Rome
—Vous ignorez sans doute pourquoi je suis ici? dit enfin ce dernier. On poursuit mon livre, on l'a dénoncé à la congrégation de l'Index.
—Votre livre! pas possible! s'écria Narcisse. Un livre dont certaines pages rappellent le délicieux saint François d'Assise!
Obligeamment, alors, il se mit à sa disposition.
—Mais, dites donc! notre ambassadeur va vous être très utile. C'est l'homme le meilleur de la terre, et d'une affabilité charmante, et plein de la vieille bravoure française... Cet après-midi, ou demain matin au plus tard, je vous présenterai à lui; et, puisque vous désirez avoir immédiatement une audience du pape, il tâchera de vous l'obtenir... Cependant, je dois ajouter que ce n'est pas toujours commode. Le Saint-Père a beau l'aimer beaucoup, il échoue parfois, tellement les approches sont compliquées.
Pierre, en effet, n'avait pas songé à employer l'ambassadeur, dans son idée naïve qu'un prêtre accusé, qui venait se défendre, voyait toutes les portes s'ouvrir d'elles-mêmes. Il fut ravi de l'offre de Narcisse, il le remercia vivement, comme si déjà l'audience était obtenue.
—Puis, continua le jeune homme, si nous rencontrons quelques difficultés, vous n'ignorez pas que j'ai des parents au Vatican. Je ne parle pas de mon oncle le cardinal, qui ne nous serait d'utilité aucune, car il ne bouge jamais de son bureau de la Propagande, il se refuse à toute démarche. Mais mon cousin, monsignor Gamba del Zoppo, est un homme obligeant qui vit dans l'intimité du pape, dont son service le rapproche à toute heure; et, s'il le faut, je vous mènerai à lui, il trouvera le moyen sans doute de vous ménager une entrevue, bien que sa grande prudence lui fasse craindre parfois de se compromettre... Allons, c'est entendu, confiez-vous à moi en tout et pour tout.
—Ah! cher monsieur, s'écria Pierre, soulagé, heureux, j'accepte de grand cœur, et vous ne savez pas quel baume vous m'apportez; car, depuis que je suis ici, tout le monde me décourage, vous êtes le premier qui me rendiez quelque force, en traitant les choses à la française.
Baissant la voix, il lui conta son entrevue avec le cardinal Boccanera, sa certitude de n'être aidé par lui en rien, les nouvelles fâcheuses données par le cardinal Sanguinetti, enfin la rivalité qu'il avait sentie entre les deux cardinaux. Narcisse l'écoutait en souriant, et lui aussi s'abandonna aux commérages et aux confidences. Cette rivalité, cette dispute prématurée de la tiare, dans leur furieux désir à tous deux, révolutionnait le monde noir depuis longtemps. Il y avait des dessous d'une complication incroyable, personne n'aurait pu dire exactement qui conduisait la vaste intrigue. En gros, on savait que Boccanera représentait l'intransigeance, le catholicisme dégagé de tout compromis avec la société moderne, attendant immobile le triomphe de Dieu sur Satan, le royaume de Rome rendu au Saint-Père, l'Italie repentante faisant pénitence de son sacrilège; tandis que Sanguinetti, très souple, très politique, passait pour nourrir des combinaisons aussi nouvelles que hardies, une sorte de fédération républicaine de tous les anciens petits États italiens mise sous le protectorat auguste du pape. En somme, c'était la lutte entre les deux conceptions opposées, l'une qui veut le salut de l'Église par le respect absolu de l'antique tradition, l'autre qui annonce sa mort fatale, si elle ne consent pas à évoluer avec le siècle futur. Mais tout cela se noyait d'un tel inconnu, que l'opinion finissait par être que, si le pape actuel vivait encore quelques années, ce ne serait sûrement ni Boccanera, ni Sanguinetti qui lui succéderait.
Brusquement, Pierre interrompit Narcisse.
—Et monsignor Nani, le connaissez-vous? J'ai causé avec lui hier soir... Tenez! le voici qui vient d'entrer.
En effet, Nani entrait dans l'antichambre, avec son sourire, sa face rose de prélat aimable. Sa soutane fine, sa ceinture de soie violette, luisaient, d'un luxe discret et doux. Et il se montrait très courtois à l'égard de l'abbé Paparelli lui-même, qui l'accompagnait humblement, en le suppliant de vouloir bien attendre que Son Éminence pût le recevoir.
—Oh! murmura Narcisse, devenu sérieux, monsignor Nani est un homme dont il faut être l'ami.
Il savait son histoire, il la conta à demi-voix. Né à Venise, d'une famille noble ruinée, qui avait compté des héros, Nani, après avoir fait ses premières études chez les Jésuites, vint à Rome étudier la philosophie et la théologie au Collège romain, que les Jésuites tenaient. Ordonné prêtre à vingt-trois ans, il avait tout de suite suivi un nonce en Bavière, à titre de secrétaire particulier; et, de là, il était allé, comme auditeur de nonciature, à Bruxelles, puis à Paris, qu'il avait habité pendant cinq ans. Tout semblait le destiner à la diplomatie, ses brillants débuts, son intelligence vive, une des plus vastes et des plus renseignées qui pût être, lorsque, brusquement, il fut rappelé à Rome, où, presque tout de suite, on lui confia la situation d'assesseur du Saint-Office. On prétendit alors que c'était là un désir formel du pape, qui, le connaissant bien, voulant avoir au Saint-Office un homme à lui, l'avait fait revenir, en disant qu'il rendrait beaucoup plus de services à Rome que dans une nonciature. Déjà prélat domestique, Nani était depuis peu chanoine de Saint-Pierre et protonotaire apostolique participant, en passe de devenir cardinal, le jour où le pape trouverait un autre assesseur favori, qui lui plairait davantage.
—Oh! monsignor Nani! continua Narcisse, un homme supérieur, qui connaît admirablement son Europe moderne, et avec cela un très saint prêtre, un croyant sincère, d'un dévouement absolu à l'Église, d'une foi solide de politique avisé, différente il est vrai de l'étroite et sombre foi théologique, telle que nous la connaissons en France! C'est pourquoi il vous sera difficile d'abord de comprendre ici les gens et les choses. Ils laissent Dieu dans le sanctuaire, ils règnent en son nom, convaincus que le catholicisme est l'organisation humaine du gouvernement de Dieu, la seule parfaite et éternelle, en dehors de laquelle il n'y a que mensonge et que danger social. Pendant que nous nous attardons encore, dans nos querelles religieuses, à discuter furieusement sur l'existence de Dieu, eux n'admettent pas que cette existence puisse être mise en doute, puisqu'ils sont les ministres délégués par Dieu; et ils sont uniquement à leur rôle de ministres qu'on ne saurait déposséder, exerçant le pouvoir pour le plus grand bien de l'humanité, employant toute leur intelligence, toute leur énergie à rester les maîtres acceptés des peuples. Songez qu'un homme comme monsignor Nani, après avoir été mêlé à la politique du monde entier, est depuis dix ans à Rome, dans les fonctions les plus délicates, mêlé aux affaires les plus diverses et les plus importantes. Il continue à voir l'Europe entière qui défile à Rome, connaît tout, a la main dans tout. Et, avec cela, admirablement discret et aimable, d'une modestie qui semble parfaite, sans qu'on puisse dire s'il ne marche point, de son pas si léger, à la plus haute ambition, à la tiare souveraine.
Encore un candidat à la papauté! pensa Pierre, qui avait écouté passionnément, car cette figure de Nani l'intéressait, lui causait une sorte de trouble instinctif, comme s'il avait senti, derrière le visage rosé et souriant, tout un infini redoutable. D'ailleurs, il comprit mal les explications de son ami, il retomba à l'effarement de son arrivée dans ce monde nouveau, dont l'inattendu bouleversait ses prévisions.
Mais monsignor Nani avait aperçu les deux jeunes gens, et il s'avançait la main tendue, très cordial.
—Ah! monsieur l'abbé Froment, je suis heureux de vous revoir, et je ne vous demande pas si vous avez bien dormi, car on dort toujours bien à Rome... Bonjour, monsieur Habert, votre santé est bonne, depuis que je vous ai rencontré devant la Sainte Thérèse du Bernin, que vous admirez tant?... Et je vois que vous vous connaissez tous les deux. C'est charmant. Monsieur l'abbé, je vous dénonce en monsieur Habert un des passionnés de notre ville, qui vous mènera dans les beaux endroits.
Puis, de son air affectueux, il voulut tout de suite être renseigné sur l'entrevue de Pierre et du cardinal. Il en écouta très attentivement le récit, hochant la tête à certains détails, réprimant parfois son fin sourire. L'accueil sévère du cardinal, la certitude où était le prêtre de ne trouver près de lui aucune aide, ne l'étonna nullement, comme s'il s'était attendu à ce résultat. Mais, au nom de Sanguinetti, en apprenant qu'il était venu le matin et qu'il avait déclaré l'affaire du livre très grave, il parut s'oublier un instant, il parla avec une soudaine vivacité.
—Que voulez-vous? mon cher fils, je suis arrivé trop tard. A la première nouvelle des poursuites, j'ai couru chez Son Éminence le cardinal Sanguinetti, pour lui dire qu'on allait faire à votre œuvre une réclame immense. Voyons, est-ce raisonnable? A quoi bon? Nous savons que vous êtes un peu exalté, l'âme enthousiaste et prompte à la lutte. Nous serions bien avancés, si nous nous mettions sur les bras la révolte d'un jeune prêtre, qui pourrait partir en guerre contre nous, avec un livre dont on a déjà vendu des milliers d'exemplaires. Moi, d'abord, je voulais qu'on ne bougeât pas. Et je dois dire que le cardinal, qui est un homme d'esprit, pensait comme moi. Il a levé les bras au ciel, il s'est emporté, en criant qu'on ne le consultait jamais, que maintenant la sottise était faite, et qu'il était absolument impossible d'arrêter le procès, du moment que la congrégation se trouvait saisie, à la suite des dénonciations les plus autorisées, lancées pour les motifs les plus graves... Enfin, comme il le disait, la sottise était faite, et j'ai dû songer à autre chose...
Mais il s'interrompit. Il venait d'apercevoir les yeux ardents de Pierre fixés sur les siens, tâchant de comprendre. Une imperceptible rougeur rosa son teint davantage, tandis que, très à l'aise, il continuait sans laisser voir sa contrariété d'en avoir trop dit:
—Oui, j'ai songé à vous aider de toute ma faible influence, pour vous tirer des ennuis où cette affaire va sûrement vous mettre.
Un souffle de rébellion souleva Pierre, dans la sensation obscure qu'on se jouait de lui peut-être. Pourquoi donc n'aurait-il pas affirmé sa foi, qui était si pure, si dégagée de tout intérêt personnel, si brûlante de charité chrétienne?
—Jamais, déclara-t-il, je ne retirerai, je ne supprimerai moi-même mon livre, comme on me le conseille. Ce serait une lâcheté et un mensonge, car je ne regrette rien, je ne désavoue rien. Si je crois que mon œuvre apporte un peu de vérité, je ne puis la détruire, sans être criminel envers moi-même et envers les autres... Jamais! entendez-vous, jamais!
Il y eut un silence. Et il reprit presque aussitôt:
—C'est aux genoux du Saint-Père que je veux faire cette déclaration. Il me comprendra, il m'approuvera.
Nani ne souriait plus, la figure immobile et comme fermée désormais. Il sembla étudier curieusement la subite violence du prêtre, qu'il s'efforça ensuite de calmer par sa bienveillance tranquille.
—Sans doute, sans doute... L'obéissance et l'humilité ont de grandes douceurs. Mais, enfui, je comprends que vous vouliez causer avant tout avec Sa Sainteté... Ensuite, n'est-ce pas? vous verrez, vous verrez.
Et, de nouveau, il s'intéressa beaucoup à la demande d'audience. Vivement, il regrettait que Pierre n'eût pas lancé cette demande de Paris même, avant son arrivée à Rome: c'était la plus sûre façon de la faire agréer. Au Vatican, on n'aimait guère le bruit, et pour peu que la nouvelle de la présence du jeune prêtre se répandît, pour peu qu'on causât des motifs qui l'amenaient, tout allait être perdu.
Mais, lorsque Nani sut que Narcisse s'était offert pour présenter Pierre à l'ambassadeur de France près du Saint-Siège, il parut pris d'inquiétude, il se récria.
—Non, non! ne faites pas cela, ce serait de la dernière imprudence!... D'abord, vous courez le risque de gêner monsieur l'ambassadeur, dont la situation est toujours délicate en ces sortes d'affaires... Puis, s'il échouait, et ma crainte est qu'il n'échoue, oui! s'il échouait, ce serait fini, vous n'auriez plus la moindre chance d'obtenir, d'autre part, l'audience demandée; car on ne voudrait pas infliger à monsieur l'ambassadeur la petite blessure d'amour-propre d'avoir cédé à une autre influence que la sienne.
Anxieusement, Pierre regarda Narcisse, qui hochait la tête, l'air gêné, hésitant.
—En effet, finit par murmurer ce dernier, nous avons demandé dernièrement, pour un personnage politique français, une audience, qui a été refusée; et cela nous a été fort désagréable... Monseigneur a raison. Il faut réserver notre ambassadeur, ne l'employer que lorsque nous aurons épuisé les autres moyens d'approche.
Et, voyant le désappointement de Pierre, il reprit avec son obligeance:
—Notre première visite sera donc pour mon cousin, au Vatican.
Étonné, l'attention éveillée de nouveau, Nani regarda le jeune homme.
—Au Vatican? vous y avez un cousin?
—Mais oui; monsignor Gamba del Zoppo.
—Gamba!... Gamba!... Oui, oui! excusez-moi, je me souviens... Ah! vous avez songé à Gamba pour agir près de Sa Sainteté. Sans doute, c'est une idée, il faut voir, il faut voir...
Plusieurs fois, il répéta la phrase pour se donner le temps de voir lui-même, de discuter intérieurement l'idée. Monsignor Gamba del Zoppo était un brave homme, sans rôle aucun, dont la nullité avait fini par être légendaire au Vatican. Il amusait de ses commérages le pape, qu'il flattait beaucoup, et qui aimait se promener à son bras, dans les jardins. C'était pendant ces promenades qu'il obtenait à l'aise toutes sortes de petites faveurs. Mais il était d'une poltronnerie extraordinaire, il craignait à un tel point de compromettre son influence, qu'il ne risquait pas une sollicitation, sans s'être longuement assuré qu'il ne pouvait en résulter pour lui aucun tort.
—Eh mais! l'idée n'est pas mauvaise, déclara enfin Nani. Oui, oui! Gamba pourra vous obtenir l'audience, s'il le veut bien... Je le verrai moi-même, je lui expliquerai l'affaire.
Pour conclure, d'ailleurs, il se répandit en conseils d'extrême prudence. Il osa dire qu'il lui semblait sage de se méfier beaucoup de l'entourage du pape. Hélas! oui, Sa Sainteté était si bonne, croyait si aveuglément au bien, qu'elle n'avait pas toujours choisi ses familiers avec le soin critique qu'elle aurait dû y mettre. Jamais on ne savait à qui l'on s'adressait, ni dans quel piège on pouvait poser le pied. Même il donna à entendre qu'il ne fallait, à aucun prix, s'adresser directement à Son Éminence le Secrétaire d'État, parce qu'elle-même n'était pas libre, se trouvait au centre d'un foyer d'intrigues dont la complication la paralysait, dans ses meilleures volontés. Et, à mesure qu'il parlait ainsi, très doucement, avec une onction parfaite, le Vatican apparaissait comme un pays gardé par des dragons jaloux et traîtres, un pays où l'on ne devait point franchir une porte, risquer un pas, hasarder un membre, sans s'être soigneusement assuré d'avance qu'on n'y laisserait pas le corps entier.
Pierre continuait à l'écouter, glacé de plus en plus, retombé à l'incertitude.
—Mon Dieu! cria-t-il, je ne vais pas savoir me conduire... Ah! vous me découragez, monseigneur!
Nani retrouva son sourire cordial.
—Moi! mon cher fils. J'en serais désolé... Je veux seulement vous répéter d'attendre, de réfléchir. Surtout pas de fièvre. Rien ne presse, je vous le jure, car on a choisi seulement hier un consulteur, pour faire le rapport sur votre livre, et vous avez devant vous un bon mois... Évitez tout le monde, vivez sans qu'on sache que vous existez, visitez Rome en paix, c'est la meilleure façon d'avancer vos affaires.
Et, prenant une main du prêtre, dans ses deux mains aristocratiques, grasses et douces:
—Vous pensez bien que j'ai mes raisons pour vous parler ainsi... Moi-même, je me serais offert, j'aurais tenu à honneur de vous conduire tout droit à Sa Sainteté. Seulement, je ne veux pas m'en mêler encore, je sens trop qu'à cette heure ce serait de la mauvaise besogne... Plus tard, vous entendez! plus tard, dans le cas où personne n'aurait réussi, ce sera moi qui vous obtiendrai une audience. Je m'y engage formellement... Mais, en attendant, je vous en prie, évitez de prononcer les mots de religion nouvelle, qui sont malheureusement dans votre livre, et que je vous ai entendu dire encore hier soir. Il ne peut y avoir de religion nouvelle, mon cher fils: il n'y a qu'une religion éternelle, sans compromis ni abandon possible, la religion catholique, apostolique et romaine. De même, laissez vos amis de Paris où ils sont, ne comptez pas trop sur le cardinal Bergerot, dont la haute piété n'est pas appréciée suffisamment à Rome... Je vous assure que je vous parle en ami.
Puis, le voyant désemparé, à moitié brisé déjà, ne sachant plus par quel côté il devait commencer la campagne, il le réconforta de nouveau.
—Allons, allons! tout s'arrangera, tout finira le mieux du monde, pour le bien de l'Église et pour votre propre bien... Et je vous demande pardon, mais je vous quitte, je ne verrai pas Son Éminence aujourd'hui, car il m'est impossible d'attendre davantage.
L'abbé Paparelli, que Pierre avait cru voir rôder derrière eux, l'oreille aux aguets, se précipita, jura à monsignor Nani qu'il n'y avait plus, avant lui, que deux personnes. Mais le prélat donna l'assurance, très gracieusement, qu'il reviendrait, l'affaire dont il avait à entretenir Son Éminence ne pressant en aucune façon. Et il se retira, avec des saluts courtois pour tous.
Presque aussitôt, le tour de Narcisse vint. Avant d'entrer dans la salle du trône, il serra la main de Pierre, il répéta:
—Alors, c'est entendu. J'irai demain au Vatican voir mon cousin; et, dès que j'aurai une réponse quelconque, je vous la ferai connaître... A bientôt.
Il était midi passé, il ne restait plus là qu'une des deux vieilles dames, qui semblait s'être endormie. A sa petite table de secrétaire, don Vigilio écrivait toujours, de son écriture menue, sur les immenses feuilles de son papier jaune. Et, de temps à autre seulement, ses regards noirs se levaient du papier, comme pour s'assurer, dans sa continuelle défiance, que rien ne le menaçait.
Sous le morne silence qui retomba, Pierre resta un moment encore, immobile, au fond de la vaste embrasure de fenêtre. Ah! que son pauvre être d'enthousiaste et de tendre était anxieux! En quittant Paris, il avait vu les choses si simples, si naturelles! On l'accusait injustement, et il partait pour se défendre, il arrivait, se jetait aux genoux du pape, qui l'écoutait avec indulgence. Est-ce que le pape n'était pas la religion vivante, l'intelligence qui comprend, la justice qui fait la vérité? et n'était-il pas avant tout le Père, le délégué de l'infini pardon, de la divine miséricorde, dont les bras restaient tendus à tous les enfants de l'Église, même aux coupables? Est-ce qu'il ne devait pas laisser grande ouverte sa porte, pour que les plus humbles de ses fils pussent entrer dire leur peine, avouer leur faute, expliquer leur conduite, boire à la source de l'éternelle bonté? Et, dès le premier jour de son arrivée, les portes se fermaient violemment, il tombait dans un monde hostile, semé d'embûches, barré de gouffres. Tous lui criaient casse-cou, comme s'il courait les dangers les plus graves, en y hasardant le pied. Voir le pape devenait une prétention exorbitante, une affaire de réussite si difficile, qu'elle mettait en branle les intérêts, les passions, les influences du Vatican entier. Et c'étaient des conseils sans fin, des habiletés discutées longuement, des tactiques de généraux menant une armée à la victoire, des complications sans cesse renaissantes, au milieu de mille intrigues dont on devinait par-dessous l'obscur pullulement. Ah! grand Dieu! que tout cela était différent de l'accueil charitable attendu, la maison du pasteur ouverte sur le chemin à toutes les ouailles, les dociles et les égarées!
Ce qui commençait à effrayer Pierre, c'était ce qu'il sentait de méchant s'agiter confusément dans l'ombre. Le cardinal Bergerot suspecté, traité de révolutionnaire, si compromettant, qu'on lui conseillait de ne plus le nommer! Il revoyait la moue de mépris du cardinal Boccanera parlant de son collègue. Et monsignor Nani qui l'avertissait de n'avoir plus à prononcer les mots de religion nouvelle, comme s'il n'était pas clair pour tous que ces mots signifiaient le retour du catholicisme à la pureté primitive du christianisme! Était-ce donc là un des crimes dénoncés à la congrégation de l'Index? Ces dénonciateurs, il finissait par les soupçonner, et il prenait peur, car il avait maintenant conscience autour de lui d'une attaque souterraine, d'un vaste effort pour l'abattre et supprimer son œuvre. Tout ce qui l'entourait lui devenait suspect. Il allait se recueillir pendant quelques jours, regarder et étudier ce monde noir de Rome, si imprévu pour lui. Mais, dans la révolte de sa foi d'apôtre, il se faisait le serment, ainsi qu'il l'avait dit, de ne céder jamais, de ne rien changer, pas une page, pas une ligne, à son livre, qu'il maintiendrait au grand jour, comme l'inébranlable témoignage de sa croyance. Même condamné par l'Index, il ne se soumettrait pas, il ne retirerait rien. Et, s'il le fallait, il sortirait de l'Église, il irait jusqu'au schisme, continuant de prêcher la religion nouvelle, écrivant un second livre, la Rome vraie, telle que, vaguement, il commençait à la voir.
Cependant, don Vigilio avait cessé d'écrire, et il regardait Pierre d'un regard si fixe, que celui-ci finit par s'approcher poliment pour prendre congé. Malgré sa crainte, cédant à un besoin de confidence, le secrétaire murmura:
—Vous savez qu'il est venu pour vous seul, il voulait connaître le résultat de votre entrevue avec Son Éminence.
Le nom de monsignor Nani n'eut pas même besoin d'être prononcé entre eux.
—Vraiment, vous croyez?
—Oh! c'est hors de doute... Et, si vous écoutiez mon conseil, vous agiriez sagement en faisant tout de suite de bonne grâce ce qu'il désire de vous, car il est absolument certain que vous le ferez plus tard.
Cela acheva de troubler et d'exaspérer Pierre. Il s'en alla avec un geste de défi. On verrait bien s'il obéissait. Et les trois antichambres, qu'il traversa de nouveau, lui parurent plus noires, plus vides et plus mortes. Dans la seconde, l'abbé Paparelli le salua d'une petite révérence muette; dans la première, le valet ensommeillé ne sembla pas même le voir. Sous le baldaquin, une araignée filait sa toile, entre les glands du grand chapeau rouge. N'aurait-il pas mieux valu mettre la pioche dans tout ce passé pourrissant, tombant en poudre, pour que le soleil entrât librement et rendît au sol purifié une fécondité de jeunesse?
IV
L'après-midi de ce même jour, Pierre songea, puisqu'il avait des loisirs, à commencer tout de suite ses courses dans Rome par une visite qui lui tenait au cœur. Dès l'apparition de son livre, une lettre venue de cette ville l'avait profondément ému et intéressé, une lettre du vieux comte Orlando Prada, le héros de l'indépendance et de l'unité italienne, qui, sans le connaître, lui écrivait spontanément sous le coup d'une première lecture; et c'était, en quatre pages, une protestation enflammée, un cri de foi patriotique, juvénile encore chez le vieillard, l'accusant d'avoir oublié l'Italie dans son œuvre, réclamant Rome, la Rome nouvelle, pour l'Italie unifiée et libre enfin. Une correspondance avait suivi, et le prêtre, tout en ne cédant pas sur le rêve qu'il faisait du néo-catholicisme sauveur du monde, s'était mis à aimer de loin l'homme qui lui écrivait ces lettres où brûlait un si grand amour de la patrie et de la liberté. Il l'avait prévenu de son voyage, en lui promettant d'aller le voir. Mais, maintenant, l'hospitalité acceptée par lui au palais Boccanera le gênait beaucoup, car il lui semblait difficile, après l'accueil de Benedetta, si affectueux, de se rendre ainsi dès le premier jour, sans la prévenir, chez le père de l'homme qu'elle avait fui et contre lequel elle plaidait en divorce; d'autant plus que le vieil Orlando habitait, avec son fils, le petit palais que celui-ci avait fait bâtir, dans le haut de la rue du Vingt-Septembre.
Pierre voulut donc, avant tout, confier son scrupule à la contessina elle-même. Il avait appris d'ailleurs, par le vicomte Philibert de la Choue, qu'elle gardait pour le héros une filiale tendresse, mêlée d'admiration. En effet, après le déjeuner, au premier mot qu'il lui dit de l'embarras où il était, elle se récria.
—Mais, monsieur l'abbé, allez, allez vite! Vous savez que le vieil Orlando est une de nos gloires nationales; et ne vous étonnez pas de me l'entendre nommer ainsi, toute l'Italie lui donne ce petit nom tendre, par affection et gratitude. Moi, j'ai grandi dans un monde qui l'exécrait, qui le traitait de Satan. Plus tard, seulement, je l'ai connu, je l'ai aimé, et c'est bien l'homme le plus doux et le plus juste qui soit sur la terre.
Elle s'était mise à sourire, tandis que des larmes discrètes mouillaient ses yeux, sans doute au souvenir de l'année passée là-bas, dans cette maison de violence, où elle n'avait eu d'heures paisibles que près du vieillard. Et elle ajouta, plus bas, la voix un peu tremblante:
—Puisque vous allez le voir, dites-lui bien de ma part que je l'aime toujours et que jamais je n'oublierai sa bonté, quoi qu'il arrive.
Pendant que Pierre se rendait en voiture rue du Vingt-Septembre, il évoqua toute cette histoire héroïque du vieil Orlando, qu'il s'était fait conter. On y entrait en pleine épopée, dans la foi, la bravoure et le désintéressement d'un autre âge.
Le comte Orlando Prada, d'une noble famille milanaise, fut tout jeune brûlé d'une telle haine contre l'étranger, qu'à peine âgé de quinze ans il faisait partie d'une société secrète, une des ramifications de l'antique carbonarisme. Cette haine de la domination autrichienne venait de loin, des vieilles révoltes contre la servitude, lorsque les conspirateurs se réunissaient dans des cabanes abandonnées, au fond des bois; et elle était exaspérée encore par le rêve séculaire de l'Italie délivrée, rendue à elle-même, redevenant enfin la grande nation souveraine, digne fille des anciens conquérants et maîtres du monde. Ah! cette glorieuse terre d'autrefois, cette Italie démembrée, morcelée, en proie à une foule de petits tyrans, continuellement envahie et possédée par les nations voisines, quel rêve ardent et superbe que de la tirer de ce long opprobre! Battre l'étranger, chasser les despotes, réveiller le peuple de la basse misère de son esclavage, proclamer l'Italie libre, l'Italie une, c'était alors la passion qui soulevait toute la jeunesse d'une flamme inextinguible, qui faisait éclater d'enthousiasme le cœur du jeune Orlando. Il vécut son adolescence dans une indignation sainte, dans la fière impatience de donner son sang à la patrie, et de mourir pour elle, s'il ne la délivrait pas.
