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Alors, Pierre, brisé par tant de courses et de démarches, fut repris d'anxiété, dans son obstination à ne pas quitter Rome, sans s'être battu jusqu'au bout, en soldat d'une espérance qui ne veut pas croire à la défaite. Il avait vu tous les cardinaux dont l'influence pouvait lui être de quelque utilité. Il avait vu le cardinal vicaire, chargé du diocèse de Rome, un lettré qui avait causé d'Horace avec lui, un politique un peu brouillon qui s'était mis à le questionner sur la France, sur la République, sur le budget de la guerre et de la marine, sans s'occuper le moins du monde du livre poursuivi. Il avait vu le Grand Pénitencier, le cardinal aperçu déjà au palais Boccanera, un vieillard maigre, au visage décharné d'ascète, dont il n'avait pu tirer qu'un long blâme, des paroles sévères contre les jeunes prêtres, gâtés par le siècle, auteurs d'ouvrages exécrables. Enfin, il avait vu, au Vatican, le cardinal secrétaire, en quelque sorte le ministre des Affaires étrangères de Sa Sainteté, la grande puissance du Saint-Siège, dont on l'avait écarté jusque-là, en le terrifiant sur les conséquences d'une visite malheureuse. Il s'était excusé de venir si tard, et il avait trouvé l'homme le plus aimable, corrigeant par une diplomatique bienveillance l'aspect un peu rude de sa personne, le questionnant d'un air d'intérêt après l'avoir fait asseoir, l'écoutant, le réconfortant même. Mais, de retour sur la place Saint-Pierre, il avait bien compris que son affaire n'avait point avancé d'un pas, et que, s'il arrivait un jour à forcer la porte du pape, ce ne serait jamais en passant par la Secrétairerie d'État. Et, ce soir-là, il était rentré rue Giulia effaré, surmené, la tête brisée après tant de visites à tant de gens, si éperdu de s'être senti peu à peu prendre tout entier par cette machine aux cent rouages, qu'il s'était demandé avec terreur ce qu'il ferait le lendemain, n'ayant plus rien à faire, qu'à devenir fou.

Il rencontra justement don Vigilio dans un couloir, et il voulut de nouveau le consulter, obtenir de lui un bon conseil. Mais celui-ci le fit taire d'un geste inquiet, sans qu'il sût pourquoi. Il avait ses yeux de terreur. Puis, dans un souffle, à l'oreille:

—Avez-vu monsignor Nani? Non!... Eh bien! allez le voir, allez le voir. Je vous répète que vous n'avez pas d'autre chose à faire.

Il céda. Pourquoi résister, en effet? En dehors de la passion d'ardente charité qui l'avait amené pour défendre son livre, n'était-il pas à Rome dans un but d'expérience? Il fallait bien pousser jusqu'au bout les tentatives.

Le lendemain, de trop bonne heure, il se trouva sous la colonnade de Saint-Pierre, et il dut s'y attarder, en attendant. Jamais encore il n'avait mieux senti l'énormité de ces quatre rangées tournantes de colonnes, de cette forêt aux gigantesques troncs de pierre, où personne ne se promène d'ailleurs. C'est un désert grandiose et morne, on se demande pourquoi un portique si majestueux: pour l'unique majesté sans doute, pour la pompe de la décoration; et toute Rome, une fois de plus, était là. Puis, il suivit la rue du Saint-Office, arriva devant le palais du Saint-Office, derrière la Sacristie, dans un quartier de solitude et de silence, que le pas d'un piéton, le roulement d'une voiture troublent à peine, de loin en loin. Le soleil seul s'y promène, en nappes lentes, sur le petit pavé blanchi. On y devine le voisinage de la basilique, l'odeur d'encens, la paix cloîtrée, dans le sommeil des siècles. Et, à un angle, le palais du Saint-Office est d'une nudité pesante et inquiétante: une haute façade jaune, percée d'une seule ligne de fenêtres; tandis que, sur la rue latérale, l'autre façade est plus louche encore, avec son rang de fenêtres plus étroites, des judas aux vitres glauques. Dans l'éclatant soleil, ce colossal cube de maçonnerie couleur de boue paraît dormir, presque sans jour sur le dehors, fermé et mystérieux comme une prison.

Pierre eut un frisson, dont il sourit ensuite, ainsi que d'un enfantillage. La sainte, romaine et universelle Inquisition, la sacrée congrégation du Saint-Office, comme on la nommait aujourd'hui, n'était plus celle de la légende, la pourvoyeuse des bûchers, le tribunal occulte et sans appel, ayant droit de mort sur l'humanité entière. Pourtant, elle gardait toujours le secret de sa besogne, elle se réunissait chaque mercredi, jugeait et condamnait, sans que rien, pas même un souffle, sortît des murs. Mais, si elle continuait à frapper le crime d'hérésie, si elle ne s'en tenait pas aux œuvres et frappait aussi les hommes, elle n'avait plus d'armes, ni cachot, ni fer, ni feu, réduite à un rôle de protestation, ne pouvant même infliger aux siens, aux ecclésiastiques, que des peines disciplinaires.

Lorsqu'il fut entré et qu'on l'eut introduit dans le salon de monsignor Nani, qui habitait le palais, à titre d'assesseur, Pierre éprouva une surprise heureuse. La pièce était vaste, située au midi, inondée de gai soleil; et il régnait là une douceur exquise, malgré la raideur des meubles, la couleur sombre des tentures, comme si une femme y eût vécu, accomplissant ce prodige de mettre de sa grâce dans ces choses sévères. Il n'y avait pas de fleurs, et cela sentait bon. Un charme, épandu, prenait les cœurs, dès le seuil.

Tout de suite, monsignor Nani s'était avancé, souriant, avec sa face rose, aux yeux bleus si vifs, aux fins cheveux blonds que l'âge poudrait. Et les deux mains tendues:

—Ah! mon cher fils, que vous êtes aimable d'être venu me voir... Voyons, asseyez-vous, causons comme deux amis.

Il le questionna sans attendre, avec une apparence d'affection extraordinaire.

—Où en êtes-vous? Racontez-moi ça, dites-moi bien tout ce que vous avez fait.

Pierre, touché malgré les confidences de don Vigilio, gagné par la sympathie qu'il croyait sentir, se confessa sans rien omettre. Il dit ses visites au cardinal Sarno, à monsignor Fornaro, au père Dangelis; il conta ses autres démarches près des cardinaux influents, tous ceux de l'Index, et le Grand Pénitencier, et le cardinal vicaire, et le cardinal secrétaire; il insista sur ses courses sans fin d'une porte à une autre, à travers tout le clergé de Rome, à travers toutes les congrégations, dans cette immense ruche active et silencieuse, où il s'était lassé les pieds, brisé les membres, hébété le cerveau.

Et monsignor Nani, qui semblait l'écouter d'un air de ravissement, s'exclamait, répétait à chaque station de ce calvaire du solliciteur:

—Mais c'est très bien! mais c'est parfait! Oh! votre affaire marche! A merveille, à merveille, elle marche!

Il exultait, sans laisser percer, d'ailleurs, aucune ironie malséante. Il n'avait que son joli regard d'enquête, qui fouillait le jeune prêtre, pour savoir s'il l'avait enfin amené au point d'obéissance où il le désirait. Était-il assez las, assez désillusionné, assez renseigné sur la réalité des choses, pour qu'on pût en finir avec lui? Trois mois de Rome avaient-ils suffi pour faire un sage, un résigné au moins, de l'enthousiaste un peu fou du premier jour?

Brusquement, monsignor Nani demanda:

—Mais, mon cher fils, vous ne me parlez pas de Son Éminence le cardinal Sanguinetti.

—Monseigneur, c'est que Son Éminence est à Frascati, je n'ai pu la voir.

Alors, le prélat, comme s'il eût reculé encore le dénouement, avec une secrète jouissance de diplomate artiste, se récria, leva ses petites mains grasses au ciel, de l'air inquiet d'un homme qui déclare tout perdu.

—Oh! il faut voir Son Éminence, il faut voir Son Éminence! C'est absolument nécessaire. Pensez donc! le préfet de l'Index! Nous ne pourrons agir qu'après votre visite, car vous n'avez vu personne, si vous ne l'avez pas vu... Allez, allez à Frascati, mon cher fils.

Et Pierre ne put que s'incliner.

—J'irai, monseigneur.

XI

Bien qu'il sût ne pouvoir se présenter chez le cardinal Sanguinetti que vers onze heures, Pierre, qui avait pris un train matinal, descendit dès neuf heures à la petite gare de Frascati. Déjà, il y était venu, en un de ses jours d'oisiveté forcée; il avait fait l'excursion classique de ces Châteaux romains, qui vont de Frascati à Rocca di Papa, et de Rocca di Papa au Monte Cave; et il était charmé, il se promettait deux heures de promenade apaisante, sur ces premiers coteaux des monts Albains, où Frascati est bâti parmi les roseaux, les oliviers et les vignes, dominant l'immense mer rousse de la Campagne, comme du haut d'un promontoire, jusqu'à Rome lointaine qui blanchit, telle qu'un îlot de marbre, à six grandes lieues.

Ah! ce Frascati, sur son mamelon verdoyant, au pied des hauteurs boisées de Tusculum, avec sa terrasse fameuse d'où l'on a la plus belle vue du monde, avec ses anciennes villas patriciennes aux fières et élégantes façades Renaissance, aux parcs magnifiques, toujours verts, plantés de cyprès, de pins et de chênes! C'était une douceur, une joie, une séduction dont il ne se serait jamais lassé. Et, depuis plus d'une heure, il errait délicieusement par les routes bordées d'antiques oliviers noueux, par les chemins couverts, qu'ombrageaient les grands arbres des propriétés voisines, par les sentiers odorants, au bout desquels, à chaque coude, la Campagne se déroulait à l'infini, lorsqu'il fit une rencontre imprévue, qui le contraria d'abord.

Il était redescendu près de la gare, dans les terrains bas, d'anciennes vignes où tout un mouvement de constructions nouvelles s'était produit depuis quelques années; et il fut surpris de voir une victoria, très correctement attelée de deux chevaux, qui venait de Rome, s'arrêter près de lui, et de s'entendre appeler par son nom.

—Comment! monsieur l'abbé Froment, vous ici en promenade, de si bonne heure!

Alors, il reconnut le comte Prada qui, étant descendu, laissa la voiture vide achever la route, tandis qu'il faisait à pied les deux ou trois derniers cents mètres, à côté du jeune prêtre. Après une cordiale poignée de main, il expliqua son goût.

—Oui, je me sers rarement du chemin de fer, je viens en voiture. Ça promène mes chevaux... Vous savez que j'ai des intérêts par ici, toute une affaire de constructions, qui malheureusement ne va pas très bien. Et c'est pourquoi, malgré la saison avancée, je suis encore forcé d'y venir plus souvent que je ne voudrais.

Pierre, en effet, savait cette histoire. Les Boccanera avaient dû vendre la villa somptueuse, bâtie là par un cardinal, leur ancêtre, sur les plans de Jacques de la Porte, dans la seconde moitié du seizième siècle: une demeure d'été royale, d'admirables ombrages, des charmilles, des bassins, des cascades, surtout une terrasse, célèbre entre toutes celles du pays, qui s'avançait comme un cap, au-dessus de la Campagne romaine, dont l'immensité sans fin va des montagnes de la Sabine aux sables de la Méditerranée. Et, dans le partage, Benedetta tenait de sa mère de vastes champs de vignes, en bas de Frascati, qu'elle avait apportés en dot à Prada, au moment où la folie de la pierre soufflait de Rome sur les provinces. Aussi Prada avait-il eu l'idée de construire là tout un quartier de villas bourgeoises, dans le goût de celles qui encombrent la banlieue de Paris. Mais peu d'acheteurs s'étaient présentés, l'effondrement financier était survenu, et il liquidait péniblement cette affaire fâcheuse, après en avoir désintéressé sa femme, dès leur séparation.

—Et puis, continua-t-il, avec une voiture, on arrive, on part, quand on veut; tandis qu'on est esclave des heures du chemin de fer. Ainsi, j'ai ce matin rendez-vous avec des entrepreneurs, des experts, des avocats, et je ne sais le temps qu'ils vont me prendre... Un merveilleux pays, n'est-ce pas? dont nous avons raison d'être très fiers, à Rome. J'ai beau y avoir en ce moment des ennuis, je ne puis m'y retrouver, sans que mon cœur batte de joie.

Ce qu'il ne disait pas, c'était que son amie, comme il la nommait, Lisbeth Kauffmann, venait de passer l'été dans une des villas neuves, où elle avait installé son atelier de délicieuse artiste, visité par toute la colonie étrangère, qui tolérait l'irrégularité de sa situation, depuis la mort de son mari, grâce à sa gaieté et à sa peinture, juste assez pour être libre. On avait fini même par accepter sa grossesse, et elle était rentrée à Rome dès le milieu de novembre, pour y accoucher d'un gros garçon, dont la venue avait rallumé, dans les salons blancs et dans les salons noirs, les commérages passionnés sur le divorce imminent de Benedetta et de Prada. L'amour de ce dernier pour Frascati était sûrement fait de ses tendres souvenirs et de la grande joie d'orgueil où le jetait cette naissance d'un fils.

Pierre, qui gardait en sa présence une gêne, comme une sorte de malaise, dans sa haine instinctive des hommes d'argent et de proie, voulut pourtant répondre à son amabilité parfaite, en lui demandant des nouvelles de son père, le vieil Orlando, le héros de la conquête.

—Oh! à part les jambes, il se porte à merveille, il vivra cent ans. Ce pauvre père! j'aurais été si heureux de l'installer dans une de ces petites maisons, cet été! Mais jamais il n'a voulu, il s'entête à ne pas quitter Rome, comme s'il craignait qu'on ne la lui reprît, pendant son absence.

