et quel charme victorieux montait de la terre, dans cette partie adorable des jardins! Plus que sous les ombrages alanguis du bois, plus même que parmi les vignes fécondes, il sentait là toute la force de la puissante nature, au milieu de ce parterre nu, désert, noble et brûlant. C'étaient à peine, au-dessus des gazons maigres, ornant avec symétrie les compartiments géométriques que les allées découpaient, quelques arbustes bas, des roseaux nains, des aloès, de rares touffes de fleurs à demi séchées; et, dans le goût baroque d'autrefois, des buissons verts dessinaient encore les armes de Pie IX. Troublant seul le chaud silence, on n'entendait que le petit bruit cristallin du jet d'eau central, une pluie de gouttes qui retombaient perpétuellement d'une vasque. Rome entière avec son ciel ardent, sa grâce souveraine, sa volupté conquérante, semblait animer de son âme cette décoration carrée, vaste mosaïque de verdure, dont le demi-abandon, le délabrement roussi prenaient une mélancolique fierté, dans le frisson très ancien d'une passion de flamme qui ne pouvait mourir. Des vases antiques, des statues antiques, d'une nudité blanche sous le soleil couchant, bordaient le parterre. Et, dominant l'odeur des eucalyptus et des pins, plus forte aussi que l'odeur des oranges mûrissantes, une odeur s'élevait, celle des grands buis amers, si chargée de vie âpre, qu'elle troublait au passage, comme l'odeur même de la virilité de ce vieux sol, saturé de poussières humaines.
—C'est bien extraordinaire que nous n'ayons pas rencontré Sa Sainteté, disait Narcisse. Sans doute, la voiture aura pris par l'autre allée du bois, tandis que nous nous arrêtions à la tour de Léon IV.
Il en était revenu à son cousin, monsignor Gamba del Zoppo, il expliquait que la fonction de «Copiere», d'échanson du pape, que celui-ci aurait dû remplir, comme un des quatre camériers secrets participants, n'était plus qu'une charge purement honorifique, surtout depuis que les dîners diplomatiques et les dîners de consécration épiscopale avaient lieu à la Secrétairerie d'État, chez le cardinal secrétaire. Monsignor Gamba del Zoppo, dont la nullité poltronne était légendaire, ne semblait avoir d'autre rôle que de récréer Léon XIII, qui l'aimait beaucoup, pour ses flatteries continuelles et pour les anecdotes qu'il en tirait sur tous les mondes, le noir et le blanc. Ce gros homme aimable, obligeant même, tant que son intérêt n'entrait pas en jeu, était une véritable gazette vivante, au courant de tout, ne dédaignant pas les commérages des cuisines; de sorte qu'il s'acheminait tranquillement vers le cardinalat, certain d'avoir le chapeau, sans se donner d'autre peine que d'apporter les nouvelles, aux heures douces de la promenade. Et Dieu savait s'il trouvait sans cesse d'amples moissons à faire, dans ce Vatican fermé où s'agite un tel pullulement de prélats de toutes sortes, dans cette famille pontificale, sans femmes, composée de vieux garçons portant la robe, que travaillent sourdement des ambitions démesurées, des luttes sourdes et abominables, des haines féroces qui, dit-on, vont encore parfois jusqu'au bon vieux poison des anciens temps!
Brusquement, Narcisse s'arrêta.
—Tenez! je savais bien... Voici le Saint-Père... Mais nous n'avons pas de chance. Il ne nous verra même pas, il va remonter en voiture.
En effet, la calèche venait de s'avancer jusqu'à la lisière du bois, et un petit cortège, qui débouchait d'une allée étroite, se dirigeait vers elle.
Pierre avait reçu au cœur un grand coup. Immobilisé avec son compagnon, caché à demi derrière le haut vase d'un citronnier, il ne put voir que de loin le blanc vieillard, si frêle dans les plis flottants de sa soutane blanche, marchant très lentement, d'un petit pas qui semblait glisser sur le sable. A peine put-il distinguer la maigre figure de vieil ivoire diaphane, accentuée par le grand nez, au-dessus de la bouche mince. Mais les yeux très noirs luisaient d'un sourire, curieusement, tandis que l'oreille se penchait à droite, vers monsignor Gamba del Zoppo, en train sans doute de terminer une histoire, gras et court, fleuri et digne. De l'autre côté, à gauche, marchait un garde-noble; et deux autres prélats suivaient.
Ce ne fut qu'une apparition familière, déjà Léon XIII montait dans la calèche fermée. Et Pierre, au milieu de ce grand jardin, brûlant et odorant, retrouvait l'émoi singulier qu'il avait ressenti, dans la galerie des Candélabres, quand il avait évoqué le passage du pape au travers des Apollons et des Vénus, étalant leur nudité triomphale. Là, ce n'était que l'art païen qui célébrait l'éternité de la vie, les forces superbes et toutes-puissantes de la nature. Et voilà qu'ici il le voyait baigner dans la nature elle-même, dans la plus belle, la plus voluptueuse, la plus passionnée. Ah! ce pape, ce blanc vieillard promenant son Dieu de douleur, d'humilité et de renoncement, par les allées de ces jardins d'amour, aux soirs alanguis des ardentes journées de l'été, sous la caresse des odeurs, les pins et les eucalyptus, les oranges mûres, les grands buis amers! Pan tout entier l'y enveloppait des effluves souverains de sa virilité. Comme il faisait bon de vivre là, parmi cette magnificence du ciel et de la terre, et d'y aimer la beauté de la femme, et de s'y réjouir dans la fécondité universelle! Brusquement éclatait cette vérité décisive que, de ce pays de lumière et de joie, n'avait pu pousser qu'une religion temporelle de conquête, de domination politique, et non la religion mystique et souffrante du Nord, une religion d'âme.
Mais Narcisse emmenait le jeune prêtre, en lui contant encore des histoires, la bonhomie parfois de Léon XIII, qui s'arrêtait pour causer avec les jardiniers, les questionnait sur la santé des arbres, sur la vente des oranges, et aussi la passion qu'il avait eue pour deux gazelles, envoyées en cadeau d'Afrique, de jolies bêtes fines qu'il aimait à caresser, et dont il avait pleuré la mort. D'ailleurs, Pierre n'écoutait plus; et, quand ils se retrouvèrent tous deux sur la place Saint-Pierre, il se retourna, il regarda une fois encore le Vatican.
Ses yeux étaient tombés sur la porte de bronze, et il se rappela que, le matin, il s'était demandé ce qu'il y avait derrière ces panneaux de métal, garnis de gros clous à tête carrée. Et il n'osait se répondre encore, il n'osait décider si les peuples nouveaux, avides de fraternité et de justice, y trouveraient la religion attendue par les démocraties de demain; car il n'emportait qu'une impression première. Mais combien cette impression était vive et quel commencement de désastre pour son rêve! Une porte de bronze, oui! dure et inexpugnable, murant le Vatican sous ses lames antiques, le séparant du reste de la terre, si solidement, que rien n'y était plus entré depuis trois siècles. Derrière, il venait de voir renaître les anciens siècles, jusqu'au seizième, immuables. Les temps s'y étaient comme arrêtés, à jamais. Rien n'y bougeait plus, les costumes eux-mêmes des gardes suisses, des gardes-nobles, des prélats, n'avaient pas changé; et l'on retrouvait là le monde d'il y a trois cents ans, avec son étiquette, ses vêtements, ses idées. Si, depuis vingt-cinq années, les papes, par une protestation hautaine, s'enfermaient volontairement dans leur palais, le séculaire emprisonnement dans le passé, dans la tradition, datait de bien plus loin et présentait un danger autrement grave. Tout le catholicisme avait fini par y être enfermé comme eux, s'obstinant à ses dogmes, ne vivant plus, immobile et debout, que grâce à la force de sa vaste organisation hiérarchique. Alors, était-ce donc que, malgré son apparente souplesse, le catholicisme ne pouvait céder sur rien, sous peine d'être emporté? Puis, quel monde terrible, tant d'orgueil, tant d'ambition, tant de haines et de luttes! Et quelle prison étrange, quels rapprochements sous les verrous, le Christ en compagnie de Jupiter Capitolin, toute l'antiquité païenne fraternisant avec les Apôtres, toutes les splendeurs de la Renaissance entourant le pasteur de l'Évangile, qui règne au nom des pauvres et des simples! Sur la place Saint-Pierre, le soleil déclinait, la douce volupté romaine tombait du ciel limpide, et le jeune prêtre restait éperdu, après ce beau jour, passé avec Michel-Ange, Raphaël, les Antiques et le Pape, dans le plus grand palais du monde.
—Enfin, mon cher abbé, excusez-moi, conclut Narcisse. Je vous l'avoue maintenant, je soupçonne mon brave cousin de ne pas vouloir se compromettre dans votre affaire... Je le verrai encore, mais vous ferez bien de ne pas trop compter sur lui.
Ce jour-là, il était près de six heures, lorsque Pierre revint au palais Boccanera. D'habitude, modestement, il passait par la ruelle et prenait la porte du petit escalier, dont il possédait une clef. Mais il avait reçu, le matin, une lettre du vicomte Philibert de la Choue, qu'il voulait communiquer à Benedetta; et il monta le grand escalier, il s'étonna de ne trouver personne dans l'antichambre. Les jours ordinaires, lorsque Giacomo devait sortir, Victorine s'y installait, y travaillait à quelque ouvrage de couture, en toute bonhomie. Sa chaise était bien là, il vit même sur une table le linge qu'elle y avait laissé; mais elle s'en était allée sans doute, il se permit de pénétrer dans le premier salon. Il y faisait presque nuit déjà, le crépuscule s'y éteignait avec une douceur mourante, et le prêtre resta saisi, n'osa plus avancer, en entendant venir du salon voisin, le grand salon jaune, un bruit de voix éperdues, des froissements, des heurts, toute une lutte. C'étaient des supplications ardentes, puis des grondements dévorateurs. Et, brusquement, il n'hésita plus, il fut emporté comme malgré lui, par cette certitude que quelqu'un se défendait, dans cette pièce, et allait succomber.
Quand il se précipita, ce fut une stupeur. Dario était là, fou, lâché en une sauvagerie de désir où reparaissait tout le sang effréné des Boccanera, dans son épuisement élégant de fin de race; et il tenait Benedetta aux épaules, il l'avait renversée sur un canapé, la violentant, la voulant, lui brûlant la face de ses paroles.
—Pour l'amour de Dieu, chérie... Pour l'amour de Dieu, si tu ne souhaites pas que je meure et que tu meures... Puisque tu le dis toi-même, puisque c'est fini, que jamais ce mariage ne sera cassé, oh! ne soyons pas malheureux davantage, aime-moi comme tu m'aimes, et laisse-moi t'aimer, laisse-moi t'aimer!
Mais, de ses deux bras tendus, pleurante, avec une face de tendresse et de souffrance indicibles, la contessina le repoussait, pleine elle aussi d'une énergie farouche, en répétant:
—Non, non! je t'aime, je ne veux pas, je ne veux pas!
A ce moment, dans son grondement désespéré, Dario eut la sensation que quelqu'un entrait. Il se releva violemment, regarda Pierre d'un air de démence hébétée, sans même le bien reconnaître. Puis, il passa les deux mains sur son visage, les joues ruisselantes, les yeux sanglants; et il s'enfuit, en poussant un soupir, un han! terrible et douloureux, où son désir refoulé se débattait encore dans des larmes et dans du repentir.
Benedetta était restée assise sur le canapé, soufflante, à bout de courage et de force. Mais, au mouvement que Pierre fit pour se retirer également, très embarrassé de son rôle, ne trouvant pas un mot, elle le supplia d'une voix qui se calmait.
—Non, non, monsieur l'abbé, ne vous en allez pas... Je vous en prie, asseyez-vous, je désire causer avec vous un instant.
Il crut pourtant devoir s'excuser de son entrée si brusque, il expliqua que la porte du premier salon était entr'ouverte et qu'il avait seulement aperçu, dans l'antichambre, le travail de Victorine, laissé sur une table.
—Mais c'est vrai! s'écria la contessina, Victorine devait y être, je venais de la voir. Je l'ai appelée, quand mon pauvre Dario s'est mis à perdre la tête... Pourquoi donc n'est-elle pas accourue?
Puis, dans un mouvement d'expansion, se penchant à demi, la face encore brûlante de la lutte:
—Écoutez, monsieur l'abbé, je vais vous dire les choses, parce que je ne veux pas que vous emportiez une trop vilaine idée de mon pauvre Dario. Ça me ferait beaucoup de peine... Voyez-vous, c'est un peu de ma faute, ce qui vient d'arriver. Hier soir, il m'avait demandé un rendez-vous ici, pour que nous puissions causer tranquillement; et, comme je savais que ma tante n'y serait pas aujourd'hui, à cette heure, je lui ai donc dit de venir... C'était fort naturel, n'est-ce pas? de nous voir, de nous entendre, après le gros chagrin que nous avons eu, à la nouvelle que mon mariage ne sera sans doute jamais annulé. Nous souffrons trop, il faudrait prendre un parti... Et, alors, quand il a été là, nous nous sommes mis à pleurer, nous sommes restés longtemps aux bras l'un de l'autre, nous caressant, mêlant nos larmes. Je l'ai baisé mille fois en lui répétant que je l'adorais, que j'étais désespérée de faire son malheur, que je mourrais sûrement de ma peine, à le voir si malheureux. Peut-être a-t-il pu se croire encouragé; et, d'ailleurs, il n'est pas un ange, je n'aurais pas dû le garder de la sorte, si longtemps sur mon cœur... Vous comprenez, monsieur l'abbé, il a fini par être comme un fou et par vouloir la chose que, devant la Madone, j'ai juré de ne jamais accorder qu'à mon mari.
Elle disait cela tranquillement, simplement, sans embarras aucun, de son air de belle fille raisonnable et pratique. Un faible sourire parut sur ses lèvres, quand elle continua.
—Oh! je le connais bien, mon pauvre Dario, et ça ne m'empêche pas de l'aimer, au contraire. Il a l'air délicat, un peu maladif même; mais, au fond, c'est un passionné, un homme qui a besoin de plaisir. Oui! c'est le vieux sang qui bouillonne, j'en sais quelque chose, car j'ai eu des colères, étant petite, à rester par terre, et aujourd'hui encore, quand le grand souffle passe, il faut que je me batte contre moi-même, que je me torture, pour ne pas faire toutes les sottises du monde... Mon pauvre Dario! il sait si mal souffrir! Il est tel qu'un enfant dont les caprices doivent être contentés; mais, au fond pourtant, il a beaucoup de raison, il m'attend, parce qu'il se dit que le bonheur sérieux est avec moi, qui l'adore.
Et Pierre vit alors se préciser pour lui cette figure du jeune prince, restée vague jusque-là. Tout en mourant d'amour pour sa cousine, il s'était toujours amusé. Un fond d'égoïsme parfait, mais un très aimable garçon quand même. Surtout une incapacité absolue de souffrir, une horreur de la souffrance, de la laideur et de la pauvreté, chez lui et chez les autres. De chair et d'âme pour la joie, l'éclat, l'apparence, la vie au clair soleil. Et fini, épuisé, n'ayant plus de force que pour cette vie d'oisif, ne sachant même plus penser et vouloir, à ce point que l'idée de se rallier au régime nouveau ne lui était pas même venue. Avec ça, l'orgueil démesuré du Romain, la paresse mêlée d'une sagacité, d'un sens pratique du réel, toujours en éveil; et, dans le charme doux et finissant de sa race, dans son continuel besoin de femme, des coups de furieux désir, une sensualité fauve qui parfois se ruait.
—Mon pauvre Dario, qu'il aille en voir une autre, je le lui permets, ajouta très bas Benedetta, avec son beau sourire. N'est-ce pas? il ne faut point demander l'impossible à un homme, et je ne veux pas qu'il en meure.
Et, comme Pierre la regardait, dérangé dans son idée de la jalousie italienne, elle s'écria, toute brûlante de son adoration passionnée:
—Non, non, je ne suis pas jalouse de ça. C'est son plaisir, ça ne me fait pas de peine. Et je sais très bien qu'il me reviendra toujours, qu'il ne sera plus qu'à moi, à moi seule, quand je le voudrai, quand je le pourrai.
Il y eut un silence, le salon s'emplissait d'ombre, l'or des grandes consoles s'éteignait, une mélancolie infinie tombait du haut plafond obscur et des vieilles tentures jaunes, couleur d'automne. Bientôt, par un hasard de l'éclairage, un tableau se détacha, au-dessus du canapé où la contessina était assise, le portrait de la jeune fille au turban, si belle, Cassia Boccanera, l'ancêtre, l'amoureuse et la justicière. De nouveau, la ressemblance frappa le prêtre, et il pensa tout haut, il reprit:
—La tentation est la plus forte, il vient toujours une minute où l'on succombe, et tout à l'heure, si je n'étais pas entré...
Violemment, Benedetta l'interrompit.
—Moi, moi!... Ah! vous ne me connaissez pas. Je serais morte plutôt.
Et, dans une exaltation dévote extraordinaire, toute soulevée d'amour, et comme si la foi superstitieuse eût embrasé en elle la passion jusqu'à l'extase:
—J'ai juré à la Madone de donner ma virginité à l'homme que j'aimerai, seulement le jour où il sera mon mari, et ce serment, je l'ai tenu au prix de mon bonheur, je le tiendrai au prix de ma vie même... Oui, Dario et moi, nous mourrons s'il le faut, mais la sainte Vierge a ma parole, et les anges ne pleureront pas dans le ciel.
Elle était là tout entière, d'une simplicité qui pouvait d'abord paraître compliquée, inexplicable. Sans doute elle cédait à cette singulière idée de noblesse humaine que le christianisme a mise dans le renoncement et la pureté, toute une protestation contre l'éternelle matière, les forces de la nature, la fécondité sans fin de la vie. Mais, en elle, il y avait plus encore, un prix d'amour inestimable donné à la virginité, un cadeau exquis, d'une joie divine, qu'elle voulait faire à l'amant élu, choisi par son cœur, devenu le maître souverain de son corps, dès que Dieu les aurait unis. Pour elle, en dehors du prêtre, du mariage religieux, il n'y avait que péché mortel et abomination. Et, dès lors, on comprenait sa longue résistance à Prada, qu'elle n'aimait pas, sa résistance désespérée et si douloureuse à Dario, qu'elle adorait, mais à qui elle ne voulait s'abandonner qu'en légitime union. Et quelle torture, pour cette âme enflammée, que de résister à son amour! quel continuel combat du devoir, du serment fait à la Vierge, contre la passion, cette passion de sa race, qui, parfois, comme elle l'avouait, soufflait chez elle en tempête! Tout ignorante et indolente qu'elle fût, capable d'une éternelle fidélité de tendresse, elle exigeait d'ailleurs le sérieux, le matériel de l'amour. Aucune fille n'était moins qu'elle perdue dans le rêve.
Pierre la regardait, sous le crépuscule mourant, et il lui semblait qu'il la voyait, qu'il la comprenait pour la première fois. Sa dualité s'accusait dans les lèvres un peu fortes et charnelles, les yeux immenses, noirs et sans fond, et dans le visage si calme, si raisonnable, d'une délicatesse d'enfance. Avec cela, derrière ces yeux de flamme, sous cette peau d'une candeur filiale, on sentait la tension intérieure de la superstitieuse, de l'orgueilleuse et de la volontaire, la femme qui se gardait obstinément à son amour, ne manœuvrant que pour en jouir, toujours prête, dans sa raison avisée, à quelque folie de passion qui l'emporterait. Ah! comme il s'expliquait qu'on l'aimât! comme il sentait qu'une créature si adorable, avec sa belle sincérité, sa fougue à se réserver pour se donner mieux, devait emplir l'existence d'un homme! et qu'elle lui apparaissait bien la sœur cadette de cette Cassia délicieuse et tragique, qui n'avait pas voulu vivre avec sa virginité désormais inutile, et qui s'était jetée au Tibre, en y entraînant son frère, Ercole, et le cadavre de Flavio, son amant!
Dans un mouvement de bonne affection, Benedetta avait saisi les deux mains de Pierre.
—Monsieur l'abbé, voici une quinzaine de jours que vous êtes ici, et je vous aime bien, parce que je sens en vous un ami. Si vous ne nous comprenez pas du premier coup, il ne faut pourtant pas trop mal nous juger. Je vous jure que, si peu savante que je sois, je tâche toujours d'agir le mieux possible.
Il fut infiniment touché de sa bonne grâce, et il l'en remercia, en gardant un instant ses belles mains dans les siennes, car lui aussi se prenait pour elle d'une grande tendresse. Un rêve de nouveau l'emportait, être son éducateur, s'il en avait jamais le temps, ne pas repartir du moins sans avoir conquis cette âme aux idées de charité et de fraternité futures, qui étaient les siennes. N'était-elle pas l'Italie d'hier, cette créature admirable, indolente, ignorante, inoccupée, ne sachant que défendre son amour? L'Italie d'hier, si belle et si endormie, avec sa grâce finissante, charmeresse dans son ensommeillement, et qui gardait tant d'inconnu au fond de ses yeux noirs, brûlants de passion! Et quel rôle que de l'éveiller, de l'instruire, de la conquérir pour la vérité, le peuple des souffrants et des pauvres, l'Italie rajeunie de demain, telle qu'il la rêvait! Même, dans le mariage désastreux avec le comte Prada, dans la rupture, il voulait voir une première tentative manquée, l'Italie moderne du Nord allant trop vite en besogne, trop brutale à aimer et à transformer la douce Rome attardée, grande encore et paresseuse. Mais ne pouvait-il reprendre la tâche, n'avait-il pas remarqué que son livre, après l'étonnement de la première lecture, était resté chez elle une préoccupation, un intérêt, au milieu du vide de ses journées, emplies de ses seuls chagrins? Quoi! s'intéresser aux autres, aux petits de ce monde, au bonheur des misérables! était-ce possible, y avait-il donc là un apaisement à sa propre misère? Et elle était émue déjà, et il se promettait de faire jaillir ses larmes, frémissant lui-même près d'elle, à la pensée de l'infini d'amour qu'elle donnerait, le jour où elle aimerait.
La nuit venait complète, et Benedetta s'était levée pour demander une lampe. Puis, comme Pierre prenait congé, elle le retint un instant encore dans les demi-ténèbres. Il ne la voyait plus, il l'entendait seulement répéter de sa voix grave:
—N'est-ce pas, monsieur l'abbé, vous n'emporterez pas une trop mauvaise opinion de nous? Dario et moi, nous nous aimons, et ce n'est pas un péché, quand on est sage... Ah! oui, je l'aime, et depuis si longtemps! Figurez-vous, j'avais treize ans à peine, lui en avait dix-huit; et nous nous aimions, nous nous aimions comme des fous, dans ce grand jardin de la villa Montefiori, qu'on a saccagé... Ah! les jours que nous avons passés là, les après-midi entières, lâchés à travers les arbres, les heures vécues au fond de cachettes introuvables, à nous baiser, ainsi que des chérubins! Lorsque venait le temps des oranges mûres, c'était un parfum qui nous grisait. Et les grands buis amers, mon Dieu! comme ils nous enveloppaient, de quelle odeur puissante ils nous faisaient battre le cœur! Je ne peux plus les respirer, maintenant, sans défaillir.
Giacomo apportait la lampe, et Pierre remonta chez lui. Dans le petit escalier, il trouva Victorine, qui eut un léger sursaut, comme si elle s'était postée là, à le guetter sortir du salon. Elle le suivit, elle causa, se renseigna; et, tout d'un coup, le prêtre eut conscience de ce qui s'était passé.
—Pourquoi donc n'êtes-vous pas accourue, lorsque votre maîtresse vous a appelée, puisque vous étiez en train de coudre, dans l'antichambre?
D'abord, elle voulut faire l'étonnée, dire qu'elle n'avait rien entendu. Mais sa bonne figure de franchise ne pouvait mentir, riait quand même. Elle finit par se confesser, de son air brave et gai.
—Dame! est-ce que ça me regardait, d'intervenir entre des amoureux? Et puis, j'étais bien tranquille, je savais que le prince l'aime trop pour lui faire du mal, à ma petite Benedetta.
La vérité était que, comprenant ce dont il s'agissait, au premier appel de détresse, elle avait posé doucement son ouvrage sur la table et s'en était allée à pas de loup, pour ne pas avoir à déranger ses chers enfants, ainsi qu'elle les nommait.
—Ah! la pauvre petite! conclut-elle, comme elle a tort de se martyriser pour des idées de l'autre monde! Puisqu'ils s'aiment, où serait le mal, grand Dieu! s'ils se donnaient un peu de bonheur? La vie n'est pas si drôle. Et quel regret, plus tard, le jour où il ne serait plus temps!