Au fond de son vieux logis familial de Milan, Orlando vivait retiré, frémissant sous le joug, perdant les jours en conspirations vaines; et il venait de se marier, il avait vingt-cinq ans, lorsque la nouvelle arriva de la fuite de Pie IX et de la révolution à Rome. Brusquement, il lâcha tout, logis, femme, pour courir à Rome, comme appelé par la voix de sa destinée. C'était la première fois qu'il s'en allait ainsi battre les chemins, à la conquête de l'indépendance; et que de fois il devait se remettre en campagne, sans se lasser jamais! Il connut alors Mazzini, il se passionna un instant pour cette figure mystique de républicain unitaire. Rêvant lui-même de république universelle, il adopta la devise mazinienne «Dio e popolo», il suivit la procession qui parcourut en grande pompe la Rome de l'émeute. On était à une époque de vastes espoirs, travaillée déjà par le besoin d'une rénovation du catholicisme, dans l'attente d'un Christ humanitaire, chargé de sauver le monde une seconde fois. Mais bientôt un homme, un capitaine des anciens âges, Garibaldi, à l'aurore de sa gloire épique, le prit tout entier, ne fit plus de lui qu'un soldat de la liberté et de l'unité. Orlando l'aima comme un dieu, se battit en héros à son côté, fut de la victoire de Rieti sur les Napolitains, le suivit dans sa retraite d'obstiné patriote, lorsqu'il se porta au secours de Venise, forcé d'abandonner Rome à l'armée française du général Oudinot, qui venait y rétablir Pie IX. Et quelle aventure extraordinaire et follement brave! cette Venise que Manin, un autre grand patriote, un martyr, avait refaite républicaine, et qui depuis de longs mois résistait aux Autrichiens! et ce Garibaldi, avec une poignée d'hommes, qui part pour la délivrer, frète treize barques de pêche, en laisse huit entre les mains de l'ennemi, est obligé de revenir aux rivages romains, y perd misérablement sa femme Anita, dont il ferme les yeux, avant de retourner en Amérique, où il avait habité déjà en attendant l'heure de l'insurrection! Ah! cette terre d'Italie, toute grondante alors du feu intérieur de son patriotisme, d'où poussaient en chaque ville des hommes de foi et de courage, d'où les émeutes éclataient de partout comme des éruptions, et qui, au milieu des échecs, allait quand même au triomphe, invinciblement!
Orlando revint à Milan, près de sa jeune femme, et il y vécut deux ans, caché, rongé par l'impatience du glorieux lendemain, si long à naître. Un bonheur l'attendrit, dans sa fièvre: il eut un fils, Luigi; mais l'enfant coûta la vie à sa mère, ce fut un deuil. Et, ne pouvant rester davantage à Milan, où la police le surveillait, le traquait, finissant par trop souffrir de l'occupation étrangère, Orlando se décida à réaliser les débris de sa fortune, puis se retira à Turin, près d'une tante de sa femme, qui prit soin de l'enfant. Le comte de Cavour, en grand politique, travaillait dès lors à l'indépendance, préparait le Piémont au rôle décisif qu'il devait jouer. C'était l'époque où le roi Victor-Emmanuel accueillait avec une bonhomie flatteuse les réfugiés qui lui arrivaient de toute l'Italie, même ceux qu'il savait républicains, compromis et en fuite, à la suite d'insurrections populaires. Dans cette rude et rusée maison de Savoie, le rêve de réaliser l'unité italienne, au profit de la monarchie piémontaise, venait de loin, mûrissait depuis des années. Et Orlando n'ignorait point sous quel maître il s'enrôlait; mais déjà, en lui, le républicain passait après le patriote, il ne croyait plus à une Italie faite au nom de la république, mise sous la protection d'un pape libéral, comme Mazzini l'avait imaginé un moment. N'était-ce pas là une chimère, qui dévorerait des générations, si l'on s'entêtait à la poursuivre? Lui, refusait de mourir sans avoir couché à Rome, en conquérant. Quitte à y laisser la liberté, il voulait la patrie reconstruite et debout, vivante enfin sous le soleil. Aussi avec quelle fièvre heureuse s'engagea-t-il, lors de la guerre de 1859, et comme son cœur battait à lui briser la poitrine, après Magenta, quand il entra dans Milan avec l'armée française, dans ce Milan que huit années plus tôt il avait quitté en proscrit, l'âme désespérée! A la suite de Solferino, le traité de Villafranca fut une déception amère: la Vénétie échappait, Venise restait captive. Mais c'était pourtant le Milanais reconquis, et c'étaient aussi la Toscane, les duchés de Parme et de Modène, qui votaient leur annexion. Enfin, le noyau de l'astre se formait, la patrie se reconstituait, autour du Piémont victorieux.
Puis, l'année suivante, Orlando rentra dans l'épopée. Garibaldi était revenu de ses deux séjours en Amérique, entouré de toute une légende, des exploits de paladin dans les pampas de l'Uruguay, une traversée extraordinaire de Canton à Lima; et il avait reparu pour se battre en 1859, devançant l'armée française, culbutant un maréchal autrichien, entrant dans des villes, Côme, Bergame, Brescia. Tout d'un coup, on apprit qu'il était débarqué avec mille hommes seulement, à Marsala, les mille de Marsala, la poignée illustre de braves. Au premier rang, Orlando se battit. Palerme résista trois jours, fut emportée. Devenu le lieutenant favori du dictateur, il l'aida à organiser le gouvernement, passa ensuite avec lui le détroit, fut à sa droite de l'entrée triomphale dans Naples, d'où le roi s'était enfui. C'était une folie d'audace et de vaillance, l'explosion de l'inévitable, toutes sortes d'histoires surhumaines qui circulaient, Garibaldi invulnérable, mieux protégé par sa chemise rouge que par la plus épaisse des armures, Garibaldi mettant en déroute les armées adverses, comme un archange, rien qu'en brandissant sa flamboyante épée. Les Piémontais, de leur côté, qui venaient de battre le général Lamoricière à Castelfidardo, avaient envahi les États romains. Et Orlando était là, lorsque le dictateur, se démettant du pouvoir, signa le décret d'annexion des Deux-Siciles à la Couronne d'Italie; de même qu'il fit également partie, au cri violent de «Rome ou la mort!», de la tentative désespérée qui finit tragiquement à Aspromonte: la petite armée dispersée par les troupes italiennes, Garibaldi blessé, fait prisonnier, renvoyé dans la solitude de son île de Caprera, où il ne fut plus qu'un laboureur.
Les six années d'attente qui suivirent, Orlando les vécut à Turin, même lorsque Florence fut choisie comme nouvelle capitale. Le sénat avait acclamé Victor-Emmanuel roi d'Italie; et, en effet, l'Italie était faite, il n'y manquait que Rome et Venise. Désormais les grands combats semblaient finis, l'ère de l'épopée se trouvait close. Venise allait être donnée par la défaite. Orlando était à la bataille malheureuse de Custozza, où il reçut deux blessures, le cœur plus mortellement frappé par la douleur qu'il éprouva à croire un instant l'Autriche triomphante. Mais, au même moment, celle-ci, battue à Sadowa, perdait la Vénétie, et cinq mois plus tard il voulut être à Venise, dans la joie du triomphe, lorsque Victor-Emmanuel y fit son entrée, aux acclamations frénétiques du peuple. Rome seule restait à prendre, une fièvre d'impatience poussait vers elle l'Italie entière, qu'arrêtait le serment fait par la France amie de maintenir le pape. Une troisième fois, Garibaldi rêva de renouveler les prouesses légendaires, se jeta sur Rome, indépendant de tous liens, en capitaine d'aventures que le patriotisme illumine. Et, une troisième fois, Orlando fut de cette folie d'héroïsme, qui devait se briser à Mentana, contre les zouaves pontificaux, aidés d'un petit corps français. Blessé de nouveau, il rentra à Turin presque mourant. L'âme frémissante, il fallait se résigner, la situation restait insoluble. Tout d'un coup, éclata le coup de tonnerre de Sedan, l'écrasement de la France; et le chemin de Rome devenait libre, et Orlando, rentré dans l'armée régulière, faisait partie des troupes qui prirent position, dans la Campagne romaine, pour assurer la sécurité du Saint-Siège, selon les termes de la lettre que Victor-Emmanuel écrivit à Pie IX. Il n'y eut, d'ailleurs, qu'un simulacre de combat: les zouaves pontificaux du général Kanzler durent se replier, Orlando fut un des premiers qui pénétra dans la ville par la brèche de la porte Pia. Ah! ce vingt septembre, ce jour où il éprouva le plus grand bonheur de sa vie, un jour de délire, un jour de complet triomphe, où se réalisait le rêve de tant d'années de luttes terribles, pour lequel il avait donné son repos, sa fortune, son intelligence et sa chair!
Ensuite, ce furent encore plus de dix années heureuses, dans Rome conquise, dans Rome adorée, ménagée et flattée, comme une femme en laquelle on a mis tout son espoir. Il attendait d'elle une si grande vigueur nationale, une si merveilleuse résurrection de force et de gloire, pour la jeune nation! L'ancien républicain, l'ancien soldat insurrectionnel qu'il était, avait dû se rallier et accepter un siège de sénateur: Garibaldi lui-même, son Dieu, n'allait-il pas rendre visite au roi et siéger au parlement? Mazzini seul, dans son intransigeance, n'avait point voulu d'une Italie indépendante et une, qui ne fût pas républicaine. Puis, une autre raison avait décidé Orlando, l'avenir de son fils Luigi, qui venait d'avoir dix-huit ans, au lendemain de l'entrée dans Rome. Si lui s'accommodait des miettes de sa fortune d'autrefois, mangée au service de la patrie, il rêvait de vastes destins pour l'enfant qu'il adorait. Il sentait bien que l'âge héroïque était achevé, il voulait faire de lui un grand politique, un grand administrateur, un homme utile à la nation souveraine de demain; et c'était pourquoi il n'avait pas repoussé la faveur royale, la récompense de son long dévouement, voulant être là, aider Luigi, le surveiller, le diriger. Lui-même était-il donc si vieux, si fini, qu'il ne pût se rendre utile dans l'organisation, comme il croyait l'avoir été dans la conquête? Il avait placé le jeune homme au ministère des Finances, frappé de la vive intelligence qu'il montrait pour les questions d'affaires, devinant peut-être aussi par un sourd instinct que la bataille allait continuer maintenant sur le terrain financier et économique. Et, de nouveau, il vécut dans le rêve, croyant toujours avec enthousiasme à l'avenir splendide, débordant d'une espérance illimitée, regardant Rome doubler de population, s'agrandir d'une folle végétation de quartiers neufs, redevenir à ses yeux d'amant ravi la reine du monde.
Brusquement, ce fut la foudre. Un matin, en descendant l'escalier, Orlando fut frappé de paralysie, les deux jambes tout à coup mortes, d'une pesanteur de plomb. On avait dû le remonter, jamais plus il ne remit les pieds sur le pavé de la rue. Il venait d'avoir cinquante-six ans, et depuis quatorze ans il n'avait pas quitté son fauteuil, cloué là dans une immobilité de pierre, lui qui autrefois avait si rudement couru les champs de bataille de l'Italie. C'était une grande pitié, l'écroulement d'un héros. Et le pis, alors, fut que le vieux soldat, de cette chambre où il se trouvait prisonnier, assista au lent ébranlement de tous ses espoirs, envahi d'une mélancolie affreuse, dans la peur inavouée de l'avenir. Il voyait clair enfin, depuis que la griserie de l'action ne l'aveuglait plus et qu'il passait ses longues journées vides à réfléchir. Cette Italie qu'il avait voulue si puissante, si triomphante en son unité, agissait follement, courait à la ruine, à la banqueroute peut-être. Cette Rome qui avait toujours été pour lui la capitale nécessaire, la ville de gloire sans pareille qu'il fallait au peuple roi de demain, semblait se refuser à ce rôle d'une grande capitale moderne, lourde comme une morte, pesant du poids des siècles sur la poitrine de la jeune nation. Et il y avait encore son fils, son Luigi, qui le désolait, rebelle à toute direction, devenu un des enfants dévorateurs de la conquête, se ruant à la curée chaude de cette Italie, de cette Rome, que son père semblait avoir uniquement voulues pour que lui-même les pillât et s'en engraissât. Vainement, il s'était opposé à ce qu'il quittât le ministère, à ce qu'il se jetât dans l'agio effréné sur les terrains et les immeubles, que déterminait le coup de démence des quartiers neufs. Il l'adorait quand même, il était réduit au silence, surtout maintenant que les opérations financières les plus hasardeuses lui avaient réussi, comme cette transformation de la villa Montefiori en une véritable ville, affaire colossale où les plus riches s'étaient ruinés, dont lui s'était retiré avec des millions. Et Orlando, désespéré et muet, dans le petit palais que Luigi Prada avait fait bâtir, rue du Vingt-Septembre, s'était entêté à n'y occuper qu'une chambre étroite, où il achevait ses jours cloîtré, avec un seul serviteur, n'acceptant rien autre de son fils que cette hospitalité, vivant pauvrement de son humble rente.
Comme il arrivait à cette rue neuve du Vingt-Septembre, ouverte sur le flanc et sur le sommet du Viminal, Pierre fut frappé de la somptuosité lourde des nouveaux palais, où s'accusait le goût héréditaire de l'énorme. Dans la chaude après-midi de vieil or pourpré, cette rue large et triomphale, ces deux files de façades interminables et blanches disaient le fier espoir d'avenir de la nouvelle Rome, le désir de souveraineté qui avait fait pousser du sol ces bâtisses colossales. Mais surtout il demeura béant devant le Ministère des Finances, un amas gigantesque, un cube cyclopéen où les colonnes, les balcons, les frontons, les sculptures s'entassent, tout un monde démesuré, enfanté en un jour d'orgueil par la folie de la pierre. Et c'était là, en face, un peu plus haut, avant d'arriver à la villa Bonaparte, que se trouvait le petit palais du comte Prada.
Lorsqu'il eut payé son cocher, Pierre resta embarrassé un instant. La porte étant ouverte, il avait pénétré dans le vestibule; mais il n'y apercevait personne, ni concierge, ni serviteur. Il dut se décider à monter au premier étage. L'escalier, monumental, à la rampe de marbre, reproduisait en petit les dimensions exagérées de l'escalier d'honneur du palais Boccanera; et c'était la même nudité froide, tempérée par un tapis et des portières rouges, qui tranchaient violemment sur le stuc blanc des murs. Au premier étage, se trouvait l'appartement de réception, haut de cinq mètres, dont il aperçut deux salons en enfilade, par une porte entre-bâillée, des salons d'une richesse toute moderne, avec une profusion de tentures, de velours et de soie, de meubles dorés, de hautes glaces reflétant l'encombrement fastueux des consoles et des tables. Et toujours personne, pas une âme, dans ce logis comme abandonné, où la femme ne se sentait pas. Il allait redescendre, pour sonner, quand un valet se présenta enfin.
—Monsieur le comte Prada, je vous prie.
Le valet considéra en silence ce petit prêtre et daigna demander:
—Le père ou le fils?
—Le père, monsieur le comte Orlando Prada.
—Bon! montez au troisième étage.
Puis, il voulut bien ajouter une explication.
—La petite porte, à droite sur le palier. Frappez fort pour qu'on vous ouvre.
En effet, Pierre dut frapper deux fois. Ce fut un petit vieux très sec, d'allure militaire, un ancien soldat du comte resté à son service, qui vint lui ouvrir, en disant, pour s'excuser de ne pas avoir ouvert plus vite, qu'il était en train d'arranger les jambes de son maître. Tout de suite il annonça le visiteur. Et celui-ci, après une obscure antichambre, très étroite, resta saisi de la pièce dans laquelle il entrait, une pièce relativement petite, toute nue, toute blanche, tapissée simplement d'un papier tendre à fleurettes bleues. Derrière un paravent, il n'y avait qu'un lit de fer, la couche du soldat; et aucun autre meuble, rien que le fauteuil où l'infirme passait ses jours, une table de bois noir près de lui, couverte de journaux et de livres, deux antiques chaises de paille qui servaient à faire asseoir les rares visiteurs. Contre un des murs, quelques planches tenaient lieu de bibliothèque. Mais la fenêtre, sans rideaux, large et claire, ouvrait sur le plus admirable panorama de Rome qu'on pût voir.
Puis, la chambre disparut, Pierre ne vit plus que le vieil Orlando, dans une soudaine et profonde émotion. C'était un vieux lion blanchi, superbe encore, très fort, très grand. Une forêt de cheveux blancs, sur une tête puissante, à la bouche épaisse, au nez gros et écrasé, aux larges yeux noirs étincelants. Une longue barbe blanche, d'une vigueur de jeunesse, frisée comme celle d'un dieu. Dans ce mufle léonin, on devinait les terribles passions qui avaient dû gronder; mais toutes, les charnelles, les intellectuelles, avaient fait éruption en patriotisme, en bravoure folle et en désordonné amour de l'indépendance. Et le vieil héros foudroyé, le buste toujours droit et haut, était cloué là, sur son fauteuil de paille, les jambes mortes, ensevelies, disparues dans une couverture noire. Seuls, les bras, les mains vivaient; et, seule, la face éclatait de force et d'intelligence.
Orlando s'était tourné vers son serviteur, pour lui dire doucement:
—Batista, tu peux t'en aller. Reviens dans deux heures.
Puis, regardant Pierre bien en face, il s'écria de sa voix restée sonore, malgré ses soixante-dix ans:
—Enfin, c'est donc vous, mon cher monsieur Froment, et nous allons pouvoir causer tout à notre aise... Tenez! prenez cette chaise, asseyez-vous devant moi.
Mais il avait remarqué le regard surpris que le prêtre jetait sur la nudité de la chambre. Il ajouta gaiement:
—Vous me pardonnerez de vous recevoir dans ma cellule. Oui, je vis ici en moine, en vieux soldat retraité, désormais à l'écart de la vie... Mon fils me tourmente encore pour que je prenne une des belles chambres d'en bas. A quoi bon? je n'ai aucun besoin, je n'aime guère les lits de plume, car mes vieux os sont accoutumés à la terre dure... Et puis, j'ai là une si belle vue, toute Rome qui se donne à moi, maintenant que je ne peux plus aller à elle!
D'un geste vers la fenêtre, il avait caché l'embarras, la légère rougeur dont il était pris, chaque fois qu'il excusait son fils de la sorte, sans vouloir dire la vraie raison, le scrupule de probité, qui le faisait s'entêter dans son installation de pauvre.
—Mais c'est très bien! mais c'est superbe! déclara Pierre, pour lui faire plaisir. Je suis si heureux de vous voir enfin, moi aussi! si heureux de serrer vos mains vaillantes qui ont accompli tant de grandes choses!
D'un nouveau geste, Orlando sembla vouloir écarter le passé.
—Bah! bah! tout cela, c'est fini, enterré... Parlons de vous, mon cher monsieur Froment, de vous si jeune qui êtes le présent, et parlons vite de votre livre qui est l'avenir... Ah! votre livre, votre «Rome nouvelle», si vous saviez dans quel état de colère il m'a jeté d'abord!
Il riait maintenant, il prit le volume qui se trouvait justement sur la table, près de lui; et, tapant sur la couverture, de sa large main de colosse:
—Non, vous ne vous imaginez pas avec quels sursauts de protestation je l'ai lu!... Le pape, encore le pape, et toujours le pape! La Rome nouvelle pour le pape et par le pape! La Rome triomphante de demain grâce au pape, donnée au pape, confondant sa gloire dans la gloire du pape!... Eh bien! et nous? et l'Italie? et tous les millions que nous avons dépensés pour faire de Rome une grande capitale?... Ah! qu'il faut être un Français, et un Français de Paris, pour écrire le livre que voilà! Mais, cher monsieur, Rome, si vous l'ignorez, est devenue la capitale du royaume d'Italie, et il y a ici le roi Humbert, et il y a les Italiens, tout un peuple qui compte, je vous assure, et qui entend garder pour lui Rome, la glorieuse, la ressuscitée!
Cette fougue juvénile fit rire Pierre à son tour.
—Oui, oui, vous m'avez écrit cela. Seulement, qu'importe, à mon point de vue! L'Italie n'est qu'une nation, une partie de l'humanité, et je veux l'accord, la fraternité de toutes les nations, l'humanité réconciliée, croyante et heureuse. Qu'importe la forme du gouvernement, une monarchie, une république! qu'importe l'idée de la patrie une et indépendante, s'il n'y a plus qu'un peuple libre, vivant de justice et de vérité!
De ce cri enthousiaste, Orlando n'avait retenu qu'un mot. Il reprit plus bas, d'un air songeur:
—La république! je l'ai voulue ardemment, dans ma jeunesse. Je me suis battu pour elle, j'ai conspiré avec Mazzini, un saint, un croyant, qui s'est brisé contre l'absolu. Et puis, quoi? il a bien fallu accepter les nécessités pratiques, les plus intransigeants se sont ralliés... Aujourd'hui, la république nous sauverait-elle? En tout cas, elle ne différerait guère de notre monarchie parlementaire: voyez ce qui se passe en France. Alors, pourquoi risquer une révolution qui mettrait le pouvoir aux mains des révolutionnaires extrêmes, des anarchistes? Nous craignons tous cela, c'est ce qui explique notre résignation... Je sais bien que quelques-uns voient le salut dans une fédération républicaine, tous les anciens petits États reconstitués en autant de républiques, que Rome présiderait. Le Vatican aurait peut-être gros à gagner dans l'aventure. On ne peut pas dire qu'il y travaille, il en envisage simplement l'éventualité sans déplaisir. Mais c'est un rêve, un rêve!
Il retrouva sa gaieté, même une pointe tendre d'ironie.
—Vous doutez-vous de ce qui m'a séduit dans votre livre? car, malgré mes protestations, je vous ai lu deux fois... C'est que Mazzini aurait pu presque l'écrire. Oui! j'y ai retrouvé toute ma jeunesse, tout l'espoir fou de mes vingt-cinq ans, la religion du Christ, la pacification du monde par l'Évangile... Saviez-vous que Mazzini a voulu, longtemps avant vous, la rénovation du catholicisme? Il écartait le dogme et la discipline, il ne retenait que la morale. Et c'était la Rome nouvelle, la Rome du peuple qu'il donnait pour siège à l'Église universelle, où toutes les Églises du passé allaient se fondre: Rome, l'éternelle Cité, la prédestinée, la mère et la reine dont la domination renaissait pour le bonheur définitif des hommes!... N'est-ce pas curieux que le néo-catholicisme actuel, le vague réveil spiritualiste, le mouvement de communauté, de charité chrétienne dont on mène tant de bruit, ne soit qu'un retour des idées mystiques et humanitaires de 1848? Hélas! j'ai vu tout cela, j'ai cru et j'ai combattu, et je sais à quel beau gâchis nous ont conduits ces envolées dans le bleu du mystère. Que voulez-vous! je n'ai plus confiance.
Et, comme Pierre allait se passionner, lui aussi, et répondre, il l'arrêta.
—Non, laissez-moi finir... Je veux seulement que vous soyez bien convaincu de la nécessité absolue où nous étions de prendre Rome, d'en faire la capitale de l'Italie. Sans elle, l'Italie nouvelle ne pouvait pas être. Elle était la gloire antique, elle détenait dans sa poussière la souveraine puissance que nous voulions rétablir, elle donnait à qui la possédait la force, la beauté, l'éternité. Au centre du pays, elle en était le cœur, elle devait en devenir la vie, dès qu'on l'aurait réveillée du long sommeil de ses ruines... Ah! que nous l'avons désirée, au milieu des victoires et des défaites, pendant des années d'affreuse impatience! Moi, je l'ai aimée et voulue plus qu'aucune femme, le sang brûlé, désespéré de vieillir. Et, quand nous l'avons possédée, notre folie a été de la vouloir fastueuse, immense, dominatrice, à l'égal des autres grandes capitales de l'Europe, Berlin, Paris, Londres... Regardez-la, elle est encore mon seul amour, ma seule consolation, aujourd'hui que je suis mort, n'ayant plus de vivants que les yeux.
Du même geste, il avait de nouveau indiqué la fenêtre. Rome, sous le ciel intense, s'étendait à l'infini, tout empourprée et dorée par le soleil oblique. Très lointains, les arbres du Janicule fermaient l'horizon de leur ceinture verte, d'un vert limpide d'émeraude; tandis que le dôme de Saint-Pierre, plus à gauche, avait la pâleur bleue d'un saphir, éteint dans la trop vive lumière. Puis, c'était la ville basse, la vieille cité rousse, comme cuite par des siècles d'étés brûlants, si douce à l'œil, si belle de la vie profonde du passé, un chaos sans bornes de toitures, de pignons, de tours, de campaniles, de coupoles. Mais, au premier plan, sous la fenêtre, il y avait la jeune ville, celle qu'on bâtissait depuis vingt-cinq années, des cubes de maçonnerie entassés, crayeux encore, que ni le soleil ni l'histoire n'avaient drapés de leur pourpre. Surtout, les toitures du colossal Ministère des Finances étalaient des steppes désastreuses, infinies et blafardes, d'une cruelle laideur. Et c'était sur cette désolation des constructions nouvelles que les regards du vieux soldat de la conquête avaient fini par se fixer.
Il y eut un silence. Pierre venait de sentir passer le petit froid de la tristesse cachée, inavouée, et il attendait courtoisement.
—Je vous demande pardon de vous avoir coupé la parole, reprit Orlando. Mais il me semble que nous ne pouvons causer utilement de votre livre, tant que vous n'aurez pas vu et étudié Rome de près. Vous n'êtes ici que depuis hier, n'est-ce pas? Courez la ville, regardez, questionnez, et je crois que beaucoup de vos idées changeront. J'attends surtout votre impression sur le Vatican, puisque vous êtes venu uniquement pour voir le pape et défendre votre œuvre contre l'Index. Pourquoi discuterions-nous aujourd'hui, si les faits eux-mêmes doivent vous amener à d'autres idées, mieux que je n'y réussirais par les plus beaux discours du monde?... C'est entendu, vous reviendrez, et nous saurons de quoi nous parlerons, nous nous entendrons peut-être.
—Mais certainement, dit Pierre. Je n'étais venu aujourd'hui que pour vous témoigner ma gratitude d'avoir bien voulu lire mon livre avec intérêt et que pour saluer en vous une des gloires de l'Italie.
Orlando n'écoutait pas, absorbé, les yeux toujours fixés sur Rome. Il ne voulait plus qu'on en parlât, et malgré lui, tout à son inquiétude secrète, il continua d'une voix basse, comme dans une involontaire confession.
—Sans doute, nous sommes allés beaucoup trop vite. Il y a eu des dépenses d'une utilité indispensable, les routes, les ports, les chemins de fer. Et il a bien fallu armer le pays aussi, je n'ai pas désapprouvé d'abord les grosses charges militaires... Mais, ensuite, cet écrasant budget de la guerre, d'une guerre qui n'est pas venue, dont l'attente nous a ruinés! Ah! j'ai toujours été l'ami de la France, je ne lui reproche que de n'avoir pas compris la situation qui nous était faite, l'excuse vitale que nous avions en nous alliant avec l'Allemagne... Et le milliard englouti à Rome! C'est ici que la folie a soufflé, nous avons péché par enthousiasme et par orgueil. Dans mes songeries de vieux bonhomme solitaire, un des premiers, j'ai senti le gouffre, l'effroyable crise financière, le déficit où allait sombrer la nation. Je l'ai crié à mon fils, à tous ceux qui m'approchaient; mais à quoi bon? ils ne m'écoutaient pas, ils étaient fous, achetant, revendant, bâtissant, dans l'agio et dans la chimère. Vous verrez, vous verrez... Le pis est que nous n'avons pas, comme chez vous, dans la population dense des campagnes, une réserve d'argent et d'hommes, une épargne toujours prête à combler les trous creusés par les catastrophes. Chez nous, l'ascension du peuple, nulle encore, ne régénère pas le sang social, par un apport continu d'hommes nouveaux; et il est pauvre, il n'a pas de bas de laine à vider. La misère est effroyable, il faut bien le dire. Ceux qui ont de l'argent, préfèrent le manger petitement dans les villes, que de le risquer dans des entreprises agricoles ou industrielles. Les usines sont lentes à se bâtir, la terre en est encore presque partout à la culture barbare d'il y a deux mille ans... Et voilà Rome, Rome qui n'a pas fait l'Italie, que l'Italie a faite sa capitale par son ardent et unique désir, Rome qui n'est toujours que le splendide décor de la gloire des siècles, Rome qui ne nous a donné encore que l'éclat de ce décor, avec sa population papale abâtardie, toute de fierté et de fainéantise! Je l'ai trop aimée, je l'aime trop, pour regretter d'y être. Mais, grand Dieu! quelle démence elle a mise en nous, que de millions elle nous a coûté, de quel poids triomphal elle nous écrase!... Voyez, voyez!