Il éclata d'un beau rire, s'égayant tout seul à plaisanter ainsi l'âge héroïque et démodé de l'indépendance. Puis, il ajouta:

—Il me parlait encore de vous hier, monsieur l'abbé. Il s'étonne de ne pas vous avoir revu.

Cela chagrina Pierre, car il s'était mis à aimer Orlando d'une tendresse respectueuse. Deux fois, depuis la première visite, il était retourné le saluer; et, à chaque fois, le vieillard avait refusé de causer de Rome, tant que son jeune ami n'aurait pas tout vu, tout senti, tout compris. Plus tard, il serait temps, lorsque l'un et l'autre pourraient conclure.

—Je vous en prie, s'écria Pierre, veuillez lui dire que je ne l'oublie pas et que, si ma visite se fait attendre, c'est que je désire le satisfaire. Mais je ne partirai pas sans aller lui dire combien j'ai été touché de son accueil.

Tous deux continuaient à marcher lentement, par la route montante, au milieu des quelques villas nouvelles, dont plusieurs n'étaient même pas achevées. Et, lorsque Prada sut que le prêtre était venu pour se présenter chez le cardinal Sanguinetti, il eut un nouveau rire, son rire de loup aimable, qui découvrait ses dents blanches.

—C'est vrai, il est ici, depuis que le pape est souffrant... Ah! vous allez le trouver dans un bel état de fièvre!

—Pourquoi donc?

—Mais parce que les nouvelles de la santé du Saint-Père ne sont pas bonnes, ce matin. Quand j'ai quitté Rome, le bruit courait qu'il avait passé une nuit affreuse.

Il s'était arrêté à un coude de la route, devant une antique chapelle, une petite église, d'une grâce solitaire et triste, à la lisière d'un bois d'oliviers. Et, tout à côté, se trouvait une masure tombant en ruine, l'ancienne cure sans doute, d'où sortait un prêtre, grand, noueux, la face épaisse et terreuse, qui, d'un double tour de clef, ferma rudement la porte, avant de s'éloigner.

—Tenez! reprit railleusement le comte, en voici un dont le cœur doit battre aussi bien fort, et qui monte sûrement chez votre cardinal, aux nouvelles.

Pierre, surpris, avait regardé le prêtre.

—Je le connais, dit-il. C'est lui, si je ne me trompe, que j'ai vu, le lendemain de mon arrivée, chez le cardinal Boccanera, auquel il apportait un panier de figues, en venant lui demander un bon certificat pour son jeune frère, qu'une violence, un coup de couteau, je crois, avait fait mettre en prison, certificat d'ailleurs que le cardinal lui a refusé absolument.

—C'est lui-même, n'en doutez pas, car il a été autrefois un familier de la villa Boccanera, où son jeune frère était jardinier. Aujourd'hui, il est le client, la créature du cardinal Sanguinetti... Ah! une figure curieuse, que ce Santobono, comme vous n'en avez pas en France, je suppose! Il vit tout seul, dans ce logis qui croule, il dessert cette très vieille chapelle de Sainte-Marie des Champs, où l'on ne vient pas entendre la messe trois fois par année. Oui, une véritable sinécure, qui lui permet de vivre, avec son millier de francs de traitement, en paysan philosophe, cultivant le jardin assez vaste, que vous voyez là, entouré de grands murs.

En effet, le clos s'étendait sur la pente, derrière la cure, fermé soigneusement de toutes parts, comme un refuge farouche où les regards eux-mêmes ne pénétraient pas. Et l'on n'apercevait, par-dessus la muraille de gauche, qu'un superbe figuier, un figuier géant, dont les feuilles hautes se découpaient en noir sur le ciel clair.

Prada s'était remis à marcher, et il continuait à parler de Santobono, qui l'intéressait évidemment. Un prêtre patriote, un garibaldien. Né à Nemi, dans ce coin resté sauvage des monts Albains, il était du peuple, encore près de la terre; mais il avait étudié, il savait assez d'histoire pour connaître la grandeur passée de Rome et pour rêver le rétablissement de l'empire romain, au profit de la jeune Italie. Et il s'était mis à croire passionnément qu'un grand pape seul pouvait réaliser ce rêve, en s'emparant du pouvoir, puis en conquérant toutes les autres nations. Quoi de plus simple, puisque le pape commandait à des millions de catholiques? Est-ce que la moitié de l'Europe n'était pas à lui? La France, l'Espagne, l'Autriche céderaient, dès qu'elles le verraient puissant, dictant des lois au monde. Quant à l'Allemagne et à l'Angleterre, à toutes les nations protestantes, elles seraient inévitablement conquises, la papauté étant l'unique digue qu'on pût opposer à l'erreur, qui devait un jour se briser contre elle. Politiquement, il s'était malgré ça déclaré en faveur de l'Allemagne, dans la pensée que la France avait besoin d'être écrasée, pour se jeter entre les bras du Saint-Père. Et les contradictions, les imaginations folles se heurtaient ainsi dans cette tête fumeuse, où les idées brûlaient, tournaient vite à la violence, sous la rudesse primitive de la race: un barbare de l'Évangile, un ami des humbles et des souffrants, qui était de la famille des sectaires exaltés, capables des grandes vertus et des grands crimes.

—Oui, conclut Prada, il s'est donné au cardinal Sanguinetti, parce qu'il a vu en lui le grand pape possible, le pape de demain, qui doit faire de Rome l'unique capitale des peuples. Et cela ne va pas, non plus, sans quelque ambition plus basse, celle, par exemple, de conquérir un titre de chanoine, ou celle encore de se faire aider dans les petits désagréments de l'existence, comme le jour où il a eu besoin de tirer son frère d'embarras. On met sa chance sur un cardinal, ainsi qu'on nourrit un terne à la loterie: si le cardinal sort pape, on gagne une fortune... C'est pourquoi vous le voyez là-bas marcher à si longues enjambées, dans la hâte de savoir si Léon XIII va mourir et si son terne sortira avec Sanguinetti coiffant la tiare.

Intéressé et pris d'inquiétude, Pierre demanda:

—Croyez-vous donc le pape malade à ce point?

Le comte sourit, leva les deux bras.

—Ah! est-ce qu'on sait? ils sont tous malades, quand ils ont intérêt à l'être. Mais je le crois vraiment indisposé, un dérangement d'entrailles, dit-on; et, à son âge, la moindre indisposition peut devenir fatale.

Quelques pas furent faits en silence; puis, de nouveau, le prêtre posa une question.

—Alors, si le Saint-Siège se trouvait libre, le cardinal Sanguinetti aurait de grandes chances?

—De grandes chances! de grandes chances! voilà encore une de ces choses qu'on ne sait jamais. La vérité est qu'on le classe parmi les candidats possibles; et, si le désir d'être pape suffisait, Sanguinetti serait sûrement le pape futur, car il y met une passion, une fougue de volonté extraordinaire, brûlé jusqu'aux os par cette ambition suprême. C'est même là sa faiblesse, il s'use et il le sent. Aussi doit-il être décidé à tout pour les derniers jours de lutte. Soyez certain que, s'il est venu s'enfermer ici, en ce moment critique, ce doit être afin de mieux diriger sa bataille de loin, tout en affectant un désir de retraite, un détachement du meilleur effet.

Et il s'étendit complaisamment sur Sanguinetti, dont il aimait l'intrigue, l'âpre appétit de conquête, l'activité excessive, même un peu brouillonne. Il l'avait connu à son retour de la nonciature de Vienne, rompu aux affaires, résolu dès lors à mettre la main sur la tiare. Cette ambition expliquait tout, ses brouilles et ses raccommodements avec le pape régnant, sa tendresse pour l'Allemagne suivie d'une brusque évolution vers la France, ses attitudes successives devant l'Italie, d'abord le souhait d'une entente, puis une intransigeance absolue, pas de concessions, tant que Rome ne serait pas évacuée. Et il semblait s'en tenir là désormais, il affectait de déplorer le règne flottant de Léon XIII, de garder sa fervente admiration à Pie IX, le grand pape héroïque de la résistance, dont le bon cœur n'empêchait pas l'inébranlable fermeté. C'était dire que, lui, restaurerait la bonhomie sans faiblesse dans l'Église, en dehors des complaisances dangereuses de la politique. Pourtant, il ne rêvait que de politique au fond, il avait dû en arriver à tout un programme, volontairement vague, mais que ses clients, ses créatures répandaient, d'un air de mystère extasié. Depuis une autre indisposition du pape, qui datait déjà du printemps, il vivait dans une inquiétude mortelle, car le bruit avait couru que les Jésuites, bien que le cardinal Boccanera ne les aimât guère, se résigneraient à le soutenir. Sans doute, ce dernier était rude, d'une piété outrée, dangereuse, en ce siècle de tolérance; seulement, n'appartenait-il pas au patriciat, son élection ne signifierait-elle pas que jamais la papauté ne renoncerait au pouvoir temporel? Dès lors, Boccanera était devenu l'homme redoutable aux yeux de Sanguinetti, lequel ne vivait plus, se voyait dépouillé, passait ses heures à chercher la combinaison qui le débarrasserait de ce rival tout-puissant, sans ménager les histoires abominables sur ses complaisances pour Benedetta et Dario, sans cesser de le représenter comme l'Antéchrist, dont le règne devait consommer la ruine de la papauté. Sa dernière combinaison, afin de s'assurer l'appui des Jésuites, était donc de faire répandre par ses familiers que lui, non seulement maintiendrait intact le principe du pouvoir temporel, mais encore qu'il s'engageait à reconquérir ce pouvoir. Et il avait tout un plan qu'on se chuchotait à l'oreille, un plan d'une victoire certaine, foudroyant dans ses résultats, malgré d'apparentes concessions: ne plus défendre aux catholiques de voter et d'être candidats, envoyer à la Chambre cent membres, puis deux cents, puis trois cents, renverser lors la monarchie de Savoie, pour installer une sorte de vaste fédération des provinces italiennes, dont le Saint-Père, rentré en possession de Rome, deviendrait le Président auguste et souverain.

En terminant, Prada se mit à rire de nouveau, montrant ses dents blanches, peu faites pour lâcher la proie.

—Vous voyez que nous avons à bien nous défendre, car il s'agit de nous jeter dehors. Heureusement qu'il y a, à tout cela, de petits empêchements. Mais de tels rêves n'en ont pas moins une action énorme sur certaines cervelles exaltées, comme celle de ce Santobono par exemple; et, tenez! en voilà un que Sanguinetti mènerait loin, d'un mot, s'il voulait... Ah! il a de bonnes jambes! Regardez-le donc là-haut, il est arrivé, il entre dans le petit palais du cardinal, cette villa toute blanche qui a des balcons sculptés.

En effet, on apercevait le petit palais, une des premières maisons de Frascati, construction moderne, de style Renaissance, et dont les fenêtres s'ouvraient sur l'immensité de la Campagne romaine.

Il était onze heures, et comme Pierre prenait congé du comte, pour monter faire lui-même sa visite, celui-ci garda un instant sa main dans la sienne.

—Vous ne savez pas, si vous étiez très gentil, eh bien! vous déjeuneriez avec moi... Voulez-vous? Dès que vous serez libre, venez me rejoindre à ce restaurant, là, cette façade rose. Moi, en une heure, j'aurai réglé mes affaires, et je serai ravi de ne pas manger seul.

D'abord, Pierre refusa, se défendit; mais il n'avait aucune excuse possible; et il dut se rendre enfin, cédant malgré lui au charme réel de Prada. Dès qu'ils se furent séparés, il n'eut qu'à monter une rue, pour se trouver à la porte du cardinal. Ce dernier était d'un abord très facile, par un besoin naturel d'expansion, par un calcul aussi de jouer à l'homme populaire. A Frascati surtout, ses portes s'ouvraient à deux battants, même devant les plus humbles soutanes. Le jeune prêtre fut donc introduit tout de suite, un peu étonné de cet accueil, en se souvenant de la mauvaise humeur du domestique de Rome, qui lui avait déconseillé le voyage, Son Éminence n'aimant pas à être dérangée, quand elle était souffrante. A la vérité, il n'était guère question de maladie, car tout souriait, tout luisait dans cette aimable villa, inondée de soleil. Le salon d'attente, où l'on venait de le laisser seul, meublé d'un affreux meuble de velours rouge, n'avait ni luxe ni confort; mais il était égayé par la plus belle lumière du monde, et il donnait sur cette extraordinaire Campagne, si plate, si nue, d'une beauté sans égale, toute de rêve, dans le continuel mirage du passé. Aussi, en attendant d'être reçu, alla-t-il se planter à une des fenêtres, grande ouverte sur un balcon, émerveillé, parcourant des yeux la mer sans fin des herbages, jusqu'aux blancheurs lointaines de Rome, que dominait le dôme de Saint-Pierre, une petite tache étincelante, à peine large comme l'ongle du petit doigt.

Il s'oubliait là, lorsque le bruit d'une conversation, dont les mots lui arrivaient très nets, le surprit. Il se pencha, il finit par comprendre que c'était Son Éminence elle-même, debout sur le balcon voisin, qui causait avec un prêtre, dont il voyait seulement un bout de soutane. Tout de suite, d'ailleurs, il avait reconnu Santobono. Son premier mouvement fut de se retirer, par discrétion; et puis, les paroles qu'il entendit le retinrent.

—Nous allons savoir dans un instant, disait Son Éminence de sa voix grasse. J'ai envoyé Eufemio à Rome, je n'ai de confiance qu'en lui. Et voici le train qui le ramène.

En effet, un train arrivait par la plaine vaste, petit encore, tel qu'un jouet d'enfant. Ce devait être pour le guetter que Sanguinetti était venu s'accouder à la balustrade du balcon. Et il restait là, les yeux sur Rome, au loin.