Resté seul, dans sa chambre, Pierre se sentit tout d'un coup chancelant, éperdu. Les grands buis amers! les grands buis amers! Comme lui, elle avait frissonné à leur âpre odeur de virilité, et ils revenaient, et ils évoquaient ceux des jardins pontificaux, des voluptueux jardins romains, déserts et brûlants sous l'auguste soleil. Sa journée entière se résumait, prenait clairement sa signification totale. C'était le réveil fécond, l'éternelle protestation de la nature et de la vie, la Vénus et l'Hercule qu'on peut enfouir pour des siècles dans la terre, mais qui en surgissent quand même un jour, qu'on peut vouloir murer au fond du Vatican dominateur, immobile et têtu, mais qui règnent même là et gouvernent le monde, souverainement.
VII
Le lendemain, comme Pierre, après une longue promenade, se retrouvait devant le Vatican, où une sorte d'obsession le ramenait toujours, il fit de nouveau la rencontre de monsignor Nani. C'était un mercredi soir, et l'assesseur du Saint-Office venait d'avoir son audience hebdomadaire chez le pape, auquel il rendait compte de la séance tenue le matin par la sacrée congrégation.
—Quel heureux hasard, mon cher fils! Justement, je pensais à vous... Désirez-vous voir Sa Sainteté en public, avant de la voir en audience particulière?
Et il avait son grand air d'obligeance souriante, où l'on sentait à peine l'ironie légère de l'homme supérieur qui savait tout, pouvait tout, préparait tout.
—Mais sans doute, monseigneur, répondit Pierre, un peu étonné par la brusquerie de l'offre. Toute distraction est la bienvenue, quand on perd ses journées à attendre.
—Non, non, vous ne perdez pas vos journées, reprit vivement le prélat. Vous regardez, vous réfléchissez, vous vous instruisez.... Enfin, voici. Sans doute savez-vous que le grand pèlerinage international du Denier de Saint-Pierre arrive vendredi à Rome et qu'il sera reçu samedi par Sa Sainteté. Le lendemain, dimanche, autre cérémonie. Sa Sainteté dira la messe à la basilique... Eh bien! il me reste quelques cartes, voici de très bonnes places pour les deux jours.
Il avait tiré de sa poche un élégant petit portefeuille, orné d'un chiffre d'or, où il prit deux cartes, une verte, une rose, qu'il remit au jeune prêtre.
—Ah! si vous saviez comme on se les dispute!... Vous vous rappelez, ces deux dames françaises, qui se meurent du désir de voir le Saint-Père. Je n'ai pas voulu trop insister pour leur obtenir une audience, elles ont dû se contenter, elles aussi, des cartes que je leur ai données... Oui, le Saint-Père est un peu las. Je viens de le trouver jauni, fiévreux. Mais il a tant de courage, il ne vit que par l'âme.
Son sourire reparut, avec sa moquerie à peine perceptible.
—C'est là un grand exemple pour les impatients, mon cher fils... J'ai appris que l'excellent monsignor Gamba del Zoppo n'a rien pu pour vous. Il ne faut pas vous en affliger outre mesure. Me permettez-vous de répéter que cette longue attente est sûrement une grâce que vous fait la Providence, en vous renseignant, en vous forçant à comprendre des choses que vous autres, prêtres de France, vous ne sentez malheureusement pas, quand vous arrivez à Rome? Et peut-être cela vous évitera-t-il des fautes... Allons, calmez-vous, dites-vous que les événements sont dans la main de Dieu et qu'ils se produiront à l'heure fixée par sa souveraine sagesse.
Il tendit sa jolie main, souple et grasse, une douce main de femme, mais dont l'étreinte avait la force d'un étau de fer. Et il monta dans sa voiture, qui l'attendait.
Justement, la lettre que Pierre avait reçue du vicomte Philibert de la Choue, était un long cri de rancune et de désespoir, à l'occasion du grand pèlerinage international du Denier de Saint-Pierre. Il écrivait de son lit, cloué par une affreuse attaque de goutte, et il ne pouvait venir. Mais ce qui mettait le comble à sa peine, c'était que le président du comité, chargé naturellement de présenter le pèlerinage au pape, se trouvait être le baron de Fouras, un de ses adversaires acharnés du vieux parti catholique conservateur; et il ne doutait pas un instant que le baron ne profitât de l'occasion unique pour faire triompher dans l'esprit du pape sa théorie des corporations libres, tandis que lui, de la Choue, n'admettait le salut du catholicisme et du monde que par le système des corporations fermées, obligatoires. Aussi suppliait-il Pierre d'agir auprès des cardinaux favorables, et d'arriver quand même à être reçu par le Saint-Père, et de ne pas quitter Rome sans lui rapporter l'approbation auguste, qui seule devait décider de la victoire. La lettre donnait en outre d'intéressants détails sur le pèlerinage, trois mille pèlerins venus de tous les pays, que des évêques et des supérieurs de congrégations amenaient par petits groupes, de France, de Belgique, d'Espagne, d'Autriche, même d'Allemagne. C'était la France qui se trouvait le plus largement représentée, près de deux mille pèlerins. Un comité international avait fonctionné à Paris pour tout organiser, besogne délicate, car il y avait là un mélange voulu, des membres de l'aristocratie, des confréries de dames bourgeoises, des associations ouvrières, les classes, les âges, les sexes confondus, fraternisant dans la même foi. Et le vicomte ajoutait que le pèlerinage, qui portait au pape des millions, avait choisi la date de son arrivée, de manière à être la protestation du catholicisme universel contre les fêtes du 20 septembre, par lesquelles le Quirinal venait de célébrer le glorieux anniversaire de Rome capitale.
Pierre ne se méfia pas, crut qu'il suffisait d'arriver vers onze heures, puisque la solennité était pour midi. Elle devait avoir lieu dans la salle des Béatifications, une grande et belle salle qui se trouve au-dessus du portique de Saint-Pierre, et qu'on a aménagée en chapelle depuis 1890. Une de ses fenêtres ouvre sur la loggia centrale, d'où le pape nouvellement élu, autrefois, bénissait le peuple, Rome et le monde. Elle est précédée de deux autres salles, la salle Royale et la salle Ducale. Et, lorsque Pierre voulut gagner la place à laquelle sa carte verte lui donnait droit, dans la salle même des Béatifications, il les trouva toutes les trois tellement bondées d'une foule compacte, qu'il s'ouvrit un chemin avec les plus extrêmes difficultés. Il y avait une heure déjà qu'on étouffait de la sorte, dans la fièvre ardente, l'émotion grandissante des trois à quatre mille personnes enfermées là. Enfin, il put arriver jusqu'à la porte de la troisième salle; mais il se découragea à y voir l'extraordinaire entassement des têtes, il n'essaya même pas d'aller plus loin.
Cette salle des Béatifications, qu'il embrassait d'un regard, en se dressant sur la pointe des pieds, était d'une grande richesse, dorée et peinte, sous le haut plafond sévère. En face de l'entrée, à la place ordinaire de l'autel, on avait placé, sur une estrade basse, le trône pontifical, un grand fauteuil de velours rouge, dont le dossier et les bras d'or resplendissaient; et les draperies du baldaquin, également de velours rouge, retombaient derrière, déployaient comme deux larges ailes de pourpre. Mais ce qui l'intéressait surtout, ce qui le saisissait, c'était cette foule, cette foule d'effrénée passion, telle qu'il n'en avait jamais vue, dont il entendait battre les cœurs à grands coups, dont les yeux trompaient l'impatience fébrile de l'attente, en regardant, en adorant le trône vide. Ah! ce trône, il les éblouissait, il les troublait jusqu'à la pâmoison des âmes dévotes, ainsi que l'ostensoir d'or où Dieu en personne allait daigner prendre place. Il y avait là des ouvriers endimanchés, aux regards clairs d'enfant, aux rudes figures d'extase, des dames bourgeoises vêtues de la toilette noire réglementaire, toutes pâles d'une sorte de terreur sacrée dans l'excès de leur désir, des messieurs en habit et en cravate blanche, glorieux, soulevés par la conviction qu'ils sauvaient l'Église et les peuples. Un groupe de ceux-ci se faisait remarquer particulièrement devant le trône, tout un paquet d'habits noirs, les membres du comité international, à la tête duquel triomphait le baron de Fouras, un homme d'une cinquantaine d'années, très grand, très gros, très blond, qui s'agitait, se dépensait, donnait des ordres, comme un général au matin d'une victoire décisive. Puis, au milieu de la masse grise et neutre des vêtements, éclatait çà et là la soie violette d'un évêque, chaque pasteur ayant voulu rester avec son troupeau; tandis que des réguliers, des pères supérieurs, en robes brunes, noires, blanches, dominaient, de toutes leurs hautes têtes barbues ou rasées. A droite et à gauche, flottaient des bannières, que des associations, des congrégations apportaient en cadeau au pape. Et la houle montait, et un bruit de mer s'enflait toujours, un tel amour impatient s'exhalait des faces en sueur, des yeux brûlants, des bouches affamées, que l'air s'en trouvait comme épaissi et obscurci, dans l'odeur lourde de ce peuple entassé.
Mais, brusquement, Pierre aperçut près du trône monsignor Nani, qui, l'ayant reconnu de loin, lui faisait des signes pour qu'il s'avançât; et, comme il répondait d'un geste modeste, signifiant qu'il préférait rester où il était, le prélat s'entêta quand même, lui envoya un huissier, avec l'ordre de lui ouvrir un chemin. Enfin, lorsque l'huissier le lui eut amené:
—Pourquoi donc ne veniez-vous pas occuper votre place? Votre carte vous donne droit à être ici, à la gauche du trône.
—Ma foi, répondit le prêtre, il y avait tant de monde à déranger, que je n'ai pas voulu. Et puis, c'est bien de l'honneur pour moi.
—Non, non! je vous ai donné cette place, afin que vous l'occupiez. Je désire que vous soyez au premier rang, pour bien voir, pour ne rien perdre de la cérémonie.
Pierre ne put que le remercier. Il vit alors que plusieurs cardinaux et beaucoup de prélats de la famille pontificale attendaient, eux aussi, aux deux côtés du trône. Vainement, il chercha le cardinal Boccanera, qui ne paraissait à Saint-Pierre et au Vatican que les jours où le service de sa charge l'y obligeait. Mais il reconnut le cardinal Sanguinetti, large et fort, qui causait très haut avec le baron de Fouras, le sang au visage. Un instant, monsignor Nani revint, de son air complaisant, pour lui montrer deux autres Éminences, d'une importance de hauts et puissants personnages: le cardinal vicaire, un gros homme court, à la face enfiévrée, brûlée d'ambition, et le cardinal secrétaire, robuste, ossu, taillé à coups de hache, un type romantique de bandit sicilien qui se serait décidé pour la discrète et souriante diplomatie ecclésiastique. A quelques pas encore, à l'écart, se tenait le grand pénitencier, silencieux, l'air souffrant, avec un profil gris et maigre d'ascète.
Midi était sonné. Il y eut une fausse joie, une émotion qui vint des deux autres salles, en une vague profonde. Mais ce n'étaient que les huissiers qui faisaient ranger la foule, afin de ménager un passage au cortège. Et, tout d'un coup, du fond de la première salle, des acclamations partirent, grandirent, s'approchèrent. Cette fois, c'était le cortège. D'abord, un détachement de gardes suisses en petit uniforme, conduit par un sergent; puis, les porteurs de chaise en rouge; puis, les prélats de la cour, parmi lesquels les quatre camériers secrets participants. Et, enfin, entre deux pelotons de gardes-nobles en demi-gala, le Saint-Père marchait seul, à pied, souriant d'un pâle sourire, bénissant avec lenteur, à droite et à gauche. Avec lui, la clameur, montant des salles voisines, s'était engouffrée dans la salle des Béatifications, d'une violence d'amour soufflant en folie; et, sous la frêle main blanche qui bénissait, toutes ces créatures bouleversées étaient tombées à deux genoux, il n'y avait plus par terre qu'un écrasement de peuple dévot, comme foudroyé par l'apparition du Dieu.
Pierre, emporté, avait frémi, s'était agenouillé avec les autres. Ah! cette toute-puissance, cette contagion irrésistible de la foi, du souffle redoutable de l'au-delà, se décuplant dans un décor et dans une pompe de grandeur souveraine! Un profond silence se fit ensuite, lorsque Léon XIII se fut assis sur le trône, entouré des cardinaux et de sa cour; et, dès lors, la cérémonie se déroula, selon l'usage et le rite. Un évêque parla d'abord, à genoux, pour mettre aux pieds de Sa Sainteté l'hommage des fidèles de la chrétienté entière. Le président du comité, le baron de Fouras, lui succéda, lut debout un long discours, dans lequel il présentait le pèlerinage, en expliquait l'intention, lui donnait toute la gravité d'une protestation à la fois politique et religieuse. Chez ce gros homme, la voix était menue, perçante, les phrases partaient avec un grincement de vrille; et il disait la douleur du monde catholique devant la spoliation dont le Saint-Siège souffrait depuis un quart de siècle, la volonté de tous les peuples, représentés là par des pèlerins, de consoler le Chef suprême et vénéré de l'Église, en lui apportant l'obole des riches et des pauvres, le denier des plus humbles, pour que la papauté vécût fière, indépendante, dans le mépris de ses adversaires. Il parla aussi de la France, déplora ses erreurs, prophétisa son retour aux traditions saines, fit entendre orgueilleusement qu'elle était la plus opulente, la plus généreuse, celle dont l'or et les cadeaux coulaient à Rome, en un fleuve ininterrompu. Léon XIII, enfin, se leva, répondit à l'évêque et au baron. Sa voix était grosse, fortement nasale, une voix qui surprenait, au sortir d'un corps si mince. Et, en quelques phrases, il témoigna sa gratitude, dit combien son cœur était ému de ce dévouement des nations à la papauté. Les temps avaient beau être mauvais, le triomphe final ne pouvait tarder davantage. Des signes évidents annonçaient que le peuple revenait à la foi, que les iniquités cesseraient bientôt, sous le règne universel du Christ. Quant à la France, n'était-elle pas la fille aînée de l'Église, qui avait donné au Saint-Siège trop de marques de tendresse, pour que celui-ci cessât jamais de l'aimer? Puis, levant le bras, à tous les pèlerins présents, aux sociétés et aux œuvres qu'ils représentaient, à leurs familles et à leurs amis, à la France, à toutes les nations de la catholicité, pour les remercier de l'aide précieuse qu'elles lui envoyaient, il accorda sa bénédiction apostolique. Pendant qu'il se rasseyait, des applaudissements éclatèrent, des salves frénétiques qui durèrent pendant dix minutes, mêlées à des vivats, à des cris inarticulés, tout un déchaînement passionné de tempête dont la salle tremblait.
Et, sous le vent de cette furieuse adoration, Pierre regardait Léon XIII, redevenu immobile sur le trône. Coiffé du bonnet papal, les épaules couvertes de la pèlerine rouge garnie d'hermine, il avait, dans sa longue soutane blanche, la raideur hiératique de l'idole que deux cent cinquante millions de chrétiens vénèrent. Sur le fond de pourpre des rideaux du baldaquin, entre cet écartement ailé des draperies, où brûlait comme un brasier de gloire, il prenait une véritable majesté. Ce n'était plus le vieillard débile, à la petite marche saccadée, au cou frêle de pauvre oiseau malade. Le décharnement du visage, le nez trop fort, la bouche trop fendue, disparaissaient. Dans cette face de cire, on ne distinguait que les yeux admirables, noirs et profonds, d'une éternelle jeunesse, d'une intelligence, d'une pénétration extraordinaires. Puis, c'était un redressement volontaire de toute la personne, une conscience de l'éternité qu'il représentait, une royale noblesse qui lui venait de n'être plus qu'un souffle, une âme pure, dans un corps d'ivoire, si transparent, qu'on y voyait cette âme déjà, comme délivrée des liens de la terre. Et Pierre, alors, sentit ce qu'un tel homme, le pontife souverain, le roi obéi de deux cent cinquante millions de sujets, devait être pour les dévotes et dolentes créatures qui venaient l'adorer de si loin, foudroyées à ses pieds par le resplendissement des puissances qu'il incarnait. Derrière lui, dans la pourpre des rideaux, quelle ouverture brusque sur l'au-delà, quel infini d'idéal et de gloire aveuglante! En un seul être, l'Élu, l'Unique, le Surhumain, tant de siècles d'histoire, depuis l'apôtre Pierre, tant de force, de génie, de luttes, de triomphes! Puis, quel miracle sans cesse renouvelé, le ciel daignant descendre dans cette chair humaine, Dieu habitant ce serviteur qu'il a choisi, qu'il met à part, qu'il sacre au-dessus de l'immense foule des autres vivants, en lui donnant tout pouvoir et toute science! Quel trouble sacré, quel émoi d'éperdue tendresse, Dieu dans un homme, Dieu sans cesse là, au fond de ses yeux, parlant par sa voix, émanant de chacun de ses gestes de bénédiction! S'imaginait-on cet absolu exorbitant d'un monarque infaillible, l'autorité totale en ce monde et le salut dans l'autre, Dieu visible! Et comme l'on comprenait le vol vers lui des âmes dévorées du besoin de croire, l'anéantissement en lui de ces âmes qui trouvaient enfin la certitude tant cherchée, la consolation de se donner et de disparaître en Dieu même!
Mais la cérémonie s'achevait, le baron de Fouras présentait au Saint-Père les membres du comité, ainsi que quelques autres membres importants du pèlerinage. C'était un lent défilé, des génuflexions tremblantes, le baiser goulu à la mule et à l'anneau. Puis, les bannières furent offertes, et Pierre eut un serrement de cœur, en reconnaissant dans la plus belle, la plus riche, une bannière de Lourdes, donnée sans doute par les pères de l'Immaculée-Conception. Sur la soie blanche, brodée d'or, d'un côté la Vierge de Lourdes était peinte, tandis que, de l'autre, se trouvait le portrait de Léon XIII. Il le vit sourire à son image, il en eut un grand chagrin, comme si tout son rêve d'un pape intellectuel, évangélique, dégagé des basses superstitions, croulait. Et ce fut à ce moment qu'il rencontra de nouveau les regards de monsignor Nani, qui ne le quittait pas des yeux depuis le commencement de la solennité, étudiant ses moindres impressions, de l'air curieux d'un homme en train de se livrer à une expérience.
Il s'était rapproché, il dit:
—Elle est superbe, cette bannière, et quelle joie pour Sa Sainteté d'être si bien peinte, en compagnie de cette jolie sainte Vierge!
Puis, comme le jeune prêtre ne répondait pas, devenu pâle, il ajouta avec un air de dévote jouissance italienne:
—Nous aimons beaucoup Lourdes à Rome, c'est si délicieux, cette histoire de Bernadette!
Et ce qui se passa alors fut si extraordinaire, que Pierre en resta longtemps bouleversé. Il avait vu, à Lourdes, des spectacles d'une idolâtrie inoubliable, des scènes de foi naïve, de passion religieuse exaspérée, dont il frémissait encore d'inquiétude et de douleur. Mais les foules se ruant à la Grotte, les malades expirant d'amour devant la statue de la Vierge, tout un peuple délirant sous la contagion du miracle, rien, rien n'approchait du coup de folie qui souleva, qui emporta les pèlerins, aux pieds du pape. Des évêques, des supérieurs de congrégation, des délégués de toutes sortes, s'étaient avancés pour déposer près du trône les offrandes qu'ils apportaient du monde catholique entier, la collecte universelle du denier de Saint-Pierre. C'était l'impôt volontaire d'un peuple à son souverain, de l'argent, de l'or, des billets de banque, enfermés dans des bourses, dans des aumônières, dans des portefeuilles. Et des dames vinrent ensuite qui tombaient à genoux, pour tendre les aumônières de soie ou de velours, qu'elles avaient brodées. Et d'autres avaient fait mettre sur les portefeuilles le chiffre en diamants de Léon XIII. Et l'exaltation devint telle, un instant, que des femmes se dépouillèrent, jetèrent leurs porte-monnaie, jusqu'aux sous qu'elles avaient sur elles. Une, très belle, très brune, mince et grande, arracha sa montre de son cou, ôta ses bagues, les lança sur le tapis de l'estrade. Toutes auraient arraché leur chair, pour sortir leur cœur brûlant d'amour, le jeter aussi, se jeter entières, sans rien garder d'elles. Ce fut une pluie de présents, le don total, la passion qui se dépouille en faveur de l'objet de son culte, heureuse de n'avoir rien à elle qui ne soit à lui. Et cela au milieu d'une clameur croissante, des vivats qui avaient repris, des cris d'adoration suraigus, tandis que des poussées de plus en plus violentes se produisaient, tous et toutes cédant à l'irrésistible besoin de baiser l'idole.
Un signal fut donné, Léon XIII se hâta de descendre du trône et de reprendre sa place dans le cortège, pour regagner ses appartements. Des gardes suisses maintenaient énergiquement la foule, tâchaient de dégager le passage, au travers des trois salles. Mais, à la vue du départ de Sa Sainteté, une rumeur de désespoir avait grandi, comme si le ciel se fût refermé brusquement, devant ceux qui n'avaient pu s'approcher encore. Quelle déception affreuse, avoir eu Dieu visible et le perdre, avant de gagner son salut, rien qu'en le touchant! La bousculade fut si terrible, que la plus extraordinaire confusion régna, balayant les gardes suisses. Et l'on vit des femmes se précipiter derrière le pape, se traîner à quatre pattes sur les dalles de marbre, y baiser ses traces, y boire la poussière de ses pas. La grande dame brune, tombée au bord de l'estrade, venait de s'y évanouir, en poussant un grand cri; et deux messieurs du comité la tenaient, afin qu'elle ne se blessât point, dans l'attaque nerveuse qui la convulsait. Une autre, une grosse blonde, s'acharnait, mangeait des lèvres, éperdument, un des bras dorés du fauteuil, où s'était posé le pauvre coude frêle du vieillard. D'autres l'aperçurent, vinrent le lui disputer, s'emparèrent des deux bras, du velours, la bouche collée au bois et à l'étoffe, le corps secoué de gros sanglots. Il fallut employer la force pour les en arracher.
Pierre, quand ce fut fini, sortit comme d'un rêve pénible, le cœur soulevé, la raison révoltée. Et il retrouva le regard de monsignor Nani qui ne le quittait point.
—Une cérémonie superbe, n'est-ce pas? dit le prélat. Cela console de bien des iniquités.
—Oui, sans doute, mais quelle idolâtrie! ne put s'empêcher de murmurer le prêtre.
Monsignor Nani se contenta de sourire, sans relever le mot, comme s'il ne l'eût pas entendu. A ce moment, les deux dames françaises, auxquelles il avait donné des cartes, s'approchèrent pour le remercier; et Pierre eut la surprise de reconnaître en elles les deux visiteuses des Catacombes, la mère et la fille, si belles, si gaies et si saines. D'ailleurs, celles-ci n'étaient enthousiastes que du spectacle. Elles déclarèrent qu'elles étaient bien contentes d'avoir vu ça, que c'était une chose étonnante, unique au monde.
Brusquement, dans la foule qui se retirait sans hâte, Pierre se sentit toucher à l'épaule, et il aperçut Narcisse Habert, très enthousiaste lui aussi.
—Je vous ai fait des signes, mon cher abbé, mais vous ne m'avez pas vu.... Hein? cette femme brune qui est tombée raide, les bras en croix, était-elle admirable d'expression! Un chef-d'œuvre des primitifs, un Cimabué, un Giotto, un Fra Angelico! Et les autres, celles qui mangeaient de baisers les bras du fauteuil, quel groupe de suavité, de beauté et d'amour!... Jamais je ne manque ces cérémonies, il y a toujours à y voir des tableaux, des spectacles d'âmes.