Et c'étaient les toitures blafardes du Ministère des Finances, l'immense steppe désolée, qu'il montrait, comme s'il y eût vu la moisson de gloire coupée en herbe, l'affreuse nudité de la banqueroute menaçante. Ses yeux se voilaient de larmes contenues, il était superbe d'espoir ébranlé, d'inquiétude douloureuse, avec sa tête énorme de vieux lion blanchi, désormais impuissant, cloué dans cette chambre si nue et si claire, d'une pauvreté si hautaine, qui semblait être une protestation contre la richesse monumentale de tout le quartier. C'était donc là ce qu'on avait fait de la conquête! et il était foudroyé maintenant, incapable de donner de nouveau son sang et son âme!
—Oui, oui! lança-t-il dans un dernier cri, on donnait tout, son cœur et sa tête, son existence entière, tant qu'il s'est agi de faire la patrie une et indépendante. Mais, aujourd'hui que la patrie est faite, allez donc vous enthousiasmer pour réorganiser ses finances! Ce n'est pas un idéal, cela! Et c'est pourquoi, pendant que les vieux meurent, pas un homme nouveau ne se lève parmi les jeunes.
Brusquement, il s'arrêta, un peu gêné, souriant de sa fièvre.
—Excusez-moi, me voilà reparti, je suis incorrigible... C'est entendu, laissons ce sujet, et vous reviendrez, nous causerons, quand vous aurez tout vu.
Dès lors, il se montra charmant, et Pierre comprit son regret d'avoir trop parlé, à la bonhomie séductrice, à l'affection envahissante dont il l'enveloppa. Il le suppliait de rester longtemps à Rome, de ne pas la juger trop vite, d'être convaincu que l'Italie, au fond, aimait toujours la France; et il voulait aussi qu'on aimât l'Italie, il éprouvait une anxiété véritable, à l'idée qu'on ne l'aimait peut-être plus. Ainsi que la veille, au palais Boccanera, le prêtre eut conscience là d'une sorte de pression exercée sur lui pour le forcer à l'admiration et à la tendresse. L'Italie, comme une femme qui ne se sentait pas en beauté, doutant d'elle et susceptible, s'inquiétait de l'opinion des visiteurs, s'efforçait de garder malgré tout leur amour.
Mais, lorsque Orlando sut que Pierre était descendu au palais Boccanera, il se passionna de nouveau, et il eut un geste de contrariété vive, en entendant frapper à la porte, juste à ce moment même. Tout en criant d'entrer, il le retint.
—Non, ne partez pas, je veux savoir...
Une dame entra, qui avait dépassé la quarantaine, petite et ronde, jolie encore, avec ses traits menus, ses gentils sourires, noyés dans la graisse. Elle était blonde, avait les yeux verts, d'une limpidité d'eau de source. Assez bien habillée, en toilette réséda, élégante et sobre, elle paraissait d'air agréable, modeste et avisé.
—Ah! c'est toi, Stefana, dit le vieillard, qui se laissa embrasser.
—Oui, mon oncle, je passais, et j'ai voulu monter, pour prendre de vos nouvelles.
C'était madame Sacco, une nièce d'Orlando, née à Naples d'une mère venue de Milan et mariée au banquier napolitain Pagani, tombé plus tard en déconfiture. Après la ruine, Stefana avait épousé Sacco, lorsqu'il n'était encore que petit employé des Postes. Sacco, dès lors, voulant relever la maison de son beau-père, s'était lancé dans des affaires terribles, compliquées et louches, au bout desquelles il avait eu la chance imprévue de se faire nommer député. Depuis qu'il était venu à Rome, pour la conquérir à son tour, sa femme avait dû l'aider dans son ambition dévorante, s'habiller, ouvrir un salon; et, si elle s'y montrait encore un peu gauche, elle lui rendait pourtant des services qui n'étaient pas à dédaigner, très économe, très prudente, menant la maison en bonne ménagère, toutes les excellentes et solides qualités de l'Italie du Nord, héritées de sa mère, et qui faisaient merveille à côté de la turbulence et des abandons de son mari, chez lequel l'Italie du Midi flambait avec sa rage d'appétits continuelle.
Le vieil Orlando, dans son mépris pour Sacco, avait gardé quelque affection à sa nièce, chez qui il retrouvait son sang. Il la remercia; et, tout de suite, il parla de la nouvelle donnée par les journaux du matin, soupçonnant bien que le député avait envoyé sa femme pour avoir son opinion.
—Eh bien! et ce ministère?
Elle s'était assise, elle ne se pressa pas, regarda les journaux qui traînaient sur la table.
—Oh! rien n'est fait encore, la presse a parlé trop vite. Sacco a été appelé par le président du conseil, et ils ont causé. Seulement, il hésite beaucoup, il craint de n'avoir aucune aptitude pour l'Agriculture. Ah! si c'étaient les Finances!... Et puis, il n'aurait pris aucune résolution sans vous consulter. Qu'en pensez-vous, mon oncle?
D'un geste violent, il l'interrompit.
—Non, non, je ne me mêle pas de ça!
C'était, pour lui, une abomination, le commencement de la fin, ce rapide succès de Sacco, un aventurier, un brasseur d'affaires qui avait toujours pêché en eau trouble. Son fils Luigi, certes, le désolait. Mais, quand on pensait que Luigi, avec son intelligence vaste, ses qualités si belles encore, n'était rien, tandis que ce Sacco, ce brouillon, ce jouisseur sans cesse affamé, après s'être glissé à la Chambre, se trouvait en passe de décrocher un portefeuille! Un petit homme brun et sec, avec de gros yeux ronds, les pommettes saillantes, le menton proéminent, toujours dansant et criant, d'une éloquence intarissable, dont toute la force était dans la voix, une voix admirable de puissance et de caresse! Et insinuant, et profitant de tout, séducteur et dominateur!
—Tu entends, Stefana, dis à ton mari que le seul conseil que j'aie à lui donner est de rentrer petit employé aux Postes, où il rendra peut-être des services.
Ce qui outrait et désespérait le vieux soldat, c'était un tel homme, un Sacco, tombé en bandit à Rome, dans cette Rome dont la conquête avait coûté tant de nobles efforts. Et, à son tour, Sacco la conquérait, l'enlevait à ceux qui l'avaient si durement gagnée, la possédait, mais pour s'y délecter, pour y assouvir son amour effréné du pouvoir. Sous des dehors très câlins, il était résolu à dévorer tout. Après la victoire, lorsque le butin se trouvait là, chaud encore, les loups étaient venus. Le Nord avait fait l'Italie, le Midi montait à la curée, se jetait sur elle, vivait d'elle comme d'une proie. Et il y avait surtout cela, au fond de la colère du héros foudroyé: l'antagonisme de plus en plus marqué entre le Nord et le Midi; le Nord travailleur et économe, politique avisé, savant, tout aux grandes idées modernes; le Midi ignorant et paresseux, tout à la joie immédiate de vivre, dans un désordre enfantin des actes, dans un éclat vide des belles paroles sonores.
Stefana souriait placidement, en regardant Pierre, qui s'était retiré près de la fenêtre.
—Oh! mon oncle, vous dites cela, mais vous nous aimez bien tout de même, et vous m'avez donné, à moi, plus d'un bon conseil, ce dont je vous remercie... C'est comme pour l'histoire d'Attilio...
Elle parlait de son fils, le lieutenant, et de son aventure amoureuse avec Celia, la petite princesse Buongiovanni, dont tous les salons noirs et blancs s'entretenaient.
—Attilio, c'est autre chose, s'écria Orlando. Ainsi que toi, il est de mon sang, et c'est merveilleux comme je me retrouve dans ce gaillard-là. Oui, il est tout moi, quand j'avais son âge, et beau, et brave, et enthousiaste!... Tu vois que je me fais des compliments. Mais, en vérité, Attilio me tient chaud au cœur, car il est l'avenir, il me rend l'espérance... Eh bien! son histoire?
—Ah! mon oncle, son histoire nous donne des ennuis. Je vous en ai déjà parlé, et vous avez haussé les épaules, en disant que, dans ces questions-là, les parents n'avaient qu'à laisser les amoureux régler leurs affaires eux-mêmes... Nous ne voulons pourtant pas qu'on dise partout que nous poussons notre fils à enlever la petite princesse, pour qu'il épouse ensuite son argent et son titre.
Orlando s'égaya franchement.
—Voilà un fier scrupule! C'est ton mari qui t'a dit de me l'exprimer? Oui, je sais qu'il affecte de montrer de la délicatesse en cette occasion... Moi, je te le répète, je me crois aussi honnête que lui, et j'aurais un fils tel que le tien, si droit, si bon, si naïvement amoureux, que je le laisserais épouser qui il voudrait et comme il voudrait... Les Buongiovanni, mon Dieu! les Buongiovanni, avec toute leur noblesse et l'argent qu'ils ont encore, seront très honorés d'avoir pour gendre un beau garçon, au grand cœur!
De nouveau, Stefana eut son air de satisfaction placide. Elle ne venait sûrement que pour être approuvée.
—C'est bien, mon oncle, je redirai cela à mon mari; et il en tiendra grand compte; car, si vous êtes sévère pour lui, il a pour vous une véritable vénération... Quant à ce ministère, rien ne se fera peut-être, Sacco se décidera selon les circonstances.
Elle s'était levée, elle prit congé en embrassant le vieillard, comme à son arrivée, très tendrement. Et elle le complimenta sur sa belle mine, le trouva très beau, le fit sourire en lui nommant une dame qui était encore folle de lui. Puis, après avoir répondu d'une légère révérence au salut muet du jeune prêtre, elle s'en alla, de son allure modeste et sage.
Un instant, Orlando resta silencieux, les yeux vers la porte, repris d'une tristesse, songeant sans doute à ce présent louche et pénible, si différent du glorieux passé. Et, brusquement, il revint à Pierre, qui attendait toujours.
—Alors, mon ami, vous êtes donc descendu au palais Boccanera. Ah! quel désastre aussi de ce côté!
Mais, lorsque le prêtre lui eut répété sa conversation avec Benedetta, la phrase où elle avait dit qu'elle l'aimait toujours et que jamais elle n'oublierait sa bonté, quoi qu'il arrivât, il s'attendrit, sa voix eut un tremblement.
—Oui, c'est une bonne âme, elle n'est pas méchante. Seulement, que voulez-vous? elle n'aimait pas Luigi, et lui-même a été un peu violent peut-être... Ces choses ne sont plus un mystère, je vous en parle librement, puisque, à mon grand chagrin, tout le monde les connaît.
Orlando, s'abandonnant à ses souvenirs, dit sa joie vive, la veille du mariage, à la pensée de cette admirable créature qui serait sa fille, qui remettrait de la jeunesse et du charme autour de son fauteuil d'infirme. Il avait toujours eu le culte de la beauté, un culte passionné d'amant, dont l'unique amour serait resté celui de la femme, si la patrie n'avait pas pris le meilleur de lui-même. Et Benedetta, en effet, l'adora, le vénéra, montant sans cesse passer des heures avec lui, habitant sa petite chambre pauvre, qui resplendissait alors de l'éclat de divine grâce qu'elle y apportait. Il revivait dans son haleine fraîche, dans l'odeur pure et la caressante tendresse de femme dont elle l'entourait, sans cesse aux petits soins. Mais, tout de suite, quel affreux drame, et que son cœur avait saigné, de ne savoir comment réconcilier les époux! Il ne pouvait donner tort à son fils de vouloir être le mari accepté, aimé. D'abord, après la première nuit désastreuse, ce heurt de deux êtres, entêtés chacun dans son absolu, il avait espéré ramener Benedetta, la jeter aux bras de Luigi. Puis, lorsque, en larmes, elle lui eut fait ses confidences, avouant son amour ancien pour Dario, disant toute sa révolte imprévue devant l'acte, le don de sa virginité à un autre homme, il comprit que jamais elle ne céderait. Et toute une année s'était écoulée, il avait vécu une année, cloué sur son fauteuil, avec ce drame poignant qui se passait sous lui, dans ces appartements luxueux dont les bruits n'arrivaient même pas à ses oreilles. Que de fois il avait essayé d'entendre, craignant des querelles, désolé de ne pouvoir se rendre utile encore en faisant du bonheur! Il ne savait rien par son fils, qui se taisait; il n'avait parfois des détails que par Benedetta, lorsqu'un attendrissement la laissait sans défense; et ce mariage, où il avait vu un instant l'alliance tant désirée de l'ancienne Rome avec la nouvelle, ce mariage non consommé le désespérait, comme l'échec de tous ses espoirs, l'avortement final du rêve qui avait empli sa vie. Lui-même finit par souhaiter le divorce, tellement la souffrance d'une pareille situation devenait insupportable.
—Ah! mon ami, je n'ai jamais si bien compris la fatalité de certains antagonismes, et comment, avec le cœur le plus tendre, la raison la plus droite, on peut faire son malheur et celui des autres!
Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et cette fois, sans avoir frappé, le comte Prada entra. Tout de suite, après un salut rapide au visiteur qui s'était levé, il prit doucement les mains de son père, les tâta, en craignant de les trouver trop chaudes ou trop froides.
—J'arrive à l'instant de Frascati, où j'ai dû coucher, tellement ces constructions interrompues me tracassent. Et l'on me dit que vous avez passé une nuit mauvaise.
—Eh! non, je t'assure.
—Oh! vous ne me le diriez pas... Pourquoi vous obstinez-vous à vivre ici, sans aucune douceur? Cela n'est plus de votre âge. Vous me feriez tant plaisir en acceptant une chambre plus confortable, où vous dormiriez mieux!
—Eh! non, eh! non... Je sais que tu m'aimes bien, mon bon Luigi. Mais, je t'en prie, laisse-moi faire au gré de ma vieille tête. C'est la seule façon de me rendre heureux.
Pierre fut très frappé de l'ardente affection qui enflammait les regards des deux hommes, pendant qu'ils se contemplaient, les yeux dans les yeux. Cela lui parut infiniment touchant, d'une grande beauté de tendresse, au milieu de tant d'idées et d'actes contraires, de tant de ruptures morales, qui les séparaient.
Et il s'intéressa à les comparer. Le comte Prada, plus court, plus trapu, avait bien la même tête énergique et forte, plantée de rudes cheveux noirs, les mêmes yeux francs, un peu durs, dans une face d'un teint clair, barrée d'épaisses moustaches. Mais la bouche différait, une bouche à la dentition de loup, sensuelle et vorace, une bouche de proie, faite pour les soirs de bataille, quand il ne s'agit plus que de mordre à la conquête des autres. C'était ce qui faisait dire, lorsqu'on vantait ses yeux de franchise: «Oui, mais je n'aime pas sa bouche.» Les pieds étaient forts, les mains grasses et trop larges, très belles.
Et Pierre s'émerveillait de le trouver tel qu'il l'avait attendu. Il connaissait assez intimement son histoire, pour reconstituer en lui le fils du héros que la conquête a gâté, qui mange à dents pleines la moisson coupée par l'épée glorieuse du père. Il étudiait surtout comment les vertus du père avaient dévié, s'étaient, chez l'enfant, transformées en vices, les qualités les plus nobles se pervertissant, l'énergie héroïque et désintéressée devenant le féroce appétit des jouissances, l'homme des batailles aboutissant à l'homme du butin, depuis que les grands sentiments d'enthousiasme ne soufflaient plus, qu'on ne se battait plus, qu'on était là au repos, parmi les dépouilles entassées, pillant et dévorant. Et le héros, le père paralytique, immobilisé, qui assistait à cela, à cette dégénérescence du fils, du brasseur d'affaires gorgé de millions!
Mais Orlando présenta Pierre.
—Monsieur l'abbé Pierre Froment, dont je t'ai parlé, l'auteur du livre que je t'ai fait lire.
Prada se montra fort aimable, parla tout de suite de Rome, avec une passion intelligente, en homme qui voulait en faire une grande capitale moderne. Il avait vu Paris transformé par le second empire, il avait vu Berlin agrandi et embelli, après les victoires de l'Allemagne; et, selon lui, si Rome ne suivait pas le mouvement, si elle ne devenait pas la ville habitable d'un grand peuple, elle était menacée d'une mort prompte. Ou un musée croulant, ou une cité refaite, ressuscitée.
Pierre, intéressé, presque gagné déjà, écoutait cet habile homme dont l'esprit ferme et clair le charmait. Il savait avec quelle adresse il avait manœuvré dans l'affaire de la villa Montefiori, s'y enrichissant lorsque tant d'autres s'y ruinaient, ayant prévu sans doute la catastrophe fatale, au moment où la rage de l'agio affolait encore la nation entière. Pourtant, il surprenait déjà des signes de fatigue, des rides précoces, les lèvres affaissées, sur cette face de volonté et d'énergie, comme si l'homme se lassait de la continuelle lutte, parmi les écroulements voisins, qui minaient le sol, menaçant d'emporter par contre-coup les fortunes les mieux assises. On racontait que Prada, dans les derniers temps, avait eu des inquiétudes sérieuses; et plus rien n'était solide, tout pouvait être englouti, à la suite de la crise financière qui s'aggravait de jour en jour. Chez ce rude fils de l'Italie du Nord, c'était une sorte de déchéance, un lent pourrissement, sous l'influence amollissante, pervertissante de Rome. Tous ses appétits s'y étaient rués à leur satisfaction, il s'épuisait à les y contenter, appétits d'argent, appétits de femmes. Et de là venait la grande tristesse muette d'Orlando, quand il voyait cette déchéance rapide de sa race de conquérant, tandis que Sacco, l'Italien du Midi, servi par le climat, fait à cet air de volupté, à ces villes d'antique poussière, brûlées de soleil, s'y épanouissait comme la végétation naturelle du sol saturé des crimes de l'histoire, s'y emparait peu à peu de tout, de la richesse et de la puissance.
Le nom de Sacco fut prononcé, le père dit au fils un mot de la visite de Stefana. Sans rien ajouter, tous deux se regardèrent avec un sourire. Le bruit courait que le ministre de l'Agriculture, décédé, ne serait peut-être pas remplacé tout de suite, qu'un autre ministre ferait l'intérim, et qu'on attendrait l'ouverture de la Chambre.
Puis, il fut question du palais Boccanera; et Pierre, alors, redoubla d'attention.
—Ah! lui dit le comte, vous êtes descendu rue Giulia. Toute la vieille Rome dort là, dans le silence de l'oubli.
Très à l'aise, il s'entretint du cardinal et même de Benedetta, la comtesse, comme il disait en parlant de sa femme. Il s'étudiait à ne montrer aucune colère. Mais le jeune prêtre le sentit frémissant, saignant toujours, grondant de rancune. Chez lui, la passion de la femme, le désir éclatait avec la violence d'un besoin qu'il devait satisfaire sur l'heure; et il y avait sans doute encore là une des vertus gâtées du père, le rêve enthousiaste courant au but, aboutissant à l'action immédiate. Aussi, après sa liaison avec la princesse Flavia, quand il avait voulu Benedetta, la nièce divine d'une tante restée si belle, s'était-il résigné à tout, au mariage, à la lutte contre cette jeune fille qui ne l'aimait pas, au danger certain de compromettre sa vie entière. Plutôt que de ne pas l'avoir, il aurait incendié Rome. Et ce dont il souffrait sans espoir de guérison, la plaie sans cesse avivée qu'il portait au flanc, c'était de ne pas l'avoir eue, de se dire qu'elle était sienne et qu'elle s'était refusée. Jamais il ne devait pardonner l'injure, la blessure en demeurait au fond de sa chair inassouvie, où le moindre souffle en réveillait la cuisson. Et, sous son apparence d'homme correct, le sensuel délirait alors, jaloux et vindicatif, capable d'un crime.
—Monsieur l'abbé est au courant, murmura le vieil Orlando de sa voix triste.
Prada eut un geste, comme pour dire que tout le monde était au courant.
—Ah! mon père, si je ne vous avais pas obéi, jamais je ne me serais prêté à ce procès en annulation de mariage! La comtesse aurait bien été forcée de réintégrer le domicile conjugal, et elle ne serait pas aujourd'hui à se moquer de nous, avec son amant, ce Dario, le cousin.
D'un geste, à son tour, Orlando voulut protester.
—Mais certainement, mon père. Pourquoi croyez-vous donc qu'elle s'est enfuie d'ici, si ce n'est pour aller vivre aux bras de son amant, chez elle? Et je trouve même que le palais de la rue Giulia, avec son cardinal, abrite là des choses assez malpropres.
C'était le bruit qu'il répandait, l'accusation qu'il portait partout contre sa femme, cette liaison adultère, selon lui publique, éhontée. Au fond, cependant, il n'y croyait pas lui-même, connaissant trop bien la raison ferme de Benedetta, l'idée superstitieuse et comme mystique qu'elle mettait dans sa virginité, la volonté qu'elle avait d'être seulement à l'homme qu'elle aimerait et qui serait son mari devant Dieu. Mais il trouvait une accusation pareille de bonne guerre, très efficace.
—A propos, s'écria-t-il brusquement, vous savez, mon père, que j'ai reçu communication du mémoire de Morano; et c'est chose entendue: si le mariage n'a pu être consommé, c'est par suite de l'impuissance du mari.
Il partit d'un éclat de rire, désirant montrer que cela lui semblait être le comble du comique. Seulement, il avait pâli de sourde exaspération, sa bouche riait durement, avec une cruauté meurtrière; et il était évident que, seule, cette accusation fausse d'impuissance, si insultante pour un homme de sa virilité, l'avait décidé à se défendre, dans ce procès, dont il voulait d'abord ne tenir aucun compte. Il plaiderait donc, convaincu d'ailleurs que sa femme n'obtiendrait pas l'annulation du mariage. Et, toujours riant, il donnait des détails un peu libres sur l'acte, expliquant que ce n'était pas si commode avec une femme qui se refuse, qui griffe et qui mord, et que, du reste, il n'était pas si certain que ça de ne pas l'avoir accompli. En tout cas, il demanderait l'épreuve, le jugement de Dieu, comme il disait en s'égayant plus fort de sa plaisanterie, et devant les cardinaux assemblés, s'ils poussaient la conscience jusqu'à vouloir constater la chose par eux-mêmes.
—Luigi! dit Orlando doucement, en désignant le jeune prêtre d'un regard.
—Oui, je me tais, vous avez raison, mon père. Mais, en vérité, c'est tellement abominable et ridicule... Vous savez le mot de Lisbeth: «Ah! mon pauvre ami, c'est donc d'un petit Jésus que je vais accoucher.»
De nouveau, Orlando parut mécontent, car il n'aimait point, quand il y avait là un visiteur, que son fils affichât si tranquillement devant lui sa liaison. Lisbeth Kauffmann, à peine âgée de trente ans, très blonde, très rose, et d'une gaieté toujours rieuse, appartenait à la colonie étrangère, veuve d'un mari mort depuis deux ans à Rome, où il était venu soigner une maladie de poitrine. Demeurée libre, suffisamment riche pour n'avoir besoin de personne, elle y était restée par goût, passionnée d'art, faisant elle-même un peu de peinture; et elle avait acheté, rue du Prince-Amédée, dans un quartier neuf, un petit palais, où la grande salle du second étage, transformée en atelier, embaumée de fleurs en toute saison, tendue de vieilles étoffes, était bien connue de la société aimable et intelligente. On l'y trouvait dans sa continuelle allégresse, vêtue de longues blouses, un peu gamine, ayant des mots terribles, mais de fort bonne compagnie et ne s'étant encore compromise qu'avec Prada. Il lui avait plu sans doute, elle s'était simplement donnée à lui, lorsque sa femme, depuis quatre mois déjà, l'avait quitté; et elle était enceinte, une grossesse de sept mois, qu'elle ne cachait point, l'air si tranquille et si heureux, que son vaste cercle de connaissances continuait à la venir voir, comme si de rien n'était, dans cette vie facile, libérée, des grandes villes cosmopolites. Cette grossesse, naturellement, au milieu des circonstances où se trouvait le comte, le ravissait, devenait à ses yeux le meilleur des arguments, contre l'accusation dont souffrait son orgueil d'homme. Mais, au fond de lui, sans qu'il l'avouât, la blessure inguérissable n'en saignait pas moins; car ni cette paternité prochaine, ni la possession amusante et flatteuse de Lisbeth, ne compensaient l'amertume du refus de Benedetta: c'était celle-ci qu'il brûlait d'avoir, qu'il aurait voulu punir tragiquement de ce qu'il ne l'avait pas eue.
Pierre, n'étant pas au courant, ne pouvait comprendre. Comme il sentait une gêne, désireux de se donner une contenance, il avait pris sur la table, parmi les journaux, un gros volume, étonné de rencontrer là un ouvrage français classique, un de ces manuels pour le baccalauréat, où se trouve un abrégé des connaissances exigées dans les programmes. Ce n'était qu'un livre humble et pratique d'instruction première, mais il traitait forcément de toutes les sciences mathématiques, de toutes les sciences physiques, chimiques et naturelles, de sorte qu'il résumait en gros les conquêtes du siècle, l'état actuel de l'intelligence humaine.
—Ah! s'écria Orlando, heureux de la diversion, vous regardez le livre de mon vieil ami Théophile Morin. Vous savez qu'il était un des Mille de Marsala et qu'il a conquis la Sicile et Naples avec nous. Un héros!... Et, depuis plus de trente ans, il est retourné en France, à sa chaire de simple professeur, qui ne l'a guère enrichi. Aussi a-t-il publié ce livre, dont la vente, paraît-il, marche si bien, qu'il a eu l'idée d'en tirer un nouveau petit bénéfice avec des traductions, entre autres avec une traduction italienne... Nous sommes restés des frères, il a songé à utiliser mon influence, qu'il croit décisive. Mais il se trompe, hélas! je crains bien de ne pas réussir à faire adopter l'ouvrage.
Prada, redevenu très correct et charmant, eut un léger haussement d'épaules, plein du scepticisme de sa génération, uniquement désireuse de maintenir les choses existantes, pour en tirer le plus de profit possible.
—A quoi bon? murmura-t-il. Trop de livres! trop de livres!
—Non, non! reprit passionnément le vieillard, il n'y a jamais trop de livres! Il en faut, et encore, et toujours! C'est par le livre, et non par l'épée, que l'humanité vaincra le mensonge et l'injustice, conquerra la paix finale de la fraternité entre les peuples... Oui, tu souris, je sais que tu appelles ça mes idées de 48, de vieille barbe, comme vous dites en France, n'est-ce pas? monsieur Froment. Mais il n'en est pas moins vrai que l'Italie est morte, si l'on ne se hâte de reprendre le problème par en bas, je veux dire si l'on ne fait pas le peuple; et il n'y a qu'une façon de faire un peuple, de créer des hommes, c'est de les instruire, c'est de développer par l'instruction cette force immense et perdue, qui croupit aujourd'hui dans l'ignorance et dans la paresse... Oui, oui! l'Italie est faite, faisons les Italiens. Des livres, des livres encore! et allons toujours plus en avant, dans plus de science, dans plus de clarté, si nous voulons vivre, être sains, bons et forts!
Le vieil Orlando était superbe, à moitié soulevé, avec son puissant mufle léonin, tout flambant de la blancheur éclatante de la barbe et de la chevelure. Et, dans cette chambre candide, si touchante en sa pauvreté voulue, il avait poussé son cri d'espoir avec une telle fièvre de foi, que le jeune prêtre vit s'évoquer devant lui une autre figure, celle du cardinal Boccanera, tout noir et debout, les cheveux seuls de neige, admirable lui aussi de beauté héroïque, au milieu de son palais en ruine, dont les plafonds dorés menaçaient de crouler sur ses épaules. Ah! les entêtés magnifiques, les croyants, les vieux qui restent plus virils, plus passionnés que les jeunes! Ceux-ci étaient aux deux bouts opposés des croyances, n'ayant ni une idée, ni une tendresse communes; et, dans cette antique Rome où tout volait en poudre, eux seuls semblaient protester, indestructibles, face à face par-dessus leur ville, comme deux frères séparés, immobiles à l'horizon. De les avoir ainsi vus l'un après l'autre, si grands, si seuls, si désintéressés de la bassesse quotidienne, cela emplissait une journée d'un rêve d'éternité.