Santobono prononça passionnément quelques mots, que Pierre entendit mal. Mais, tout de suite, le cardinal reprit, distinctement:

—Oui, oui, mon cher, une catastrophe serait un grand malheur. Ah! que Dieu nous conserve longtemps encore Sa Sainteté...

Il s'arrêta, et comme il n'était pas hypocrite, il compléta sa pensé:

—Du moins qu'il nous la conserve en ce moment, car l'heure est mauvaise, je suis dans l'angoisse la plus affreuse, les partisans de l'Antéchrist ont gagné beaucoup de terrain dans ces derniers temps.

Un cri échappa à Santobono.

—Oh! Votre Éminence agira, triomphera!

—Moi, mon cher! Mais que voulez-vous que je fasse? Je ne suis qu'à la disposition de mes amis, de ceux qui croiront en moi, uniquement pour la victoire du Saint-Siège. C'est eux qui doivent agir, travailler chacun dans ses moyens à barrer la route aux méchants, de manière à ce que les bons réussissent... Ah! si l'Antéchrist règne...

Ce mot d'Antéchrist, qui revenait ainsi, troublait beaucoup Pierre. Tout d'un coup, il se souvint de ce que lui avait dit le comte: l'Antéchrist, c'était le cardinal Boccanera.

—Mon cher, songez à cela: l'Antéchrist au Vatican, consommant la ruine de la religion par son orgueil implacable, sa volonté de fer, sa sombre folie du néant; car il n'y a plus à en douter, il est la bête de mort annoncée par les prophéties, celle qui menace de tout engloutir avec elle, dans sa furieuse course aux ténèbres de l'abîme. Je le connais, il ne rêve qu'obstination et qu'effondrement, il prendra les piliers du temple et les ébranlera pour s'abîmer sous les décombres, lui et la catholicité entière. Je ne lui donne pas six mois, sans qu'il soit chassé de Rome, fâché avec toutes les nations, exécré de l'Italie, traînant par le monde le fantôme errant du dernier pape.

Un grognement sourd, un juron étouffé de Santobono accueillit cette effroyable prédiction. Mais le train était arrivé en gare; et, parmi les quelques voyageurs qui venaient d'en descendre, Pierre distinguait un petit abbé, dont la soutane battait les cuisses, tant il marchait vite. C'était l'abbé Eufemio, le secrétaire du cardinal. Quand il eut aperçu celui-ci au balcon, il lâcha tout respect humain, il se mit à courir, pour gravir la rue en pente.

—Ah! voici Eufemio! s'écria Son Éminence, frémissante d'anxiété. Nous allons savoir, nous allons savoir enfin!

Le secrétaire s'était engouffré sous la porte, et il dut monter si vivement, que Pierre, presque aussitôt, le vit traverser hors d'haleine le salon d'attente, où il se trouvait, puis disparaître dans le cabinet du cardinal. Celui-ci avait quitté le balcon pour aller à la rencontre de son messager; mais il y revint, au milieu de questions, d'exclamations, de tout un tumulte, causé par les mauvaises nouvelles.

—Alors, c'est bien vrai, la nuit a été mauvaise, Sa Sainteté n'a pas dormi un instant... Des coliques, vous a-t-on raconté? Mais, à son âge, rien n'est plus grave, ça peut l'emporter en deux heures... Et les médecins, que disent-ils?

La réponse ne parvint pas à Pierre. Seulement, il comprit en entendant le cardinal reprendre:

—Oh! les médecins, ils ne savent jamais. D'ailleurs, quand ils ne veulent plus parler, c'est que la mort n'est pas loin... Mon Dieu! quel malheur, si la catastrophe ne peut être reculée de quelques jours!

Il se tut, et Pierre le sentit, les yeux de nouveau sur Rome, là-bas, regardant de toute son angoisse ambitieuse le dôme de Saint-Pierre, la petite tache étincelante, à peine grande comme l'ongle du petit doigt, au milieu de l'immense plaine rousse. Quel trouble, quelle agitation, si le pape était mort! Et il aurait voulu n'avoir qu'à étendre le bras pour prendre dans le creux de sa main la Ville éternelle, la Ville sacrée, qui ne tenait pas plus de place, à l'horizon, qu'un tas de gravier, jeté là par la pelle d'un enfant. Déjà, il rêvait du conclave, lorsque les dais des autres cardinaux s'abattraient, et que le sien, immobile, souverain, le couronnerait de pourpre.

—Mais vous avez raison, mon cher, s'écria-t-il en s'adressant à Santobono, il faut agir, c'est pour le salut de l'Église... Et puis, il n'est pas possible que le ciel ne soit pas avec nous, qui voulons uniquement son triomphe. S'il le faut, au moment suprême, il saura bien foudroyer l'Antéchrist.

Alors, pour la première fois, Pierre entendit nettement Santobono, qui disait d'une voix rude, avec une sorte de sauvage décision:

—Oh! si le ciel tarde, on l'aidera!

Puis, ce fut tout, il ne saisit plus qu'un murmure confus. Le balcon était vide, et son attente recommença, dans le salon ensoleillé, d'une gaieté calme et délicieuse. Brusquement, la porte du cabinet de travail s'ouvrit toute grande, un domestique l'introduisit; et il fut étonné de trouver le cardinal seul, sans avoir vu sortir les deux prêtres, qui s'en étaient allés par une autre porte.

Dans la vive lumière blonde, le cardinal était debout près d'une fenêtre, avec sa face colorée au nez fort, aux grosses lèvres, son air de jeunesse trapue et vigoureuse, malgré ses soixante ans. Il avait repris le sourire paternel dont il accueillait les plus humbles, par bonne politique. Et, tout de suite, dès que Pierre se fut incliné et eut baisé l'anneau, il lui indiqua une chaise.

—Asseyez-vous, cher fils, asseyez-vous... Voyons, vous venez pour cette malheureuse affaire de votre livre. Je suis bien heureux, bien heureux d'en causer avec vous.

Lui-même avait pris une chaise, devant cette fenêtre ouverte sur Rome, dont il semblait ne pouvoir s'éloigner. Le prêtre s'aperçut qu'il ne l'écoutait guère, les yeux de nouveau là-bas, vers la proie si chaudement désirée, pendant qu'il s'excusait d'être venu le troubler dans son repos. Pourtant, l'apparence d'aimable attention était parfaite, il s'émerveilla de la volonté que cet homme devait avoir, pour paraître si calme, si dévoué aux affaires des autres, lorsqu'un tel vent de tempête soufflait en lui.

—Votre Éminence daignera donc me pardonner...

—Mais vous avez bien fait de venir, puisque ma santé chancelante me retient ici... Je vais un peu mieux, d'ailleurs, et il est très naturel que vous désiriez me fournir des explications, défendre votre œuvre, éclairer mon jugement. Même je m'étonnais de ne pas vous avoir encore vu, car je sais que votre foi est grande et que vous n'épargnez pas vos démarches pour convertir vos juges... Parlez, cher fils, je vous écoute, de toute la bonne joie que j'aurais à vous absoudre.

Et Pierre se laissa prendre à ces bienveillantes paroles. Un espoir lui revint, celui de gagner à sa cause le préfet de l'Index, tout-puissant. Il le jugeait déjà d'une intelligence rare, d'une cordialité exquise, cet ancien nonce qui avait appris, à Bruxelles d'abord, puis à Vienne, l'art mondain de renvoyer ravis, les gens qu'il bernait, en leur promettant tout, sans leur rien accorder. Aussi retrouva-t-il une fois encore sa flamme d'apôtre, pour exposer ses idées sur la Rome de demain, la Rome qu'il rêvait, de nouveau maîtresse du monde, si elle revenait au christianisme de Jésus, dans l'ardent amour des petits et des humbles.

Sanguinetti souriait, hochait doucement la tête, s'exclamait de ravissement.

—Très bien, très bien! c'est parfait... Ah! je pense comme vous, cher fils! On ne peut mieux dire... Mais c'est l'évidence même, vous êtes là avec tous les bons esprits.

Puis, tout le côté poésie le touchait profondément, disait-il. Il aimait à passer, comme Léon XIII, par rivalité sans doute, pour un latiniste des plus distingués, et il avait voué à Virgile une tendresse spéciale et sans bornes.

—Je sais, je sais, votre page sur le printemps qui revient, consolant les pauvres que l'hiver a glacés, oh! je l'ai relue trois fois! Et vous doutez-vous que vous êtes plein de tournures latines? J'ai noté chez vous plus de cinquante expressions qu'on retrouverait dans les Églogues. Un charme, votre livre, un vrai charme!

Comme il n'était point sot, et qu'il sentait là, dans ce petit prêtre, une grande intelligence, il finissait par s'intéresser, non pas à lui, mais au profit quelconque qu'il y avait peut-être à tirer de lui. C'était, dans sa fièvre d'intrigues, sa continuelle préoccupation, tirer des autres, des créatures que Dieu lui envoyait, tout ce qu'elles lui apportaient d'utile à son propre triomphe. Et il se détournait un instant de Rome, il regardait en face son interlocuteur, l'écoutait parler, en se demandant à quoi il pourrait bien l'employer, tout de suite, dans la crise qu'il traversait, ou plus tard, quand il serait pape. Mais le prêtre commit encore une fois la faute d'attaquer le pouvoir temporel de l'Église et de prononcer les mots malencontreux de religion nouvelle.

D'un geste, le cardinal l'arrêta, toujours souriant, sans rien perdre de son amabilité, bien que sa résolution, prise depuis longtemps, fût dès lors confirmée et définitive.

—Certainement, cher fils, vous avez raison sur bien des points, et je suis souvent avec vous, oh! tout à fait... Seulement, voyons, vous ignorez sans doute que je suis ici le protecteur de Lourdes. Alors, après la page que vous avez écrite sur la Grotte, comment voulez-vous que je me prononce pour vous, contre les Pères?

Pierre fut atterré par ce fait, qu'il ignorait en effet. Personne n'avait eu la précaution de l'avertir. A Rome, les œuvres catholiques du monde entier ont chacune pour protecteur un cardinal, désigné par le Saint-Père, chargé de la représenter et de la défendre au besoin.

—Ces bons Pères! continua doucement Sanguinetti, vous leur avez fait beaucoup de peine, et vraiment nous avons les mains liées, nous ne pouvons augmenter leur chagrin davantage... Si vous saviez le nombre de messes qu'ils nous envoient! Sans eux, je connais plus d'un de nos pauvres prêtres qui mourrait de faim.

Il n'y avait qu'à s'incliner. Pierre se heurtait une fois de plus à cette question d'argent, à la nécessité où se trouvait le Saint-Siège d'assurer son budget, bon an mal an. C'était toujours le servage du pape, que la perte de Rome avait libéré du souci de régner, mais que sa gratitude forcée pour les aumônes reçues, clouait quand même à la terre. Les besoins étaient si grands, que l'argent régnait, était la puissance souveraine, devant laquelle tout pliait en cour de Rome.

Sanguinetti se leva pour donner congé au visiteur.

—Mais, cher fils, reprit-il avec effusion, ne vous désespérez pas. Je n'ai d'ailleurs que ma voix, je vous promets de tenir compte des excellentes explications que vous venez de me fournir... Et qui sait? si Dieu est avec vous, il vous sauvera, même malgré nous!

C'était son ordinaire tactique, il avait pour principe de ne jamais pousser personne à bout, en renvoyant les gens sans espoir. A quoi bon dire à celui-ci que la condamnation de son livre était chose faite et que le seul parti prudent serait de le désavouer? Il n'y avait qu'un sauvage, comme Boccanera, pour souffler la colère sur les âmes de feu et les jeter à la rébellion.

—Espérez, espérez! répéta-t-il avec son sourire, en ayant l'air de sous-entendre une foule de choses heureuses, qu'il ne pouvait dire.

Pierre, profondément touché, se sentit renaître. Il oubliait même la conversation qu'il avait surprise, cette âpreté d'ambition, cette rage sourde contre le rival redouté. Et puis, chez les puissants, l'intelligence ne pouvait-elle tenir lieu de cœur? Si celui-ci était pape un jour, et s'il avait compris, ne serait-il pas peut-être le pape attendu, acceptant la tâche de réorganiser l'Église des États-Unis d'Europe, maîtresse spirituelle du monde? Il le remercia avec émotion, s'inclina et le laissa à son rêve, debout devant cette fenêtre grande ouverte, d'où Rome lui apparaissait au loin toute précieuse et luisante comme un joyau, telle la tiare d'or et de pierreries, dans le resplendissement du soleil d'automne.

Il était près d'une heure, lorsque Pierre et le comte Prada purent enfin déjeuner, à une des petites tables du restaurant, où ils s'étaient donné rendez-vous. Leurs affaires les avaient retardés l'un et l'autre. Mais le comte paraissait fort gai, ayant réglé à son avantage des questions fâcheuses; et le prêtre lui-même, repris d'espérance, s'abandonnait, se laissait délicieusement vivre, dans la douceur de ce dernier beau jour. Aussi le déjeuner fut-il charmant, au milieu de la grande salle claire, peinte en bleu et en rose, absolument déserte à cette époque de l'année. Des Amours volaient au plafond, des paysages rappelant de loin les Châteaux romains décoraient les murs. Et ils mangèrent des choses fraîches, ils burent de ce vin de Frascati, qui a un goût brûlé de terroir, comme si les anciens volcans avaient laissé à la terre un peu de leur flamme.

