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Le dessert venait d'être servi, un fromage de chèvre, des fruits, et Narcisse achevait une grappe de raisin, lorsque, levant les yeux, il s'écria:

—Mais vous avez raison, mon cher, je vois très bien cette ombre pâle, là-haut, derrière les vitres, dans la chambre du Saint-Père.

Pierre, qui ne quittait pas des yeux la fenêtre, dit lentement:

—Oui, oui, elle avait disparu, elle vient de reparaître, et elle est toujours là, immobile, toute blanche.

—Parbleu! que voulez-vous qu'il fasse? reprit le jeune homme, de son air languissant, sans qu'on sût s'il se moquait. Il est comme tout le monde, il regarde par sa fenêtre, quand il veut se distraire un peu; d'autant plus qu'il a vraiment de quoi regarder, sans se lasser jamais.

Et c'était bien ce fait qui, de plus en plus, s'emparait de Pierre, l'envahissait d'une émotion grandissante. On parlait du Vatican fermé, il s'était imaginé un palais sombre, clos de hautes murailles, car personne n'avait dit, personne ne semblait savoir que ce palais dominait Rome et que, de sa fenêtre, le pape voyait le monde. Cette immensité, Pierre la connaissait bien, pour l'avoir vue du sommet du Janicule, pour l'avoir revue des loges de Raphaël et du dôme de la basilique. Et ce que Léon XIII regardait à cette minute, immobile et blanc derrière les vitres, Pierre l'évoquait, le voyait avec lui. Au centre du vaste désert de la Campagne, que bornaient les monts de la Sabine et les monts Albains, Léon XIII voyait les sept collines illustres, le Janicule que couronnaient les arbres de la villa Pamphili, l'Aventin où il ne restait que les trois églises à demi cachées dans les verdures, le Coelius plus reculé, désert encore, parfumé par les oranges mûres de la villa Mattei, le Palatin que bordait une maigre rangée de cyprès, poussés là comme sur la tombe des Césars, l'Esquilin d'où se dressait le clocher mince de Sainte-Marie-Majeure, le Viminal qui ressemblait à une carrière éventrée, avec son amas confus et blanchâtre de constructions neuves, le Capitule qu'indiquait à peine le campanile carré du palais des Sénateurs, le Quirinal où s'allongeait le palais du roi, d'un jaune éclatant parmi les ombrages noirs des jardins. Il voyait, outre Sainte-Marie-Majeure, toutes les basiliques, Saint-Jean de Latran, le berceau de la papauté, Saint-Paul hors les Murs, Sainte-Croix de Jérusalem, Sainte-Agnès, et les dômes du Gesù, de Saint-André de la Vallée, de Saint-Charles, de Saint-Jean des Florentins, et les quatre cents églises de Rome, qui font de la ville un champ sacré planté de croix. Il voyait les monuments fameux, témoignages de l'orgueil de tous les siècles, le fort Saint-Ange, un tombeau d'empereur transformé en une forteresse papale, la ligne blanche des autres tombeaux de la voie Appienne, là-bas, puis les ruines éparses des Thermes de Caracalla, de la maison de Septime-Sévère, des colonnes, des portiques, des arcs de triomphe, puis les palais et les villas des somptueux cardinaux de la Renaissance, le palais Farnèse, le palais Borghèse, la villa Médicis, et d'autres, et d'autres, dans un pullulement de toitures et de façades. Mais il voyait surtout, sous sa fenêtre même, à gauche, l'abomination du nouveau quartier inachevé des Prés du Château. L'après-midi, lorsqu'il se promenait dans ses jardins, que le mur de Léon IV bastionne comme un plateau de citadelle, il avait la vue affreuse du vallon qu'on a ravagé au pied du mont Mario, pour y établir des briqueteries, à l'heure fiévreuse de la folie des constructions. Les pentes vertes sont éventrées, des tranchées jaunâtres les coupent de toutes parts; tandis que les usines, fermées aujourd'hui, ne sont plus que des ruines lamentables, avec leurs hautes cheminées mortes, d'où la fumée ne monte plus. Et, à toutes les autres heures du jour, il ne pouvait s'approcher de sa fenêtre, sans avoir sous les yeux le spectacle des bâtisses abandonnées, pour lesquelles avaient travaillé tant de briqueteries, ces bâtisses mortes également avant d'avoir vécu, où il n'y avait à cette heure que la misère grouillante de Rome, qui pourrissait là comme la décomposition même des vieilles sociétés.

Mais Pierre surtout s'imaginait que Léon XIII, l'ombre toute blanche là-haut, finissait par oublier le reste de la ville, pour laisser sa rêverie se fixer sur le Palatin, aujourd'hui découronné, ne dressant dans le ciel bleu que ses cyprès noirs. Sans doute il rebâtissait en pensée les palais des Césars, il aimait à y évoquer de grandes ombres glorieuses, vêtues de pourpre, ses ancêtres véritables, empereurs et grands pontifes, qui seuls pouvaient lui dire comment on régnait sur tous les peuples, en maître absolu du monde. Puis, ses regards allaient au Quirinal, et là il s'absorbait durant des heures, dans ce spectacle de la royauté d'en face. Quelle étrange rencontre, ces deux palais qui se regardent, le Quirinal et le Vatican, qui dominent, qui sont dressés l'un devant l'autre, par-dessus la Rome du moyen âge et de la Renaissance, dont les toitures, cuites et dorées sous les brûlants soleils, s'entassent et se confondent au bord du Tibre. Avec une simple jumelle de théâtre, le pape et le roi, quand ils se mettent à leur fenêtre, peuvent se voir très nettement. Ils ne sont que des points négligeables, perdus dans l'étendue sans bornes; et quel abîme entre eux, que de siècles d'histoire, que de générations qui ont lutté et souffert, que de grandeur morte et que de semence pour le mystérieux avenir! Ils se voient, ils en sont encore à l'éternelle lutte, à qui aura le peuple dont le flot s'agite là sous leurs yeux, à qui restera le souverain absolu, du pontife, pasteur des âmes, ou du monarque, maître des corps. Et Pierre, alors, se demanda quelles étaient les réflexions, les rêveries de Léon XIII, derrière ces vitres, où il croyait toujours distinguer sa pâle figure d'apparition. Devant la nouvelle Rome, aux vieux quartiers ravagés, aux nouveaux quartiers battus par un vent de désastre, il devait certainement se réjouir de l'avortement colossal du gouvernement italien. On lui avait volé sa ville, on avait eu l'air de dire qu'on voulait lui montrer comment on créait une grande capitale, et on aboutissait à cette catastrophe, à tant de laides bâtisses inutiles, qu'on ne savait même comment finir. Il ne pouvait qu'être ravi des embarras terribles, dans lesquels le régime usurpateur était tombé, la crise politique, la crise financière, tout un malaise national grandissant, où ce régime semblait menacé de sombrer un jour; et, pourtant, n'avait-il pas lui-même l'âme d'un patriote, n'était-il pas un fils aimant de cette Italie, dont le génie et la séculaire ambition circulaient dans le sang de ses veines? Ah! non, rien contre l'Italie, tout au contraire pour qu'elle redevînt la maîtresse de la terre! Une douleur montait sûrement, au milieu de la joie de son espérance, quand il la voyait ainsi ruinée, menacée de la faillite, étalant cette Rome bouleversée et inachevée, qui était l'aveu public de son impuissance. Mais, si la dynastie de Savoie devait être emportée un jour, n'était-il pas là, lui, pour la remplacer et rentrer enfin en possession de sa ville, que, depuis quinze ans, il n'apercevait plus que de sa fenêtre, en proie aux démolisseurs et aux maçons? Il redevenait le maître, il régnait sur le monde, trônait dans la Cité prédestinée, à laquelle les prophéties avaient assuré l'éternité et l'universelle domination.

Et l'horizon s'élargissait, et Pierre se demanda ce que Léon XIII voyait par delà Rome, par delà la Campagne romaine, par delà les monts de la Sabine et les monts Albains, dans la chrétienté entière. Puisqu'il s'était enfermé dans son Vatican depuis dix-huit années, puisqu'il n'avait sur le monde d'autre ouverture que la fenêtre de sa chambre, que voyait-il de là-haut, quels échos, quelles vérités et quelles certitudes lui arrivaient de nos sociétés modernes? Parfois, des hauteurs du Viminal où la gare se trouve, les longs sifflements des locomotives devaient lui parvenir; et c'était notre civilisation scientifique, les peuples rapprochés, l'humanité libre allant à l'avenir. Rêvait-il lui-même de liberté, lorsque, tournant les regards vers la droite, il devinait la mer, là-bas, au delà des tombeaux de la voie Appienne? Avait-il jamais voulu partir, quitter Rome et son passé, pour fonder ailleurs la papauté des nouvelles démocraties? Puisqu'on le disait d'un esprit si net, si pénétrant, il aurait dû comprendre, il aurait dû trembler, aux bruits lointains qui lui venaient de certains pays de lutte, de cette Amérique par exemple, où des évêques révolutionnaires étaient en train de conquérir le peuple. Était-ce pour lui ou pour eux qu'ils travaillaient? S'il ne pouvait les suivre, s'il s'entêtait dans son Vatican, lié de tous côtés par le dogme et la tradition, n'était-il pas à craindre qu'une rupture un jour ne s'imposât? Et la menace d'un vent de schisme, soufflant de loin, lui passait sur la face, l'emplissait d'une angoisse croissante. C'était bien pour cela qu'il s'était fait le diplomate de la conciliation, voulant rassembler dans sa main toutes les forces éparses de l'Église, fermant les yeux sur les audaces de certains évêques autant que la tolérance le permettait, s'efforçant lui-même de conquérir le peuple, en se mettant avec lui contre les monarchies tombées. Mais irait-il jamais plus loin? Ne se trouvait-il pas muré derrière la porte de bronze, dans la stricte formule catholique, où les siècles l'enchaînaient? L'obstination y était fatale, il lui serait impossible de ne régner que sur les âmes, par sa force réelle et toute-puissante, ce pouvoir purement spirituel, cette autorité morale de l'au-delà, qui amenait l'humanité à ses pieds, qui faisait s'agenouiller les pèlerinages et s'évanouir les femmes. Abandonner Rome, renoncer au pouvoir temporel, ce serait changer le centre du monde catholique, ce serait n'être plus lui, chef du catholicisme, mais un autre, chef d'une autre chose. Et quelles pensées inquiètes, à cette fenêtre, si le vent du soir, parfois, lui apportait la vague image de cet autre, la crainte de la religion nouvelle, confuse encore, qui s'élaborait, dans le sourd piétinement des nations en marche, dont les bruits lui arrivaient à la fois de tous les points de l'horizon!

Mais, à ce moment, Pierre sentit que, derrière les vitres closes, l'ombre blanche, l'ombre immobile était tenue debout par l'orgueil, dans la continuelle certitude de vaincre. Si les hommes n'y suffisaient pas, le miracle interviendrait. Il avait l'absolue conviction qu'il rentrerait en possession de Rome; et, si ce n'était pas lui, ce serait son successeur. L'Église, dans son indomptable énergie de vivre, n'avait-elle pas l'éternité devant elle? D'ailleurs, pourquoi pas lui? Est-ce que Dieu ne pouvait pas l'impossible? Demain, si Dieu le voulait, malgré tous les raisonnements humains, malgré l'apparence de la logique des faits, sa ville lui serait rendue, à quelque brusque tournant de l'Histoire. Ah! quelle fête à cette fille prodigue, dont il n'avait cessé de suivre les aventures équivoques, de ses yeux paternels mouillés de larmes! Il oublierait vite les débordements auxquels il venait d'assister pendant dix-huit années, à toutes les heures et par toutes les saisons. Peut-être rêvait-il à ce qu'il ferait de ces quartiers nouveaux, dont on l'avait souillée: les abattrait-il, les laisserait-il là comme un témoignage de la démence des usurpateurs? Elle redeviendrait la ville auguste et morte, dédaigneuse des vains soucis de propreté et d'aisance matérielles, rayonnant sur le monde telle qu'une âme pure, dans la gloire traditionnelle des siècles passés. Et son rêve continuait, imaginait la façon dont les choses allaient se passer, demain sans doute. Tout valait mieux que la maison de Savoie, même une république. Pourquoi pas une république fédérative, qui morcellerait l'Italie selon les anciennes divisions politiques abolies, et qui lui restituerait Rome, et qui le choisirait comme le protecteur naturel de l'État, ainsi reconstitué? Puis, ses regards s'étendaient au delà de Rome, au delà de l'Italie, son rêve s'élargissait, s'élargissait toujours, englobait la France républicaine, l'Espagne qui pouvait l'être de nouveau, l'Autriche elle-même qui un jour serait gagnée, toutes les nations catholiques devenues les États-Unis d'Europe, pacifiées et fraternisant sous sa haute présidence de Souverain Pontife. Puis, dans le triomphe suprême, c'étaient enfin toutes les autres Églises qui disparaissaient, tous les peuples dissidents qui venaient à lui comme au pasteur unique, Jésus qui régnait en sa personne sur la démocratie universelle.

Pierre, brusquement, fut interrompu dans ce rêve qu'il prêtait à Léon XIII.

—Oh! mon cher, dit Narcisse, voyez donc le ton des statues, là, sur la colonnade!

Il s'était fait servir une tasse de café, il fumait languissamment un cigare, retombé à ses seules préoccupations d'esthétique raffinée.

—N'est-ce pas? elles sont roses, et d'un rose qui tire sur le mauve, comme si le sang bleu des anges coulait dans leurs veines de pierre... C'est le soleil de Rome, mon ami, qui leur donne cette vie supra-terrestre, car elles vivent, je les ai vues me sourire et me tendre les bras, par certains beaux crépuscules... Ah! Rome, Rome merveilleuse et délicieuse! on y vivrait de l'air du temps, aussi pauvre que Job, dans la continuelle joie d'en respirer l'enchantement!

Cette fois, Pierre ne put s'empêcher d'être surpris, en se rappelant sa voix si nette, son esprit de financier si clair et si sec. Et sa pensée retourna aux Prés du Château, une affreuse tristesse lui noya le cœur, devant cette évocation dernière de tant de misère et de tant de souffrance. Il revoyait de nouveau la saleté immonde où tant de créatures se gâtaient, cette abominable injustice sociale qui condamne le plus grand nombre à une existence de bêtes maudites, sans joie, sans pain. Et, comme ses regards remontaient encore vers les fenêtres du Vatican, il songea, en croyant voir se lever une main pâle, derrière les vitres, à cette bénédiction papale que Léon XIII donnait de si haut, par-dessus Rome, par-dessus la Campagne et les monts, aux fidèles de la chrétienté entière. Et cette bénédiction lui apparut tout d'un coup dérisoire et impuissante, puisque depuis tant de siècles elle n'avait pu supprimer une seule des douleurs de l'humanité, puisqu'elle n'arrivait même pas à faire un peu de justice pour les misérables qui agonisaient là, en bas, sous la fenêtre.

IX

Ce soir-là, au crépuscule, comme Benedetta avait fait dire à Pierre qu'elle désirait lui parler, il descendit et la trouva dans le salon, en compagnie de Celia, causant toutes deux sous le jour finissant.

—Tu sais que je l'ai vue, votre Pierina, s'écriait la jeune fille, justement comme il entrait. Oui, oui, et avec Dario encore; ou plutôt elle devait le guetter, il l'a aperçue qui l'attendait, dans une allée du Pincio, et il lui a souri. J'ai compris tout de suite... Oh! quelle beauté!

Benedetta s'égaya doucement de son enthousiasme. Mais un pli un peu douloureux attristait sa bouche; car, bien que très raisonnable, elle finissait par souffrir de cette passion, qu'elle sentait si naïve et si forte. Que Dario s'amusât, elle le comprenait, puisqu'elle se refusait à lui, qu'il était jeune et qu'il n'était pas dans les ordres. Seulement, cette misérable fille l'aimait trop, et elle craignait qu'il ne s'oubliât, la fleur de beauté excusant tout. Aussi avoua-t-elle le secret de son cœur, en détournant la conversation.

—Asseyez-vous, monsieur l'abbé... Vous voyez, nous sommes en train de médire. Mon pauvre Dario est accusé de mettre à mal toutes les beautés de Rome... Ainsi, on raconte qu'il faut voir en lui l'heureux homme qui offre les bouquets de roses dont la Tonietta promène la blancheur au Corso, depuis quinze jours.

Celia aussitôt se passionna.

—Mais c'est certain, ma chère! D'abord, on a douté, on a nommé le petit Pontecorvo et Moretti, le lieutenant. Et les histoires marchaient, tu penses... Aujourd'hui, tout le monde sait que le coup de cœur de la Tonietta est Dario en personne. D'ailleurs, il est allé la voir dans sa loge, au Costanzi.

Et Pierre, en les entendant causer, se souvint de cette Tonietta, que le jeune prince lui avait montrée, au Pincio, une des rares demi-mondaines dont la belle société de Rome se préoccupait. Et il se rappela aussi la galante particularité qui rendait celle-ci célèbre, le caprice désintéressé qui la prenait parfois pour un amant de passage, dont elle s'obstinait dès lors à n'accepter chaque matin qu'un bouquet de roses blanches; de sorte que, lorsqu'elle apparaissait, au Corso, pendant des semaines souvent, avec ces roses pures, c'était parmi les dames de la bonne compagnie tout un émoi, toute une ardente curiosité, en quête du nom de l'homme élu et adoré. Depuis la mort du vieux marquis Manfredi, qui lui avait laissé son petit palais de la rue des Mille, la Tonietta était réputée pour la correction de sa voiture, l'élégante simplicité de sa toilette, que déparaient seuls ses chapeaux un peu extravagants. Il y avait près d'un mois que le riche Anglais qui l'entretenait, était en voyage.

—Elle est très bien, elle est très bien, répéta Celia avec conviction, de son air candide de vierge qui ne s'intéressait qu'aux choses de l'amour. Et jolie, avec ses grands yeux doux, oh! pas belle comme la Pierina, non! cela est impossible; mais jolie à voir, une vraie caresse pour le regard!

D'un geste involontaire, Benedetta sembla écarter la Pierina de nouveau; et, quant à la Tonietta, elle l'acceptait, elle savait bien qu'elle était une simple distraction, la caresse d'un moment, ainsi que le disait son amie.

—Ah! reprit-elle en souriant, mon pauvre Dario qui se ruine en roses blanches! Il faudra que je le plaisante un peu... Elles finiront par me le voler, elles ne me le laisseront pas, pour peu que notre affaire tarde à s'arranger... Heureusement, j'ai de meilleures nouvelles. Oui, l'affaire va être reprise, et ma tante est sortie justement pour ça.

Et, comme Celia se levait, au moment où Victorine apportait une lampe, Benedetta se tourna vers Pierre, qui se mettait également debout.

—Restez, il faut que je vous parle.

Mais Celia s'attarda encore, se passionnant maintenant pour le divorce de son amie, voulant savoir où en étaient les choses et si le mariage des deux amants aurait bientôt lieu. Et elle l'embrassa éperdument.

—Alors, tu as de l'espoir désormais, tu crois que le Saint-Père le rendra ta liberté? Oh! ma chérie, que je suis heureuse pour toi, comme ce sera gentil quand tu seras avec Dario!... Moi, ma chérie, je suis de mon côté très contente, parce que je vois bien que mon père et ma mère se lassent de mon entêtement. Hier encore, je leur ai dit, tu sais, de mon petit air tranquille: «Je veux Attilio, et vous me le donnerez.» Alors, mon père a eu une colère épouvantable, m'accablant d'injures, me menaçant du poing, criant que, s'il m'avait fait la tête aussi dure que la sienne, il la briserait. Et, tout d'un coup, il s'est tourné furieusement vers ma mère, silencieuse et ennuyée, en disant: «Eh! donnez-le-lui donc, son Attilio, pour qu'elle nous fiche la paix...» Oh! ce que je suis contente, ce que je suis contente!

Pierre et Benedetta ne purent s'empêcher de rire, tellement son visage de vierge, d'une pureté de lis, exprimait une joie innocente et céleste. Et elle partit enfin, en compagnie de la femme de chambre, qui l'attendait dans le premier salon.

Dès qu'ils furent seuls, Benedetta fit rasseoir le prêtre.

—Mon ami, c'est un conseil pressant qu'on m'a chargée de vous donner... Il paraît que le bruit de votre présence à Rome se répand et qu'on fait circuler sur vous les histoires les plus inquiétantes. Votre livre serait un appel ardent au schisme, vous-même ne seriez qu'un schismatique ambitieux et turbulent, qui, après avoir publié son œuvre à Paris, se serait empressé d'accourir à Rome pour la lancer, en déchaînant tout un affreux scandale autour d'elle... Si vous tenez toujours à voir Sa Sainteté pour plaider votre cause, on vous conseille donc de vous faire oublier, de disparaître complètement pendant deux à trois semaines.

Pierre écoutait dans la stupeur. Mais on finirait par le rendre enragé! mais on la lui donnerait, l'idée du schisme, d'un scandale justicier et libérateur, en le promenant ainsi d'échec en échec, comme pour user sa patience! Il voulut se récrier, protester. Puis, il eut un geste de lassitude. A quoi bon, devant cette jeune femme, qui, certainement, était sincère et affectueuse?

—Qui vous a priée de me donner ce conseil?

Elle ne répondit pas, se contenta de sourire. Et il eut une brusque intuition.

—C'est monsignor Nani, n'est-ce pas?

Alors, sans vouloir répondre directement, elle se mit à faire un éloge ému du prélat. Cette fois, il consentait à la diriger dans l'interminable affaire de l'annulation de son mariage. Il en avait conféré longuement avec sa tante, donna Serafina, qui venait justement de se rendre au palais du Saint-Office, pour lui rendre compte de certaines premières démarches. Le père Lorenza, le confesseur de la tante et de la nièce, devait aussi se trouver à l'entrevue, car cette affaire du divorce était au fond son œuvre, il y avait toujours poussé les deux femmes, comme pour trancher le lien qu'avait noué, au milieu de si belles illusions, le curé patriote Pisoni. Et elle s'animait, disait les raisons de son espérance.

—Monsignor Nani peut tout, c'est ce qui me rend si heureuse, maintenant que mon affaire est entre ses mains... Mon ami, soyez raisonnable vous aussi, ne vous révoltez pas, abandonnez-vous. Je vous assure que vous vous en trouverez bien un jour.

La tête basse, Pierre réfléchissait. Rome l'avait enveloppé, il y satisfaisait à chaque heure des curiosités plus vives, et la pensée d'y rester deux à trois semaines encore n'avait rien pour lui déplaire. Sans doute il sentait, dans ces continuels retards, un émiettement possible de sa volonté, une usure d'où il sortirait diminué, découragé, inutile. Mais que craignait-il, puisqu'il se jurait toujours de ne rien abandonner de son livre, de ne voir le Saint-Père que pour affirmer plus hautement sa foi nouvelle? Il refit tout bas ce serment, puis il céda. Et, comme il s'excusait d'être un embarras au palais:

—Non, s'écria Benedetta, je suis si ravie de vous avoir! Je vous garde, je m'imagine que votre présence ici va nous porter bonheur à tous, maintenant que la chance semble tourner.

Ensuite, il fut convenu qu'il n'irait plus rôder autour de Saint-Pierre ni du Vatican, où la vue continuelle de sa soutane devait avoir éveillé l'attention. Il promit même de rester huit jours sans presque sortir du palais, désireux de relire certains livres, certaines pages d'histoire, à Rome même. Et il causa encore un instant, heureux du grand calme qui régnait dans le salon, depuis que la lampe l'éclairait d'une clarté dormante. Six heures venaient de sonner, la nuit était noire dans la rue.

—Son Éminence n'a-t-elle pas été souffrante aujourd'hui? demanda-t-il.

—Mais oui, répondit la contessina. Oh! un peu de fatigue seulement, nous ne sommes pas inquiets... Mon oncle m'a fait prévenir par don Vigilio qu'il s'enfermait dans sa chambre et qu'il le gardait, pour lui dicter des lettres... Vous voyez que ce ne sera rien.

Le silence retomba, aucun bruit ne montait de la rue déserte ni du vieux palais vide, muet et songeur comme une tombe. Et, à ce moment, dans ce salon si mollement endormi, plein désormais de la douceur d'un rêve d'espoir, il y eut une entrée en tempête, un tourbillon de jupes, une haleine entrecoupée d'épouvante. C'était Victorine, qui, disparue depuis qu'elle avait apporté la lampe, revenait essoufflée, effarée.

—Contessina, contessina...

Benedetta s'était levée, toute blanche, toute froide soudainement, comme à l'entrée d'un vent de malheur.

—Quoi? quoi?... Qu'as-tu à courir et à trembler?

—Dario, monsieur Dario, en bas... J'étais descendue pour voir si l'on avait allumé la lanterne du porche, parce qu'on l'oublie souvent... Et là, sous le porche, dans l'ombre, j'ai butté contre monsieur Dario... Il est par terre, il a un coup de couteau quelque part.

Un cri jaillit du cœur de l'amoureuse:

—Mort!

—Non, non, blessé.

Mais elle n'entendait pas, elle continuait à crier d'une voix qui montait:

—Mort! mort!

—Non, non, il m'a parlé... Et, de grâce, taisez-vous! Il m'a fait taire, moi, parce qu'il ne veut pas qu'on sache; il m'a dit de venir vous chercher, vous, vous seule; et, tant pis! puisque monsieur l'abbé est là, il va descendre nous aider. Ce ne sera pas de trop.

Pierre l'écoutait, éperdu lui aussi. Et, lorsqu'elle voulut prendre la lampe, sa main droite qui tremblait apparut tachée de sang, ayant sans doute tâté le corps, par terre. Cette vue fut si horrible pour Benedetta, qu'elle se remit à gémir follement.

—Taisez-vous donc! taisez-vous donc!... Descendons sans faire de bruit. Je prends la lampe, parce que tout de même il faut voir clair... Vite, vite!

En bas, en travers du porche, devant l'entrée du vestibule, Dario gisait sur le dallage, comme si, frappé dans la rue, il n'avait eu que la force de faire quelques pas pour tomber là. Et il venait de s'évanouir, très pâle, les lèvres pincées, les yeux clos. Benedetta, qui retrouvait l'énergie de sa race, dans l'excès de sa douleur, ne se lamentait plus, ne criait plus, le regardait de ses grands yeux secs, élargis et fous, sans comprendre. L'horrible, c'était le coup de foudre de la catastrophe, l'imprévu, l'inexpliqué, le pourquoi et le comment de ce meurtre, au milieu du silence noir du vieux palais désert, envahi par la nuit. La blessure devait saigner très peu, les vêtements seuls étaient souillés.

—Vite, vite! répéta Victorine à demi-voix, après avoir baissé et promené la lampe pour se rendre compte. Le portier n'est pas là, il est toujours chez le menuisier d'à côté, à rire avec la femme, et vous voyez qu'il n'a pas encore allumé la lanterne; mais il peut rentrer... Monsieur l'abbé et moi, nous allons vite monter le prince dans sa chambre.

Elle seule avait maintenant toute sa tête, en femme de bel équilibre et de tranquille activité. Les deux autres, dans leur stupeur persistante, l'écoutaient sans trouver un mot, lui obéissaient avec une docilité d'enfant.

—Contessina, il va falloir que vous nous éclairiez. Tenez, prenez la lampe et baissez-la un peu, pour qu'on voie les marches... Vous, monsieur l'abbé, chargez-vous des pieds. Moi, je vais le prendre sous les bras. Et n'ayez pas peur, le pauvre cher mignon n'est pas si lourd!

Ah! cette montée, par l'escalier monumental, aux marches basses, aux paliers larges comme des salles d'armes! Cela facilitait le cruel transport, mais quel lugubre cortège, sous la faible clarté vacillante de la lampe, que Benedetta tenait d'un bras tendu et raidi par la volonté! Et pas un bruit, pas un souffle, dans la vieille demeure morte, où l'on n'entendait que l'émiettement des murs, le petit travail de ruine qui achevait de faire craquer les plafonds. Victorine continuait à chuchoter des recommandations, tandis que Pierre, de peur de glisser au bord des pierres luisantes, déployait une force exagérée, qui l'essoufflait. De grandes ombres folles dansaient le long des piliers, des vastes murailles nues, jusqu'à la haute voûte, décorée de caissons. Il fallut faire une halte, tant l'étage paraissait interminable. Puis, la lente marche fut reprise.