Avec lenteur, l'énorme flot des pèlerins s'écoulait, descendait l'escalier, dans la brûlante fièvre dont le frisson persistait; et Pierre, suivi de monsignor Nani et de Narcisse, qui s'étaient mis à causer ensemble, réfléchissait, sous le tumulte d'idées battant son crâne. Ah! certes, c'était grand et beau, ce pape qui s'était muré au fond de son Vatican, qui avait monté dans l'adoration et dans la terreur sacrée des hommes, à mesure qu'il disparaissait davantage, qu'il devenait un pur esprit, une pure autorité morale, dégagée de tout souci temporel. Il y avait là une spiritualité, un envolement en plein idéal, dont il était remué profondément, car son rêve d'un christianisme rajeuni reposait sur ce pouvoir épuré, uniquement spirituel du Chef suprême; et il venait de constater ce qu'y gagnait, en majesté et en puissance, ce Souverain Pontife de l'au-delà, aux pieds duquel s'évanouissaient les femmes, qui, derrière lui, voyaient Dieu. Mais, à la même minute, il avait senti tout d'un coup se dresser la question d'argent, gâtant sa joie, remettant à l'étude le problème. Si l'abandon forcé du pouvoir temporel avait grandi le pape, en le libérant des misères d'un petit roi menacé sans cesse, le besoin d'argent restait encore comme un boulet à son pied, qui le clouait à la terre. Puisqu'il ne pouvait accepter la subvention du royaume d'Italie, l'idée vraiment touchante du denier de Saint-Pierre aurait dû sauver le Saint-Siège de tout souci matériel, à la condition que ce denier fût en réalité le sou du catholique, l'obole de chaque fidèle, prise sur le pain quotidien, envoyée directement à Rome, tombant de l'humble main qui la donne dans l'auguste main qui la reçoit; sans compter qu'un tel impôt volontaire, payé par le troupeau à son pasteur, suffirait à l'entretien de l'Église, si chaque tête des deux cent cinquante millions de chrétiens donnait simplement son sou par semaine. De la sorte, le pape devant à tous, à chacun de ses enfants, ne devrait rien à personne. C'était si peu, un sou, et si aisé, si attendrissant! Malheureusement, les choses ne se passaient point ainsi, le plus grand nombre des catholiques ne donnaient pas, des riches envoyaient de grosses sommes par passion politique, et surtout les dons se centralisaient entre les mains des évêques et de certaines congrégations, de manière que les véritables donateurs semblaient être ces évêques, ces puissantes congrégations, qui devenaient ouvertement les bienfaiteurs de la papauté, les caisses indispensables où elle puisait sa vie. Les petits et les humbles, dont l'obole emplissait le tronc, étaient comme supprimés; c'étaient des intermédiaires, des hauts seigneurs séculiers ou réguliers, que dépendait le pape, forcé dès lors de les ménager, d'écouter leurs remontrances, d'obéir parfois à leurs passions, s'il ne voulait voir se tarir les aumônes. Allégé du poids mort du pouvoir temporel, il n'était tout de même pas libre, tributaire de son clergé, ayant à tenir compte autour de lui de trop d'intérêts et d'appétits, pour être le maître hautain, pur, tout âme, le maître capable de sauver le monde. Et Pierre se rappelait la Grotte de Lourdes dans les jardins, la bannière de Lourdes qu'il venait de voir, et il savait que les pères de Lourdes prélevaient, chaque année, une somme de deux cent mille francs sur les recettes de leur Vierge, pour les envoyer en cadeau au Saint-Père. N'était-ce pas la grande raison de leur toute-puissance? Il frémit, il eut la brusque conscience que, malgré sa présence à Rome, malgré l'appui du cardinal Bergerot, il serait battu et son livre condamné.
Enfin, comme il débouchait sur la place Saint-Pierre, dans la bousculade dernière des pèlerins, il entendit Narcisse qui demandait:
—Vraiment, vous croyez que les dons, aujourd'hui, ont dépassé ce chiffre?
—Oh! plus de trois millions, j'en suis convaincu, répondit monsignor Nani.
Tous trois s'arrêtèrent un moment sous la colonnade de droite, regardant l'immense place ensoleillée, où les trois mille pèlerins se répandaient, petites taches noires, foule agitée, telle qu'une fourmilière en révolution.
Trois millions! ce chiffre avait sonné aux oreilles de Pierre. Et il leva la tête, il regarda, de l'autre côté de la place, les façades du Vatican, toutes dorées dans le soleil, sur l'infini ciel bleu, comme s'il avait voulu suivre, au travers des murs, la marche de Léon XIII, regagnant par les galeries et par les salles son appartement, dont il apercevait là-haut les fenêtres. Il le voyait en pensée chargé des trois millions, les emportant sur lui, entre ses frêles bras serrés contre sa poitrine, emportant l'or, l'argent, les billets, et jusqu'aux bijoux que les femmes avaient jetés. Puis, tout haut, inconsciemment, il parla.
—Et qu'en va-t-il faire, de ces millions? Où s'en va-t-il avec?
Narcisse et monsignor Nani lui-même ne purent s'empêcher de s'égayer, à cette curiosité formulée de la sorte. Ce fut le jeune homme qui répondit.
—Mais Sa Sainteté les emporte dans sa chambre, ou du moins elle les y fait porter devant elle. N'avez-vous pas vu deux personnes de la suite qui ramassaient tout, les poches et les mains pleines?... Et, maintenant, Sa Sainteté est enfermée, toute seule. Elle a congédié le monde, elle a poussé soigneusement les verrous des portes... Et, si vous pouviez l'apercevoir, derrière cette façade, vous la verriez compter et recompter son trésor avec une attention heureuse, mettre en bon ordre les rouleaux d'or, glisser les billets de banque dans des enveloppes, par petits paquets égaux, puis tout ranger, tout faire disparaître au fond de cachettes connues d'elle seule.
Pendant que son compagnon parlait, Pierre avait de nouveau levé les yeux sur les fenêtres du pape, comme s'il avait suivi la scène. D'ailleurs, le jeune homme continuait ses explications, disait que, dans la chambre, contre le mur de droite, il y avait un certain meuble, où l'argent était serré. Les uns parlaient aussi des profonds tiroirs d'un bureau; et d'autres, enfin, affirmaient qu'au fond de l'alcôve, qui était très vaste, l'argent dormait dans de grandes malles cadenassées. Il y avait bien, à gauche du couloir menant aux Archives, une grande pièce où se tenait le caissier général, avec un monumental coffre-fort à trois compartiments. Mais là était l'argent du patrimoine de Saint-Pierre, les recettes administratives faites à Rome; tandis que l'argent du denier, des aumônes de la chrétienté entière, restait entre les mains de Léon XIII, qui seul en savait exactement le chiffre, et qui vivait seul avec ces millions, dont il disposait en maître absolu, sans rendre de comptes à personne. Aussi ne quittait-il pas sa chambre, lorsque les domestiques faisaient le ménage. A peine consentait-il à rester sur le seuil de la pièce voisine, pour éviter la poussière. Et, quand il devait s'absenter pendant quelques heures, descendre dans les jardins, il fermait les portes à double tour, il emportait sur lui les clefs, qu'il ne confiait jamais à personne.
Narcisse s'arrêta, se tourna vers monsignor Nani.
—N'est-ce pas, monseigneur? Ce sont là des faits connus de toute Rome.
Le prélat, qui hochait la tête de son air souriant, sans approuver ni désapprouver, s'était remis à suivre sur le visage de Pierre l'effet produit par ces histoires.
—Sans doute, sans doute, on dit tant de choses!... Je ne le sais pas, moi; mais puisque vous le savez, monsieur Habert!
—Oh! reprit celui-ci, je n'accuse pas Sa Sainteté d'avarice sordide, comme le bruit en court. Il circule des fables, les coffres pleins d'or, où elle passerait des heures à plonger les mains, les trésors entassés dans des coins, pour le plaisir de les compter et de les recompter sans cesse... Seulement, on peut bien admettre que le Saint-Père aime tout de même un peu l'argent pour lui-même, pour le plaisir de le toucher, de le ranger, quand il est seul, une manie bien excusable chez un vieillard qui n'a point d'autre distraction... Et je me hâte d'ajouter qu'il aime l'argent plus encore pour la force sociale qui est en lui, pour l'appui décisif qu'il doit donner à la papauté de demain, si elle veut vaincre.
Alors, se dressa la très haute figure de ce pape, prudent et sage, conscient des nécessités modernes, enclin à utiliser les puissances du siècle pour le conquérir, faisant des affaires, ayant même failli perdre dans un désastre le trésor laissé par Pie IX, et voulant réparer la brèche, reconstituer le trésor, afin de le léguer, solide et grossi, à son successeur. Économe, oui! mais économe pour les besoins de l'Église, qu'il sentait immenses, plus grands chaque jour, d'une importance vitale, si elle voulait combattre l'athéisme sur le terrain des écoles, des institutions, des associations de toutes sortes. Sans argent, elle n'était plus qu'une vassale, à la merci des pouvoirs civils, du royaume d'Italie et des autres nations catholiques. Et c'était ainsi que, tout en étant charitable, en soutenant largement les œuvres utiles, qui aidaient au triomphe de la Foi, il avait le mépris des dépenses sans but, il se montrait d'une dureté hautaine pour lui-même et pour les autres. Personnellement, il était sans besoins. Dès le début de son pontificat, il avait nettement séparé son petit patrimoine privé du riche patrimoine de Saint-Pierre, se refusant à rien distraire de celui-ci pour aider les siens. Jamais Souverain Pontife n'avait moins cédé au népotisme, à ce point que ses trois neveux et ses deux nièces restaient pauvres, dans de gros embarras pécuniaires. Il n'entendait ni les commérages, ni les plaintes, ni les accusations, il restait intraitable et debout, défendant avec rudesse les millions de la papauté contre tant d'acharnées convoitises, contre son entourage et contre sa famille, dans l'orgueil de laisser aux papes futurs l'arme invincible, l'argent qui donne la vie.
—Mais, en somme, demanda Pierre, quelles sont les recettes et quelles sont les dépenses du Saint-Siège?
Monsignor Nani se hâta de répéter son aimable geste évasif.
—Oh! en ces matières, je suis d'une ignorance... Adressez-vous à monsieur Habert, qui est si bien renseigné.
—Mon Dieu! déclara celui-ci, je sais ce que tout le monde sait dans les ambassades, ce qui se répète couramment... Pour les recettes, il faut distinguer. D'abord, il y avait le trésor laissé par Pie IX, une vingtaine de millions, placés de façons diverses, qui rapportaient à peu près un million de rentes; mais, comme je vous l'ai dit, un désastre est survenu, presque réparé maintenant, assure-t-on. Puis, outre le revenu fixe des capitaux placés, il y a les quelques centaines de mille francs que produisent, bon an mal an, les droits de chancellerie de toutes sortes, les titres nobiliaires, les mille petits frais que l'on paye aux congrégations... Seulement, comme le budget des dépenses dépasse sept millions, vous voyez qu'il fallait en trouver six chaque année; et c'est sûrement le denier de Saint-Pierre qui les a fournis, pas les six peut-être, mais trois ou quatre, avec lesquels on a spéculé pour les doubler et joindre les deux bouts... Ce serait trop long, cette histoire des spéculations du Saint-Siège depuis une quinzaine d'années, les premiers gains énormes, puis la catastrophe qui a failli tout emporter, enfin l'obstination aux affaires qui peu à peu a bouché les trous. Je vous la conterai un jour, si vous êtes curieux de la connaître.
Pierre écoutait, très intéressé.
—Six millions! s'écria-t-il, même quatre! Que rapporte-t-il donc, le denier de Saint-Pierre?
—Oh! ça, je vous le répète, personne ne l'a jamais su exactement. Autrefois, les journaux catholiques publiaient des listes, les chiffres des offrandes; et l'on pouvait arriver à une certaine approximation. Mais sans doute on a jugé cela mauvais, car aucun document ne paraît plus, il est devenu radicalement impossible de se faire même une idée de ce que le pape reçoit. Lui seul, je le dis encore, connaît le chiffre total, garde l'argent et en dispose, en souverain maître. Il est à croire que, les bonnes années, les dons ont produit de quatre à cinq millions. La France entrait d'abord pour la moitié dans cette somme; mais elle donne certainement moins aujourd'hui. L'Amérique donne également beaucoup. Puis viennent la Belgique et l'Autriche, l'Angleterre et l'Allemagne. Quant à l'Espagne et à l'Italie... Ah! l'Italie...
Il eut un sourire en regardant monsignor Nani, qui, béatement, dodelinait de la tête, de l'air d'un homme enchanté d'apprendre des choses curieuses dont il n'aurait pas su le premier mot.
—Allez, allez, mon cher fils!
—Ah! l'Italie ne se distingue guère. Si le pape n'avait pour vivre que les cadeaux des catholiques italiens, la famine régnerait vite au Vatican. On peut même dire que, loin de venir à son aide, la noblesse romaine lui a coûté fort cher, car une des principales causes de ses pertes a été l'argent prêté par lui aux princes qui spéculaient... Il n'y a réellement que la France et l'Angleterre où de riches particuliers, de grands seigneurs, ont fait au pape, prisonnier et martyr, de royales aumônes. On cite un duc anglais qui, chaque année, apportait une offrande considérable, à la suite d'un vœu, pour obtenir du ciel la guérison d'un misérable fils, frappé d'imbécillité... Et je ne parle pas de l'extraordinaire moisson, pendant le jubilé sacerdotal et le jubilé épiscopal, des quarante millions qui s'abattirent alors aux pieds du pape.
—Et les dépenses? demanda Pierre.
—Je vous l'ai dit, elles sont de sept millions à peu près. On peut compter pour deux millions les pensions payées aux anciens serviteurs du gouvernement pontifical qui n'ont pas voulu servir l'Italie; mais il faut ajouter que, chaque année, ce chiffre diminue, par suite des extinctions naturelles... Ensuite, en gros, mettons un million pour les diocèses italiens, un million pour la Secrétairerie et les nonces, un million pour le Vatican. J'entends, par ce dernier article, les dépenses de la cour pontificale, des gardes militaires, des Musées, de l'entretien du palais et de la basilique... Nous sommes à cinq millions, n'est-ce pas? Mettez les deux autres pour les Œuvres soutenues, pour la Propagande et surtout pour les écoles, que Léon XIII, avec son grand sens pratique, subventionne toujours très largement, dans la juste pensée que la lutte, le triomphe de la religion est là, chez les enfants qui seront les hommes de demain et qui défendront leur mère, l'Église, si l'on a su leur inspirer l'horreur des abominables doctrines du siècle.
Il y eut un silence. Les trois hommes s'arrêtèrent sous la majestueuse colonnade, où ils se promenaient à petits pas. Peu à peu, la place s'était vidée de sa foule grouillante, il n'y avait plus que l'obélisque et les deux fontaines, dans le désert brûlant du pavé symétrique; tandis qu'au plein soleil, sur l'entablement du portique d'en face, se détachaient les statues, en noble rangée immobile.
Et Pierre, un instant, les yeux levés encore vers les fenêtres du pape, crut de nouveau le voir dans ce ruissellement d'or dont on lui parlait, baignant de toute sa personne blanche et pure, de tout son pauvre corps de cire transparente, au milieu de ces millions, qu'il cachait, qu'il comptait, qu'il dépensait à la seule gloire de Dieu.
—Alors, murmura-t-il, il est sans inquiétude, il n'est pas embarrassé?
—Embarrassé, embarrassé! s'écria monsignor Nani, que ce mot jeta hors de lui, au point de le faire sortir de sa diplomatique discrétion. Ah! mon cher fils... Chaque mois, lorsque le trésorier, le cardinal Mocenni, va chez Sa Sainteté, elle lui donne toujours la somme qu'il demande; elle la donnerait, si forte qu'elle fût. Certainement, elle a eu la sagesse de faire de grandes économies, le trésor de Saint-Pierre est plus riche que jamais... Embarrassé, embarrassé, bonté divine! Mais savez-vous bien que, si, demain, dans des circonstances malheureuses, le Souverain Pontife faisait un appel direct à la charité de tous ses enfants, des catholiques du monde entier, un milliard tomberait à ses pieds, comme cet or, comme ces bijoux, qui tout à l'heure pleuvaient sur les marches de son trône!
Et se calmant soudain, retrouvant son joli sourire:
—Du moins, c'est ce que j'entends dire parfois, car moi, je ne sais rien, je ne sais absolument rien; et il est heureux que monsieur Habert se soit trouvé justement là pour vous renseigner... Ah! monsieur Habert, monsieur Habert! moi qui vous croyais tout envolé, évanoui dans l'art, bien loin des basses questions d'intérêts terrestres! Vraiment, vous vous entendez à ces choses comme un banquier et comme un notaire... Rien ne vous est inconnu, non! rien. C'est merveilleux.
Narcisse dut sentir la fine ironie; car il y avait, en effet, au fond de son être, sous le Florentin d'emprunt, sous le garçon angélique, aux longs cheveux bouclés, aux yeux mauves qui se noyaient devant les Botticelli, un gaillard pratique, très rompu aux affaires, menant admirablement sa fortune, un peu avare même. Il se contenta de fermer à demi les paupières, d'un air de langueur.
—Oh! murmura-t-il, tout m'est rêverie, et mon âme est autre part.
—Enfin, je suis heureux, reprit monsignor Nani en se tournant vers Pierre, bien heureux, que vous ayez pu assister à un spectacle si beau. Encore quelques occasions pareilles, et vous aurez vu, vous aurez compris par vous-même, ce qui vaudra certainement mieux que toutes les explications du monde... A demain, ne manquez pas la grande cérémonie à Saint-Pierre. Ce sera magnifique, vous en tirerez des réflexions excellentes, j'en suis certain... Et permettez-moi de vous quitter, ravi des bonnes dispositions où je vous vois.
Ses yeux d'enquête, dans un dernier regard, semblaient avoir constaté avec joie la lassitude, l'incertitude qui pâlissaient le visage de Pierre; et, quand il ne fut plus là, quand Narcisse lui-même eut pris congé d'une légère poignée de main, le jeune prêtre, resté seul, sentit une sourde colère de protestation monter en lui. Les bonnes dispositions où il était! quelles bonnes dispositions? Ce Nani espérait-il donc le fatiguer, le désespérer en le heurtant aux obstacles, de façon à le vaincre ensuite tout à l'aise? Une seconde fois, il eut la soudaine et brève conscience du sourd travail qu'on faisait autour de lui, pour l'investir et le briser. Et un flot d'orgueil le rendit dédaigneux, dans la croyance où il était de sa force de résistance. De nouveau, il se jurait de ne jamais céder, de ne pas retirer son livre, quels que fussent les événements. Lorsqu'on s'entête dans une résolution, on est inexpugnable, qu'importent les découragements et les amertumes! Mais, avant de traverser la place, il leva encore les regards sur les fenêtres du Vatican; et tout se résumait, il ne restait que cet argent dont la lourde nécessité attachait à la terre, par de dernières entraves, le pape, aujourd'hui délivré des bas soucis du pouvoir temporel, cet argent qui le liait, que rendait mauvais surtout la façon dont il était donné. Alors, quand même, une joie lui revint, en pensant que, s'il y avait uniquement là une question de perception à trouver, son rêve d'un pape tout âme, loi d'amour, chef spirituel du monde, n'en était pas atteint sérieusement. Et il ne voulut plus qu'espérer, dans l'émotion heureuse du spectacle extraordinaire qu'il avait vu, ce vieillard débile resplendissant comme le symbole de la délivrance humaine, obéi et adoré des foules, ayant seul en main la toute-puissance morale de faire enfin régner sur la terre la charité et la paix.
Heureusement, Pierre, pour la cérémonie du lendemain, avait une carte rose, qui lui assurait une place dans une tribune réservée; car la bousculade, aux portes de la basilique, fut terrible, dès six heures du matin, heure à laquelle on avait eu la précaution d'ouvrir les grilles; et la messe, que le pape devait dire en personne, n'était que pour dix heures. Le chiffre des trois mille fidèles qui composaient le pèlerinage international du Denier de Saint-Pierre, allait se trouver décuplé par tous les touristes alors en Italie, accourus à Rome, désireux de voir une de ces grandes solennités pontificales, si rares désormais; sans compter Rome elle-même, les partisans, les dévots que le Saint-Siège y comptait, ainsi que dans les autres grandes villes du royaume, et qui s'empressaient de manifester, dès que s'en présentait l'occasion. On prévoyait, par le nombre des cartes distribuées, une affluence de quarante mille assistants. Et, lorsque, à neuf heures, Pierre traversa la place, pour se rendre, rue Sainte-Marthe, à la porte Canonique, où étaient reçues les cartes roses, il vit encore, sous le portique de la façade, la queue sans fin qui pénétrait très lentement; tandis que des messieurs en habit noir, les membres d'un Cercle catholique, s'agitaient au grand soleil, pour maintenir l'ordre, avec l'aide d'un détachement de gendarmes pontificaux. Des querelles violentes éclataient dans la foule, des coups de poing mêmes étaient échangés, au milieu des poussées involontaires. On étouffait, on emporta deux femmes écrasées à demi.
En entrant dans la basilique, Pierre eut une surprise désagréable. L'immense vaisseau était vêtu, des chemises de vieux damas rouge à galons d'or habillaient les colonnes et les pilastres de vingt-cinq mètres de hauteur; tandis que le pourtour des nefs latérales se trouvait également drapé de la même étoffe; et c'était vraiment d'un goût singulier, d'une gloriole de parure affectée et pauvre, que ces marbres pompeux, cette décoration éclatante et superbe, ainsi cachée sous l'ornement de cette soie ancienne, fanée par l'âge. Mais il fut plus étonné encore, en apercevant la statue de bronze de Saint Pierre habillée elle aussi, revêtue, telle qu'un pape vivant, d'habits pontificaux somptueux, la tiare posée sur sa tête de métal. Jamais il n'avait songé qu'on pût habiller les statues, pour leur gloire ou pour le plaisir des yeux, et le résultat lui en parut funeste. Le Saint-Père devait dire la messe à l'autel papal de la Confession, le maître-autel, sous le dôme. A l'entrée du transept de gauche, sur une estrade, se trouvait le trône, où il irait ensuite prendre place. Puis, des deux côtés de la nef centrale, on avait construit des tribunes, celles des chanteurs de la chapelle Sixtine, du corps diplomatique, des chevaliers de Malte, de la noblesse romaine, des invités de toutes sortes. Et il n'y avait enfin, au milieu, devant l'autel, que trois rangées de bancs, recouverts de tapis rouges, le premier pour les cardinaux, les deux autres pour les évêques et pour la prélature de la cour pontificale. Tout le reste des assistants allait demeurer debout.
Ah! cette foule énorme de concert monstre, ces trente, ces quarante mille fidèles venus de partout, enflammés de curiosité, de passion et de foi, s'agitant, se poussant, se haussant pour voir, au milieu d'une grande rumeur de marée humaine, familière et gaie avec Dieu, comme si elle se fût trouvée dans quelque théâtre divin où il était permis honnêtement de parler haut, de se récréer au spectacle des pompes dévotes! Pierre en fut saisi d'abord, ne connaissant que les agenouillements inquiets et silencieux au fond des cathédrales sombres, n'étant pas habitué à cette religion de lumière dont l'éclat transformait une cérémonie en une fête de plein jour. Dans la tribune où il était placé, il avait autour de lui des messieurs en habit et des dames en toilette noire, qui tenaient des jumelles comme à l'Opéra, beaucoup de dames étrangères, des Allemandes, des Anglaises, des Américaines surtout, ravissantes, d'une grâce d'oiseaux étourdis et bavards. A sa gauche, dans la tribune de la noblesse romaine, il reconnut Benedetta et sa tante, donna Serafina; et, là, tranchant sur la simplicité réglementaire du costume, les grands voiles de dentelle luttaient d'élégance et de richesse. Puis, c'était, à sa droite, la tribune des chevaliers de Malte, où se trouvait le grand maître de l'ordre, au milieu d'un groupe de commandeurs; tandis que, de l'autre côté de la nef, en face de lui, dans la tribune diplomatique, il apercevait les ambassadeurs de toutes les nations catholiques, en grand costume, étincelants de broderies. Mais il revenait quand même à la foule, la grande foule vague et houleuse, où les trois mille pèlerins semblaient comme perdus, noyés parmi les milliers d'autres fidèles. Et pourtant la basilique, qui contiendrait à l'aise quatre-vingt mille hommes, n'était guère qu'à moitié emplie par cette foule, qu'il voyait librement circuler le long des nefs latérales, se tasser entre les baies des colonnes, d'où le spectacle allait être le plus commode à suivre. Des gens gesticulaient, des appels s'élevaient, au-dessus du grondement continu des conversations. Par les hautes fenêtres claires, de larges nappes de soleil tombaient, ensanglantant les tentures de damas rouge, éclairant d'un reflet d'incendie les faces tumultueuses, fiévreuses d'impatience. Les cierges, les quatre-vingt-sept lampes de la Confession pâlissaient, tels que des lueurs de veilleuse, dans cette aveuglante clarté; et ce n'était plus que le gala mondain du Dieu impérial de la pompe romaine.