Tout de suite Prada avait pris les mains du vieillard, pour le calmer dans une étreinte tendrement filiale.
—Oui, oui! père, c'est vous qui avez raison, toujours raison, et je suis un imbécile de vous contredire. Je vous en prie, ne vous remuez pas de la sorte, car vous vous découvrez, vos jambes vont se refroidir encore.
Et il se mit à genoux, il arrangea la couverture avec un soin infini; puis, restant par terre, comme un petit garçon, malgré ses quarante-deux ans sonnés, il leva ses yeux humides, suppliants d'adoration muette; tandis que le vieux, calmé, très ému, lui caressait les cheveux de ses doigts tremblants.
Pierre était là depuis près de deux heures, lorsque enfin il prit congé, très frappé et très touché de tout ce qu'il avait vu et entendu. Et, de nouveau, il dut promettre de revenir, pour causer longuement. Dehors, il s'en alla au hasard. Quatre heures sonnaient à peine, son idée était de traverser Rome ainsi, sans itinéraire arrêté d'avance, à cette heure délicieuse où le soleil s'abaissait, dans l'air rafraîchi, immensément bleu. Mais, presque tout de suite, il se trouva dans la rue Nationale, qu'il avait descendue en voiture, la veille, à son arrivée; et il reconnut les jardins verts montant au Quirinal, la Banque blafarde et démesurée, le pin en plein ciel de la villa Aldobrandini. Puis, au détour, comme il s'arrêtait pour revoir la colonne Trajane, qui maintenant se détachait en un fût sombre, au fond de la place basse déjà envahie par le crépuscule, il fut surpris de l'arrêt brusque d'une victoria, d'où un jeune homme, courtoisement, l'appelait d'un petit signe de la main.
—Monsieur l'abbé Froment! monsieur l'abbé Froment!
C'était le jeune prince Dario Boccanera, qui allait faire sa promenade quotidienne au Corso. Il ne vivait plus que des libéralités de son oncle le cardinal, presque toujours à court d'argent. Mais, comme tous les Romains, il n'aurait mangé que du pain sec, s'il l'avait fallu, pour garder sa voiture, son cheval et son cocher. A Rome, la voiture est le luxe indispensable.
—Monsieur l'abbé Froment, si vous voulez bien monter, je serai heureux de vous montrer un peu notre ville.
Sans doute il désirait faire plaisir à Benedetta, en étant aimable pour son protégé. Puis, dans son oisiveté, il lui plaisait d'initier ce jeune prêtre, qu'on disait si intelligent, à ce qu'il croyait être la fleur de Rome, la vie inimitable.
Pierre dut accepter, bien qu'il eût préféré sa promenade solitaire. Le jeune homme pourtant l'intéressait, ce dernier né d'une race épuisée, qu'il sentait incapable de pensée et d'action, fort séduisant d'ailleurs, dans son orgueil et son indolence. Beaucoup plus romain que patriote, il n'avait jamais eu la moindre velléité de se rallier, satisfait de vivre à l'écart, à ne rien faire; et, si passionné qu'il fût, il ne commettait point de folies, très pratique au fond, très raisonnable, comme tous ceux de sa ville, sous leur apparente fougue. Dès que la voiture, après avoir traversé la place de Venise, s'engagea dans le Corso, il laissa éclater sa vanité enfantine, son amour de la vie au dehors, heureuse et gaie, sous le beau ciel. Et tout cela apparut très clairement, dans le simple geste qu'il fit, en disant:
—Le Corso!
De même que la veille, Pierre fut saisi d'étonnement. La longue et étroite rue s'étendait de nouveau, jusqu'à la place du Peuple blanche de lumière, avec la seule différence que c'étaient les maisons de droite qui baignaient dans le soleil, tandis que celles de gauche étaient noires d'ombre. Comment! c'était ça, le Corso! cette tranchée à demi obscure, étranglée entre les hautes et lourdes façades! cette chaussée mesquine, où trois voitures au plus passaient de front, que des boutiques serrées bordaient de leurs étalages de clinquant! Ni espace libre, ni horizons vastes, ni verdure rafraîchissante! Rien que la bousculade, l'entassement, l'étouffement, le long des petits trottoirs, sous une mince bande de ciel! Et Dario eut beau lui nommer les palais historiques et fastueux, le palais Bonaparte, le palais Doria, le palais Odelscachi, le palais Sciarra, le palais Chigi; il eut beau lui montrer la place Colonna, avec la colonne de Marc-Aurèle, la place la plus vivante de la ville, où piétine un continuel peuple debout, causant et regardant; il eut beau, jusqu'à la place du Peuple, lui faire admirer les églises, les maisons, les rues transversales, la rue des Condotti, au bout de laquelle se dressait, dans la gloire du soleil couchant, l'apparition de la Trinité des Monts, toute en or, en haut du triomphal escalier d'Espagne: Pierre gardait son impression désillusionnée de voie sans largeur et sans air, les palais lui semblaient des hôpitaux ou des casernes tristes, la place Colonna manquait cruellement d'arbres, seule la Trinité des Monts l'avait séduit, par son resplendissement lointain d'apothéose.
Mais il fallut revenir de la place du Peuple à la place de Venise, et retourner encore, et revenir encore, deux, trois, quatre tours, sans lassitude. Dario, ravi, se montrait, regardait, était salué, saluait. Sur les deux trottoirs, une foule compacte défilait, dont les yeux plongeaient au fond des voitures, dont les mains auraient pu serrer les mains des personnes qui s'y trouvaient assises. Peu à peu, le nombre des voitures devenait tel, que la double file était ininterrompue, serrée, obligée de marcher au pas. On se touchait, on se dévisageait, dans ce perpétuel frôlement de celles qui montaient et de celles qui descendaient. C'était la promiscuité du plein air, toute Rome entassée dans le moins de place possible, les gens qui se connaissaient, qui se retrouvaient comme en l'intimité d'un salon, les gens qui ne se parlaient pas, des mondes les plus adverses, mais qui se coudoyaient, qui se fouillaient du regard, jusqu'à l'âme. Et Pierre, alors, eut la révélation, comprit le Corso, l'antique habitude, la passion et la gloire de la ville. Justement, le plaisir était là, dans l'étroitesse de la voie, dans ce coudoiement forcé, qui permettait les rencontres attendues, les curiosités satisfaites, l'étalage des vanités heureuses, les provisions des commérages sans fin. La ville entière s'y revoyait chaque jour, s'étalait, s'épiait, se donnait son spectacle à elle-même, brûlée d'un tel besoin, indispensable à la longue, de se voir ainsi, qu'un homme bien né qui manquait le Corso, était comme un homme dépaysé, sans journaux, vivant en sauvage. Et l'air était d'une douceur délicieuse, l'étroite bande de ciel, entre les lourds palais roussis, avait une infinie pureté bleue.
Dario ne cessait de sourire, d'incliner légèrement la tête; et il nommait à Pierre des princes et des princesses, des ducs et des duchesses, des noms retentissants dont l'éclat emplit l'Histoire, dont les syllabes sonores évoquent des chocs d'armures dans les batailles, des défilés de pompe papale, aux robes de pourpre, aux tiares d'or, aux vêtements sacrés étincelants de pierreries; et Pierre était désespéré d'apercevoir de grosses dames, de petits messieurs, des êtres bouffis ou chétifs, que le costume moderne enlaidissait encore. Pourtant quelques jolies femmes passaient, des jeunes filles surtout, muettes, aux grands yeux clairs. Et, comme Dario venait de montrer le palais Buongiovanni, une immense façade du dix-septième siècle, aux fenêtres encadrées de rinceaux, d'une pesanteur de goût fâcheuse, il ajouta, d'un air égayé:
—Ah! tenez, voici Attilio, là, sur le trottoir... Le jeune lieutenant Sacco, vous savez, n'est-ce pas?
D'un signe, Pierre répondit qu'il était au courant. Attilio, en tenue, le séduisit tout de suite, très jeune, l'air vif et brave, avec son visage de franchise où luisaient tendrement les yeux bleus de sa mère. Il était vraiment la jeunesse et l'amour, dans leur espoir enthousiaste, désintéressé de toute basse préoccupation d'avenir.
—Vous allez voir, quand nous repasserons devant le palais, reprit Dario. Il sera encore là, et je vous montrerai quelque chose.
Et il parla gaiement des jeunes filles, ces petites princesses, ces petites duchesses, élevées si discrètement au Sacré-Cœur, d'ailleurs si ignorantes pour la plupart, achevant leur éducation ensuite dans les jupons de leurs mères, ne faisant avec elles que le tour obligatoire du Corso, vivant les interminables jours cloîtrées, emprisonnées au fond des palais sombres. Mais quelles tempêtes dans ces âmes muettes, où personne n'était descendu! quelle lente poussée de volonté parfois, sous cette obéissance passive, sous cette apparente inconscience de ce qui les entourait! Combien entendaient obstinément faire leur vie elles-mêmes, choisir l'homme qui leur plairait, l'avoir malgré le monde entier! Et c'était l'amant cherché et élu, parmi le flot des jeunes hommes, au Corso; c'était l'amant pêché des yeux pendant la promenade, les yeux candides qui parlaient, qui suffisaient à l'aveu, au don total, sans même un souffle des lèvres, chastement closes; et c'étaient enfin les billets doux remis furtivement à l'église, la femme de chambre gagnée, facilitant les rencontres, d'abord si innocentes. Au bout, il y avait souvent un mariage.
Celia, elle, avait voulu Attilio, dès que leurs regards s'étaient rencontrés, le jour de mortel ennui, où, pour la première fois, elle l'avait aperçu, d'une fenêtre du palais Buongiovanni. Il venait de lever la tête, elle l'avait pris à jamais, en se donnant elle-même, de ses grands yeux purs, posés sur les siens. Elle n'était qu'une amoureuse, rien de plus. Il lui plaisait, elle le voulait, celui-ci, pas un autre. Elle l'aurait attendu vingt ans, mais elle comptait bien le conquérir tout de suite par la tranquille obstination de sa volonté. On racontait les terribles fureurs du prince son père, qui se brisaient contre son silence respectueux et têtu. Le prince, de sang mêlé, fils d'une Américaine, ayant épousé une Anglaise, ne luttait que pour garder intacts son nom et sa fortune, au milieu des écroulements voisins; et le bruit courait qu'à la suite d'une querelle, où il avait voulu s'en prendre à sa femme, en l'accusant de n'avoir pas veillé suffisamment sur leur fille, la princesse s'était révoltée, d'un orgueil et d'un égoïsme d'étrangère qui avait apporté cinq millions. N'était-ce point assez de lui avoir donné cinq enfants? Elle vivait les jours à s'adorer, abandonnant Celia, se désintéressant de la maison, où soufflait la tempête.
Mais la voiture allait passer de nouveau devant le palais, et Dario prévint Pierre.
—Vous voyez, voilà Attilio revenu... Et, maintenant, regardez là-haut, à la troisième fenêtre du premier étage.
Ce fut rapide et charmant. Pierre vit un coin du rideau qui s'écartait un peu, et la douce figure de Celia apparut, un lis candide et fermé. Elle ne sourit pas, elle ne bougea pas. Rien ne se lisait sur cette bouche de pureté, dans ces yeux clairs et sans fond. Pourtant, elle prenait Attilio, elle se donnait à lui, sans réserve. Le rideau retomba.
—Ah! la petite masque! murmura Dario. Sait-on jamais ce qu'il y a derrière tant d'innocence?
Pierre, en se retournant, remarqua Attilio, la tête levée encore, la face immobile et pâle lui aussi, avec sa bouche close, ses yeux largement ouverts. Et cela le toucha infiniment, l'amour absolu dans sa brusque toute-puissance, l'amour vrai, éternel et jeune, en dehors des ambitions et des calculs de l'entourage.
Puis, Dario donna à son cocher l'ordre de monter au Pincio: le tour obligatoire du Pincio, par les belles après-midi claires. Et ce fut d'abord la place du Peuple, la plus aérée et la plus régulière de Rome, avec ses amorces de rues et ses églises symétriques, son obélisque central, ses deux massifs d'arbres qui se font pendant, aux deux côtés du petit pavé blanchi, entre les architectures graves, dorées de soleil. A droite, ensuite, la voiture s'engagea sur les rampes du Pincio, un chemin en lacet, magnifique, orné de bas-reliefs, de statues, de fontaines, toute une sorte d'apothéose de marbre, un ressouvenir de la Rome antique, qui se dressait parmi les verdures. Mais, en haut, Pierre trouva le jardin petit, à peine un grand square, un carré aux quatre allées nécessaires pour que les équipages pussent tourner indéfiniment. Les images des hommes illustres de l'ancienne Italie et de la nouvelle bordent ces allées d'une file ininterrompue de bustes. Il admira surtout les arbres, les essences les plus variées et les plus rares, choisis et entretenus avec un grand soin, presque tous à feuillage persistant, ce qui perpétuait là, l'hiver comme l'été, d'admirables ombrages, nuancés de tous les verts imaginables. Et la voiture s'était mise à tourner, par les belles allées fraîches, à la suite des autres voitures, un flot continu, jamais lassé.
Pierre remarqua une jeune dame seule, dans une victoria bleu sombre, très correctement menée. Elle était fort jolie, petite, châtaine, avec un teint mat, de grands yeux doux, l'air modeste, d'une simplicité séduisante. Sévèrement habillée de soie feuille morte, elle avait un grand chapeau un peu extravagant. Et, comme Dario la dévisageait, le prêtre lui demanda son nom, ce qui fit sourire le jeune prince. Oh! personne, la Tonietta, une des rares demi-mondaines dont Rome s'occupait. Puis, librement, avec la belle franchise de la race sur les choses de l'amour, il continua, donna des détails: une fille dont l'origine restait obscure, les uns la faisant partir de très bas, d'un cabaretier de Tivoli, les autres la disant née à Naples, d'un banquier; mais, en tout cas, une fille fort intelligente, qui s'était fait une éducation, qui recevait admirablement dans son petit palais de la rue des Mille, un cadeau du vieux marquis Manfredi, mort à présent. Elle ne s'affichait pas, n'avait guère qu'un amant à la fois, et les princesses, les duchesses qui s'inquiétaient d'elle, chaque jour, au Corso, la trouvaient bien. Une particularité surtout l'avait rendue célèbre, des coups de cœur qui l'affolaient parfois, qui la faisaient se donner pour rien à l'aimé, n'acceptant strictement de lui chaque matin qu'un bouquet de roses blanches; de sorte que, lorsqu'on la voyait, au Pincio, pendant des semaines souvent, avec ces roses pures, ce bouquet blanc de mariée, on souriait d'un air de tendre complaisance.
Mais Dario s'interrompit pour saluer cérémonieusement une dame qui passait dans un landau immense, seule en compagnie d'un monsieur. Et il dit simplement au prêtre:
—Ma mère.
Celle-ci, Pierre la connaissait. Du moins, il tenait son histoire du vicomte de la Choue: son second mariage, à cinquante ans, après la mort du prince Onofrio Boccanera; la façon dont, superbe encore, elle avait pêché des yeux, au Corso, tout comme une jeune fille, un bel homme à son goût, de quinze ans plus jeune qu'elle; et quel était cet homme, ce Jules Laporte, ancien sergent de la garde suisse, disait-on, ancien commis voyageur en reliques, compromis dans une histoire extraordinaire de reliques fausses; et comment elle avait fait de lui un marquis Montefiori, de belle prestance, le dernier des aventuriers heureux, triomphant au pays légendaire où les bergers épousent des reines.
A l'autre tour, lorsque le grand landau repassa, Pierre les regarda tous les deux. La marquise était vraiment surprenante, toute la classique beauté romaine épanouie, grande, forte, très brune, avec une tête de déesse, aux traits réguliers, un peu massifs, n'accusant son âge que par le duvet dont sa lèvre supérieure était recouverte. Et le marquis, ce Suisse de Genève romanisé, avait vraiment fière tournure, avec sa carrure de solide officier et ses moustaches au vent, pas bête, disait-on, très gai et très souple, amusant pour les dames. Elle en était si glorieuse, qu'elle le traînait et l'étalait, ayant recommencé l'existence avec lui comme si elle avait eu vingt ans, mangeant à son cou la petite fortune sauvée du désastre de la villa Montefiori, si oublieuse de son fils, qu'elle le rencontrait seulement parfois à la promenade, le saluant ainsi qu'une connaissance de hasard.
—Allons voir le soleil se coucher derrière Saint-Pierre, dit Dario, dans son rôle d'homme consciencieux qui montre les curiosités.
La voiture revint sur la terrasse, où une musique militaire jouait avec des éclats de cuivre terribles. Pour entendre, beaucoup d'équipages déjà stationnaient, tandis qu'une foule de piétons, de simples promeneurs, sans cesse accrue, s'était amassée. Et, de cette terrasse admirable, très haute, très large, se déroulait une des vues les plus merveilleuses de Rome. Au delà du Tibre, par-dessus le chaos blafard du nouveau quartier des Prés du Château, se dressait Saint-Pierre, entre les verdures du mont Mario et du Janicule. Puis, c'était à gauche toute la vieille ville, une étendue de toits sans bornes, une mer roulante d'édifices, à perte de vue. Mais les regards, toujours, revenaient à Saint-Pierre, trônant dans l'azur, d'une grandeur pure et souveraine. Et, de la terrasse, au fond du ciel immense, les lents couchers de soleil, derrière le colosse, étaient sublimes.
Parfois, ce sont des écroulements de nuées sanglantes, des batailles de géants, luttant à coups de montagnes, succombant sous les ruines monstrueuses de villes en flammes. Parfois, d'un lac sombre ne se détachent que des gerçures rouges, comme si un filet de lumière était jeté, pour repêcher parmi les algues l'astre englouti. Parfois, c'est une brume rose, toute une poussière délicate qui tombe, rayée de perles par un lointain coup de pluie, dont le rideau est tiré sur le mystère de l'horizon. Parfois, c'est un triomphe, un cortège de pourpre et d'or, des chars de nuages qui roulent sur une voie de feu, des galères qui flottent sur une mer d'azur, des pompes fastueuses et extravagantes, s'abîmant au gouffre peu à peu insondable du crépuscule.
Mais, ce soir-là, Pierre eut le spectacle sublime, dans une grandeur calme, aveuglante et désespérée. D'abord, juste au-dessus du dôme de Saint-Pierre, descendant du ciel sans tache, d'une limpidité profonde, le soleil était si resplendissant encore, que les yeux ne pouvaient en soutenir l'éclat. Dans cette splendeur, le dôme semblait incandescent, un dôme d'argent liquide; tandis que le quartier voisin, les toitures du Borgo étaient comme changées en un lac de braise. Puis, à mesure que le soleil s'inclina, il perdit de sa flamme, on put le regarder; et, bientôt, avec une lenteur majestueuse, il glissa derrière le dôme, qui se détacha en bleu sombre, lorsque, entièrement caché, l'astre ne fut plus, autour, qu'une auréole, une gloire d'où jaillissait une couronne de flamboyants rayons. Et, alors, commença le rêve, le singulier éclairage du rang des fenêtres qui règnent sous la coupole, traversées de part en part, devenues des bouches rougeoyantes de fournaise; de sorte qu'on aurait pu croire que le dôme était posé sur un brasier, isolé en l'air, soulevé et porté par la violence du feu. Cela dura trois minutes à peine. En bas, les toits confus du Borgo se noyaient de vapeurs violâtres, pendant que l'horizon, du Janicule au mont Mario, découpait sa ligne nette et noire; et ce fut le ciel qui devint à son tour de pourpre et d'or, un calme infini de clarté surhumaine, au-dessus de la terre qui s'anéantissait. Enfin, les fenêtres s'éteignirent, le ciel s'éteignit, il ne resta que la rondeur du dôme de Saint-Pierre, vague, de plus en plus effacée, dans la nuit envahissante.
Et, par une sourde liaison d'idées, Pierre vit à ce moment s'évoquer devant lui, une fois encore, les hautes, et tristes, et déclinantes figures du cardinal Boccanera et du vieil Orlando. Au soir de ce jour, où il les avait connus l'un après l'autre, si grands dans l'obstination de leur espoir, ils étaient là tous les deux, debout à l'horizon, sur leur ville anéantie, au bord du ciel que la mort semblait prendre. Était-ce donc que tout allait ainsi crouler avec eux, que tout allait s'éteindre et disparaître, dans la nuit des temps révolus?
V
Le lendemain, Narcisse Habert, désolé, vint dire à Pierre que son cousin, monsignor Gamba del Zoppo, le camérier secret, qui se prétendait souffrant, avait demandé deux ou trois jours avant de recevoir le jeune prêtre et de s'occuper de son audience. Pierre se trouva donc immobilisé, n'osant rien tenter d'autre part pour voir le pape, car on l'avait effrayé à un tel point, qu'il craignait de tout compromettre par une démarche maladroite. Et, désœuvré, il se mit à visiter Rome, voulant occuper son temps.
Sa première visite fut pour les ruines du Palatin. Dès huit heures, un matin de ciel pur, il s'en alla seul, il se présenta à l'entrée, qui se trouve rue Saint-Théodore, une grille que flanquent les pavillons des gardiens. Et, tout de suite, un de ceux-ci se détacha, s'offrit pour servir de guide. Lui, aurait préféré voyager à sa fantaisie, errer au hasard de ses découvertes et de son rêve. Mais il lui fut pénible de refuser l'offre de cet homme qui parlait le français très nettement, avec un bon sourire de complaisance. C'était un petit homme trapu, un ancien soldat, d'une soixantaine d'années, à la figure carrée et rougeaude, que barraient de grosses moustaches blanches.
—Alors, si monsieur l'abbé veut me suivre... Je vois que monsieur l'abbé est Français. Moi, je suis Piémontais, et je les connais bien, les Français: j'étais avec eux à Solferino. Oui, oui! quoi qu'on dise, ça ne s'oublie pas, quand on a été frères... Tenez! montez par ici, à droite.
Pierre, en levant les yeux, venait de voir la ligne de cyprès qui borde le plateau du Palatin, du côté du Tibre, et qu'il avait aperçue du Janicule, le jour de son arrivée. Dans l'air si délicatement bleu, le vert intense de ces arbres mettait là comme une frange noire. On ne voyait qu'eux, la pente s'étendait nue et dévastée, d'un gris sale de poussière, parsemée de quelques buissons, au milieu desquels affleuraient des bouts d'antiques murailles. C'était le ravage, la tristesse lépreuse des terrains de fouille, où seuls les savants s'enthousiasment.
—Les maisons de Tibère, de Caligula et des Flaviens sont là-haut, reprit le guide. Mais nous les gardons pour la fin, il faut que nous fassions le tour.
Pourtant, il poussa un instant vers la gauche, s'arrêta devant une excavation, une sorte de grotte dans le flanc du mont.
—Ceci est l'antre lupercal, où la louve allaita Romulus et Remus. Autrefois, on voyait encore, à l'entrée, le figuier Ruminal, qui avait abrité les deux jumeaux.
Pierre ne put retenir un sourire, tellement l'ancien soldat semblait simple et convaincu dans ses explications, très fier d'ailleurs de toute cette gloire antique qui était sienne. Mais, lorsque, près de la grotte, le digne homme lui eut montré les vestiges de la Roma quadrata, des restes de murailles qui paraissent réellement remonter à la fondation de Rome, il s'intéressa, une première émotion lui fit battre le cœur. Et, certes, ce n'était pas que le spectacle fût admirable, car il s'agissait de quelques blocs de pierre taillés, posés l'un sur l'autre, sans ciment ni chaux. Seulement, un passé de vingt-sept siècles s'évoquait, et ces pierres effritées et noircies, qui avaient supporté un si retentissant édifice de splendeur et de toute-puissance, prenaient une extraordinaire majesté.
La visite continua, ils revinrent à droite, longeant toujours le flanc du mont. Les annexes des palais avaient dû descendre jusque-là: des restes de portiques, des salles effondrées, des colonnes et des frises remises debout, bordaient le sentier raboteux, qui tournait parmi des herbes folles de cimetière; et le guide, récitant ce qu'il savait si bien pour l'avoir répété quotidiennement depuis dix années, continuait à affirmer les hypothèses les moins sûres, en donnant à chaque débris un nom, un emploi, une histoire.
—La maison d'Auguste, finit-il par dire, avec un geste de la main qui indiquait des éboulis de terre.
Cette fois, Pierre, n'apercevant absolument rien, se hasarda à demander:
—Où donc?
—Ah! monsieur l'abbé, il paraît qu'on en voyait encore la façade à la fin du siècle dernier. On y entrait de l'autre côté, par la voie Sacrée. De ce côté-ci, il y avait un vaste balcon, qui dominait le grand Cirque Maxime, et d'où l'on assistait aux jeux... D'ailleurs, comme vous pouvez le constater, le palais se trouve encore presque totalement enfoui sous ce grand jardin, là-haut, le jardin de la villa Mills; et, quand on aura l'argent pour les fouilles, on le retrouvera, c'est certain, ainsi que le temple d'Apollon et celui de Vesta, qui l'accompagnaient.
Il tourna à gauche, entra dans le Stade, le petit cirque pour les courses à pied, qui s'allongeait au flanc même de la maison d'Auguste; et, cette fois, le prêtre, saisi, commença à se passionner. Ce n'était point qu'il y eût là une ruine suffisamment conservée et d'aspect monumental; aucune colonne n'était restée en place, seules les murailles de droite se dressaient encore; mais on avait retrouvé tout le plan, les bornes à chaque bout, le portique autour de la piste, la loge de l'empereur, colossale, qui, après avoir été à gauche, dans la maison d'Auguste, s'était ouverte ensuite à droite, encastrée dans le palais de Septime Sévère. Et le guide allait toujours, au milieu de ces débris épars, donnait des explications abondantes et précises, assurait que ces messieurs de la Direction des fouilles tenaient leur Stade jusqu'aux plus petits détails, à ce point qu'ils étaient en train d'en établir un plan exact, avec les ordres des colonnes, les statues dans les niches, la nature des marbres dont les murs se trouvaient recouverts.
—Oh! ces messieurs sont bien tranquilles, finit-il par déclarer, d'un air béat lui-même. Les Allemands n'auront pas à mordre, et ils ne viendront pas tout bouleverser ici, comme ils l'ont fait au Forum, où l'on ne se reconnaît plus, depuis qu'ils y ont passé avec leur science.
Pierre sourit, et l'intérêt s'accrut encore, lorsqu'il l'eut suivi, par des escaliers rompus et des ponts de bois jetés sur des trous, dans les ruines géantes du palais de Septime Sévère. Le palais s'élevait à la pointe méridionale du Palatin, dominant la voie Appienne et toute la Campagne, au loin, à perte de vue. Il n'en reste que les substructions, les salles souterraines, ménagées sous les arches des terrasses, dont on avait élargi le plateau du mont, devenu trop étroit; et ces substructions, découronnées, suffisent à donner l'idée du triomphal palais qu'elles soutenaient, tellement elles sont restées énormes et puissantes, dans leur masse indestructible. Là s'élevait le fameux Septizonium, la tour aux sept étages, qui n'a disparu qu'au quatorzième siècle. Une terrasse s'avance encore, portée par des arcades cyclopéennes, et d'où la vue est admirable. Puis, ce n'est plus qu'un entassement d'épaisses murailles à demi écroulées, des gouffres béants à travers des plafonds effondrés, des enfilades de couloirs sans fin et de salles immenses, dont l'usage échappe. Toutes ces ruines, bien entretenues par la nouvelle administration, balayées, débarrassées des végétations folles, ont perdu leur sauvagerie romantique, pour prendre une grandeur nue et morne. Mais des coups de vivant soleil doraient les antiques murailles, pénétraient par des brèches au fond des salles noires, animaient de leur poussière éclatante la muette mélancolie de cette souveraineté morte, exhumée de la terre où elle avait dormi pendant des siècles. Sur les vieilles maçonneries rousses, faites de briques noyées de ciment, dépouillées de leur revêtement fastueux de marbre, le manteau de pourpre du soleil drapait de nouveau toute une impériale gloire.