Heureusement, l'appartement de Dario, composé de trois pièces, une chambre, un cabinet de toilette et un salon, se trouvait au premier, à la suite de celui du cardinal, dans l'aile qui donnait sur le Tibre. Ils n'avaient plus qu'à suivre la galerie en étouffant le bruit de leurs pas; et, enfin, ils eurent le soulagement de coucher le blessé sur son lit.

Victorine en eut un léger rire de satisfaction.

—C'est fait!... Débarrassez-vous donc de la lampe, contessina. Tenez! ici, sur cette table... Et je vous réponds bien que personne ne nous a entendus; d'autant plus que c'est une vraie chance que donna Serafina soit sortie et que Son Éminence ait gardé don Vigilio avec elle, les portes closes... J'avais enveloppé les épaules dans ma jupe, pas une goutte de sang n'a dû tomber; et, tout à l'heure, je donnerai moi-même un coup d'éponge, en bas.

Elle s'interrompit, alla regarder Dario, puis vivement:

—Il respire... Alors, je vous laisse là tous les deux pour le garder, et moi je cours chercher le bon docteur Giordano, qui vous a vue naître, contessina, et qui est un homme sûr.

Quand ils furent seuls, en face du blessé évanoui, dans cette chambre à demi obscure, où semblait frissonner maintenant tout l'affreux cauchemar qui était en eux, Benedetta et Pierre restèrent aux deux côtés du lit, sans trouver encore un mot à se dire. Elle avait ouvert les bras, s'était tordu les mains, avec un gémissement sourd, dans un besoin de détendre et d'exhaler sa douleur. Puis, se penchant, elle guetta la vie sur ce visage pâle, aux yeux fermés. Il respirait en effet, mais d'une respiration très lente, à peine sensible. Une faible rougeur pourtant montait à ses joues, et il finit par ouvrir les yeux.

Tout de suite, elle lui avait pris la main, la lui avait serrée, comme pour y mettre l'angoisse de son cœur; et elle fut si heureuse de sentir qu'il lui rendait faiblement son étreinte.

—Dis? tu me vois, tu m'entends... Qu'est-il arrivé, mon Dieu?

Mais lui, sans répondre, s'inquiétait de la présence de Pierre. Quand il l'eut reconnu, il parut l'accepter, cherchant du regard, avec crainte, si personne autre n'était dans la chambra. Et il finit par murmurer:

—Personne n'a vu, personne ne sait?...

—Non, non, tranquillise-toi. Nous avons pu te monter avec Victorine, sans rencontrer âme qui vive. Ma tante est sortie, mon oncle est enfermé chez lui.

Alors, il sembla soulagé, il eut un sourire.

—Je veux que personne ne sache, c'est si bête!

—Qu'est-il donc arrivé, mon Dieu? demanda-t-elle de nouveau.

—Ah! je ne sais pas, je ne sais pas...

Il abaissait les paupières, d'un air de fatigue, tâchant d'échapper à la question. Puis, il dut comprendre qu'il ferait mieux de dire tout de suite une partie de la vérité.

—Un homme qui s'était caché dans l'ombre du porche, au crépuscule, et qui devait m'attendre... Sans doute, alors, quand je suis rentré, il m'a planté son couteau, là, dans l'épaule.

Frémissante, elle se pencha encore, le regarda au fond des yeux, en demandant:

—Mais qui donc, qui donc, cet homme?

Et, comme il bégayait, d'une voix de plus en plus lasse, qu'il ne savait pas, que l'homme avait fui dans les ténèbres, sans qu'il pût le reconnaître, elle eut un cri terrible.

—C'est Prada, c'est Prada, dis-le, puisque je le sais!

Elle délirait.

—Je le sais, entends-tu! Je n'ai pas été à lui, il ne veut pas que nous soyons l'un à l'autre, et il te tuera plutôt, le jour où je serai libre de me donner à toi. Je le connais bien, jamais je ne serai heureuse... C'est Prada, c'est Prada!

Mais une brusque énergie avait soulevé le blessé, et il protestait loyalement.

—Non, non! ce n'est pas Prada, et ce n'est pas un homme travaillant pour lui... Ça, je te le jure. Je n'ai pas reconnu l'homme, mais ce n'est pas Prada, non, non!

Dario avait un tel accent de vérité, que Benedetta dut être convaincue. D'ailleurs, elle fut reprise d'épouvante, elle sentit la main qu'elle tenait mollir dans la sienne, redevenir moite et inerte, comme si elle se glaçait. Épuisé par l'effort qu'il venait de faire, il était retombé, la face de nouveau toute blanche, les yeux clos, évanoui. Et il semblait mourir.

Éperdue, elle le toucha de ses mains tâtonnantes.

—Monsieur l'abbé, voyez donc, voyez donc... Mais il se meurt! mais il se meurt! le voici déjà tout froid... Ah! grand Dieu, il se meurt!

Pierre, qu'elle bouleversait avec ses cris, s'efforça de la rassurer.

—Il a trop parlé, il a perdu connaissance, comme tout à l'heure... Je vous assure que je sens son cœur battre. Tenez! mettez votre main... De grâce, ne vous affolez pas, le médecin va venir, tout ira très bien.

Et elle ne l'écoutait pas, et il assista alors à une scène extraordinaire qui l'emplit de surprise. Brusquement, elle s'était jetée sur le corps de l'homme adoré, elle le serrait d'une étreinte frénétique, elle le baignait de larmes, elle le couvrait de baisers, en balbutiant des paroles de flamme.

—Ah! si je te perdais, si je te perdais... Et je ne me suis pas donnée à toi, j'ai eu cette bêtise de me refuser, lorsqu'il était temps encore de connaître le bonheur... Oui, une idée pour la Madone, une idée que la virginité lui plaît et qu'on doit se garder vierge à son mari, si l'on veut qu'elle bénisse le mariage... Qu'est-ce que ça pouvait lui faire que nous fussions heureux tout de suite? Et puis, et puis, vois-tu, si elle m'avait trompé, si elle te prenait avant que nous eussions dormi aux bras l'un de l'autre, eh bien! je n'aurais plus qu'un regret, celui de ne m'être pas damnée avec toi, oui, oui! la damnation plutôt que de ne pas nous être possédés de tout notre sang, de toutes nos lèvres!

Était-ce donc la femme si calme, si raisonnable, qui patientait, pour mieux organiser son existence? Pierre, terrifié, ne la reconnaissait plus. Jusque-là, il l'avait vue d'une telle réserve, d'une pudeur si naturelle, dont le charme presque enfantin semblait venir de sa nature elle-même! Sans doute, sous le coup de la menace et de la peur, le terrible sang des Boccanera venait de se réveiller en elle, tout un atavisme de violence, d'orgueil, de furieux appétits, exaspérés et déchaînés. Elle voulait sa part de vie, sa part d'amour. Et elle grondait, elle clamait, comme si la mort, en lui prenant son amant, lui arrachait de sa propre chair.

—Je vous en supplie, madame, répétait le prêtre, calmez-vous... Il vit, son cœur bat... Vous vous faites un mal affreux.

Mais elle voulait mourir avec lui.

—Oh! mon chéri, si tu t'en vas, emporte-moi, emporte-moi... Je me coucherai sur ton cœur, je te serrerai si fort entre mes deux bras, qu'ils entreront dans les tiens, et qu'il faudra bien qu'on nous enterre ensemble... Oui, oui, nous serons morts et nous serons mariés tous de même. Je t'ai promis de n'être qu'à toi, je serai à toi malgré tout, dans la terre s'il le faut... Oh! mon chéri, ouvre les yeux, ouvre la bouche, baise-moi, si tu ne veux que je meure à mon tour, quand tu seras mort!

Dans la chambre morne, aux vieux murs assoupis, toute une flambée de passion sauvage, de feu et de sang, avait passé. Mais les larmes gagnèrent Benedetta, de gros sanglots la brisèrent, la jetèrent au bord du lit, aveuglée, sans force. Et, heureusement, mettant fin à la farouche scène, le médecin parut, amené par Victorine.

Le docteur Giordano, qui avait dépassé la soixantaine, était un petit vieillard à boucles blanches, rasé et frais de teint, dont toute la personne paterne avait pris une allure d'aimable prélat, au milieu de sa clientèle d'Église. Et il était excellent homme, disait-on, soignait les pauvres pour rien, se montrait surtout d'une réserve et d'une discrétion ecclésiastiques, dans les cas délicats. Depuis trente ans, tous les Boccanera, les enfants, les femmes, et jusqu'à l'éminentissime cardinal lui-même, ne passaient que par ses mains prudentes.

Doucement, éclairé par Victorine, aidé par Pierre, il déshabilla Dario que la douleur tira de son évanouissement, examina la blessure, la déclara tout de suite sans danger, de son air souriant. Ce ne serait rien, trois semaines de lit au plus, et aucune complication à craindre. Et, comme tous les médecins de Rome, en amoureux des beaux coups de couteau qu'il avait journellement à soigner, parmi ses clients de hasard du bas peuple, il s'attardait avec complaisance à la plaie, l'admirait en connaisseur, trouvait sans doute que c'était là de la besogne bien faite. Il finit par dire au prince, à demi-voix:

—Nous appelons ça un avertissement... L'homme n'a pas voulu tuer, le coup a été porté de haut en bas, de façon à glisser dans les chairs, sans même intéresser l'os... Ah! il faut être adroit, c'est joliment planté.

—Oui, oui, murmura Dario, il m'a épargné, il m'aurait troué de part en part.

Benedetta n'entendait point. Depuis que le médecin avait déclaré le cas sans gravité aucune, en expliquant que la faiblesse et l'évanouissement ne venaient que de la violente secousse nerveuse, elle était tombée sur une chaise, dans un état de prostration absolue. C'était la détente de la femme, après l'affreuse crise de désespoir. Des larmes douces, lentes, se mirent à couler de ses yeux, et elle se releva, elle vint embrasser Dario avec une effusion de joie passionnée et muette.

—Dites donc, mon bon docteur, reprit celui-ci, il est inutile qu'on sache. C'est si ridicule, cette histoire... Personne n'a rien vu, paraît-il, excepté monsieur l'abbé, à qui je demande le secret... Et, n'est-ce pas? qu'on n'aille pas surtout inquiéter le cardinal, ni même ma tante, enfin aucun des amis de la maison.

Le docteur Giordano eut un de ses tranquilles sourires.

—Bien, bien! c'est naturel, ne vous tourmentez pas... Pour tout le monde, vous êtes tombé dans l'escalier et vous vous êtes démis l'épaule... Et, maintenant que vous voilà pansé, tâchez de dormir sans trop de fièvre. Je reviendrai demain matin.

Alors, des jours de grand calme s'écoulèrent lentement, une vie nouvelle s'organisa pour Pierre. Il resta les premières journées sans même sortir du vieux palais ensommeillé, lisant, écrivant, n'ayant chaque après-midi, jusqu'au crépuscule, que la distraction d'aller s'asseoir dans la chambre de Dario, où il était certain de trouver Benedetta. Après quarante-huit heures d'une fièvre assez intense, la guérison avait pris son train accoutumé; et les choses marchaient pour le mieux, l'histoire de l'épaule démise était acceptée par tout le monde, à ce point que le cardinal exigea de la stricte économie de donna Serafina qu'une seconde lanterne fût allumée sur le palier, pour qu'un tel accident ne se renouvelât plus. Dans cette paix monotone qui se refaisait, il n'y eut qu'une secousse dernière, une menace de trouble plutôt, à laquelle Pierre fut mêlé, un soir qu'il s'attardait près du convalescent.

Comme Benedetta s'était absentée quelques minutes, Victorine, qui avait monté un bouillon, se pencha en reprenant la tasse, pour dire très bas au prince:

—Monsieur, c'est une jeune fille, vous savez, la Pierina, qui vient tous les jours en pleurant demander de vos nouvelles... Je ne puis la renvoyer, elle rôde, et j'aime mieux vous prévenir.

Malgré lui, Pierre avait entendu; et il eut une brusque certitude, il comprit tout d'un coup. Dario, qui le regardait, vit bien ce qu'il pensait. Aussi, sans répondre à Victorine:

—Eh! oui, l'abbé, c'est cette brute de Tito... Je vous demande un peu! est-ce assez bête?

Mais, bien qu'il se défendît d'avoir rien fait, pour que le frère lui donnât l'avertissement de ne pas toucher à sa sœur, il souriait d'un air d'embarras, très ennuyé, un peu honteux même d'une pareille histoire. Et il fut évidemment soulagé, lorsque le prêtre promit de voir la jeune fille, si elle revenait, et de lui faire comprendre qu'elle devait rester chez elle.

—Une aventure stupide, stupide! répétait le prince en exagérant sa colère, comme pour se railler lui-même. Vraiment, c'est d'un autre siècle.

Brusquement, il se tut. Benedetta rentrait. Elle revint s'asseoir près de son cher malade. Et la douce veillée continua, dans la vieille chambre assoupie, dans le vieux palais mort, d'où ne montait pas un souffle.

Pierre, quand il sortit de nouveau, ne se hasarda d'abord que dans le quartier, pour prendre l'air un instant. Cette rue Giulia l'intéressait, il savait son ancienne splendeur, au temps de Jules II, qui la rectifia et la rêva bordée de palais splendides. Pendant le carnaval, des courses y avaient lieu: on partait à pied ou à cheval du palais Farnèse, pour aller jusqu'à la place Saint-Pierre. Et il venait de lire que l'ambassadeur du roi de France, d'Estrée, marquis de Couré, qui habitait le palais Saccheti, y avait fêté magnifiquement, en 1630, la naissance du dauphin, en y donnant trois grandes courses, du pont Sisto à Saint-Jean des Florentins, avec un déploiement de luxe extraordinaire, la rue jonchée de fleurs, toutes les fenêtres pavoisées des plus riches tentures. Le second soir, une machine de feux d'artifice fut tirée sur le Tibre, représentant la nef Argo qui emportait Jason à la conquête de la Toison d'or. Une autre fois, la fontaine des Farnèse, le Mascherone, coula du vin. Combien ces temps étaient lointains et changés, et aujourd'hui quelle rue de solitude et de silence, dans la grandeur triste de son abandon, large et toute droite, ensoleillée ou ténébreuse, au milieu du quartier désert! Dès neuf heures, le plein soleil l'enfilait, blanchissait le petit pavé de la chaussée, plate et sans trottoir; tandis que, sur les deux côtés qui passaient alternativement de la vive lumière à l'ombre épaisse, les palais anciens, les lourdes et vieilles maisons dormaient, des portes antiques bardées de plaques et de clous, des fenêtres barrées par d'énormes grilles de fer, des étages entiers aux volets clos, comme cloués pour ne plus laisser entrer la clarté du jour. Quand les portes restaient ouvertes, on apercevait des voûtes profondes, des cours intérieures, humides et froides, tachées de verdures sombres, et que, pareils à des cloîtres, des portiques entouraient. Puis, dans les dépendances, dans les constructions basses qui avaient fini par se grouper là, surtout du côté des ruelles dévalant au bord du Tibre, des petites industries silencieuses s'étaient installées, un boulanger, un tailleur, un relieur, des commerces obscurs, des fruiteries avec quatre tomates et quatre salades sur une planche, des débits de vin, qui affichaient les crus de Frascati et de Genzano, et où les buveurs semblaient morts. Vers le milieu de la rue, la prison qui s'y trouve actuellement, avec son abominable mur jaune, n'était point faite pour l'égayer. Toute une volée de fils télégraphiques suivait de bout en bout ce long couloir de tombe, aux rares passants, où s'émiettait la poussière du passé, de l'arcade du palais Farnèse à l'échappée lointaine, au delà du fleuve, sur les arbres de l'Hôpital du Saint-Esprit. Mais surtout, le soir, dès la nuit faite, Pierre était saisi par la désolation, la sorte d'horreur sacrée que la rue prenait. Pas une âme, l'anéantissement absolu. Pas une lumière aux fenêtres, rien que la double file des becs de gaz, très espacés, des lueurs affaiblies de veilleuse, mangées par les ténèbres. Les portes verrouillées, barricadées, d'où pas un bruit, pas un souffle ne sortait. Seulement, de loin en loin, un débit de vin éclairé, des vitres dépolies derrière lesquelles brûlait une lampe dans une immobilité complète, sans un éclat de voix, sans un rire. Et il n'y avait de vivantes que les deux sentinelles de la prison, l'une devant la porte, l'autre au coin de la ruelle de droite, toutes les deux debout et figées, dans la rue morte.

D'ailleurs, le quartier entier le passionnait, cet ancien beau quartier tombé à l'oubli, si écarté de la vie moderne, n'exhalant désormais qu'une odeur de renfermé, la fade et discrète odeur ecclésiastique. Du côté de Saint-Jean des Florentins, à l'endroit où le nouveau cours Victor-Emmanuel est venu tout éventrer, l'opposition était violente, entre les hautes maisons à cinq étages, sculptées, éclatantes, à peine finies, et les noires demeures, affaissées et borgnes, des ruelles voisines. Le soir, des globes électriques étincelaient, d'une blancheur éblouissante; tandis que les quelques becs de gaz de la rue Giulia et des autres rues n'étaient plus que des lampions fumeux. C'étaient d'anciennes voies célèbres, la rue des Banchi Vecchi, la rue du Pellegrino, la rue de Monserrato, puis une infinité de traverses qui les coupaient, qui les reliaient, allant toutes vers le Tibre, si étroites, que les voitures y passaient difficilement. Et chacune avait son église, une multitude d'églises presque semblables, très décorées, très dorées et peintes, ouvertes seulement aux heures des offices, pleines alors de soleil et d'encens. Rue Giulia, outre Saint-Jean des Florentins, outre San Biagio della Pagnotta, outre Sant'Eligio degli Orefici, se trouvait dans le bas, derrière le palais Farnèse, l'église des Morts, où il aimait entrer pour y rêver à cette sauvage Rome, aux pénitents qui desservaient cette église et dont la mission était d'aller ramasser, dans la Campagne, les cadavres abandonnés qu'on leur signalait. Un soir, il y assista au service de deux corps inconnus, depuis quinze jours sans sépulture, qu'on avait découverts dans un champ, à droite de la voie Appienne.

Mais la promenade préférée de Pierre devint bientôt le nouveau quai du Tibre, devant l'autre façade du palais Boccanera. Il n'avait qu'à descendre le vicolo, l'étroite ruelle, et il débouchait dans un lieu de solitude, où les choses l'emplissaient d'infinies pensées. Le quai n'était pas achevé, les travaux semblaient même abandonnés complètement, c'était tout un chantier immense, encombré de gravats, de pierres de taille, coupé de palissades à demi rompues et de baraques à outils dont les toits s'effondraient. Sans cesse le lit du fleuve s'est exhaussé, tandis que les fouilles continuelles ont abaissé le sol de la ville, aux deux bords. Aussi était-ce pour la mettre à l'abri des inondations qu'on venait d'emprisonner les eaux dans ces gigantesques murs de forteresse. Et il avait fallu surélever les anciennes berges à un tel point, que, sous l'abri de son portique, la terrasse du petit jardin des Boccanera, avec son double escalier où l'on amarrait autrefois les bateaux de plaisance, se trouvait en contre-bas, menacée d'être ensevelie et de disparaître, quand on achèverait les travaux de voirie. Rien encore n'était nivelé, les terres rapportées restaient là telles que les tombereaux les déchargeaient, il n'y avait partout que des fondrières, des éboulements, au milieu des matériaux laissés à l'abandon. Seuls, des enfants misérables venaient jouer parmi ces décombres où le palais s'enfonçait, des ouvriers sans travail dormaient lourdement au grand soleil, des femmes étendaient leur pauvre lessive sur les tas de cailloux. Et, cependant, c'était pour Pierre un asile heureux, de paix certaine, inépuisable en songeries, lorsqu'il s'y oubliait pendant des heures, à regarder le fleuve, et les quais, et la ville, en face, aux deux bouts.

Dès huit heures, le soleil dorait la vaste trouée de sa lumière blonde. Quand il regardait là-bas, vers la gauche, il apercevait les toits lointains du Transtévère, qui se découpaient, d'un gris bleu noyé de brume, sur le ciel éclatant. Vers la droite, le fleuve faisait un coude au delà de l'abside ronde de Saint-Jean des Florentins, les peupliers de l'Hôpital du Saint-Esprit drapaient sur l'autre rive leur verdoyant rideau, laissant voir, à l'horizon, le profil clair du Château Saint-Ange. Mais, surtout, il ne pouvait détacher les yeux de la berge d'en face, car un morceau de la très vieille Rome y était demeuré intact. Du pont Sisto au pont Saint-Ange, en effet, se trouvait, sur la rive droite, la partie des quais laissée en suspens, dont la construction devait achever, plus tard, de murer le fleuve entre les deux colossales murailles de forteresse, hautes et blanches. Et c'était en vérité une surprise et un charme que cette extraordinaire évocation des anciens âges, cette berge chargée de tout un lambeau de la vieille ville des papes. Sur la rue de la Lungara, les façades uniformes avaient dû être rebadigeonnées; mais, ici, les derrières des maisons, qui descendaient jusque dans l'eau, restaient lézardés, roussis, éclaboussés de rouille, patinés par les étés brûlants, comme d'antiques bronzes. Et quel amas, quel entassement incroyable! En bas, des voûtes noires où le fleuve entrait, des pilotis soutenant des murs, des pans de construction romaine plongeant à pic; puis, des escaliers raides, disloqués, verdis, qui montaient de la grève, des terrasses qui se superposaient, des étages qui alignaient leurs petites fenêtres irrégulières, percées au hasard, des maisons qui se dressaient par-dessus d'autres maisons; et cela pêle-mêle, avec une extravagante fantaisie de balcons, de galeries de bois, de ponts jetés au travers des cours, de bouquets d'arbres qu'on aurait dits poussés sur les toits, de mansardes ajoutées, plantées au milieu des tuiles roses. Un égout, en face, tombait d'une gorge de pierre, usée et souillée, à gros bruit. Partout où la berge apparaissait, dans le retrait des maisons, elle était couverte d'une végétation folle, des herbes, des arbustes, des manteaux de lierre traînant à plis royaux. Et la misère, la saleté disparaissaient sous la gloire du soleil, les vieilles façades tassées, déjetées, devenaient en or, des lessives entières qui séchaient aux fenêtres les pavoisaient de la pourpre des jupons rouges et de la neige aveuglante des linges. Tandis que, plus haut encore, au-dessus du quartier, le Janicule s'élevait dans l'éblouissement de l'astre, avec le fin profil de Saint-Onuphre, parmi les cyprès et les pins.

Souvent, Pierre venait s'accouder sur le parapet de l'énorme mur du quai, et il restait là longtemps, le cœur gonflé, plein de la tristesse des siècles morts, à regarder couler le Tibre. Rien n'aurait pu dire la grande lassitude de ces vieilles eaux, leur morne lenteur, au fond de cette tranchée babylonienne où elles étaient enfermées, des murailles démesurées de prison, droites, lisses, nues, toutes blafardes encore, dans leur laideur neuve. Au soleil, le fleuve jaune se dorait, se moirait de vert et de bleu, sous le petit frisson de son courant. Mais, dès qu'il était gagné par l'ombre, il apparaissait opaque, couleur de boue, d'une vieillesse si épaisse et si lourde, que les maisons d'en face ne s'y reflétaient même plus. Et quel abandon désolé, quel fleuve de silence et de solitude! Si, après les pluies d'hiver, il roulait furieusement parfois son flot menaçant, il s'engourdissait pendant les longs mois de ciel pur, il traversait Rome sans une voix, d'une coulée sourde, comme désabusée de tout bruit inutile. On pouvait demeurer là, penché, durant la journée entière, sans voir passer une barque, une voile qui l'animât. Les quelques bateaux, les deux ou trois petits vapeurs venus du littoral, les tartanes qui amenaient les vins de Sicile, s'arrêtaient tous au pied de l'Aventin. Au delà, il n'y avait plus que désert, des eaux mortes, dans lesquelles, de loin en loin, un pêcheur immobile laissait pendre sa ligne. Pierre ne voyait toujours, un peu à sa droite, au pied de l'ancienne berge, qu'une sorte d'antique péniche couverte, une arche de Noé à demi pourrie, peut-être un bateau-lavoir, mais où jamais il n'apercevait une âme; et il y avait encore, sur une langue de boue, un canot échoué, le flanc crevé, lamentable dans son symbole de toute navigation impossible et abandonnée. Ah! cette ruine de fleuve, aussi morte que les ruines fameuses dont elle était lasse de baigner la poussière, depuis tant de siècles! Et quelle évocation, ces siècles d'histoire que les eaux jaunes avaient reflétés, tant de choses, tant d'hommes, dont elles avaient pris la fatigue et le dégoût, au point d'être devenues si lourdes, si muettes, si désertes, dans leur souhait de néant!

Ce fut là que Pierre, un matin, reconnut la Pierina, debout derrière une des baraques de bois qui avaient servi à serrer les outils. Elle allongeait la tête, elle regardait fixement, depuis des heures peut-être, la fenêtre de la chambre de Dario, au coin de la ruelle et du quai. Effrayée sans doute par la façon sévère dont Victorine l'avait reçue, elle ne s'était pas représentée au palais, pour avoir des nouvelles; mais elle venait là, elle y passait les journées, ayant appris de quelque domestique où était la fenêtre, attendant sans se lasser une apparition, un signe de vie et de salut, dont l'espoir seul lui faisait battre le cœur. Le prêtre s'approcha, infiniment touché de la voir se dissimuler de la sorte, si humble, si tremblante d'adoration, dans sa royale beauté. Au lieu de la gronder, de la chasser, ainsi qu'il en avait la mission, il se montra très doux et très gai, lui parla des siens comme si rien ne s'était passé, s'arrangea de manière à prononcer le nom du prince, pour lui faire entendre qu'il serait sur pied avant quinze jours. D'abord, elle avait eu un sursaut, farouche, méfiante, prête à fuir. Puis, quand elle eut compris, des larmes jaillirent de ses yeux, et toute riante cependant, bien heureuse, elle lui envoya un baiser de la main, elle lui cria: «Grazie, grazie! Merci, merci!», en se sauvant à toutes jambes. Jamais il ne la revit.

Et ce fut aussi un matin que Pierre, comme il allait dire sa messe à Sainte-Brigitte, sur la place Farnèse, eut la surprise de rencontrer Benedetta sortant de cette église, de si bonne heure, une toute petite fiole d'huile à la main. Elle n'eut d'ailleurs aucun embarras, elle lui expliqua que, tous les deux ou trois jours, elle venait obtenir du bedeau quelques gouttes de l'huile qui alimentait la lampe brûlant devant une antique statue de bois de la Madone, en qui elle avait une absolue confiance. Elle avouait même qu'elle n'avait de confiance qu'en celle-là, car elle n'avait jamais rien obtenu, quand elle s'était adressée à d'autres, pourtant très réputées, des Madones de marbre et même d'argent. Aussi une dévotion ardente, toute sa dévotion en réalité, brûlait-elle dans son cœur pour cette image sainte qui ne lui refusait rien. Et elle affirma très simplement, comme une chose naturelle, hors de discussion, que c'étaient ces quelques gouttes d'huile, dont elle frottait matin et soir la plaie de Dario, qui déterminaient une guérison si prompte, tout à fait miraculeuse. Pierre, saisi, désolé d'une religion si enfantine chez cette admirable créature de sagesse, de passion et de grâce, ne se permit pas un sourire.

Chaque soir, en rentrant de ses promenades, lorsqu'il venait passer une heure dans la chambre de Dario convalescent, Benedetta voulait qu'il racontât ses journées pour distraire le malade, et ce qu'il disait, ses étonnements, ses émotions, ses colères parfois, prenaient un charme triste, au milieu du grand calme étouffé de la pièce. Mais, surtout, quand il osa de nouveau sortir du quartier, quand il se prit de tendresse pour les jardins romains, où il allait dès l'ouverture des portes, afin d'être sûr de n'y rencontrer personne, il leur rapporta des sensations enthousiastes, tout un amour ravi des beaux arbres, des eaux jaillissantes, des terrasses élargies sur des horizons sublimes.