Tout d'un coup, il y eut une fausse joie, une alerte. Des cris coururent, gagnèrent la foule de proche en proche: «Eccolo! eccolo! le voilà! le voilà!» Et des poussées se produisirent, des remous firent tournoyer cette nappe humaine, tous allongeant le cou, se grandissant, se ruant, dans une frénésie de voir Sa Sainteté et le cortège. Mais ce n'était encore qu'un détachement de gardes-nobles, qui venaient se poster à droite et à gauche de l'autel. On les admira pourtant, on leur fit une ovation, un murmure flatteur les accompagna, pour leur belle tenue, d'une impassibilité, d'une raideur militaire exagérée. Une Américaine les déclara des hommes superbes. Une Romaine donna à une amie, une Anglaise, des détails sur ce corps d'élite, disant qu'autrefois les jeunes gens de l'aristocratie tenaient à honneur d'en faire partie, pour la richesse de l'uniforme et la joie de caracoler devant les dames, tandis que maintenant le recrutement devenait difficile, au point qu'on devait se contenter des beaux garçons d'une noblesse douteuse et ruinée, simplement heureux de toucher la maigre solde qui leur permettait de vivre. Et, durant un quart d'heure encore, les conversations particulières reprirent, emplirent les hautes nefs de leur brouhaha de salle impatiente, qui se distrait à dévisager les gens et à se conter leur histoire, dans l'attente du spectacle.
Enfin, le cortège défila, et il était la grande curiosité attendue, la pompe dont on souhaitait ardemment le passage, pour l'acclamer. Alors, comme au théâtre, quand il apparut, de furieux applaudissements éclatèrent, montèrent, roulèrent sous les voûtes, lui faisant une entrée, ainsi qu'à l'acteur aimé, au grand premier rôle qui bouleverse tous les cœurs. Du reste, comme au théâtre encore, on avait réglé cette apparition savamment, de façon qu'elle donnât tout son effet, au milieu du magnifique décor où elle allait se produire. Le cortège venait de se former dans la coulisse, au fond de la chapelle de la Pieta, la première en entrant, à droite; et, pour s'y rendre, le Saint-Père, qui était arrivé de ses appartements voisins par la chapelle du Saint-Sacrement, avait dû se dissimuler, passer derrière la draperie de la nef latérale, utilisée de la sorte comme toile de fond. Les cardinaux, les archevêques, les évêques, toute la prélature pontificale, l'attendaient là, classés, groupés selon la hiérarchie, prêts à se mettre en marche. Et, ainsi qu'au signal d'un maître de ballet, le cortège avait fait son entrée, gagnant la grande nef, la remontant tout entière, triomphalement, de la porte centrale à l'autel de la Confession, entre la double haie des fidèles, dont les applaudissements redoublaient, devant tant de magnificence, à mesure que montait le délire de leur enthousiasme.
C'était le cortège des solennités anciennes, la croix et le glaive, la garde suisse en grande tenue, les valets en simarre écarlate, les chevaliers de cape et d'épée en costume Henri II, les chanoines en rochet de dentelle, les chefs des communautés religieuses, les protonotaires apostoliques, les archevêques et les évoques, toute la cour pontificale en soie violette, les cardinaux en cappa magna drapés de pourpre, marchant deux à deux, largement espacés, solennellement. Enfin, autour de Sa Sainteté, se groupaient les officiers de sa maison militaire, les prélats de l'antichambre secrète, monseigneur le majordome, monseigneur le maître de chambre, et tous les hauts dignitaires du Vatican, et le prince romain assistant au trône, le traditionnel et symbolique défenseur de l'Église. Sur la chaise gestatoire, que les flabelli abritaient des hautes plumes triomphales et que balançaient les porteurs, aux tuniques rouges brodées de soie, Sa Sainteté était revêtue des vêtements sacrés qu'elle avait mis dans la chapelle du Saint-Sacrement, l'amict, l'aube, l'étole, la chasuble blanche et la mitre blanche, enrichies d'or, deux cadeaux qui venaient de France, d'une somptuosité extraordinaire. Et, à son approche, les mains se levaient, battaient plus haut, dans les ondes de vivant soleil qui tombaient des fenêtres.
Pierre eut alors une impression nouvelle de Léon XIII. Ce n'était plus le vieillard familier, las et curieux, se promenant au bras d'un prélat bavard dans le plus beau jardin du monde. Ce n'était même plus le Saint-Père en pèlerine rouge et en bonnet papal, recevant paternellement un pèlerinage qui lui apportait une fortune. C'était le Souverain Pontife, le Maître tout-puissant, le Dieu que la chrétienté adorait. Comme dans une châsse d'orfèvrerie, son mince corps de cire semblait s'être raidi dans son vêtement blanc, lourd de broderies d'or; et il gardait une immobilité hiératique et hautaine, tel qu'une idole desséchée, dorée depuis des siècles, parmi la fumée des sacrifices. Les yeux seuls vivaient, au milieu de la rigidité morte du visage, des yeux de diamant noir et étincelant, fixés au loin, hors de la terre, à l'infini. Il n'eut pas un regard pour la foule, il n'abaissa les yeux ni à droite ni à gauche, resté en plein ciel, ignorant ce qui se passait à ses pieds. Et cette idole ainsi promenée, comme embaumée, sourde et aveugle, malgré l'éclat de ses yeux, au milieu de cette foule frénétique qu'elle paraissait n'entendre ni ne voir, prenait une majesté redoutable, une inquiétante grandeur, toute la raideur du dogme, toute l'immobilité de la tradition, exhumée avec ses bandelettes, qui, seules, la tenaient debout. Cependant, Pierre crut s'apercevoir que le pape était souffrant, fatigué, sans doute cet accès de fièvre dont monsignor Nani lui avait parlé la veille, en glorifiant le courage, la grande âme de ce vieillard de quatre-vingt-quatre ans, que la volonté de vivre faisait vivre, dans la souveraineté de sa mission.
La cérémonie commença. Descendu de la chaise gestatoire à l'autel de la Confession, Sa Sainteté, lentement, célébra une messe basse, assisté de quatre prélats et du pro-préfet des cérémonies. Au lavabo, monseigneur le majordome et monseigneur le maître de chambre, que deux cardinaux accompagnaient, versèrent l'eau sur les augustes mains de l'officiant; et, un peu avant l'élévation, tous les prélats de la cour pontificale, un cierge allumé à la main, vinrent s'agenouiller autour de l'autel. Ce fut un instant solennel, les quarante mille fidèles, réunis là, frémirent, sentirent passer sur eux le vent terrible et délicieux de l'invisible, lorsque, pendant l'élévation, les clairons d'argent sonnèrent le fameux chœur des anges, qui, chaque fois, fait évanouir des femmes. Presque aussitôt, un chant aérien descendit du dôme, de la galerie supérieure où se trouvaient cachés cent vingt choristes; et ce fut un émerveillement, une extase, comme si, à l'appel des clairons, les anges eux-mêmes eussent répondu. Les voix descendaient, volaient sous les voûtes, d'une légèreté de harpes célestes; puis, elles s'évanouirent en un accord suave, elles remontèrent aux cieux avec un petit bruit d'ailes qui se perdit. Après la messe, Sa Sainteté, encore debout à l'autel, entonna elle-même le Te Deum, que les chantres de la chapelle Sixtine et les chœurs reprirent, chaque partie chantant un verset, alternativement. Mais bientôt l'assistance entière se joignit à eux, les quarante mille voix s'élevèrent, le chant d'allégresse et de gloire s'épandit dans l'immense vaisseau avec un éclat incomparable. Alors, le spectacle fut vraiment d'une extraordinaire magnificence, cet autel surmonté du baldaquin fleuri, triomphal et doré du Bernin, entouré de la cour pontificale que les cierges allumés constellaient d'étoiles, ce Souverain Pontife au centre, rayonnant comme un astre dans sa chasuble d'or, devant les bancs des cardinaux de pourpre, des archevêques et des évêques de soie violette, ces tribunes où étincelaient les costumes officiels, les chamarrures du corps diplomatique, les uniformes des officiers étrangers, cette foule fluant de partout, roulant une houle de têtes, des plus lointaines profondeurs de la basilique. Et c'étaient les proportions démesurées de cela qui saisissaient, des nefs latérales où toute une paroisse pouvait s'entasser, des transepts vastes comme des églises de cité populeuse, un temple que des milliers et des milliers de dévots emplissaient à peine. Et l'hymne glorieuse de ce peuple devenait elle-même colossale, montait avec un souffle géant de tempête parmi les grands tombeaux de marbre, parmi les statues surhumaines, le long des colonnes gigantesques, jusqu'aux voûtes déroulant l'énormité de leur ciel de pierre, jusqu'au firmament de la coupole, où l'infini s'ouvrait, dans le resplendissement d'or des mosaïques.
Il y eut une longue rumeur, après le Te Deum, pendant que Léon XIII, coiffant la tiare à la place de la mitre, échangeant la chasuble pour la chape pontificale, allait occuper son trône, sur l'estrade qui se dressait à l'entrée du transept de gauche. De là, il dominait toute l'assistance. Et de quel frisson celle-ci fut parcourue, comme sous un souffle venu de l'invisible, lorsqu'il se leva, après les prières du rituel! Il apparut grandi, sous la triple couronne symbolique, dans la gaine d'or de la chape. Au milieu d'un brusque et profond silence, que troublait seul le battement des cœurs, il leva le bras d'un geste très noble, il donna lentement la bénédiction papale, d'une voix haute et forte, qui semblait être en lui la voix de Dieu même, tellement elle surprenait, au sortir de ces lèvres de cire, de ce corps exsangue et sans vie. Et l'effet fut foudroyant, des applaudissements de nouveau éclatèrent, dès que le cortège se reforma pour s'en aller par où il était venu, une frénésie d'enthousiasme arrivée à un tel paroxysme, que, les battements de mains ne suffisant plus, des acclamations s'y mêlèrent, des cris qui gagnèrent peu à peu toute la foule. Cela commença près de la statue de Saint Pierre, dans un groupe ardent: «Evviva il papa re! Evviva il papa re! Vive le pape roi! Vive le pape roi!» Puis, sur le passage du cortège, cela courut comme une flamme d'incendie, embrasant les cœurs de proche en proche, finissant par jaillir des milliers de bouches en une tonnante protestation contre le vol des États de l'Église. Toute la foi, tout l'amour des fidèles, surexcités par le royal spectacle d'une si belle cérémonie, retournaient au rêve, au souhait exaspéré du pape roi et pontife, maître des corps comme il était maître des âmes, souverain absolu de la terre. L'unique vérité était là, l'unique bonheur, l'unique salut. Qu'on lui donnât tout, l'humanité et le monde! Evviva il papa re! Evviva il papa re! Vive le pape roi! Vive le pape roi!
Ah! ce cri! ce cri de guerre qui avait fait commettre tant de fautes et couler tant de sang, ce cri d'abandon et d'aveuglement dont le vœu réalisé aurait ramené les âges de souffrance! il révolta Pierre, il le décida à quitter vivement la tribune où il se trouvait, comme pour échapper à la contagion de l'idolâtrie. Puis, pendant que le cortège défilait toujours, il longea un moment la nef latérale de gauche, dans la bousculade, dans l'assourdissante clameur de la foule qui continuait; et, désespérant de gagner la rue, voulant éviter la cohue de la sortie, il eut l'inspiration de profiter d'une porte ouverte, il se réfugia dans le vestibule d'où montait l'escalier conduisant sur le dôme. Un sacristain, debout à cette porte, effaré et ravi de la manifestation, le regarda un instant, hésita à l'arrêter; mais la vue de la soutane sans doute, et plus encore l'émotion profonde où il était, le rendirent tolérant. D'un geste, il laissa passer Pierre, qui tout de suite s'engagea dans l'escalier, monta rapidement, pour fuir, aller plus haut, plus haut encore, dans la paix et le silence.
Et, brusquement, le silence devint profond, les murs étouffaient le cri, dont ils semblaient ne garder que le frémissement. C'était un escalier commode et clair, aux larges marches pavées, tournant dans une sorte de tourelle. Quand il déboucha sur les toitures des nefs, il eut une joie à retrouver le soleil clair, l'air pur et vif qui soufflait là, comme en rase campagne. Étonné, il parcourut des yeux cet immense développement de plomb, de zinc et de pierre, toute une cité aérienne, vivant de son existence propre sous le ciel bleu. Il y voyait des dômes, des clochers, des terrasses, jusqu'à des maisons et à des jardins, les maisons égayées de fleurs des quelques ouvriers qui vivent à demeure sur la basilique, en continuels travaux d'entretien. Une petite population s'y agite, travaille, aime, mange et dort. Mais il voulut s'approcher de la balustrade, curieux d'examiner de près les colossales statues du Sauveur et des Apôtres, dont la façade est surmontée, au-dessus de la place Saint-Pierre, des géants de six mètres, sans cesse en réparation, dont les bras, les jambes, les têtes, à demi mangés par le grand air, ne tiennent plus qu'à l'aide de ciment, de barres et de crampons; et, comme il se penchait pour jeter un coup d'œil sur l'entassement roux des toits du Vatican, il lui sembla que le cri qu'il fuyait s'élevait de la place. En hâte, il reprit son ascension, dans le pilier qui menait à la coupole. Ce fut un escalier d'abord, puis des couloirs étranglés et obliques, des rampes coupées de quelques marches, entre les deux parois de la coupole double, l'intérieure et l'extérieure. Une première fois, curieusement, il poussa une porte, il rentra dans la basilique, à plus de soixante mètres du sol, sur une étroite galerie qui faisait le tour du dôme, juste au-dessus de la frise, où se lisait l'inscription: Tu es Petrus et super hanc petram..., en lettres de sept pieds de haut; et, s'étant accoudé pour regarder l'effroyable trou qui se creusait sous lui, avec des échappées profondes sur les transepts et sur les nefs, il reçut violemment au visage le cri, le cri délirant de la foule, dont le grouillement énorme, en bas, clamait toujours. Plus haut, une seconde fois, il poussa une porte encore, il trouva une autre galerie, cette fois au-dessus des fenêtres, à la naissance des resplendissantes mosaïques, d'où la foule lui parut diminuée, reculée, perdue dans le vertige de l'abîme, au fond duquel les statues géantes, l'autel de la Confession, le baldaquin triomphal du Bernin, n'étaient plus que des joujoux; et, pourtant, le cri, le cri d'idolâtrie et de guerre s'éleva de nouveau, le souffleta avec une rudesse d'ouragan, dont la course accroît la force. Il dut monter plus haut, monter toujours, jusque sur la galerie extérieure de la lanterne, planant en plein ciel, pour cesser d'entendre.
Ce bain d'air et de soleil, ce bain d'infini, comme il y goûta d'abord un soulagement délicieux! Au-dessus de lui, il n'y avait plus que la boule de bronze doré, dans laquelle sont montés des empereurs et des reines, ainsi que l'attestent les inscriptions pompeuses des couloirs, la boule creuse, où la voix retentit en fracas de tonnerre, où retentissent tous les bruits de l'espace. Il était sorti du côté de l'abside, il plongea d'abord sur les jardins pontificaux, dont les massifs d'arbres, de cette hauteur, lui apparaissaient tels que des buissons, au ras du sol; et il reconstitua sa promenade récente, le vaste parterre semblable à un tapis de Smyrne, de couleur fanée, le grand bois d'un vert profond et glauque de mare dormante, le potager et la vigne, plus familiers, tenus avec soin. Les fontaines, la tour de l'Observatoire, le Casino où le pape passait les chaudes journées d'été, ne faisaient que de petites taches blanches, au milieu de ces terrains irréguliers, enclos bourgeoisement par le terrible mur de Léon IV, qui gardait son aspect de vieille forteresse. Puis, il tourna autour de la lanterne, le long de l'étroite galerie, et il se trouva brusquement devant Rome, une immensité déroulée d'un coup, la mer lointaine à l'ouest, les chaînes ininterrompues des montagnes à l'est et au midi, la Campagne romaine tenant tout l'horizon, pareille à un désert uniforme et verdâtre, et la Ville, la Ville éternelle à ses pieds. Jamais il n'avait eu une sensation si majestueuse de l'étendue. Rome était là, ramassée sous le regard, à vol d'oiseau, avec la netteté d'un plan géographique en relief. Un tel passé, une telle histoire, tant de grandeur, et une Rome si rapetissée par la distance, des maisons lilliputiennes et jolies comme des jouets, à peine une tache de moisissure sur la vaste terre! Et ce qui le passionnait, c'était de comprendre clairement, en un coup d'œil, les divisions de la ville, la cité antique là-bas, au Capitole, au Forum, au Palatin, la cité papale dans ce Borgo qu'il dominait, dans Saint-Pierre et le Vatican, qui regardaient la cité moderne, le Quirinal italien, par-dessus la cité du moyen âge, tassée au fond de l'angle droit que formait le Tibre, roulant ses eaux jaunes et lourdes. Une remarque surtout acheva de le frapper, la ceinture crayeuse que faisaient les quartiers neufs au noyau central des vieux quartiers roux, brûlés par le soleil, un véritable symbole du rajeunissement tenté, le vieux cœur aux réparations si lentes, tandis que les membres extrêmes se renouvelaient comme par miracle.
Mais, dans l'ardent soleil de midi, Pierre ne retrouvait pas la Rome si claire, si pure, qu'il avait vue le matin de son arrivée, sous la douceur délicieuse de l'astre à son lever. Ce n'était plus la Rome souriante et discrète, voilée à demi d'une brume d'or, comme envolée dans un rêve d'enfance. Elle lui apparaissait, maintenant, inondée de clarté crue, d'une dureté immobile, d'un silence de mort. Les fonds étaient comme mangés par une flamme trop vive, noyés d'une poussière de feu où ils s'anéantissaient. Et la ville entière se découpait violemment sur ces lointains décolorés, en grandes masses de lumière et d'ombre, aux brutales arêtes. On aurait dit quelque très ancienne carrière de pierres abandonnée, éclairée d'aplomb, que les rares îlots d'arbres tachaient seuls de vert sombre. De la ville antique, on voyait la tour roussie du Capitole, les cyprès noirs du Palatin, les ruines du palais de Septime-Sévère, pareilles à des os blanchis, à une carcasse de monstre fossile, apportée là par les déluges. En face, la ville moderne trônait avec les longs bâtiments du Quirinal, remis à neuf, enduit d'un badigeon dont la crudité jaune éclatait, extraordinaire, parmi les cimes vigoureuses du jardin; et, au delà, sur les hauteurs du Viminal, à droite, à gauche, les nouveaux quartiers étaient d'une blancheur de plâtre, une ville de craie, rayée par les mille petites raies d'encre des fenêtres. Puis, çà et là, au hasard, c'étaient la mare stagnante du Pincio, la villa Médicis dressant son double campanile, le fort Saint-Ange d'un ton de vieille rouille, le clocher de Sainte-Marie-Majeure brûlant comme un cierge, les trois églises de l'Aventin assoupies parmi les branches, le palais Farnèse avec ses tuiles vieil or, cuites par les étés, les dômes du Gesù, de Saint-André de la Vallée, de Saint-Jean des Florentins, et des dômes, et des dômes encore, tous en fusion, incandescents dans la fournaise du ciel. Et Pierre, alors, sentit de nouveau son cœur se serrer devant cette Rome violente, dure, si peu semblable à la Rome de son rêve, la Rome de rajeunissement et d'espoir, qu'il avait cru trouver le premier matin, et qui s'évanouissait maintenant, pour faire place à l'immuable cité de l'orgueil et de la domination, s'obstinant sous le soleil jusque dans la mort.
Tout d'un coup, seul là-haut, Pierre comprit. Ce fut comme un trait de flamme qui le frappa, dans l'espace libre, illimité, d'où il planait. Était-ce la cérémonie à laquelle il venait d'assister, le cri fanatique de servage dont ses oreilles bourdonnaient toujours? N'était-ce pas plutôt la vue de cette ville couchée à ses pieds, comme la reine embaumée, qui règne encore, parmi la poussière de son tombeau? Il n'aurait pu le dire, les deux causes agissaient sans doute. Mais la clarté fut complète, il sentit que le catholicisme ne saurait être sans le pouvoir temporel, qu'il disparaîtrait fatalement, le jour où il ne serait plus roi sur cette terre. D'abord, c'était l'atavisme, les forces de l'Histoire, la longue suite des héritiers des Césars, les papes, les grands pontifes, dans les veines desquels n'avait cessé de couler le sang d'Auguste, exigeant l'empire du monde. Ils avaient beau habiter le Vatican, ils venaient des maisons impériales du Palatin, du palais de Septime-Sévère, et leur politique, à travers tant de siècles, n'avait jamais poursuivi que le rêve de la domination romaine, tous les peuples vaincus, soumis, obéissant à Rome. En dehors de cette royauté universelle, de la possession totale des corps et des âmes, le catholicisme perdait sa raison d'être, car l'Église ne peut reconnaître l'existence d'un empire ou d'un royaume que politiquement, l'empereur ou le roi étant de simples délégués temporaires, chargés d'administrer les peuples, en attendant de les lui rendre. Toutes les nations, l'humanité avec la terre entière, sont à l'Église, qui les tient de Dieu. Si elle n'en a pas aujourd'hui la réelle possession, c'est qu'elle cède devant la force, obligée d'accepter les faits accomplis, mais sous la réserve formelle qu'il y a usurpation coupable, qu'on détient injustement son bien, et dans l'attente de la réalisation des promesses du Christ, qui, au jour fixé, lui rendra pour jamais la terre et les hommes, la toute-puissance. Telle est la véritable cité future, la Rome catholique, souveraine une seconde fois. Rome fait partie du rêve, c'est à Rome aussi que l'éternité a été prédite, c'est le sol même de Rome qui a donné au catholicisme l'inextinguible soif du pouvoir absolu. Aussi était-ce pour cela que le destin de la papauté se trouvait lié à celui de Rome, à ce point qu'un pape hors de Rome ne serait plus un pape catholique. Et Pierre, accoudé à la mince rampe de fer, penché de si haut au-dessus du gouffre, où la ville morne et dure achevait de s'émietter sous l'ardent soleil, en resta épouvanté, sentit tout d'un coup passer dans ses os le grand frisson des êtres et des choses.
Une évidence se faisait. Si Pie IX, si Léon XIII avaient résolu de s'emprisonner dans le Vatican, c'était qu'une nécessité les clouait à Rome. Un pape n'est pas le maître d'en sortir, d'être ailleurs le chef de l'Église. De même, un pape, quelle que soit son intelligence du monde moderne, ne saurait trouver en lui le droit de renoncer au pouvoir temporel. Il y a là un héritage inaliénable, dont il a la défense; et c'est en outre une question de vie qui s'impose, sans discussion possible. Aussi Léon XIII a-t-il gardé le titre de Maître du domaine temporel de l'Église, d'autant plus que, comme cardinal, ainsi que tous les membres du Sacré Collège, lors de leur élection, il avait, dans son serment, juré de conserver intact ce domaine. Que l'Italie pendant un siècle encore garde Rome capitale, et pendant un siècle les papes qui se succéderont, ne cesseront de protester violemment, en réclamant leur royaume. Et, si une entente pouvait intervenir un jour, elle serait sûrement basée sur le don d'un lambeau de territoire. N'avait-on pas dit, lorsque des bruits de réconciliation couraient, que le pape régnant mettait, comme condition formelle, la possession au moins de la cité Léonine, avec la neutralisation d'une route allant à la mer? Rien du tout n'est point assez, on ne peut partir de rien pour arriver à tout avoir. Tandis que la cité Léonine, ce coin de ville si étroit, c'est déjà un peu de terre royale; et il n'y a plus qu'à reconquérir le reste, Rome, puis l'Italie, puis les nations voisines, puis le monde. Jamais l'Église n'a désespéré, même aux jours où, battue, dépouillée, elle semblait mourante. Jamais elle n'abdiquera, ne renoncera aux promesses du Christ, car elle croit à son avenir illimité, elle se dit indestructible, éternelle. Qu'on lui accorde un caillou pour reposer sa tête, et elle espère bien ravoir bientôt le champ où se trouve ce caillou, l'empire où se trouve ce champ. Si un pape ne peut mener à bien le recouvrement de l'héritage, un autre pape s'y emploiera, dix, vingt autres papes. Les siècles ne comptent plus. C'était ce qui faisait qu'un vieillard de quatre-vingt-quatre ans entreprenait des besognes colossales qui demandaient plusieurs vies d'homme, dans la certitude que des successeurs viendraient et que les besognes seraient quand même continuées et terminées.