Depuis près d'une heure et demie déjà, Pierre marchait, et il lui restait à visiter l'amas des palais antérieurs, sur le plateau même, au nord et à l'est.
—Il nous faut revenir sur nos pas, dit le guide. Vous voyez, les jardins de la villa Mills et le couvent de Saint-Bonaventure nous bouchent le chemin. On ne pourra passer que lorsque les fouilles auront déblayé tout ce côté-ci... Ah! monsieur l'abbé, si vous vous étiez promené sur le Palatin, il y a cinquante ans à peine! Moi, j'ai vu des plans de ce temps-là. Ce n'étaient que des vignes, que des petits jardins, coupés de haies, une vraie campagne, un vrai désert, où l'on ne rencontrait pas une âme... Et dire que tous ces palais dormaient là-dessous!
Pierre le suivait, et ils repassèrent devant la maison d'Auguste, ils remontèrent et débouchèrent dans la maison des Flaviens, immense, à demi engagée encore sous la villa voisine, composée d'un grand nombre de salles, petites et grandes, sur la destination desquelles on continue à discuter. La salle du trône, la salle de justice, la salle à manger, le péristyle semblent certains. Mais, ensuite, tout n'est que fantaisie, surtout pour les pièces étroites des appartements privés. Et, d'ailleurs, pas un mur n'est entier, il n'y a là que des fondations qui affleurent, que des soubassements tronqués qui dessinent à terre le plan de l'édifice. La seule ruine conservée comme par miracle, en contre-bas, est la maison qu'on prétend être celle de Livie, toute petite à côté des vastes palais voisins, et dont trois salles sont intactes, avec leurs peintures murales, des scènes mythologiques, des fleurs et des fruits, d'une singulière fraîcheur. Quant à la maison de Tibère, il n'en paraît absolument rien, les restes en sont cachés sous l'adorable jardin public, qui continue, sur le plateau, les anciens jardins Farnèse; et, de la maison de Caligula, à côté, au-dessus du Forum, il n'existe, comme pour la maison de Septime Sévère, que des substructions énormes, des contreforts, des étages entassés, des arcades hautes qui portaient le palais, sortes d'immenses sous-sols, où la domesticité et les postes de gardes vivaient, gorgés, dans de continuelles ripailles. Tout ce haut sommet, dominant la ville, n'offrait donc que des vestiges à peine reconnaissables, de vastes terrains gris et nus, creusés par la pioche, hérissés de quelques pans de vieux murs; et il fallait un effort d'imagination érudite pour reconstituer l'antique splendeur impériale qui avait triomphé là.
Le guide n'en poursuivait pas moins ses explications, avec une conviction tranquille, montrant le vide, comme si les monuments se fussent encore dressés devant lui.
—Ici, nous sommes sur la place Palatine. Vous voyez, la façade du palais de Domitien est à gauche, la façade du palais de Caligula est à droite; et, en vous tournant, vous avez en face de vous le temple de Jupiter Stator... La voie Sacrée montait jusqu'à cette place et passait sous la porte Mugonia, une des trois anciennes portes de la Rome primitive.
Il s'interrompit, indiquant d'un geste la partie nord-ouest du mont.
—Vous avez remarqué que, de ce côté, les Césars n'ont point bâti. C'est évidemment qu'ils ont dû respecter de très anciens monuments, antérieurs à la fondation de la ville et vénérés du peuple. Là étaient le temple de la Victoire bâti par Evandre et ses Arcadiens, l'antre lupercal que je vous ai montré, l'humble cabane de Romulus, faite de roseaux et de terre... Tout cela a été retrouvé, monsieur l'abbé; et, malgré ce que disent les Allemands, il n'y a aucun doute.
Mais, tout d'un coup, il se récria, de l'air d'un homme qui oublie le plus intéressant.
—Ah! pour finir, nous allons voir le couloir souterrain où Caligula a été assassiné.
Et ils descendirent dans une longue galerie couverte, où le soleil, aujourd'hui, par des brèches, jette de gais rayons. Certaines décorations en stuc et des parties de mosaïque se voient encore. Le lieu n'en est pas moins morne et désert, fait pour l'horreur tragique. La voix de l'ancien soldat s'était assombrie, il raconta comment Caligula, qui revenait des Jeux palatins, eut le caprice de descendre seul dans ce couloir, pour assister à des danses sacrées, que, ce jour-là, y répétaient de jeunes Asiatiques. Et ce fut ainsi que, dans l'ombre, le chef des conjurés, Chéréas, put le frapper le premier au ventre. L'empereur voulut fuir, hurlant. Mais, alors, les assassins, ses créatures, ses amis les plus aimés, se ruèrent tous, le renversèrent, le hachèrent de coups; pendant que, fou de rage et de peur, il emplissait le couloir obscur et sourd de son hurlement de bête qu'on égorge. Quand il fut mort, le silence retomba; et les meurtriers, épouvantés, s'enfuirent.
La visite classique des ruines du Palatin était finie. Lorsque Pierre fut remonté, il n'eut plus qu'un désir, se débarrasser du guide, rester seul dans ce jardin si discret, si rêveur, qui occupait le sommet du mont, dominant Rome. Depuis trois heures bientôt, il piétinait, il entendait cette voix grosse et monotone, bourdonnant à ses oreilles, sans lui faire grâce d'une pierre. Maintenant, le brave homme revenait sur son amitié pour la France, racontait longuement la bataille de Magenta. Il prit, avec un bon sourire, la pièce blanche que le prêtre lui donna; puis, il entama la bataille de Solferino. Et cela menaçait de ne point finir, quand la chance voulut qu'une dame survint, en quête d'un renseignement. Tout de suite, il l'accompagna.
—Bonsoir, monsieur l'abbé. Vous pouvez descendre par le palais de Caligula. Et vous savez qu'un escalier secret, creusé dans le sol, conduisait de ce palais à la maison des Vestales, en bas, sur le Forum. On ne l'a pas retrouvé, mais il doit y être.
Ah! quel soulagement délicieux, quand Pierre, enfin seul, put s'asseoir un instant sur un des bancs de marbre du jardin! Il n'y avait là que quelques bouquets d'arbres, des buis, des cyprès, des palmiers; mais les beaux chênes verts, sous lesquels le banc se trouvait, avaient une ombre noire d'une fraîcheur exquise. Et le charme venait aussi de la solitude songeuse, du silence frissonnant qui semblait sortir de ce vieux sol saturé d'histoire, de l'histoire la plus retentissante, dans l'éclat d'un orgueil surhumain. Anciennement, les jardins Farnèse avaient changé cette partie du mont en un séjour aimable, orné de bocages; les bâtiments de la villa, fort endommagés, existent encore; et toute une grâce a persisté sans doute, le souffle de la Renaissance passe toujours, comme une caresse, dans les feuillages luisants des vieux chênes verts. On est là en pleine âme du passé, au milieu du peuple léger des visions, sous les haleines errantes des générations sans nombre, endormies dans les herbes.
Mais Rome éparse au loin, tout autour de ce sommet auguste, sollicita Pierre si vivement, qu'il ne put rester assis. Il se leva, s'approcha de la balustrade d'une terrasse; et, sous lui, le Forum se déroula; et, au bout, le mont du Capitule apparut.
Ce n'était plus qu'un entassement de constructions grises, sans grandeur ni beauté. Dominant le mont, on ne voyait que la façade postérieure du palais des Sénateurs, une façade plate, aux fenêtres étroites, que surmontait le haut campanile carré. Ce grand mur nu, d'un ton de rouille, cachait l'église d'Aracoeli, le faîte où le temple de Jupiter capitolin, autrefois, resplendissait, dans sa royauté de protection divine. Puis, à gauche, sur la pente du Caprinus, où les chèvres paissaient au moyen âge, s'étageaient de laides maisons; tandis que les quelques beaux arbres du palais Caffarelli, occupé par l'ambassade d'Allemagne, verdissaient le sommet de l'antique roche Tarpéienne, presque introuvable aujourd'hui, perdue, noyée dans les murs de soutènement. Et c'était là ce mont du Capitole, la plus glorieuse des sept collines, avec sa forteresse, avec son temple, auquel était promis l'empire du monde, le Saint-Pierre de la Rome antique! ce mont escarpé du côté du Forum, à pic du côté du Champ de Mars, d'aspect formidable! ce mont que la foudre visitait, que le bois de l'Asile, avec ses chênes sacrés, au plus lointain des âges, rendait mystérieux, frissonnant d'un inconnu farouche! Plus tard, la grandeur romaine y eut les tables de son état civil. Les triomphateurs y montèrent, les empereurs y devinrent dieux, debout dans leurs statues de marbre. Et les yeux, à cette heure, cherchent avec étonnement, comment tant d'histoire, tant de gloire ont pu tenir dans si peu d'espace, cet îlot montueux et confus de mesquines toitures, une taupinière pas plus grande, pas plus haute qu'un petit bourg perché entre deux vallons.
Puis, l'autre surprise, pour Pierre, fut le Forum, partant du Capitole, s'allongeant au bas du Palatin: une étroite place resserrée entre les collines voisines, un bas-fond où Rome grandissante avait dû entasser les édifices, étouffant, manquant d'espace. Il a fallu creuser profondément, pour retrouver le sol vénérable de la République, sous les quinze mètres d'alluvion amenés par les siècles; et le spectacle n'est maintenant qu'une longue fosse blafarde, tenue avec propreté, sans ronces ni lierres, où apparaissent, tels que des débris d'os, les fragments du pavage, les soubassements des colonnes, les massifs des fondations. A terre, la basilique Julia, reconstituée en entier, est simplement comme la projection d'un plan d'architecte. Seul, de ce côté, l'arc de Septime Sévère a gardé sa carrure intacte; tandis que les quelques colonnes qui restent du temple de Vespasien, isolées, debout par miracle au milieu des effondrements, ont pris une élégance fière, une souveraine audace d'équilibre, fines et dorées dans le ciel bleu. La colonne de Phocas est aussi là, debout; et, des rostres, à côté, on voit ce qu'on en a rétabli, avec des morceaux découverts aux alentours. Mais il faut aller plus loin que les trois colonnes du temple de Castor et Pollux, plus loin que les vestiges de la maison des Vestales, plus loin que le temple de Faustine, où l'église chrétienne San Lorenzo s'est installée si tranquillement, plus loin encore que le temple rond de Romulus, pour éprouver l'extraordinaire sensation d'énormité que cause la basilique de Constantin, avec ses trois colossales voûtes béantes. Vues du Palatin, on dirait des porches ouverts pour un monde de géants, d'une telle épaisseur de maçonnerie, qu'un fragment, tombé d'une des arcades, gît par terre, tel qu'un bloc détaché d'une montagne. Et là, dans ce Forum illustre, si étroit et si débordant, l'histoire du plus grand des peuples avait tenu pendant des siècles, depuis la légende des Sabines réconciliant les Romains et les Sabins, jusqu'à la proclamation des libertés publiques, lentement conquises par les plébéiens sur les patriciens. N'était-ce pas à la fois le Marché, la Bourse, le Tribunal, la Salle des assemblées politiques, ouverte au plein air? Les Gracques y avaient défendu la cause des humbles, Sylla y afficha ses listes de proscription, Cicéron y parla, et sa tête sanglante y fut accrochée. Puis, les empereurs en obscurcirent le vieil éclat, les siècles enfouirent sous leur poussière les monuments et les temples, à ce point que le moyen âge n'y trouva de place que pour y installer un marché aux bœufs. Le respect est revenu, un respect violateur des tombes, une fièvre de curiosité et de science, qui s'irrite aux hypothèses, égarée dans ce sol historique où les générations se superposent, partagée entre les quinze à vingt reconstitutions qu'on a faites du Forum, toutes aussi plausibles les unes que les autres. Pour un simple passant, qui n'est ni un érudit, ni un lettré de profession, qui n'a point relu de la veille l'Histoire romaine, les détails disparaissent, il ne reste, dans ce terrain fouillé de partout, qu'un cimetière de ville où blanchissent les vieilles pierres exhumées, et d'où s'élève la grande mélancolie des peuples morts. De place en place, Pierre voyait la voie Sacrée qui reparaît, tourne, descend, puis remonte, avec son dallage, creusé par la roue des chars; et il songeait au triomphe, à l'ascension du triomphateur, que son char devait secouer si durement sur ce rude pavé de gloire.
Mais, vers le sud-est, l'horizon s'élargissait encore, et il apercevait la grande masse du Colisée, au delà de l'arc de Titus et de l'arc de Constantin. Ah! ce colosse dont les siècles n'ont entamé qu'une moitié, comme d'un immense coup de faux, il reste, dans son énormité, dans sa majesté, tel qu'une dentelle de pierre, avec ces centaines de baies vides, béantes sur le bleu du ciel! C'est un monde de vestibules, d'escaliers, de paliers, de couloirs, un monde où l'on se perd, au milieu d'une solitude et d'un silence de mort; et, à l'intérieur, les gradins ravinés, mangés par l'air, semblent les degrés informes de quelque ancien cratère éteint, une sorte de cirque naturel, taillé par la force des éléments, en pleine roche indestructible. Seuls, les grands soleils de dix-huit cents ans ont cuit et roussi cette ruine, qui est retournée à l'état de nature, nue et dorée ainsi qu'un flanc de montagne, depuis qu'on l'a dépouillée de la végétation, de toute la flore qui en faisait un coin de forêt vierge. Et, maintenant, quelle évocation, lorsque, sur cette ossature morte, l'imagination remet la chair, le sang et la vie, emplit le cirque des quatre-vingt-dix mille spectateurs qu'il pouvait contenir, déroule les jeux et les combats de l'arène, entasse là une civilisation, depuis l'empereur et sa cour jusqu'à la houle de la plèbe, dans l'agitation et l'éclat de tout un peuple enflammé de passion, sous le rouge reflet du gigantesque vélum de pourpre. Puis, c'était aussi, plus loin, à l'horizon, une autre ruine cyclopéenne, les thermes de Caracalla, laissée là de même comme le vestige d'une race de géants, disparue de la terre: des salles d'une ampleur, d'une hauteur extravagantes et inexplicables; deux vestibules à recevoir la population d'une ville; un frigidarium où la piscine pouvait contenir à la fois cinq cents baigneurs; un tépidarium, un caldarium d'égale taille, nés de la folie de l'énorme; et la masse effroyable du monument, l'épaisseur des massifs, telle qu'aucun château fort n'en a connu de pareille; et toute cette immensité où les visiteurs qui passent ont l'air de fourmis égarées, une si extraordinaire débauche de ciment et de briques, qu'on se demande pour quels hommes, pour quelles foules ce monstrueux édifice a pu être bâti. On dirait aujourd'hui des rochers frustes, des matériaux abattus de quelque sommet, entassés là, pour la construction d'une demeure de Titans.
Et Pierre était envahi par ce passé démesuré où il baignait. De toutes parts, des quatre points de l'horizon vaste, l'Histoire ressuscitait, montait vers lui, en un flot débordant. Au nord et à l'ouest, ces plaines bleuâtres, à l'infini, c'était l'Étrurie antique; les montagnes de la Sabine découpaient à l'est leurs crêtes dentelées; tandis que, vers le sud, les monts Albains et le Latium s'élargissaient dans la pluie d'or du soleil; et Albe la Longue était là, ainsi que le mont Cave, couronné de chênes, avec son couvent qui a remplacé le vieux temple de Jupiter. Puis, à ses pieds, au delà du Forum, au delà du Capitole, Rome elle-même s'étendait, l'Esquilin en face, le Coelius et l'Aventin à sa droite, les autres qu'il ne pouvait voir, le Quirinal, le Viminal, à sa gauche. Derrière, au bord du Tibre, était le Janicule. Et la ville entière prenait une voix, lui contait sa grandeur morte.
Alors, ce fut en lui une involontaire évocation, une résurrection vivante. Ce Palatin qu'il venait de visiter, ce Palatin gris et morne, rasé comme une cité maudite, semé de quelques murs croulants, tout d'un coup s'anima, se peupla, repoussa avec ses palais et ses temples. C'était le berceau même de Rome, Romulus avait fondé là sa ville, sur ce sommet, dominant le Tibre, tandis que les Sabins, en face, occupaient le Capitole. Les sept rois de ses deux siècles et demi de monarchie l'avaient sûrement habité, enfermés dans les hautes et fortes murailles, que trois portes seulement trouaient. Ensuite, se déroulaient les cinq siècles de république, les plus grands, les plus glorieux, ceux qui avaient soumis la péninsule italique, puis le monde, à la domination romaine. Pendant ces victorieuses années de luttes sociales et guerrières, Rome agrandie avait peuplé les sept collines, le Palatin n'était demeuré que le berceau vénérable, avec ses temples légendaires, peu à peu envahi lui-même par des maisons privées. Mais César, incarnant la toute-puissance de la race, venait, après les Gaules et après Pharsale, de triompher au nom du peuple romain entier, dictateur, empereur, ayant achevé la colossale besogne, dont les cinq nouveaux siècles d'empire allaient profiter fastueusement, au galop lâché de tous les appétits. Et Auguste pouvait prendre le pouvoir, la gloire était à son comble, les milliards attendaient d'être volés au fond des provinces, le gala impérial commençait, dans la capitale du monde, aux yeux des nations lointaines, éblouies et vaincues. Lui était né au Palatin, et son orgueil, après que la victoire d'Actium lui eut donné l'empire, fut de revenir régner du haut de ce mont sacré, vénéré du peuple. Il y acheta des maisons particulières, il y bâtit son palais, dans un éclat de luxe, inconnu jusqu'alors: un atrium soutenu par quatre pilastres et huit colonnes; un péristyle qu'entouraient cinquante-six colonnes d'ordre ionique; des appartements privés à l'entour, tout en marbre; une profusion de marbres, venus à grands frais de l'étranger, des couleurs les plus vives, resplendissant comme des pierres précieuses. Et il s'était logé avec les dieux, il avait bâti près de sa demeure le grand temple d'Apollon et un temple de Vesta, pour s'assurer la royauté divine, éternelle. Dès lors, la semence des palais impériaux se trouvait jetée, ils allaient croître, et pulluler, et couvrir le Palatin entier.
Ah! cette toute-puissance d'Auguste, ces quarante-quatre années d'un pouvoir total, absolu, surhumain, tel qu'aucun despote, même dans la folie de ses rêves, n'en a connu le pareil! Il s'était fait donner tous les titres, il avait réuni en sa personne toutes les magistratures. Imperator et consul, il commandait les armées, il exerçait le pouvoir exécutif; proconsul, il avait la suprématie dans les provinces; censeur perpétuel et princeps, il régnait sur le sénat; tribun, il était le maître du peuple. Et il s'était fait proclamer Auguste, sacré, dieu parmi les hommes, ayant ses temples, ses prêtres, adoré de son vivant comme une divinité de passage sur la terre. Et, enfin, il avait voulu être grand pontife, joignant le pouvoir religieux au pouvoir civil, réalisant là, par un coup de génie, la totalité de la domination suprême à laquelle un homme puisse monter. Le grand pontife ne devant pas habiter une maison privée, il avait déclaré sa maison propriété de l'État. Le grand pontife ne pouvant s'éloigner du temple de Vesta, il avait eu chez lui un temple de cette déesse, laissant aux Vestales, en bas du Palatin, la garde de l'ancien autel. Rien ne lui coûtait, car il sentait bien que la souveraineté humaine, la main mise sur les hommes et le monde, était là, dans cette double puissance en une personne, être à la fois le roi et le prêtre, l'empereur et le pape. Toute la sève d'une forte race, toutes les victoires amassées et toutes les fortunes éparses encore, s'épanouirent chez Auguste, en une splendeur unique, qui jamais plus ne devait rayonner avec cet éclat. Il fut vraiment le maître de la terre, les pieds sur le front des peuples conquis et pacifiés, dans une immortelle gloire de littérature et d'art. Il semble qu'en lui se soit satisfaite, à ce moment, la vieille et âpre ambition de son peuple, les siècles de conquête patiente qu'il avait mis à être le peuple roi. C'est le sang romain, c'est le sang d'Auguste qui rougeoie enfin au soleil, en pourpre impériale. C'est le sang d'Auguste, divin, triomphal, absolu souverain des corps et des âmes, ce sang d'un homme auquel aboutit la longue hérédité de sept siècles d'orgueil national, et d'où une postérité d'universel orgueil, innombrable et sans fin, va descendre à travers les âges. Car, dès lors, c'en était fait, le sang d'Auguste devait renaître et battre dans les veines de tous les maîtres de Rome, en les hantant du rêve, éternellement recommencé, de la possession du monde. Un instant, le rêve a été réalisé, Auguste, empereur et pontife, a possédé l'humanité, l'a tenue dans sa main, tout entière, sans réserve, ainsi qu'une chose à lui. Et, plus tard, après la déchéance, lorsque le pouvoir s'est scindé, a été de nouveau partagé entre le roi et le prêtre, les papes n'ont pas eu d'autre passionné désir, d'autre politique séculaire, que de vouloir reconquérir l'autorité civile, la totalité de la domination, le cœur brûlé par le sang atavique, le flot rouge et dévorateur du sang de l'ancêtre.
Puis, Auguste mort et son palais fermé, consacré, devenu un temple, Pierre voyait sortir du sol le palais de Tibère. C'était à cette place même, sous ses pieds, sous ces beaux chênes verts qui l'abritaient. On le rêvait solide et grand, avec des cours, des portiques, des salles, malgré l'humeur assombrie de l'empereur, qui vécut loin de Rome, au milieu d'un peuple de délateurs et de débauchés, le cœur et le cerveau empoisonnés par le pouvoir jusqu'au crime, jusqu'aux accès des plus extraordinaires démences. Puis, c'était le palais de Caligula qui surgissait, un agrandissement de la maison de Tibère, des arcades établies pour en élargir les constructions, un pont jeté par-dessus le Forum, aboutissant au Capitole, où le prince voulait pouvoir aller causer à l'aise avec Jupiter, dont il se disait le fils; et le trône avait aussi rendu celui-ci féroce, un fou furieux lâché dans la toute-puissance. Puis, après Claude, Néron, renchérissant, n'avait pas trouvé le Palatin assez vaste, exigeant pour lui un palais immense, s'emparant des jardins délicieux qui montaient jusqu'au sommet de l'Esquilin, pour y installer sa Maison d'Or, un rêve de l'énormité dans la somptuosité, qu'il ne put mener jusqu'au bout, dont les ruines disparurent vite, pendant les troubles qui suivirent sa vie et sa mort de monstre affolé d'orgueil. Puis, en dix-huit mois, Galba, Othon, Vitellius tombent l'un sur l'autre, dans la boue et dans le sang, rendus à leur tour monstrueux et imbéciles par la pourpre, gorgés de jouissances à l'auge impériale, ainsi que des bêtes immondes; et ce sont alors les Flaviens, un repos d'abord de la raison et de la bonté humaines, Vespasien, Titus qui bâtirent peu sur le Palatin, Domitien ensuite avec qui recommence la folie sombre de l'omnipotence, sous le régime de la peur et de la délation, des atrocités absurdes, des crimes, des débauches hors nature, des constructions d'une vanité démente dont le faste luttait avec celui des temples élevés aux dieux: telle cette maison de Domitien, qu'une ruelle séparait de celle de Tibère, et qui s'élevait colossale, un palais d'apothéose, avec sa salle d'audience au trône d'or, aux seize colonnes de marbres phrygiens et numidiques, aux huit niches garnies de statues admirables, avec sa salle de tribunal, sa grande salle à manger, son péristyle, ses appartements, où les granits, les porphyres, les albâtres débordaient, travaillés par les artistes fameux, prodigués pour l'éblouissement du monde. Puis, enfin, des années plus tard, un dernier palais s'ajoutait à l'énorme masse des autres, le palais de Septime Sévère, une bâtisse d'orgueil encore, des arches qui supportaient des salles hautes, des étages qui s'élevaient sur des terrasses, des tours qui dominaient les toitures, tout un entassement babylonien, dressé là, à la pointe extrême du mont, en face de la voie Appienne, pour que, disait-on, les compatriotes de l'empereur, les provinciaux venus d'Afrique où il était né, pussent, dès l'horizon, s'émerveiller de sa fortune et l'adorer dans sa gloire.
Et, maintenant, Pierre les voyait debout et resplendissants, Pierre les avait devant lui, autour de lui, tous ces palais évoqués, ressuscités au grand soleil. Ils étaient comme soudés les uns aux autres, quelques-uns à peine séparés par des passages étroits. Dans le désir de ne pas perdre un pouce du terrain, sur ce sommet sacré, ils avaient poussé en une masse compacte, ainsi qu'une monstrueuse floraison de la force, de la puissance et de l'orgueil déréglés, se satisfaisant à coups de millions, saignant le monde pour la jouissance d'un seul; et, à la vérité, il n'y avait là qu'un palais unique, sans cesse agrandi, à mesure que l'empereur défunt passait dieu et que le nouvel empereur, désertant la demeure consacrée, devenue temple, où l'ombre du mort l'épouvantait peut-être, éprouvait l'impérieux besoin de se bâtir sa maison à lui, de tailler dans l'éternité de la pierre l'indestructible souvenir de son règne. Tous avaient eu cette fureur de la construction, elle semblait tenir au sol, au trône qu'ils occupaient, elle renaissait chez chacun d'eux, avec une intensité grandissante, les dévorant du besoin de lutter, de se surpasser par des murs plus épais et plus hauts, par des amas plus extraordinaires de marbres, de colonnes, de statues. Et la pensée de survie glorieuse était la même chez tous, laisser aux générations stupéfaites le témoignage de leur grandeur, se perpétuer dans des merveilles qui ne devaient pas périr, peser à jamais sur la terre de tout le poids de ces colosses, lorsque le vent aurait emporté leur légère cendre. Et le plateau du Palatin n'avait plus été ainsi que la base vénérable d'un prodigieux monument, une végétation drue d'édifices juxtaposés, empilés, où chaque nouveau corps de logis était comme un accès éruptif de la fièvre d'orgueil, et dont la masse, avec l'éclat de neige des marbres blancs, avec les tons vifs des marbres de couleur, avait fini par couronner Rome et la terre entière de la maison souveraine, palais, temple, basilique ou cathédrale, la plus extraordinaire et la plus insolente, qui jamais se soit dressée sous le ciel.