Ce ne furent point les plus vastes, parmi ces jardins, qui lui emplirent le cœur davantage. A la villa Borghèse, le petit bois de Boulogne de Rome, il y avait des futaies majestueuses, des allées royales, où les voitures venaient tourner l'après-midi, avant la promenade obligatoire du Corso; et il fut plus touché par le jardin réservé devant la villa, cette villa d'un luxe de marbre éblouissant, où se trouve aujourd'hui le plus beau musée du monde: un simple tapis d'herbe fine, un vaste bassin central que domine la blancheur nue d'une Vénus, et des fragments d'antiques, des vases, des statues, des colonnes, des sarcophages, rangés symétriquement en carré, et rien autre que cette herbe déserte, ensoleillée et mélancolique. Au Pincio, où il retourna, il eut une matinée exquise, il comprit le charme de ce coin étroit, avec ses arbres rares toujours verts, avec sa vue admirable, toute Rome et Saint-Pierre au lointain, dans la clarté si tendre, si limpide, poudrée de soleil. A la villa Albani, à la villa Pamphili, il retrouva les superbes pins parasols, d'une grâce géante et fière, les chênes verts puissants, aux membres tordus, à la verdure noire. Dans la dernière surtout, les chênes noyaient les allées d'un demi-jour délicieux, le petit lac était plein de rêve avec ses saules pleureurs et ses touffes de roseaux, le parterre en contre-bas déroulait une mosaïque d'un goût baroque, tout un dessin compliqué de rosaces et d'arabesques, que la diversité des fleurs et des feuilles colorait. Et, ce qui le frappa dans ce jardin, le plus noble, le plus vaste, le mieux soigné, ce fut, en longeant un petit mur, de revoir Saint-Pierre encore, sous un aspect nouveau et si imprévu, qu'il en emporta à jamais la symbolique image. Rome avait disparu complètement, il n'y avait plus là, entre les pentes du mont Mario et un autre coteau boisé qui cachait la ville, que le dôme colossal dont la masse semblait posée sur des blocs épars, blancs et roux. C'étaient les îlots des maisons du Borgo, les constructions entassées du Vatican et de la basilique, qu'il dominait, qu'il écrasait ainsi de sa coupole démesurée, d'un gris bleu dans le bleu clair du ciel; tandis que, derrière lui, au loin, fuyait une échappée bleuâtre de campagne illimitée, très délicate.

Mais Pierre sentit davantage l'âme des choses dans des jardins moins somptueux, d'une grâce plus fermée. Ah! la villa Mattei, sur la pente du Coelius, avec son jardin en terrasses, avec ses allées intimes qui descendent bordées d'aloès, de lauriers et de fusains géants, avec ses buis amers taillés en tonnelles, avec ses orangers, ses roses et ses fontaines! Il y passa des heures adorables, il n'eut une égale impression de charme que sur l'Aventin, en visitant les trois églises, qui s'y noient parmi la verdure, à Sainte-Sabine surtout, le berceau des Dominicains, dont le petit jardin, clos de partout, sans vue aucune, dort dans une paix tiède et odorante, planté d'orangers, au milieu desquels l'oranger séculaire de Saint-Dominique, énorme et noueux, est encore chargé d'oranges mûres. Puis, à côté, au Prieuré de Malte, le jardin au contraire s'ouvrait sur un horizon immense, à pic au-dessus du Tibre, enfilant le cours du fleuve, les façades et les toitures qui se serraient le long des deux rives, jusqu'au lointain sommet du Janicule. C'étaient toujours, d'ailleurs, dans ces jardins de Rome, les mêmes buis taillés, les eucalyptus au tronc blanc, aux feuilles pâles, longues comme des chevelures, les chênes verts trapus et sombres, les pins géants, les cyprès noirs, des marbres blanchis parmi des touffes de roses, des fontaines bruissantes sous des manteaux de lierre. Et il ne goûta une joie plus tendrement attristée qu'à la villa du pape Jules, dont le portique ouvert en hémicycle sur le jardin raconte la vie d'une époque aimable et sensuelle, avec sa décoration peinte, son treillage d'or chargé de fleurs, où passent des vols souriants de petits Amours. Le soir enfin où il revint de la villa Farnésine, il dit qu'il en rapportait toute l'âme morte de la vieille Rome; et ce n'étaient pas les peintures exécutées d'après les cartons de Raphaël qui l'avaient touché, c'était plutôt la jolie salle du bord de l'eau, à la décoration bleu tendre, lilas tendre et rose tendre, d'un art sans génie, mais si charmant et si romain; c'était surtout le jardin abandonné, qui descendait autrefois jusqu'au Tibre, et que le nouveau quai coupait maintenant, d'une désolation lamentable, ravagé, bossué, envahi d'herbes folles, tel qu'un cimetière, où pourtant mûrissaient toujours les fruits d'or des orangers et des citronniers.

Puis, une dernière fois, il eut une secousse au cœur, le beau soir où il visita la villa Médicis. Là, il était en terre française. Et quel merveilleux jardin encore, avec ses buis, ses pins, ses allées de magnificence et de charme! quel refuge de rêverie antique que le très vieux et très noir bois de chênes verts, où, dans le bronze luisant des feuilles, le soleil à son déclin jetait des lueurs braisillantes d'or rouge! Il y faut monter par un escalier interminable, et de là-haut, du belvédère qui domine, on possède Rome entière d'un regard, comme si, en élargissant les bras, on allait la prendre toute. Du réfectoire de la villa, que décorent les portraits de tous les artistes pensionnaires qui s'y sont succédé, de la bibliothèque surtout, une grande salle au calme profond, on a la même vue admirable, la plus large et la plus conquérante, une vue d'ambition démesurée dont l'infini devrait mettre au cœur des jeunes gens, enfermés là, la volonté de posséder le monde. Lui, qui était venu hostile à l'institution du prix de Rome, à cette éducation traditionnelle et uniforme si dangereuse pour l'originalité, resta séduit un instant par cette paix tiède, cette solitude limpide du jardin, cet horizon sublime où semblaient battre les ailes du génie. Ah! quelles délices, avoir vingt ans, vivre trois années dans cette douceur de rêve, au milieu des plus belles œuvres humaines, se dire qu'on est trop jeune pour produire encore, et se recueillir, et se chercher, apprendre à jouir, à souffrir, à aimer! Mais, ensuite, il réfléchit que ce n'était point là une besogne de jeunesse, que pour goûter la divine jouissance d'une telle retraite d'art et de ciel bleu, il fallait certainement l'âge mûr, les victoires déjà gagnées, la lassitude commençante des œuvres accomplies. Il causa avec les pensionnaires, il remarqua que, si les jeunes âmes de songe et de contemplation, ainsi que la simple médiocrité, s'y accommodaient de cette vie cloîtrée dans l'art du passé, tout artiste de bataille, tout tempérament personnel s'y mourait d'impatience, les yeux tournés vers Paris, dévoré par la hâte d'être en pleine fournaise de production et de lutte.

Et tous ces jardins dont Pierre leur parlait, le soir, avec ravissement, éveillaient chez Benedetta et chez Dario le souvenir du jardin de la villa Montefiori, aujourd'hui saccagé, autrefois si verdoyant, planté des plus beaux orangers de Rome, tout un bois d'orangers centenaires, dans lequel ils avaient appris à s'aimer.

—Ah! je me rappelle, disait la contessina, à l'époque des fleurs, c'était une bonne odeur à en mourir, tellement forte, tellement grisante, qu'une fois je suis restée dans l'herbe, sans pouvoir me relever... Te souviens-tu, Dario? tu m'as prise dans tes bras, tu m'as portée près de la fontaine, où il faisait très bon et très frais.

Elle était assise, au bord du lit, comme à son ordinaire, et elle tenait dans sa main la main du convalescent, qui s'était mis à sourire.

—Oui, oui, je t'ai baisée sur les yeux, et tu les as rouverts enfin... Tu te montrais moins cruelle en ce temps-là, tu me laissais te baiser les yeux autant qu'il me plaisait... Mais nous étions des enfants, et si nous n'avions pas été des enfants, nous aurions été mari et femme tout de suite, dans ce grand jardin qui sentait si fort et où nous courions si libres!

Elle approuvait de la tête, convaincue que la Madone seule les avait protégés.

—C'est bien vrai, c'est bien vrai... Et quel bonheur, maintenant que nous allons pouvoir être l'un à l'autre, sans faire pleurer les anges!

La conversation en revenait toujours là, l'affaire de l'annulation du mariage prenait une tournure de plus en plus favorable, et Pierre assistait chaque soir à leur enchantement, ne les entendait causer que de leur union prochaine, de leurs projets, de leurs joies d'amoureux lâchés en plein paradis. Dirigée cette fois par une main toute-puissante, donna Serafina devait mener les choses avec vigueur, car il ne se passait guère de jour, sans qu'elle rapportât quelque nouvelle heureuse. Elle avait hâte de terminer cette affaire, pour la continuation et pour l'honneur du nom, puisque Dario ne voulait épouser que sa cousine et que, d'autre part, ce mariage expliquerait tout, ferait tout excuser, en mettant fin à une situation désormais intolérable. Le scandale abominable, les affreux commérages qui bouleversaient le monde noir et le monde blanc, finissaient par la jeter hors d'elle, d'autant plus qu'elle sentait la nécessité d'une victoire, devant l'éventualité d'un conclave possible, où elle désirait que le nom de son frère brillât d'un éclat pur, souverain. Jamais cette secrète ambition de toute sa vie, cet espoir de voir sa race donner un troisième pape à l'Église, ne l'avait brûlée d'une pareille passion, comme si elle avait eu le besoin de se consoler dans son froid célibat, depuis que son unique joie en ce monde, l'avocat Morano, la délaissait si durement. Toujours vêtue d'une robe sombre, active et si mince, si pincée, qu'on l'aurait prise par derrière pour une jeune fille, elle était comme l'âme noire du vieux palais; et Pierre qui l'y rencontrait partout, rôdant en intendante soigneuse, veillant jalousement sur le cardinal, la saluait en silence, saisi chaque fois d'un petit froid au cœur, en la voyant de visage si desséché, coupé de longs plis, planté du grand nez volontaire de la famille. Mais elle lui rendait à peine son salut, restée dédaigneuse de ce petit prêtre étranger, ne le tolérant dans son intimité que pour complaire à monsignor Nani, désireuse en outre d'être agréable au vicomte Philibert de la Choue, qui avait amené de si beaux pèlerinages à Rome.

Peu à peu, en voyant chaque soir la joie anxieuse, l'impatience d'amour de Benedetta et de Dario, Pierre finit par se passionner avec eux, en souhaitant une solution prompte. L'affaire allait se représenter devant la congrégation du Concile, dont une première décision en faveur du divorce était restée nulle, le défenseur du mariage, monsignor Palma, ayant demandé, selon son droit, un supplément d'enquête. D'ailleurs, cette première décision, prise seulement à une voix de majorité, n'aurait sûrement pas été ratifiée par le Saint-Père. Et il s'agissait en somme de conquérir des voix parmi les dix cardinaux dont la congrégation se composait, de les convaincre, d'obtenir la presque unanimité: besogne ardue, car la parenté de Benedetta, cet oncle cardinal, qui semblait devoir tout faciliter, aggravait les choses, au milieu des intrigues compliquées du Vatican, des rivalités qui brûlaient de tuer en lui le pape possible, en éternisant le scandale. C'était à cette conquête des voix que donna Serafina se lançait chaque après-midi, dirigée par son confesseur, le père Lorenza, qu'elle allait voir quotidiennement au Collège Germanique, le dernier refuge à Rome des Jésuites, qui ont cessé d'y être les maîtres du Gesù. L'espoir du succès tenait surtout à ce que Prada, lassé, irrité, avait déclaré formellement qu'il ne se présenterait plus. Il ne répondait même pas aux assignations répétées, tellement l'accusation d'impuissance lui semblait odieuse et ridicule, depuis que Lisbeth, sa maîtresse avérée, était enceinte de ses œuvres, aux yeux de la ville entière. Il se taisait donc, affectait de n'avoir jamais été marié, bien que la blessure de son désir tenu en échec, de son orgueil de mâle souffleté, saignât toujours au fond, rouverte sans cesse par les histoires qui continuaient, les doutes sur sa paternité, que faisait courir le monde noir. Et, puisque la partie adverse se désistait, disparaissait de son plein gré, on comprenait l'espérance croissante de Benedetta et de Dario, chaque soir, lorsque donna Serafina, en rentrant, leur annonçait qu'elle croyait bien avoir gagné encore la voix d'un cardinal.

Mais l'homme effrayant, l'homme qui les terrifiait tous, était monsignor Palma, l'avocat d'office choisi par la congrégation pour défendre le lien sacré du mariage. Il avait des droits presque illimités, pouvait en rappeler encore, en tout cas ferait traîner l'affaire autant qu'il lui plairait. Son premier plaidoyer, en réponse à celui de Morano, avait déjà été terrible, mettant l'état de virginité en doute, citant scientifiquement des cas où des femmes possédées offraient les particularités d'aspect constatées par les sages-femmes, réclamant d'ailleurs l'examen minutieux de deux médecins assermentés, déclarant enfin que, la condition première de l'acte étant l'obéissance de la femme, la demanderesse, même vierge, n'était pas fondée à réclamer l'annulation d'un mariage dont ses refus réitérés avaient seuls empêché la consommation. Et l'on annonçait que le nouveau plaidoyer qu'il préparait, serait plus impitoyable encore, tellement sa conviction était absolue. Devant cette belle énergie de vérité et de logique, le pis allait être que les cardinaux, même bienveillants, n'oseraient jamais conseiller l'annulation au Saint-Père. Aussi le découragement reprenait-il Benedetta, lorsque donna Serafina, au retour d'une visite faite à monsignor Nani, la calma un peu, en lui disant qu'un ami commun s'était chargé de voir monsignor Palma. Mais cela, sans doute, coûterait très cher. Monsignor Palma, théologien rompu aux affaires canoniques et d'une honnêteté parfaite, avait eu une grande douleur dans sa vie, une nièce pauvre, d'une admirable beauté, qu'il s'était mis sur le tard à aimer follement, et qu'il avait dû, afin d'éviter le scandale, marier à un chenapan qui, depuis lors, la grugeait et la battait. Les apparences restaient dignes, le prélat traversait justement une crise affreuse, las de se dépouiller, n'ayant plus l'argent nécessaire pour tirer son neveu d'un mauvais pas, une tricherie au jeu. Et la trouvaille fut de sauver le jeune homme en payant, de lui obtenir ensuite une situation, sans rien demander à l'oncle, qui, un soir, après la nuit tombée, comme s'il se rendait complice, vint en pleurant remercier donna Serafina de sa bonté.

Ce soir-là, Pierre était avec Dario, lorsque Benedetta entra riant, tapant de joie dans ses mains.

—C'est fait, c'est fait! il sort de chez ma tante, il lui a juré une reconnaissance éternelle. Maintenant, le voilà bien forcé d'être aimable.

Plus méfiant, Dario demanda:

—Mais lui a-t-on fait signer quelque chose, s'est-il engagé formellement?

—Oh! non, comment veux-tu? c'était si délicat!... On assure que c'est un très honnête homme.

Pourtant, elle-même fut effleurée d'une nouvelle inquiétude. Si monsignor Palma, malgré le grand service reçu, allait demeurer incorruptible? Cela, dès lors, les hanta. Leur attente recommençait.

—Je ne t'ai pas encore dit, reprit-elle après un silence, je me suis décidée à leur fameuse visite. Oui, ce matin, je suis allée chez deux médecins avec ma tante.

Elle s'était remise à sourire, elle ne semblait aucunement gênée.

—Et alors? demanda-t-il du même air tranquille.

—Et alors, que veux-tu? ils ont bien vu que je ne mentais pas, ils ont rédigé chacun une espèce de certificat en latin... C'était, paraît-il, absolument nécessaire pour permettre à monsignor Palma de revenir sur ce qu'il a dit.

Puis, se tournant vers Pierre:

—Ah! ce latin! monsieur l'abbé... J'aurais bien désiré savoir tout de même, et j'ai songé à vous, pour que vous ayez l'obligeance de le traduire. Mais ma tante n'a pas voulu me laisser les pièces, elle les a fait joindre immédiatement au dossier.

Très embarrassé, le prêtre se contenta de répondre d'un vague signe de tête, car il n'ignorait pas ce qu'étaient ces sortes de certificats, une description nette et complète, en termes précis, avec tous les détails d'état, de couleur et de forme. Eux, sans doute, ne mettaient pas là de pudeur, tellement cet examen leur paraissait naturel et heureux même, puisque toute la félicité de leur vie allait en dépendre.

—Enfin, conclut Benedetta, espérons que monsignor Palma aura de la reconnaissance; et, en attendant, mon Dario, guéris-toi vite, pour le beau jour tant souhaité de notre bonheur.

Mais il avait commis l'imprudence de se lever trop tôt, sa blessure s'était rouverte, ce qui devait le forcer à garder le lit quelques jours encore. Et Pierre continua, chaque soir, à le venir distraire, en lui contant ses promenades. Maintenant, il s'enhardissait, courait les quartiers de Rome, découvrait avec ravissement les curiosités classiques, cataloguées dans tous les Guides. Ce fut ainsi qu'il leur parla un soir avec une sorte de tendresse des principales places de la ville, qu'il avait trouvées banales d'abord, qui lui apparaissaient maintenant très diverses, ayant chacune son originalité profonde: la place du Peuple, si ensoleillée, si noble, dans sa symétrie monumentale; la place d'Espagne, le rendez-vous si vivant des étrangers, avec son double escalier de cent trente-deux marches, doré par les étés, d'une ampleur et d'une grâce géantes; la place Colonna, vaste, toujours grouillante de peuple, la plus italienne par cette foule de paresse et d'insoucieux espoir, debout, flânant autour de la colonne de Marc-Aurèle, en attendant que la fortune lui tombe du ciel; la place Navone, longue, régulière, déserte depuis que le marché ne s'y tient plus, gardant le mélancolique souvenir de sa vie bruyante d'autrefois; la place du Campo de' Fiori, envahie chaque matin par le tumulte du marché aux fruits et du marché aux légumes, toute une plantation de grands parapluies, des entassements de tomates, de piments, de raisins, au milieu du flot glapissant des marchandes et des ménagères. Sa grande surprise fut la place du Capitole, qui éveillait en lui une idée de sommet, de lieu découvert dominant la ville et le monde, et qu'il trouva petite, carrée, enfermée entre ses trois palais, ouverte d'un seul côté sur un court horizon, borné par quelques toitures. Personne ne passe là, on monte par une rampe d'accès que bordent des palmiers, les étrangers seuls font un détour pour arriver en voiture. Les voitures attendent, les touristes stationnent un moment, le nez levé vers l'admirable bronze antique, le Marc-Aurèle à cheval, placé au centre. Vers quatre heures, lorsque le soleil dore le palais de gauche, détachant sur le ciel bleu les fines statues de l'entablement, on dirait une tiède et douce petite place de province, avec ses femmes du voisinage qui tricotent, assises sous le portique, et ses bandes d'enfants dépenaillés, lâchés là comme toute une école dans une cour de récréation.

Et, un autre soir, Pierre dit à Benedetta et à Dario son admiration pour les fontaines de Rome, la ville du monde où les eaux ruissellent le plus abondamment et le plus magnifiquement dans le marbre et dans le bronze: depuis la Nacelle de la place d'Espagne, le Triton de la place Barberini, les Tortues de l'étroite place qui a pris leur nom, jusqu'aux trois fontaines de la place Navone, où triomphe, au centre, la vaste composition du Bernin, et surtout jusqu'à la colossale fontaine de Trevi, d'un goût si fastueux, dominée par le roi Neptune, entre les hautes figures de la Santé et de la Fécondité. Et, un autre soir, il rentra heureux, en leur racontant qu'il venait enfin de s'expliquer le singulier effet que lui faisaient les rues de l'ancienne Rome, autour du Capitole et sur la rive gauche du Tibre, là où des masures se collaient aux flancs des grands palais princiers: c'était qu'elles n'avaient pas de trottoirs et que les piétons marchaient au milieu, à l'aise, parmi les voitures, sans avoir jamais l'idée de filer aux deux bords, contre les façades. Vieux quartiers qu'il aimait, ruelles sans cesse tournantes, étroites places irrégulières, palais énormes et carrés, comme disparus dans la foule bousculée des petites maisons qui les noyaient de toutes parts. Le quartier de l'Esquilin aussi, partout des escaliers qui montent, cailloutés de gris, chaque marche ourlée de pierre blanche, des pentes brusques qui tournent, des terrasses qui s'étagent, des séminaires et des couvents aux fenêtres closes, comme des habitations mortes, un grand mur nu au-dessus duquel se dresse un palmier superbe, dans le bleu sans tache du ciel. Et, un autre soir, ayant poussé plus loin encore sa promenade, jusque dans la Campagne, le long du Tibre, en amont du pont Molle, il revint enthousiasmé d'avoir eu la révélation de tout un art classique, qu'il n'avait guère goûté jusque-là. En suivant la rive, il venait de voir des Poussin, le fleuve jaune et lent, aux bords plantés de roseaux, les falaises basses, découpées, dont la blancheur crayeuse se détachait sur les fonds roux de l'immense plaine onduleuse, que bornaient seules les collines bleues de l'horizon, et quelques arbres sobres, et la ruine d'un portique, ouvert sur le vide, en haut de la berge, et une file oblique de moutons pâles qui descendaient boire, tandis que le berger, appuyé d'une épaule au tronc d'un chêne vert, regardait. Beauté spéciale, large et rousse, faite de rien, simplifiée jusqu'à la ligne droite et plate, tout anoblie des grands souvenirs: toujours les légions romaines en marche par les voies pavées, au travers de la Campagne nue; et toujours le long sommeil du moyen âge, puis le réveil de l'antique nature dans la foi catholique, ce qui, une seconde fois, avait fait de Rome la maîtresse du monde.

Un jour que Pierre était allé visiter le Campo Verano, le grand cimetière de Rome, il trouva, le soir, près du lit de Dario, Celia en compagnie de Benedetta.

—Comment! monsieur l'abbé, s'écria la petite princesse, ça vous amuse d'aller voir les morts?

—Ah! ces Français! reprit Dario, que l'idée seule d'un cimetière désobligeait, ces Français! ils se gâtent la vie à plaisir, avec leur amour des spectacles tristes.

—Mais, dit Pierre doucement, on n'échappe pas à la réalité de la mort. Le mieux est de la regarder en face.

Du coup, le prince se fâcha.

—La réalité, la réalité! à quoi bon? Quand la réalité n'est pas belle, moi je ne la regarde pas, je m'efforce de n'y penser jamais.

De son air tranquille et souriant, le prêtre n'en continua pas moins à dire ce qui l'avait surpris, la bonne tenue du cimetière, l'air de fête que le clair soleil d'automne y mettait, tout un luxe extraordinaire de marbre, des statues de marbre prodiguées sur les tombeaux, des chapelles de marbre, des monuments de marbre. Sûrement l'atavisme antique agissait, les somptueux mausolées de la voie Appienne repoussaient là, une pompe, un orgueil démesuré dans la mort. Sur la hauteur surtout, la noblesse romaine avait son quartier aristocratique, un amas de véritables temples, des figures colossales, des scènes à plusieurs personnages, d'un goût parfois déplorable, mais où des millions avaient dû être dépensés. Et ce qui était charmant, parmi les ifs et les cyprès, c'était l'admirable conservation, la blancheur intacte des marbres, que les étés brûlants doraient, sans une tache de mousse, sans ces balafres de pluie qui rendent si mélancoliques les statues des pays du Nord.

Benedetta, silencieuse, touchée du malaise de Dario, finit par interrompre Pierre, en disant à Celia:

—Et la chasse a été intéressante?

Au moment où le prêtre était entré, la petite princesse parlait d'une chasse au renard, à laquelle sa mère l'avait conduite.

—Oh! chère, tout ce qu'il y a de plus intéressant!... Le rendez-vous était pour une heure, là-bas, au tombeau de Cæcilia Metella, où l'on avait installé le buffet, sous une tente. Et un monde, la colonie étrangère, les jeunes gens des ambassades, des officiers, sans compter nous autres naturellement, les hommes en habit rouge, beaucoup de femmes en amazone... Le départ a été donné à une heure et demie, et le galop a duré plus de deux heures, si bien que le renard s'est allé faire prendre très loin, très loin. Je n'ai pas pu suivre, mais j'ai vu tout de même, oh! des choses extraordinaires, un grand mur que toute la chasse a dû sauter, puis des fossés, des haies, une course folle derrière les chiens... Il y a eu deux accidents, peu de chose, un monsieur qui s'est foulé le poignet et un autre qui a eu la jambe cassée.

Dario avait écouté avec passion, car ces chasses au renard étaient le grand plaisir de Rome, la joie de la galopade au travers de cette Campagne romaine si plate et si hérissée d'obstacles pourtant, la joie de déjouer les ruses du renard que les chiens traquent, ses continuels détours, sa disparition brusque parfois, sa prise enfin dès qu'il tombe épuisé de fatigue; et des chasses sans fusil, des chasses pour l'unique bonheur de courir à la queue de cette bête, de la gagner de vitesse et de la vaincre.

—Ah! dit-il désespéré, est-ce imbécile d'être cloué dans cette chambre! Je finirai par y mourir d'ennui.

Benedetta se contenta de sourire, sans un reproche ni une tristesse de ce cri naïf d'égoïsme. Elle qui était si heureuse de l'avoir tout à elle, dans cette chambre où elle le soignait! Mais son amour, si jeune et si sage à la fois, avait un coin de maternité, et elle comprenait parfaitement qu'il ne s'amusât guère, privé de ses plaisirs habituels, séparé de ses amis qu'il écartait, dans la crainte que l'histoire de son épaule démise ne leur parût louche. Plus de fêtes, plus de soirées au théâtre, plus de visites aux dames. Et c'était le Corso qui lui manquait surtout, une souffrance, une véritable désespérance de ne plus voir ni savoir, en regardant, de quatre à cinq heures, défiler Rome entière. Aussi, dès qu'un intime venait, c'étaient des questions interminables, et si l'on avait rencontré celui-ci, et si cet autre avait reparu, et comment avaient fini les amours d'un troisième, et si quelque aventure nouvelle ne bouleversait pas la ville: menues histoires, gros commérages d'un jour, intrigues puériles d'une heure, où jusque-là s'étaient dépensées toutes ses énergies d'homme.

Celia, qui aimait à lui apporter les bavardages innocents, reprit après un silence, en fixant sur lui ses yeux candides, ses yeux sans fond de vierge énigmatique:

—Comme c'est long à se remettre, une épaule!

Avait-elle donc deviné, cette enfant, dont l'unique affaire était l'amour? Dario, gêné, se tourna vers Benedetta, qui continuait à sourire, l'air placide. Mais, déjà, la petite princesse sautait à un autre sujet.

—Ah! vous savez, Dario, j'ai vu hier au Corso une dame...

Elle s'arrêta, surprise elle-même et embarrassée de cette nouvelle qui venait de lui échapper. Puis, très bravement, elle continua, en amie d'enfance qui était dans les petits secrets amoureux:

—Oui, une jolie personne que vous connaissez bien. Elle avait tout de même un bouquet de roses blanches.

Cette fois, Benedetta s'égaya franchement, tandis que Dario la regardait en riant aussi. Elle l'avait plaisanté, les premiers jours, de ce qu'une dame n'envoyait pas prendre de ses nouvelles. Lui, au fond, n'était pas fâché de cette rupture toute naturelle, car la liaison allait devenir gênante; et, quoique un peu blessé dans sa fatuité de joli homme, il était content d'apprendre que la Tonietta l'avait déjà remplacé.

—Ah! se contenta-t-il de dire, les absents ont toujours tort.

—L'homme qu'on aime n'est jamais absent, déclara Celia de son air grave et pur.

Mais Benedetta s'était levée, pour remonter les oreillers, derrière le dos du convalescent.

—Va, va, mon Dario, toutes ces misères sont finies, et je te garderai, tu n'auras plus que moi à aimer.