Longuement, la conversation roula sur les monts Albains, dont la grâce farouche domine si heureusement la plate Campagne romaine, pour le plaisir des yeux. Pierre, qui avait fait la classique excursion en voiture, de Frascati à Nemi, était resté sous le charme; et il en parlait encore avec feu. C'était d'abord l'adorable chemin de Frascati à Albano, montant et descendant au flanc des collines, plantées de roseaux, de vignes et d'oliviers, parmi lesquels s'ouvraient de continuelles échappées sur l'immensité houleuse de la Campagne. A gauche, le village de Rocca di Papa, en amphithéâtre, blanchissait sur un mamelon, au-dessous du Monte Cave, couronné de grands arbres séculaires. De ce point de la route, lorsqu'on se retournait vers Frascati, on apercevait, très haut, à la lisière d'un bois de pins, les ruines lointaines de Tusculum, de grandes ruines rousses, cuites par des siècles de soleil, et d'où la vue sans bornes devait être admirable. Puis, on traversait Marino, à la grande rue en pente, à la vaste église, au vieux palais noirci et à demi mangé des Colonna. Puis, après un bois de chênes verts, on longeait le lac d'Albano, spectacle unique au monde: les ruines d'Albe la Longue en face, de l'autre côté des eaux immobiles, clair miroir; le Monte Cave à gauche, avec Rocca di Papa et Palazzola; et Castel-Gandolfo à droite, dominant le lac, comme du haut d'une falaise. Dans le cratère éteint, ainsi qu'au fond d'une coupe de verdure géante, le lac dormait, lourd et mort, une nappe de métal fondu, que le soleil moirait d'or d'un côté, tandis que l'autre moitié, dans l'ombre, était noire. Et la route montait ensuite, jusqu'à Castel-Gandolfo, perché sur son rocher, tel qu'un oiseau blanc, entre le lac et la mer, toujours rafraîchi par une brise, même aux heures les plus brûlantes de l'été, autrefois célèbre par sa villa des Papes, où Pie IX aimait à vivre des journées d'indolence, où Léon XIII n'est jamais venu. Et la route descendait ensuite; et les chênes verts recommençaient, des chênes verts fameux par leur énormité, une double rangée de colosses, de monstres aux membres tordus, deux ou trois fois centenaires; et l'on arrivait enfin à Albano, une petite ville moins nettoyée, moins modernisée que Frascati, un coin de terroir qui a gardé un peu de son odeur d'ancienne sauvagerie; et c'était encore l'Arricia, avec le palais Chigi, des coteaux couverts de forêts, des ponts enjambant des gorges débordantes d'ombrages; et c'était encore Genzano, c'était encore Nemi, de plus en plus reculés et farouches, perdus au milieu des rocs et des arbres.

Ah! ce Nemi, quel souvenir ineffaçable Pierre en avait gardé, ce Nemi au bord de son lac, ce Nemi délicieux de loin, d'une apparition si charmeresse, évocatrice des anciennes légendes, des villes fées nées dans la verdure du mystère des eaux, et d'une saleté repoussante quand on l'aborde enfin, croulant de partout, dominé encore par la tour des Orsini, comme par le génie mauvais des anciens âges, qui semble y maintenir les mœurs féroces, les passions violentes et les coups de couteau! Il était de là, ce Santobono, dont le frère avait tué, et qui lui-même semblait brûler d'une flamme meurtrière, avec ses yeux de crime, luisants tels que des braises. Et le lac, le lac rond comme une lune éteinte, tombée là, dans ce fond de cratère, cette coupe plus profonde et plus étroite qu'au lac d'Albano, couverte d'arbres d'une vigueur et d'une densité prodigieuses! Les pins, les ormes, les saules, en un flot vert de branches qui s'écrasent, descendent jusqu'à la rive. Cette fécondité formidable naît des continuelles vapeurs d'eau qui se dégagent, sous l'action torride du soleil, dont les rayons s'amassent dans ce creux, en un foyer de fournaise. C'est une humidité chaude et lourde, les allées des jardins environnants se verdissent de mousses, des brouillards épais emplissent souvent le matin l'immense coupe d'une vapeur blanche, comme d'un lait fumeux de sorcière, aux louches maléfices. Et Pierre se souvenait bien de son malaise, devant ce lac où paraissent dormir des atrocités anciennes, toute une religion mystérieuse d'abominables pratiques, au milieu de l'admirable décor. Il l'avait vu, à l'approche du soir, dans l'ombre de sa ceinture de forêts, tel qu'une plaque de métal terni, noir et argent, d'une immobilité pesante; et cette eau très claire, mais si profonde, cette eau déserte, sans une barque, cette eau morte, auguste et sépulcrale, lui avait laissé une indicible tristesse, une mélancolie à en mourir, la désespérance des grands ruts solitaires, la terre et les eaux gonflées de la douleur muette des germes, inquiétantes de fécondité. Ah! ces bords noirs qui s'enfonçaient, ce lac morne et noir qui gisait, là-bas, au fond!

Le comte Prada s'était mis à rire de cette impression.

—Oui, oui, c'est vrai, le lac de Nemi n'est pas gai tous les jours. Je l'ai vu, par des temps gris, couleur de plomb; et les grands soleils, tout en l'éclairant, ne l'animent guère. Pour mon compte, je sais que je périrais d'ennui, s'il me fallait vivre en face de cette eau toute nue. Mais il a pour lui les poètes et les femmes romanesques, celles qui adorent les grands amours passionnés, aux dénouements tragiques.

Puis, comme les deux convives s'étaient levés de table, pour aller prendre le café sur une terrasse, la conversation changea.

—Est-ce que, ce soir, reprit le comte, vous comptez vous rendre à la réception du prince Buongiovanni? Ce sera, pour un étranger, un spectacle curieux, que je vous conseille de ne pas manquer.

—Oui, j'ai une invitation, répondit Pierre. C'est un de mes amis, monsieur Narcisse Habert, un attaché de notre ambassade, qui me l'a procurée et qui, du reste, doit m'y conduire.

En effet, il devait y avoir, le soir même, une fête au palais Buongiovanni, sur le Corso, un de ces rares galas comme il ne s'en donne que deux ou trois par hiver. On racontait que celui-ci dépasserait tout en magnificence, car il avait lieu à l'occasion des fiançailles de Celia, la petite princesse. Brusquement, le prince, après avoir giflé sa fille, disait-on, et avoir lui-même couru des risques sérieux d'apoplexie, dans une crise d'effroyable colère, venait de céder devant le tranquille et doux entêtement de la jeune fille, en consentant à son mariage avec le lieutenant Attilio, le fils du ministre Sacco; et tous les salons de Rome, le monde blanc aussi bien que le monde noir, en étaient bouleversés.

Le comte Prada s'égayait de nouveau.

—Vous verrez un beau spectacle, je vous assure! Moi, j'en suis enchanté, pour mon bon cousin Attilio, qui est vraiment un très honnête et très charmant garçon. Et rien au monde ne me ferait manquer l'entrée, dans les antiques salons des Buongiovanni, de mon cher oncle Sacco, qui vient enfin de décrocher le portefeuille de l'Agriculture. Ce sera vraiment extraordinaire et superbe... Ce matin, mon père, qui prend tout au sérieux, m'a dit qu'il n'en avait pas fermé l'œil de la nuit.

Il s'interrompit, pour reprendre aussitôt:

—Dites donc, il est déjà deux heures et demie, vous n'aurez plus un train avant cinq heures. Et vous ne savez pas ce que vous devriez faire? ce serait de rentrer à Rome avec moi, en voiture.

Mais Pierre se récriait.

—Non, non, merci mille fois! Je dîne avec mon ami Narcisse, je ne puis m'attarder.

—Eh! vous ne vous attarderez pas, au contraire! Nous allons partir à trois heures, nous serons à Rome avant cinq heures... Il n'y a pas de promenade plus délicieuse à faire, quand le jour tombe, et, voyons! je vous promets un admirable coucher de soleil.

Il fut si pressant que le prêtre dut accepter, gagné décidément par tant d'amabilité et de belle humeur. Ils passèrent encore une heure fort agréable, à causer de Rome, de l'Italie, de la France. Ils étaient remontés un instant dans Frascati, où le comte voulait revoir un entrepreneur. Et, comme trois heures sonnaient, ils partirent enfin, mollement bercés côte à côte, sur les coussins de la victoria, au trot léger des deux chevaux. C'était délicieux, en effet, ce retour à Rome, au travers de l'immense Campagne nue, sous le grand ciel limpide, par cette fin exquise de la plus douce des journées d'automne.

Mais d'abord, à grande allure, la victoria dut descendre les pentes de Frascati, entre de continuels champs de vignes et des bois d'oliviers. La route pavée tournait, peu fréquentée: à peine quelques paysans en vieux chapeaux de feutre noir, un mulet blanc, une carriole attelée d'un âne; c'était seulement le dimanche que les débits de vin se peuplaient et que les artisans à leur aise venaient manger le chevreau dans les bastides d'alentour. On passa devant une fontaine monumentale, à un coude du chemin. Tout un troupeau de moutons défila, barra un instant le passage. Et, toujours, au fond des lentes ondulations de l'immense Campagne rousse, Rome lointaine apparaissait dans les vapeurs violettes du soir, semblait s'enfoncer peu à peu, à mesure que la voiture descendait davantage. Il vint un moment où elle ne fut plus, au ras de l'horizon, qu'une mince raie grise, à peine étoilée de blanc par quelques façades ensoleillées. Puis, elle s'abîma en terre, elle se noya sous la houle des champs infinis.

Maintenant, la victoria roulait en plaine, laissant derrière elle les monts Albains, tandis qu'à droite, à gauche, en face, commençait la mer des prairies et des chaumes. Et ce fut alors que le comte, s'étant penché, s'écria:

—Tenez! voyez donc en avant, là-bas, notre homme de ce matin, le Santobono en personne... Hein? quel gaillard, comme il marche! Mes chevaux ont peine à le rattraper.

Pierre se pencha à son tour. C'était bien le curé de Sainte-Marie des Champs, grand et noueux, comme taillé à coups de serpe, dans sa longue soutane noire. Sous la fine lumière, le clair soleil blond qui l'inondait, il faisait une dure tache d'encre; et il allait d'un tel pas, régulier et rude, qu'il ressemblait au destin en marche. Au bout de son bras droit pendait quelque chose, un objet qu'on distinguait mal.

Quand la voiture eut fini par l'atteindre, Prada donna l'ordre au cocher de ralentir; et il engagea la conversation.

—Bonjour, l'abbé! vous allez bien?

—Très bien, monsieur le comte. Mille grâces!

—Et où courez-vous donc si gaillardement?

—Monsieur le comte, je vais à Rome.

—Comment, à Rome? Si tard!

—Oh! j'y serai presque aussitôt que vous. La route ne me fait pas peur, et c'est de l'argent vite gagné.

Il ne perdait pas une enjambée, tournant à peine la tête, allongeant le pas, le long des roues; si bien que Prada, mis en joie par la rencontre, dit tout bas à Pierre:

—Attendez, il nous amusera.

Puis, à voix haute:

—Puisque vous allez à Rome, l'abbé, montez donc, il y a une place pour vous.

Immédiatement, sans se faire prier davantage, Santobono accepta.

—Je veux bien, mille grâces!... Ça vaut encore mieux de ne point user ses souliers.

Et il monta, s'installa sur le strapontin, refusant avec une brusque humilité la place que Pierre voulait poliment lui céder près du comte. Ceux-ci venaient enfin de reconnaître, dans l'objet qu'il portait, un petit panier plein de figues, joliment arrangé et recouvert de feuilles.

Les chevaux étaient repartis à un trot plus vif, la voiture roulait sur la belle route plate.

—Alors, vous allez à Rome? reprit le comte, pour faire causer le curé.

—Oui, oui, je vais porter à Son Éminence révérendissime le cardinal Boccanera ces quelques figues, les dernières de la saison, dont j'avais promis de lui faire le petit cadeau.

Il avait posé sur ses genoux le panier, qu'il tenait soigneusement entre ses grosses mains noueuses, ainsi qu'une chose fragile et rare.

—Ah! les figues fameuses de votre figuier! C'est vrai, elles sont tout miel... Mais débarrassez-vous donc, vous n'allez pas les garder sur vos genoux jusqu'à Rome. Donnez-les-moi, je vais les mettre dans la capote.

Il s'agita, les défendit, ne voulut absolument pas s'en séparer.

—Mille grâces! mille grâces!... Elles ne me gênent, pas du tout, elles sont très bien là, et je suis sûr de cette façon qu'il ne leur arrivera pas d'accident.

Cette passion de Santobono pour les fruits de son jardin amusait beaucoup Prada, qui poussait le coude de Pierre. Il demanda de nouveau:

—Et le cardinal les aime, vos figues?

—Oh! monsieur le comte, Son Éminence daigne les adorer. Autrefois, lorsqu'elle passait l'été à la villa, elle ne voulait pas en manger d'un autre arbre. Alors, vous comprenez, ça ne me coûte guère de lui faire plaisir, du moment que je connais son goût.

Mais il avait jeté sur Pierre un regard si aigu, que le comte sentît la nécessité de les présenter l'un à l'autre.

—Monsieur l'abbé Froment est justement descendu au palais Boccanera, où il loge depuis trois mois.

—Je sais, je sais, dit avec tranquillité Santobono. J'ai vu monsieur l'abbé chez Son Éminence, un jour où, déjà, j'étais allé porter des figues. Seulement, elles étaient moins mûres. Celles-ci sont parfaites.