Mais la mort était dans cet excès de force et de gloire. Sept siècles et demi de monarchie et de république avaient fait la grandeur de Rome; et, en cinq siècles d'empire, le peuple roi allait être mangé, jusqu'au dernier muscle. C'était l'immense territoire, les provinces les plus lointaines peu à peu pillées, épuisées; c'était le fisc dévorant tout, creusant le gouffre de la banqueroute inévitable; et c'était aussi le peuple abâtardi, nourri du poison des spectacles, tombé à la fainéantise débauchée des Césars, pendant que des mercenaires se battaient et cultivaient le sol. Dès Constantin, Rome a une rivale, Byzance, et le démembrement s'opère avec Honorius, et douze empereurs alors suffisent pour achever l'œuvre de décomposition, la proie mourante à ronger, jusqu'à Romulus Augustule, le dernier, le chétif misérable, dont le nom est comme une dérision de toute la glorieuse histoire, un double soufflet au fondateur de Rome et au fondateur de l'empire. Sur le Palatin désert, les palais, le colossal amas de murailles, d'étages, de terrasses, de toitures hautes, triomphait toujours. Déjà, pourtant, on avait arraché des ornements, enlevé des statues, pour les porter à Byzance. L'empire, devenu chrétien, ferma ensuite les temples, éteignit le feu de Vesta, en respectant encore l'antique palladium, la statue d'or de la Victoire, symbole de la Rome éternelle, qui était religieusement gardée dans la chambre même de l'empereur. Jusqu'au quatrième siècle, elle conserva son culte. Mais, au cinquième siècle, les Barbares se ruent, saccagent, brûlent Rome, emportent à pleins chariots les dépouilles laissées par la flamme. Tant que la ville avait dépendu de Byzance, un surintendant des palais impériaux était demeuré là, veillant sur le Palatin. Puis, tout se noie, tout s'effondre dans la nuit du moyen âge. Il semble bien que, dès lors, les papes aient lentement pris la place des Césars, leur succédant dans leur maison de marbre abandonnée et dans leur volonté toujours vivante de domination. Ils ont sûrement habité le palais de Septime Sévère, un concile a été tenu au Septizonium, de même que, plus tard, Gélase II a été élu dans un monastère voisin, sur ce mont d'apothéose. C'était Auguste encore, se relevant du tombeau, de nouveau maître du monde, avec son Sacré Collège, qui allait ressusciter le Sénat romain. Au douzième siècle, le Septizonium appartenait à des moines camaldules, lesquels le cédèrent à la puissante famille des Frangipani, qui le fortifièrent, comme ils avaient fortifié le Colisée, les arcs de Constantin et de Titus, toute une vaste forteresse englobant le mont vénérable, le berceau, presque en entier. Et les violences des guerres civiles, les ravages des invasions, passèrent telles que des ouragans, abattirent les murailles, rasèrent les palais et les tours. Des générations vinrent plus tard qui envahirent les ruines, s'y installèrent par droit de trouvaille et de conquête, en firent des caves, des greniers à fourrage, des écuries pour les mulets. Dans les terres éboulées, recouvrant les mosaïques des salles impériales, des jardins potagers se créèrent, des vignes furent plantées. De toutes parts, obstruant ces champs déserts, les orties et les ronces poussaient, les lierres achevaient de manger les portiques abattus. Et il vint un jour où le colossal entassement de palais et de temples, où le triomphal logis des empereurs, que le marbre devait rendre éternel, sembla rentrer dans la poussière du sol, disparut sous la houle de terre et de végétation que l'impassible Nature avait roulée sur elle. Au brûlant soleil, parmi les fleurs sauvages, il n'y avait plus là que de grosses mouches bourdonnantes, tandis que des troupeaux de chèvres erraient en liberté, au travers de la salle du trône de Domitien et du sanctuaire effondré d'Apollon.
Pierre sentit un grand frisson qui le traversait. Tant de force et d'orgueil, tant de grandeur! et une ruine si rapide, tout un monde balayé, à jamais! Quel souffle nouveau, barbare et vengeur, avait dû souffler sur cette éclatante civilisation pour l'éteindre ainsi, et dans quelle nuit réparatrice, dans quelle ignorance, d'enfant sauvage, elle avait dû tomber pour s'anéantir d'un coup, avec son faste et ses chefs-d'œuvre! Il se demandait comment des palais entiers, peuplés encore de leurs sculptures admirables, de leurs colonnes et de leurs statues, avaient pu s'enliser peu à peu, s'enfouir, sans que personne s'avisât de les protéger. Ces chefs-d'œuvre, qu'on devait plus tard déterrer, dans un cri d'universelle admiration, ce n'était pas une catastrophe qui les avait engloutis, ils s'étaient comme noyés, pris aux jambes, puis à la taille, puis au cou, jusqu'au jour où la tête avait sombré, sous le flot montant; et comment expliquer que des générations avaient assisté à cela, insoucieuses, ne songeant même pas à tendre la main? Il semble qu'un rideau noir soit brusquement tiré sur le monde, et c'est une autre humanité qui recommence, avec un cerveau neuf qu'il faut repétrir et meubler. Rome s'était vidée, on ne réparait plus ce que le fer et la flamme avaient entamé, une extraordinaire incurie laissait crouler les édifices trop vastes, devenus inutiles; sans compter que la religion nouvelle traquait l'ancienne, lui volait ses temples, renversait ses dieux. Enfin, des remblais achevèrent le désastre, car le sol montait toujours, les alluvions du jeune monde chrétien recouvraient et nivelaient l'antique société païenne. Et, après le vol des temples, le vol des toitures de bronze, des colonnes de marbre, le comble, plus tard, ce fut le vol des pierres, arrachées au Colisée et au Théâtre de Marcellus, ce furent les statues et les bas-reliefs cassés à coups de marteau, jetés dans des fours, pour fabriquer la chaux nécessaire aux nouveaux monuments de la Rome catholique.
Il était près d'une heure, et Pierre s'éveilla comme d'un rêve. Le soleil tombait en pluie d'or, à travers les feuilles luisantes des chênes verts, Rome s'était assoupie à ses pieds, sous la grande chaleur. Et il se décida à quitter le jardin, les pieds maladroits sur l'inégal pavé du chemin de la Victoire, l'esprit hanté encore d'aveuglantes visions. Pour que la journée fût complète, il s'était promis de voir, l'après-midi, l'ancienne voie Appienne. Il ne voulut pas retourner rue Giulia, il déjeuna dans un cabaret de faubourg, dans une vaste salle à demi obscure, où, absolument seul, au milieu du bourdonnement des mouches, il s'oublia plus de deux heures, à attendre le déclin du soleil.
Ah! cette voie Appienne, cette antique Reine des routes, trouant la campagne de sa longue ligne droite, avec la double rangée de ses orgueilleux tombeaux, elle ne fut pour lui que le prolongement triomphal du Palatin! C'était la même volonté de splendeur et de domination, le même besoin d'éterniser sous le soleil, dans le marbre, la mémoire de la grandeur romaine. L'oubli était vaincu, les morts ne consentaient pas au repos, restaient debout parmi les vivants, à jamais, aux deux bords de ce chemin où passaient les foules du monde entier; et les images déifiées de ceux qui n'étaient plus que poussière, regardent aujourd'hui encore les passants de leurs yeux vides; et les inscriptions parlent encore, disent tout haut les noms et les titres. Du tombeau de Cæcilia Metella à celui de Casal Rotondo, sur ces kilomètres de route plate et directe, la double rangée était jadis ininterrompue, une sorte de double cimetière en long, dans lequel les puissants et les riches luttaient de vanité, à qui laisserait le mausolée le plus vaste, décoré avec la prodigalité la plus fastueuse: passion de la survie, désir pompeux d'immortalité, besoin de diviniser la mort en la logeant dans des temples, dont la magnificence actuelle du Campo Santo de Gênes et du Campo Verano de Rome, avec leurs tombes monumentales, est comme le lointain héritage. Et quelle évocation de tombes démesurées, à droite et à gauche du pavé glorieux que les légions romaines ont foulé, au retour de la conquête de la terre! Ce tombeau de Cæcilia Metella, aux blocs énormes, aux murs assez épais pour que le moyen âge en ait fait le donjon crénelé d'une forteresse. Puis, tous ceux qui suivent: les constructions modernes qu'on a élevées, pour y rétablir à leur place les fragments de marbre découverts aux alentours; les massifs anciens de ciment et de briques, dépouillés de leurs sculptures, restés debout ainsi que des roches mangées à demi; les blocs dénudés, indiquant encore des formes, des édicules en façon de temple, des cippes, des sarcophages, posés sur des soubassements. Toute une étonnante succession de hauts reliefs représentant les portraits des morts par groupes de trois et de cinq, de statues debout où les morts revivaient en une apothéose, de bancs dans des niches pour que les voyageurs pussent s'asseoir en bénissant l'hospitalité des morts, d'épitaphes louangeuses célébrant les morts, les connus et les inconnus, les enfants de Sextus Pompée Justus, les Marcus Servilius Quartus, les Hilarius Fuscus, les Rabirius Hermodorus, sans compter les sépultures hasardeusement attribuées, celle de Sénèque, celle des Horaces et des Curiaces. Et enfin, au bout, la plus extraordinaire, la plus géante, celle qu'on désigne sous le nom de Casal Rotondo, si large, qu'une ferme, avec un bouquet d'oliviers, a pu s'installer sur les substructions, qui portaient une double rotonde, ornée de pilastres corinthiens, de grands candélabres et de masques scéniques.
Pierre, qui s'était fait amener en voiture jusqu'au tombeau de Cæcilia Metella, continua sa promenade à pied, alla lentement jusqu'à Casal Rotondo. Par places, l'ancien pavé reparaît, de grandes pierres plates, des morceaux de lave, déjetés par le temps, rudes aux voitures les mieux suspendues. A droite et à gauche, filent deux bandes d'herbe, où s'alignent les ruines des tombeaux, d'une herbe abandonnée de cimetière, brûlée par les soleils d'été, semée de gros chardons violâtres et de hauts fenouils jaunes. Un petit mur à hauteur d'appui, bâti en pierres sèches, clôt de chaque côté ces marges roussâtres, pleines d'un crépitement de sauterelles; et, au delà, à perte de vue, la Campagne romaine s'étend, immense et nue. A peine, près des bords, de loin en loin, aperçoit-on un pin parasol, un eucalyptus, des oliviers, des figuiers, blancs de poussière. Sur la gauche, les restes de l'Acqua Claudia détachent dans les prés leurs arcades couleur de rouille, des cultures maigres s'étendent au loin, des vignes avec de petites fermes, jusqu'aux monts de la Sabine et jusqu'aux monts Albains, d'un bleu violâtre, où les taches claires de Frascati, de Rocca di Papa, d'Albano, grandissent et blanchissent, à mesure qu'on approche; tandis que, sur la droite, du côté de la mer, la plaine s'élargit et se prolonge, par vastes ondulations, sans une maison, sans un arbre, d'une grandeur simple extraordinaire, une ligne unique, toute plate, un horizon d'océan qu'une ligne droite, d'un bout à l'autre, sépare du ciel. Au gros de l'été, tout brûle, la prairie illimitée flambe, d'un ton fauve de brasier. Dès septembre, cet océan d'herbe commence à verdir, se perd dans du rose et dans du mauve, jusqu'au bleu éclatant, éclaboussé d'or, des beaux couchers de soleil.
Et Pierre, promenant sa rêverie, était seul, s'avançait à pas lents, le long de l'interminable route plate, dont la mélancolique majesté est faite de solitude et de silence, toute nue, toute droite à l'infini, dans l'infini de la Campagne. En lui, la résurrection du Palatin recommençait, les tombeaux des deux bords se dressaient de nouveau, avec l'éblouissante blancheur de leurs marbres. N'était-ce pas ici, au pied de ce massif de briques, affectant l'étrange forme d'un grand vase, qu'on avait trouvé la tête d'une statue colossale, mêlée à des débris d'énormes sphinx? et il revoyait debout la colossale statue, entre les énormes sphinx accroupis. Plus loin, dans la petite cellule d'une sépulture, c'était une belle statue de femme sans tête qu'on avait découverte; et il la revoyait entière, avec un visage de grâce et de force, souriante à la vie. D'un bout à l'autre, les inscriptions se complétaient, il les lisait, les comprenait couramment, revivait en frère avec ces morts de deux mille ans. Et la route, elle aussi, se peuplait, les chars roulaient avec fracas, les armées défilaient d'un pas lourd, le peuple de Rome voisine le coudoyait, dans l'agitation fiévreuse des grandes cités. On était sous les Flaviens, sous les Antonins, aux grandes années de l'empire, lorsque la voie Appienne atteignit tout le faste de ses tombeaux géants, sculptés et décorés comme des temples. Quelle rue monumentale de la mort, quelle arrivée dans Rome, cette rue toute droite où les grands morts vous accueillaient, vous introduisaient chez les vivants, avec l'extraordinaire pompe de leur orgueil qui survivait à leur cendre! Chez quel peuple souverain, dominateur du monde, allait-on entrer ainsi, pour qu'il eût confié à ses morts le soin de dire à l'étranger que rien ne finissait chez lui, pas même les morts, éternellement glorieux dans des monuments démesurés? Un soubassement de citadelle, une tour de vingt mètres de diamètre, pour y coucher une femme! Et Pierre, s'étant retourné, aperçut distinctement, tout au bout de la rue superbe, éclatante, bordée des marbres de ses palais funèbres, le Palatin qui s'élevait au loin, dressant les marbres étincelants du palais des empereurs, l'énorme entassement des palais dont la toute-puissance dominait la terre.
Mais il eut un léger tressaillement: deux carabiniers, qu'il n'avait point vus, dans ce désert, parurent entre les ruines. L'endroit n'était pas sûr, l'autorité veillait discrètement sur les touristes, même en plein midi. Et, plus loin, il fit une autre rencontre qui lui causa une émotion. C'était un ecclésiastique, un grand vieillard à la soutane noire, lisérée et ceinturée de rouge, dans lequel il eut la surprise de reconnaître le cardinal Boccanera. Il avait quitté la route, il marchait avec lenteur dans la bande d'herbe, au milieu des hauts fenouils et des rudes chardons; et, la tête basse, parmi les débris de tombeaux que ses pieds frôlaient, il était tellement absorbé, qu'il ne vit même pas le jeune prêtre. Celui-ci, courtoisement, se détourna, saisi de le voir seul, si loin. Puis, il comprit, en découvrant, derrière une construction, un lourd carrosse, attelé de deux chevaux noirs, près duquel attendait, immobile, un laquais à la livrée sombre, tandis que le cocher n'avait même pas quitté le siège; et il se souvenait que les cardinaux, ne pouvant marcher à pied dans Rome, devaient gagner en voiture la campagne, s'ils voulaient prendre quelque exercice. Mais quelle tristesse hautaine, quelle grandeur solitaire et comme mise à part, dans ce grand vieillard songeur, doublement prince, chez les hommes et chez Dieu, forcé d'aller ainsi au désert, au travers des tombes, pour respirer un peu l'air rafraîchi du soir!
Pierre s'était attardé pendant de longues heures, le crépuscule tombait, et il assista encore à un admirable coucher de soleil. Sur la gauche, la Campagne devenait couleur d'ardoise, confuse, coupée par les arcades jaunissantes des aqueducs, barrée au loin par les monts Albains, qui s'évaporaient dans du rose; pendant que, sur la droite, vers la mer, l'astre s'abaissait parmi de petits nuages, tout un archipel d'or semant un océan de braise mourante. Et rien autre, rien que ce ciel de saphir strié de rubis, au-dessus de l'infinie ligne plate de la Campagne. Rien autre, ni un monticule, ni un troupeau, ni un arbre. Rien que la silhouette noire du cardinal Boccanera, debout parmi les tombeaux, et qui se détachait, grandie, sur la pourpre dernière du soleil.
Le lendemain de bonne heure, Pierre, pris de la fièvre de tout voir, revint à la voie Appienne, pour visiter les catacombes de Saint-Calixte. C'est le plus vaste, le plus remarquable des cimetières chrétiens, celui où furent enterrés plusieurs des premiers papes. On monte à travers un jardin à demi brûlé, parmi des oliviers et des cyprès; on arrive à une masure de planches et de plâtre, dans laquelle on a installé un petit commerce d'objets religieux; et on y est, un escalier moderne, relativement commode, permet la descente. Mais Pierre fut heureux de trouver là des trappistes français, chargés de garder et de montrer aux touristes ces catacombes. Justement, un Frère allait descendre avec deux dames, deux Françaises, la mère et la fille, l'une adorable de jeunesse, l'autre fort belle encore. Et elles souriaient toutes deux, un peu épeurées pourtant, pendant qu'il allumait les minces bougies longues. Il avait un front bossué, une large et solide mâchoire de croyant têtu, et ses pâles yeux clairs disaient l'enfantine ingénuité de son âme.
—Ah! monsieur l'abbé, vous arrivez à propos... Si ces dames le veulent bien, vous allez vous joindre à nous; car trois Frères sont déjà en bas avec du monde, et vous attendriez longtemps... C'est la grosse saison des voyageurs.
Ces dames, poliment, inclinèrent la tête, et il remit au prêtre une des petites bougies minces. Ni la mère ni la fille ne devaient être des dévotes, car elles avaient eu un coup d'œil oblique sur la soutane de leur compagnon, brusquement sérieuses. On descendit, on arriva à une sorte de couloir très étroit.
—Prenez garde, mesdames, répétait le religieux en éclairant le sol avec sa bougie. Marchez doucement, il y a des bosses et des pentes.
Et il commença l'explication, d'une voix aiguë, avec une force de certitude extraordinaire. Pierre était descendu silencieux, la gorge serrée, le cœur battant d'émotion. Ah! ces Catacombes des premiers chrétiens, ces asiles de la foi primitive, que de fois il les avait rêvées, au temps innocent du séminaire! et, dernièrement encore, pendant qu'il écrivait son livre, que de fois il y avait songé, comme au plus antique et au plus vénérable vestige de cette communauté des petits et des simples, dont il prêchait le retour! Mais il avait le cerveau tout plein des pages écrites par les poètes, par les grands prosateurs, qui ont décrit les Catacombes. Il les voyait à travers ce grandissement de l'imagination, il les croyait vastes, pareilles à des villes souterraines, avec des avenues larges, avec des salles amples, capables de contenir des foules. Et dans quelle pauvre et humble réalité il tombait!
—Ah! dame, oui! répondait le Frère aux questions de la mère et de la fille, ça n'a guère plus d'un mètre, deux personnes ne passeraient pas de front... Et comment on a creusé ça? Oh! c'est fort simple. Une famille, une corporation funèbre ouvrait une sépulture, n'est-ce pas? Eh bien! elle creusait une première galerie, à la pioche, dans ce terrain qu'on appelle du tuf granulaire: une terre rougeâtre comme vous voyez, à la fois tendre et résistante, très facile à travailler, et absolument imperméable; enfin, une terre faite exprès, qui a merveilleusement conservé les corps.
Il s'interrompit, montra, à la faible flamme de sa bougie, les cases creusées à droite et à gauche, dans les parois.
—Regardez, ce sont les loculi... Ils ouvraient donc une galerie souterraine, dans laquelle, des deux côtés, ils pratiquaient ces cases superposées, où ils couchaient les corps, le plus souvent enveloppés d'un simple suaire. Puis, ils fermaient l'ouverture avec une plaque de marbre, qu'ils cimentaient soigneusement... Dès lors, n'est-ce pas? tout s'explique. Si d'autres familles se joignaient à la première, si la corporation s'étendait, ils prolongeaient la galerie au fur et à mesure qu'elle s'emplissait; ils en ouvraient d'autres, à droite, à gauche, dans tous les sens; même ils créaient un deuxième étage, plus profond... Tenez! nous voici dans une galerie qui a bien quatre mètres de haut. Naturellement, on se demande comment ils pouvaient hisser les corps, à une pareille hauteur. Ils ne les hissaient pas, ils les descendaient au contraire, continuant à fouiller le sol davantage, dès que la rangée des cases d'en bas se trouvait pleine... Et c'est de la sorte qu'ici, par exemple, en moins de quatre siècles, ils ont creusé seize kilomètres de galeries, où plus d'un million de chrétiens ont dû être inhumés. Or, des Catacombes existent par douzaines, toute la Campagne de Rome est ainsi trouée. Songez à cela et faites le calcul.
Pierre écoutait, passionnément. Autrefois, il avait visité une fosse houillère, en Belgique, et il retrouvait ici les mêmes couloirs étranglés, la même pesanteur étouffante, un néant d'obscurité et de silence. Seules, les petites bougies étoilaient l'ombre épaisse, qu'elles n'éclairaient pas. Et il comprenait enfin ce travail de termites funéraires, ces trous de rats ouverts au hasard, poursuivis selon les besoins, sans art aucun, sans alignement, sans symétrie, au petit bonheur de l'outil. Le sol raboteux montait et descendait à chaque pas, les parois s'en allaient de biais, rien n'avait dû être fait au fil à plomb, ni à l'équerre. Ce n'était là qu'une œuvre de nécessité et de charité, de naïfs fossoyeurs de bonne grâce, des ouvriers illettrés, tombés à la maladresse de main de la décadence. Cela, surtout, devenait très sensible, dans les inscriptions et les emblèmes gravés sur les plaques de marbre. On aurait dit les dessins puérils que les gamins des rues tracent sur les murs.
—Vous voyez, continuait le trappiste, le plus souvent il n'y a qu'un nom; parfois même pas de nom, et simplement les mots in pace... D'autres fois, il y a un emblème, la colombe de la pureté, la palme du martyre, ou bien le poisson, dont le nom grec est composé de cinq lettres, qui sont les initiales des cinq mots grecs: Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur des hommes.
Il approchait de nouveau la petite flamme, et l'on distinguait la palme, un seul trait central, hérissé de quelques autres petits traits, la colombe ou le poisson, faits d'un contour, avec la queue figurée par un zigzag, l'œil par un point rond. Les lettres des inscriptions brèves s'en allaient de travers, inégales, déformées, la grosse écriture des ignorants et des simples.
Mais on était arrivé à une crypte, à une sorte de petite salle, où l'on avait retrouvé les tombeaux de plusieurs papes, entre autres celui de Sixte II, un saint martyr, en l'honneur duquel on y voyait une inscription métrique superbe, placée là par le pape Damase. Puis, dans une salle voisine, aussi étroite, un caveau de famille décoré plus tard de naïves peintures murales, on montrait la place où l'on avait découvert le corps de sainte Cécile. Et l'explication continuait, le religieux commentait les peintures, en tirait avec force la confirmation irréfutable de tous les sacrements et de tous les dogmes, le baptême, l'eucharistie, la résurrection, Lazare sortant du tombeau, Jonas rejeté par la baleine, Daniel dans la fosse aux lions, Moïse faisant jaillir l'eau du rocher, le Christ sans barbe des premiers âges accomplissant des miracles.
—Vous voyez bien, répétait-il, tout est là, ça n'a pas été préparé, et rien n'est plus authentique.
Sur une question de Pierre, dont l'étonnement augmentait, il convint que les Catacombes étaient primitivement de simples cimetières et qu'aucune cérémonie religieuse n'y était célébrée. Plus tard seulement, au quatrième siècle, quand on honora les martyrs, on utilisa les cryptes pour le culte. De même, elles ne devinrent un lieu de refuge que pendant les persécutions, aux époques où les chrétiens durent en dissimuler les entrées. Jusque-là, elles étaient restées librement, légalement ouvertes. Et telle était l'histoire vraie: des cimetières de quatre siècles, devenus des lieux d'asile et ravagés durant les troubles, honorés ensuite jusqu'au huitième siècle, dépouillés alors de leurs saintes reliques, puis tombés dans l'oubli, bouchés par les terres, enfouis pendant plus de sept cents ans, dans une telle insouciance, que les premiers travaux de recherches, au quinzième siècle, les remirent à la lumière comme une extraordinaire trouvaille, un véritable problème historique dont on n'a eu le dernier mot que de nos jours.
—Veuillez vous baisser, mesdames, reprit complaisamment le Frère. Vous voyez, dans cette case, un squelette auquel on n'a point touché. Il est là depuis seize à dix-sept cents ans, et cela vous permet de bien comprendre comment on couchait les corps... Les savants disent que c'est une femme, sans doute une jeune fille... Le squelette était absolument complet, l'année dernière encore. Mais, vous le voyez, le crâne est défoncé. C'est un Américain qui l'a cassé d'un coup de canne, pour bien s'assurer que la tête n'était pas fausse.
Ces dames s'étaient penchées, et leurs pâles visages, à la faible lumière dansante, exprimèrent une pitié mêlée d'effroi. La fille surtout, si frémissante de vie, avec sa bouche rouge, ses grands yeux noirs, apparut un instant, pitoyable et douloureuse. Et tout retomba dans l'ombre, les petites bougies se relevèrent, continuèrent, promenées le long des galeries, dans les ténèbres lourdes. Durant une heure encore, la visite se poursuivit, car le guide ne faisait pas grâce d'un détail, aimant certains coins, fouetté de zèle, comme s'il eût travaillé au salut des touristes.
Et Pierre suivait toujours, et une transformation profonde se passait en lui. Peu à peu, à mesure qu'il voyait et comprenait, sa stupeur première de trouver la réalité si différente de l'embellissement des conteurs et des poètes, sa désillusion de tomber dans ces trous de taupe, si pauvrement, si grossièrement creusés au fond de cette terre rougeâtre, se changeaient en une émotion fraternelle, en un attendrissement qui lui bouleversait le cœur. Et ce n'était pas la pensée des quinze cents martyrs, dont les os sacrés avaient reposé là. Mais quelle humanité douce, résignée et bercée d'espérance dans la mort! Pour les chrétiens, ces basses galeries obscures n'étaient qu'un lieu temporaire de sommeil. S'ils ne brûlaient pas les corps, comme les païens, s'ils les enterraient, c'était qu'ils avaient pris aux Juifs leur croyance à la résurrection de la chair; et cette idée heureuse de sommeil, de bon repos après une vie juste, en attendant les récompenses célestes, faisait la paix immense, le charme infini de la profonde cité souterraine. Tout y parlait de nuit noire et silencieuse, tout y dormait en une immobilité ravie, tout y patientait jusqu'au lointain réveil. Quoi de plus touchant que ces plaques de terre cuite ou de marbre, ne portant pas même un nom, uniquement gravées des mots in pace, en paix! Être en paix enfin, dormir en paix, espérer en paix le ciel futur, après la tâche faite! Et cette paix, elle paraissait d'autant plus délicieuse, qu'elle était goûtée dans une parfaite humilité. Sans doute, tout art avait disparu, les fossoyeurs creusaient au hasard, avec des irrégularités d'ouvriers maladroits, les artistes ne savaient plus graver un nom, ni sculpter une palme ou une colombe. Seulement, quelle voix de jeune humanité s'élevait de cette pauvreté et de cette ignorance! Des pauvres, des petits, des simples, le peuple pullulant couché, endormi sous la terre, pendant que le soleil, là-haut, continuait son œuvre. Une charité, une fraternité dans la mort: l'époux et l'épouse souvent couchés ensemble, avec l'enfant à leurs pieds; le flot débordant des inconnus qui noyait le personnage, l'évêque, le martyr; la plus touchante des égalités, celle de la modestie au fond de toute cette poussière, les cases pareilles, les plaques sans un ornement, la même ingénuité et la même discrétion confondant les rangées sans fin de têtes ensommeillées. C'était à peine si les inscriptions se permettaient des louanges, et combien prudentes, combien délicates: les hommes sont très dignes, très pieux, les femmes sont très douces, très belles, très chastes. Un parfum d'enfance montait, une tendresse illimitée et si largement humaine, la mort de la primitive communauté chrétienne, cette mort qui se cachait pour revivre et qui ne rêvait plus l'empire de ce monde.
Et, brusquement, Pierre vit se dresser dans son souvenir les tombeaux de la veille, ces tombeaux fastueux qu'il avait évoqués aux deux bords de la voie Appienne, qui étalaient au plein soleil l'orgueil dominateur de tout un peuple. Ils éclataient d'une ostentation superbe, avec leurs dimensions colossales, leur entassement de marbres, leurs inscriptions indiscrètes, leurs chefs-d'œuvre de sculpture, des frises, des bas-reliefs, des statues. Ah! cette avenue de la mort pompeuse, en pleine Campagne rase, menant comme une voie de triomphe à la ville reine, éternelle, quel contraste extraordinaire, lorsqu'on la comparait à la cité souterraine des chrétiens, cette cité de la mort cachée, très douce, très belle, très chaste! Ce n'était plus que du sommeil, de la nuit voulue et acceptée, toute une résignation sereine, à qui il ne coûtait rien de se confier au bon repos de l'ombre, en attendant les béatitudes du ciel; et il n'était pas jusqu'au paganisme mourant, perdant de sa beauté, cette maladresse de main des ouvriers ingénus, qui n'ajoutât au charme de ces pauvres cimetières, creusés loin du soleil, dans la nuit de la terre. Des millions d'êtres s'étaient couchés humblement dans cette terre forée comme par des fourmis prudentes, y avaient dormi leur sommeil durant des siècles, l'y dormiraient encore, mystérieux, bercés de silence et d'obscurité, si les hommes n'étaient venus déranger leur désir d'oubli, avant que les trompettes du Jugement eussent sonné la résurrection. La mort avait alors parlé de la vie, rien ne s'était trouvé plus vivant, d'une vie plus intime et plus émue, que ces villes enfouies des morts sans nom, ignorés et innombrables. Tout un souffle immense en était sorti autrefois, le souffle d'une humanité nouvelle, qui allait renouveler le monde. Avec l'humilité, avec le mépris de la chair, avec la haine terrifiée de la nature, l'abandon des jouissances terrestres, la passion de la mort qui délivre et ouvre le paradis, un autre monde commençait. Et le sang d'Auguste, si fier de sa pourpre au soleil, si éclatant de souveraine domination, sembla un moment disparaître, comme si la terre nouvelle l'avait bu, au fond de ses ténèbres sépulcrales.