Il la contempla avec passion, il la baisa sur les cheveux, car elle disait vrai, il n'avait jamais aimé qu'elle; et elle ne se trompait pas non plus, quand elle comptait le garder toujours, à elle seule, dès qu'elle se serait donnée. Depuis qu'elle le veillait, au fond de cette chambre, elle était heureuse de le retrouver enfant, tel qu'elle l'avait aimé autrefois, sous les orangers de la villa Montefiori. Il gardait une puérilité singulière, sans doute dans l'appauvrissement de sa race, cette sorte de retour à l'enfance, qu'on remarque chez les peuples très vieux; et il jouait sur son lit avec des images, regardait pendant des heures des photographies, qui le faisaient rire. Son incapacité de souffrir avait encore grandi, il voulait qu'elle fût gaie et qu'elle chantât, il l'amusait par la gentillesse de son égoïsme, qui l'amenait à rêver avec elle une vie de continuelle joie. Ah! comme cela serait bon de vivre toujours ensemble au soleil, et de ne rien faire, et de ne se soucier de rien, le monde dût-il crouler quelque part, sans qu'on se donnât la peine d'y aller voir!

—Mais ce qui me fait plaisir, reprit Dario brusquement, c'est que monsieur l'abbé a fini par tomber amoureux de Rome.

Pierre, qui avait écouté en silence, acquiesça de bonne grâce.

—C'est vrai.

—Nous vous le disions bien, fit remarquer Benedetta, il faut du temps, beaucoup de temps pour comprendre et aimer Rome. Si vous n'étiez resté que quinze jours, vous auriez emporté de nous une idée déplorable; tandis que, maintenant, au bout de deux grands mois, nous sommes bien tranquilles, jamais plus vous ne songerez à nous sans tendresse.

Elle était d'un charme délicieux en parlant ainsi, et il s'inclina une seconde fois. Mais il avait déjà réfléchi au phénomène, il croyait en tenir la solution. Quand on arrive à Rome, on apporte une Rome à soi, une Rome rêvée, tellement anoblie par l'imagination, que la Rome vraie est le pire des désenchantements. Aussi faut-il attendre que l'accoutumance se fasse, que la réalité médiocre s'atténue, pour donner le temps à l'imagination de recommencer son travail d'embellissement, de manière à ne voir de nouveau les choses réelles qu'à travers la prodigieuse splendeur du passé.

Celia s'était levée, prenant congé.

—Au revoir, chère, et à bientôt le mariage, n'est-ce pas? Dario... Vous savez que je veux être fiancée avant la fin du mois, oui, oui! une grande soirée que je forcerai bien mon père à donner... Ah! que ce serait aimable, si les deux noces pouvaient se faire en même temps!

Ce fut deux jours plus tard que Pierre, après une grande promenade qu'il fit au Transtévère, suivie d'une visite au palais Farnèse, sentit se résumer en lui la terrible et mélancolique vérité sur Rome. Plusieurs fois déjà, il avait parcouru le Transtévère, dont la population misérable l'attirait, dans sa passion navrée pour les pauvres et les souffrants. Ah! ce cloaque de misère et d'ignorance! Il avait vu, à Paris, des coins de faubourg abominables, des cités d'épouvante où l'humanité en tas pourrissait. Mais rien n'approchait de cette stagnation dans l'insouciance et dans l'ordure. Par les plus beaux jours de ce pays du soleil, une ombre humide glaçait les ruelles tortueuses, étranglées, pareilles à des couloirs de cave; et l'odeur était affreuse surtout, une nausée qui prenait le passant à la gorge, faite des légumes aigres, des graisses rances, du bétail humain parqué là, parmi ses fientes. C'étaient d'antiques masures irrégulières, jetées dans un pêle-mêle aimé des artistes romantiques, avec des portes noires et béantes qui s'enfonçaient sous terre, des escaliers extérieurs qui montaient aux étages, des balcons de bois tenus comme par miracle en équilibre sur le vide. Et des façades à demi écroulées qu'il avait fallu étayer à l'aide de poutres, et des logements sordides dont les fenêtres crevées laissaient voir la crasse nue, et des boutiques d'infime commerce, toute la cuisine en plein air d'un peuple de paresse qui n'allumait pas de feu: les fritureries avec leurs morceaux de polenta et leurs poissons nageant dans l'huile puante, les marchands de légumes cuits étalant des navets énormes, des paquets de céleris, de choux-fleurs, d'épinards, refroidis et gluants. La viande des bouchers, mal coupée, était noire, des cous de bête hérissés de caillots violâtres, comme arrachés. Les pains des boulangers s'entassaient sur une planche, ainsi que des pavés ronds; de pauvres fruitières n'avaient d'autres marchandises que des piments et des pommes de pin, à leurs portes enguirlandées de tomates séchées et enfilées; tandis que les seules boutiques alléchantes étaient celles des charcutiers, dont les salaisons et les fromages corrigeaient un peu, de leur odeur âpre, l'infection des ruisseaux. Les bureaux de loterie, où les numéros gagnants étaient affichés, alternaient avec les cabarets, des cabarets tous les trente pas, qui annonçaient en grosses lettres les vins choisis des Châteaux romains, Genzano, Marino, Frascati. Et, par les rues du quartier, une population grouillante, en guenilles et malpropre, des bandes d'enfants à moitié nus que la vermine dévorait, des femmes en cheveux, en camisole, en jupon de couleur, qui gesticulaient et criaient, des vieillards assis sur des bancs, immobiles sous le vol bourdonnant des mouches, toute une vie oisive et agitée, au milieu du continuel va-et-vient de petits ânes traînant des charrettes, d'hommes conduisant des dindes à coups de fouet, de quelques touristes inquiets, sur lesquels se ruaient aussitôt des bandes de mendiants. Des savetiers s'installaient tranquillement, travaillaient sur le trottoir. A la porte d'un petit tailleur, un vieux seau de ménage était accroché, plein de terre, fleuri d'une plante grasse. Et, de toutes les fenêtres, de tous les balcons, sur des cordes jetées d'une maison à l'autre, en travers de la rue, pendaient les lessives des ménages, un pavoisement de loques sans nom, qui étaient comme les drapeaux symboliques de l'abominable misère.

Pierre sentait son âme fraternelle se soulever d'une pitié immense. Ah! certes, oui! il fallait les jeter bas, ces quartiers de souffrance et de peste, où le peuple avait si longtemps croupi comme dans une geôle empoisonnée, et il était pour l'assainissement, pour la démolition, quitte à tuer l'ancienne Rome, au grand scandale des artistes. Déjà le Transtévère était bien changé, des voies nouvelles l'éventraient, des prises d'air pratiquées à grands coups de pioche, qui le pénétraient de nappes de soleil. Ce qui en restait semblait plus noir, plus immonde, au milieu de ces abatis de maisons, de ces trouées récentes, vastes terrains vagues, où l'on n'avait pu reconstruire encore. Cette ville en évolution l'intéressait infiniment. Plus tard sans doute, on achèverait de la rebâtir, mais quelle heure passionnante, celle où la vieille cité agonisait dans la nouvelle, à travers tant de difficultés! Il fallait avoir connu la Rome des immondices, noyée sous les excréments, les eaux ménagères et les détritus de légumes. Le Ghetto, récemment rasé, avait, depuis des siècles, imprégné le sol d'une telle pourriture humaine, que l'emplacement, demeuré nu, plein de bosses et de fondrières, exhalait toujours une infâme pestilence. On faisait bien de le laisser longtemps se sécher ainsi et se purifier au soleil. Dans ces quartiers, aux deux bords du Tibre, où l'on a entrepris des travaux d'édilité considérables, c'est à chaque pas la même rencontre: on suit une rue étroite, puante, d'une humidité glaciale, entre les façades sombres, aux toits qui se touchent presque, et l'on tombe brusquement dans une éclaircie, dans une clairière ouverte à coups de hache, parmi la forêt des vieilles masures lépreuses. Il y a là des squares, des trottoirs larges, de hautes constructions blanches, chargées de sculptures, une capitale moderne à l'état d'ébauche, pas finie, encombrée de gravats, barrée de palissades. Partout des amorces de voies projetées, le colossal chantier que la crise financière menace d'éterniser maintenant, la ville de demain arrêtée dans sa croissance, restée en détresse, avec ses commencements démesurés, trop hâtifs et qui détonnent. Mais ce n'en était pas moins une besogne bonne et saine, d'une nécessité sociale absolue pour une grande ville d'aujourd'hui, à moins de laisser la vieille Rome se pourrir sur place, telle qu'une curiosité des anciens âges, une pièce de musée qu'on garde sous verre.

Ce jour-là, Pierre, en se rendant du Transtévère au palais Farnèse, où il était attendu, fit un détour, passa par la rue des Pettinari, puis par la rue des Giubbonari, la première si sombre, si resserrée entre le grand mur noir de l'Hôpital et les misérables maisons d'en face, la seconde toute vivante du continuel flot populaire, tout égayée par les vitrines des bijoutiers, aux grosses chaînes d'or, et par les étalages des marchands d'étoffe, où flottent des lés immenses, bleus, jaunes, verts, rouges, d'un ton éclatant. Et le quartier ouvrier qu'il venait de parcourir, puis ce quartier du petit commerce qu'il traversait maintenant, évoquèrent en lui le quartier d'affreuse misère qu'il avait visité déjà, la masse pitoyable des travailleurs déchus, réduits par le chômage à la mendicité, campant parmi les constructions superbes et abandonnées des Prés du Château. Ah! le pauvre, le triste peuple resté enfant, maintenu dans une ignorance, dans une crédulité de sauvages par des siècles de théocratie, si accoutumé à la nuit de son intelligence, aux souffrances de son corps, qu'il reste quand même aujourd'hui en dehors du réveil social, simplement heureux si on le laisse jouir à l'aise de son orgueil, de sa paresse et de son soleil! Il semblait aveugle et sourd en sa déchéance, il continuait sa vie stagnante d'autrefois, au milieu des bouleversements de la Rome nouvelle, sans en éprouver autre chose que les ennuis, les vieux quartiers où il logeait abattus, les habitudes changées, les vivres plus chers, comme si la clarté, la propreté, la santé le gênaient, quand il fallait les payer de toute une crise ouvrière et financière. Cependant, qu'on l'eût voulu ou non, c'était au fond pour lui uniquement qu'on nettoyait Rome, qu'on la rebâtissait, dans l'idée d'en faire une grande capitale moderne; car la démocratie est au bout de ces transformations actuelles, c'est le peuple qui héritera demain des cités d'où l'on chasse la saleté et la maladie, où la loi du travail finira par s'organiser, tuant la misère. Et voilà pourquoi, si l'on maudit les ruines époussetées, tenues bourgeoisement, le Colisée débarrassé de ses lierres et de ses arbustes, de sa flore sauvage que les jeunes Anglaises mettaient en herbier, si l'on se fâche devant les affreux murs de forteresse qui emprisonnent le Tibre, en pleurant les anciennes berges si romantiques, avec leurs verdures et leurs antiques logis trempant dans l'eau, il faut se dire que la vie naît de la mort et que demain doit forcément refleurir dans la poudre du passé.

Pierre, en songeant à ces choses, était arrivé sur la place Farnèse, déserte, sévère, avec ses maisons closes et ses deux fontaines, dont l'une, en plein soleil, égrenait sans fin un jet de perles, au milieu du grand silence; et il regarda un instant la façade nue et monumentale du lourd palais carré, sa haute porte où flottait le drapeau tricolore, ses treize fenêtres de façade, sa fameuse frise d'un art si merveilleux. Puis, il entra. Un ami de Narcisse Habert, un des attachés de l'ambassade près du roi d'Italie, l'attendait, ayant offert de lui faire visiter le palais immense, le plus beau de Rome, que la France a loué pour y loger son ambassadeur. Ah! cette colossale demeure, somptueuse et mortelle, avec sa vaste cour à portique, d'une humidité sombre, son escalier géant, aux marches basses, ses couloirs interminables, ses galeries et ses salles démesurées! C'était d'une pompe souveraine dans la mort, un froid glacial tombait des murs, pénétrait jusqu'aux os les fourmis humaines qui s'aventuraient sous les voûtes. L'attaché, avec un sourire discret, avouait que l'ambassade s'y ennuyait à mourir, cuite l'été, gelée l'hiver. Il n'y avait d'un peu riante et vivante que la partie occupée par l'ambassadeur, le premier étage donnant sur le Tibre. Là, de la célèbre galerie des Carrache, on voit le Janicule, les jardins Corsini, l'Acqua Paola, au-dessus de San Pietro in Montorio. Puis, après un vaste salon, vient le cabinet de travail, d'une paix douce, égayé de soleil. Mais la salle à manger, les chambres, les autres salles qui suivent, occupées par le personnel, retombent dans l'ombre morne d'une rue latérale. Toutes ces vastes pièces, de sept à huit mètres de hauteur, ont des plafonds peints ou sculptés admirables, des murs nus, quelques-uns décorés de fresques, des mobiliers disparates, de superbes consoles mêlées à tout un bric-à-brac moderne. Et cette tristesse des choses tourne à l'abomination, lorsqu'on pénètre dans les appartements de gala, les grandes pièces d'honneur qui occupent la façade sur la place. Plus un meuble, plus une tenture, rien qu'un désastre, des salles magnifiques désertées, livrées aux araignées et aux rats. L'ambassade n'en occupe qu'une, où elle entasse ses archives poudreuses, sur des tables de bois blanc, par terre, dans tous les coins. A côté, l'énorme salle de dix mètres de hauteur, sur deux étages, que le propriétaire, l'ancien roi de Naples, s'était réservée, est un véritable grenier de débarras, où des maquettes, des statues inachevées, un très beau sarcophage traînent, parmi un entassement sans nom de débris méconnaissables. Et ce n'était là qu'une partie du palais: le rez-de-chaussée est complètement inhabité, notre École de Rome occupe un coin du second étage, tandis que notre ambassade se serre frileusement dans l'angle le plus logeable du premier, forcée d'abandonner tout le reste, de fermer les portes à double tour, pour éviter l'inutile peine de donner un coup de balai. Certes, cela est royal d'habiter le palais Farnèse, bâti par le pape Paul III, occupé sans interruption pendant plus d'un siècle par des cardinaux; mais quelle incommodité cruelle, quelle affreuse mélancolie, dans cette ruine immense, dont les trois quarts des pièces sont mortes, inutiles, impossibles, retranchées de la vie! Et le soir, oh! le soir, le porche, la cour, l'escalier, les couloirs envahis par les épaisses ténèbres, les quelques becs de gaz fumeux qui luttent en vain, l'interminable voyage à travers ce lugubre désert de pierre, pour arriver jusqu'au salon tiède et aimable de l'ambassadeur!

Pierre sortit de là saisi, le cerveau bourdonnant. Et tous les autres palais, tous les grands palais de Rome qu'il avait vus pendant ses promenades, se dressaient dans sa mémoire, tous déchus de leur splendeur, vides des trains princiers d'autrefois, tombés à n'être plus que d'incommodes maisons de rapport. Que faire de ces galeries, de ces salles grandioses, aujourd'hui qu'aucune fortune ne pouvait suffire à y mener la vie fastueuse pour laquelle on les avait bâties, ni même y nourrir le personnel nécessaire à leur entretien? Ils étaient rares, les princes qui, comme le prince Aldobrandini, avec sa nombreuse lignée, occupaient seuls leurs palais. La presque totalité louaient les antiques demeures des aïeux à des sociétés, à des particuliers, en se réservant un étage, parfois même un simple logement dans le coin le plus obscur. Loué le palais Chigi, le rez-de-chaussée à des banques, le premier à l'ambassadeur d'Autriche, tandis que le prince et sa famille se partagent le second avec un cardinal. Loué le palais Sciarra, le premier au ministre des Affaires étrangères, le second à un sénateur, tandis que le prince et sa mère n'habitent que le rez-de-chaussée. Loué le palais Barberini, le rez-de-chaussée, le premier étage et le second à des familles, tandis que le prince s'est logé au troisième, dans les anciennes chambres des domestiques. Loué le palais Borghèse, le rez-de-chaussée à un marchand d'antiquités, le premier à une loge maçonnique, tout le reste à des ménages, tandis que le prince n'a gardé que les quelques pièces d'un petit appartement bourgeois. Loué le palais Odelscachi, loué le palais Colonna, loué le palais Doria, tandis que les princes n'y mènent plus que l'existence réduite de bons propriétaires, tirant de leurs immeubles tout le profit possible, pour joindre les deux bouts. C'était qu'un vent de ruine soufflait sur le patriciat romain, les plus grosses fortunes venaient de s'écrouler dans la crise financière, très peu restaient riches, et de quelle richesse encore, d'une richesse immobile et morte, que ni le négoce ni l'industrie ne pouvaient renouveler. Les princes nombreux qui avaient tenté les affaires étaient dépouillés. Les autres, terrifiés, frappés d'impôts énormes qui leur prenaient près du tiers de leurs revenus, devaient désormais se résigner à voir leurs derniers millions stagnants s'épuiser sur place, se diviser par les partages, mourir comme l'argent meurt, ainsi que toutes choses, lorsqu'il ne fructifie plus dans une terre vivante. Il n'y avait là qu'une question de temps, car la ruine finale était irrémédiable, d'une absolue fatalité historique. Et ceux qui consentaient à louer, luttaient encore pour la vie, tâchaient de s'accommoder à l'époque présente, en s'efforçant au moins de peupler le désert de leurs palais trop vastes; tandis que la mort habitait déjà chez les autres, chez les entêtés et les superbes qui se muraient dans le tombeau de leur race, comme ce terrifiant palais Boccanera, tombant en poudre, si glacé d'ombre et de silence, où l'on n'entendait de loin en loin que le vieux carrosse du cardinal, sortant ou rentrant, roulant sourdement sur l'herbe de la cour.

Mais Pierre, surtout, venait d'être frappé de ces deux visites successives, au Transtévère et au palais Farnèse, et elles s'éclairaient l'une l'autre, et elles aboutissaient à une conclusion, qui jamais encore ne s'était formulée en lui avec une netteté si effrayante: pas encore de peuple et bientôt plus d'aristocratie. Cela, dès lors, le hanta comme la fin d'un monde. Le peuple, il l'avait vu si misérable, d'une ignorance et d'une résignation telles, dans la longue enfance où le maintenaient l'histoire et le climat, que de longues années d'éducation et d'instruction étaient nécessaires pour qu'il constituât une démocratie forte, saine, laborieuse, ayant conscience de ses droits ainsi que de ses devoirs. L'aristocratie, elle achevait de mourir au fond de ses palais croulants, elle n'était plus qu'une race finie, abâtardie, si mélangée d'ailleurs de sang américain, autrichien, polonais, espagnol, que le pur sang romain devenait la rare exception; sans compter qu'elle avait cessé d'être d'épée et d'Église, répugnant à servir l'Italie constitutionnelle, désertant le Sacré Collège, où les parvenus seuls revêtaient la pourpre. Et, entre les petits d'en bas et les puissants d'en haut, il n'existait pas encore une bourgeoisie solidement installée, forte d'une sève nouvelle, assez instruite et assez sage pour être l'éducatrice transitoire de la nation. La bourgeoisie, c'étaient les anciens domestiques, les anciens clients des princes, les fermiers qui louaient leurs terres, les intendants, notaires ou avocats, qui géraient leurs fortunes; c'était le monde d'employés, de fonctionnaires de tous rangs et de toutes classes, de députés, de sénateurs, que le gouvernement avait amenés des provinces; et c'était enfin la volée des faucons voraces qui s'abattaient sur Rome, les Prada, les Sacco, les hommes de proie venus du royaume entier, dont les ongles et le bec dévoraient tout, le peuple et l'aristocratie. Pour qui donc avait-on travaillé? Pour qui les travaux gigantesques de la nouvelle Rome, d'un espoir et d'un orgueil si démesurés, qu'on ne pouvait les finir? Un effroi soufflait, un craquement se faisait entendre, éveillant dans tous les cœurs fraternels une inquiétude en larmes. Oui! la menace de la fin d'un monde, pas encore de peuple, plus d'aristocratie, et une bourgeoisie dévorante, menant la curée parmi les ruines. Et quel symbole effroyable, ces palais neufs qu'on avait bâtis sur le modèle géant des palais d'autrefois, ces palais énormes, fastueux, pullulant pour des centaines de mille âmes vainement espérées, ces palais où devait s'installer la richesse grandissante, le luxe triomphal de la nouvelle capitale du monde, et qui étaient devenus les lamentables refuges, souillés et déjà branlants, de la basse misère du peuple, de tous les mendiants et de tous les vagabonds!

Le soir de ce jour, Pierre, à la nuit noire, alla passer une heure sur le quai du Tibre, devant le palais Boccanera. C'était un recueillement, une solitude extraordinaire qu'il affectionnait, malgré les avis de Victorine, qui prétendait que l'endroit n'était pas sûr. Et, en réalité, par les nuits d'encre comme celle-ci, jamais coupe-gorge n'avait déroulé un décor plus tragique. Pas une âme, pas un passant; un silence, une ombre, un vide, qui s'étendaient à droite, à gauche, en face. Les palissades qui fermaient de partout l'immense chantier abandonné, barraient le passage aux chiens eux-mêmes. A l'angle du palais, noyé de ténèbres, un bec de gaz, resté en contre-bas depuis le remblai, éclairait le quai bossué, au ras du sol, d'une lueur louche; et les matériaux qui traînaient là, les tas de briques, les pierres de taille, allongeaient de grandes ombres vagues. A droite, quelques lumières brillaient sur le pont de Saint-Jean des Florentins et aux fenêtres de l'Hôpital du Saint-Esprit. A gauche, dans l'enfoncement indéfini de la coulée du fleuve, les lointains quartiers sombraient, disparus. Puis, en face, c'était le Transtévère, les maisons de la berge telles que de pâles fantômes indistincts, aux rares vitres jaunies d'une clarté trouble; tandis que, par-dessus, une bande sombre indiquait seule le Janicule, où les lanternes de quelque promenade, tout en haut, faisaient scintiller un triangle d'étoiles. Le Tibre surtout passionnait Pierre, à ces heures nocturnes, d'une si mélancolique majesté. Il restait accoudé au parapet de pierre, il le regardait couler pendant de longues minutes, entre les nouveaux murs, qui, la nuit, prenaient la noire et monstrueuse apparence d'une prison bâtie là pour un géant. Tant que les lumières brillaient aux maisons d'en face, il voyait les eaux lourdes passer, se moirer avec lenteur dans les reflets, dont le frisson leur donnait une vie mystérieuse. Et il rêvait sans fin à tout le passé fameux de ce fleuve, il évoquait souvent la légende qui veut que des richesses fabuleuses soient enterrées dans la boue de son lit. A chaque invasion des Barbares, et particulièrement lors du sac de Rome, on y aurait jeté les trésors des temples et des palais, pour les soustraire au pillage, des vainqueurs. Là-bas, ces barres d'or qui tremblaient dans l'eau glauque, n'était-ce pas le chandelier d'or à sept branches, que Titus avait rapporté de Jérusalem? et ces pâleurs sans cesse déformées par les remous, n'étaient-ce pas des blancheurs de colonnes et de statues? et ces moires profondes, toutes reluisantes de petites flammes, n'était-ce pas un amas, un pêle-mêle de métaux précieux, des coupes, des vases, des bijoux ornés de pierreries? Quel rêve que ce pullulement entrevu au sein du vieux fleuve, la vie cachée de ces trésors, qui auraient dormi là pendant tant de siècles! et quel espoir, pour l'orgueil et l'enrichissement d'un peuple, que les trouvailles miraculeuses qu'on ferait dans le Tibre, si l'on pouvait le fouiller, le dessécher un jour, comme le projet en a déjà été fait! La fortune de Rome était là peut-être.

Mais, par cette nuit si noire, Pierre, accoudé au parapet, n'avait en lui que des pensées de sévère réalité. Il continuait les réflexions de la journée, que lui avait inspirées sa visite au Transtévère, puis au palais Farnèse. Il aboutissait, devant cette eau morte, à cette conclusion que le choix de Rome, pour en faire une capitale moderne, était le grand malheur dont souffrait la jeune Italie. Et il savait bien que ce choix s'imposait comme inévitable, Rome étant la reine de gloire, l'antique maîtresse du monde à laquelle l'éternité était promise, sans laquelle l'unité nationale avait toujours paru impossible; de sorte que le cas se posait terrible, puisque sans Rome l'Italie ne pouvait pas être, et qu'avec Rome il semblait maintenant difficile qu'elle fût. Ah! ce fleuve mort, quelle sourde voix de désastre il prenait dans la nuit! Pas une barque, pas un frisson de l'activité commerciale et industrielle des eaux qui charrient la vie au cœur des grandes villes! Sans doute on avait fait de beaux projets, Rome port de mer, des travaux gigantesques, le lit creusé pour permettre aux navires de fort tonnage de remonter jusqu'à l'Aventin; mais ce n'étaient là que des chimères, à peine finirait-on par désembourber l'embouchure, qui, continuellement, se comblait. Et l'autre cause d'agonie, la Campagne romaine, le désert de mort que le fleuve mort traversait et qui faisait à Rome une ceinture de stérilité? On parlait bien de la drainer, de la planter; on discutait vainement sur la question de savoir si elle était fertile sous les Romains; et Rome n'en demeurait pas moins au milieu de son vaste cimetière, comme une ville d'autrefois séparée à jamais du monde moderne, par cette lande où s'est accumulée la poussière des siècles. Les raisons géographiques qui lui ont jadis donné l'empire du monde connu, n'existent plus de nos jours. Le centre de la civilisation s'est déplacé de nouveau, le bassin de la Méditerranée a été partagé entre des nations puissantes. Tout aboutit à Milan, la cité de l'industrie et du commerce, tandis que Rome n'est désormais qu'un passage. Aussi, depuis vingt-cinq années, les efforts les plus héroïques n'ont pu la tirer du sommeil invincible qui continue à l'envahir. La capitale qu'on a voulu improviser trop vite est restée en détresse et a presque ruiné la nation. Les nouveaux venus, le gouvernement, les Chambres, les fonctionnaires, ne font qu'y camper, se sauvent dès les premières chaleurs, pour en éviter le climat mortel; à ce point que les hôtels et les magasins se ferment, que les rues et les promenades se vident, la ville n'ayant pas acquis de vie propre, retombant à la mort, dès que la vie factice, qui l'anime, l'abandonne. Tout reste ainsi en attente, dans cette capitale de simple décor, où la population aujourd'hui ne diminue ni n'augmente, où il faudrait une poussée nouvelle d'argent et d'hommes pour achever et peupler les immenses constructions inutiles des quartiers neufs. Et, s'il était vrai que demain refleurissait toujours dans la poudre du passé, il fallait donc se forcer à l'espoir. Mais ce sol n'était-il pas épuisé, et puisque les monuments eux-mêmes n'y poussaient plus, la sève qui fait les êtres sains, les nations fortes, n'y était-elle pas également tarie à jamais?

A mesure que la nuit avançait, les lumières des maisons du Transtévère, en face, s'éteignaient une à une. Et Pierre resta longtemps encore, envahi de désespérance, penché sur les eaux devenues noires. C'étaient les ténèbres sans fond, il ne restait, dans l'épaississement d'ombre du Janicule, que les trois becs de gaz lointains, le triangle d'étoiles. Aucun reflet ne moirait plus le Tibre d'un frisson d'or, ne faisait plus danser, sous le mystère de son courant, la vision chimérique de fabuleuses richesses; et c'en était fait de la légende, du chandelier d'or à sept branches, des vases d'or, des bijoux d'or, tout ce rêve d'un trésor antique tombé à la nuit, comme l'antique gloire de Rome elle-même. Pas une clarté, pas un bruit, l'infini sommeil, rien que la chute grosse et lourde de l'égout, à droite, qu'on ne voyait point. Les eaux avaient aussi disparu, Pierre n'avait plus que la sensation de leur coulée de plomb dans les ténèbres, la pesante vieillesse, la fatigue séculaire, l'immense tristesse et l'envie de néant de ce Tibre très ancien et très glorieux, qui semblait ne rouler désormais que la mort d'un monde. Seul, le vaste ciel riche, l'éternel ciel fastueux déroulait la vie éclatante de ses milliards d'astres, au-dessus du fleuve d'ombre roulant les ruines de près de trois mille ans.