Et Pierre se vit imbécile, avec son rêve d'un pape purement spirituel, en face de cette vieille cité de gloire et de domination, obstinée dans sa pourpre. Cela lui sembla si différent, si déplacé, qu'il en éprouva une sorte de désespoir honteux. Le nouveau pape évangélique que serait un pape purement spirituel, régnant sur les âmes seules, ne pouvait certainement pas tomber sous le sens d'un prélat romain. L'horreur de cela, la répugnance pour ainsi dire physique lui apparut soudain, au souvenir de cette cour papale, figée dans les rites, dans l'orgueil et dans l'autorité. Ah! comme ils devaient être pleins d'étonnement et de mépris, devant cette singulière imagination du Nord, un pape sans terres et sans sujets, sans maison militaire et sans honneurs royaux, pur esprit, pure autorité morale, enfermé au fond du temple, ne gouvernant le monde que de son geste de bénédiction, par la bonté et l'amour! Ce n'était là qu'une invention gothique, embrumée de brouillards, pour ce clergé latin, prêtres de la lumière et de la magnificence, pieux certes, superstitieux même, mais laissant Dieu bien abrité dans le tabernacle, afin de gouverner en son nom, au mieux des intérêts du ciel, rusant dès lors en simples politiques, vivant d'expédients au milieu de la bataille des appétits humains, marchant d'un pas discret de diplomates à la victoire terrestre et définitive du Christ, qui devait trôner un jour sur les peuples, en la personne du pape. Et quelle stupeur pour un prélat français, pour un monseigneur Bergerot, ce saint évêque du renoncement et de la charité, lorsqu'il tombait dans ce monde du Vatican! quelle difficulté de voir clair d'abord, de se mettre au point, et quelle douleur ensuite à ne pouvoir s'entendre avec ces sans-patrie, ces internationaux toujours penchés sur la carte des deux mondes, enfoncés dans les combinaisons qui devaient leur assurer l'empire! Des journées et des journées étaient nécessaires, il fallait vivre à Rome, et lui-même ne venait de comprendre qu'après un mois de séjour, sous la crise violente des pompes royales de Saint-Pierre, en face de l'antique ville dormant au soleil son lourd sommeil, rêvant son rêve d'éternité.
Mais il avait abaissé son regard vers la place, en bas, devant la basilique, et il aperçut le flot de monde, les quarante mille fidèles qui sortaient, pareils à une irruption d'insectes, un fourmillement noir sur le pavé blanc. Alors, il lui sembla que le cri recommençait: Evviva il papa re! Evviva il papa re! Vive le pape roi! Vive le pape roi! Tout à l'heure, pendant qu'il gravissait les escaliers sans fin, le colosse de pierre lui avait paru frémir de ce cri frénétique, poussé sous ses voûtes. Et, maintenant, monté jusque dans la nue, il croyait le retrouver là-haut, à travers l'espace. Si le colosse, au-dessous de lui, en vibrait encore, n'était-ce pas comme sous une dernière poussée de sève, le long de ses vieux murs, un renouveau du sang catholique qui l'avait autrefois voulu si démesuré, tel que le roi des temples, et qui tentait aujourd'hui de lui rendre un souffle puissant de vie, à l'heure où la mort commençait pour ses nefs trop vastes et désertées? La foule sortait toujours, la place en était pleine, et une affreuse tristesse lui serra le cœur, car elle venait de balayer, avec son cri, le dernier espoir. La veille encore, après la réception du pèlerinage, dans la salle des Béatifications, il avait pu s'illusionner, en oubliant la nécessité de l'argent qui cloue le pape à la terre, pour ne voir que le vieillard débile, tout âme, resplendissant comme le symbole de l'autorité morale. Mais c'en était fait à présent de sa foi en ce pasteur de l'Évangile, dégagé des biens terrestres, roi du seul royaume des cieux. L'argent du denier de Saint-Pierre n'imposait pas seul un dur servage à Léon XIII, qui était en outre le prisonnier de la tradition, l'éternel roi de Rome, cloué à ce sol, ne pouvant quitter la ville ni renoncer au pouvoir temporel. Au bout étaient fatalement la mort sur place, le dôme de Saint-Pierre s'écroulant ainsi que s'était écroulé le temple de Jupiter Capitolin, le catholicisme jonchant l'herbe de ses ruines, pendant que le schisme éclatait ailleurs, une foi nouvelle pour les peuples nouveaux. Il en eut la grandiose et tragique vision, il vit son rêve détruit, son livre emporté, dans le cri qui s'élargissait, comme s'il eût volé aux quatre coins du monde catholique: Evviva il papa re! Evviva il papa re! Vive le pape roi! Vive le pape roi! Et, sous lui, il crut sentir déjà le géant de marbre et d'or osciller, dans l'ébranlement des vieilles sociétés pourries.
Pierre, enfin, redescendait, lorsqu'il eut l'émotion encore de rencontrer monsignor Nani sur les toitures des nefs, dans cette étendue ensoleillée, vaste à y loger une ville. Le prélat accompagnait les deux dames françaises, la mère et la fille, si heureuses, si amusées, à qui sans doute il avait aimablement offert de monter sur le dôme. Mais, dès qu'il reconnut le jeune prêtre, il l'aborda.
—Eh bien! mon cher fils, êtes-vous content? Avez-vous été impressionné, édifié?
De ses yeux d'enquête, il le fouillait jusqu'à l'âme, il constatait où en était l'expérience. Puis, satisfait, il se mit à rire doucement.
—Oui, oui, je vois... Allons, vous êtes tout de même un garçon raisonnable. Je commence à croire que votre malheureuse affaire, ici, finira très bien.
VIII
Les matins qu'il restait au palais Boccanera, sans sortir, Pierre avait pris l'habitude de passer des heures dans l'étroit jardin abandonné, que terminait autrefois une sorte de loggia à portique, d'où l'on descendait au Tibre par un double escalier. Aujourd'hui, c'était là un coin de solitude délicieuse, qui sentait bon les oranges mûres, des orangers centenaires dont les lignes symétriques indiquaient seules le dessin primitif des allées, disparues sous les herbes folles. Et il y retrouvait aussi l'odeur des buis amers, de grands buis poussés dans l'ancien bassin central, que des éboulis de terre avaient comblé.
Par ces matinées d'octobre, si lumineuses, d'un charme si tendre et si pénétrant, on y goûtait une infinie douceur de vivre. Mais le prêtre y apportait sa rêverie du Nord, le souci de la souffrance, son âme de continuelle fraternité apitoyée, qui lui rendait plus douce la caresse du clair soleil, dans cet air de voluptueux amour. Il allait s'asseoir contre la muraille de droite, sur un fragment de colonne renversée, à l'ombre d'un laurier énorme, dont l'ombre était noire, d'une fraîcheur balsamique. Et, à côté de lui, dans l'antique sarcophage verdi, où des faunes lascifs violentaient des femmes, le mince filet d'eau qui tombait du masque tragique, scellé au mur, mettait la continuelle musique de sa note de cristal. Il lisait les journaux, ses lettres, toute une correspondance du bon abbé Rose, qui le tenait au courant de son œuvre, les misérables du Paris sombre, déjà glacé par les brouillards, noyé sous la boue. Ah! ces misères du pays froid, les mères et les petits qui allaient bientôt grelotter au fond des mansardes mal closes, les hommes que les grandes gelées jetteraient au chômage, toute cette agonie sous la neige du pauvre monde, tombant dans ce chaud soleil, parfumé d'un goût de fruit, dans ce pays de ciel bleu et d'heureuse paresse, où, l'hiver même, il faisait bon dormir dehors, à l'abri du vent, sur les dalles tièdes!
Mais, un matin, Pierre trouva Benedetta assise sur le fragment de colonne, qui servait de banc. Elle eut un léger cri de surprise, elle resta un instant gênée, car elle tenait justement à la main le livre du prêtre, cette Rome nouvelle, qu'elle avait lue une première fois, sans bien la comprendre. Et elle se hâta ensuite de le retenir, voulut qu'il prît place à côté d'elle, en lui avouant avec sa belle franchise, son air de tranquille raison, qu'elle était descendue là, pour être seule et s'appliquer à sa lecture, ainsi qu'une écolière ignorante. Ils causèrent en amis, ce fut pour Pierre une heure adorable. Bien qu'elle évitât de parler d'elle, il sentit parfaitement que ses chagrins seuls la rapprochaient de lui, comme si la souffrance lui eût élargi le cœur, jusqu'à la faire se préoccuper de tous ceux qui souffraient en ce monde. Jamais encore elle n'avait songé à ces choses, dans son orgueil patricien qui regardait la hiérarchie ainsi qu'une loi divine, les heureux en haut, les misérables en bas, sans aucun changement possible; et, devant certaines pages du livre, quels étonnements elle gardait, quelle peine elle éprouvait à s'initier! Quoi? s'intéresser au bas peuple, croire qu'il avait la même âme, les mêmes chagrins, vouloir travailler à sa joie comme à celle d'un frère! Elle s'y efforçait pourtant, sans trop réussir, avec une sourde crainte de commettre un péché, car le mieux est de ne rien changer à l'ordre social établi par Dieu, consacré par l'Église. Certes, elle était charitable, elle donnait les petites aumônes accoutumées; mais elle ne donnait pas son cœur, elle manquait totalement d'altruisme, de sympathie véritable, née et grandie dans l'atavisme d'une race différente, faite pour avoir, en haut du ciel, des trônes au-dessus de la plèbe des élus.
Et, d'autres matins, ils se retrouvèrent à l'ombre du laurier, près de la fontaine chantante; et Pierre, inoccupé, las d'attendre une solution qui semblait reculer d'heure en heure, se passionna pour animer de sa fraternité libératrice cette jeune femme si belle, toute resplendissante d'un jeune amour. Une idée continuait à l'enflammer, celle qu'il catéchisait l'Italie elle-même, la reine de beauté assoupie encore dans son ignorance, et qui retrouverait sa grandeur ancienne, si elle s'éveillait aux temps nouveaux, avec une âme élargie, pleine de pitié pour les choses et pour les êtres. Il lui lut les lettres du bon abbé Rose, il la fit frémir de l'effroyable sanglot qui monte des grandes villes. Puisqu'elle avait des yeux si profonds de tendresse, puisque d'elle entière émanait le bonheur d'aimer et d'être aimé, pourquoi donc ne reconnaissait-elle pas avec lui que la loi d'amour était l'unique salut de l'humanité souffrante, tombée par la haine en danger de mort? Elle le reconnaissait, elle voulait lui faire le plaisir de croire à la démocratie, à la refonte fraternelle de la société, mais chez les autres peuples, pas à Rome; car un rire doux, involontaire, lui venait, dès qu'il évoquait ce qu'il restait du Transtévère fraternisant avec ce qu'il restait des vieux palais princiers. Non, non! c'était depuis trop longtemps ainsi, il ne fallait rien changer à ces choses. Et, en somme, l'élève ne faisait guère de progrès, elle n'était réellement touchée que par la passion d'aimer qui brûlait si intense chez ce prêtre, et qu'il avait chastement détournée de la créature, pour la reporter sur la création entière. Pendant ces quelques matins d'octobre ensoleillés, un lien d'une exquise douceur se noua entre eux, ils s'aimèrent réellement d'un amour profond et pur, dans le grand amour qui les dévorait tous les deux.
Puis, un jour, Benedetta, le coude appuyé au sarcophage, parla de Dario, dont elle avait évité de prononcer le nom jusque-là. Ah! le pauvre ami, comme il s'était montré discret et repentant, après son coup de brutale démence! D'abord, pour cacher sa gêne, il s'en était allé passer trois jours à Naples, où l'on disait que la Tonietta, l'aimable fille aux bouquets de roses blanches, tombée follement amoureuse de lui, avait couru le rejoindre. Et, depuis son retour au palais, il évitait de se retrouver seul avec sa cousine, il ne la voyait guère que le lundi soir, l'air soumis, implorant des yeux son pardon.
—Hier, continua-t-elle, je l'ai rencontré dans l'escalier, je lui ai donné la main, et il a compris que je n'étais plus fâchée, il a été bien heureux... Que voulez-vous? On ne peut pas être longtemps sévère. Et puis, j'ai peur qu'il ne finisse par se compromettre avec cette femme, s'il s'amusait trop, pour s'étourdir. Il faut qu'il sache bien que je l'aime toujours, que je l'attends toujours... Oh! il est à moi, à moi seule! Il serait là, dans mes bras, pour jamais, si je pouvais dire un mot. Mais nos affaires vont si mal, si mal!
Elle se tut, deux grosses larmes avaient paru dans ses yeux. Le procès en annulation de mariage, en effet, semblait s'arrêter, devant des obstacles de toutes sortes, qui, chaque jour, renaissaient.
Et Pierre fut très ému de ces larmes, si rares chez elle. Parfois, elle-même avouait, avec son calme sourire, qu'elle ne savait pas pleurer. Mais son cœur se fondait, elle resta un instant comme anéantie, accoudée au sarcophage moussu, à demi rongé par l'eau, tandis que le filet clair, tombé de la bouche béante du masque tragique, continuait sa note perlée de flûte. L'idée brusque de la mort s'était dressée devant le prêtre, à la voir, si jeune, si éclatante de beauté, défaillir au bord de ce marbre, où les faunes qui s'y ruaient parmi des femmes, en une bacchanale frénétique, disaient la toute-puissance de l'amour, dont les anciens se plaisaient à sculpter le symbole sur les tombes, pour affirmer l'éternité de la vie. Et un petit souffle de vent chaud passa dans la solitude ensoleillée et silencieuse du jardin, apportant l'odeur pénétrante des orangers et des buis.
—Quand on aime, on est si fort! murmura-t-il.
—Oui, oui, vous avez raison, reprit-elle, souriante déjà. Je ne suis qu'une enfant... Mais c'est votre faute, avec votre livre. Je ne le comprends bien que lorsque je souffre... Tout de même, n'est-ce pas? je fais des progrès. Puisque vous le voulez, que tous les pauvres soient donc mes frères, et qu'elles soient mes sœurs, toutes celles qui ont des peines comme moi!
D'ordinaire, Benedetta remontait la première à son appartement, et Pierre s'attardait parfois, restait seul sous le laurier, dans le léger parfum de femme qu'elle laissait. Il rêvait confusément à des choses douces et tristes. Comme l'existence se montrait dure pour les pauvres êtres que brûlait l'unique soif du bonheur! Autour de lui, le silence s'était élargi encore, tout le vieux palais dormait son lourd sommeil de ruine, avec sa cour voisine, semée d'herbe, entourée de son portique mort, où moisissaient des marbres de fouille, un Apollon sans bras et le torse tronqué d'une Vénus; et, de loin en loin, ce silence de tombe n'était troublé que par le grondement brusque d'un carrosse de prélat, en visite chez le cardinal, s'engouffrant sous le porche, tournant dans la cour déserte, à grand bruit de roues.
Un lundi, vers dix heures un quart, dans le salon de donna Serafina, il n'y avait plus que les jeunes gens. Monsignor Nani n'avait fait que paraître, le cardinal Sarno venait de partir. Et, près de la cheminée, à sa place habituelle, donna Serafina elle-même se tenait comme à l'écart, les yeux fixés sur la place inoccupée de l'avocat Morano, qui s'entêtait à ne point reparaître. Devant le canapé, où Benedetta et Celia se trouvaient assises, Dario, l'abbé Pierre et Narcisse Habert étaient debout, causant et riant. Depuis quelques minutes, Narcisse s'amusait à plaisanter le jeune prince, qu'il prétendait avoir rencontré en compagnie d'une très belle fille.
—Mais, mon cher, ne vous défendez pas, car elle est vraiment superbe... Elle marchait à côté de vous, et vous vous êtes engagés dans une ruelle déserte, le Borgo Angelico je crois, où je ne vous ai pas suivis, par discrétion.
Dario souriait, l'air très à l'aise, en homme heureux, incapable de renier son goût passionné de la beauté.
—Sans doute, sans doute, c'était bien moi, je ne nie pas... Seulement, l'affaire n'est pas celle que vous pensez.
Et, se retournant vers Benedetta, qui s'égayait, elle aussi, sans aucune ombre d'inquiétude jalouse, comme ravie au contraire du plaisir des yeux qu'il avait pu prendre un instant:
—Tu sais, il s'agit de cette pauvre fille, que j'ai trouvée en larmes, il y a près de six semaines... Oui, cette ouvrière en perles qui sanglotait à cause du chômage, et qui s'est mise, toute rouge, à galoper devant moi pour me conduire chez ses parents, lorsque j'ai voulu lui donner une pièce blanche... Pierina, tu te rappelles bien?
—Pierina, parfaitement!
—Alors, imaginez-vous, je l'ai déjà, depuis ce jour, rencontrée quatre ou cinq fois sur mon chemin. Et, c'est vrai, elle est si extraordinairement belle, que je m'arrête et que je cause... L'autre jour, je l'ai conduite ainsi jusque chez un fabricant. Mais elle n'a pas encore trouvé d'ouvrage, elle s'est remise à pleurer; et, ma foi, pour la consoler un peu, je l'ai embrassée... Ah! elle en est restée saisie, et heureuse, si heureuse!
Tous, maintenant, riaient de l'histoire. Mais Celia, la première, se calma. Elle dit d'une voix très grave:
—Vous savez, Dario, qu'elle vous aime. Il ne faut pas être méchant.
Sans doute Dario pensait comme elle, car il regarda de nouveau Benedetta, avec un hochement gai de la tête, pour dire que, s'il était aimé, lui n'aimait pas. Une perlière, une fille du bas peuple, ah! non! Elle pouvait être une Vénus, elle n'était pas une maîtresse possible. Et il s'amusa beaucoup lui-même de l'aventure romanesque, que Narcisse arrangeait, en un sonnet à la mode ancienne: la belle perlière tombant amoureuse folle du jeune prince qui passe, beau comme le jour, et qui lui a donné un écu, touché de son infortune; la belle perlière, dès lors, le cœur bouleversé de le trouver aussi charitable que beau, ne rêvant plus que de lui, le suivant partout, attachée à ses pas par un lien de flamme; et la belle perlière, enfin, qui a refusé l'écu, demandant de ses yeux soumis et tendres, obtenant l'aumône que le jeune prince daigne un soir lui faire de son cœur. Benedetta se plut beaucoup à ce jeu. Mais Celia, avec sa face angélique, son air de petite fille qui aurait dû tout ignorer, restait très sérieuse, répétait tristement:
—Dario, Dario, elle vous aime, il ne faut pas la faire souffrir.
Alors, la contessina finit par s'apitoyer à son tour.
—Et ils ne sont pas heureux, ces pauvres gens!
—Oh! s'écria le prince, une misère à ne pas croire! Le jour où elle m'a mené là-bas, aux Prés du Château, j'en suis resté suffoqué. C'est une horreur, une horreur étonnante!
—Mais je me souviens, reprit-elle, nous avions fait le projet d'aller les visiter, ces malheureux, et c'est fort mal d'avoir tardé jusqu'ici... N'est-ce pas? monsieur l'abbé Froment, vous étiez très désireux, pour vos études, de nous accompagner et de voir ainsi de près la classe pauvre à Rome.
Elle avait levé les yeux vers Pierre, qui se taisait depuis un instant. Il fut très attendri que cette pensée de charité lui revînt; car il sentit, au léger tremblement de sa voix, qu'elle voulait se montrer ainsi une élève docile, faisant des progrès dans l'amour des humbles et des misérables. Tout de suite, d'ailleurs, la passion de son apostolat l'avait repris.
—Oh! dit-il, je ne quitterai Rome qu'après y avoir vu le peuple qui souffre, sans travail et sans pain. La maladie est là, pour toutes les nations, et le salut ne peut venir que par la guérison de la misère. Quand les racines de l'arbre ne mangent pas, l'arbre meurt.
—Eh bien! reprit-elle, nous allons prendre rendez-vous tout de suite, vous viendrez avec nous aux Prés du Château... Dario nous conduira.
Celui-ci, qui avait écouté le prêtre d'un air stupéfait, sans bien comprendre l'image de l'arbre et de ses racines, se récria, plein de détresse.
—Non, non! cousine, promène là-bas monsieur l'abbé, si cela t'amuse... Moi, j'y suis allé, et je n'y retourne pas. Ma parole! en rentrant, j'ai failli me mettre au lit, la cervelle et l'estomac à l'envers... Non, non! c'est trop triste, ce n'est pas possible, des abominations pareilles!
A ce moment, une voix mécontente s'éleva du coin de la cheminée. Donna Serafina sortait de son long silence.
—Il a raison, Dario! Envoie ton aumône, ma chère, et j'y joindrai volontiers la mienne... Seulement, il y a d'autres endroits plus utiles à voir, où tu peux conduire monsieur l'abbé... Tu vas, en vérité, lui faire emporter là un beau souvenir de notre ville!
L'orgueil romain sonnait seul au fond de sa mauvaise humeur. A quoi bon montrer ses plaies aux étrangers qui viennent, amenés peut-être par des curiosités hostiles? Il fallait être toujours en beauté, ne montrer Rome que dans l'apparat de sa gloire.
Mais Narcisse s'était emparé de Pierre.
—Oh! mon cher, c'est vrai, j'oubliais de vous recommander cette promenade... Il faut absolument que vous visitiez le nouveau quartier qu'on a bâti aux Prés du Château. Il est typique, il résume tous les autres; et vous n'aurez pas perdu votre temps, je vous en réponds, car rien au monde ne vous en dira plus long sur la Rome actuelle. C'est extraordinaire, extraordinaire!
Puis, s'adressant à Benedetta:
—Est-ce entendu? voulez-vous demain matin?... Vous nous trouveriez là-bas, l'abbé et moi, parce que je tiens à le mettre d'abord au courant, pour qu'il comprenne... A dix heures, voulez-vous?
Avant de répondre, la contessina, qui s'était tournée vers sa tante, lui tint tête, respectueusement.
—Allez, ma tante, monsieur l'abbé a dû rencontrer assez de mendiants dans nos rues, il peut tout voir. Et, d'ailleurs, d'après ce qu'il raconte dans son livre, il n'en verra pas plus à Rome qu'il n'en a vu à Paris. Partout, comme il le dit quelque part, la faim est la même.
Puis, elle s'attaqua à Dario, très douce, l'air raisonnable.
—Tu sais, mon Dario, que tu me ferais un bien gros plaisir, en me conduisant là-bas. Sans toi, nous aurions trop l'air de tomber du ciel... Nous prendrons la voiture, nous irons rejoindre ces messieurs, et ça nous fera une très jolie promenade... Il y a si longtemps que nous ne sommes sortis ensemble!
Certainement, c'était là ce qui la ravissait, d'avoir ce prétexte pour l'emmener, pour se réconcilier tout à fait avec lui. Il sentit cela, il ne put se dérober, et il affecta de plaisanter.
—Ah! cousine, tu seras cause que j'aurai des cauchemars tout le restant de la semaine. Une partie de plaisir comme ça, vois-tu, c'est à gâter pour huit jours le bonheur de vivre!
Il frémissait de révolte à l'avance, les rires recommencèrent; et, malgré la muette désapprobation de donna Serafina, le rendez-vous fut définitivement fixé au lendemain, dix heures. En partant, Celia regretta vivement de ne pouvoir en être. Mais elle, avec sa candeur fermée de lis en bouton, ne s'intéressait qu'à la Pierina. Aussi, dans l'antichambre, se pencha-t-elle à l'oreille de son amie.
—Cette beauté, regarde-la bien, ma chère, pour me dire si elle est belle, très belle, plus belle que toutes.
Le lendemain, à neuf heures, lorsque Pierre retrouva Narcisse près du Château Saint-Ange, il s'étonna de le voir retombé dans son enthousiasme d'art, langoureux et pâmé. D'abord, il ne fut plus du tout question des quartiers nouveaux, ni de l'effroyable catastrophe financière qu'ils avaient provoquée. Le jeune homme raconta qu'il s'était levé avec le soleil, pour aller passer une heure devant la Sainte Thérèse du Bernin. Quand il ne l'avait pas vue depuis huit jours, il disait en souffrir, le cœur gros de larmes, comme de la privation d'une maîtresse très aimée. Et il avait des heures pour l'aimer ainsi, différemment, à cause de l'éclairage: le matin, de tout un élan mystique de son âme, sous la lumière d'aube qui l'habillait de blancheur; l'après-midi, de toute la passion rouge du sang des martyrs, dans les rayons obliques du soleil couchant, dont la flamme semblait ruisseler en elle.
—Ah! mon ami, déclara-t-il de son air las, les yeux noyés de mauve, ah! mon ami, vous n'avez pas idée de son troublant et délicieux réveil, ce matin... Une vierge ignorante et pure, et qui, brisée de volupté, ouvre languissamment les yeux, encore pâmée d'avoir été possédée par Jésus... Ah! c'est à mourir!
Puis, se calmant, au bout de quelques pas, il reprit de sa voix nette de garçon pratique, très d'aplomb dans la vie:
—Dites donc, nous allons nous rendre tout doucement aux Prés du Château, dont vous apercevez les constructions là-bas, en face de nous; et, pendant que nous marcherons, je vous raconterai ce que je sais, oh! l'histoire la plus extravagante, un de ces coups de folie de la spéculation qui sont beaux comme l'œuvre monstrueuse et belle de quelque génie détraqué... J'ai été mis au courant par des parents à moi, qui ont joué ici, et qui, ma foi! ont gagné des sommes considérables.