Le Frère insista pour montrer à ces dames l'escalier de Dioclétien; et il leur en contait la légende.
—Oui, un miracle... Sous cet empereur, des soldats poursuivaient des chrétiens, qui se réfugièrent dans ces Catacombes; et, lorsque les soldats s'entêtèrent à les y suivre, l'escalier se rompit, tous furent précipités... Les marches sont effondrées aujourd'hui encore. Venez voir, c'est à deux pas.
Mais ces dames étaient brisées, envahies à la longue d'un tel malaise par ces ténèbres et ces histoires de mort, qu'elles voulurent absolument remonter. D'ailleurs, les minces bougies tiraient à leur fin, et ce fut pour tous un éblouissement, lorsqu'on se retrouva en haut, dans le soleil, devant la petite boutique d'objets pieux. La jeune fille acheta un presse-papier, un morceau de marbre sur lequel était gravé le poisson, le symbole de Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur des hommes.
L'après-midi du même jour, Pierre tint à visiter la basilique de Saint-Pierre. Il n'en connaissait encore, pour l'avoir traversée en voiture, que la place grandiose, avec son obélisque et ses deux fontaines, dans le cadre vaste de la colonnade du Bernin, cette quadruple rangée de colonnes et de piliers, qui lui fait une ceinture de majesté monumentale. Au fond, la basilique s'élève, rapetissée et alourdie par sa façade, mais emplissant le ciel de son dôme souverain.
Sous le soleil brûlant, des pentes s'étendaient, cailloutées, désertes, des marches basses se succédaient, usées et blanchies; et Pierre, tout au bout, entra. Il était trois heures, de larges rayons tombaient des hautes fenêtres carrées, une cérémonie, des vêpres sans doute, commençait dans la chapelle Clémentine, à gauche. Mais il n'entendit rien, il ne fut que frappé par l'immensité du vaisseau. A pas lents, les yeux en l'air, il en parcourut les dimensions démesurées. C'étaient, dès l'entrée, les bénitiers géants, avec leurs Anges gras comme des Amours; c'était la nef centrale, la colossale voûte en berceau, décorée de caissons; c'étaient surtout, à la croisée, les quatre piliers cyclopéens qui soutiennent le dôme; c'étaient encore les transepts et l'abside, dont chacun est à lui seul vaste comme une de nos églises. Et la pompe orgueilleuse, le faste éclatant, écrasant, le saisissait aussi: la coupole, pareille à un astre, qui resplendissait des tons vifs et des ors des mosaïques; le baldaquin somptueux, dont le bronze a été pris au Panthéon, et qui couronne le maître-autel érigé sur le tombeau même de saint Pierre, où descend le double escalier de la Confession, qu'éclairent les quatre-vingt-sept lampes, éternellement allumées; les marbres, enfin, une profusion, une prodigalité de marbres extraordinaire, des marbres blancs, des marbres de couleur, étalés, entassés. Ah! ces marbres polychromes dont le Bernin a eu la folie luxueuse: le dallage splendide où tout l'édifice se reflète; le revêtement des piliers ornés de médaillons représentant les papes, alternant avec la tiare et les clefs, que portent des Anges joufflus; les murs surchargés d'attributs compliqués, parmi lesquels se répète partout la colombe d'Innocent X; les niches avec leurs statues colossales, d'un goût baroque; les loges et leurs balcons, la rampe de la Confession et son double escalier, les autels riches et les tombeaux plus riches encore! Tout, la grande nef, les bas côtés, les transepts, l'abside, étaient en marbre, suaient le marbre, rayonnaient de la richesse du marbre, sans qu'on pût trouver un coin, large comme la paume de la main, qui n'eût pas l'ostentation insolente du marbre. Et la basilique triomphait, indiscutée, reconnue et admirée pour être l'église la plus grande et la plus opulente du monde, l'énormité dans la magnificence.
Pierre marchait toujours, errait par les nefs, regardait, accablé, sans rien distinguer encore. Il s'arrêta un instant devant le Saint Pierre de bronze, à la pose raidie, hiératique, sur son socle de marbre. Quelques fidèles s'approchaient, baisant le pouce du pied droit: les uns l'essuyaient pour le baiser; les autres, sans l'essuyer, le baisaient, appuyaient le front, puis le baisaient de nouveau. Et il retourna ensuite dans le transept de gauche, où sont les confessionnaux. Des prêtres y restent à demeure, prêts à confesser en toutes les langues. D'autres attendent, armés d'une longue baguette; et ils frappent légèrement le crâne des pêcheurs qui s'agenouillent, ce qui procure à ceux-ci trente jours d'indulgence. Mais très peu de monde était là, les prêtres occupaient leur attente, écrivaient, lisaient, comme chez eux, dans les étroites caisses de bois. Et il se retrouva devant la Confession, intéressé par les quatre-vingt-sept lampes, scintillantes ainsi que des étoiles. Le maître-autel, où le pape seul peut officier, semblait avoir une mélancolie hautaine de solitude, sous le baldaquin gigantesque et fleuri, dont la main-d'œuvre et la dorure ont coûté plus d'un demi-million. Puis, le souvenir lui revint de la cérémonie qu'on célébrait dans la chapelle Clémentine, et il s'étonna, car il n'entendait absolument rien. Il la crut finie, il voulut s'en assurer. Alors, à mesure qu'il se rapprocha, il saisit un souffle léger, comme un air de flûte qui venait de loin. Cela grandissait, il ne reconnut un chant d'orgues que lorsqu'il fut devant la chapelle. Des rideaux rouges, tirés devant les fenêtres, tamisaient le soleil; et elle était ainsi toute rougeoyante d'une clarté de fournaise, toute sonore d'une musique grave. Mais combien perdue, combien réduite dans l'immensité du vaisseau, pour qu'à soixante pas on ne distinguât même plus ni les voix ni le grondement des orgues!
En entrant, Pierre avait cru l'église complètement vide, immense et morte. Puis, il s'était aperçu de la présence de quelques êtres, devinés au loin. Des gens se trouvaient là, mais si espacés, si rares, que cela était comme s'ils n'étaient pas. Des touristes s'égaraient, les jambes lasses, leur Guide à la main. Au milieu de la grande nef, un peintre, avec son chevalet, ainsi que dans une galerie publique, prenait une vue. Tout un séminaire français défila ensuite, conduit par un prélat qui expliquait les tombeaux. Mais ces cinquante, ces cent personnes ne comptaient point, faisaient à peine l'effet, par la vaste étendue, de quelques fourmis noires égarées, cherchant leur route avec effarement. Et, dès lors, il eut la sensation nette d'une salle de gala géante, d'une véritable salle des pas perdus, dans un palais de réception démesuré. Les larges nappes de soleil qu'y versaient les hautes fenêtres carrées, sans verrière, l'éclairaient d'une clarté aveuglante, la traversaient de part en part d'une gloire. Pas un banc, pas une chaise, rien que le dallage superbe et nu, à l'infini, un dallage de musée, qui miroitait sous la pluie dansante des rayons. Aucun coin de recueillement, pas un coin d'ombre, de mystère, pour s'agenouiller et prier. Partout la lumière vive, l'éblouissement d'une souveraineté et d'une somptuosité de plein jour. Et lui, dans cette salle d'opéra, si déserte, allumée d'un tel flamboiement d'or et de pourpre, qui arrivait avec le frisson de nos cathédrales gothiques, où des foules obscures sanglotent parmi la forêt des piliers! lui qui apportait le souvenir endolori de l'architecture et de la statuaire émaciées du moyen âge, tout âme, au milieu de cette majesté d'apparat, de cette pompe énorme et vide, qui était tout corps! Vainement, il chercha une pauvre femme à genoux, un être de foi ou de souffrance, dans un demi-jour de pudeur, s'abandonnant à l'inconnu, causant avec l'invisible, bouche close. Il n'y avait toujours là que le va-et-vient lassé des touristes, l'air affairé des prélats menant les jeunes prêtres aux stations obligatoires; tandis que les vêpres continuaient, dans la chapelle de gauche, sans que le bruit en parvînt aux oreilles des visiteurs, à peine une onde confuse, le branle d'une cloche descendu du dehors, à travers les voûtes.
Pierre comprit que c'était là le splendide squelette d'un colosse monumental dont la vie se retirait. Il fallait, pour l'emplir, pour l'animer de son âme véritable, toutes les magnificences des pompes religieuses. Il y fallait les quatre-vingt mille fidèles que le vaisseau pouvait contenir, les grandes cérémonies pontificales, l'éclat des fêtes de la Noël et de Pâques, les défilés, les cortèges, déroulant le luxe sacré, dans un décor et une mise en scène de grand opéra. Et il évoqua ce qu'il savait de la splendeur d'hier, la basilique débordant d'une foule idolâtre, le cortège surhumain défilant au milieu des fronts prosternés, la croix et le glaive ouvrant la marche, les cardinaux allant deux à deux comme des dieux de pléiade, vêtus du rochet de dentelle, de la robe et du manteau de moire rouge, dont les caudataires tenaient la queue, puis le pape enfin, en Jupiter tout-puissant, élevé sur un pavois de velours rouge, assis dans un fauteuil de velours rouge et d'or, habillé de velours blanc, avec la chape d'or, l'étole d'or, la tiare d'or. Les porteurs de la chaise gestatoire étincelaient dans leurs tuniques rouges brodées de soie. Les flabelli agitaient, au-dessus de la tête du pontife unique et souverain, les grands éventails de plume, qu'on balançait autrefois devant les idoles de la Rome antique. Et, autour de la chaise de triomphe, quelle cour éblouissante et glorieuse! toute la famille pontificale, le flot des prélats assistants, les patriarches, les archevêques, les évêques, drapés et mitrés d'or! les camériers secrets participants en soie violette, les camériers de cape et d'épée participants, portant le costume de velours noir, avec la fraise et la chaîne d'or! l'innombrable suite, ecclésiastique et laïque, dont cent pages de la Gerarchia n'épuisent pas l'énumération, les protonotaires, les chapelains, les prélats de toutes les classes et de tous les degrés, sans compter la maison militaire, les gendarmes avec le bonnet à poil, les gardes palatins en pantalon bleu et tunique noire, les gardes suisses cuirassés d'argent, rayés de jaune, de noir et de rouge, les gardes-nobles, superbes d'apparat dans leurs hautes bottes, leur culotte de peau blanche, leur tunique rouge brodée d'or, les épaulettes d'or et le casque d'or! Mais, depuis que Rome était la capitale de l'Italie, les portes ne s'ouvraient plus à deux battants, on les fermait au contraire avec un soin jaloux; et, les rares fois où le pape descendait officier encore, se montrer comme l'élu suprême, Dieu incarné sur la terre, la basilique ne se remplissait plus que d'invités, il fallait pour entrer une carte. Ce n'était plus le peuple, les cinquante mille, les soixante mille chrétiens accourant, s'entassant, au hasard du flot; c'était un choix, des assistants amis, triés pour des solennités particulières et fermées; et même, lorsqu'on arrivait à en réunir des milliers, il n'y avait toujours là qu'un public restreint, convié au spectacle d'un concert monstre.
Et Pierre, de plus en plus, à mesure qu'il parcourait ce musée froid et majestueux, parmi l'éclat dur des marbres, était pénétré de cette sensation qu'il se trouvait là dans un temple païen, élevé au dieu de la lumière et de la pompe. Un grand temple de la Rome antique était certainement pareil, avec les mêmes murs revêtus de marbres polychromes, les mêmes colonnes précieuses, les mêmes voûtes aux caissons dorés. Cette sensation, il devait la ressentir davantage encore en visitant les autres basiliques, qui allaient finir par faire en lui la vérité indiscutable. C'était d'abord l'église chrétienne s'installant, en toute audace et tranquillité, dans le temple païen, San Lorenzo in Miranda qui se logeait comme chez lui dans le temple d'Antonin et Faustine, dont il gardait le portique rare en marbre cipolin et le bel entablement de marbre blanc; ou bien c'était l'église chrétienne qui repoussait du tronc abattu, de l'édifice antique détruit, le Saint-Clément actuel par exemple, sous lequel il y a des siècles de croyances contraires stratifiés, un monument très ancien du temps de la république, un autre du temps de l'empire, dans lequel on a reconnu un temple de Mithra, enfin une basilique de la primitive foi. C'était ensuite l'église chrétienne, comme à Sainte-Agnès hors les Murs, se bâtissant exactement sur le modèle de la basilique civile des Romains, le Tribunal et la Bourse qui accompagnaient tout Forum; et c'était surtout l'église chrétienne construite avec les matériaux volés aux temples en ruine: les seize colonnes superbes de cette même Sainte-Agnès, de marbres différents, prises évidemment à plusieurs dieux; les vingt et une colonnes de Sainte-Marie du Transtévère, de tous les ordres, arrachées d'un temple d'Isis et de Sérapis, dont les chapiteaux ont conservé les figures; les trente-six colonnes en marbre blanc de Sainte-Marie-Majeure, d'ordre ionique, qui viennent du temple de Junon Lucine; les vingt-deux colonnes de Sainte-Marie d'Aracoeli, toutes diverses de matière, de dimension et de travail, et dont la légende veut que certaines aient été dérobées à Jupiter lui-même, au temple de Jupiter Capitolin, qui s'élevait à la même place, sur le sommet sacré. Aujourd'hui encore, les temples de la riche époque impériale renaissaient dans les basiliques somptueuses, à Saint-Jean de Latran et à Saint-Paul hors les Murs. La basilique de Saint-Jean, la Mère et la Tête de toutes les églises, développant ses cinq nefs, divisées par quatre rangées de colonnes, alignant ses douze statues colossales des Apôtres, comme une double haie de dieux menant au Maître des dieux, prodiguant les bas-reliefs, les frises, les entablements, ne semblait-elle pas le palais d'honneur d'une Divinité païenne, dont le royaume opulent était de ce monde? Et, à Saint-Paul surtout, tel qu'on vient de l'achever, dans le resplendissement neuf des marbres, pareils à des miroirs, ne retrouvait-on pas la demeure des Immortels de l'Olympe, le temple type, la majestueuse colonnade sous le plafond plat, à caissons dorés, le pavage de marbre, d'une beauté de matière et de travail incomparable, les pilastres violets à base et à chapiteau blancs, l'entablement blanc à frise violette, le mélange partout de ces deux couleurs d'une harmonie divinement charnelle, qui taisait songer aux corps souverains des grandes déesses, baignés d'aurore? Nulle part, pas plus qu'à Saint-Pierre, un coin d'ombre, un coin de mystère, ouvrant sur l'invisible. Et Saint-Pierre restait quand même le monstre, par son droit de colosse, encore plus grand que les plus grands, démesuré témoignage de ce que peut la folie de l'énorme, quand l'orgueil humain rêve de loger Dieu, à coups de millions dépensés, dans la demeure de pierres, trop vaste et trop riche, où triomphe l'homme en son nom.
C'était donc à ce colosse de gala qu'avait abouti, après des siècles, la ferveur de la foi primitive! On y retrouvait cette sève du sol de Rome, qui, dans tous les temps, a repoussé en monuments déraisonnables. Il semble que les maîtres absolus qui, successivement, y ont régné, aient apporté avec eux cette passion de la construction cyclopéenne, l'aient puisée dans la terre natale où ils ont grandi, car ils se la sont transmise sans arrêt, de civilisation en civilisation. C'est une végétation continue de la vanité humaine, le besoin d'inscrire son nom sur un mur, de laisser de soi, après avoir été le maître de la terre, une trace indestructible, la preuve tangible de toute cette gloire d'un jour, l'édifice éternel de bronze et de marbre qui en témoignera jusqu'à la fin des âges. Au fond, il n'y a là que l'esprit de conquête, l'ambition fière de la race, toujours en peine de la domination du monde; et, lorsque tout a croulé, lorsqu'une société nouvelle renaît des ruines, et qu'on peut la croire guérie de l'orgueil, retrempée dans l'humilité, ce n'est encore qu'une erreur, elle a le vieux sang en ses veines, elle cède de nouveau à la folie insolente des ancêtres, livrée à toute la violence de l'hérédité, dès qu'elle est grande et forte. Il n'est pas un pape illustre qui n'ait voulu bâtir, qui n'ait repris la tradition des Césars, éternisant leur règne dans la pierre, se faisant élever des temples à leur mort, pour passer au rang des dieux. Le même souci d'immortalité terrestre éclate, c'est à qui léguera le monument le plus grand, le plus solide, le plus magnifique; et la maladie est si aiguë que ceux, moins fortunés, qui, ne pouvant construire, ont dû se contenter de réparer, se sont plu à transmettre aux générations la mémoire de leurs travaux modestes, en faisant sceller des plaques de marbre, gravées d'inscriptions pompeuses: de là la continuelle rencontre de ces plaques, pas une muraille consolidée sans qu'un pape l'ait timbrée de ses armes, pas une ruine rétablie, pas un palais remis en état, pas une fontaine nettoyée, sans que le pape régnant signe l'œuvre de son titre romain de Pontifex Maximus. C'est une hantise, une involontaire débauche, la floraison fatale de ce terreau fait de décombres, depuis plus de deux mille ans. Des monuments sans cesse remontent de cette poussière de monuments. Et l'on se demande si Rome a jamais été chrétienne, dans cette perversion dont le vieux sol romain a presque tout de suite entaché la doctrine de Jésus, cette volonté de domination, ce désir de la gloire terrestre qui ont fait le triomphe du catholicisme, au mépris des humbles et des purs, des fraternels et des simples du christianisme primitif.
Alors, tout d'un coup, Pierre, sous une illumination brusque, vit la vérité éclater et se résumer en lui, au moment où, pour la seconde fois, il faisait le tour de l'immense basilique, en admirant les tombeaux des papes. Ah! ces tombeaux! Là-bas, dans la Campagne rase, sous le plein soleil, aux deux bords de la voie Appienne, qui était comme l'entrée triomphale de Rome, conduisant l'étranger au Palatin auguste, ceint d'une couronne de palais, se dressaient les gigantesques tombeaux des puissants et des riches, d'une splendeur d'art, d'une magnificence sans pareille, qui éternisait dans le marbre l'orgueil et la pompe d'une race forte, dominatrice des peuples. Puis, près de là, sous la terre, en pleine nuit discrète, au fond de misérables trous de taupe, se cachaient les autres tombeaux, les petits, les pauvres, les souffrants, sans art ni richesse, dont l'humilité disait qu'un souffle de tendresse et de résignation avait passé, qu'un homme était venu prêcher la fraternité et l'amour, l'abandon des biens de cette vie pour les éternelles joies de la vie future, confiant à la terre nouvelle le bon grain de son Évangile, semant l'humanité rajeunie qui allait transformer le vieux monde. Et voilà que de cette semence enfouie dans le sol durant des siècles, voilà que de ces tombeaux si humbles, si inconnus, où les martyrs dormaient leur doux sommeil, en attendant le réveil glorieux, voilà que d'autres tombeaux encore avaient poussé, aussi géants, aussi fastueux que les antiques tombeaux détruits des idolâtres, dressant leurs marbres parmi les splendeurs païennes d'un temple, étalant le même orgueil surhumain, la même passion affolée de domination universelle. A la Renaissance, Rome redevient païenne, le vieux sang impérial remonte, emporte le christianisme, sous la plus rude attaque qu'il ait eu à subir. Ah! ces tombeaux des papes, à Saint-Pierre, dans leur insolente glorification, dans leur énormité charnelle et luxueuse, défiant la mort, mettant sur cette terre l'immortalité! Ce sont des papes de bronze, démesurés, ce sont des figures allégoriques, des anges équivoques, beaux comme des belles filles, des femmes désirables, avec des hanches et des gorges de déesses. Paul III est assis sur un haut piédestal, la Justice et la Prudence sont à demi couchées à ses pieds. Urbain VIII est entre la Prudence et la Religion, Innocent XI entre la Religion et la Justice, Innocent XII entre la Justice et la Charité, Grégoire XIII entre la Religion et la Force. A genoux, Alexandre VII, assisté de la Prudence et de la Justice, a devant lui la Charité et la Vérité; et un squelette se lève, montrant le sablier vide. Clément XIII, agenouillé également, triomphe au-dessus d'un sarcophage monumental, sur lequel s'appuie la Religion tenant la croix; tandis que le Génie de la Mort, qui s'accoude à l'angle de droite, a sous lui deux lions énormes, symbole de la toute-puissance. Le bronze disait l'éternité des figures, les marbres blancs éclataient en belles chairs opulentes, les marbres de couleur s'enroulaient en riches draperies, dressaient les monuments en pleine apothéose, sous la vive lumière dorée des nefs immenses.
Et Pierre passait de l'un à l'autre, continuait de marcher au travers de la basilique ensoleillée, superbe et déserte. Oui, ces tombeaux, d'une impériale ostentation, rejoignaient ceux de la voie Appienne. C'était Rome sûrement, la terre de Rome, cette terre où l'orgueil et la domination poussaient comme l'herbe des champs, qui avait fait de l'humble christianisme primitif le catholicisme victorieux, allié aux puissants et aux riches, machine géante de gouvernement, dressée pour la conquête des peuples. Les papes s'étaient réveillés Césars. Et la lointaine hérédité agissait, le sang d'Auguste avait de nouveau jailli, coulant dans leurs veines, leur brûlant le crâne d'ambitions surhumaines. Seul, Auguste avait réalisé l'empire du monde, à la fois empereur et grand pontife, maître des corps et des âmes. De là, l'éternel rêve des papes, désespérés de ne détenir que le spirituel, s'obstinant à ne rien céder du temporel, dans l'espoir séculaire, jamais abandonné, que le rêve, se réalisant encore, fera du Vatican un autre Palatin, d'où ils régneront, en despotes absolus, sur les nations conquises.
VI
Depuis quinze jours déjà, Pierre se trouvait à Rome, et l'affaire pour laquelle il était venu, la défense de son livre, n'avançait point. Il en était encore à son désir brûlant de voir le pape, sans prévoir quand ni comment il le satisferait, au milieu des continuels retards, dans la terreur que monsignor Nani lui avait inspirée d'une démarche imprudente. Et, comprenant que son séjour pouvait s'éterniser, il s'était décidé à faire viser son celebret au vicariat, il disait sa messe chaque matin à Sainte-Brigitte, place Farnèse, où il avait reçu un bienveillant accueil de l'abbé Pisoni, l'ancien confesseur de Benedetta.
Ce lundi-là, il résolut de descendre de bonne heure à la petite réception intime de donna Serafina, avec l'espoir d'y apprendre des nouvelles et d'y hâter son affaire. Peut-être monsignor Nani serait-il là, peut-être aurait-il la chance de tomber sur quelque prélat ou sur quelque cardinal qui l'aiderait. Vainement, il avait tâché d'utiliser don Vigilio, de tirer tout au moins de lui des renseignements certains. Comme repris de méfiance et de peur, après s'être montré un instant serviable, le secrétaire du cardinal Boccanera l'évitait, se cachait, l'air résolu à ne pas se mêler d'une aventure décidément louche et dangereuse. D'ailleurs, depuis l'avant-veille, il venait d'être pris d'un accès atroce de fièvre, qui le forçait à garder la chambre.
Et il n'y avait absolument, pour réconforter Pierre, que Victorine Bosquet, l'ancienne bonne montée au rang de gouvernante, la Beauceronne qui conservait son cœur de vieille France, après trente ans de vie dans cette Rome qu'elle ignorait. Elle lui parlait d'Auneau, comme si elle l'avait quitté la veille. Mais, ce jour-là, elle n'avait point sa vivacité accorte, sa gaieté d'habitude; et, quand elle sut qu'il descendrait, le soir, voir ces dames, elle hocha la tête.
—Ah! vous ne les trouverez pas bien contentes. Ma pauvre Benedetta a de gros ennuis. Il paraît que son divorce va très mal.
Toute Rome en causait, c'était une reprise extraordinaire de commérages qui bouleversait le monde blanc et le monde noir. Aussi Victorine n'avait-elle pas à faire de la discrétion inutile, vis-à-vis d'un compatriote. Donc, en réponse au mémoire de l'avocat consistorial Morano, qui, s'appuyant sur des témoignages et sur des preuves écrites, démontrait que le mariage n'avait pu être consommé, par suite de l'impuissance du mari, monsignor Palma, théologien, choisi dans l'affaire par la congrégation du Concile, comme défenseur du mariage, venait à son tour de déposer un mémoire vraiment terrible. D'abord, il mettait fortement en doute l'état de virginité de la demanderesse, discutant les termes techniques du certificat des deux sages-femmes, exigeant l'examen à fond fait par deux médecins, formalité devant laquelle avait reculé la pudeur de la jeune femme; et encore citait-il des cas physiologiques, parfaitement établis, où des filles avaient eu commerce avec des hommes, sans paraître le moins du monde déflorées. Il tirait grand parti du récit contenu dans le mémoire du comte Prada, qui, très sincèrement, hésitait à dire si le mariage avait été consommé ou non, tellement la comtesse s'était débattue; lui, sur le moment, avait bien cru accomplir l'acte jusqu'au bout, dans les conditions normales; mais, depuis, en y réfléchissant, il n'osait être affirmatif, il admettait que, cédant à la violence de son désir, il avait pu s'illusionner sur une possession incomplète. Et monsignor Palma triomphait de ce doute, l'aggravait par tous les raisonnements subtils que comportait la délicate matière, en arrivait à retourner contre l'épouse violentée la déposition de la femme de chambre, citée par elle, qui avait entendu le bruit de la lutte et qui affirmait que monsieur et madame, à la suite de cette première nuit, avaient toujours fait lit à part. Ensuite, d'ailleurs, l'argument décisif du mémoire était que, si même la demanderesse faisait la preuve complète de sa virginité, il n'en demeurerait pas moins certain que son refus seul avait empêché la consommation du mariage, la condition foncière de l'acte étant l'obéissance de la femme. Et, enfin, sur un quatrième mémoire, celui du rapporteur, où ce dernier résumait et discutait les trois autres, la congrégation avait voté, accordant l'annulation du mariage, mais à une voix de majorité seulement, solution si précaire, que sans attendre, selon son droit, monsignor Palma s'était empressé de demander un supplément d'informations, ce qui remettait en question toute la procédure et rendait un nouveau vote nécessaire.
—Ah! ma pauvre contessina! s'écria Victorine, elle en mourra de chagrin, car la chère fille brûle à petit feu, sous son air si calme... Il paraît que ce monsignor Palma est le maître de la situation, qu'il peut faire durer l'affaire autant qu'il en aura l'envie. Avec ça, on a déjà dépensé tant d'argent, et il va falloir en dépenser encore... L'abbé Pisoni, que vous connaissez maintenant, a eu là une belle idée, le jour où il a voulu ce mariage; et ce n'est pas pour chagriner la mémoire de ma bonne maîtresse, la comtesse Ernesta, qui était une sainte, mais elle a sûrement fait le malheur de sa fille, quand elle l'a donnée au comte Prada.
Elle s'interrompit. Puis, emportée par l'esprit de justice qui était en elle:
—Il a d'ailleurs raison de ne pas être content, le comte Prada. On se moque par trop de lui... Et, vous savez, ça ne m'empêche pas de dire que ma Benedetta est bien sotte d'y mettre tant de formalités. Si ça dépendait de moi, elle l'aurait, son Dario, ce soir, dans sa chambre, puisqu'elle l'aime si fort, puisqu'ils s'aiment tous les deux et qu'ils se veulent depuis si longtemps... Ah! ma foi, oui! sans maire et sans curé, pour le plaisir d'être jeunes, d'être beaux et d'avoir du bonheur ensemble... Le bonheur, mon Dieu! le bonheur, c'est si rare!
Et, en voyant que Pierre la regardait, surpris, elle se mit à rire de son air de belle santé, avec le tranquille équilibre du menu peuple de France qui ne croit plus guère qu'à la vie heureuse, menée honnêtement.