Il eut un regard de complaisance sur le petit panier, qu'il parut serrer plus étroitement entre ses doigts énormes, couverts de poils fauves. Et il se fit un silence, tandis que la Campagne se déroulait sans fin, aux deux bords. Les maisons avaient disparu depuis longtemps, pas un mur, pas un arbre, rien que les ondulations vastes, dont l'approche de l'hiver commençait à verdir les herbes maigres et rases. Une tour, une ruine à demi écroulée, qui apparut à gauche, prit tout à coup une importance extraordinaire, droite dans le ciel limpide, au-dessus de la ligne plate, illimitée de l'horizon. Puis, à droite, dans un grand parc, fermé de pieux, se montrèrent de lointaines silhouettes de bœufs et de chevaux; d'autres bœufs, attelés encore, rentraient lentement du labour, sous les piqûres de l'aiguillon; tandis qu'un fermier, lancé au galop d'un petit cheval rouge, achevait de donner son coup d'œil du soir, à travers les terres labourées. La route par moments se peuplait. Un biroccino, très légère voiture à deux grandes roues, avec un simple siège posé sur l'essieu, venait de filer comme le vent. De temps à autre, la victoria dépassait un carrotino, la charrette basse, dans laquelle le paysan, abrité sous une sorte de tente aux couleurs vives, apportait à Rome le vin, les légumes, les fruits des Châteaux romains. On entendait de loin les clochettes grêles des chevaux, s'en allant d'eux-mêmes, par le chemin bien connu, pendant que le paysan d'ordinaire dormait à poings fermés. Des femmes rentraient par groupes de trois ou quatre, la jupe relevée, les cheveux nus et noirs, avec des fichus écarlates. Et la route se vidait ensuite, et le désert se faisait de plus en plus, sans un passant, sans une bête, pendant des kilomètres, sous le ciel rond et infini, où descendait le soleil oblique, là-bas, au bout de cette mer vide, d'une monotonie grandiose et triste.

—Et le pape, l'abbé? demanda soudain Prada; est-il mort?

Santobono ne s'effara même pas.

—J'espère bien, dit-il simplement, que Sa Sainteté a encore de longs jours à vivre, pour le triomphe de l'Église.

—Alors, vous avez eu de bonnes nouvelles, ce matin, chez votre évêque, le cardinal Sanguinetti?

Cette fois, le curé ne put réprimer un léger tressaillement. On l'avait donc vu? Lui, dans sa hâte, n'avait pas remarqué ces deux passants, qui venaient derrière son dos, sur la route.

—Oh! répondit-il, en se remettant tout de suite, on ne sait jamais au juste si les nouvelles sont bonnes ou mauvaises... Il paraît que Sa Sainteté a passé une assez pénible nuit, et je fais des vœux pour que la nuit prochaine soit meilleure.

Un instant, il sembla se recueillir; puis, il ajouta:

—Si, d'ailleurs, Dieu croyait l'heure venue de rappeler à lui Sa Sainteté, il ne laisserait pas son troupeau sans pasteur, il aurait déjà choisi et marqué le Souverain Pontife de demain.

Cette belle réponse accrut encore la joie de Prada.

—Vraiment, l'abbé, vous êtes extraordinaire... Alors, vous pensez que les papes se font ainsi par la grâce de Dieu? Le pape de demain est nommé là-haut, n'est-ce pas? et il attend, simplement. Je m'imaginais, moi, que les hommes se mêlaient un peu de l'affaire... Mais peut-être savez-vous déjà quel est le cardinal élu d'avance par la faveur divine!

Et il continua ses plaisanteries faciles d'incroyant, qui laissaient du reste le prêtre dans un calme parfait. Ce dernier finit même par rire, lui aussi, lorsque le comte, faisant allusion à l'ancienne passion que le peuple joueur de Rome mettait, lors de chaque conclave, à parier sur l'élu probable, lui dit qu'il y aurait là, pour lui, une fortune à gagner, s'il était dans le secret de Dieu. Puis, il fut question des trois soutanes blanches, de trois grandeurs différentes, qui attendaient dans une armoire du Vatican, toujours prêtes: serait-ce cette fois la petite, la grande, ou la moyenne, qu'on emploierait? A la moindre maladie sérieuse du pape régnant, c'était ainsi une émotion extraordinaire, un réveil aigu de toutes les ambitions, de toutes les intrigues, à ce point que, non seulement dans le monde noir, mais encore dans la ville entière, il n'y avait plus d'autre curiosité, d'autre entretien, d'autre occupation, que pour discuter les titres des cardinaux et peur prédire celui qui l'emporterait.

—Voyons, voyons, reprit Prada, puisque vous savez, vous, je veux absolument que vous me disiez... Sera-ce le cardinal Moretta?

Santobono, malgré son évidente volonté de rester digne et désintéressé, en bon prêtre pieux, se passionnait peu à peu, cédait à sa flamme intérieure. Et cet interrogatoire l'acheva, il ne put se contenir davantage.

—Moretta, allons donc! il est vendu à toute l'Europe!

—Sera-ce le cardinal Bartolini?

—Vous n'y pensez pas!... Bartolini! mais il s'est usé à tout vouloir et à ne jamais rien obtenir!

—Alors, sera-ce le cardinal Dozio?

—Dozio, Dozio! Ah! si Dozio l'emportait, ce serait à désespérer de notre sainte Église, car il n'y a pas d'esprit plus bas ni plus méchant!

Prada leva les mains, comme s'il était à bout de candidats sérieux. Il mettait un malin plaisir à ne pas nommer le cardinal Sanguinetti, le candidat certain du curé, pour exaspérer celui-ci davantage. Puis, soudain, il parut avoir trouvé, il s'écria gaiement:

—Ah! j'y suis, je connais votre homme... Le cardinal Boccanera!

Du coup, Santobono fut touché en plein cœur, dans sa rancune, dans sa foi de patriote. Déjà, sa bouche terrible s'ouvrait, il allait crier non, non! de toute sa force. Mais il parvint à retenir le cri, réduit au silence, avec son cadeau sur les genoux, ce petit panier de figues, que ses deux mains serrèrent, à le briser; et l'effort qu'il dut faire, le laissa si frémissant, qu'il fut forcé d'attendre, avant de répondre d'une voix calmée:

—Son Éminence révérendissime le cardinal Boccanera est un saint homme, digne du trône, et je craindrais seulement qu'il n'apportât la guerre, dans sa haine contre notre Italie nouvelle.

Mais Prada voulut aggraver la blessure.

—Enfin, celui-ci, vous l'acceptez, vous l'aimez trop pour ne pas vous réjouir de ses chances. Et je crois que, cette fois, nous sommes dans le vrai, car tout le monde est convaincu que le conclave n'en peut nommer un autre... Allons, il est très grand, ce sera la grande soutane blanche qui servira.

—La grande soutane, la grande soutane, gronda Santobono sourdement et comme malgré lui, à moins pourtant...

Il n'acheva pas, de nouveau vainqueur de sa passion. Et Pierre, qui écoutait en silence, s'émerveilla, car il se rappelait la conversation qu'il avait surprise, chez le cardinal Sanguinetti. Évidemment, les figues n'étaient qu'un prétexte pour forcer la porte du palais Boccanera, où quelque familier, l'abbé Paparelli sans doute, pouvait seul donner des renseignements certains à son ancien camarade. Mais quel empire cet exalté avait sur lui-même, dans les mouvements les plus désordonnés de son âme!

Aux deux côtés de la route, la Campagne continuait à dérouler à l'infini ses nappes d'herbe, et Prada regardait sans voir, devenu sérieux et songeur. Il acheva tout haut ses réflexions.

—Vous savez ce qu'on dira, l'abbé, s'il meurt cette fois... Ça ne sent guère bon, ce brusque malaise, ces coliques, ces nouvelles qu'on cache... Oui, oui, le poison, comme pour les autres.

Pierre eut un sursaut de stupeur. Le pape empoisonné!

—Comment! le poison, encore! cria-t-il.

Effaré, il les contemplait tous les deux. Le poison comme aux temps des Borgia, comme dans un drame romantique, à la fin de notre dix-neuvième siècle! Cette imagination lui semblait à la fois monstrueuse et ridicule.

Santobono, la face devenue immobile, impénétrable, ne répondit pas. Mais Prada hocha la tête, et la conversation ne fut plus qu'entre lui et le jeune prêtre.

—Eh! oui, le poison, encore... A Rome, la peur en est restée vivace et très grande. Dès qu'une mort y paraît inexplicable, trop prompte ou accompagnée de circonstances tragiques, la première pensée est unanime, tout le monde crie au poison; et remarquez qu'il n'est pas de ville, je crois, où les morts subites soient plus fréquentes, je ne sais au juste pour quelles causes, les fièvres, dit-on... Oui, oui, le poison avec toute sa légende, le poison qui tue comme la foudre et ne laisse pas de trace, la fameuse recette léguée d'âge en âge, sous les empereurs et sous les papes, et jusqu'à nos jours de bourgeoise démocratie.

Il finissait par sourire pourtant, un peu sceptique lui-même, dans sa terreur sourde, de race et d'éducation. Et il citait des faits. Les dames romaines se débarrassaient de leurs maris ou de leurs amants, en employant le venin d'un crapaud rouge. Plus pratique, Locuste s'adressait aux plantes, faisait bouillir une plante qui devait être l'aconit. Après les Borgia, la Toffana vendait, à Naples, dans des fioles décorées de l'image de saint Nicolas de Bari, une eau célèbre, à base d'arsenic sans doute. Et c'étaient encore des histoires extraordinaires, des épingles à la piqûre foudroyante, une coupe de vin qu'on empoisonnait en y effeuillant une rose, une bécasse qu'un couteau préparé partageait en deux et dont la moitié contaminée tuait l'un des deux convives.

—Moi qui vous parle, j'ai eu, dans ma jeunesse, un ami dont la fiancée, à l'église, le jour du mariage, est tombée morte pour avoir simplement respiré un bouquet de fleurs... Alors, pourquoi ne voulez-vous pas que la fameuse recette se soit réellement transmise et reste connue de quelques initiés?

—Mais, dit Pierre, parce que la chimie a fait trop de progrès. Si les anciens croyaient à des poisons mystérieux, c'était qu'ils manquaient de tout moyen d'analyse. Aujourd'hui, la drogue des Borgia mènerait droit en cour d'assises le naïf qui s'en servirait. Ce sont des contes à dormir debout, et c'est à peine si les bonnes gens les tolèrent encore dans les romans-feuilletons.

—Je veux bien, reprit le comte, avec son sourire gêné. Vous avez sans doute raison... Seulement, allez donc dire cela, tenez! à votre hôte, au cardinal Boccanera, qui a tenu dans ses bras un vieil ami à lui, tendrement aimé, monsignor Gallo, mort l'été dernier, en deux heures.

—En deux heures, une congestion cérébrale suffit, et un anévrisme tue même en deux minutes.

—C'est vrai, mais demandez-lui ce qu'il a pensé devant les longs frissons, la face qui se plombait, les yeux qui se creusaient, ce masque d'épouvante où il ne retrouvait plus rien de son ami. Il en a la conviction absolue, monsignor Gallo a été empoisonné, parce qu'il était son confident le plus cher, son conseiller toujours écouté, dont les sages avis étaient des garants de victoire.

L'ahurissement de Pierre avait grandi. Il s'adressa directement à Santobono, qui achevait de le troubler par son impassibilité irritante.

—C'est imbécile, c'est effroyable, et vous aussi, monsieur le curé, vous croyez à ces affreuses histoires?

Pas un poil du prêtre ne bougea. Il ne desserra pas ses grosses lèvres violentes, il ne détourna pas ses yeux de flamme noire, qu'il tenait fixés sur Prada. Celui-ci, d'ailleurs, continuait à donner des exemples. Et monsignor Nazzarelli, qu'on avait trouvé dans son lit, réduit et calciné comme un charbon! et monsignor Brando, frappé à Saint-Pierre même, pendant les vêpres, mort dans la sacristie, vêtu de ses habits sacerdotaux!

—Ah! mon Dieu! soupira Pierre, vous m'en direz tant, que je finirai par trembler, moi aussi, et par ne plus oser manger que des œufs à la coque, dans votre terrible Rome!

Cette boutade les égaya un instant, le comte et lui. Et c'était vrai, une terrible Rome se dégageait de leur conversation, la ville éternelle du crime, du poignard et du poison, où, depuis plus de deux mille ans, depuis le premier mur bâti, la rage du pouvoir, l'appétit furieux de posséder et de jouir, avait armé les mains, ensanglanté le pavé, jeté des victimes au Tibre ou dans la terre. Assassinats et empoisonnements sous les empereurs, empoisonnements et assassinats sous les papes, le même flot d'abominations roulait les morts sur ce sol tragique, dans la gloire souveraine du soleil.

—N'importe, reprit le comte, ceux qui prennent leurs précautions n'ont peut-être pas tort. On dit que plus d'un cardinal frissonne et se méfie. J'en sais un qui ne mange rien que les viandes achetées et préparées par son cuisinier. Et, quant au pape, s'il a des inquiétudes...

Pierre eut un nouveau cri de stupeur.

—Comment, le pape lui-même! le pape a la crainte du poison!

—Eh oui! mon cher abbé, on le prétend du moins. Il est certainement des jours où il se voit le premier menacé. Ne savez-vous pas que l'ancienne croyance, à Rome, est qu'un pape ne doit pas vivre trop vieux, et que, lorsqu'il s'entête à ne pas mourir à temps, on l'aide? Sa place est naturellement au ciel, dès qu'un pape tombe en enfance, devient une gêne, même un danger pour l'Église par sa sénilité. Les choses, d'ailleurs, sont faites très proprement, le moindre rhume est le prétexte décent pour qu'il ne s'oublie pas davantage sur le trône de Saint-Pierre.

A ce propos, il ajouta de curieux détails. Un prélat, disait-on, voulant calmer les craintes de Sa Sainteté, avait imaginé tout un système de précautions, entre autres une petite voiture cadenassée pour les provisions destinées à la table pontificale, très frugale du reste. Mais cette voiture était restée à l'état de simple projet.

—Et puis, quoi? finit-il par conclure en riant, il faut bien mourir un jour, surtout lorsque c'est pour le bien de l'Église... N'est-ce pas, l'abbé?

Depuis un instant, Santobono, dans son immobilité, avait baissé les regards, comme s'il eût examiné sans fin le petit panier de figues, qu'il tenait sur ses genoux avec tant de précautions, tel qu'un saint sacrement. Interpellé d'une façon si directe et si vive, il ne put éviter de relever les yeux. Mais il ne sortit pas de son grand silence, il se contenta d'incliner longuement la tête.