Alors, avec une clarté et une précision d'homme de finances, employant les termes techniques d'un air d'aisance parfaite, il conta l'extraordinaire aventure. Au lendemain de la conquête de Rome, lorsque l'Italie entière délirait d'enthousiasme, à l'idée de posséder enfin la capitale tant désirée, l'antique et glorieuse ville, l'éternelle qui avait la promesse de l'empire du monde, ce fut d'abord une explosion bien légitime de la joie et de l'espoir d'un peuple jeune, constitué de la veille, ayant hâte d'affirmer sa puissance. Il s'agissait de prendre possession de Rome, d'en faire la capitale moderne, seule digne d'un grand royaume; et il s'agissait avant tout de l'assainir, de la nettoyer des ordures qui la déshonoraient. On ne peut plus s'imaginer dans quelle saleté immonde baignait la ville des papes, la Roma sporca regrettée des artistes: pas même de latrines, la voie publique servant à tous les besoins, les ruines augustes transformées en dépotoirs, les abords des vieux palais princiers souillés d'excréments, un lit d'épluchures, de détritus, de matières en décomposition montant de partout, changeant les rues en égouts empoisonnés, d'où soufflaient de continuelles épidémies. La nécessité de vastes travaux d'édilité s'imposait, c'était une véritable mesure de salut, le rajeunissement, la vie assurée et plus large, de même qu'il était juste de songer à bâtir de nouvelles maisons pour les habitants nouveaux qui devaient affluer de toutes parts. Le fait s'était passé à Berlin, après la constitution de l'empire d'Allemagne, la ville avait vu sa population s'accroître en coup de foudre, par centaines de mille âmes. Rome, certainement, allait elle aussi doubler, tripler, quintupler, attirant à elle les forces vives des provinces, devenant le centre de l'existence nationale. Et l'orgueil s'en mêla, il fallait montrer au gouvernement déchu du Vatican ce dont l'Italie était capable, de quelle splendeur rayonnerait la nouvelle Rome, la troisième Rome, qui dépasserait les deux autres, l'impériale et la papale, par la magnificence de ses voies et le flot débordant de ses foules.
Les premières années, cependant, le mouvement des constructions garda quelque prudence. On fut assez sage pour ne bâtir qu'au fur et à mesure des besoins. D'un bond, la population avait doublé, était montée de deux cent mille à quatre cent mille habitants: tout le petit monde des employés, des fonctionnaires, venus avec les administrations publiques, toute la cohue qui vit de l'État ou espère en vivre, sans compter les oisifs, les jouisseurs, qu'une cour traîne après elle. Ce fut là une première cause de griserie, personne ne douta que cette marche ascensionnelle ne continuât, ne se précipitât même. Dès lors, la cité de la veille ne suffisait plus, il fallait sans attendre faire face aux besoins du lendemain, en élargissant Rome hors de Rome, dans tous les antiques faubourgs déserts. On parlait aussi du Paris du second empire, si agrandi, changé en une ville de lumière et de santé. Mais, aux bords du Tibre, le malheur fut, à la première heure, qu'il n'y eut pas un plan général, pas plus qu'un homme de regard clair, maître souverain de la situation, s'appuyant sur des Sociétés financières puissantes. Et ce que l'orgueil avait commencé, cette ambition de surpasser en éclat la Rome des Césars et des Papes, cette volonté de refaire de la Cité éternelle, prédestinée, le centre et la reine de la terre, la spéculation l'acheva, un de ces extraordinaires souffles de l'agio, une de ces tempêtes qui naissent, font rage, détruisent et emportent tout, sans que rien les annonce ni les arrête. Brusquement, le bruit courut que des terrains, achetés cinq francs le mètre, se revendaient cent francs; et la fièvre s'alluma, la fièvre de tout un peuple que le jeu passionne. Un vol de spéculateurs, venu de la haute Italie, s'était abattu sur Rome, la plus noble et la plus facile des proies. Pour ces montagnards, pauvres, affamés, la curée des appétits commença, dans ce Midi voluptueux, où la vie est si douce; de sorte que les délices du climat, elles-mêmes corruptrices, activèrent la décomposition morale. Puis, il n'y avait vraiment qu'à se baisser, les écus d'abord se ramassèrent à la pelle, parmi les décombres des premiers quartiers qu'on éventra. Les gens adroits, qui, flairant le tracé des voies nouvelles, s'étaient rendus acquéreurs des immeubles menacés d'expropriation, décuplèrent leurs fonds en moins de deux ans. Alors, la contagion grandit, empoisonna la ville entière, de proche en proche; les habitants à leur tour furent emportés, toutes les classes entrèrent en folie, les princes, les bourgeois, les petits propriétaires, jusqu'aux boutiquiers, les boulangers, les épiciers, les cordonniers; à ce point qu'on cita plus tard un simple boulanger qui fit une faillite de quarante-cinq millions. Et ce n'était plus que le jeu exaspéré, un jeu formidable dont la fièvre avait remplacé le petit train réglementé du loto papal, un jeu à coups de millions où les terrains et les bâtisses devenaient fictifs, de simples prétextes à des opérations de Bourse. Le vieil orgueil atavique qui avait rêvé de transformer Rome en capitale du monde, s'exalta ainsi jusqu'à la démence, sous cette fièvre chaude de la spéculation, achetant des terrains, bâtissant des maisons pour les revendre, sans mesure, sans arrêt, de même qu'on lance des actions, tant que les presses veulent bien en imprimer.
Certainement, jamais ville en évolution n'a donné pareil spectacle. Aujourd'hui, lorsqu'on tâche de comprendre, on reste confondu. Le chiffre de la population avait dépassé quatre cent mille, et il semblait rester stationnaire; mais cela n'empêchait pas la végétation des quartiers neufs de sortir du sol, toujours plus drue. Pour quel peuple futur bâtissait-on avec cette sorte de rage? Par quelle aberration en arrivait-on à ne pas attendre les habitants, à préparer ainsi des milliers de logements aux familles de demain, qui viendraient peut-être? La seule excuse était de s'être dit, d'avoir posé à l'avance, comme une vérité indiscutable, que la troisième Rome, la capitale triomphante de l'Italie, ne pouvait avoir moins d'un million d'âmes. Elles n'étaient pas venues, mais elles allaient venir sûrement: aucun patriote n'en pouvait douter, sans crime de lèse-patrie. Et on bâtissait, on bâtissait, on bâtissait sans relâche, pour les cinq cent mille citoyens en route. On ne s'inquiétait même plus du jour de leur arrivée, il suffisait que l'on comptât sur eux. Encore, dans Rome, les Sociétés qui s'étaient formées pour la construction des grandes voies, au travers des vieux quartiers malsains abattus, vendaient ou louaient leurs immeubles, réalisaient de gros bénéfices. Seulement, à mesure que la folie croissait, pour satisfaire à la fringale du lucre, d'autres Sociétés se créèrent, dans le but d'élever, hors de Rome, des quartiers encore, des quartiers toujours, de véritables petites villes, dont on n'avait nul besoin. A la porte Saint-Jean, à la porte Saint-Laurent, des faubourgs poussèrent comme par miracle. Sur les immenses terrains de la villa Ludovisi, de la porte Salaria à la porte Pia, jusqu'à Sainte-Agnès, une ébauche de ville fut commencée. Enfin, aux Prés du Château, ce fut toute une cité qu'on voulut d'un coup faire naître du sol, avec son église, son école, son marché. Et il ne s'agissait pas de petites maisons ouvrières, de logements modestes pour le menu peuple et les employés, il s'agissait de bâtisses colossales, de vrais palais à trois et quatre étages, développant des façades uniformes et démesurées, qui faisaient de ces nouveaux quartiers excentriques des quartiers babyloniens, que des capitales de vie intense et d'industrie, comme Paris ou Londres, pourraient seules peupler. Ce sont là les monstrueux produits de l'orgueil et du jeu, et quelle page d'histoire, quelle leçon amère, lorsque Rome, aujourd'hui ruinée, se voit déshonorée en outre, par cette laide ceinture de grandes carcasses crayeuses et vides, inachevées pour la plupart, dont les décombres déjà sèment les rues pleines d'herbe!
L'effondrement fatal, le désastre fut effroyable. Narcisse en donnait les raisons, en suivait les diverses phases, si nettement, que Pierre comprit. De nombreuses Sociétés financières avaient naturellement poussé dans ce terreau de la spéculation, l'Immobilière, la Società edilizia, la Fondiaria, la Tiberina, l'Esquilino. Presque toutes faisaient construire, bâtissaient des maisons énormes, des rues entières, pour les revendre. Mais elles jouaient également sur les terrains, les cédaient à de gros bénéfices aux petits spéculateurs qui s'improvisaient de toutes parts, rêvant des bénéfices à leur tour, dans la hausse continue et factice que déterminait la fièvre croissante de l'agio. Le pis était que ces bourgeois, ces boutiquiers sans expérience, sans argent, s'affolaient jusqu'à faire construire eux aussi, en empruntant aux banques, en se retournant vers les Sociétés qui leur avaient vendu les terrains, pour obtenir d'elles l'argent nécessaire à l'achèvement des constructions. Le plus souvent, pour ne pas tout perdre, les Sociétés se trouvaient un jour forcées de reprendre les terrains et les constructions, même inachevées, ce qui amenait entre leurs mains un engorgement formidable, dont elles devaient périr. Si le million d'habitants était venu occuper les logements qu'on lui préparait, dans un rêve d'espoir si extraordinaire, les gains auraient pu être incalculables, Rome en dix ans s'enrichissait, devenait une des plus florissantes capitales du monde. Seulement, ces habitants s'entêtaient à ne pas venir, rien ne se louait, les logements restaient vides. Et, alors, la crise éclata en coup de foudre, avec une violence sans pareille, pour deux raisons. D'abord, les maisons bâties par les Sociétés étaient des morceaux trop gros, d'un achat difficile, devant lesquels reculait la foule des rentiers moyens, désireux de placer leur argent dans le foncier. L'atavisme avait agi, les constructeurs avaient vu trop grand, une série de palais magnifiques, destinés à écraser ceux des autres âges, et qui allaient rester mornes et déserts, comme un des témoignages les plus inouïs de l'orgueil impuissant. Il ne se rencontra donc pas de capitaux particuliers qui osassent ou qui pussent se substituer à ceux des Sociétés. Ensuite, ailleurs, à Paris, à Berlin, les quartiers neufs, les embellissements se sont faits avec des capitaux nationaux, avec l'argent de l'épargne. Au contraire, à Rome, tout s'est bâti avec du crédit, des lettres de change à trois mois, et surtout avec de l'argent étranger. On estime à près d'un milliard l'énorme somme engloutie, dont les quatre cinquièmes étaient de l'argent français. Cela se faisait simplement de banquiers à banquiers, les banquiers français prêtant à trois et demi ou quatre pour cent aux banquiers italiens, qui de leur côté prêtaient aux spéculateurs, aux constructeurs de Rome, à six, sept et même huit pour cent. Aussi s'imagine-t-on le désastre, lorsque la France, que fâchait l'alliance de l'Italie avec l'Allemagne, retira ses huit cents millions en moins de deux ans. Un immense reflux se produisit, vidant les banques italiennes; et les Sociétés foncières, toutes celles qui spéculaient sur les terrains et les constructions, forcées de rembourser à leur tour, durent s'adresser aux Sociétés d'émission, celles qui avaient la faculté d'émettre du papier. En même temps, elles intimidèrent l'État, elles le menacèrent d'arrêter les travaux et de mettre sur le pavé de Rome quarante mille ouvriers sans ouvrage, s'il n'obligeait pas les Sociétés d'émission à leur prêter les cinq ou six millions de papier dont elles avaient besoin, ce que l'État finit par faire, épouvanté à l'idée d'une faillite générale. Naturellement, aux échéances, les cinq ou six millions ne purent être rendus, puisque les maisons ne se vendaient ni ne se louaient, de sorte que l'écroulement commença, se précipita, des décombres sur des décombres: les petits spéculateurs tombèrent sur les constructeurs, ceux-ci sur les Sociétés foncières, celles-ci sur les Sociétés d'émission, qui tombèrent sur le crédit public, ruinant la nation. Voilà comment une crise simplement édilitaire devint un effroyable désastre financier, un danger d'effondrement national, tout un milliard inutilement englouti, Rome enlaidie, encombrée de jeunes ruines honteuses, les logements béants et vides, pour les cinq ou six cent mille habitants rêvés, qu'on attend toujours.
D'ailleurs, dans le vent de gloire qui soufflait, l'État lui-même voyait colossal. Il s'agissait de créer de toutes pièces une Italie triomphante, de lui faire accomplir en vingt-cinq ans la besogne d'unité et de grandeur, que d'autres nations ont mis des siècles à faire solidement. Aussi était-ce une activité fébrile, des dépenses prodigieuses, des canaux, des ports, des routes, des chemins de fer, des travaux publics démesurés dans toutes les villes. On improvisait, on organisait la grande nation, sans compter. Depuis l'alliance avec l'Allemagne, le budget de la guerre et de la marine dévorait les millions inutilement. Et on ne faisait face aux besoins, sans cesse grandissants, qu'à coups d'émissions, les emprunts se succédaient d'année en année. Rien qu'à Rome, la construction du Ministère de la Guerre coûtait dix millions, celle du Ministère des Finances quinze, et l'on dépensait cent millions pour les quais, qui ne sont pas finis, et l'on engloutissait plus de deux cent cinquante millions dans les travaux de défense, autour de la ville. C'était encore et toujours la flambée d'orgueil fatal, la sève de cette terre qui ne peut s'épanouir qu'en projets trop vastes, la volonté d'éblouir le monde et de le conquérir, dès qu'on a posé le pied au Capitole, même dans la poussière accumulée de tous les pouvoirs humains, qui s'y sont écroulés les uns sur les autres.
—Et, mon cher ami, continua Narcisse, si je descendais dans les histoires qui circulent, qu'on se raconte à l'oreille, si je vous citais certains faits, vous seriez stupéfait, épouvanté, du degré de démence où cette ville entière, si raisonnable au fond, si indolente et si égoïste, a pu monter, sous la terrible fièvre contagieuse de la passion du jeu. Le petit monde, les ignorants et les sots, ne s'y sont pas ruinés seuls, car les grandes familles, presque toute la noblesse romaine y a laissé crouler les antiques fortunes, et l'or, et les palais, et les galeries de chefs-d'œuvre, qu'elle devait à la munificence des papes. Ces colossales richesses, qu'il avait fallu des siècles de népotisme pour entasser entre les mains de quelques-uns, ont fondu comme de la cire, en dix ans à peine, au feu niveleur de l'agio moderne.
Puis, s'oubliant, ne pensant plus qu'il parlait à un prêtre, il conta une de ces histoires équivoques:
—Tenez! notre bon ami Dario, prince Boccanera, le dernier du nom, qui en est réduit à vivre des miettes de son oncle le cardinal, lequel n'a plus guère que l'argent de sa charge, eh bien! il roulerait sûrement carrosse, sans l'extraordinaire histoire de la villa Montefiori... On doit vous avoir déjà mis au courant: les vastes terrains de cette villa cédés pour dix millions à une compagnie financière; puis, le prince Onofrio, le père de Dario, mordu par le besoin de spéculer, rachetant fort cher ses propres terrains, jouant dessus, faisant bâtir; puis, la catastrophe finale emportant, avec les dix millions, tout ce qu'il possédait lui-même, les débris de la fortune anciennement colossale des Boccanera... Mais ce qu'on ne vous a sans doute pas dit, ce sont les causes cachées, le rôle que le comte Prada, justement l'époux séparé de cette délicieuse contessina que nous attendons, a joué là dedans. Il était l'amant de la princesse Boccanera, la belle Flavia Montefiori qui avait apporté la villa au prince, oh! une créature admirable, beaucoup plus jeune que son mari; et l'on assure que Prada tenait le mari par la femme, à ce point que celle-ci se refusait, le soir, quand le vieux prince hésitait à donner une signature, à s'engager davantage dans une aventure dont il avait flairé d'abord le danger. Prada y a gagné les millions qu'il mange aujourd'hui d'une façon fort intelligente. Et quant à la belle Flavia, devenue mûre, vous savez qu'après avoir tiré une petite fortune du désastre, elle a renoncé galamment à son titre de princesse Boccanera, pour s'acheter un bel homme, un second mari beaucoup plus jeune qu'elle, cette fois, dont elle a fait un marquis Montefiori, lequel l'entretient en joie et en beauté opulente, malgré ses cinquante ans passés... Dans tout cela, il n'y a de victime que notre bon ami Dario, totalement ruiné, résolu à épouser sa cousine, pas plus riche que lui. Il est vrai qu'elle le veut et qu'il est incapable de ne pas l'aimer autant qu'elle l'aime. Sans cela, il aurait déjà accepté quelque Américaine, une héritière à millions, ainsi que tant d'autres princes; à moins que le cardinal et donna Serafina ne s'y fussent opposés, car ces deux-là sont aussi des héros dans leur genre, des Romains d'orgueil et d'entêtement, qui entendent garder leur sang pur de toute alliance étrangère... Enfin, espérons que le bon Dario et cette Benedetta exquise seront heureux ensemble.
Il s'interrompit; puis, au bout de quelques pas faits en silence, il continua plus bas:
—Moi, j'ai un parent qui a ramassé près de trois millions dans l'affaire de la villa Montefiori. Ah! comme je regrette de n'être arrivé ici qu'après ces temps héroïques de l'agio! comme cela devait être amusant, et quels coups à faire, pour un joueur de sang-froid!
Mais, brusquement, en levant la tête, il aperçut devant lui le quartier neuf des Prés du Château; et sa physionomie changea, il redevint l'âme artiste, indignée des abominations modernes dont on avait souillé la Rome papale. Ses yeux pâlirent, sa bouche exprima l'amer dédain du rêveur blessé dans sa passion des siècles disparus.
—Voyez, voyez cela! O ville d'Auguste, ville de Léon X, ville de l'éternelle puissance et de l'éternelle beauté!
Pierre, en effet, restait lui-même saisi. A cette place, autrefois, s'étendaient en terrain plat les prairies du Château Saint-Ange, coupées de peupliers, tout le long du Tibre, jusqu'aux premières pentes du mont Mario, vastes herbages, aimés des artistes, pour le premier plan de riante verdure qu'ils faisaient au Borgo et au dôme lointain de Saint-Pierre. Et c'était, maintenant, au milieu de cette plaine bouleversée, lépreuse et blanchâtre, une ville entière, une ville de maisons massives, colossales, des cubes de pierres réguliers, tous pareils, avec des rues larges, se coupant à angle droit, un immense damier aux cases symétriques. D'un bout à l'autre, les mêmes façades se reproduisaient, on aurait dit des séries de couvents, de casernes, d'hôpitaux, dont les lignes identiques se continuaient sans fin. Et l'étonnement, l'impression extraordinaire et pénible, venait surtout de la catastrophe, inexplicable d'abord, qui avait immobilisé cette ville en pleine construction, comme si, par quelque matin maudit, un magicien de désastre avait, d'un coup de baguette, arrêté les travaux, vidé les chantiers turbulents, laissé les bâtisses telles qu'elles étaient, à cette minute précise, dans un morne abandon. Tous les états successifs se retrouvaient, depuis les terrassements, les trous profonds creusés pour les fondations, restés béants et que des herbes folles avaient envahis, jusqu'aux maisons entièrement debout, achevées et habitées. Il y avait des maisons dont les murs sortaient à peine du sol; il y en avait d'autres qui atteignaient le deuxième, le troisième étage, avec leurs planchers de solives de fer à jour, leurs fenêtres ouvertes sur le ciel; il y en avait d'autres, montées complètement, couvertes de leur toit, telles que des carcasses livrées aux batailles des vents, toutes semblables à des cages vides. Puis, c'étaient des maisons terminées, mais dont on n'avait pas eu le temps d'enduire les murs extérieurs; et d'autres qui étaient demeurées sans boiseries, ni aux portes ni aux fenêtres; et d'autres qui avaient bien leurs portes et leurs persiennes, mais clouées, telles que des couvercles de cercueil, les appartements morts, sans une âme; et d'autres enfin habitées, quelques-unes en partie, très peu totalement, vivantes de la plus inattendue des populations. Rien ne pouvait rendre l'affreuse tristesse de ces choses, la ville de la Belle au Bois dormant, frappée d'un sommeil mortel avant même d'avoir vécu, s'anéantissant au lourd soleil, dans l'attente d'un réveil qui paraissait ne devoir jamais venir.
A la suite de son compagnon, Pierre s'était engagé dans les larges rues désertes, d'une immobilité et d'un silence de cimetière. Pas une voiture, pas un piéton n'y passait. Certaines n'avaient pas même de trottoir, l'herbe envahissait la chaussée, non pavée encore, telle qu'un champ qui retournait à l'état de nature; et, pourtant, des becs de gaz provisoires restaient là depuis des années, de simples tuyaux de plomb liés à des perches. Aux deux côtés, les propriétaires avaient clos hermétiquement les baies des rez-de-chaussée et des étages, à l'aide de grosses planches, pour éviter d'avoir à payer l'impôt des portes et fenêtres. D'autres maisons, commencées à peine, étaient barrées de palissades, dans la crainte que les caves ne devinssent le repaire de tous les bandits du pays. Mais, surtout, la désolation était les jeunes ruines, de hautes bâtisses superbes, pas finies, pas crépies même, n'ayant pu vivre encore de leur existence de géants de pierre, et qui se lézardaient déjà de toutes parts, et qu'il avait fallu étayer avec des complications de charpentes, pour qu'elles ne tombassent pas en poudre sur le sol. Le cœur se serrait, comme dans une cité d'où un fléau aurait balayé les habitants, la peste, la guerre, un bombardement, dont ces carcasses béantes semblaient garder les traces. Puis, à l'idée que c'était là une naissance avortée, et non une mort, que la destruction allait faire son œuvre, avant que les habitants rêvés, attendus en vain, eussent apporté la vie à ces maisons mort-nées, la mélancolie s'aggravait, on était débordé d'une infinie désespérance humaine. Et il y avait encore l'ironie affreuse, à chaque angle, de magnifiques plaques de marbre portant les noms des rues, des noms illustres empruntés à l'Histoire, les Gracques, les Scipion, Pline, Pompée, Jules César, qui éclataient là, sur ces murs inachevés et croulants, comme une dérision, comme un soufflet du passé donné à l'impuissance d'aujourd'hui.
Alors, Pierre fut une fois de plus frappé de cette vérité que quiconque possède Rome est dévoré de la folie du marbre, du besoin vaniteux de bâtir et de laisser aux peuples futurs son monument de gloire. Après les Césars entassant leurs palais au Palatin, après les papes rebâtissant la Rome du moyen âge et la timbrant de leurs armes, voilà que le gouvernement italien n'avait pu devenir le maître de la ville, sans vouloir tout de suite la reconstruire, plus resplendissante et plus énorme qu'elle n'avait jamais été. C'était la suggestion même du sol, c'était le sang d'Auguste qui, de nouveau, montait au crâne des derniers venus, les jetait à la démence de faire de la troisième Rome la nouvelle reine de la terre. Et de là les projets gigantesques, les quais cyclopéens, les simples Ministères luttant avec le Colisée; et de là ces quartiers neufs aux maisons géantes, poussées tout autour de l'antique cité comme autant de petites villes. Il se souvenait de cette ceinture crayeuse, entourant les vieilles toitures rousses, qu'il avait vue du dôme de Saint-Pierre, pareille de loin à des carrières abandonnées; car ce n'était pas aux Prés du Château seulement, c'était aussi à la porte Saint-Jean, à la porte Saint-Laurent, à la villa Ludovisi, sur les hauteurs du Viminal et de l'Esquilin, que des quartiers inachevés et vides croulaient déjà, dans l'herbe des rues désertes. Cette fois, après deux mille ans de fertilité prodigieuse, il semblait que le sol fût enfin épuisé, que la pierre des monuments refusât d'y pousser encore. De même que, dans de très vieux jardins fruitiers, les pruniers et les cerisiers qu'on replante s'étiolent et meurent, les murs neufs sans doute ne trouvaient plus à boire la vie dans cette poussière de Rome, appauvrie par la végétation séculaire d'un si grand nombre de temples, de cirques, d'arcs de triomphe, de basiliques et d'églises. Et les maisons modernes qu'on avait tenté d'y faire fructifier de nouveau, les maisons inutiles et trop vastes, toutes gonflées de l'ambition héréditaire, n'avaient pu arriver à maturité, dressant des moitiés de façade que trouaient les fenêtres béantes, sans force pour monter jusqu'à la toiture, restées là infécondes, telles que les broussailles sèches d'un terrain qui a trop produit. L'affreuse tristesse venait d'une grandeur passée si créatrice aboutissant à un pareil aveu d'actuelle impuissance, Rome qui avait couvert le monde de ses monuments indestructibles et qui n'enfantait plus que des ruines.