Et, comme Pierre, avant de monter chez lui, était entré s'asseoir un instant dans la chambre de Dario, il y trouva Victorine, en train de préparer tout pour la nuit, et qui se récria, lorsqu'elle l'entendit raconter d'où il venait.

—Comment! monsieur l'abbé, vous vous êtes encore promené sur le quai, à cette heure! C'est donc que vous voulez attraper, vous aussi, un bon coup de couteau... Ah bien! ce n'est pas moi qui prendrais le frais si tard, dans cette satanée ville!

Puis, avec sa familiarité, elle se tourna vers le prince, allongé dans un fauteuil, et qui souriait.

—Vous savez, cette fille, la Pierina, elle n'est plus venue, mais je l'ai vue qui rôdait là-bas, parmi les démolitions.

D'un geste, Dario la fit taire. Il s'était tourné vers le prêtre.

—Vous lui avez parlé pourtant. C'est imbécile à la fin... Voyez-vous cette brute de Tito revenir me planter son couteau dans l'autre épaule!

Brusquement, il se tut, en apercevant devant lui Benedetta, qui, entrée sans bruit pour lui souhaiter le bonsoir, l'écoutait. Son embarras fut extrême, il voulut parler, s'expliquer, lui jurer son innocence parfaite dans cette aventure. Mais elle souriait, elle se contenta de lui dire tendrement:

—Mon Dario, je la connaissais, ton histoire. Tu penses bien que je ne suis pas assez sotte, pour ne pas avoir réfléchi et compris... Si j'ai cessé de te questionner, c'est que je savais et que je t'aimais tout de même.

Elle était d'ailleurs si heureuse, elle avait appris le soir même que monsignor Palma, le défenseur du mariage dans l'affaire de son divorce, venait de se montrer reconnaissant du service rendu à son neveu, en déposant un nouveau plaidoyer, qui lui était favorable. Non pas que le prélat, désireux de ne pas trop se démentir, se fût déclaré pour elle complètement; mais les certificats des deux médecins lui avaient permis de conclure à l'état de virginité certaine; et, ensuite, glissant sur ce fait que la non-consommation provenait de la résistance de la femme, il avait habilement groupé les quelques raisons qui rendaient l'annulation nécessaire. Ainsi, toute espérance de rapprochement étant écartée, il devenait évident que les époux se trouvaient en continuel danger de tomber dans l'incontinence. Il faisait une allusion discrète au mari, le montrait comme ayant déjà succombé à ce danger; puis, il célébrait la haute moralité de la femme, sa dévotion, toutes les vertus qui était une garantie en faveur de sa véracité. Et, sans se prononcer pourtant, il s'en remettait à la sagesse de la congrégation. Mais, dès lors, puisque monsignor Palma répétait à peu près les arguments de l'avocat Morano, et puisque Prada s'entêtait à ne plus se présenter, il paraissait hors de doute que la congrégation voterait l'annulation à une forte majorité, ce qui permettrait au Saint-Père d'agir avec bienveillance.

—Ah! mon Dario, nous voilà au bout de nos chagrins... Mais que d'argent, que d'argent! Ma tante dit qu'ils nous laisseront à peine de l'eau à boire.

Et elle riait avec une belle insouciance d'amoureuse passionnée. Ce n'était pas que la juridiction des congrégations fût ruineuse, car en principe la justice y était gratuite. Seulement, il y avait une infinité de petits frais à payer, tous les employés subalternes, puis les expertises médicales, les transcriptions, les mémoires, les plaidoyers. Ensuite, si, bien entendu, on n'achetait pas directement les voix des cardinaux, certaines de ces voix revenaient à de fortes sommes, quand il fallait s'assurer les créatures, faire agir tout un monde autour de Leurs Éminences. Sans compter que les gros cadeaux d'argent sont, au Vatican, lorsqu'on les fait avec tact, les raisons décisives qui tranchent les pires difficultés. Et, enfin, le neveu de monsignor Palma avait coûté horriblement cher.

—N'est-ce pas? mon Dario, puisque te voilà guéri, qu'on nous permette vite de nous marier ensemble, et c'est tout ce que nous leur demandons... Je leur donnerai encore, s'ils veulent, mes perles, la seule fortune qui va me rester.

Lui, riait aussi, car l'argent n'avait jamais compté dans son existence. Il n'en avait jamais eu à son gré, il espérait simplement vivre toujours chez son oncle, le cardinal, qui ne laisserait pas le jeune ménage sur le pavé. Dans leur ruine, cent mille, deux cent mille francs ne représentaient rien pour lui, et il avait entendu dire que certains divorces en avaient coûté cinq cent mille. Aussi ne trouva-t-il qu'une plaisanterie.

—Donne-leur aussi ma bague, donne-leur tout, ma chère, et nous vivrons bien heureux, au fond de ce vieux palais, même s'il faut en vendre les meubles.

Elle fut enthousiasmée, elle lui saisit la tête entre ses deux mains, et elle lui baisa les yeux éperdument, dans un élan de passion extraordinaire.

Puis, se tournant vers Pierre, tout d'un coup:

—Ah! pardon, monsieur l'abbé, j'ai une commission pour vous... Oui, c'est monsignor Nani, qui vient de nous apporter la bonne nouvelle, et il m'a chargée de vous dire que vous vous faites trop oublier, que vous devriez agir pour la défense de votre livre.

Étonné, le prêtre l'écoutait.

—Mais c'est lui qui m'a conseillé de disparaître.

—Sans doute... Seulement, il paraît que l'heure est venue où vous devez aller voir les gens, plaider votre cause, vous remuer enfin. Et, tenez! il a pu savoir le nom du rapporteur qu'on a chargé d'examiner votre livre: c'est monsignor Fornaro, qui demeure place Navone.

Pierre sentait croître sa stupéfaction. Jamais cela ne se faisait, de livrer le nom d'un rapporteur, qui restait secret, pour assurer l'entière liberté de jugement. Était-ce donc une nouvelle phase de son séjour à Rome qui allait commencer? Et il répondit simplement:

—C'est bon, je vais agir, j'irai voir tout le monde.

X

Dès le lendemain, Pierre, dont l'unique pensée était d'en finir, voulut se mettre en campagne. Mais une incertitude l'avait pris: chez qui frapper d'abord, par quel personnage commencer ses visites, s'il désirait éviter toute faute, dans un monde qu'il sentait si compliqué et si vaniteux? Et, comme, en ouvrant sa porte, il eut la chance d'apercevoir dans le corridor don Vigilio, le secrétaire du cardinal, il le pria d'entrer un instant chez lui.

—Vous allez me rendre un service, monsieur l'abbé. Je me confie à vous, j'ai besoin d'un conseil.

Il le sentait très renseigné, mêlé à tout, dans sa discrétion outrée et peureuse, ce petit homme maigre, au teint de safran, qui tremblait toujours la fièvre, et qui, jusque-là, avait presque paru le fuir, sans doute pour échapper au danger de se compromettre. Cependant, depuis quelque temps déjà, il se montrait moins sauvage, ses yeux noirs flambaient, lorsqu'il rencontrait son voisin, comme s'il était pris lui-même de l'impatience dont celui-ci devait brûler, à être immobilisé de la sorte, durant des journées si longues. Aussi n'essaya-t-il pas d'éviter l'entretien.

—Je vous demande pardon, reprit Pierre, de vous faire entrer dans cette pièce en désordre. Ce matin, j'ai encore reçu de Paris du linge et des vêtements d'hiver... Imaginez-vous que j'étais venu avec une petite valise, pour quinze jours, et voilà bientôt trois mois que je suis ici, sans être plus avancé que le matin de mon arrivée.

Don Vigilio eut un léger hochement de tête.

—Oui, oui, je sais.

Alors, Pierre lui expliqua que, monsignor Nani lui ayant fait dire par la contessina d'agir, de voir tout le monde, pour défendre son livre, il était fort embarrassé, ignorant dans quel ordre régler ses visites, d'une façon utile. Par exemple, devait-il avant tout aller voir monsignor Fornaro, le prélat consulteur chargé du rapport sur son livre, dont on lui avait dit le nom?

—Ah! s'écria don Vigilio frémissant, monsignor Nani est allé jusque-là, il vous a livré le nom!... Ah! c'est plus extraordinaire encore que je ne croyais!

Et, s'oubliant, s'abandonnant à sa passion:

—Non, non! ne commencez pas par monsignor Fornaro. Allez d'abord rendre une visite très humble au préfet de la congrégation de l'Index, à Son Éminence le cardinal Sanguinetti, parce qu'il ne vous pardonnerait pas d'avoir porté à un autre votre premier hommage, s'il le savait un jour...

Il s'arrêta, il ajouta à voix plus basse, dans un petit frisson de sa fièvre:

—Et il le saurait, tout se sait.

Puis, comme s'il eût cédé à une brusque vaillance de sympathie, il prit les deux mains du jeune prêtre étranger.

—Mon cher monsieur Froment, je vous jure que je serais très heureux de vous être bon à quelque chose, parce que vous êtes une âme simple et que vous finissez par me faire de la peine... Mais il ne faut pas me demander l'impossible. Si vous saviez, si je vous confiais tous les périls qui nous entourent!... Pourtant, je crois pouvoir vous dire encore aujourd'hui de ne compter en aucune façon sur mon maître, Son Éminence le cardinal Boccanera. A plusieurs reprises, devant moi, il a désapprouvé absolument votre livre... Seulement, celui-là est un saint, un grand honnête homme, et s'il ne vous défend pas, il ne vous attaquera pas, il restera neutre, par égard pour sa nièce, la contessina, qu'il adore et qui vous protège... Quand vous le verrez, ne plaidez donc pas votre cause, cela ne servirait à rien et pourrait l'irriter.

Pierre ne fut pas trop chagrin de la confidence, car il avait compris, dès sa première entrevue avec le cardinal, et dans les rares visites qu'il lui avait rendues depuis, respectueusement, qu'il n'aurait jamais en lui qu'un adversaire.

—Je le verrai donc, dit-il, pour le remercier de sa neutralité.

Mais don Vigilio fut repris de toutes ses terreurs.

—Non, non! ne faites pas cela, il comprendrait peut-être que j'ai parlé, et quel désastre! ma situation serait compromise... Je n'ai rien dit, je n'ai rien dit! Voyez d'abord les cardinaux, tous les cardinaux. Mettons, n'est-ce pas? que je n'ai rien dit autre chose.

Et, ce jour-là, il ne voulut pas causer davantage, il quitta la pièce, frissonnant, en fouillant à droite et à gauche le corridor, de ses yeux de flamme, pleins d'inquiétude.

Tout de suite, Pierre sortit pour se rendre chez le cardinal Sanguinetti. Il était dix heures, il avait quelque chance de le trouver. Le cardinal habitait, à côté de l'église Saint-Louis des Français, dans une rue noire et étroite, le premier étage d'un petit palais, aménagé bourgeoisement. Ce n'était pas la ruine géante, d'une grandeur princière et mélancolique, où s'entêtait le cardinal Boccanera. L'ancien appartement de gala réglementaire était réduit, comme le train. Il n'y avait plus de salle du trône, ni de grand chapeau rouge accroché sous un baldaquin, ni de fauteuil attendant la venue du pape, retourné contre le mur. Deux pièces successives servant d'antichambres, un salon où le cardinal recevait, et le tout sans luxe, sans confortable même, des meubles d'acajou datant de l'empire, des tentures et des tapis poussiéreux, fanés par l'usage. D'ailleurs, le visiteur dut sonner longtemps; et, lorsqu'un domestique, qui, sans hâte, remettait sa veste, finit par entre-bâiller la porte, ce fut pour répondre que Son Excellence était depuis la veille à Frascati.

Pierre se souvint alors que le cardinal Sanguinetti était en effet un des évoques suburbicaires. Il avait, à Frascati, son évêché, une villa, où il allait parfois passer quelques jours, lorsqu'un désir de repos ou une raison politique l'y poussait.

—Et Son Éminence reviendra bientôt?

—Ah! on ne sait pas... Son Éminence est souffrante. Elle a bien recommandé qu'on n'envoie personne la tourmenter là-bas.

Quand Pierre se retrouva dans la rue, il se sentit tout désorienté par ce premier contretemps. Allait-il, sans tarder davantage, puisque les choses pressaient maintenant, se rendre chez monsignor Fornaro, à la place Navone, qui était voisine? Mais il se rappela la recommandation que don Vigilio lui avait faite de visiter d'abord les cardinaux; et il eut une inspiration, il résolut de voir immédiatement le cardinal Sarno, dont il avait fini par faire la connaissance, aux lundis de donna Serafina. Dans son effacement volontaire, tous le considéraient comme un des membres les plus puissants et les plus redoutables du Sacré Collège, ce qui n'empêchait pas son neveu, Narcisse, de déclarer qu'il ne connaissait pas d'homme plus obtus sur les questions étrangères à ses occupations habituelles. S'il ne siégeait pas à la congrégation de l'Index, il pourrait toujours donner un bon conseil et peut-être agir sur ses collègues par sa grande influence.

Directement, Pierre se rendit au palais de la Propagande, où il savait devoir trouver le cardinal. Ce palais, dont on aperçoit la lourde façade de la place d'Espagne, est une énorme construction nue et massive qui occupe tout un angle, entre deux rues. Et Pierre, que son mauvais italien desservait, s'y perdit, monta des étages qu'il lui fallut redescendre, un véritable labyrinthe d'escaliers, de couloirs et de salles. Enfin, il eut la chance de tomber sur le secrétaire du cardinal, un jeune prêtre aimable, qu'il avait déjà vu au palais Boccanera.

—Mais sans doute, je crois que Son Éminence voudra bien vous recevoir. Vous avez parfaitement fait de venir à cette heure, car elle est ici tous les matins... Veuillez me suivre, je vous prie.

Ce fut un nouveau voyage. Le cardinal Sarno, longtemps secrétaire à la Propagande, y présidait aujourd'hui, comme cardinal, la commission qui organisait le culte dans les pays d'Europe, d'Afrique, d'Amérique et d'Océanie, nouvellement conquis au catholicisme; et, à ce titre, il avait là un cabinet, des bureaux, toute une installation administrative, où il régnait en fonctionnaire maniaque, qui avait vieilli sur son fauteuil de cuir, sans jamais être sorti du cercle étroit de ses cartons verts, sans connaître autre chose du monde que le spectacle de la rue, dont les piétons et les voitures passaient sous sa fenêtre.

Au bout d'un corridor obscur, que des becs de gaz devaient éclairer en plein jour, le secrétaire laissa son compagnon sur une banquette. Puis, après un grand quart d'heure, il revint de son air empressé et affable.

—Son Éminence est occupée, une conférence avec des missionnaires qui partent. Mais ça va être fini, et elle m'a dit de vous mettre dans son cabinet, où vous l'attendrez.

Quand Pierre fut seul dans le cabinet, il en examina avec curiosité l'aménagement. C'était une assez vaste pièce, sans luxe, tapissée de papier vert, garnie d'un meuble de damas vert, à bois noir. Les deux fenêtres, qui donnaient sur une rue latérale, étroite, éclairaient d'un jour morne les murs assombris et le tapis déteint; et il n'y avait, en dehors de deux consoles, que le bureau près d'une des fenêtres, une simple table de bois noir, à la moleskine mangée, tellement encombrée d'ailleurs, qu'elle disparaissait sous les dossiers et les paperasses. Un instant, il s'en approcha, regarda le fauteuil défoncé par l'usage, le paravent qui l'abritait frileusement, le vieil encrier éclaboussé d'encre. Puis, il commença à s'impatienter, dans l'air lourd et mort qui l'oppressait, dans le grand silence inquiétant que troublaient seuls les roulements étouffés de la rue.

Mais, comme il se décidait à marcher doucement de long en large, Pierre tomba sur une carte, accrochée au mur, dont la vue l'occupa, l'emplit des pensées les plus vastes, au point de lui faire tout oublier. Cette carte, en couleurs, était celle du monde catholique, la terre entière, la mappemonde déroulée, où les diverses teintes indiquaient les territoires, selon qu'ils appartenaient au catholicisme victorieux, maître absolu, ou bien au catholicisme toujours en lutte contre les infidèles, et ces derniers pays classés selon l'organisation en vicariats ou en préfectures. N'était-ce pas, graphiquement, tout l'effort séculaire du catholicisme, la domination universelle qu'il a voulue dès la première heure, qu'il n'a cessé de vouloir et de poursuivre à travers les temps? Dieu a donné le monde à son Église, mais il faut bien qu'elle en prenne possession, puisque l'erreur s'entête à régner. De là, l'éternelle bataille, les peuples disputés de nos jours encore aux religions ennemies, comme à l'époque où les Apôtres quittaient la Judée pour répandre l'Évangile. Pendant le moyen âge, la grande besogne fut d'organiser l'Europe conquise, sans qu'on pût même tenter la réconciliation avec les Églises dissidentes d'Orient. Puis, la Réforme éclata, ce fut le schisme ajouté au schisme, la moitié protestante de l'Europe et tout l'Orient orthodoxe à reconquérir. Mais, avec la découverte du Nouveau Monde, l'ardeur guerrière s'était réveillée, Rome ambitionnait d'avoir à elle cette seconde face de la terre, des missions furent créées, allèrent soumettre à Dieu ces peuples, ignorés la veille, et qu'il avait donnés avec les autres. Et les grandes divisions actuelles de la chrétienté s'étaient ainsi formées d'elles-mêmes: d'une part, les nations catholiques, celles où la foi n'avait qu'à être entretenue, et que dirigeait souverainement la Secrétairerie d'État, installée au Vatican; de l'autre, les nations schismatiques ou simplement païennes, qu'il s'agissait de ramener au bercail ou de convertir, et sur lesquelles s'efforçait de régner la congrégation de la Propagande. Ensuite, cette congrégation avait dû, à son tour, se diviser en deux branches, pour faciliter le travail, la branche orientale chargée spécialement des sectes dissidentes de l'Orient, la branche latine dont le pouvoir s'étend sur tous les autres pays de mission. Vaste ensemble d'organisation conquérante, immense filet, aux mailles fortes et serrées, jeté sur le monde et qui ne devait pas laisser échapper une âme.

Pierre eut seulement alors, devant cette carte, la nette sensation d'une telle machine, fonctionnant depuis des siècles, faite pour absorber l'humanité. Dotée richement par les papes, disposant d'un budget considérable, la Propagande lui apparut comme une force à part, une papauté dans la papauté; et il comprit le nom de pape rouge donné au préfet de la congrégation, car de quel pouvoir illimité ne jouissait-il pas, l'homme de conquête et de domination, dont les mains vont d'un bout de la terre à l'autre? Si le cardinal secrétaire avait l'Europe centrale, un point si étroit du globe, lui n'avait-il pas tout le reste, des espaces infinis, les contrées lointaines, inconnues encore? Puis, les chiffres étaient là, Rome ne régnait sans conteste que sur deux cents et quelques millions de catholiques, apostoliques et romains; tandis que les schismatiques, ceux de l'Orient et ceux de la Réforme, si on les additionnait, dépassaient déjà ce nombre; et quel écart, lorsqu'on ajoutait le milliard des infidèles dont la conversion restait encore à faire! Brusquement, il fut frappé par ces chiffres, à un tel point, qu'un frisson le traversa. Eh quoi! était-ce donc vrai? environ cinq millions de Juifs, près de deux cents millions de Mahométans, plus de sept cents millions de Brahmanistes et de Bouddhistes, sans compter les cent millions d'autres païens, de toutes les religions, au total un milliard, devant lequel les chrétiens n'étaient guère que quatre cents millions, divisés entre eux, en continuelle bataille, une moitié avec Rome, l'autre moitié contre Rome! Était-ce possible que le Christ n'eût pas même, en dix-huit siècles, conquis le tiers de l'humanité, et que Rome, l'éternelle, la toute-puissante, ne comptât comme soumise que la sixième partie des peuples? Une seule âme sauvée sur six, quelle proportion effrayante! Mais la carte parlait brutalement, l'empire de Rome, colorié en rouge, n'était qu'un point perdu, quand on le comparait à l'empire des autres dieux, colorié en jaune, les contrées sans fin que la Propagande avait encore à soumettre. Et la question se posait, combien de siècles faudrait-il pour que les promesses du Christ fussent remplies, la terre entière soumise à sa loi, la société religieuse recouvrant la société civile, ne formant plus qu'une croyance et qu'un royaume? Et, devant cette question, devant cette prodigieuse besogne à terminer, quel étonnement, lorsqu'on songeait à la tranquille sérénité de Rome, à son obstination patiente, qui n'a jamais douté, qui doute aujourd'hui moins que jamais, toujours à l'œuvre par ses évêques et par ses missionnaires, incapable de lassitude, faisant son œuvre sans arrêt comme les infiniment petits ont fait le monde, dans l'absolue certitude qu'elle seule, un jour, sera la maîtresse de la terre!

Ah! cette armée continuellement en marche, Pierre la voyait, l'entendait à cette heure, par delà les mers, au travers des continents, préparer et assurer la conquête politique, au nom de la religion. Narcisse lui avait conté avec quel soin les ambassades devaient surveiller les agissements de la Propagande, à Rome; car les missions étaient souvent des instruments nationaux, au loin, d'une force décisive. Le spirituel assurait le temporel, les âmes conquises donnaient les corps. Aussi était-ce une lutte incessante, dans laquelle la congrégation favorisait les missionnaires de l'Italie ou des nations alliées, dont elle souhaitait l'occupation victorieuse. Toujours elle s'était montrée jalouse de sa rivale française, la Propagation de la foi, installée à Lyon, aussi riche qu'elle, aussi puissante, plus abondante en hommes d'énergie et de courage. Elle ne se contentait pas de la frapper d'un tribut considérable, elle la contrecarrait, la sacrifiait, partout où elle craignait son triomphe. A maintes reprises, les missionnaires français, les ordres français venaient d'être chassés, pour céder la place à des religieux italiens ou allemands. Et c'était maintenant ce secret foyer d'intrigues politiques que Pierre devinait, sous l'ardeur civilisatrice de la foi, dans le cabinet morne et poussiéreux, que jamais n'égayait le soleil. Son frisson l'avait repris, ce frisson des choses que l'on sait et qui, tout d'un coup, un jour, vous apparaissent monstrueuses et terrifiantes. N'était-ce pas à bouleverser les plus sages, à faire pâlir les plus braves, cette machine de conquête et de domination, universellement organisée, fonctionnant dans le temps et dans l'espace avec un entêtement d'éternité, ne se contentant pas de vouloir les âmes, mais travaillant à son règne futur sur tous les hommes, et, comme elle ne peut encore les prendre pour elle, disposant d'eux, les cédant au maître temporaire qui les lui gardera? Quel rêve prodigieux, Rome souriante, attendant avec tranquillité le siècle où elle aura absorbé les deux cents millions de Mahométans et les sept cents millions de Brahmanistes et de Bouddhistes, dans un peuple unique dont elle sera la reine spirituelle et temporelle, au nom du Christ triomphant!

Un bruit de toux fit retourner Pierre, et il tressaillit en apercevant le cardinal Sarno, qu'il n'avait pas entendu entrer. Ce fut pour lui, d'être trouvé de la sorte devant cette carte, comme si on le surprenait en train de mal faire, occupé à violer un secret. Une rougeur intense lui envahit le visage.

Mais le cardinal, qui l'avait regardé fixement de ses yeux ternes, alla jusqu'à sa table, se laissa tomber sur son fauteuil, sans dire une parole. D'un geste, il l'avait dispensé du baisement de l'anneau.

—J'ai voulu présenter mes hommages à Votre Éminence... Est-ce que Votre Éminence est souffrante?

—Non, non, c'est toujours ce maudit rhume qui ne veut pas me quitter. Et puis, j'ai en ce moment tant d'affaires!

Pierre le regardait, sous le jour livide de la fenêtre, si malingre, si contrefait, avec son épaule gauche plus haute que la droite, n'ayant plus rien de vivant, pas même le regard, dans son visage usé et terreux. Il se rappelait un de ses oncles, à Paris, qui, après trente années passées au fond d'un bureau de ministère, avait ce regard mort, cette peau de parchemin, cet hébétement las de tout l'être. Était-ce donc vrai que celui-ci, ce petit vieillard desséché et flottant dans sa soutane noire, lisérée de rouge, fût le maître du monde, possédant en lui à un tel point la carte de la chrétienté, sans être jamais sorti de Rome, que le préfet de la Propagande ne prenait pas la moindre décision avant de connaître son avis?

—Asseyez-vous un instant, monsieur l'abbé... Alors, vous êtes venu me voir, vous avez quelque demande à me faire...

Et, tout en s'apprêtant à écouter, il feuilletait de ses doigts maigres les dossiers entassés devant lui, jetait un coup d'œil sur chaque pièce, ainsi qu'un général, un tacticien de science profonde, dont l'armée est au loin, et qui la conduit à la victoire, du fond de son cabinet de travail, sans jamais perdre une minute.

Un peu gêné de voir ainsi poser nettement le but intéressé de sa visite, Pierre se décida à brusquer les choses.

—En effet, je me permets de venir demander des conseils à la haute sagesse de Votre Éminence. Elle n'ignore pas que je suis à Rome pour défendre mon livre, et je serais très heureux, si elle voulait bien me diriger, m'aider de son expérience.

Brièvement, il dit où en était l'affaire, il plaida sa cause. Mais, à mesure qu'il parlait, il voyait le cardinal se désintéresser, songer à autre chose, ne plus comprendre.

—Ah! oui, vous avez écrit un livre, il en a été question un soir, chez donna Serafina... C'est une faute, un prêtre ne doit pas écrire. A quoi bon?... Et, si la congrégation de l'Index le poursuit, elle a raison sûrement. Que puis-je y faire? Je ne suis pas membre de la congrégation, je ne sais rien, rien du tout.

Vainement, Pierre s'efforça de l'instruire, de l'émouvoir, désolé de le sentir si fermé, si indifférent. Et il s'aperçut que cette intelligence, vaste et pénétrante dans le domaine où elle évoluait depuis quarante ans, se bouchait dès qu'on la sortait de sa spécialité. Elle n'était ni curieuse ni souple. Les yeux achevaient de se vider de toute étincelle de vie, le crâne semblait se déprimer encore, la physionomie entière prenait un air d'imbécillité morne.

—Je ne sais rien, je ne puis rien, répéta-t-il. Et jamais je ne recommande personne.

Pourtant, il fit un effort.

—Mais Nani est là dedans. Que vous conseille-t-il de faire, Nani?

—Monsignor Nani a eu l'obligeance de me révéler le nom du rapporteur, monsignor Fornaro, en me faisant dire d'aller le voir.

Le cardinal parut surpris et comme réveillé. Un peu de lumière revint à ses yeux.

—Ah! vraiment, ah! vraiment... Eh bien! pour que Nani ait fait cela, c'est qu'il a son idée. Allez voir monsignor Fornaro.

Il s'était levé de son fauteuil, il congédia le visiteur, qui dut le remercier, en s'inclinant profondément. D'ailleurs, sans l'accompagner jusqu'à la porte, il s'était rassis tout de suite, et il n'y eut plus, dans la pièce morte, que le petit bruit sec de ses doigts osseux feuilletant les dossiers.

Pierre, docilement, suivit le conseil. Il décida de passer par la place Navone, en retournant à la rue Giulia. Mais, chez monsignor Fornaro, un serviteur lui dit que son maître venait de sortir et qu'il fallait se présenter de bonne heure pour le trouver, vers dix heures. Ce fut donc le lendemain matin seulement qu'il put être reçu. Auparavant, il avait eu soin de se renseigner, il savait sur le prélat le nécessaire: la naissance à Naples, les études commencées chez les pères Barnabites de cette ville, terminées à Rome au Séminaire, enfin le long professorat à l'Université Grégorienne. Aujourd'hui consulteur de plusieurs congrégations, chanoine de Sainte-Marie-Majeure, monsignor Fornaro brûlait de l'ambition immédiate d'obtenir le canonicat à Saint-Pierre, et faisait le rêve lointain d'être nommé un jour secrétaire de la Consistoriale, charge cardinalice qui donne la pourpre. Théologien remarquable, il encourait le seul reproche de sacrifier parfois à la littérature, en écrivant dans les revues religieuses des articles, qu'il avait la haute prudence de ne pas signer. On le disait aussi très mondain.