—N'est-ce pas, l'abbé, répéta Prada, que c'est Dieu seul, et non le poison, qui fait mourir?... On raconte que telle a été la dernière parole du pauvre monsignor Gallo, quand il a expiré dans les bras de son ami, le cardinal Boccanera.

Une seconde fois, sans parler, Santobono inclina la tête. Et tous trois se turent, songeurs.

La voiture roulait, roulait sans cesse par l'immensité nue de la Campagne. Toute droite, la route paraissait aller à l'infini. A mesure que le soleil descendait vers l'horizon, des jeux d'ombre et de lumière marquaient davantage les vastes ondulations des terrains, qui se succédaient ainsi, d'un vert rose et d'un gris violâtre, jusqu'aux bords lointains du ciel. Le long de la route, à droite, à gauche, il n'y avait toujours que de grands chardons séchés, des fenouils géants aux ombelles jaunes. Puis, ce fut encore, à un moment, un attelage de quatre bœufs, attardés dans un labour, s'enlevant en noir sur l'air pâle, d'une extraordinaire grandeur, au milieu de la morne solitude. Plus loin, des moutons en tas, dont le vent apportait l'âpre odeur de suint, tachaient de brun les herbes reverdies; tandis qu'un chien, parfois, aboyait, seule voix distincte, dans le sourd frisson de ce désert silencieux, où semblait régner la paix souveraine des morts. Mais il y eut un chant léger, des alouettes s'envolaient, une d'elles monta très haut, tout en haut du ciel d'or limpide. Et, en face, au fond de ce ciel pur, cristal limpide, Rome de plus en plus grandissait, avec ses tours et ses dômes, ainsi qu'une ville de marbre blanc, qui naîtrait d'un mirage parmi les verdures d'un jardin enchanté.

—Matteo, cria Prada à son cocher, arrête-nous à l'Osteria Romana.

Et, s'adressant à ses compagnons:

—Je vous prie de m'excuser, je vais voir s'il n'y a pas des œufs frais pour mon père. Il les adore.

On arrivait, et la voiture s'arrêta. C'était, au bord même de la route, une sorte d'auberge primitive, au nom sonore et fier: Antica Osteria Romana, simple relais pour les charretiers, où les chasseurs seuls se hasardaient à boire une carafe de vin blanc, en mangeant une omelette et un morceau de jambon. Pourtant, le dimanche parfois, le petit peuple de Rome poussait jusque-là, venait s'y réjouir. Mais, en semaine, dans l'immense Campagne nue, des journées s'écoulaient, sans qu'une âme y entrât.

Déjà le comte sautait lestement de la voiture, en disant:

—J'en ai pour une minute, je reviens tout de suite.

L'osteria ne se composait que d'une longue construction basse, à un seul étage; et l'on montait à cet étage par un escalier extérieur, fait de grosses pierres, que les grands soleils avaient cuites. Toute la bâtisse, d'ailleurs, était fruste, couleur de vieil or. Il y avait, au rez-de-chaussée, une salle commune, une remise, une écurie, des hangars. A côté, près d'un bouquet de pins parasols, l'arbre unique qui poussait dans le sol ingrat, se trouvait une tonnelle en roseaux, sous laquelle étaient rangées cinq ou six tables de bois, équarries à coups de hache. Et, comme fond à ce coin de vie pauvre et morne, se dressait, derrière, un fragment d'aqueduc antique, dont les arches béantes sur le vide, écroulées à demi, coupaient seules la ligne plate de l'horizon sans bornes.

Mais le comte revint brusquement sur ses pas.

—Dites donc, l'abbé, vous accepterez bien un verre de vin blanc. Je sais que vous êtes un peu vigneron, et il y a ici un petit vin qu'il faut connaître.

Santobono, sans se faire prier, tranquillement, descendit à son tour.

—Oh! je le connais, je le connais. C'est un vin de Marino, qu'on récolte dans une terre plus maigre que nos terres de Frascati.

Et, comme il ne lâchait toujours pas son panier de figues, l'emportant avec lui, le comte s'impatienta.

—Voyons, vous n'en avez pas besoin, laissez-le donc dans la voiture!

Le curé ne répondit pas, marcha devant, tandis que Pierre se décidait aussi à descendre, curieux de voir une osteria, une de ces guinguettes du petit peuple, dont on lui avait parlé.

Prada était connu, tout de suite une vieille femme s'était montrée, grande, sèche, d'allure royale dans sa misérable jupe. Là dernière fois, elle avait fini par trouver une demi-douzaine d'œufs frais; et, cette fois, elle allait voir, sans rien promettre d'avance; car elle ne savait jamais, les poules pondaient au hasard, dans tous les coins.

—Bon, bon! voyez cela, on va nous servir une carafe de vin blanc.

Tous trois entrèrent dans la salle commune. La nuit y était déjà noire. Bien que la saison chaude fût passée, on y entendait, dès le seuil, le ronflement sourd du vol des mouches. Une odeur âcre de vin aigrelet et d'huile rance prenait à la gorge. Et, dès que leurs yeux se furent un peu accoutumés, ils purent distinguer la vaste pièce, noircie, empuantie, meublée simplement de bancs et de tables, en gros bois, à peine raboté. Elle semblait vide, tellement le silence y était absolu, sous le vol des mouches. Il y avait pourtant là deux hommes, deux passants, immobiles et muets, devant leurs verres pleins. Sur une chaise basse, près de la porte, dans le peu de jour qui entrait, la fille de la maison, une maigre fille jaune, tremblait de fièvre, les deux mains serrées entre les genoux, oisive.

En sentant le malaise de Pierre, le comte proposa de se faire servir dehors.

—Nous serons beaucoup mieux, il fait si doux!

Et la fille, pendant que la mère cherchait les œufs et que le père, sous un hangar voisin, raccommodait une roue, dut se lever en grelottant, pour porter la carafe de vin et les trois verres sur une des tables de la tonnelle. Elle empocha les six sous de la carafe, elle retourna s'asseoir, sans une parole, l'air maussade d'avoir été forcée de faire un tel voyage.

Gaiement, lorsque tous trois se furent attablés, Prada emplit les verres, malgré les supplications de Pierre, incapable, disait-il, de boire ainsi du vin entre ses repas.

—Bah! bah! vous trinquerez toujours... N'est-ce pas, l'abbé, qu'il est amusant, ce petit vin?... Voyons, à la santé du pape, puisqu'il est souffrant!

Santobono, après avoir vidé son verre d'un trait, fit claquer sa langue. Il avait posé le panier par terre, à côté de lui, d'une main douce, avec un soin paternel; et il enleva son chapeau, il respira largement. La soirée était vraiment délicieuse, une pureté de ciel admirable, un immense ciel d'or tendre, au-dessus de cette mer sans fin de la Campagne, qui allait s'endormir dans une immobilité, une paix souveraine. Et le petit vent dont les souffles passaient, au travers du grand silence, avait un goût exquis d'herbes et de fleurs sauvages.

—Mon Dieu! qu'on est bien! murmura Pierre gagné par ce charme. Et quel désert d'éternel repos, pour y oublier le reste du monde!

Mais Prada, qui avait vidé la carafe, en remplissant de nouveau le verre du curé, s'amusait fort, sans rien dire, d'une aventure, qu'il fut d'abord seul à remarquer. Il avertit le jeune prêtre d'un coup d'œil de gaie complicité; et, dès lors, tous deux en suivirent les péripéties dramatiques. Quelques poules maigres erraient autour d'eux, dans l'herbe roussie, en quête des sauterelles. Or, une de ces poules, une petite poule noire, fine et luisante, d'une grande effronterie, ayant aperçu le panier de figues, par terre, s'en approchait avec hardiesse. Pourtant, quand elle fut tout près, elle prit peur, recula. Elle raidissait le cou, tournait la tête, dardait la braise de son œil rond. Enfin, la passion fut la plus forte; et, comme une figue se montrait entre deux feuilles, elle s'avança sans hâte, en levant les pattes très haut; et, brusquement, elle allongea un grand coup de bec, elle troua la figue, qui saigna.

Prada, heureux comme un enfant, put lâcher l'éclat de rire qu'il avait contenu à grand'peine.

—Attention! l'abbé, gare à vos figues!

Justement, Santobono achevait son second verre, la tête renversée, les yeux au ciel, dans une béate satisfaction. Il eut un sursaut, regarda, comprit en voyant la poule. Et ce fut tout un éclat de colère, de grands gestes, des invectives terribles. Mais la poule, qui donnait à ce moment un autre coup de bec, ne lâcha pas, piqua la figue, l'emporta, les ailes battantes, si prompte et si comique, que Prada et Pierre lui-même rirent aux larmes, devant la fureur impuissante de Santobono, qui la poursuivit un instant, en la menaçant du poing.

—Voilà ce que c'est que de ne pas avoir laissé le panier dans la voiture, dit le comte. Si je ne vous avais pas prévenu, la poule mangeait tout.

Sans répondre, grondant encore de sourdes imprécations, le curé avait posé le panier sur la table; et il souleva les feuilles, rangea de nouveau les figues avec art, pour combler le trou; puis, les feuilles replacées, le mal réparé, il se calma.

Il était temps de repartir, le soleil s'abaissait à l'horizon, la nuit était proche. Aussi le comte finit-il par s'impatienter.

—Eh bien! et ces œufs!

Et, ne voyant pas revenir la femme, il se mit à sa recherche. Il entra dans l'écurie, visita ensuite la remise. La femme ne s'y trouvait point. Alors, il passa derrière la maison, pour jeter un coup d'œil sous les hangars. Mais, là, tout d'un coup, une chose inattendue l'arrêta net. Par terre, la petite poule noire gisait, foudroyée, morte. Elle n'avait au bec qu'un mince flot de sang, violâtre, et qui coulait encore.

D'abord, il ne fut qu'étonné. Il se baissa, la toucha. Elle était tiède, souple et molle, telle qu'un chiffon. Sans doute un coup de sang. Puis, aussitôt, il devint affreusement pâle, la vérité l'envahissait, le glaçait. Comme dans un éclair, il évoquait Léon XIII malade, Santobono courant aux nouvelles chez le cardinal Sanguinetti, partant ensuite pour Rome faire cadeau du panier de figues au cardinal Boccanera. Et il se rappelait la conversation depuis Frascati, la mort éventuelle du pape, les candidats possibles à la tiare, les histoires légendaires de poison qui terrorisaient encore les alentours du Vatican; et il revoyait le curé avec son petit panier sur les genoux, plein de soins paternels; et il revoyait la petite poule noire piquant dans le panier, se sauvant avec une figue au bec. La petite poule était là, morte, foudroyée.

Sa conviction fut immédiate, absolue. Mais il n'eut pas même le temps de se demander ce qu'il allait faire. Une voix, derrière lui, se récriait.

—Tiens! c'est la petite poule, qu'a-t-elle donc?

C'était Pierre qui, laissant remonter Santobono en voiture, avait fait, lui aussi, le tour de la maison, pour regarder de plus près le fragment d'aqueduc, à demi écroulé parmi les pins parasols.

Prada, frémissant comme s'il était le coupable, répondit par un mensonge, sans l'avoir prémédité, cédant à une sorte d'instinct.

—Mais elle est morte... Imaginez-vous qu'il y a eu bataille. Au moment où j'arrivais, cette autre poule que vous apercevez là-bas, s'est jetée sur celle-ci pour avoir la figue qu'elle tenait encore, et lui a, d'un coup de bec, défoncé le crâne... Vous voyez bien, le sang coule.

Pourquoi disait-il ces choses? Il s'étonnait lui-même en les inventant. Voulait-il donc rester maître de la situation, n'être avec personne dans l'abominable confidence, pour agir ensuite à son gré? C'était à la fois une gêne honteuse devant un étranger, un goût personnel de la violence qui mêlait de l'admiration à sa révolte d'honnête homme, un sourd besoin d'examiner la chose au point de vue de son intérêt personnel, avant de prendre un parti. Honnête homme, il l'était, il n'allait sûrement pas laisser empoisonner les gens.

Pierre, pitoyable aux bêtes, regardait la poule avec la petite émotion que lui causait la brusque suppression de toute vie. Et il accepta très naturellement l'histoire.

—Ah! ces poules, elles sont entre elles d'une férocité imbécile que les hommes ont à peine égalée! J'avais un poulailler chez moi, et une d'elles ne pouvait se blesser à la patte, sans que toutes les autres, en voyant perler le sang, vinssent la piquer et la manger jusqu'à l'os.

Tout de suite, Prada s'éloigna; et, justement, la femme le cherchait de son côté, pour lui remettre quatre œufs, qu'elle avait dénichés à grand'peine, dans les coins de la maison. Il se hâta de les payer, rappela Pierre qui s'attardait.

—Dépêchons, dépêchons! Maintenant, nous ne serons plus à Rome qu'à la nuit noire.

Dans la voiture, ils retrouvèrent Santobono, qui attendait tranquillement. Il avait repris sa place sur le strapontin, l'échine fortement appuyée contre le siège du cocher, ses grandes jambes ramenées sous lui; et il tenait de nouveau, sur ses genoux, le petit panier de figues, si coquettement arrangé, qu'il protégeait de ses grosses mains noueuses, comme une chose rare et fragile, que le moindre cahot des roues aurait pu endommager. Sa soutane faisait une grande tache sombre. Dans sa face épaisse et terreuse de paysan resté près de la sauvage terre, mal dégrossi par ses quelques années d'études théologiques, ses yeux seuls semblaient vivre, d'une flamme noire, dévorante de passion.