Puis, d'une façon plus discrète, elle se désola d'un autre ennui qui assombrissait la maison, un contre-coup encore de cette malheureuse affaire du divorce. Il y avait brouille entre donna Serafina et l'avocat Morano, très mécontent du demi-échec de son mémoire devant la congrégation, accusant le père Lorenza, le confesseur de la tante et de la nièce, de les avoir poussées à un procès fâcheux, où il n'y aurait que du scandale pour tout le monde. Et il n'avait plus reparu au palais Boccanera, c'était la rupture d'une vieille liaison de trente années, une véritable stupeur pour tous les salons de Rome, qui désapprouvaient formellement Morano. Donna Serafina était d'autant plus ulcérée, qu'elle le soupçonnait de soulever là une mauvaise querelle et de la quitter pour une tout autre cause, un brusque désir inavouable, criminel chez un homme de sa position et de sa piété, la passion qu'une petite bourgeoise jeune, une intrigante, avait allumée en lui.
Lorsque Pierre, le soir, entra dans le salon tendu de brocatelle jaune, à grandes fleurs Louis XIV, il trouva en effet qu'une mélancolie y régnait, sous la clarté plus sourde des lampes voilées de dentelle. Il n'y avait là, d'ailleurs, que Benedetta et Celia, assises sur un canapé, causant avec Dario; tandis que le cardinal Sarno, enfoui au fond d'un fauteuil, écoutait, sans mot dire, le bavardage intarissable de la vieille parente, qui, chaque lundi, amenait la petite princesse. Donna Serafina était seule, à sa place habituelle, au coin droit de la cheminée, avec la secrète rage de voir devant elle le coin gauche vide, ce coin que Morano avait occupé pendant les trente ans de sa fidélité. Et Pierre remarqua le coup d'œil anxieux, puis désespéré, dont elle avait accueilli son entrée, guettant la porte, attendant sans doute encore le volage. Elle se tenait, du reste, très droite et très fière, la taille fine, plus serrée que jamais dans son corset, avec sa face dure de vieille fille, aux cheveux de neige, aux sourcils très noirs.
Tout de suite Pierre, après lui avoir présenté ses hommages, laissa percer sa préoccupation, en demandant s'il n'aurait pas le plaisir de voir monsignor Nani, ce soir-là. Et elle-même ne put s'empêcher de répondre:
—Oh! monsignor Nani nous abandonne, comme les autres. C'est lorsqu'on a besoin des gens qu'ils disparaissent.
Elle gardait aussi une rancune au prélat de ce qu'il s'était employé au divorce très mollement, après avoir beaucoup promis. Sans doute, comme toujours, sous sa bienveillance extrême, pleine de caresses, il avait quelque autre plan à lui. D'ailleurs, elle regretta vite l'aveu que la colère lui avait arraché; et elle reprit:
—Il va peut-être venir. Il est si bon, il nous aime tant!
Malgré la vivacité de son sang, elle voulait être politique, pour vaincre les chances mauvaises. Son frère, le cardinal, lui avait dit combien l'irritait l'attitude de la congrégation du Concile, car il ne doutait pas que le froid accueil, fait à la demande de sa nièce, ne vînt en partie du désir que certains de ses collègues, les cardinaux, avaient de lui être désagréables. Lui-même souhaitait le divorce, qui seul devait assurer la continuation de la race, puisque Dario s'entêtait à ne vouloir épouser que sa cousine. Et c'était un concours de désastres, toute la famille atteinte, lui frappé dans son orgueil, sa sœur partageant cette souffrance et blessée par contre-coup au cœur, les deux amoureux désespérés de voir leur espérance reculée une fois encore.
Quand Pierre s'approcha du canapé, où causaient les jeunes gens, il entendit bien qu'on ne parlait que de la catastrophe, à demi-voix.
—Pourquoi vous désoler? disait Celia. En somme, l'annulation du mariage a été adoptée, à la majorité d'une voix. Le procès est repris, ce n'est qu'un retard.
Mais Benedetta hochait la tête.
—Non, non! si monsignor Palma s'entête, jamais Sa Sainteté ne donnera son approbation. C'est fini.
—Ah! si l'on était riche, très riche! murmura Dario d'un air convaincu, qui ne fit sourire personne.
Puis, tout bas, à sa cousine:
—Il faut absolument que je te parle, nous ne pouvons plus vivre de la sorte.
Et elle répondit de même, dans un souffle:
—Descends demain soir, à cinq heures. Je resterai, je serai seule, ici.
La soirée s'éternisa ensuite. Pierre était infiniment touché de l'air d'accablement où il trouvait Benedetta, si calme et si raisonnable d'habitude. Ses yeux profonds, dans son visage pur, d'une délicatesse d'enfance, étaient comme voilés de larmes contenues. Il s'était déjà pris pour elle d'une véritable tendresse, à la voir toujours d'une humeur égale, un peu indolente, cachant sous cette apparence de grande sagesse la passion de son âme de flamme. Elle tâchait pourtant de sourire, en écoutant les jolies confidences de Celia, dont les amours marchaient mieux que les siennes. Et il n'y eut qu'un moment de conversation générale, lorsque la vieille parente, haussant la voix, parla de l'indigne attitude de la presse italienne, à l'égard du Saint-Père. Jamais les rapports ne semblaient avoir été aussi mauvais entre le Vatican et le Quirinal. Le cardinal Sarno, muet d'habitude, annonça que le pape, à l'occasion des fêtes sacrilèges du 20 septembre, célébrant la prise de Rome, lancerait une nouvelle lettre de protestation, à la face de tous les États chrétiens, complices du rapt par leur indifférence.
—Allez donc tenter de marier le pape et le roi! dit donna Serafina d'une voix amère, en faisant allusion au déplorable mariage de sa nièce.
Elle paraissait hors d'elle, il était trop tard maintenant, et l'on n'attendait plus monsignor Nani, ni personne. Pourtant, à un bruit inespéré de pas, ses yeux se rallumèrent, elle regarda ardemment la porte, eut la dernière déception de voir entrer Narcisse Habert, qui vint s'excuser près d'elle de sa visite tardive. Son oncle par alliance, le cardinal Sarno, l'avait introduit dans ce salon si fermé, et il y était bien accueilli, à cause de ses idées religieuses, que l'on disait intransigeantes. Ce soir-là, d'ailleurs, il n'y accourait, malgré l'heure avancée, que pour Pierre. Il le prit tout de suite à l'écart.
—J'étais certain de vous trouver ici, j'ai dîné à l'ambassade avec mon cousin, monsignor Gamba del Zoppo, et j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer... Il nous recevra demain matin, vers onze heures, à son appartement du Vatican.
Puis, baissant encore la voix:
—Je crois bien qu'il tâchera de vous introduire auprès du Saint-Père... Enfin, l'audience me paraît certaine.
Pierre eut une grosse joie de cette certitude, qui lui arrivait dans la tristesse de ce salon, où, depuis près de deux heures, il se chagrinait et tombait à la désespérance. Enfin, il aurait donc une solution! Narcisse, après avoir serré la main de Dario, salua Benedetta et Celia, puis s'approcha de son oncle le cardinal, qui, débarrassé de la vieille parente, se décidait à parler. Mais il ne causait guère que de sa santé, du temps qu'il faisait, des anecdotes insignifiantes qu'on lui avait contées, sans jamais un mot sur les mille affaires compliquées et terribles qu'il brassait à la Propagande. C'était, en dehors de son cabinet de vieux bureaucrate, comme un bain d'effacement et de médiocrité, où il se reposait du souci de gouverner la terre. Et tout le monde se leva, on prit congé.
—N'oubliez pas, répéta Narcisse à Pierre, demain matin, à dix heures, vous me trouverez à la chapelle Sixtine. Et, en attendant l'heure de notre rendez-vous, je vous montrerai le Botticelli.
Le lendemain, dès neuf heures et demie, Pierre, venu à pied, était sur la vaste place; et, avant de se diriger à droite, vers la porte de bronze, dans l'angle de la colonnade, il leva les yeux, il s'arrêta quelques minutes pour regarder le Vatican. Rien ne lui parut moins monumental que cet entassement de constructions, grandies à l'ombre du dôme de Saint-Pierre, sans ordre architectural aucun, sans régularité quelconque. Les toitures se superposaient, les façades s'étendaient, larges et plates, au hasard des ailes ajoutées et surélevées. Seuls, les trois côtés de la cour Saint-Damase, symétriques, apparaissaient au-dessus de la colonnade, avec les grands vitrages des anciennes loges, fermées aujourd'hui, qui les faisaient ressembler à trois corps de serre immenses, étincelant au soleil dans le ton roux de la pierre. Et c'était là le plus beau palais du monde, le plus vaste, aux onze cents salles, celui qui contenait les plus admirables chefs-d'œuvre du génie humain! Mais, dans sa désillusion, Pierre ne s'intéressa qu'à la haute façade de droite, qui donne sur la place, et où il savait que s'ouvraient les fenêtres de l'appartement particulier du pape, au second étage. Il contempla longuement ces fenêtres, on lui avait dit que la cinquième, à droite, était celle de la chambre à coucher, où l'on voyait toujours brûler une lampe, très tard dans la nuit.
Qu'y avait-il derrière cette porte de bronze, qu'il apercevait là, devant lui, et qui était le seuil sacré, la communication entre tous les royaumes de la terre et le royaume de Dieu, dont l'auguste représentant s'était emprisonné dans ces hautes murailles muettes? Il l'examinait de loin, avec ses panneaux de métal, garnis de gros clous à tête carrée, et il se demandait ce qu'elle défendait, ce qu'elle cachait, ce qu'elle murait, de son air dur d'antique porte de forteresse. Quel monde allait-il trouver derrière, quel trésor de charité humaine conservé jalousement dans l'ombre, quelle résurrection d'espoir pour les peuples nouveaux, avides de fraternité et de justice? Il se plaisait à ce rêve, le pasteur unique et sacré veillant au fond de ce palais clos, préparant le règne définitif de Jésus, pendant que s'écroulaient les vieilles civilisations pourries, et à la veille enfin de proclamer ce règne, en faisant de nos démocraties la grande communauté chrétienne, que le Sauveur avait promise. C'était l'avenir qui s'élaborait derrière la porte de bronze, et l'avenir sans doute qui en sortirait.
Mais Pierre, brusquement, eut la surprise de se trouver en face de monsignor Nani, qui justement quittait le Vatican, pour regagner à pied, à deux pas, le palais du Saint-Office, où il logeait comme assesseur.
—Ah! monseigneur, je suis heureux. Mon ami, monsieur Habert, va me présenter à son cousin, monsignor Gamba del Zoppo, et je crois bien que je vais obtenir l'audience tant désirée.
De son air aimable et fin, monsignor Nani souriait.
—Oui, oui, je sais.
Il se reprit.
—J'en suis heureux autant que vous, mon cher fils. Seulement, soyez prudent.
Puis, craignant que son aveu n'eût fait comprendre au jeune prêtre qu'il sortait de voir monsignor Gamba del Zoppo, le prélat le plus facile à terrifier de toute la discrète famille pontificale, il conta qu'il courait depuis le matin pour deux dames françaises, qui, elles aussi, se mouraient du désir de voir le pape; et il avait grand'peur de ne pas réussir.
—Je vous avouerai, monseigneur, déclara Pierre, que je commençais à me décourager. Oui, il est temps que j'aie un peu de réconfort, car mon séjour ici n'est pas fait pour m'assainir l'âme.
Il continua, il laissa percer combien Rome achevait de briser en lui la foi. De telles journées, celle qu'il avait passée au Palatin et à la voie Appienne, puis celle qu'il avait vécue aux Catacombes et à Saint-Pierre, n'étaient bonnes qu'à le troubler, qu'à gâter son rêve d'un christianisme rajeuni et triomphant. Il en sortait en proie au doute, envahi d'une lassitude commençante, ayant perdu de son enthousiasme toujours prêt à la révolte.
Sans cesser de sourire, monsignor Nani l'écoutait, hochait la tête d'un air d'approbation. Évidemment, c'était bien cela, les choses devaient se passer ainsi. Il semblait l'avoir prévu et en être satisfait.
—Enfin, mon cher fils, tout va pour le mieux, du moment que vous êtes certain de voir Sa Sainteté.
—C'est vrai, monseigneur, j'ai mis mon unique espoir dans le très juste et très clairvoyant Léon XIII. Lui seul peut me juger, puisque, dans mon livre, lui seul reconnaîtra sa pensée, que, très fidèlement, je crois avoir traduite... Ah! s'il le veut, au nom de Jésus, par la démocratie et par la science, il sauvera le vieux monde!
Son enthousiasme le reprenait, et Nani, de plus en plus affable, avec ses yeux aigus et ses lèvres minces, approuva de nouveau.
—Parfaitement, c'est cela, mon cher fils. Vous causerez, vous verrez.
Puis, comme tous deux, levant la tête, regardaient la façade du Vatican, il poussa l'amabilité jusqu'à le détromper. Non, la fenêtre où l'on voyait de la lumière chaque soir, n'était pas celle de la chambre à coucher du pape. C'était celle d'un palier de l'escalier, que des becs de gaz éclairaient toute la nuit. La chambre du pape se trouvait à deux fenêtres de là. Et ils retombèrent dans le silence, ils continuèrent à regarder la façade, très graves l'un et l'autre.
—Eh bien! au revoir, mon cher fils. Vous me raconterez l'entrevue, n'est-ce pas?
Dès que Pierre fut seul, il franchit la porte de bronze, le cœur battant à grands coups, comme s'il fût entré dans le lieu sacré et redoutable où s'élaborait le bonheur futur. Un poste veillait là, un garde suisse marchait à pas lents, drapé en un manteau gris bleu, qui laissait dépasser seulement la culotte bariolée de noir, de jaune et de rouge; et il semblait que ce manteau discret fût jeté ainsi sur un déguisement, pour en dissimuler l'étrangeté devenue gênante. Puis, tout de suite, à droite, s'ouvrait le grand escalier couvert qui conduit à la cour Saint-Damase. Mais, pour se rendre à la chapelle Sixtine, il fallait suivre la longue galerie, entre une double rangée de colonnes, et monter l'escalier Royal. Et Pierre, dans ce monde géant, où toutes les dimensions s'exagéraient, d'une écrasante majesté, soufflait un peu, en gravissant les larges marches.
Quand il entra dans la chapelle Sixtine, il éprouva d'abord une surprise. Elle lui parut petite, une sorte de salle rectangulaire, très haute, avec sa fine cloison de marbre qui la coupe aux deux tiers, la partie où se tiennent les invités, les jours de grande cérémonie, et le chœur où s'assoient les cardinaux sur de simples bancs de chêne, tandis que les prélats restent debout, derrière. Le trône pontifical, sur une estrade basse, est à droite de l'autel, d'une richesse sobre. A gauche, dans la muraille, s'ouvre l'étroite loge, à balcon de marbre, réservée aux chanteurs. Et il faut lever la tête, il faut que les regards montent de l'immense fresque du Jugement dernier, qui occupe la paroi entière du fond, aux peintures de la voûte, qui descendent jusqu'à la corniche, entre les douze fenêtres claires, six de chaque côté, pour que, brusquement, tout s'élargisse, tout s'écarte et s'envole, en plein infini.
Il n'y avait heureusement là que trois ou quatre touristes, peu bruyants. Et Pierre aperçut tout de suite Narcisse Habert, sur un des bancs des cardinaux; au-dessus de la marche où s'assoient les caudataires. Le jeune homme, immobile, la tête un peu renversée, semblait comme en extase. Mais ce n'était pas l'œuvre de Michel-Ange qu'il regardait. Il ne quittait pas des yeux, en dessous de la corniche, une des fresques antérieures. Et, lorsqu'il eut reconnu le prêtre, il se contenta de murmurer, les regards noyés:
—Oh! mon ami, voyez donc le Botticelli!
Puis, il retomba dans son ravissement.
Pierre, dans un grand coup en plein cerveau et en plein cœur, venait d'être pris tout entier par le génie surhumain de Michel-Ange. Le reste disparut, il n'y eut plus, là-haut, comme en un ciel illimité, que cette extraordinaire création d'art. L'inattendu d'abord, ce qui le stupéfiait, c'était que le peintre avait accepté d'être l'unique artisan de l'œuvre. Ni marbriers, ni bronziers, ni doreurs, ni aucun autre corps d'état. Le peintre, avec son pinceau, avait suffi pour les pilastres, les colonnes, les corniches de marbre, pour les statues et les ornements de bronze, pour les fleurons et les rosaces d'or, pour toute cette décoration d'une richesse inouïe qui encadrait les fresques. Et il se l'imaginait, le jour où on lui avait livré la voûte nue, rien que le plâtre, rien que la muraille plate et blanche, des centaines de mètres carrés à couvrir. Et il le voyait devant cette page immense, ne voulant pas d'aide, chassant les curieux, s'enfermant tout seul avec sa besogne géante, jalousement, violemment, passant quatre années et demie solitaire et farouche, dans son enfantement quotidien de colosse. Ah! cette œuvre énorme, faite pour emplir une vie, cette œuvre qu'il avait dû commencer dans une tranquille confiance en sa volonté et en sa force, tout un monde tiré de son cerveau et jeté là, d'une poussée continue de la virilité créatrice, en plein épanouissement de la toute-puissance!
Ensuite, ce fut chez Pierre un saisissement, lorsqu'il passa à l'examen de cette humanité agrandie de visionnaire, débordant en des pages de synthèse démesurée, de symbolisme cyclopéen. Et telles que des floraisons naturelles, toutes les beautés resplendissaient, la grâce et la noblesse royales, la paix et la domination souveraines. Et la science parfaite, les plus violents raccourcis osés dans la certitude de la réussite, la perpétuelle victoire technique sur les difficultés que les plans courbes présentaient. Et surtout une ingénuité de moyens incroyable, la matière réduite presque à rien, quelques couleurs employées largement, sans aucune recherche d'adresse ni d'éclat. Et cela suffisait, et le sang grondait avec emportement, les muscles saillaient sous la peau, les figures s'animaient et sortaient du cadre, d'un élan si énergique, qu'une flamme semblait passer là-haut, donnant à ce peuple une vie surhumaine, immortelle. La vie, c'était la vie qui éclatait, qui triomphait, une vie énorme et pullulante, un miracle de vie réalisé par une main unique, qui apportait le don suprême, la simplicité dans la force.
Qu'on ait vu là une philosophie, qu'on ait voulu y trouver toute la destinée, la création du monde, de l'homme et de la femme, la faute, le châtiment, puis la rédemption, et enfin la justice de Dieu au dernier jour du monde: Pierre ne pouvait s'y arrêter, dès cette première rencontre, dans la stupeur émerveillée où une telle œuvre le jetait. Mais quelle exaltation du corps humain, de sa beauté, de sa puissance et de sa grâce! Ah! ce Jéhova, ce royal vieillard, terrible et paternel, emporté dans l'ouragan de sa création, les bras élargis, enfantant les mondes! et cet Adam superbe, d'une ligne si noble, la main tendue, et que Jéhova anime du doigt, sans le toucher, geste admirable, espace sacré entre ce doigt du créateur et celui de la créature, petit espace où tient l'infini de l'invisible et du mystère! et cette Ève puissante et adorable, cette Ève aux flancs solides, capables de porter la future humanité, d'une grâce fière et tendre de femme qui voudra être aimée jusqu'à la perdition, toute la femme avec sa séduction, sa fécondité, son empire! Puis, c'étaient même les figures décoratives, assises sur les pilastres, aux quatre coins des fresques, qui célébraient le triomphe de la chair: les vingt jeunes hommes, heureux d'être nus, d'une splendeur de torse et de membres incomparable, d'une intensité de vie telle, qu'une folie du mouvement les emporte, les plie et les renverse, en des attitudes de héros. Et, entre les fenêtres, trônaient les géants, les Prophètes et les Sibylles, l'homme et la femme devenus dieux, démesurés dans la force de la musculature et dans la grandeur de l'expression intellectuelle: Jérémie, le coude appuyé sur le genou, la mâchoire dans la main, réfléchissant, au fond même de la vision et du rêve; la Sibylle d'Érythrée, au profil si pur, si jeune en son opulence, un doigt sur le livre ouvert du destin; Isaïe, à l'épaisse bouche de vérité, toute gonflée sous le charbon ardent, hautain, la face tournée à demi et une main levée, en un geste de commandement; la Sibylle de Cumes, terrifiante de science et de vieillesse, restée d'une solidité de roc, avec son masque ridé, son nez de proie, son menton carré qui avance et s'obstine; Jonas, vomi par la baleine, lancé là en un raccourci extraordinaire, le torse tordu, les bras repliés, la tête renversée, la bouche grande ouverte et criant; et les autres, et les autres, tous de la même famille ample et majestueuse, régnant avec la souveraineté de l'éternelle santé et de l'éternelle intelligence, réalisant le rêve d'une humanité indestructible, plus large et plus haute. D'ailleurs, dans les cintres des fenêtres, dans les lunettes, des figures de beauté, de puissance et de grâce, naissaient encore, se pressaient, abondaient, les ancêtres du Christ, les mères songeuses aux beaux enfants nus, les hommes aux regards lointains, fixés sur l'avenir, la race punie, lasse, désireuse du Sauveur promis; tandis que, dans les pendentifs des quatre angles, s'évoquaient, vivantes, des scènes bibliques, les victoires d'Israël sur l'esprit du mal. Et c'était enfin la colossale fresque du fond, le Jugement dernier, avec son peuple grouillant de figures, si innombrables, qu'il faut des jours et des jours pour les bien voir, une foule éperdue, emportée dans un brûlant souffle de vie, depuis les morts que réveillent les anges de l'Apocalypse, sonnant furieusement de la trompette, depuis les réprouvés que les démons jettent à l'enfer, en grappes d'épouvante, jusqu'au Jésus justicier, entouré des apôtres et des saints, jusqu'aux élus radieux qui montent, soutenus par des anges, pendant que, plus haut encore, d'autres anges, chargés des instruments de la Passion, triomphent en pleine gloire. Et, pourtant, au-dessus de cette page gigantesque, peinte trente ans plus tard, dans toute la maturité de l'âge, le plafond garde son envolée, sa supériorité certaine, car c'était là que l'artiste avait donné son effort vierge, toute sa jeunesse, toute la flambée première de son génie.
Alors, Pierre ne trouva qu'un mot. Michel-Ange était le monstre, dominant tout, écrasant tout. Et il n'y avait qu'à voir, sous l'immensité de son œuvre, les œuvres du Pérugin, du Pinturicchio, de Rosselli, de Signorelli, de Botticelli, les fresques antérieures, admirables, qui se déroulaient en dessous de la corniche, autour de la chapelle.
Narcisse n'avait pas levé les yeux vers la splendeur foudroyante du plafond. Abîmé d'extase, il ne quittait pas du regard Botticelli, qui a là trois fresques. Enfin, il parla, d'un murmure.
—Ah! Botticelli, Botticelli! l'élégance et la grâce de la passion qui souffre, le profond sentiment de la tristesse dans la volupté! toute notre âme moderne devinée et traduite, avec le charme le plus troublant qui soit jamais sorti d'une création d'artiste!
Stupéfait, Pierre l'examinait. Puis, il se hasarda à demander:
—Vous venez ici pour voir Botticelli?
—Mais certainement, répondit le jeune homme d'un air tranquille. Je ne viens que pour lui, pendant des heures, chaque semaine, et je ne regarde absolument que lui... Tenez! étudiez donc cette page: Moïse et les filles de Jéthro. N'est-ce pas ce que la tendresse et la mélancolie humaines ont produit de plus pénétrant?
Et il continua, avec un petit tremblement dévot de la voix, de l'air du prêtre qui pénètre dans le frisson délicieux et inquiétant du sanctuaire. Ah! Botticelli, Botticelli! la femme de Botticelli, avec sa face longue, sensuelle et candide, avec son ventre un peu fort sous les draperies minces, avec son allure haute, souple et volante, où tout son corps se livre! les jeunes hommes, les anges de Botticelli, si réels, et beaux pourtant comme des femmes, d'un sexe équivoque, dans lequel se mêle la solidité savante des muscles à la délicatesse infinie des contours, tous soulevés par une flamme de désir dont on emporte la brûlure! Ah! les bouches de Botticelli, ces bouches charnelles, fermes comme des fruits, ironiques ou douloureuses, énigmatiques en leurs plis sinueux, sans qu'on puisse savoir si elles taisent des puretés ou des abominations! les yeux de Botticelli, des yeux de langueur, de passion, de pâmoison mystique ou voluptueuse, pleins d'une douleur si profonde, parfois, dans leur joie, qu'il n'en est pas au monde de plus insondables, ouverts sur le néant humain! les mains de Botticelli, si travaillées, si soignées, ayant comme une vie intense, jouant à l'air libre, s'unissant les unes aux autres, se baisant et se parlant, avec un souci tel de la grâce, qu'elles en sont parfois maniérées, mais chacune avec son expression, toutes les expressions de la jouissance et de la souffrance du toucher! Et, cependant, rien d'efféminé ni de menteur, partout une sorte de fierté virile, un mouvement passionné et superbe soufflant, emportant les figures, un souci absolu de la vérité, l'étude directe, la conscience, tout un véritable réalisme que corrige et relève l'étrangeté géniale du sentiment et du caractère, donnant à la laideur même la transfiguration inoubliable du charme!
L'étonnement de Pierre grandissait, et il écoutait Narcisse, dont il remarquait pour la première fois la distinction un peu étudiée, les cheveux bouclés, taillés à la florentine, les yeux bleus, presque mauves, qui pâlissaient encore dans l'enthousiasme.
—Sans doute, finit-il par dire, Botticelli est un merveilleux artiste... Seulement, il me semble qu'ici Michel-Ange...
D'un geste presque violent, Narcisse l'interrompit.
—Ah! non, non! ne me parlez pas de celui-là! Il a tout gâché, il a tout perdu. Un homme qui s'attelait comme un bœuf à la besogne, qui abattait l'ouvrage ainsi qu'un manœuvre, à tant de mètres par jour! Et un homme sans mystère, sans inconnu, qui voyait gros à dégoûter de la beauté, des corps d'hommes tels que des troncs d'arbres, des femmes pareilles à des bouchères géantes, des masses de chair stupides, sans au-delà d'âmes divines ou infernales!... Un maçon, et si vous voulez, oui! un maçon colossal, mais pas davantage!
Et, inconsciemment, chez lui, dans ce cerveau de moderne las, compliqué, gâté par la recherche de l'original et du rare, éclatait la haine fatale de la santé, de la force, de la puissance. C'était l'ennemi, ce Michel-Ange qui enfantait dans le labeur, qui avait laissé la création la plus prodigieuse dont un artiste eût jamais accouché. Le crime était là, créer, faire de la vie, en faire au point que toutes les petites créations des autres, même les plus délicieuses, fussent noyées, disparussent dans ce flot débordant d'êtres, jetés vivants sous le soleil.
—Ma foi, déclara Pierre courageusement, je ne suis pas de votre avis. Je viens de comprendre qu'en art la vie est tout et que l'immortalité n'est vraiment qu'aux créatures. Le cas de Michel-Ange me paraît décisif, car il n'est le maître surhumain, le monstre qui écrase les autres, que grâce à cet extraordinaire enfantement de chair vivante et magnifique, dont votre délicatesse se blesse: Allez, que les curieux, les jolis esprits, les intellectuels pénétrants raffinent sur l'équivoque et l'invisible, qu'ils mettent le ragoût de l'art dans le choix du trait précieux et dans la demi-obscurité du symbole, Michel-Ange reste le Tout-Puissant, le Faiseur d'hommes, le Maître de la clarté, de la simplicité et de la santé, éternel comme la vie elle-même!
Narcisse, alors, se contenta de sourire, d'un air de dédain indulgent et courtois. Tout le monde n'allait pas à la chapelle Sixtine s'asseoir pendant des heures devant un Botticelli, sans jamais lever la tête, pour voir les Michel-Ange. Et il coupa court, en disant:
—Voilà qu'il est onze heures. Mon cousin devait me faire prévenir ici, dès qu'il pourrait nous recevoir, et je suis étonné de n'avoir encore vu personne... Voulez-vous que nous montions aux chambres de Raphaël, en attendant?