Dès que Pierre eut remis sa carte, il fut reçu, et le soupçon qu'on l'attendait lui serait venu peut-être, si l'accueil qui lui était fait n'avait témoigné de la plus sincère surprise, mêlée à un peu d'inquiétude.

—Monsieur l'abbé Froment, monsieur l'abbé Froment, répétait le prélat en regardant la carte qu'il avait gardée à la main. Veuillez entrer, je vous prie.... J'allais défendre ma porte, car j'ai un travail très pressé.... Ça ne fait rien, asseyez-vous.

Mais Pierre restait charmé, en admiration devant ce bel homme, grand et fort, dont les cinquante-cinq ans fleurissaient. Rose, rasé, avec des boucles de cheveux à peine grisonnants, il avait un nez aimable, des lèvres humides, des yeux caresseurs, tout ce que la prélature romaine peut offrir de plus séduisant et de plus décoratif. Il était vraiment superbe dans sa soutane noire à collet violet, très soigné de sa personne, d'une élégance simple. Et la vaste pièce où il recevait, gaiement éclairée par deux larges fenêtres sur la place Navone, meublée avec un goût très rare aujourd'hui chez le clergé romain, sentait bon, lui faisait un cadre de belle humeur et de bienveillant accueil.

—Asseyez-vous donc, monsieur l'abbé Froment, et veuillez me dire ce qui me cause l'honneur de votre visite.

Il s'était remis, l'air naïf, simplement obligeant; et Pierre, tout d'un coup, devant cette question naturelle, qu'il aurait dû prévoir, se trouva très gêné. Allait-il donc aborder directement l'affaire, avouer le motif délicat de sa visite? Il sentit que c'était encore le parti le plus prompt et le plus digne.

—Mon Dieu! monseigneur, je sais que ce que je viens faire près de vous ne se fait pas. Mais on m'a conseillé cette démarche, et il m'a semblé qu'entre honnêtes gens, il ne peut jamais être mauvais de chercher la vérité de bonne foi.

—Quoi donc, quoi donc? demanda le prélat, d'un air de candeur parfaite, sans cesser de sourire.

—Eh bien! tout bonnement, j'ai su que la congrégation de l'Index vous avait remis mon livre: la Rome nouvelle, en vous chargeant de l'examiner, et je me permets de me présenter, dans le cas où vous auriez à me demander quelques explications.

Mais monsignor Fornaro parut ne pas vouloir en entendre davantage. Il porta les deux mains à sa tête, se recula, toujours courtois cependant.

—Non, non! ne me dites pas cela, ne continuez pas, vous me feriez un chagrin immense... Mettons, si vous voulez, qu'on vous a trompé, car on ne doit rien savoir, on ne sait rien, pas plus les autres que moi... De grâce, ne parlons pas de ces choses.

Heureusement, Pierre, qui avait remarqué l'effet décisif que produisait le nom de l'assesseur du Saint-Office, eut l'idée de répondre:

—Certes, monseigneur, je n'entends pas vous occasionner le moindre embarras, et je vous répète que jamais je ne me serais permis de venir vous importuner, si monsignor Nani lui-même ne m'avait fait connaître votre nom et votre adresse.

Cette fois encore, l'effet fut immédiat. Seulement, monsignor Fornaro mit une grâce aisée à se rendre, comme à tout ce qu'il faisait. Il ne céda pas tout de suite, d'ailleurs, très malicieux, plein de nuances.

—Comment! c'est monsignor Nani qui est l'indiscret! Mais je le gronderai, je me fâcherai!... Et qu'en sait-il? il n'est pas de la congrégation, il a pu être induit en erreur.... Vous lui direz qu'il s'est trompé, que je ne suis pour rien dans votre affaire, ce qui lui apprendra à révéler des secrets nécessaires, respectés de tous.

Puis, gentiment, avec ses yeux charmeurs, avec sa bouche fleurie:

—Voyons, puisque monsignor Nani le désire, je veux bien causer un instant avec vous, mon cher monsieur Froment, à la condition que vous ne saurez rien de moi sur mon rapport, ni sur ce qui a pu se faire ou se dire à la congrégation.

A son tour, Pierre eut un sourire, car il admirait à quel point les choses devenaient faciles, lorsque les formes étaient sauves. Et il se mit à expliquer une fois de plus son cas, l'étonnement profond où l'avait jeté le procès fait à son livre, l'ignorance où il était encore des griefs qu'il cherchait vainement, sans pouvoir les trouver.

—En vérité, en vérité! répéta le prélat, l'air ébahi de tant d'innocence. La congrégation est un tribunal, et elle ne peut agir que si on la saisit de l'affaire. Votre livre est poursuivi, parce qu'on l'a dénoncé, tout simplement.

—Oui, je sais, dénoncé!

—Mais sans doute, la plainte a été portée par trois évêques français, dont vous me permettrez de taire les noms, et il a bien fallu que la congrégation passât à l'examen de l'œuvre incriminée.

Pierre le regardait, effaré. Dénoncé par trois évêques, et pourquoi, et dans quel but?

Puis, l'idée de son protecteur lui revint.

—Voyons, le cardinal Bergerot m'a écrit une lettre approbative, que j'ai mise comme préface en tête de mon livre. Est-ce que cela n'était pas une garantie qui aurait dû suffire à l'épiscopat français?

Finement, monsignor Fornaro hocha la tête, avant de se décider à dire:

—Ah! oui, certainement, la lettre de Son Éminence, une très belle lettre... Je crois cependant qu'elle aurait beaucoup mieux fait de ne pas l'écrire, pour elle, et surtout pour vous.

Et, comme le prêtre, dont la surprise augmentait, ouvrait la bouche, voulant le presser de s'expliquer:

—Non, non, je ne sais rien, je ne dis rien... Son Éminence le cardinal Bergerot est un saint que tout le monde révère, et s'il pouvait pécher, il faudrait sûrement n'en accuser que son cœur.

Il y eut un silence. Pierre avait senti s'ouvrir un abîme. Il n'osa insister, il reprit avec quelque violence:

—Enfin, pourquoi mon livre, pourquoi pas les livres des autres? Je n'entends pas à mon tour me faire dénonciateur, mais que de livres je connais, sur lesquels Rome ferme les yeux, et qui sont singulièrement plus dangereux que le mien!

Cette fois, monsignor Fornaro sembla très heureux d'abonder dans son sens.

—Vous avez raison, nous savons bien que nous ne pouvons atteindre tous les mauvais livres, nous en sommes désolés. Il faut songer au nombre incalculable d'ouvrages que nous serions forcés de lire. Alors, n'est-ce pas? nous condamnons les pires en bloc.

Il entra dans des explications complaisantes. En principe, les imprimeurs ne devaient pas mettre un livre sous presse, sans en avoir au préalable soumis le manuscrit à l'approbation de l'évêque. Mais, aujourd'hui, dans l'effroyable production de l'imprimerie, on comprend quel serait l'embarras terrible des évêchés, si, brusquement, les imprimeurs se conformaient à la règle. On n'y avait ni le temps, ni l'argent, ni les hommes nécessaires, pour cette colossale besogne. Aussi la congrégation de l'Index condamnait-elle en masse, sans avoir à les examiner, les livres parus ou à paraître de certaines catégories: d'abord tous les livres dangereux pour les mœurs, tous les livres érotiques, tous les romans; ensuite, les Bibles en langue vulgaire, car les saints livres ne doivent pas être permis sans discrétion; enfin les livres de sorcellerie, des livres de science, d'histoire ou de philosophie contraires au dogme, les livres d'hérésiarques ou de simples ecclésiastiques discutant la religion. C'étaient là des lois sages, rendues par différents papes, dont l'exposé servait de préface au catalogue des livres défendus que la congrégation publiait, et sans lesquelles ce catalogue, pour être complet, aurait empli à lui seul une bibliothèque. En somme, lorsqu'on le feuilletait, on s'apercevait que l'interdiction frappait surtout des livres de prêtres, Rome ne gardant guère, devant la difficulté et l'énormité de la tâche, que le souci de veiller avec soin à la bonne police de l'Église. Et tel était le cas de Pierre et de son œuvre.

—Vous comprenez, continua monsignor Fornaro, que nous n'allons pas faire de la réclame à un tas de livres malsains, en les honorant d'une condamnation particulière. Ils sont légions, chez tous les peuples, et nous n'aurions ni assez de papier, ni assez d'encre, pour les atteindre. De temps à autre, nous nous contentons d'en frapper un, lorsqu'il est signé d'un nom célèbre, qu'il fait trop de bruit ou qu'il renferme des attaques inquiétantes contre la foi. Cela suffit pour rappeler au monde que nous existons et que nous nous défendons, sans rien abandonner de nos droits ni de nos devoirs.

—Mais mon livre, mon livre? s'écria Pierre, pourquoi cette poursuite contre mon livre?

—Je vous l'explique, autant que cela m'est permis, mon cher monsieur Froment. Vous êtes prêtre, votre livre a du succès, vous en avez publié une édition à bon marché qui se vend très bien; et je ne parle pas du mérite littéraire qui est remarquable, un souffle de réelle poésie qui m'a transporté et dont je vous fais mon sincère compliment... Comment voulez-vous que, dans ces conditions, nous fermions les yeux sur une œuvre où vous concluez à l'anéantissement de notre sainte religion et à la destruction de Rome?

Pierre resta béant, suffoqué de surprise.

—La destruction de Rome, grand Dieu! mais je la veux rajeunie, éternelle, de nouveau reine du monde!

Et, repris de son brûlant enthousiasme, il se défendit, il confessa de nouveau sa foi, le catholicisme retournant à la primitive Église, puisant un sang régénéré dans le christianisme fraternel de Jésus, le pape libéré de toute royauté terrestre, régnant sur l'humanité entière par la charité et l'amour, sauvant le monde de l'effroyable crise sociale qui le menace, pour le conduire au vrai royaume de Dieu, à la communauté chrétienne de tous les peuples unis en un seul peuple.

—Est-ce que le Saint-Père peut me désavouer? Est-ce que ce ne sont pas là ses idées secrètes, qu'on commence à deviner et que mon seul tort serait d'exprimer trop tôt et trop librement? Est-ce que, si l'on me permettait de le voir, je n'obtiendrais pas tout de suite de lui la cessation des poursuites?

Monsignor Fornaro ne parlait plus, se contentait de hocher la tête, sans se fâcher de la fougue juvénile du prêtre. Au contraire, il souriait avec une amabilité croissante, comme très amusé par tant d'innocence et tant de rêve. Enfin, il répondit gaiement:

—Allez, allez! ce n'est pas moi qui vous arrêterai, il m'est défendu de rien dire... Mais le pouvoir temporel, le pouvoir temporel...

—Eh bien! le pouvoir temporel? demanda Pierre.

De nouveau, le prélat ne parlait plus. Il levait au ciel sa face aimable, il agitait joliment ses mains blanches. Et, quand il reprit, ce fut pour ajouter:

—Puis, il y a votre religion nouvelle... Car le mot y est deux fois, la religion nouvelle, la religion nouvelle... Ah! Dieu!

Il s'agita davantage, il se pâma, à ce point, que Pierre, saisi d'impatience, s'écria:

—Je ne sais quel sera votre rapport, monseigneur, mais je vous affirme que jamais je n'ai entendu attaquer le dogme. Et, de bonne foi, voyons! cela ressort de tout mon livre, je n'ai voulu faire qu'une œuvre de pitié et de salut... Il faut, en bonne justice, tenir compte des intentions.

Monsignor Fornaro était redevenu très calme, très paterne.

—Oh! les intentions, les intentions...

Il se leva, pour congédier le visiteur.

—Soyez convaincu, mon cher monsieur Froment, que je suis très honoré de votre démarche près de moi... Naturellement, je ne puis vous dire quel sera mon rapport, nous en avons déjà trop causé, et j'aurais dû même refuser d'entendre votre défense. Vous ne m'en trouverez pas moins prêt à vous être agréable en tout ce qui n'ira point contre mon devoir... Mais je crains fort que votre livre ne soit condamné.

Et, sur un nouveau sursaut de Pierre:

—Ah! dame, oui!... Ce sont les faits que l'on juge, et non les intentions. Toute défense est donc inutile, le livre est là, et il est ce qu'il est. Vous aurez beau l'expliquer, vous ne le changerez pas... C'est pourquoi la congrégation ne convoque jamais les accusés, n'accepte d'eux que la rétractation pure et simple. Et c'est encore ce que vous auriez de plus sage à faire, retirer votre livre, vous soumettre... Non! vous ne voulez pas? Ah! que vous êtes jeune, mon ami!

Il riait plus haut du geste de révolte, d'indomptable fierté, qui venait d'échapper à son jeune ami, comme il le nommait. Puis, à la porte, dans une nouvelle expansion, baissant la voix:

—Voyons, mon cher, je veux faire quelque chose pour vous, je vais vous donner un bon conseil... Moi, au fond, je ne suis rien. Je livre mon rapport, on l'imprime, on le lit, quitte à n'en tenir aucun compte... Tandis que le secrétaire de la congrégation, le père Dangelis, peut tout, même l'impossible... Allez donc le voir, au couvent des Dominicains, derrière la place d'Espagne... Ne me nommez pas. Et au revoir, mon cher, au revoir!

Pierre, étourdi, se retrouva sur la place Navone, ne sachant plus ce qu'il devait croire et espérer. Une pensée lâche l'envahissait: pourquoi continuer cette lutte où les adversaires restaient ignorés, insaisissables? Pourquoi davantage s'entêter dans cette Rome si passionnante et si décevante? Il fuirait, il retournerait le soir même à Paris, y disparaîtrait, y oublierait les désillusions amères dans la pratique de la plus humble charité. Il était dans une de ces heures d'abandon où la tâche longtemps rêvée apparaît brusquement impossible. Mais, au milieu de son désarroi, il allait pourtant, il marchait quand même à son but. Quand il se vit sur le Corso, puis rue des Condotti, et enfin place d'Espagne, il résolut de voir encore le père Dangelis. Le couvent des Dominicains est là, en bas de la Trinité des Monts.

Ah! ces Dominicains, il n'avait jamais songé à eux, sans un respect mêlé d'un peu d'effroi. Pendant des siècles, quels vigoureux soutiens ils s'étaient montrés de l'idée autoritaire et théocratique! L'Église leur avait dû sa plus solide autorité, ils étaient les soldats glorieux de sa victoire. Tandis que saint François conquérait pour Rome les âmes des humbles, saint Dominique lui soumettait les âmes des intelligents et des puissants, toutes les âmes supérieures. Et cela passionnément, dans une flamme de foi et de volonté admirables, par tous les moyens d'action possibles, par la prédication, par le livre, par la pression policière et judiciaire. S'il ne créa pas l'Inquisition, il l'utilisa, son cœur de douceur et de fraternité combattit le schisme dans le sang et le feu. Vivant, lui et ses moines, de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, les grandes vertus de ces temps orgueilleux et déréglés, il allait par les villes, prêchait les impies, s'efforçait de les ramener à l'Église, les déférait aux tribunaux religieux, quand sa parole ne suffisait pas. Il s'attaquait aussi à la science, il la voulut sienne, il fit le rêve de défendre Dieu par les armes de la raison et des connaissances humaines, aïeul de l'angélique saint Thomas, lumière du moyen âge, qui a tout mis dans la Somme, la psychologie, la logique, la politique, la morale. Et ce fut ainsi que les Dominicains emplirent le monde, soutenant la doctrine de Rome dans les chaires célèbres de tous les peuples, en lutte presque partout contre l'esprit libre des Universités, vigilants gardiens du dogme, artisans infatigables de la fortune des papes, les plus puissants parmi les ouvriers d'art, de sciences et de lettres, qui ont construit l'énorme édifice du catholicisme, tel qu'il existe encore aujourd'hui.

Mais, aujourd'hui, Pierre, qui le sentait crouler, cet édifice qu'on avait cru bâti à chaux et à sable, pour l'éternité, se demandait de quelle utilité ils pouvaient bien être encore, ces ouvriers d'un autre âge, avec leur police et leurs tribunaux morts sous l'exécration, leur parole qu'on n'écoute plus, leurs livres qu'on ne lit guère, leur rôle de savants et de civilisateurs fini, devant la science actuelle, dont les vérités font de plus en plus craquer le dogme de toutes parts. Certes, ils constituent toujours un ordre influent et prospère; seulement, qu'on est loin de l'époque où leur général régnait à Rome, maître du sacré palais, ayant par l'Europe entière des couvents, des écoles, des sujets! Dans la curie romaine, de ce vaste héritage, il ne leur reste désormais que quelques situations acquises et, entre autres, la charge de secrétaire de la congrégation de l'Index, une ancienne dépendance du Saint-Office, où ils gouvernaient souverainement.

Tout de suite, on introduisit Pierre auprès du père Dangelis. La salle était vaste, nue et blanche, inondée de clair soleil. Il n'y avait là qu'une table et des escabeaux, avec un grand crucifix de cuivre, pendu au mur. Près de la table, le père se tenait debout, un homme d'environ cinquante ans, très maigre, drapé sévèrement de l'ample costume blanc et noir. Dans sa longue face d'ascète, à la bouche mince, au nez mince, au menton mince et têtu, les yeux gris avaient une fixité gênante. Et, d'ailleurs, il se montra très net, très simple, d'une politesse glaciale.

—Monsieur l'abbé Froment, l'auteur de la Rome nouvelle, n'est-ce pas?

Et il s'assit sur un escabeau, en indiqua un autre de la main.

—Veuillez, monsieur l'abbé, me faire connaître l'objet de votre visite.

Pierre, alors, dut recommencer ses explications, sa défense; et cela ne tarda pas à lui devenir d'autant plus pénible, que ses paroles tombaient dans un silence, dans un froid de mort. Le père ne bougeait pas, les mains croisées sur les genoux, les yeux aigus et pénétrants, fixés dans les yeux du prêtre.

Enfin, quand celui-ci s'arrêta, il dit sans hâte:

—Monsieur l'abbé, j'ai cru devoir ne pas vous interrompre, mais je n'avais point à écouter tout ceci. Le procès de votre livre s'instruit, et aucune puissance au monde ne saurait en entraver la marche. Je ne vois donc pas bien ce que vous paraissez attendre de moi.

La voix tremblante, Pierre osa répondre:

—J'attends de la bonté et de la justice.

Un pâle sourire, d'une orgueilleuse humilité, monta aux lèvres du religieux.

—Soyez sans crainte, Dieu a toujours daigné m'éclairer dans mes modestes fonctions. Je n'ai, du reste, aucune justice à rendre, je suis un simple employé, chargé de classer et de documenter les affaires. Et ce sont Leurs Éminences seules, les membres de la congrégation, qui se prononceront sur votre livre... Ils le feront sûrement avec l'aide du Saint-Esprit, vous n'aurez qu'à vous incliner devant leur sentence, lorsqu'elle sera ratifiée par Sa Sainteté.

Il coupa court, se leva, forçant Pierre à se lever. Ainsi, c'étaient presque les mêmes paroles que chez monsignor Fornaro, dites seulement avec une netteté tranchante, une sorte de tranquille bravoure. Partout, il se heurtait à la même force anonyme, à la machine puissamment montée, dont les rouages veulent s'ignorer entre eux, et qui écrase. Longtemps encore, on le promènerait sans doute, de l'un à l'autre, sans qu'il trouvât jamais la tête, la volonté raisonnante et agissante. Et il n'y avait qu'à s'incliner.

Pourtant, avant de partir, il eut l'idée de prononcer une fois de plus le nom de monsignor Nani, dont il commençait à connaître la puissance.

—Je vous demande pardon de vous avoir dérangé inutilement. Je n'ai cédé qu'aux bienveillants conseils de monsignor Nani, qui daigne s'intéresser à moi.

Mais l'effet fut inattendu. De nouveau, le maigre visage du père Dangelis s'éclaira d'un sourire, d'un plissement des lèvres, où s'aiguisait le plus ironique dédain. Il était devenu plus pâle, et ses yeux de vive intelligence flambèrent.

—Ah! c'est monsignor Nani qui vous envoie... Eh bien! mais, si vous croyez avoir besoin de protection, il est inutile de vous adresser à un autre qu'à lui-même. Il est tout-puissant... Allez le voir, allez le voir.

Et ce fut tout l'encouragement que Pierre emporta de sa visite: le conseil de retourner chez celui qui l'envoyait. Il sentit qu'il perdait pied, il résolut de rentrer au palais Boccanera, pour réfléchir et comprendre, avant de continuer ses démarches. Tout de suite, la pensée de questionner don Vigilio lui était venue; et la chance voulut, ce soir-là, après le souper, qu'il rencontrât le secrétaire dans le corridor, avec sa bougie, au moment où celui-ci allait se coucher.

—J'aurais tant de choses à vous dire! Je vous en prie, cher monsieur, entrez donc un instant chez moi.

D'un geste, l'abbé le fit taire. Puis, à voix très basse:

—N'avez-vous pas aperçu l'abbé Paparelli au premier étage? Il nous suivait.

Souvent, Pierre rencontrait dans la maison le caudataire, dont la face molle, l'air sournois et fureteur de vieille fille en jupe noire lui déplaisaient souverainement. Mais il ne s'en inquiétait point, et il fut surpris de la question. D'ailleurs, sans attendre la réponse, don Vigilio était retourné au bout du couloir, où il écouta longuement. Puis, il revint à pas de loup, il souffla sa bougie, pour entrer d'un saut chez son voisin.

—Là, nous y sommes, murmura-t-il, lorsque la porte fut refermée. Et, si vous le voulez bien, ne restons pas dans ce salon, passons dans votre chambre. Deux murs valent mieux qu'un.

Enfin, quand la lampe eut été posée sur la table, et qu'ils se trouvèrent assis tous les deux au fond de cette pièce pâle, dont le papier gris de lin, les meubles dépareillés, le carreau et les murs nus avaient la mélancolie des vieilles choses fanées, Pierre remarqua que l'abbé était en proie à un accès de fièvre plus intense que de coutume. Son petit corps maigre grelottait, et jamais ses yeux de braise n'avaient brûlé si noirs, dans sa pauvre face jaune et ravagée.

—Est-ce que vous êtes souffrant? Je n'entends pas vous fatiguer.

—Souffrant, ah! oui, ma chair est en feu. Mais, au contraire, je veux parler... Je n'en puis plus, je n'en puis plus! Il faut bien qu'un jour ou l'autre on se soulage.

Était-ce de son mal qu'il désirait se distraire? Était-ce son long silence qu'il voulait rompre, pour ne pas en mourir étouffé? Tout de suite, il se fit raconter les démarches des derniers jours, il s'agita davantage, lorsqu'il sut de quelle façon le cardinal Sarno, monsignor Fornaro et le père Dangelis avaient reçu le visiteur.

—C'est bien cela! c'est bien cela! rien ne m'étonne plus, et cependant je m'indigne pour vous, oui! ça ne me regarde pas et ça me rend malade, car ça réveille toutes mes misères, à moi!... Il faut ne pas compter le cardinal Sarno, qui vit autre part, toujours très loin, et qui n'a jamais aidé personne. Mais ce Fornaro, ce Fornaro!

—Il m'a paru fort aimable, plutôt bienveillant, et je crois en vérité qu'à la suite de notre entrevue, il adoucira beaucoup son rapport.

—Lui! il va d'autant plus vous charger, qu'il s'est montré plus tendre. Il vous mangera, il s'engraissera de cette proie facile. Ah! vous ne le connaissez guère, si délicieux, et sans cesse aux aguets pour bâtir sa fortune avec les malheurs des pauvres diables, dont il sait que la défaite doit être agréable aux puissants!... J'aime mieux l'autre, le père Dangelis, un terrible homme, mais franc et brave au moins, et d'une intelligence supérieure. J'ajoute que celui-ci vous brûlerait comme une poignée de paille, s'il était le maître... Et si je pouvais tout vous dire, si je vous faisais entrer avec moi dans les effroyables dessous de ce monde, les monstrueux appétits d'ambition, les complications abominables des intrigues, les vénalités, les lâchetés, les traîtrises, les crimes même!

En le voyant si exalté, sous la flambée d'une telle rancune, Pierre songea à tirer de lui les renseignements qu'il avait en vain cherchés jusque-là.

—Dites-moi seulement où en est mon affaire. Lorsque je vous ai questionné, dès mon arrivée ici, vous m'avez répondu qu'aucune pièce n'était encore parvenue au cardinal. Mais le dossier s'est formé, vous devez être au courant, n'est-ce pas?... Et, à ce propos, monsignor Fornaro m'a parlé de trois évêques français qui auraient dénoncé mon livre, en exigeant des poursuites. Trois évêques! est-ce possible?

Don Vigilio haussa violemment les épaules.

—Ah! vous êtes une belle âme! Moi, je suis surpris qu'il n'y en ait que trois... Oui, plusieurs pièces de votre affaire sont entre nos mains, et d'ailleurs je me doutais bien de ce qu'elle pouvait être, votre affaire. Les trois évêques sont l'évêque de Tarbes d'abord, qui évidemment exécute les vengeances des Pères de Lourdes, puis les évêques de Poitiers et d'Évreux, tous les deux connus par leur intransigeance ultramontaine, adversaires passionnés du cardinal Bergerot. Ce dernier, vous le savez, est mal vu au Vatican, où ses idées gallicanes, son esprit largement libéral soulèvent de véritables colères... Et ne cherchez pas autre part, toute l'affaire est là, une exécution que les tout-puissants Pères de Lourdes exigent du Saint-Père, sans compter qu'on désire atteindre, par-dessus votre livre, le cardinal, grâce à la lettre d'approbation qu'il vous a si imprudemment écrite et que vous avez publiée en guise de préface... Depuis longtemps, les condamnations de l'Index ne sont souvent, entre ecclésiastiques, que des coups de massue échangés dans l'ombre. La dénonciation règne en maîtresse souveraine, et c'est ensuite la loi du bon plaisir. Je pourrais vous citer des faits incroyables, des livres innocents, choisis parmi cent autres, pour tuer une idée ou un homme; car, derrière l'auteur, on vise presque toujours quelqu'un, plus loin et plus haut. Il y a là un tel nid d'intrigues, une telle source d'abus, où se satisfont les basses rancunes personnelles, que l'institution de l'Index croule, et qu'ici même, dans l'entourage du pape, on sent l'absolue nécessité de la réglementer à nouveau prochainement, si on ne veut pas qu'elle tombe à un discrédit complet... S'entêter à garder l'universel pouvoir, à gouverner par toutes les armes, je comprends cela, certes! mais encore faut-il que les armes soient possibles, qu'elles ne révoltent pas par l'impudence de leur injustice et que leur vieil enfantillage ne fasse pas sourire!

Pierre écoutait, le cœur envahi d'un étonnement douloureux. Sans doute, depuis qu'il était à Rome, depuis qu'il y voyait les Pères de la Grotte salués et redoutés, maîtres par les larges aumônes qu'ils envoyaient au denier de Saint-Pierre, il les sentait derrière les poursuites, il devinait qu'il allait avoir à payer la page de son livre où il constatait, à Lourdes, un déplacement de la fortune inique, un spectacle effroyable qui faisait douter de Dieu, une continuelle cause de combat qui disparaîtrait dans la société vraiment chrétienne de demain. De même, il n'était pas sans avoir compris maintenant le scandale que devaient avoir soulevé sa joie avouée du pouvoir temporel perdu et surtout ce mot malencontreux de religion nouvelle, suffisant, à lui seul, pour armer les délateurs. Mais ce qui le surprenait et le désolait, c'était d'apprendre cette chose inouïe, la lettre du cardinal Bergerot imputée à crime, son livre dénoncé et condamné pour atteindre par derrière le pasteur vénérable qu'on n'osait frapper de face. La pensée d'affliger le saint homme, d'être pour lui une cause de défaite, dans son ardente charité, lui était cruelle. Et quelle désespérance à trouver, au fond de ces querelles, où devrait lutter seul l'amour du pauvre, les plus laides questions d'orgueil et d'argent, les ambitions et les appétits lâchés dans le plus féroce égoïsme!