En l'apercevant si carrément installé, si calme, Prada avait eu un petit frisson. Puis, dès que la victoria se fut remise à rouler, par la route toute droite et sans fin:

—Eh bien! l'abbé, voilà un coup de vin qui va nous protéger du mauvais air. Si le pape pouvait faire comme nous, ça le guérirait sûrement de ses coliques.

Mais Santobono, pour toute réponse, ne lâcha qu'un sourd grondement. Il ne voulait plus parler, il s'enferma dans un absolu silence, comme envahi par la nuit lente qui tombait. Et Prada se tut à son tour, les yeux fixés sur lui, en se demandant ce qu'il allait faire.

La route tournait, puis la voiture roula, roula encore, sur une chaussée interminable, dont le pavé blanc semblait filer à l'infini, d'un trait. Maintenant, cette blancheur de la route prenait une sorte de lumière, déroulait un ruban de neige, tandis que la Campagne immense, aux deux bords, se noyait peu à peu d'une ombre fine. Dans les creux des vastes ondulations, les ténèbres s'amassaient, une marée violâtre semblait s'en épandre, recouvrant partout de son flot l'herbe rase, élargissant la plaine à perte de vue, telle qu'une mer déteinte. Tout se confondait, ce n'était plus que la houle indistincte et neutre, d'un bout de l'horizon à l'autre. Et le désert s'était vidé encore, une dernière charrette indolente venait de passer, un dernier tintement de clochettes claires s'éteignait au loin; plus un passant, plus une bête, la mort des couleurs et des sons, toute vie tombant au sommeil, à la paix sereine du néant. A droite, des fragments d'aqueduc continuaient à se montrer de place en place, pareils à des tronçons de mille-pattes géants, que la faux des siècles aurait coupés; puis, ce fut, à gauche, une nouvelle tour, dont la haute ruine sombre barra le ciel d'un pieu noir; et d'autres morceaux d'aqueduc franchirent la route, prirent de ce côté une valeur démesurée, en se détachant sur le coucher du soleil. Ah! l'heure unique, l'heure du crépuscule dans la Campagne romaine, quand tout s'y noie et s'y résume, l'heure de l'immensité nue, de l'infini dans la simplicité! Il n'y a rien, rien que la ligne ronde et plate de l'horizon, rien que la tache d'une ruine, isolée, debout, et ce rien est d'une majesté, d'une grandeur souveraines.

Mais le soleil se couchait, là-bas, à gauche, vers la mer. Dans le ciel limpide, il descendait, tel qu'un globe de braise, d'un rouge aveuglant. Il plongea lentement derrière l'horizon, et il n'y eut d'autres nuages que quelques vapeurs d'incendie, comme si la mer lointaine eût bouillonné soudain, sous la flamme de cette royale visite. Tout de suite, quand il eut disparu, ce coin du ciel s'empourpra d'une mare de sang, tandis que la Campagne devenait grise. Il n'y avait plus, au bout de la plaine décolorée, que ce lac de pourpre, dont on voyait le brasier peu à peu mourir, derrière les arches noires des aqueducs; et, de l'autre côté, les autres arches éparses, restées roses, s'enlevaient en clair sur le ciel couleur d'étain. Puis, les vapeurs d'incendie se dissipèrent, le couchant finit par s'éteindre, dans une grande mélancolie farouche. Au firmament apaisé, devenu de cendre bleue, les étoiles s'allumaient une à une, pendant que les lumières de Rome encore lointaine, au ras de l'horizon, en face, scintillaient pareilles à des phares.

Et Prada, dans le silence songeur de ses deux compagnons, au milieu de l'infinie tristesse du soir, envahi lui-même d'une détresse indicible, continuait à se questionner, à se demander ce qu'il allait faire. Ses yeux n'avaient pas quitté Santobono, dont la figure se noyait de nuit, mais si tranquille, abandonnant son grand corps au balancement de la voiture. Il se répétait qu'il ne pouvait laisser empoisonner ainsi les gens. Les figues étaient sûrement destinées au cardinal Boccanera, et peu lui importait en somme un cardinal de plus ou de moins, un pape possible dont l'action historique future était difficile à prévoir. Dans son âpre conception de conquérant, tout à la lutte pour la vie, le mieux lui avait toujours semblé de laisser faire le destin, sans compter qu'il ne voyait aucun mal à ce que le prêtre mangeât le prêtre, ce qui égayait son athéisme. Il songea aussi qu'il pouvait être dangereux d'intervenir dans cette abominable affaire, au fond des basses intrigues, louches et insondables, du monde noir. Mais le cardinal n'était pas seul au palais Boccanera: les figues ne pouvaient-elles se tromper d'adresse, aller à d'autres personnes, qu'on ne voulait pas atteindre? Cette idée de révoltant hasard, maintenant, le hantait. Et, sans qu'il voulût y arrêter sa pensée, les visages de Benedetta et de Dario s'étaient dressés devant lui, revenaient malgré son effort pour ne pas les voir, s'imposaient. Si Benedetta, si Dario mangeaient de ces fruits? Benedetta, il l'écarta tout de suite, car il savait qu'elle faisait table à part avec sa tante, qu'il n'y avait rien de commun entre les deux cuisines. Mais Dario déjeunait chaque jour avec son oncle. Un instant, il vit Dario pris d'un spasme, tomber entre les bras du cardinal, comme le pauvre monsignor Gallo, la face grise, les yeux creux, foudroyé en deux heures.

Non, non! cela était affreux, il ne pouvait permettre une abomination pareille. Alors, son parti fut arrêté. Il allait attendre que la nuit fût complète; et, tout simplement, il prendrait le panier sur les genoux du curé, il le jetterait à la volée dans quelque trou d'ombre, sans dire un mot. Le curé comprendrait. L'autre, le jeune prêtre, ne s'apercevrait peut-être pas de l'aventure. D'ailleurs, peu importait, car il était bien décidé à ne pas même expliquer son acte. Et il se sentit tout à fait calmé, lorsque l'idée lui vint de jeter le panier, au moment où la voiture passerait sous la porte Furba, quelques kilomètres avant Rome. Dans les ténèbres de la porte, ce serait très bien, on ne pourrait rien voir.

—Nous nous sommes attardés, nous ne serons guère à Rome avant six heures, reprit-il tout haut, en se tournant vers Pierre. Mais vous aurez le temps d'aller vous habiller et de rejoindre votre ami.

Et, sans attendre la réponse, il s'adressa à Santobono:

—Vos figues arriveront bien tard.

—Oh! dit le curé, Son Éminence reçoit jusqu'à huit heures. Et puis, ce n'est pas pour ce soir, les figues! On ne mange pas de figues le soir. Ce sera pour demain matin.

Il retomba dans son silence, il ne parla plus.

—Pour demain matin, oui, oui! sans doute, répéta Prada. Et le cardinal pourra vraiment s'en régaler, si personne ne l'aide.

Pierre, étourdiment, donna alors une nouvelle qu'il savait.

—Il sera sans doute seul à les manger, car son neveu, le prince Dario, a dû partir aujourd'hui pour Naples, un petit voyage de convalescence, après l'accident qui l'a tenu au lit pendant un grand mois.

Brusquement, il s'arrêta, en songeant à qui il parlait. Mais le comte avait remarqué sa gêne.

—Allez, allez, mon cher monsieur Froment, vous ne me faites aucune peine. C'est déjà très ancien... Et il est parti, ce jeune homme, dites-vous?

—Oui, à moins qu'il n'ait remis son départ. Je m'attends à ne pas le retrouver au palais.

Pendant un instant, on n'entendit plus, de nouveau, que le roulement continu des roues. Et Prada se taisait, repris de trouble, rendu au malaise de son incertitude. Si pourtant Dario n'était pas là, de quoi allait-il se mêler? Toutes ces réflexions lui fatiguaient le crâne, et il finit par penser tout haut.

—S'il s'en est allé, ce doit être par convenance, afin de ne pas assister à la soirée des Buongiovanni, car la congrégation du Concile s'est réunie ce matin pour se prononcer définitivement, dans le procès que la comtesse m'a intenté... Oui, tout à l'heure, je saurai si l'annulation de notre mariage sera signée par le Saint-Père.

Sa voix était devenue un peu rauque, on sentait la vieille blessure se rouvrir et saigner, la plaie faite à son orgueil d'homme par cette femme qui était sienne et qui s'était refusée, en se réservant pour un autre. Son amie Lisbeth avait eu beau lui donner un enfant, l'accusation d'impuissance, l'outrage à sa virilité, renaissait sans cesse, lui gonflait le cœur d'aveugles colères. Il eut un violent et brusque frisson, comme si tout un grand souffle glacé lui eût traversé la chair; et, détournant l'entretien, il ajouta tout à coup:

—Il ne fait vraiment pas chaud, ce soir... Voici l'heure mauvaise, à Rome, l'heure de la tombée du jour, où l'on empoigne très bien une bonne fièvre, si l'on ne se méfie pas... Tenez! ramenez la couverture sur vos jambes, enveloppez-vous soigneusement.

Puis, comme on approchait de la porte Furba, le silence se fit encore, plus lourd, pareil au sommeil invincible qui endormait la Campagne, submergée dans la nuit. Enfin, la porte apparut, à la clarté des étoiles vives; et elle n'était autre qu'une arcade de l'Acqua Felice, sous laquelle passait la route. Ce débris d'aqueduc semblait, de loin, barrer le passage de sa masse énorme de vieux murs à demi écroulés. Ensuite, l'arche géante, toute noire d'ombre, se creusait, telle qu'un porche béant. Et l'on passait en pleines ténèbres, dans le roulement plus sonore des roues.

Lorsqu'on fut de l'autre côté, Santobono avait toujours sur les genoux le petit panier de figues, et Prada le regardait, bouleversé, se demandant par quelle subite paralysie de ses deux mains, il ne l'avait pas saisi, jeté aux ténèbres. Cependant, il y était décidé encore, quelques secondes avant de pénétrer sous la voûte. Il l'avait même regardé une dernière fois, pour bien calculer le mouvement qu'il aurait à faire. Que venait-il donc de se passer en lui? Et il se sentait en proie à une indécision grandissante, incapable désormais de vouloir un acte définitif, ayant le besoin d'attendre, dans l'idée sourde de se satisfaire pleinement et avant tout. Pourquoi se serait-il pressé maintenant, puisque Dario était sans doute parti et puisque ces figues ne seraient sûrement pas mangées avant le lendemain? Le soir même, il devait apprendre si la congrégation du Concile avait annulé son mariage, il saurait jusqu'à quel point la justice de Dieu était vénale et mensongère. Certes, il ne laisserait empoisonner personne, pas même le cardinal Boccanera, dont l'existence, cependant, lui importait si peu. Mais, depuis le départ de Frascati, n'était-ce pas le destin en marche que ce petit panier? Ne cédait-il pas à une jouissance d'absolu pouvoir, en se disant qu'il était le maître de l'arrêter ou de lui permettre d'aller jusqu'au bout de son œuvre de mort? Et, d'ailleurs, il s'abandonnait à la plus obscure des luttes, il ne raisonnait pas, les mains liées au point de ne pouvoir agir autrement, convaincu qu'il irait glisser une lettre d'avertissement dans la boîte aux lettres du palais, avant de se mettre au lit, tout en étant heureux de penser que, si pourtant il avait intérêt à ne pas le faire, il ne le ferait pas.

Alors, le reste de la route s'acheva, au milieu de ce silence las, dans le frisson du soir, qui semblait avoir glacé les trois hommes. Vainement, le comte, pour échapper au combat de ses réflexions, revint sur le gala des Buongiovanni, donnant des détails, décrivant les splendeurs auxquelles on allait assister: ses paroles tombaient rares, gênées et distraites. Puis, il s'efforça de réconforter Pierre, de le rendre à son espoir, en lui reparlant du cardinal Sanguinetti, si aimable, si plein de promesses; et, bien que le jeune prêtre rentrât très heureux, dans l'idée que son livre n'était pas condamné encore et qu'il triompherait peut-être, si on l'aidait, il répondit à peine, tout à sa rêverie. Santobono ne parla pas, ne bougea pas, comme disparu, noir dans la nuit noire. Et les lumières de Rome s'étaient multipliées, des maisons avaient reparu, à droite, à gauche, d'abord espacées largement, peu à peu ininterrompues. C'était le faubourg, des champs de roseaux encore, des haies vives, des oliviers dont la tête dépassait les long murs de clôture, de grands portails aux piliers surmontés de vases, enfin la ville, avec ses rangées de petites maisons grises, de commerces pauvres, de cabarets borgnes, d'où sortaient parfois des cris et des bruits de bataille.

Prada voulut absolument conduire ses compagnons rue Giulia, à cinquante mètres du palais.

—Cela ne me gêne pas, et d'aucune façon, je vous assure... Voyons, vous ne pouvez achever la route à pied, pressés comme vous l'êtes!

Déjà, la rue Giulia dormait dans sa paix séculaire, absolument déserte, d'une mélancolie d'abandon, avec la double file morne de ses becs de gaz. Et, dès qu'il fut descendu de voiture, Santobono n'attendit pas Pierre, qui, d'ailleurs, passait toujours par la petite porte, sur la ruelle latérale.

—Au revoir, l'abbé.

—Au revoir, monsieur le comte. Mille grâces!

Alors, tous deux purent le suivre du regard jusqu'au palais Boccanera, dont la vieille porte monumentale, noire d'ombre, était encore grande ouverte. Un instant, ils virent sa haute taille rugueuse qui barrait cette ombre. Puis, il entra, il s'engouffra avec son petit panier, portant le destin.