—On les finira bien un jour! s'écria Pierre.
Narcisse le regarda étonné.
—Pour qui donc?
Et c'était le mot terrible. Ces cinq ou six cent mille habitants dont on avait rêvé la venue, qu'on attendait toujours, où vivaient-ils à l'heure présente, dans quelles campagnes voisines, dans quelles villes reculées? Si un grand enthousiasme patriotique avait pu seul espérer une telle population, aux premiers jours de la conquête, il aurait fallu aujourd'hui un singulier aveuglement pour croire encore qu'elle viendrait jamais. L'expérience semblait faite, Rome restait stationnaire, on ne prévoyait aucune des causes qui en auraient doublé les habitants, ni les plaisirs qu'elle offrait, ni les gains d'un commerce et d'une industrie qu'elle n'avait pas, ni l'intense vie sociale et intellectuelle dont elle ne paraissait plus capable. En tout cas, des années et des années seraient indispensables. Et, alors, comment peupler les maisons finies et vides, qui n'attendaient que des locataires? Pour qui terminer les maisons restées à l'état de squelette, s'émiettant au soleil et à la pluie? Elles demeureraient donc indéfiniment là, les unes décharnées, ouvertes à toutes les bises, les autres closes, muettes comme des tombes, dans la laideur lamentable de leur inutilité et de leur abandon? Quel terrible témoignage sous le ciel splendide! Les nouveaux maîtres de Rome étaient mal partis, et s'ils savaient maintenant ce qu'il aurait fallu faire, oseraient-ils jamais défaire ce qu'ils avaient fait? Puisque le milliard qui était là semblait définitivement gâché et compromis, on se mettait à souhaiter un Néron de volonté démesurée et souveraine, prenant la torche et la pioche, et brûlant tout, rasant tout, au nom vengeur de la raison et de la beauté.
—Ah! reprit Narcisse, voici la contessina et le prince.
Benedetta avait fait arrêter la voiture à un carrefour des rues désertes; et, par ces larges voies, si calmes, pleines d'herbes, faites pour les amoureux, elle s'avançait au bras de Dario, tous les deux ravis de la promenade, ne songeant plus aux tristesses qu'ils étaient venus voir.
—Oh! quel joli temps, dit-elle gaiement en abordant les deux amis. Voyez donc ce soleil si doux!... Et c'est si bon de marcher un peu à pied, comme dans la campagne!
Dario, le premier, cessa de rire au ciel bleu, à la joie présente de promener sa cousine à son bras.
—Ma chère, il faut pourtant aller visiter ces gens, puisque tu t'entêtes à ce caprice, qui va sûrement nous gâter la belle journée... Voyons, il faut que je me retrouve. Moi, vous savez, je ne suis pas fort pour me reconnaître dans les endroits où je n'aime pas aller... Avec ça, ce quartier est imbécile, avec ces rues mortes, ces maisons mortes, où il n'y a pas une figure dont on se souvienne, pas une boutique qui vous remette dans le bon chemin... Je crois que c'est par ici. Suivez-moi toujours, nous verrons bien.
Et les quatre promeneurs se dirigèrent vers la partie centrale du quartier, faisant face au Tibre, où un commencement de population s'était formé. Les propriétaires tiraient parti comme ils le pouvaient des quelques maisons terminées, ils en louaient les logements à très bas prix, ne se fâchaient pas lorsque les loyers se faisaient attendre. Des employés nécessiteux, des ménages sans argent s'étaient donc installés là, payant à la longue, arrivant toujours à donner quelques sous. Mais le pis était qu'à la suite de la démolition de l'ancien Ghetto et des percées dont on avait aéré le Transtévère, de véritables hordes de loqueteux, sans pain, sans toit, presque sans vêtements, s'étaient abattues sur les maisons inachevées, les avaient envahies de leur souffrance et de leur vermine; et il avait bien fallu fermer les yeux, tolérer cette brutale prise de possession, sous peine de laisser toute cette épouvantable misère étalée en pleine voie publique. C'était à ces hôtes effrayants que venaient d'échoir les grands palais rêvés, les colossales bâtisses de quatre et cinq étages, où l'on entrait par des portes monumentales, ornées de hautes statues, où des balcons sculptés, que soutenaient des cariatides, allaient d'un bout à l'autre des façades. Les boiseries des portes et des fenêtres manquaient, chaque famille de misérables avait fait son choix, fermant parfois les fenêtres avec des planches, bouchant les portes à l'aide de simples haillons, occupant tout un étage princier, ou préférant des pièces plus étroites, pour s'y entasser à son goût. Des linges affreux séchaient sur les balcons sculptés, pavoisaient de leur immonde détresse ces façades d'avortement, souffletées dans leur orgueil. Une usure rapide, des souillures sans nom dégradaient déjà les belles constructions blanches, les rayaient, les éclaboussaient de taches infâmes; et, par les porches magnifiques, faits pour la royale sortie des équipages, c'était un ruisseau d'ignominie qui débouchait, des ordures et des fientes, dont les mares stagnantes pourrissaient ensuite sur la chaussée sans trottoirs.
A deux reprises, Dario avait fait revenir ses compagnons sur leurs pas. Il s'égarait, il s'assombrissait de plus en plus.
—J'aurais dû prendre à gauche. Mais comment voulez-vous savoir? Est-ce possible, au milieu d'un monde pareil?
Maintenant, des bandes d'enfants pouilleux se traînaient dans la poussière. Ils étaient d'une extraordinaire saleté, presque nus, la chair noire, les cheveux en broussaille, tels que des paquets de crins. Et des femmes circulaient en jupes sordides, en camisoles défaites, montrant des flancs et des seins de juments surmenées. Beaucoup, toutes droites, causaient entre elles, d'une voix glapissante; d'autres, assises sur de vieilles chaises, les mains allongées sur les genoux, restaient ainsi pendant des heures, sans rien faire. On rencontrait peu d'hommes. Quelques-uns, allongés à l'écart, parmi l'herbe rousse, le nez contre la terre, dormaient lourdement au soleil.
Mais l'odeur surtout devenait nauséabonde, une odeur de misère malpropre, le bétail humain s'abandonnant, vivant dans sa crasse. Et cela s'aggrava des émanations d'un petit marché improvisé qu'il fallut franchir, des fruits gâtés, des légumes cuits et aigres, des fritures de la veille, à la graisse figée et rance, que de pauvres marchandes vendaient par terre, au milieu de la convoitise affamée d'un troupeau d'enfants.
—Enfin, je ne sais plus, ma chère! s'écria le prince, en s'adressant à sa cousine. Sois raisonnable, nous en avons assez vu, retournons à la voiture.
Réellement, il souffrait; et, selon le mot de Benedetta elle-même, il ne savait pas souffrir. Cela lui semblait monstrueux, un crime imbécile, que d'attrister sa vie par une promenade pareille. La vie était faite pour être vécue légère et aimable, sous le ciel clair. Il fallait l'égayer uniquement par des spectacles gracieux, des chants, des danses. Et, dans son égoïsme naïf, il avait une véritable horreur du laid, du pauvre, du souffrant, à ce point que la vue seule lui en causait un malaise, une sorte de courbature physique et morale.
Mais Benedetta, qui frémissait comme lui, voulait être brave devant Pierre. Elle le regarda, elle le vit si intéressé, si passionnément pitoyable, qu'elle ne céda pas, dans son effort à sympathiser avec les humbles et les malheureux.
—Non, non, il faut rester, mon Dario... Ces messieurs veulent tout voir, n'est-ce pas?
—Oh! dit Pierre, la Rome actuelle est ici, cela en dit plus long que toutes les promenades classiques à travers les ruines et les monuments.
—Mon cher, vous exagérez, déclara Narcisse à son tour. Seulement, j'accorde que cela est intéressant, très intéressant... Les vieilles femmes surtout, ah! extraordinaires d'expression, les vieilles femmes!
A ce moment, Benedetta ne put retenir un cri d'admiration heureuse, en apercevant devant elle une jeune fille d'une beauté superbe.
—O che bellezza!
Et Dario, l'ayant reconnue, s'écria du même air ravi:
—Eh! c'est la Pierina... Elle va nous conduire.
Depuis un instant, l'enfant suivait le groupe, sans se permettre d'approcher. Ses regards s'étaient ardemment fixés sur le prince, luisant d'une joie d'esclave amoureuse; puis, ils avaient vivement dévisagé la contessina, mais sans colère, avec une sorte de soumission tendre, de bonheur résigné, à la trouver très belle, elle aussi. Et elle était en vérité telle que le prince l'avait dépeinte, grande, solide, avec une gorge de déesse, un vrai antique, une Junon à vingt ans, le menton un peu fort, la bouche et le nez d'une correction parfaite, de larges yeux de génisse, et la face éclatante, comme dorée d'un coup de soleil, sous le casque de lourds cheveux noirs.
—Alors, tu vas nous conduire? demanda Benedetta, familière, souriante, déjà consolée des laideurs voisines, à l'idée qu'il pouvait exister des créatures pareilles.
—Oh! oui, madame, oui! tout de suite.
Elle courut devant eux, chaussée de souliers sans trous, vêtue d'une vieille robe de laine marron, qu'elle avait dû laver et raccommoder récemment. On sentait sur elle certains soins de coquetterie, un désir de propreté, que n'avaient pas les autres; à moins que ce ne fût simplement sa grande beauté qui rayonnât de ses pauvres vêtements et fît d'elle une déesse.
—Che bellezza! che bellezza! ne se lassait pas de répéter la contessina, tout en la suivant. C'est un régal, mon Dario, que cette fille à regarder.
—Je savais bien qu'elle te plairait, répondit-il simplement, flatté de sa trouvaille, ne parlant plus de s'en aller, puisqu'il pouvait enfin reposer les yeux sur quelque chose d'agréable à voir.
Derrière eux venait Pierre, émerveillé également, à qui Narcisse disait les scrupules de son goût, qui était pour le rare et le subtil.
—Oui, oui, sans doute, elle est belle... Seulement, leur type romain, mon cher, au fond, rien n'est plus lourd, sans âme, sans au-delà... Il n'y a que du sang sous leur peau, il n'y a pas de ciel.
Mais la Pierina s'était arrêtée, et, d'un geste, elle montra sa mère, assise sur une caisse défoncée à demi, devant la haute porte d'un palais inachevé. Elle avait dû être aussi fort belle, ruinée à quarante ans, les yeux éteints de misère, la bouche déformée, aux dents noires, la face coupée de grandes rides molles, la gorge énorme et tombante; et elle était d'une saleté affreuse, ses cheveux grisonnants dépeignés, envolés en mèches folles, sa jupe et sa camisole souillées, fendues, laissant voir la crasse des membres. Des deux mains, elle tenait sur ses genoux un nourrisson, son dernier-né, qui s'était endormi. Elle le regardait, comme foudroyée, et sans courage, de l'air de la bête de somme résignée à son sort, en mère qui avait fait des enfants et les avait nourris sans savoir pourquoi.
—Ah! bon, bon! dit-elle en relevant la tête, c'est le monsieur qui est venu me donner un écu, parce qu'il t'avait rencontrée en train de pleurer. Et il revient nous voir avec des amis. Bon, bon! il y a tout de même de braves cœurs.
Alors, elle dit leur histoire, mais mollement, sans chercher même à les apitoyer. Elle s'appelait Giacinta, elle avait épousé un maçon, Tommaso Gozzo, dont elle avait eu sept enfants, la Pierina, et puis Tito, un grand garçon de dix-huit ans, et quatre autres filles encore, de deux années en deux années, et puis celui-ci enfin, un garçon de nouveau, qu'elle tenait sur les genoux. Très longtemps, ils avaient habité le même logement au Transtévère, dans une vieille maison qu'on venait d'abattre. Et il semblait qu'on eût, en même temps, abattu leur existence; car, depuis qu'ils s'étaient réfugiés aux Prés du Château, tous les malheurs les frappaient, la crise terrible sur les constructions qui avait réduit au chômage Tommaso et son fils Tito, la fermeture récente de l'atelier de perles de cire où la Pierina gagnait jusqu'à vingt sous, de quoi ne pas mourir de faim. Maintenant, personne ne travaillait plus, la famille vivait de hasard.
—Si vous préférez monter, madame et messieurs? Vous trouverez là-haut Tommaso, avec son frère Ambrogio, que nous avons pris chez nous; et ils sauront mieux vous parler, ils vous diront les choses qu'il faut dire... Que voulez-vous? Tommaso se repose; et c'est comme Tito, il dort, puisqu'il n'a rien de mieux à faire.
De la main, elle montrait, allongé dans l'herbe sèche, un grand gaillard, le nez fort, la bouche dure, qui avait les admirables yeux de la Pierina. Il s'était contenté de lever la tête, inquiet de ces gens. Un pli farouche creusa son front, lorsqu'il remarqua de quel regard ravi sa sœur contemplait le prince. Et il laissa retomber sa tête, mais il ne referma pas les paupières, il les guetta.
—Pierina, conduis donc madame et ces messieurs, puisqu'ils veulent voir.
D'autres femmes s'étaient approchées, traînant leurs pieds nus dans des savates; des bandes d'enfants grouillaient, des fillettes à demi vêtues, parmi lesquelles sans doute les quatre de Giacinta, toutes si semblables avec leurs yeux noirs sous leurs tignasses emmêlées, que les mères seules pouvaient les reconnaître; et c'était en plein soleil comme un pullulement, un campement de misère, au milieu de cette rue de majestueux désastre, bordée de palais inachevés et déjà en ruine.
Doucement, Benedetta dit à son cousin, avec une tendresse souriante:
—Non, ne monte pas, toi... Je ne veux pas ta mort, mon Dario... Tu as été bien aimable de venir jusqu'ici, attends-moi sous ce beau soleil, puisque monsieur l'abbé et monsieur Habert m'accompagnent.
Il se mit à rire, lui aussi, et il accepta très volontiers, il alluma une cigarette, puis se promena à petits pas, satisfait de la douceur de l'air.
La Pierina était entrée vivement sous le vaste porche, à la haute voûte, ornée de caissons à rosaces; mais un véritable lit de fumier, dans le vestibule, couvrait les dalles de marbre dont on avait commencé la pose. Ensuite, c'était le monumental escalier de pierre, à la rampe ajourée et sculptée; et les marches se trouvaient déjà rompues, souillées d'une telle épaisseur d'immondices, qu'elles en paraissaient noires. Partout, les mains avaient laissé des traces graisseuses. Toute une ignominie sortait des murs, restés à l'état brut, dans l'attente des peintures et des dorures qui devaient les décorer.
Au premier étage, sur le vaste palier, la Pierina s'arrêta; et elle se contenta de crier, par la baie d'une grande porte béante, sans huisserie ni vantaux:
—Père, c'est une dame et deux messieurs qui vont te voir.
Puis, se tournant vers la contessina:
—Tout au fond, dans la troisième salle.
Et elle se sauva, elle redescendit l'escalier plus vite qu'elle ne l'avait monté, courant à sa passion.
Benedetta et ses compagnons traversèrent deux salons immenses, au sol bossué de plâtre, aux fenêtres ouvertes sur le vide. Et ils tombèrent enfin dans un salon plus petit, où toute la famille Gozzo s'était installée, avec les débris qui lui servaient de meubles. Par terre, sur les solives de fer laissées à nu, traînaient cinq ou six paillasses lépreuses, mangées de sueur. Une longue table, solide encore, tenait le milieu; et il y avait aussi de vieilles chaises dépaillées, raccommodées à l'aide de cordes. Mais le gros travail avait consisté à boucher deux fenêtres sur trois avec des planches, tandis que la troisième et la porte étaient fermées par d'anciennes toiles à matelas, criblées de taches et de trous.
Tommaso, le maçon, parut surpris, et il fut évident qu'il n'était guère habitué à de pareilles visites de charité. Il était assis devant la table, les deux coudes sur le bois, le menton entre les mains, en train de se reposer, comme l'avait dit sa femme Giacinta. C'était un fort gaillard de quarante-cinq ans, barbu et chevelu, la face grande et longue, d'une sérénité de sénateur romain, dans sa misère et dans son oisiveté. La vue des deux étrangers, qu'il flaira tout de suite, l'avait fait se lever, d'un brusque mouvement de défiance. Mais il sourit, dès qu'il reconnut Benedetta; et, comme elle lui parlait de Dario resté en bas, en lui expliquant leur but charitable:
—Oh! je sais, je sais, contessina... Oui, je sais bien qui vous êtes, car j'ai muré une fenêtre, au palais Boccanera, du temps de mon père.
Alors, complaisamment, il se laissa questionner, il répondit à Pierre surpris qu'on n'était pas très heureux, mais qu'enfin on aurait vécu tout de même, si l'on avait pu travailler deux jours seulement par semaine. Et, au fond, on le sentait assez content de se serrer le ventre, du moment qu'il vivait à sa guise, sans fatigue. C'était toujours l'histoire de ce serrurier, qui, appelé par un voyageur pour ouvrir la serrure d'une malle, dont la clef était perdue, refusait absolument de se déranger, à l'heure de la sieste. On ne payait plus son logement, puisqu'il y avait des palais vides, ouverts au pauvre monde, et quelques sous auraient suffi pour la nourriture, tellement on était sobre et peu difficile.
—Oh! monsieur l'abbé, tout allait beaucoup mieux sous le pape... Mon père, qui était maçon comme moi, a travaillé sa vie entière au Vatican; et moi-même, aujourd'hui encore, quand j'ai quelques journées d'ouvrage, c'est toujours là que je les trouve... Voyez-vous, nous avons été gâtés par ces dix années de gros travaux, où l'on ne quittait pas les échelles, où l'on gagnait ce qu'on voulait. Naturellement, on mangeait mieux, on s'habillait, on ne se refusait aucun plaisir; et c'est plus dur aujourd'hui de se priver... Mais, sous le pape, monsieur l'abbé, si vous étiez venu nous voir! Pas d'impôts, tout se donnait pour rien, on n'avait vraiment qu'à se laisser vivre.
A ce moment, un grondement s'éleva d'une des paillasses, dans l'ombre des fenêtres bouchées, et le maçon reprit de son air lent et paisible:
—C'est mon frère Ambrogio qui n'est pas de mon avis... Lui a été avec les républicains, en quarante-neuf, à l'âge de quatorze ans... Ça ne fait rien, nous l'avons pris avec nous, quand nous avons su qu'il se mourait dans une cave, de faim et de maladie.
Les visiteurs, alors, eurent un frémissement de pitié. Ambrogio était l'aîné de quinze ans, et, âgé de soixante ans à peine, il n'était plus qu'une ruine, dévoré par la fièvre, traînant des jambes si diminuées, qu'il passait les jours sur sa paillasse, sans sortir. Plus petit que son frère, plus maigre et turbulent, il avait exercé l'état de menuisier. Mais, dans sa déchéance physique, il gardait une tête extraordinaire, une face d'apôtre et de martyr, d'une expression noble et tragique, encadrée dans un hérissement de barbe et de chevelure blanches.
—Le pape, le pape, gronda-t-il, je n'ai jamais mal parlé du pape. C'est sa faute pourtant, si la tyrannie continue. Lui seul, en quarante-neuf, aurait pu nous donner la république, et nous n'en serions pas où nous en sommes.
Il avait connu Mazzini, il en conservait la religiosité vague, le rêve d'un pape républicain, faisant enfin régner la liberté et la fraternité sur la terre. Mais, plus tard, sa passion pour Garibaldi, en troublant cette conception, lui avait fait juger la papauté indigne désormais, incapable de travailler à la libération humaine. De sorte qu'il ne savait plus trop au juste, partagé entre la chimère de sa jeunesse et la rude expérience de sa vie. D'ailleurs, il n'avait jamais agi que sous le coup d'une émotion violente, et il en restait à de belles paroles, à des souhaits vastes et indéterminés.
—Ambrogio, mon frère, reprit tranquillement Tommaso, le pape est le pape, et la sagesse est de se mettre avec lui, parce qu'il sera toujours le pape, c'est-à-dire le plus fort. Moi, demain, si l'on votait, je voterais pour lui.
Le vieil ouvrier ne se hâta pas de répondre. Toute la prudence avisée de la race l'avait calmé.
—Moi, Tommaso, mon frère, je voterais contre, toujours contre... Et tu sais bien que nous aurions la majorité. C'est fini, le pape roi. Le Borgo lui-même se révolterait... Mais ça ne veut pas dire qu'on ne doive pas s'entendre avec lui, pour que la religion de tout le monde soit respectée.
Intéressé vivement, Pierre écoutait. Il se risqua à poser une question.
—Et y a-t-il beaucoup de socialistes, à Rome, parmi le peuple?
Cette fois, la réponse se fit attendre davantage encore.
—Des socialistes, monsieur l'abbé, oui, sans doute, quelques-uns, mais bien moins nombreux que dans d'autres villes... Ce sont des nouveautés, où vont les impatients, sans y entendre grand'chose peut-être... Nous, les vieux, nous étions pour la liberté, nous ne sommes pas pour l'incendie ni pour le massacre.
Et il craignit d'en dire trop, devant cette dame et ces messieurs, il se mit à geindre en s'allongeant sur sa paillasse, pendant que la contessina prenait congé, un peu incommodée par l'odeur, après avoir averti le prêtre qu'il était préférable de remettre leur aumône à la femme, en bas.
Déjà, Tommaso avait repris sa place devant la table, le menton entre les mains, tout en saluant ses hôtes, sans plus s'émotionner à leur sortie qu'à leur entrée.
—Bien au revoir, et très heureux d'avoir pu vous être agréable.
Mais, sur le seuil, l'enthousiasme de Narcisse éclata. Il se retourna, pour admirer encore la tête du vieil Ambrogio.
—Oh! mon cher abbé, quel chef-d'œuvre! La voilà la merveille, la voilà la beauté! Combien cela est moins banal que le visage de cette fille!... Ici, je suis certain que le piège du sexe ne m'induit pas en une tentation malpropre. Je ne m'émeus pas pour des raisons basses... Et puis, franchement, quel infini dans ces rides, quel inconnu au fond des yeux noyés, quel mystère parmi le hérissement de la barbe et des cheveux! On rêve un prophète, un Dieu le Père!
En bas, Giacinta était encore assise sur la caisse à demi défoncée, avec son nourrisson en travers des genoux; et, à quelques pas, la Pierina, debout devant Dario, le regardait finir sa cigarette, d'un air d'enchantement; tandis que Tito, rasé dans l'herbe, comme une bête à l'affût, ne les quittait toujours pas des yeux.
—Ah! madame, reprit la mère de sa voix résignée et dolente, vous avez vu, ce n'est guère habitable. La seule bonne chose, c'est qu'on a vraiment de la place. Autrement, il y a des courants d'air, à prendre la mort matin et soir. Et puis, j'ai continuellement peur pour les enfants, à cause des trous.
Elle conta l'histoire de la femme, qui, se trompant un soir, croyant sortir sur le palier, avait pris une fenêtre pour la porte, et s'était tuée net, en culbutant dans la rue. Une petite fille, aussi, s'était cassé les deux bras, en tombant du haut d'un escalier qui n'avait pas de rampe. D'ailleurs, on serait resté mort là dedans, sans que personne le sût et s'avisât d'aller vous ramasser. La veille, on avait trouvé, au fond d'une pièce perdue, couché sur le plâtre, le corps d'un vieil homme, que la faim devait y avoir étranglé depuis près d'une semaine; et il y serait resté sûrement, si l'odeur infecte n'avait averti les voisins de sa présence.
—Encore si l'on avait à manger! continua Giacinta. Et quand on nourrit et qu'on ne mange pas, on n'a pas de lait. Ce petit-là, ce qu'il me suce le sang! Il se fâche, il en veut, et moi, n'est-ce pas? je me mets à pleurer, car ce n'est pas ma faute s'il n'y a rien.
Des larmes, en effet, étaient montées à ses pauvres yeux pâlis. Mais elle fut prise d'une brusque colère, en remarquant que Tito n'avait pas bougé de son herbe, vautré comme une bête au soleil, ce qu'elle jugeait mal poli pour ce beau monde, qui allait sûrement lui laisser une aumône.
—Eh! Tito, fainéant! est-ce que tu ne pourrais pas te mettre debout, quand on vient te voir?