Puis, ce fut, chez Pierre, une révolte contre cet Index odieux et imbécile. Il en suivait à présent le fonctionnement, depuis la dénonciation jusqu'à l'affichage public des livres condamnés. Le secrétaire de la congrégation, il venait de le voir, le père Dangelis, entre les mains duquel la dénonciation arrivait, qui dès lors instruisait l'affaire, composait le dossier, avec sa passion de moine autoritaire et lettré, rêvant de gouverner les intelligences et les consciences comme aux temps héroïques de l'Inquisition. Les prélats consulteurs, il en avait visité un, monsignor Fornaro, chargé du rapport sur son livre, si ambitieux et si accueillant, théologien subtil qui n'était point embarrassé pour trouver des attentats contre la foi dans un Traité d'algèbre, lorsque le soin de sa fortune l'exigeait. Ensuite, c'étaient les rares réunions des cardinaux, votant, supprimant de loin en loin un livre ennemi, dans le mélancolique désespoir de ne pouvoir les supprimer tous; et c'était enfin le pape, approuvant, signant le décret, une formalité pure, car tous les livres n'étaient-ils pas coupables? Mais quelle extraordinaire et lamentable bastille du passé, que cet Index vieilli, caduc, tombé en enfance! On sentait la formidable puissance qu'il avait dû être autrefois, lorsque les livres étaient rares et que l'Église avait des tribunaux de sang et de feu pour faire exécuter ses arrêts. Puis, les livres s'étaient multipliés tellement, la pensée écrite, imprimée, était devenue un fleuve si profond et si large, que ce fleuve avait tout submergé, tout emporté. Débordé, frappé d'impuissance, l'Index se trouvait maintenant réduit à la vaine protestation de condamner en bloc la colossale production moderne, limitant de plus en plus son champ d'action, s'en tenant à l'unique examen des œuvres d'ecclésiastiques, et là encore corrompu dans son rôle, gâté par les pires passions, changé en un instrument d'intrigues, de haine et de vengeance. Ah! cette misère de ruine, cet aveu de vieillesse infirme, de paralysie générale et croissante, au milieu de l'indifférence railleuse des peuples! Le catholicisme, l'ancien agent glorieux de civilisation, en être venu là, à jeter au feu de son enfer les livres en tas, et quel tas! presque toute la littérature, l'histoire, la philosophie, la science des siècles passés et du nôtre! Peu de livres se publient à cette heure, qui ne tomberaient sous les foudres de l'Église. Si elle paraît fermer les yeux, c'est afin d'éviter l'impossible besogne de tout poursuivre et de tout détruire; et elle s'entête pourtant à conserver l'apparence de sa souveraine autorité sur les intelligences, telle qu'une reine très ancienne, dépossédée de ses États, désormais sans juges ni bourreaux, qui continuerait à rendre de vaines sentences, acceptées par une minorité infime. Mais qu'on la suppose un instant victorieuse, maîtresse par un miracle du monde moderne, et qu'on se demande ce qu'elle ferait de la pensée humaine, avec des tribunaux pour condamner, des gendarmes pour exécuter. Qu'on suppose les règles de l'Index appliquées strictement, un imprimeur ne pouvant rien mettre sous presse sans l'approbation de l'évêque, tous les livres déférés ensuite à la congrégation, le passé expurgé, le présent garrotté, soumis au régime de la terreur intellectuelle. Ne serait-ce pas la fermeture des bibliothèques, le long héritage de la pensée écrite mis au cachot, l'avenir barré, l'arrêt total de tout progrès et de toute conquête? De nos jours, Rome est là comme un terrible exemple de cette expérience désastreuse, avec son sol refroidi, sa sève morte, tuée par des siècles de gouvernement papal, Rome devenue si infertile, que pas un homme, pas une œuvre n'a pu y naître encore au bout de vingt-cinq ans de réveil et de liberté. Et qui accepterait cela, non pas parmi les esprits révolutionnaires, mais parmi les esprits religieux, de quelque culture et de quelque largeur? Tout croulait dans l'enfantin et dans l'absurde.

Le silence était profond, et Pierre, que ces réflexions bouleversaient, eut un geste désespéré, en regardant don Vigilio muet devant lui. Un moment, tous deux se turent, dans l'immobilité de mort qui montait du vieux palais endormi, au milieu de cette chambre close que la lampe éclairait d'une calme lueur. Et ce fut don Vigilio qui se pencha, le regard étincelant, qui souffla dans un petit frisson de sa fièvre:

—Vous savez, au fond de tout, ce sont eux, toujours eux.

Pierre, qui ne comprit pas, s'étonna, un peu inquiet de cette parole égarée, tombée là sans transition apparente.

—Qui, eux?

—Les Jésuites!

Et le petit prêtre, maigri, jauni, avait mis dans ce cri la rage concentrée de sa passion, qui éclatait. Ah! tant pis, s'il faisait une nouvelle sottise! le mot était lâché enfin! Il eut pourtant un dernier coup d'œil de défiance éperdue, autour des murs. Puis, il se soulagea longuement, dans une débâcle de paroles, d'autant plus irrésistible, qu'il l'avait plus longtemps refoulée au fond de lui.

—Ah! les Jésuites, les Jésuites!... Vous croyez les connaître, et vous ne vous doutez seulement pas de leurs œuvres abominables ni de leur incalculable puissance. Il n'y a qu'eux, eux partout, eux toujours. Dites-vous cela, dès que vous cessez de comprendre, si vous voulez comprendre. Quand il vous arrivera une peine, un désastre, quand vous souffrirez, quand vous pleurerez, pensez aussitôt: «Ce sont eux, ils sont là». Je ne suis pas sûr qu'il n'y en a pas un sous ce lit, dans cette armoire... Ah! les Jésuites, les Jésuites! Ils m'ont dévoré, moi, et ils me dévorent, ils ne laisseront certainement rien de ma chair ni de mes os.

De sa voix entrecoupée, il conta son histoire, il dit sa jeunesse pleine d'espérance. Il était de petite noblesse provinciale, et riche de jolies rentes, et d'une intelligence très vive, très souple, souriante à l'avenir. Aujourd'hui, il serait sûrement prélat, en marche pour les hautes charges. Mais il avait eu le tort imbécile de mal parler des Jésuites, de les contrecarrer en deux ou trois circonstances. Et, dès lors, à l'entendre, ils avaient fait pleuvoir sur lui tous les malheurs imaginables: sa mère et son père étaient morts, son banquier avait pris la fuite, les bons postes lui échappaient dès qu'il s'apprêtait à les occuper, les pires mésaventures le poursuivaient dans le saint ministère, à ce point, qu'il avait failli se faire interdire. Il ne goûtait un peu de repos que depuis le jour où le cardinal Boccanera, prenant en pitié sa malechance, l'avait recueilli et attaché à sa personne.

—Ici, c'est le refuge, c'est l'asile. Ils exècrent Son Éminence, qui n'a jamais été avec eux; mais ils n'ont point encore osé s'attaquer à elle, ni à ses gens... Oh! je ne m'illusionne pas, ils me rattraperont quand même. Peut-être sauront-ils notre conversation de ce soir et me la feront-ils payer très cher; car j'ai tort de parler, je parle malgré moi... Ils m'ont volé tout le bonheur, ils m'ont donné tout le malheur possible, tout, tout, entendez-vous bien!

Un malaise grandissant envahissait Pierre, qui s'écria, en s'efforçant de plaisanter:

—Voyons, voyons! ce ne sont pas les Jésuites qui vous ont donné les fièvres?

—Mais si, ce sont eux! affirma violemment don Vigilio. Je les ai prises au bord du Tibre, un soir que j'allais y pleurer, dans le gros chagrin d'avoir été chassé de la petite église que je desservais.

Jusque-là, Pierre n'avait pas cru à la terrible légende des Jésuites. Il était d'une génération qui souriait des loups-garous et qui trouvait un peu sotte la peur bourgeoise des fameux hommes noirs, cachés dans les murs, terrorisant les familles. C'étaient là, pour lui, des contes de nourrice, exagérés par les passions religieuses et politiques. Aussi examinait-il don Vigilio avec ahurissement, pris de la crainte d'avoir affaire à un maniaque.

Cependant, l'extraordinaire histoire des Jésuites s'évoquait en lui. Si saint François d'Assise et saint Dominique sont l'âme même et l'esprit du moyen âge, les maîtres et les éducateurs, l'un exprimant toute l'ardente foi charitable des humbles, l'autre défendant le dogme, fixant la doctrine pour les intelligents et les puissants, Ignace de Loyola apparaît au seuil des temps modernes pour sauver le sombre héritage qui périclite, en accommodant la religion aux sociétés nouvelles, en lui donnant de nouveau l'empire du monde qui va naître. Dès lors, l'expérience semblait faite, Dieu dans sa lutte intransigeante avec le péché allait être vaincu, car il était désormais certain que l'ancienne volonté de supprimer la nature, de tuer dans l'homme l'homme même, avec ses appétits, ses passions, son cœur et son sang, ne pouvait aboutir qu'à une défaite désastreuse, où l'Église se trouvait à la veille de sombrer; et ce sont les Jésuites qui viennent la tirer d'un tel péril, qui la rendent à la vie conquérante, en décidant que c'est elle maintenant qui doit aller au monde, puisque le monde semble ne plus vouloir aller à elle. Tout est là, ils déclarent qu'il est avec le ciel des arrangements, ils se plient aux mœurs, aux préjugés, aux vices même, ils sont souriants, condescendants, sans nul rigorisme, d'une diplomatie aimable, prête à tourner les pires abominations à la plus grande gloire de Dieu. C'est leur cri de ralliement, et leur morale en découle, cette morale dont on a fait leur crime, que tous les moyens sont bons pour atteindre le but, quand le but est la royauté de Dieu même, représentée par celle de son Église. Aussi quel succès foudroyant! Ils pullulent, ils ne tardent pas à couvrir la terre, à être partout les maîtres incontestés. Ils confessent les rois, ils acquièrent d'immenses richesses, ils ont une force d'envahissement si victorieuse, qu'ils ne peuvent mettre le pied dans un pays, si humblement que ce soit, sans le posséder bientôt, âmes, corps, pouvoir, fortune. Surtout ils fondent des écoles, ils sont des pétrisseurs de cerveau incomparables, car ils ont compris que l'autorité appartient toujours à demain, aux générations qui poussent et dont il faut rester les maîtres, si l'on veut régner éternellement. Leur puissance est telle, basée sur la nécessité d'une transaction avec le péché, qu'au lendemain du concile de Trente, ils transforment l'esprit du catholicisme, le pénètrent et se l'identifient, se trouvent être les soldats indispensables de la papauté, qui vit d'eux et pour eux. Depuis lors, Rome est à eux, Rome où leur général a si longtemps commandé, d'où sont partis si longtemps les mots d'ordre de cette tactique obscure et géniale, aveuglément suivie par leur innombrable armée, dont la savante organisation couvre le globe d'un réseau de fer, sous le velours des mains douces, expertes au maniement de la pauvre humanité souffrante. Mais le prodige, en tout cela, était encore la stupéfiante vitalité des Jésuites, sans cesse traqués, condamnés, exécutés, et debout quand même. Dès que leur puissance s'affirme, leur impopularité commence, peu à peu universelle. C'est une huée d'exécration qui monte contre eux, des accusations abominables, des procès scandaleux où ils apparaissent comme des corrupteurs et des malfaiteurs. Pascal les voue au mépris public, des parlements condamnent leurs livres au feu, des universités frappent leur morale et leur enseignement, ainsi que des poisons. Ils soulèvent dans chaque royaume de tels troubles, de telles luttes, que la persécution s'organise et qu'on les chasse bientôt de partout. Pendant plus d'un siècle, ils sont errants, expulsés, puis rappelés, passant et repassant les frontières, sortant d'un pays au milieu des cris de haine, pour y rentrer dès que l'apaisement s'est fait. Enfin, supprimés par un pape, désastre suprême, mais rétablis par un autre, ils sont depuis cette époque à peu près tolérés. Et, dans le diplomatique effacement, l'ombre volontaire où ils ont la prudence de vivre, ils n'en sont pas moins triomphants, l'air tranquille et certain de la victoire, en soldats qui ont pour jamais conquis la terre.

Pierre savait qu'aujourd'hui, à ne voir que l'apparence des choses, ils semblaient dépossédés de Rome. Ils ne desservaient plus le Gesù, ils ne dirigeaient plus le Collège Romain, où ils avaient façonné tant d'âmes; et, sans maison à eux, réduits à l'hospitalité étrangère, ils s'étaient réfugiés modestement au Collège Germanique, dans lequel se trouvait une petite chapelle. Là, ils professaient, ils confessaient encore, mais sans éclat, sans les splendeurs dévotes du Gesù, sans les succès glorieux du Collège Romain. Et fallait-il croire, dès lors, à une habileté souveraine, à cette ruse de disparaître pour rester les maîtres secrets et tout-puissants, la volonté cachée qui dirige tout? On disait bien que la proclamation de l'Infaillibilité du pape était leur œuvre, l'arme dont ils s'étaient armés eux-mêmes, en feignant d'en armer la papauté, pour les besognes prochaines et décisives que leur génie prévoyait, à la veille des grands bouleversements sociaux. Elle était peut-être vraie, cette souveraineté occulte que racontait don Vigilio dans un frisson de mystère, cette mainmise sur le gouvernement de l'Église, cette royauté ignorée et totale au Vatican.

Un sourd rapprochement s'était fait dans l'esprit de Pierre, et il demanda tout d'un coup:

—Monsignor Nani est donc Jésuite?

Ce nom parut rendre don Vigilio à toute sa passion inquiète. Il eut un geste tremblant de la main.

—Lui, oh! lui est bien trop fort, bien trop adroit, pour avoir pris la robe. Mais il sort de ce Collège Romain où sa génération a été formée, il y a bu ce génie des Jésuites qui s'adaptait si exactement à son propre génie. S'il a compris le danger de se marquer d'une livrée impopulaire et gênante, voulant être libre, il n'en est pas moins Jésuite, oh! Jésuite dans la chair, dans les os, dans l'âme, et supérieurement. Il a l'évidente conviction que l'Église ne peut triompher qu'en se servant des passions des hommes, et avec cela il l'aime très sincèrement, il est très pieux au fond, très bon prêtre, servant Dieu sans faiblesse, pour l'absolu pouvoir qu'il donne à ses ministres. En outre, si charmant, incapable d'une brutalité ni d'une faute, aidé par la lignée de nobles Vénitiens qu'il a derrière lui, instruit profondément par la connaissance du monde auquel il s'est beaucoup mêlé, à Vienne, à Paris, dans les nonciatures, sachant tout, connaissant tout, grâce aux délicates fonctions qu'il occupe ici depuis dix ans, comme assesseur du Saint-Office... Oh! une toute-puissance, non pas le Jésuite furtif, dont la robe noire passe au milieu des défiances, mais le chef sans un uniforme qui le désigne, la tête, le cerveau!

Ceci rendit Pierre sérieux, car il ne s'agissait plus des hommes cachés dans les murs, des sombres complots d'une secte romantique. Si son scepticisme répugnait à ces contes, il admettait très bien qu'une morale opportuniste, comme celle des Jésuites, née des besoins de la lutte pour la vie, se fût inoculée et prédominât dans l'Église entière. Même les Jésuites pouvaient disparaître, leur esprit leur survivrait, puisqu'il était l'arme de combat, l'espoir de victoire, la seule tactique qui pouvait remettre les peuples sous la domination de Rome. Et la lutte restait, en réalité, dans cette tentative d'accommodement qui se poursuivait, entre la religion et le siècle. Dès lors, il comprenait que des hommes, comme monsignor Nani, pouvaient prendre une importance énorme, décisive.

—Ah! si vous saviez, si vous saviez! continua don Vigilio, il est partout, il a la main dans tout. Tenez! pas une affaire ne s'est passée ici, chez les Boccanera, sans que je l'aie trouvé au fond, brouillant et débrouillant les fils, selon des nécessités que lui seul connaît.

Et, dans cette fièvre intarissable de confidences dont la crise le brûlait, il raconta comment monsignor Nani avait sûrement travaillé au divorce de Benedetta. Les Jésuites ont toujours eu, malgré leur esprit de conciliation, une attitude irréconciliable à l'égard de l'Italie, soit qu'ils ne désespèrent pas de reconquérir Rome, soit qu'ils attendent l'heure de traiter avec le vainqueur véritable. Aussi, familier de donna Serafina depuis longtemps, Nani avait-il aidé celle-ci à reprendre sa nièce, à précipiter la rupture avec Prada, dès que Benedetta eut perdu sa mère. C'était lui qui, pour évincer l'abbé Pisoni, ce curé patriote, le confesseur de la jeune fille, qu'on accusait d'avoir fait le mariage, avait poussé cette dernière à prendre le même directeur que sa tante, le père Jésuite Lorenza, un bel homme aux yeux clairs et bienveillants, dont le confessionnal était assiégé, à la chapelle du Collège Germanique. Et il semblait certain que cette manœuvre avait décidé de toute l'aventure, ce qu'un curé venait de faire pour l'Italie, un père allait le défaire contre l'Italie. Maintenant, pourquoi Nani, après avoir ainsi consommé la rupture, paraissait-il s'être désintéressé un moment, jusqu'au point de laisser péricliter la demande en annulation de mariage? et pourquoi, désormais, s'en occupait-il de nouveau, faisant acheter monsignor Palma, mettant donna Serafina en campagne, pesant lui-même sur les cardinaux de la congrégation du Concile? Il y avait là des points obscurs, comme dans toutes les affaires dont il s'occupait; car il était surtout l'homme des combinaisons à longue portée. Mais on pouvait supposer qu'il voulait hâter le mariage de Benedetta et de Dario, pour mettre fin aux commérages abominables du monde blanc, qui accusait le cousin et la cousine de n'avoir qu'un lit, au palais, sous l'œil plein d'indulgence de leur oncle, le cardinal. Ou peut-être ce divorce, obtenu à prix d'argent et sous la pression des influences les plus notoires, était-il un scandale volontaire, traîné en longueur, précipité à présent, pour nuire au cardinal lui-même, dont les Jésuites devaient avoir besoin de se débarrasser, dans une circonstance prochaine.

—J'incline assez à cette supposition, conclut don Vigilio, d'autant plus que j'ai appris ce soir que le pape était souffrant. Avec un vieillard de quatre-vingt-quatre ans bientôt, une catastrophe soudaine est possible, et le pape ne peut plus avoir un rhume, sans que tout le Sacré Collège et la prélature soient en l'air, bouleversés par la brusque bataille des ambitions... Or les Jésuites ont toujours combattu la candidature du cardinal Boccanera. Ils devraient être pour lui, pour son rang, pour son intransigeance à l'égard de l'Italie; mais ils sont inquiets à l'idée de se donner un tel maître, ils le trouvent d'une rudesse intempestive, d'une foi violente, sans souplesse, trop dangereuse aujourd'hui, en ces temps de diplomatie que traverse l'Église... Et je ne serais aucunement étonné qu'on cherchât à le déconsidérer, à rendre sa candidature impossible, par les moyens les plus détournés et les plus honteux.

Pierre commençait à être envahi d'un petit frisson de peur. La contagion de l'inconnu, des noires intrigues tramées dans l'ombre, agissait, au milieu du silence de la nuit, au fond de ce palais, près de ce Tibre, dans cette Rome toute pleine des drames légendaires. Et il fit un brusque retour sur lui-même, sur son cas personnel.

—Mais moi, là dedans, moi! pourquoi monsignor Nani semble-t-il s'intéresser à moi, comment se trouve-t-il mêlé au procès qu'on fait à mon livre?

Don Vigilio eut un grand geste.

—Ah! on ne sait jamais, on ne sait jamais au juste!... Ce que je puis affirmer, c'est qu'il n'a connu l'affaire que lorsque les dénonciations des évêques de Tarbes, de Poitiers et d'Évreux se trouvaient déjà entre les mains du père Dangelis, le secrétaire de l'Index; et j'ai appris également qu'il s'est efforcé, alors, d'arrêter le procès, le trouvant inutile et impolitique sans doute. Mais quand la congrégation est saisie, il est presque impossible de la dessaisir, d'autant plus qu'il a dû se heurter contre le père Dangelis, qui, en fidèle Dominicain, est l'adversaire passionné des Jésuites... C'est à ce moment qu'il a fait écrire par la contessina à monsieur de la Choue, pour qu'il vous dise d'accourir ici vous défendre, et pour que vous acceptiez, pendant votre séjour, l'hospitalité dans ce palais.

Cette révélation acheva d'émotionner Pierre.

—Vous êtes certain de cela?

—Oh! tout à fait certain, je l'ai entendu parler de vous, un lundi, et déjà je vous ai prévenu qu'il paraissait vous connaître intimement, comme s'il s'était livré à une enquête minutieuse. Pour moi, il avait lu votre livre, il en était extrêmement préoccupé.

—Vous le croyez donc dans mes idées, il serait sincère, il se défendrait en s'efforçant de me défendre?

—Non, non, oh! pas du tout... Vos idées, il les exècre sûrement, et votre livre, et vous-même! Il faut connaître, sous son amabilité si caressante, son dédain du faible, sa haine du pauvre, son amour de l'autorité, de la domination. Lourdes encore, il vous l'abandonnerait, bien qu'il y ait là une arme merveilleuse de gouvernement. Mais jamais il ne vous pardonnera d'être avec les petits de ce monde et de vous prononcer contre le pouvoir temporel. Si vous l'entendiez se moquer avec une tendre férocité de monsieur de la Choue, qu'il appelle le saule pleureur élégiaque du néo-catholicisme!

Pierre porta les deux mains à ses tempes, se serra la tête désespérément.

—Alors, pourquoi, pourquoi? dites-le-moi, je vous en prie!... Pourquoi me faire venir et m'avoir ici, dans cette maison, à sa disposition entière? Pourquoi me promener depuis trois mois dans Rome, à me heurter contre les obstacles, à me lasser, lorsqu'il lui était si facile de laisser l'Index supprimer mon livre, s'il en est gêné? Il est vrai que les choses ne se seraient pas passées tranquillement, car j'étais disposé à ne pas me soumettre, à confesser ma foi nouvelle hautement, même contre les décisions de Rome.

Les yeux noirs de don Vigilio étincelèrent dans sa face jaune.

—Eh! c'est peut-être ce qu'il n'a pas voulu. Il vous sait très intelligent et très enthousiaste, je l'ai entendu répéter souvent qu'on ne doit pas lutter de face avec les intelligences et les enthousiasmes.

Mais Pierre s'était levé, et il n'écoutait même plus, il marchait à travers la pièce, comme emporté dans le désordre de ses idées.

—Voyons, voyons, il est nécessaire que je sache et que je comprenne, si je veux continuer la lutte. Vous allez me rendre le service de me renseigner en détail sur chacun des personnages, dans mon affaire... Des Jésuites, des Jésuites partout! Mon Dieu! je veux bien, vous avez peut-être raison. Encore faut-il, que vous me disiez les nuances... Ainsi, par exemple, ce Fornaro?

—Monsignor Fornaro, oh! il est un peu ce qu'on veut. Mais il a été élevé aussi, celui-là, au Collège Romain, et soyez persuadé qu'il est Jésuite, Jésuite par éducation, par position, par ambition. Il brûle d'être cardinal, et s'il devient cardinal un jour, il brûlera d'être pape. Tous des candidats à la papauté, dès le séminaire!

—Et le cardinal Sanguinetti?

—Jésuite, Jésuite!... Entendons-nous, il l'a été, ne l'a plus été, l'est de nouveau certainement. Sanguinetti a coqueté avec tous les pouvoirs. Longtemps on l'a cru pour la conciliation entre le Saint-Siège et l'Italie; puis, la situation s'est gâtée, il a violemment pris parti contre les usurpateurs. De même, il s'est brouillé plusieurs fois avec Léon XIII, a fait ensuite sa paix, vit aujourd'hui au Vatican sur un pied de diplomatique réserve. En somme, il n'a qu'un but, la tiare, et il le montre même trop, ce qui use un candidat... Mais, pour le moment, la lutte semble se restreindre entre lui et le cardinal Boccanera. Et c'est pourquoi il s'est remis avec les Jésuites, exploitant leur haine contre son rival, comptant bien que, dans leur désir d'évincer celui-ci, ils seront forcés de le soutenir. Moi j'en doute, car je les sais trop fins, ils hésiteront à patronner un candidat si compromis déjà... Lui, brouillon, passionné, orgueilleux, ne doute de rien; et, puisque vous me dites qu'il est à Frascati, je suis sûr qu'il a couru s'y enfermer, dès la nouvelle de la maladie du pape, dans un but de haute tactique.

—Eh bien! et le pape lui-même, Léon XIII?

Ici don Vigilio eut une courte hésitation, un léger battement de paupières.

—Léon XIII? il est Jésuite, Jésuite!... Oh! je sais qu'on le dit avec les Dominicains, et c'est vrai, si l'on veut, car il se croit animé de leur esprit, il a remis en faveur saint Thomas, a restauré sur la doctrine tout l'enseignement ecclésiastique... Mais il y a aussi le Jésuite sans le vouloir, sans le savoir, et le pape actuel en restera le plus fameux exemple. Étudiez ses actes, rendez-vous compte de sa politique: vous y verrez l'émanation, l'action même de l'âme jésuite. C'est qu'il en est imprégné à son insu, c'est aussi que toutes les influences qui agissent sur lui, directement ou indirectement, partent de ce foyer... Pourquoi ne me croyez-vous pas? Je vous répète qu'ils ont tout conquis, tout absorbé, que Rome est à eux, depuis le plus infime clerc jusqu'à Sa Sainteté elle-même!

Et il continua, et il répondit à chaque nouveau nom que citait Pierre, par ce cri entêté et maniaque: Jésuite, Jésuite! Il semblait qu'il ne fût plus possible d'être autre chose dans l'Église, que cette explication se vérifiât d'un clergé réduit à pactiser avec le monde nouveau, s'il voulait sauver son Dieu. L'âge héroïque du catholicisme était accompli, ce dernier ne pouvait vivre désormais que de diplomatie et de ruses, de concessions et d'accommodements.

—Et ce Paparelli, Jésuite, Jésuite! continua don Vigilio, en baissant instinctivement la voix, oh! le Jésuite humble et terrible, le Jésuite dans sa plus abominable besogne d'espionnage et de perversion! Je jurerais qu'on l'a mis ici pour surveiller Son Éminence, et il faut voir avec quel génie de souplesse et d'astuce il est parvenu à remplir sa tâche, au point qu'il est maintenant l'unique volonté, ouvrant la porte à qui lui plaît, usant de son maître comme d'une chose à lui, pesant sur chacune de ses résolutions, le possédant enfin par un lent envahissement de chaque heure. Oui! c'est la conquête du lion par l'insecte, c'est l'infiniment petit qui dispose de l'infiniment grand, ce simple abbé si infime, le caudataire dont le rôle est de s'asseoir aux pieds de son cardinal comme un chien fidèle, et qui en réalité règne sur lui, le pousse où il veut... Ah! le Jésuite, le Jésuite! Défiez-vous de lui, quand il passe sans bruit dans sa pauvre soutane, pareil à une vieille femme en jupe noire, avec sa face molle et ridée de dévote. Regardez s'il n'est pas derrière les portes, au fond des armoires, sous les lits. Je vous dis qu'ils vous mangeront comme ils m'ont mangé, et qu'ils vous donneront, à vous aussi, la fièvre, la peste, si vous ne prenez garde!

Brusquement, Pierre s'arrêta devant le prêtre. Il perdait pied, la crainte et la colère finissaient par l'envahir. Après tout, pourquoi pas? toutes ces histoires extraordinaires devaient être vraies.

—Mais alors donnez-moi un conseil, cria-t-il. Je vous ai justement prié d'entrer chez moi, ce soir, parce que je ne savais plus que faire et que je sentais le besoin d'être remis dans la bonne route.

Il s'interrompit, reprit sa marche violente, comme sous la poussée de sa passion qui débordait.

—Ou bien non! ne me dites rien, c'est fini, j'aime mieux partir. Cette pensée m'est déjà venue, mais dans une heure de lâcheté, avec l'idée de disparaître, de retourner vivre en paix dans mon coin; tandis que, maintenant, si je pars, ce sera en vengeur, en justicier, pour crier, de Paris, ce que j'ai vu à Rome, ce qu'on y a fait du christianisme de Jésus, le Vatican tombant en poudre, l'odeur de cadavre qui s'en échappe, l'imbécile illusion de ceux qui espèrent voir un renouveau de l'âme moderne sortir un jour de ce sépulcre, où dort la décomposition des siècles... Oh! je ne céderai pas, je ne me soumettrai pas, je défendrai mon livre par un nouveau livre. Et, celui-ci, je vous réponds qu'il fera quelque bruit dans le monde, car il sonnera l'agonie d'une religion qui se meurt et qu'il faut se hâter d'enterrer, si l'on ne veut pas que ses restes empoisonnent les peuples.

Ceci dépassait la cervelle de don Vigilio. Le prêtre italien se réveillait en lui, avec sa croyance étroite, sa terreur ignorante des idées nouvelles. Il joignit les mains, épouvanté.

—Taisez-vous, taisez-vous! ce sont des blasphèmes... Et puis, vous ne pouvez vous en aller ainsi, sans tenter encore de voir Sa Sainteté. Elle seule est souveraine. Et je sais que je vais vous surprendre, mais le père Dangelis, en se moquant, vous a encore donné le seul bon conseil: retournez voir monsignor Nani, car lui seul vous ouvrira la porte du Vatican.

Pierre en eut un nouveau sursaut de colère.

—Comment! que je sois parti de monsignor Nani, pour retourner à monsignor Nani! Quel est ce jeu? Puis-je accepter d'être un volant que se renvoient toutes les raquettes? A la fin, on se moque de moi!

Et, harassé, éperdu, Pierre revint tomber sur sa chaise, en face de l'abbé qui ne bougeait pas, la face plombée par cette veillée trop longue, les mains toujours agitées d'un petit tremblement. Il y eut un long silence. Puis, don Vigilio expliqua qu'il avait bien une autre idée, il connaissait un peu le confesseur du pape, un père Franciscain, d'une grande simplicité, auquel il pourrait l'adresser. Peut-être, malgré son effacement, ce père lui serait-il utile. C'était toujours une tentative à faire. Et le silence recommença, et Pierre, dont les yeux vagues restaient fixés sur le mur, finit par distinguer le tableau ancien, qui l'avait touché si profondément, le jour de son arrivée. Dans la pâle lueur de la lampe, il venait peu à peu de le voir se détacher et vivre, tel que l'incarnation même de son cas, de son désespoir inutile devant la porte rudement fermée de la vérité et de la justice. Ah! cette femme rejetée, cette obstinée d'amour, sanglotant dans ses cheveux et dont on n'apercevait pas le visage, comme elle lui ressemblait, tombée de douleur sur les marches de ce palais, à l'impitoyable porte close! Elle était grelottante, drapée d'un simple linge, elle ne disait point son secret, infortune ou faute, douleur immense d'abandon; et, derrière ses mains serrées sur la face, il lui prêtait sa figure, elle devenait sa sœur, ainsi que toutes les pauvres créatures sans toit ni certitude, qui pleurent d'être nues et d'être seules, qui usent leurs poings à vouloir forcer le seuil méchant des hommes. Il ne pouvait jamais la regarder sans la plaindre, il fut si remué, ce soir-là, de la retrouver toujours inconnue, sans nom et sans visage, et toujours baignée des plus affreuses larmes, qu'il questionna tout d'un coup don Vigilio.

—Savez-vous de qui est cette vieille peinture? Elle me remue jusqu'à l'âme, ainsi qu'un chef-d'œuvre.

Stupéfait de cette question imprévue, qui tombait là sans transition aucune, le prêtre leva la tête, regarda, s'étonna davantage quand il eut examiné le panneau noirci, délaissé, dans son cadre pauvre.

—D'où vient-elle, savez-vous? répéta Pierre. Comment se fait-il qu'on l'ait reléguée au fond de cette chambre?

—Oh! dit-il, avec un geste d'indifférence, ce n'est rien, il y a comme ça partout des peintures anciennes sans valeur... Celle-ci a toujours été là sans doute. Je ne sais pas, je ne l'avais même pas vue.

Enfin, il s'était levé avec prudence. Mais ce simple mouvement venait de lui donner un tel frisson, qu'il put à peine prendre congé, les dents claquant de fièvre.

—Non, ne me reconduisez pas, laissez la lampe dans cette pièce... Et, pour conclure, le mieux serait encore de vous abandonner aux mains de monsignor Nani, car celui-là, au moins, est supérieur. Je vous l'ai dit, dès votre arrivée, que vous le vouliez ou non, vous finirez par faire ce qu'il voudra. Alors, à quoi bon lutter?... Et jamais un mot de notre conversation de cette nuit, ce serait ma mort!

Il rouvrit les portes sans bruit, regarda avec méfiance, à droite, à gauche, dans les ténèbres du couloir, puis se hasarda, disparut, rentra chez lui si doucement, qu'on n'entendit même point l'effleurement de ses pieds, au milieu du sommeil de tombe de l'antique palais.

Le lendemain, Pierre, repris d'un besoin de lutte, et qui voulait tout essayer, se fit recommander par don Vigilio au confesseur du pape, à ce père Franciscain que le secrétaire connaissait un peu. Mais il tomba sur un bon moine, l'homme le plus timoré, évidemment choisi très modeste et très simple, sans influence aucune, pour qu'il n'abusât point de sa situation toute-puissante près du Saint-Père. Il y avait aussi une humilité affectée, de la part de celui-ci, à n'avoir pour confesseur que le plus humble des réguliers, l'ami des pauvres, le saint mendiant des routes. Ce père jouissait pourtant d'une renommée d'orateur plein de foi, le pape assistait à ses sermons, caché selon la règle derrière un voile; car, si, comme Souverain Pontife infaillible, il ne pouvait recevoir la leçon d'aucun prêtre, on admettait que, comme homme, il tirât quand même profit de la bonne parole. En dehors de son éloquence naturelle, le bon père était vraiment un simple blanchisseur d'âmes, le confesseur qui écoute et qui absout, sans se souvenir des impuretés qu'il lave, aux eaux de la pénitence. Et Pierre, à le voir si réellement pauvre et nul, n'insista pas sur une intervention qu'il sentait inutile.

Ce jour-là, la figure de l'amant ingénu de la Pauvreté, du délicieux François, comme disait Narcisse Habert, le hanta jusqu'au soir. Souvent il s'était étonné de la venue de ce nouveau Jésus, si doux aux hommes, aux bêtes et aux choses, le cœur enflammé d'une si brûlante charité pour les misérables, dans cette Italie d'égoïsme et de jouissance, où la joie de la beauté est seule restée reine. Sans doute les temps sont changés, et quelle sève d'amour il a fallu, aux temps anciens, pendant les grandes souffrances du moyen âge, pour qu'un tel consolateur des humbles, poussé du sol populaire, se mît à prêcher le don de soi-même aux autres, le renoncement aux richesses, l'horreur de la force brutale, l'égalité et l'obéissance qui devaient assurer la paix du monde. Il marchait par les chemins, vêtu ainsi que les plus pauvres, une corde serrant à ses reins la robe grise, des sandales à ses pieds nus, sans bourse ni bâton. Et ils avaient, lui et ses frères, le verbe haut et libre, d'une verdeur de poésie, d'une hardiesse de vérité souveraines, se faisant justiciers partout, attaquant les riches et les puissants, osant dénoncer les mauvais prêtres, les évêques débauchés, simoniaques et parjures. Un long cri de soulagement les accueillait, le peuple les suivait en foule, ils étaient les amis, les libérateurs de tous les petits qui souffraient. Aussi, d'abord, de tels révolutionnaires inquiétèrent-ils Rome, les papes hésitèrent avant d'autoriser l'ordre; et, quand ils cédèrent enfin, ce fut sûrement dans l'idée d'utiliser à leur profit cette force nouvelle, la conquête du peuple infime, de la masse immense et vague, dont la sourde menace a toujours grondé à travers les âges, même aux époques les plus despotiques. Dès lors, la papauté avait eu, dans les fils de Saint-François, une armée de continuelle victoire, l'armée errante qui se répandait partout, par les routes, par les villages, par les villes, qui pénétrait jusqu'au foyer de l'ouvrier et du paysan, gagnant les cœurs simples. S'imaginait-on la puissance démocratique d'un tel ordre, sorti des entrailles du peuple! De là, la prospérité si rapide, le nombre des frères pullulant en quelques années, des couvents se fondant de toutes parts, le tiers ordre envahissant la population laïque au point de l'imprégner et de l'absorber. Et ce qui prouvait qu'il y avait là une production du sol, une végétation vigoureuse de la souche plébéienne, c'était que tout un art national allait en naître, les précurseurs de la Renaissance en peinture, et Dante lui-même, l'âme du génie de l'Italie.

Maintenant, depuis quelques jours, Pierre les voyait, ces grands ordres d'autrefois, et se heurtait contre eux, dans la Rome actuelle. Les Franciscains et les Dominicains, qui avaient si longtemps combattu de compagnie pour l'Église, rivaux animés de la même foi, étaient toujours là, face à face, dans leurs vastes couvents, d'apparence prospère. Mais il semblait que l'humilité des Franciscains les eût à la longue mis à l'écart. Peut-être aussi était-ce que leur rôle d'amis et de libérateurs du peuple a cessé, depuis que le peuple se libère lui-même, dans ses conquêtes politiques et sociales. Et la seule bataille restait sûrement entre les Dominicains et les Jésuites, les prêcheurs et les éducateurs, qui, les uns et les autres, ont gardé la prétention de pétrir le monde à l'image de leur foi. On entendait gronder les influences, c'était une guerre de toutes les heures, dont Rome, le pouvoir suprême au Vatican, demeurait l'éternel enjeu. Les premiers, cependant, avaient beau avoir saint Thomas qui combattait pour eux, ils sentaient crouler leur vieille science dogmatique, ils devaient céder chaque jour un peu de terrain aux seconds, victorieux avec le siècle. Puis, c'étaient encore les Chartreux, vêtus de leur robe de drap blanc, les silencieux très saints et très purs, les contemplateurs qui se sauvent du monde dans leurs cloîtres aux cellules calmes, les désespérés et les consolés dont le nombre peut être moindre, mais qui vivront éternellement, comme la douleur et le besoin de solitude. C'étaient les Bénédictins, les enfants de Saint-Benoît dont la règle admirable a sanctifié le travail, les ouvriers passionnés des lettres et des sciences, qui ont longtemps été, à leur époque, des instruments puissants de civilisation, aidant à l'instruction universelle par leurs immenses travaux d'histoire et de critique; et ceux-ci, Pierre qui les aimait, qui se serait réfugié chez eux deux siècles plus tôt, s'étonnait pourtant de leur voir bâtir, sur l'Aventin, une vaste demeure, pour laquelle Léon XIII a déjà donné des millions, comme si la science d'aujourd'hui et de demain eût encore été un champ où ils pussent moissonner: à quoi bon? lorsque les ouvriers ont changé, lorsque les dogmes sont là pour barrer la route à qui doit passer en les respectant, sans achever de les abattre. Enfin, c'était le pullulement des ordres moindres, dont on compte des centaines: c'étaient les Carmes, les Trappistes, les Minimes, les Barnabites, les Lazaristes, les Eudistes, les Missionnaires, les Récollets, les Frères de la Doctrine chrétienne; c'étaient les Bernardins, les Augustins, les Théatins, les Observantins, les Célestins, les Capucins; sans compter les ordres correspondants de femmes, ni les Clarisses, ni les religieuses sans nombre, telles que les religieuses de la Visitation et celles du Calvaire. Chaque maison avait son installation modeste ou somptueuse, certains quartiers de Rome n'étaient faits que de couvents, et tout ce peuple, derrière les façades muettes, bourdonnait, s'agitait, intriguait, dans la continuelle lutte des intérêts et des passions. L'ancienne évolution sociale qui les avait produits n'agissait plus depuis longtemps, ils s'entêtaient à vivre quand même, de plus en plus inutiles et affaiblis, destinés à cette agonie lente, jusqu'au jour où l'air et le sol leur manqueront à la fois, au sein de la société nouvelle.

Et, dans ses démarches, dans ses courses qui recommençaient, ce n'était pas le plus souvent contre les réguliers que se heurtait Pierre: il avait affaire surtout au clergé séculier, à ce clergé de Rome, qu'il finissait par bien connaître. Une hiérarchie, rigoureuse encore, y maintenait les classes et les rangs. Au sommet, autour du pape, régnait la famille pontificale, les cardinaux et les prélats, très hauts, très nobles, d'une grande morgue, sous leur apparente familiarité. En dessous d'eux, le clergé des paroisses formait comme une bourgeoisie, très digne, d'un esprit sage et modéré, où les curés patriotes n'étaient même pas rares; et l'occupation italienne, depuis un quart de siècle, avait eu ce singulier résultat, en installant tout un monde de fonctionnaires, témoins des mœurs, de purifier la vie intime des prêtres romains, dans laquelle la femme autrefois jouait un rôle si décisif, que Rome était à la lettre un gouvernement de servantes maîtresses, trônant dans des ménages de vieux garçons. Et, enfin, on tombait à cette plèbe du clergé, que Pierre avait étudiée curieusement, tout un ramassis de misérables prêtres, crasseux, à demi nus, rôdant en quête d'une messe, comme des bêtes faméliques, s'échouant dans les tavernes louches, en compagnie des mendiants et des voleurs. Mais il était plus intéressé encore par la foule flottante des prêtres accourus de la chrétienté entière, les aventuriers, les ambitieux, les croyants, les fous, que Rome attirait comme la lampe, dans la nuit, attire les insectes de l'ombre. Il y en avait de toute nationalité, de toute fortune, de tout âge, galopant sous le fouet de leurs appétits, se bousculant du matin au soir autour du Vatican, pour mordre à la proie qu'ils étaient venus saisir. Partout, il les retrouvait, et il se disait avec quelque honte qu'il était un d'eux, qu'il augmentait de son unité ce nombre incroyable de soutanes qu'on rencontrait par les rues. Ah! ce flux et ce reflux, cette continuelle marée, dans Rome, des robes noires, des frocs de toutes les couleurs! Les séminaires des diverses nations auraient suffi à pavoiser les rues, avec leurs queues d'élèves en fréquentes promenades: les Français tout noirs, les Américains du Sud noirs avec l'écharpe bleue, les Américains du Nord noirs avec l'écharpe rouge, les Polonais noirs avec l'écharpe verte, les Grecs bleus, les Allemands rouges, les Romains violets, et les autres, et les autres, brodés, lisérés de cent façons. Puis, il y avait en outre les confréries, les pénitents, les blancs, les noirs, les bleus, les gris, avec des cagoules, avec des pèlerines différentes, grises, bleues, noires ou blanches. Et c'était ainsi que, parfois encore, la Rome papale semblait ressusciter et qu'on la sentait vivace et tenace, luttant pour ne pas disparaître, dans la Rome cosmopolite actuelle, où s'effacent le ton neutre et la coupe uniforme des vêtements.

Mais Pierre avait beau courir de chez un prélat chez un autre, fréquenter des prêtres, traverser des églises, il ne pouvait s'habituer au culte, à cette dévotion romaine, qui l'étonnait quand elle ne le blessait pas. Un dimanche qu'il était entré, par un matin de pluie, à Sainte-Marie-Majeure, il avait cru se trouver dans une salle d'attente, d'une richesse inouïe certes, avec ses colonnes et son plafond de temple antique, le baldaquin somptueux de son autel papal, les marbres éclatants de sa Confession, de sa chapelle Borghèse surtout, et où Dieu cependant ne semblait pas habiter. Dans la nef centrale, pas un banc, pas une chaise; un continuel va-et-vient de fidèles qui la traversaient, comme on traverse une gare, en trempant de leurs souliers mouillés le précieux dallage de mosaïque; des femmes et des enfants, que la fatigue avait fait asseoir autour des socles de colonne, ainsi qu'on en voit, dans l'encombrement des grands départs, attendant leur train. Et, pour cette foule piétinante de menu peuple, entrée en passant, un prêtre disait une messe basse, au fond d'une chapelle latérale, devant laquelle une file unique de gens debout s'était formée, étroite, longue, une queue de théâtre barrant la nef en travers. A l'élévation, tous s'inclinèrent d'un air de ferveur; puis, l'attroupement se dissipa, la messe était dite. C'était partout la même assistance des pays du soleil, pressée, n'aimant pas s'installer sur des sièges, ne faisant à Dieu que de courtes visites familières, en dehors des grandes réceptions de gala, à Saint-Paul comme à Saint-Jean de Latran, dans toutes les vieilles basiliques comme à Saint-Pierre lui-même. Au Gesù seul, il tomba, un autre dimanche matin, sur une grand'messe qui lui rappela les foules dévotes du Nord: là, il y avait des bancs, des femmes assises, une tiédeur mondaine, sous le luxe des voûtes, chargées d'or, de sculptures et de peintures, d'une splendeur fauve admirable, depuis que le temps en a fondu le goût baroque trop vif. Mais que d'églises vides, parmi les plus anciennes et les plus vénérables, Saint-Clément, Sainte-Agnès, Sainte-Croix de Jérusalem, où l'on ne voyait guère, aux heures des offices, que les quelques voisins du quartier! Quatre cents églises, même pour Rome, c'étaient bien des nefs à peupler; et il y en avait qu'on fréquentait uniquement à certains jours fixes de cérémonie, beaucoup n'ouvraient leurs portes qu'une fois par an, le jour de la fête du saint. Certaines vivaient de la chance heureuse de posséder un fétiche, une idole secourable aux misères humaines: l'Aracoeli avait le petit Jésus miraculeux, «il Bambino», qui guérissait les enfants malades; Sant'Agostino avait la «Madona del Parto», la Vierge qui délivrait heureusement les femmes enceintes. D'autres étaient réputées pour l'eau de leurs bénitiers, l'huile de leurs lampes, la puissance d'un saint de bois ou d'une madone de marbre. D'autres semblaient délaissées, abandonnées aux touristes, livrées à la petite industrie des bedeaux, telles que des musées, peuplés de dieux morts. D'autres enfin restaient troublantes, comme Santa-Maria-Rotonda, installée dans le Panthéon, une salle ronde qui tient du cirque, et où la Vierge est demeurée l'évidente locataire de l'Olympe. Il s'était intéressé aux églises des quartiers pauvres, à Saint-Onuphre, à Sainte-Cécile, à Sainte-Marie du Transtévère, sans y rencontrer la foi vive, le flot populaire qu'il espérait. Une après-midi, dans cette dernière complètement vide, il avait entendu des chantres chanter à pleine voix, un lamentable chant au milieu de cette solitude. Un autre jour, étant entré à San Grisogono, il l'avait trouvé tendu, sans doute pour une fête du lendemain: les colonnes dans des fourreaux de damas rouge, les portiques sous des lambrequins et des rideaux alternés, jaunes et bleus, blancs et rouges; et il avait fui, devant cette affreuse décoration, d'un clinquant de foire. Ah! qu'il était loin des cathédrales où, dans son enfance, il avait cru et prié! Partout, il retrouvait la même église, l'ancienne basilique antique, accommodée au goût de la Rome du dernier siècle par le Bernin ou ses élèves. A Saint-Louis des Français, dont le style est meilleur, d'une sobriété élégante, il ne fut ému que par les grands morts, les héros et les saints, qui dormaient sous les dalles, dans la terre étrangère. Et, comme il cherchait du gothique, il finit par aller voir Sainte-Marie de la Minerve, qu'on lui disait être le seul échantillon du style gothique à Rome. Ce fut pour lui la stupéfaction dernière, ces colonnes engagées recouvertes de marbre, ces ogives qui n'osent s'élancer, étouffées dans le plein cintre, ces voûtes qui s'arrondissent, condamnées à la lourde majesté du dôme. Non, non! la foi dont les cendres tièdes demeuraient là, n'était plus celle dont le brasier avait envahi et brûlé au loin la chrétienté entière. Monsignor Fornaro, que le hasard lui fit rencontrer justement, au sortir de Sainte-Marie de la Minerve, s'éleva contre le gothique, en le traitant d'hérésie pure. La première église chrétienne, c'était la basilique, née du temple; et l'on blasphémait, lorsqu'on voyait la véritable église chrétienne dans la cathédrale gothique, car le gothique n'était que le détestable esprit anglo-saxon, le génie révolté de Luther. Il voulut répondre passionnément au prélat; puis, il se tut, de crainte d'en trop dire. N'était-ce pas, en effet, la preuve décisive que le catholicisme était la végétation même du sol de Rome, le paganisme transformé par le christianisme? Ailleurs, celui-ci a poussé dans un esprit différent, à ce point qu'il est entré en rébellion, qu'il s'est tourné contre la Cité mère, au jour du schisme. L'écart est allé en s'élargissant toujours, les dissemblances s'accusent aujourd'hui de plus en plus, dans l'évolution des sociétés nouvelles, malgré les efforts désespérés d'unité, de sorte que le schisme, une fois encore, apparaît inévitable et prochain. Et il gardait aux basiliques une autre rancune d'enfant jadis pieux et sentimental, l'absence des cloches, des belles et grandes cloches, aimées des humbles. Il faut des clochers, pour les cloches, et il n'y a pas de clochers à Rome, il n'y a que des dômes. Décidément, Rome n'était pas la ville de Jésus, sonnante et carillonnante, d'où la prière montait en ondes sonores parmi le vol tourbillonnant des corneilles et des hirondelles.

Cependant, Pierre continuait ses démarches, envahi par une sourde irritation qui le faisait s'obstiner, retournant voir les gens, tenant la parole qu'il s'était donnée de rendre visite à chacun des cardinaux de la congrégation de l'Index, malgré les blessures. Et il se trouva peu à peu lancé à travers les autres congrégations, ces ministères de l'ancien gouvernement pontifical, aujourd'hui moins nombreuses, mais d'une complication de rouages extraordinaire encore, ayant chacune un cardinal pour préfet, des membres cardinaux tenant séance, des prélats consulteurs, tout un monde d'employés. Il dut aller plusieurs fois à la Chancellerie où siège la congrégation de l'Index, il se perdit dans cette immensité d'escaliers, de couloirs et de salles, gagné dès le portique de la cour par le frisson glacé des vieux murs, ne pouvant arriver à aimer ce palais, l'œuvre maîtresse de Bramante, le type pur de la renaissance romaine, d'une beauté si nue et si froide. Il connaissait déjà la congrégation de la Propagande, où le cardinal Sarno l'avait reçu; et ce fut le hasard de ses visites, renvoyé de l'un à l'autre, dans cette chasse aux influences, qui lui fit connaître de même les autres congrégations, celle des Évêques et Réguliers, celle des Rites, celle du Concile. Même il entrevit la Consistoriale, la Daterie, la Sacrée Pénitencerie. C'était le mécanisme énorme de l'administration de l'Église, le monde entier à gouverner, élargir les conquêtes, gérer les affaires des pays conquis, juger les questions de foi, de mœurs et de personnes, examiner et punir les délits, accorder les dispenses, vendre les faveurs. On n'imaginait pas le nombre effroyable d'affaires qui, chaque matin, tombait au Vatican, les questions les plus graves, les plus délicates, les plus complexes, dont la solution donnait lieu à des recherches, à des études sans nombre. Il fallait bien répondre à ce peuple de visiteurs, qui encombraient Rome, venus de tous les points de la chrétienté, à ces lettres, à ces suppliques, à ces dossiers, dont le flot se distribuait, s'entassait dans les bureaux. Et le miracle était le grand silence discret dans lequel se faisait la colossale besogne, pas un bruit sur la rue, des tribunaux, des parlements, des fabriques de saints et de nobles d'où ne sortait pas même la petite trépidation du travail, une mécanique si bien huilée, que, malgré la rouille des siècles, l'usure profonde et irrémédiable, elle fonctionnait sans qu'on la devinât, derrière les murs. Toute la politique de l'Église n'était-elle pas là? se taire, écrire le moins possible, attendre. Mais quelle mécanique prodigieuse, surannée et si puissante encore! et comme il se sentait pris, au milieu de ces congrégations, dans le réseau de fer du plus absolu pouvoir qu'on eût jamais organisé pour dominer les hommes! Il avait beau y constater des lézardes, des trous, une vétusté annonçant la ruine, il ne lui appartenait pas moins, depuis qu'il s'y était risqué, il était saisi, broyé, emporté au travers de cet inextricable filet, de ce labyrinthe sans fin des influences et des intrigues, où s'agitaient les vanités et les vénalités, les corruptions et les ambitions, tant de misère et tant de grandeur. Et qu'il était loin de la Rome qu'il avait rêvée, et quelle colère le soulevait parfois dans sa lassitude, dans sa volonté de se défendre!

Brusquement, des choses s'expliquaient, que Pierre n'avait jamais comprises. Un jour qu'il était retourné à la Propagande, le cardinal Sarno lui parla de la Franc-Maçonnerie avec une telle rage froide, que, tout d'un coup, il vit clair. Jusque-là, la Franc-Maçonnerie l'avait fait sourire, il n'y croyait guère plus qu'aux Jésuites, trouvant enfantines les ridicules histoires qui circulaient, renvoyant à la légende ces hommes de mystère et d'ombre, dont le secret pouvoir, incalculable, aurait gouverné le monde. Il s'étonnait surtout de la haine aveugle qui affolait certaines gens, dès que le mot de francs-maçons leur venait aux lèvres: un prélat, et des plus distingués, des plus intelligents, lui avait affirmé d'un air de conviction profonde que toute loge maçonnique était présidée, au moins une fois l'an, par le Diable en personne, visible. C'était à confondre le simple bon sens. Et il venait de comprendre la rivalité, la furieuse lutte de l'Église catholique et romaine contre l'autre Église, l'Église d'en face. La première avait beau se croire triomphante, elle n'en sentait pas moins dans l'autre une concurrence, une très vieille ennemie, qui se prétendait même plus ancienne qu'elle, et dont la victoire restait toujours possible. Surtout, le heurt résultait de ce que les deux sectes avaient la même ambition de souveraineté universelle, la même organisation internationale, le même coup de filet jeté sur les peuples, des mystères, des dogmes, des rites. Dieu contre Dieu, foi contre foi, conquête contre conquête; et, dès lors, de même que deux maisons rivales, établies aux deux côtés d'une rue, elles se gênaient, l'une devait finir par tuer l'autre. Mais, si le catholicisme lui semblait caduc, menacé de ruine, il restait également sceptique sur la puissance de la Franc-Maçonnerie. Il avait questionné, fait une enquête, pour se rendre compte de la réalité de cette puissance, dans cette ville de Rome où les deux pouvoirs suprêmes se trouvaient en présence, où le grand maître trônait en face du pape. On lui avait bien raconté que les derniers princes romains se croyaient forcés de se faire recevoir francs-maçons, pour ne pas se rendre la vie trop rude, aggraver leur situation difficile, barrer l'avenir de leurs fils. Seulement, ne cédaient-ils pas uniquement à la force irrésistible de l'évolution sociale actuelle? La Franc-Maçonnerie n'allait-elle pas être noyée, elle aussi, dans son propre triomphe, celui des idées de justice, de raison et vérité, qu'elle avait si longtemps défendues, au travers des ténèbres et des violences de l'histoire? C'est un fait constant, la victoire de l'idée tue la secte qui la propage, rend inutile et un peu baroque l'appareil dont les sectaires ont dû s'entourer pour frapper les imaginations. Le carbonarisme n'a pu survivre à la conquête des libertés politiques qu'il réclamait, et le jour où l'Église catholique croulera, ayant fait son œuvre civilisatrice, l'autre Église, l'Église franc-maçonne d'en face, disparaîtra de même, sa tâche de libération étant faite. Aujourd'hui, la fameuse toute-puissance des loges serait un pauvre instrument de conquête, entravé lui-même par des traditions, gâté par un cérémonial dont on plaisante, réduit à n'être qu'un lien d'entente et de secours mutuel, si le grand souffle de la science n'emportait les peuples, aidant à la destruction des religions vieillies.

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