Il fit d'abord la sourde oreille, il finit pourtant par se relever, d'un air de grande mauvaise humeur; et Pierre, qu'il intéressait, tâcha de le faire parler, de même qu'il avait questionné le père et l'oncle, là-haut. Il n'en tira que des réponses brèves, pleines de défiance et d'ennui. Puisqu'on ne trouvait pas de travail, il n'y avait qu'à dormir. Ce n'était pas en se fâchant qu'on changerait les choses. Le mieux était donc de vivre comme on pouvait, sans augmenter sa peine. Quant à des socialistes, oui! peut-être, il y en avait quelques-uns; mais lui n'en connaissait pas. Et, de son attitude lasse, indifférente, il ressortait clairement que, si le père était pour le pape et l'oncle pour la république, lui, le fils, n'était certainement pour rien. Pierre sentit là une fin de peuple, ou plutôt le sommeil d'un peuple, dans lequel une démocratie ne s'était pas éveillée encore.
Mais, comme le prêtre continuait, voulant savoir son âge, à quelle école il était allé, dans quel quartier il était né, Tito, brusquement, coupa court, en disant d'une voix grave, un doigt en l'air, tourné vers sa poitrine:
—Io son Romano di Roma!
En effet, cela ne répondait-il pas à tout? «Moi, je suis Romain de Rome.» Pierre eut un sourire triste, et se tut. Jamais il n'avait mieux senti l'orgueil de la race, le lointain héritage de gloire, si lourd aux épaules. Chez ce garçon dégénéré, qui savait à peine lire et écrire, revivait la vanité souveraine des Césars. Ce meurt-de-faim connaissait sa ville, en aurait pu dire d'instinct l'histoire, aux belles pages. Les noms des grands empereurs et des grands papes lui étaient familiers. Et pourquoi travailler alors, après avoir été les maîtres de la terre? Pourquoi ne pas vivre de noblesse et de paresse, dans la plus belle des villes, sous le plus beau des ciels?
—Io son Romano di Roma.
Benedetta avait glissé son aumône dans la main de la mère; et Pierre ainsi que Narcisse, voulant s'associer à sa bonne œuvre, faisaient de même, lorsque Dario, qui lui aussi s'était joint à sa cousine, eut une idée gentille, désireux de ne pas oublier la Pierina, à qui il n'osait offrir de l'argent. Il posa légèrement les doigts sur ses lèvres, il dit avec un léger rire:
—Pour la beauté.
Et cela fut vraiment doux et joli, ce baiser envoyé, ce rire qui s'en moquait un peu, ce prince familier, que touchait l'adoration muette de la belle perlière, comme dans une histoire d'amour du temps jadis.
La Pierina devint toute rouge de contentement; et elle perdit la tête, elle se jeta sur la main de Dario, y colla ses lèvres chaudes, dans un mouvement irraisonné, où il entrait autant de divine reconnaissance que de tendresse amoureuse. Mais les yeux de Tito avaient flambé de colère, il saisit brutalement sa sœur par sa jupe, l'écarta du poing, en grondant sourdement.
—Toi, tu sais, je te tuerai, et lui aussi.
Il était grand temps de partir, car d'autres femmes, ayant flairé l'argent, s'approchaient, tendaient la main, lançaient des enfants en larmes. Un émoi agitait le misérable quartier des grandes bâtisses abandonnées, un cri de détresse montait des rues mortes, aux plaques de marbre retentissantes. Et que faire? On ne pouvait donner à tous. Il n'y avait que la fuite, le cœur débordé de tristesse, devant cette conclusion de la charité impuissante.
Lorsque Benedetta et Dario furent revenus à leur voiture, ils se hâtèrent d'y monter, ils se serrèrent l'un contre l'autre, ravis d'échapper à un tel cauchemar. Elle était heureuse pourtant de s'être montrée brave devant Pierre; et elle lui serra la main en élève attendrie, lorsque Narcisse eut déclaré qu'il gardait le prêtre, pour l'emmener déjeuner au petit restaurant de la place Saint-Pierre, d'où l'on avait une vue si intéressante sur le Vatican.
—Buvez du petit vin blanc de Genzano, leur cria Dario redevenu très gai. Il n'y a rien de tel pour chasser les idées noires.
Mais Pierre se montrait insatiable de détails. En chemin, il questionna encore Narcisse sur le peuple de Rome, sa vie, ses habitudes, ses mœurs. L'instruction était presque nulle. Aucune industrie d'ailleurs, aucun commerce pour le dehors. Les hommes exerçaient les quelques métiers courants, toute la consommation ayant lieu sur place. Parmi les femmes, il y avait des perlières, des brodeuses, et l'article religieux, les médailles, les chapelets, avait de tout temps occupé un certain nombre d'ouvriers, de même que la fabrication des bijoux locaux. Mais, dès que la femme était mariée, mère de ces nuées d'enfants qui poussaient à miracle, elle ne travaillait guère. En somme, c'était une population se laissant vivre, travaillant juste assez pour manger, se contentant de légumes, de pâtes, de basse viande de mouton, sans révolte, sans ambition d'avenir, n'ayant que le souci de cette vie précaire, au jour le jour. Les deux seuls vices étaient le jeu et les vins rouges et blancs des Châteaux romains, des vins de querelle et de meurtre, qui, les soirs de fête, au sortir des cabarets, semaient les rues d'hommes râlants, la peau trouée à coups de couteau. Les filles se débauchaient peu, on comptait celles qui se donnaient avant le mariage. Cela venait de ce que la famille était restée très unie, soumise étroitement à l'autorité absolue du père. Et les frères eux-mêmes veillaient sur l'honnêteté des sœurs, comme ce Tito si dur à la Pierina, la gardant avec un soin farouche, non par une pensée de jalousie inavouable, mais pour le bon renom, pour l'honneur de la famille. Et cela sans religion réelle, au milieu de la plus enfantine idolâtrie, tous les cœurs allant à la Madone et aux saints, qui seuls existaient, que seuls on implorait, en dehors de Dieu, à qui personne ne s'avisait de songer.
Dès lors, la stagnation de ce bas peuple s'expliquait aisément. Il y avait, derrière, des siècles de paresse encouragée, de vanité flattée, de molle existence acceptée. Quand ils n'étaient ni maçons, ni menuisiers, ni boulangers, ils étaient domestiques, ils servaient les prêtres, à la solde plus ou moins directe de la papauté. De là, les deux partis tranchés: les anciens carbonari, devenus des mazziniens et des garibaldiens, les plus nombreux sûrement, l'élite du Transtévère; puis, les clients du Vatican, tous ceux qui vivaient de l'Église, de près ou de loin, et qui regrettaient le pape roi. Mais, de part et d'autre, cela restait à l'état d'opinion dont on causait, sans que jamais l'idée s'éveillât d'un effort à faire, d'une chance à courir. Il aurait fallu une brusque passion balayant la solide raison de la race, la jetant à quelque courte démence. A quoi bon? La misère venait de tant de siècles, le ciel était si bleu, la sieste valait mieux que tout, aux heures chaudes! Et un seul fait semblait acquis, le fond de patriotisme, la majorité certaine pour Rome capitale, cette gloire reconquise, à ce point qu'une révolte avait failli éclater dans la cité Léonine, lorsque le bruit avait couru d'un accord entre l'Italie et le pape, ayant pour base le rétablissement du pouvoir temporel sur cette cité. Si la misère pourtant semblait avoir grandi, si l'ouvrier romain se plaignait davantage, c'était qu'il n'avait vraiment rien gagné aux travaux énormes qui s'étaient, pendant quinze ans, exécutés chez lui. D'abord, plus de quarante mille ouvriers avaient envahi sa ville, des ouvriers venus du Nord pour la plupart, qui travaillaient à bas prix, plus courageux et plus résistants. Puis, lorsque lui-même avait eu sa part dans la besogne, il avait mieux vécu, sans faire d'économies; de sorte que, lorsque la crise s'était produite et qu'on avait dû rapatrier les quarante mille ouvriers des provinces, lui s'était retrouvé comme devant, dans une ville morte, où les ateliers chômaient, sans espoir de se faire embaucher de longtemps. Et il retombait ainsi à son antique indolence, satisfait au fond que trop de travail ne le bousculât plus, faisant de nouveau le meilleur ménage possible avec sa vieille maîtresse la misère, sans un sou et grand seigneur.
Pierre, surtout, était frappé des caractères différents de la misère, à Paris et à Rome. Certes, ici, le dénuement était plus absolu, la nourriture plus immonde, la saleté plus repoussante. Pourquoi donc ces effroyables pauvres gardaient-ils plus d'aisance et de gaieté réelle? Lorsqu'il évoquait un hiver de Paris, les bouges qu'il avait tant visités, où la neige entrait, où grelottaient des familles sans feu et sans pain, il se sentait le cœur éperdu d'une compassion, qu'il ne venait pas d'éprouver si vive, aux Prés du Château. Et il comprit enfin: la misère, à Rome, était une misère qui n'avait pas froid. Ah! oui, quelle douce et éternelle consolation, un soleil toujours clair, un ciel bienfaisant qui restait bleu sans cesse, par bonté pour les misérables! Qu'importait l'abomination du logis, si l'on pouvait dormir dehors, dans la caresse du vent tiède! Qu'importait même la faim, si la famille attendait l'aubaine du hasard, par les rues ensoleillées, au travers des herbes sèches! Le climat rendait sobre, aucun besoin d'alcool ni de viandes rouges pour affronter les brouillards. La divine fainéantise riait aux soirées d'or, la pauvreté devenait une jouissance libre, dans cet air délicieux, où semblait suffire à la créature le bonheur de vivre. A Naples, comme le racontait Narcisse, dans ces quartiers du port et de Sainte-Lucie, aux rues étroites, nauséabondes, pavoisées de linges en train de sécher, la vie entière du peuple se passait dehors. Les femmes et les enfants qui n'étaient pas en bas, dans la rue, vivaient sur les légers balcons de bois, suspendus à toutes les fenêtres. On y cousait, on y chantait, on s'y débarbouillait. Mais la rue, surtout, était la salle commune, des hommes qui achevaient de passer leur culotte, des femmes demi-nues qui pouillaient leurs enfants et qui s'y peignaient elles-mêmes, une population d'affamés dont le couvert s'y trouvait toujours mis. C'était sur de petites tables, dans des voitures, un continuel marché de mangeailles à bas prix, des grenades et des pastèques trop mûres, des pâtes cuites, des légumes bouillis, des poissons frits, des coquillages, toute une cuisine faite, constamment prête parmi la cohue, qui permettait de manger là, au plein air, sans jamais allumer de feu. Et quelle cohue grouillante, les mères sans cesse à gesticuler, les pères assis à la file le long des trottoirs, les enfants lâchés en galops sans fin, cela au milieu d'une frénésie de vacarme, des cris, des chansons, de la musique, la plus extraordinaire des insouciances! Des voix rauques éclataient en grands rires, des faces brunes, pas belles, avaient des yeux admirables qui flambaient de la joie d'être, sous les cheveux d'encre ébouriffés. Ah! pauvre peuple gai, si enfant, si ignorant, dont l'unique désir se bornait aux quelques sous nécessaires pour manger à sa faim, dans cette foire perpétuelle! Certainement, jamais démocratie n'avait eu moins conscience d'elle-même. Puisque, disait-on, ils regrettaient l'ancienne monarchie, sous laquelle leurs droits à cette vie de pauvreté insoucieuse semblaient mieux assurés, on se demandait s'il fallait se fâcher pour eux, leur conquérir malgré eux plus de science et de conscience, plus de bien-être et de dignité. Une infinie tristesse, pourtant, montait au cœur de Pierre de cette gaieté des meurt-de-faim, dans la griserie et la duperie du soleil. C'était bien le beau ciel qui faisait l'enfance prolongée de ce peuple, qui expliquait pourquoi cette démocratie ne s'éveillait pas plus vite. Sans doute, à Naples, à Rome, ils souffraient de manquer de tout; mais ils ne gardaient pas en eux la rancune des atroces jours d'hiver, la rancune noire d'avoir tremblé de froid, pendant que les riches se chauffaient devant de grands feux; ils ignoraient les furieuses rêveries, dans les taudis battus par la neige, devant la maigre chandelle qui va s'éteindre, le besoin alors de faire justice, le devoir de la révolte, pour sauver la femme et les enfants de la phtisie, pour qu'ils aient eux aussi un nid chaud, où l'existence soit possible. Ah! la misère qui a froid, c'est l'excès de l'injustice sociale, la plus terrible école où le pauvre apprend à connaître sa souffrance, s'en indigne et jure de la faire cesser, quitte à faire crouler le vieux monde!
Et Pierre trouvait encore, dans cette douceur du ciel, l'explication de saint François, le divin mendiant d'amour, battant les chemins, célébrant le charme délicieux de la pauvreté. Il était sans doute un inconscient révolutionnaire, il protestait à sa façon contre le luxe débordant de la cour de Rome, par ce retour à l'amour des humbles, à la simplicité de la primitive Église. Mais jamais un tel réveil de l'innocence et de la sobriété ne se serait produit dans une contrée du Nord, que glacent les froids de décembre. Il y fallait l'enchantement de la nature, la frugalité d'un peuple nourri de soleil, la mendicité bénie par les routes toujours tièdes. C'était ainsi qu'il avait dû en venir au total oubli de soi-même. La question paraissait d'abord embarrassante: comment un saint François avait-il pu naître jadis, l'âme si brûlante de fraternité, communiant avec les créatures, les bêtes, les choses, sur cette terre aujourd'hui si peu charitable, dure aux petits, méprisant son bas peuple, ne faisant pas même l'aumône à son pape? Était-ce donc que l'antique orgueil avait desséché les cœurs, ou bien était-ce que l'expérience des très vieux peuples menait à un égoïsme final, pour que l'Italie semblât s'être ainsi engourdi l'âme dans son catholicisme dogmatique et pompeux, tandis que le retour à l'idéal évangélique, la passion des humbles et des souffrants se réveillait de nos jours aux plaines douloureuses du septentrion, parmi les peuples privés de soleil? C'était tout cela, et c'était surtout que saint François, lorsqu'il avait épousé si gaiement sa dame la Pauvreté, avait pu ensuite la promener, pieds nus, vêtue à peine, par des printemps splendides, au travers de populations que brûlait alors un ardent besoin de compassion et d'amour.
Tout en causant, Pierre et Narcisse étaient arrivés sur la place Saint-Pierre, et ils s'assirent à la porte du restaurant où ils avaient déjà déjeuné, devant une des petites tables, au linge douteux, qui se trouvaient rangées là, le long du pavé. Mais la vue était vraiment superbe, la basilique en face, le Vatican à droite, au-dessus du développement majestueux de la colonnade. Tout de suite, Pierre avait levé les yeux, s'était remis à regarder ce Vatican qui le hantait, ce deuxième étage aux fenêtres toujours closes, où vivait le pape, où jamais rien de vivant n'apparaissait. Et, comme le garçon commençait son service en apportant des hors-d'œuvre, des finocchi et des anchois, le prêtre eut un léger cri, pour attirer l'attention de Narcisse.
—Oh! voyez donc, mon ami... Là, à cette fenêtre, que l'on m'a donnée comme étant celle du Saint-Père... Vous ne distinguez pas une figure pâle, tout debout, immobile?
Le jeune homme se mit à rire.
—Eh bien! mais, ce doit être le Saint-Père en personne. Vous désirez tant le voir, que votre désir l'évoque.
—Je vous assure, répéta Pierre, qu'il y a là, derrière les vitres, une figure toute blanche qui regarde.
Narcisse, ayant grand'faim, mangeait en continuant de plaisanter. Puis, brusquement:
—Alors, mon cher, puisque le pape nous regarde, c'est le moment de nous occuper encore de lui... Je vous ai promis de vous raconter comment il avait englouti les millions du patrimoine de Saint-Pierre dans l'effroyable crise financière dont vous venez de voir les ruines, et une visite au quartier neuf des Prés du Château ne serait pas complète, si cette histoire, en quelque sorte, ne lui servait de conclusion.
Sans perdre une bouchée, il parla longuement. A la mort de Pie IX, le patrimoine de Saint-Pierre dépassait vingt millions. Longtemps, le cardinal Antonelli, qui spéculait et faisait généralement de bonnes affaires, avait laissé cet argent en partie chez Rothschild, en partie entre les mains des différents nonces, qu'il chargeait ainsi de le faire fructifier à l'étranger. Mais, après la mort du cardinal Antonelli, son remplaçant, le cardinal Simeoni, redemanda l'argent aux nonces pour le placer à Rome. Ce fut alors que, dès son avènement, Léon XIII composa, dans le but de gérer le patrimoine, une commission de cardinaux, dont monsignor Folchi fut nommé secrétaire. Ce prélat, qui joua pendant douze années un rôle considérable, était le fils d'un employé de la Daterie, lequel laissa un million d'héritage, gagné dans d'adroites opérations. Très habile lui-même, tenant de son père, il se révéla comme un financier de premier ordre, de sorte que la commission, peu à peu, lui abandonna tous ses pouvoirs, le laissa agir complètement à son gré, en se contentant d'approuver le rapport qu'il présentait à chaque séance. Le patrimoine ne produisait guère qu'un million de rente, et comme le budget des dépenses était de sept millions, il fallait en trouver six autres. Sur le denier de Saint-Pierre, le pape donna donc annuellement trois millions à monsignor Folchi, qui, pendant les douze années de sa gestion, accomplit le prodige de les doubler, par la science de ses spéculations et de ses placements, de façon à faire face au budget, sans jamais entamer le patrimoine. Ainsi, dans les premiers temps, il réalisa des gains considérables, en jouant à Rome sur les terrains. Il prenait des actions de toutes les entreprises nouvelles, il jouait sur les moulins, sur les omnibus, sur les conduites d'eau; sans compter tout un agio mené de concert avec une banque catholique, la Banque de Rome. Émerveillé de tant d'adresse, le pape qui, jusque-là, avait spéculé de son côté, par l'intermédiaire d'un homme de confiance, nommé Sterbini, le congédia et chargea monsignor Folchi de faire travailler son argent, puisqu'il faisait travailler si rudement celui du Saint-Siège. Ce fut l'époque de la grande faveur du prélat, l'apogée de sa toute-puissance. Les mauvais jours commençaient, le sol craquait déjà, l'écroulement allait se produire en coups de foudre. Malheureusement, une des opérations de Léon XIII était de prêter de fortes sommes aux princes romains, qui, mordus par la folie du jeu, engagés dans des affaires de terrains et de bâtisses, manquaient d'argent; et ceux-ci lui donnaient en garantie des actions; si bien que, lorsque vint la débâcle, le pape n'eut plus, entre les mains, que des chiffons de papier. D'autre part, il y avait toute une histoire désastreuse, la tentative de créer une maison de crédit à Paris, afin d'écouler, parmi la clientèle religieuse et aristocratique, des obligations qu'on ne pouvait placer en Italie; et, pour amorcer, on disait que le pape était dans l'affaire; et le pis, en effet, était qu'il devait y compromettre trois millions. En somme, la situation devenait d'autant plus critique, que, peu à peu, il avait mis les millions dont il disposait dans la terrible partie d'agio qui se jouait à Rome, sous les fenêtres de son Vatican, brûlé sûrement de la passion du jeu, animé peut-être aussi du sourd espoir de reconquérir par l'argent cette ville qu'on lui avait arrachée par la force. Sa responsabilité allait rester entière, car jamais monsignor Folchi ne risquait une affaire importante sans le consulter; et il se trouvait être ainsi le véritable artisan du désastre, dans son âpreté au gain, dans son désir plus haut de donner à l'Église la toute-puissance moderne des gros capitaux. Mais, comme il arrive toujours, le prélat paya seul les fautes communes. Il était de caractère impérieux et difficile, les cardinaux de la commission ne l'aimaient guère, jugeant les séances parfaitement inutiles, puisqu'il agissait en maître absolu et qu'on se réunissait uniquement pour approuver ce qu'il voulait bien faire connaître de ses opérations. Quand la catastrophe éclata, un complot fut ourdi, les cardinaux terrifièrent le pape par les mauvais bruits qui couraient, puis forcèrent monsignor Folchi à rendre ses comptes devant la commission. La situation était très mauvaise, des pertes énormes ne pouvaient plus être évitées. Et il fut disgracié, et depuis ce temps il a vainement imploré une audience de Léon XIII, qui, durement, a toujours refusé de le recevoir, comme pour le punir de leur aberration à tous deux, cette folie du lucre qui les avait aveuglés; mais il ne s'est jamais plaint, très pieux, très soumis, gardant ses secrets, et s'inclinant. Personne ne saurait dire au juste le chiffre de millions que le patrimoine de Saint-Pierre a laissés dans cette bagarre de Rome, changée en tripot, et si les uns n'en avouent que dix, les autres vont jusqu'à trente. Il est croyable que la perte a été d'une quinzaine de millions.
Après des côtelettes aux tomates, le garçon apportait un poulet frit. Et Narcisse conclut en disant:
—Oh! le trou est bouché maintenant, je vous ai dit les sommes considérables fournies par le denier de Saint-Pierre, dont le pape seul connaît le chiffre et règle l'emploi... D'ailleurs, il n'est pas corrigé, je sais de bonne source qu'il joue toujours, avec plus de prudence, voilà tout. Son homme de confiance est encore aujourd'hui un prélat, monsignor Marzolini, je crois, qui fait ses affaires d'argent... Et, dame! mon cher, il a bien raison, on est de son temps, que diable!
Pierre avait écouté avec une surprise croissante, où s'était mêlée une sorte de terreur et de tristesse. Ces choses étaient bien naturelles, légitimes même; mais jamais il n'avait songé qu'elles dussent exister, dans son rêve d'un pasteur des âmes, très loin, très haut, dégagé de tous les soucis temporels. Eh quoi! ce pape, ce père spirituel des petits et des souffrants, avait spéculé sur des terrains, sur des valeurs de Bourse! Il avait joué, placé des fonds chez des banquiers juifs, pratiqué l'usure, fait suer à l'argent des intérêts, ce successeur de l'Apôtre, ce pontife du Christ, du Jésus de l'Évangile, l'ami divin des pauvres! Puis, quel douloureux contraste: tant de millions là-haut, dans ces chambres du Vatican, au fond de quelque meuble discret! tant de millions qui travaillaient, qui fructifiaient, sans cesse placés et déplacés pour qu'ils produisissent davantage, tels que des œufs d'or couvés avec une tendresse passionnée d'avare! et tout près, en bas, dans ces abominables bâtisses inachevées du quartier neuf, tant de misère! tant de pauvres gens qui mouraient de faim au milieu de leur ordure, les mères sans lait pour leur nourrisson, les hommes réduits à la fainéantise par le chômage, les vieux agonisant comme des bêtes de somme qu'on abat lorsqu'elles ne sont plus bonnes à rien! Ah! Dieu de charité, Dieu d'amour, était-ce possible? Sans doute, l'Église avait des besoins matériels, elle ne pouvait vivre sans argent, c'était une pensée de prudence et de haute politique que de lui gagner un trésor pour lui permettre de combattre victorieusement ses adversaires. Mais comme cela était blessant, salissant, et comme elle descendait de sa royauté divine pour n'être plus qu'un parti, une vaste association internationale, organisée dans le but de conquérir et de posséder le monde!
Et Pierre s'étonnait davantage encore devant l'extraordinaire aventure. Avait-on jamais imaginé drame plus inattendu, plus saisissant? Ce pape qui s'enfermait étroitement dans son palais, une prison certes, mais une prison dont les cent fenêtres ouvraient sur l'immensité, Rome, la Campagne, les collines lointaines; ce pape qui, de sa fenêtre, à toutes les heures du jour et de la nuit, par toutes les saisons, embrassait d'un coup d'œil, voyait sans cesse se dérouler à ses pieds sa ville, la ville qu'on lui avait volée, dont il exigeait la restitution d'un cri de plainte ininterrompu; ce pape qui, dès les premiers travaux, avait assisté ainsi, de jour en jour, aux transformations que sa ville subissait, les percées nouvelles, les vieux quartiers abattus, les terrains vendus, les bâtisses neuves s'élevant peu à peu de toutes parts, finissant par faire une ceinture blanche aux antiques toitures rousses; et ce pape alors, devant ce spectacle quotidien, cette furie de construction qu'il pouvait suivre de son lever à son coucher, gagné lui-même par la passion du jeu qui montait de la cité entière, telle qu'une fumée d'ivresse; et ce pape, du fond de sa chambre stoïquement close, se mettant à jouer sur les embellissements de son ancienne ville, tâchant de s'enrichir avec le mouvement d'affaires déterminé par ce gouvernement italien qu'il traitait de spoliateur, puis perdant brusquement des millions dans une colossale catastrophe qu'il aurait dû souhaiter, mais qu'il n'avait pas prévue! Non, jamais, un roi détrôné n'avait cédé à une suggestion plus singulière, pour se compromettre dans une aventure plus tragique, qui le frappait comme un châtiment. Et ce n'était pas un roi, c'était le délégué de Dieu, c'était Dieu lui-même, infaillible, aux yeux de la chrétienté idolâtre!