XII

Il était dix heures, lorsque Pierre et Narcisse, qui avaient dîné au Café de Rome, où ils s'étaient ensuite oubliés dans une longue causerie, descendirent à pied le Corso pour se rendre au palais Buongiovanni. Ils eurent toutes les peines du monde à en gagner la porte. Les voitures arrivaient par files serrées, et la foule des curieux qui stationnaient, débordant, envahissant la chaussée, malgré les agents, devenait si compacte, que les chevaux n'avançaient plus. Dans la longue façade monumentale, les dix hautes fenêtres du premier étage flambaient, une grande clarté blanche, la clarté de plein jour des lampes électriques, qui éclairait, comme d'un coup de soleil, la rue, les équipages embourbés dans le flot humain, la houle des têtes ardentes et passionnées, au milieu de l'extraordinaire tumulte des gestes et des cris.

Et il n'y avait pas là que la curiosité habituelle de regarder passer des uniformes et descendre des femmes en riches toilettes, car Pierre entendit vite que cette foule était venue attendre l'arrivée du roi et de la reine, qui avaient promis de paraître au bal de gala, que le prince Buongiovanni donnait pour fêter les fiançailles de sa fille Celia avec le lieutenant Attilio Sacco, fils d'un des ministres de Sa Majesté. Puis, ce mariage était un ravissement, le dénouement heureux d'une histoire d'amour qui passionnait la ville entière, le coup de foudre, le couple jeune et si beau, la fidélité obstinée, victorieuse des obstacles, et cela dans des conditions romanesques, dont le récit circulait de bouche en bouche, mouillant tous les yeux, faisant battre tous les cœurs.

C'était cette histoire que Narcisse, au dessert, en attendant dix heures, venait encore de conter à Pierre, qui la connaissait en partie. On affirmait que, si le prince avait fini par céder, après une dernière scène épouvantable, il ne l'avait fait que sur la crainte de voir Celia quitter un beau soir le palais, au bras de son amant. Elle ne l'en menaçait pas, mais il y avait, dans son calme de vierge ignorante, un tel mépris de tout ce qui n'était pas son amour, qu'il la sentait capable des pires folies, commises ingénument. La princesse, sa femme, s'était désintéressée, en Anglaise flegmatique, belle encore, qui croyait avoir assez fait pour la maison en apportant les cinq millions de sa dot et en donnant cinq enfants à son mari. Le prince, inquiet et faible dans ses violences, où se retrouvait le vieux sang romain, gâté déjà par son mélange avec celui d'une race étrangère, n'agissait plus que sous la crainte de voir crouler sa maison et sa fortune, restées jusque-là intactes, au milieu des ruines accumulées du patriciat; et, en cédant enfin, il avait dû obéir à l'idée de se rallier par sa fille, d'avoir un pied solide au Quirinal, sans pourtant retirer l'autre du Vatican. Sans doute, c'était une honte brûlante, son orgueil saignait de s'allier à ces Sacco, des gens de rien. Mais Sacco était ministre, il avait marché si vite, de succès en succès, qu'il semblait en passe de monter encore, de conquérir, après le portefeuille de l'Agriculture, celui des Finances, qu'il convoitait depuis longtemps. Avec lui, c'était la faveur certaine du roi, la retraite assurée de ce côté, si le pape un jour sombrait. Puis, le prince avait pris des renseignements sur le fils, un peu désarmé devant cet Attilio si beau, si brave, si droit, qui était l'avenir, peut-être l'Italie glorieuse de demain. Il était soldat, on le pousserait aux plus hauts grades. On ajoutait méchamment que la dernière raison qui avait décidé le prince, fort avare, désespéré d'avoir à disperser sa fortune entre ses cinq enfants, était l'occasion heureuse de pouvoir donner à Celia une dot dérisoire. Et, dès lors, le mariage consenti, il avait résolu de célébrer les fiançailles par une fête retentissante, comme on n'en donnait plus que bien rarement à Rome, les portes ouvertes à tous les mondes, les souverains invités, le palais flambant ainsi qu'aux grands jours d'autrefois, quitte à y laisser un peu de cet argent qu'il défendait si âprement, mais voulant par bravoure prouver qu'il n'était pas vaincu et que les Buongiovanni ne cachaient rien, ne rougissaient de rien. A la vérité, on prétendait que cette bravoure superbe ne venait pas de lui, qu'elle lui avait été soufflée, sans même qu'il en eût conscience, par Celia, la tranquille, l'innocente, qui désirait montrer son bonheur, au bras d'Attilio, devant Rome entière, applaudissant à cette histoire d'amour qui finissait bien, comme dans les beaux contes de fées.

—Diable! dit Narcisse, qu'un flot de foule immobilisait, jamais nous n'arriverons en haut. Ils ont donc invité toute la ville!

Et, comme Pierre s'étonnait de voir passer un prélat en carrosse:

—Oh! vous allez en coudoyer plus d'un. Si les cardinaux n'osent se risquer, à cause de la présence des souverains, la prélature viendra sûrement. Il s'agit d'un salon neutre, où le monde noir et le monde blanc peuvent fraterniser. Puis, les fêtes ne sont pas si nombreuses, on s'y écrase.

Il expliqua qu'en dehors des deux grands bals que la cour donnait par hiver, il fallait des circonstances exceptionnelles pour décider le patriciat à offrir des galas pareils. Deux ou trois salons noirs ouvraient bien encore une fois leurs salons, vers la fin du carnaval. Mais, partout, les petites sauteries intimes remplaçaient les réceptions fastueuses. Quelques princesses avaient simplement leur jour. Et, quant aux rares salons blancs, ils gardaient une égale intimité, mélangée plus ou moins, car pas une maîtresse de maison n'était devenue la reine indiscutée du monde nouveau.

—Enfin, nous y sommes, reprit Narcisse dans l'escalier.

Pierre, inquiet, lui dit:

—Ne nous quittons pas. Je ne connais un peu que la fiancée, et je tiens à ce que vous me présentiez.

Mais c'était encore un effort rude et long, que de monter le vaste escalier, tellement la cohue des arrivants s'y bousculait. Même aux temps anciens, lors des chandelles de cire et des lampes à huile, jamais il n'avait resplendi d'un tel éclat de lumière. Des lampes électriques l'inondaient de clarté blanche, brûlant en bouquets dans les admirables candélabres de bronze qui ornaient les paliers. On avait caché les stucs froids des murs sous une suite de hautes tapisseries, l'Histoire de Psyché et de l'Amour, des merveilles restées dans la famille depuis la Renaissance. Un épais tapis recouvrait l'usure des marches, et des massifs de plantes vertes garnissaient les coins, des palmiers grands comme des arbres. Tout un sang nouveau affluait, chauffait l'antique demeure, une résurrection de vie qui montait avec le flot des femmes rieuses et sentant bon, les épaules nues, étincelantes de diamants.

Quand ils furent en haut, Pierre aperçut tout de suite, à l'entrée du premier salon, le prince et la princesse Buongiovanni, debout côte à côte, recevant leurs invités. Le prince, un blond qui grisonnait, grand et mince, avait les pâles yeux du Nord que sa mère lui avait légués, dans une face énergique d'ancien capitaine des papes. La princesse, au petit visage rond et délicat, paraissait à peine avoir trente ans, bien qu'elle eût dépassé la quarantaine, jolie toujours, d'une sérénité souriante que rien ne déconcertait, simplement heureuse de s'adorer elle-même. Elle portait une toilette de satin rose, toute rayonnante d'une merveilleuse parure de gros rubis, qui semblait allumer de courtes flammes sur sa peau fine et dans ses fins cheveux de blonde. Et, des cinq enfants, le fils aîné qui voyageait, les trois autres filles trop jeunes, encore en pension, Celia seule était là, Celia en petite robe de légère soie blanche, blonde elle aussi, délicieuse avec ses grands yeux d'innocence et sa bouche de candeur, gardant jusqu'au bout de son aventure d'amour son air de grand lis fermé, impénétrable en son mystère de vierge. Les Sacco venaient d'arriver seulement, et Attilio, qui était resté près de sa fiancée, portait son simple uniforme de lieutenant, mais si naïvement, si ouvertement heureux de son grand bonheur, que sa jolie tête, à la bouche de tendresse, aux yeux de vaillance, en resplendissait, d'un éclat extraordinaire de jeunesse et de force. Tous les deux, l'un près de l'autre, dans ce triomphe de leur passion, apparaissaient, dès le seuil, comme la joie, la santé même de la vie, l'espoir illimité aux promesses du lendemain; et tous les invités qui entraient les voyaient ainsi, ne pouvaient s'empêcher de sourire, s'attendrissaient, oubliant leur curiosité maligne et bavarde, jusqu'à donner leur cœur à ce couple d'amour, si beau et si ravi.

Narcisse s'était avancé pour présenter Pierre. Mais Celia ne lui en laissa pas le temps. Elle fit un pas à la rencontre du prêtre, elle le mena à son père et à sa mère.

—Monsieur l'abbé Pierre Froment, un ami de ma chère Benedetta.

Il y eut des saluts cérémonieux. Pierre fut très touché de cette bonne grâce de la jeune fille, qui lui dit ensuite:

—Benedetta va venir avec sa tante et Dario. Elle doit être si heureuse, ce soir! Et vous verrez comme elle est belle!

Pierre et Narcisse la félicitèrent alors. Mais ils ne pouvaient rester là, le flot les poussait, le prince et la princesse n'avaient que le temps de saluer d'un branle aimable et continu de la tête, noyés, débordés. Et Celia, quand elle eut mené les deux amis à Attilio, dut revenir prendre sa place de petite reine de la fête, près de ses parents.

Narcisse connaissait un peu Attilio. Il y eut des félicitations nouvelles et des poignées de main. Puis, curieusement, tous deux manœuvrèrent pour s'arrêter un instant dans ce premier salon, où le spectacle en valait vraiment la peine. C'était une vaste pièce, tendue de velours vert, à fleurs d'or, qu'on appelait la salle des armures, et qui contenait en effet une collection d'armures très remarquable, des cuirasses, des haches d'armes, des épées, ayant presque toutes appartenu à des Buongiovanni, au quinzième siècle et au seizième. Et, au milieu de ces rudes outils de guerre, on voyait une adorable chaise à porteurs du siècle dernier, ornée des dorures et des peintures les plus délicates, dans laquelle l'arrière-grand'mère du Buongiovanni actuel, la célèbre Bettina, une beauté légendaire, se faisait conduire aux offices. D'ailleurs, sur les murs, ce n'étaient que tableaux historiques, batailles, signatures de traités, réceptions royales, où les Buongiovanni avaient joué un rôle; sans compter les portraits de famille, de hautes figures d'orgueil, capitaines de terre et de mer, grands dignitaires de l'Église, prélats, cardinaux, parmi lesquels, à la place d'honneur, triomphait le pape, le Buongiovanni vêtu de blanc, dont l'avènement au trône pontifical avait enrichi la longue descendance. Et c'était parmi ces armures, près de la galante chaise à porteurs, c'était au-dessous de ces antiques portraits, que les Sacco, le mari et la femme, venaient de s'arrêter, eux aussi, à quelques pas des maîtres de la maison, prenant leur part des félicitations et des saluts.

—Tenez! souffla tout bas Narcisse à Pierre, les Sacco, là, en face de nous, ce petit homme noir et cette dame en soie mauve.

Pierre reconnut Stefana, qu'il avait rencontrée chez le vieil Orlando, avec sa figure claire au gentil sourire, ses traits menus que noyait un embonpoint naissant. Mais ce fut surtout le mari qui l'intéressa, brun et sec, les yeux gros dans un teint de jaunisse, le menton proéminent et le nez en bec de vautour, un masque gai de Polichinelle napolitain, et dansant, criant, et d'une belle humeur si envahissante, que les gens, autour de lui, étaient gagnés tout de suite. Il avait une faconde extraordinaire, une voix surtout, un instrument de charme et de conquête incomparable. Rien qu'à le voir, dans ce salon, séduire si aisément les cœurs, on comprenait ses succès foudroyants, au milieu du monde brutal et médiocre de la politique. Pour le mariage de son fils, il venait de manœuvrer avec une adresse rare, affectant une délicatesse outrée, contre Celia, contre Attilio lui-même, déclarant qu'il refusait son consentement, de peur qu'on ne l'accusât de voler une dot et un titre. Il n'avait cédé qu'après les Buongiovanni, il avait voulu prendre auparavant l'avis du vieil Orlando, dont la haute loyauté héroïque était proverbiale dans l'Italie entière; d'autant plus qu'en agissant ainsi, il savait aller au-devant d'une approbation, car le héros ne se gênait pas pour répéter tout haut que les Buongiovanni devaient être enchantés d'accueillir dans leur famille son petit-neveu, un beau garçon, de cœur sain et brave, qui régénérerait leur vieux sang épuisé, en faisant à leur fille de beaux enfants. Et Sacco, dans toute cette affaire, s'était merveilleusement servi du nom légendaire d'Orlando, faisant sonner sa parenté, montrant une vénération filiale pour le glorieux fondateur de la patrie, sans paraître vouloir se douter un instant à quel point celui-ci le méprisait et l'exécrait, désespéré de son arrivée au pouvoir, convaincu qu'il mènerait le pays à la ruine et à la honte.

—Ah! reprit Narcisse, en s'adressant à Pierre, un homme souple et pratique, que les soufflets ne gênent pas! Il en faut, paraît-il, de ces hommes sans scrupules, dans les États tombés en détresse, qui traversent des crises politiques, financières et morales. On dit que celui-ci, avec son aplomb imperturbable, l'ingéniosité de son esprit, ses infinies ressources de résistance qui ne reculent devant rien, a complètement conquis la faveur du roi... Mais voyez donc, voyez donc, si l'on ne croirait pas qu'il est déjà le maître de ce palais, au milieu du flot de courtisans qui l'entoure!

En effet, les invités qui passaient en saluant devant les Buongiovanni, s'amassaient autour de Sacco; car il était le pouvoir, les places, les pensions, les croix; et, si l'on souriait encore de le trouver là, avec sa maigreur noire et turbulente, parmi les grands ancêtres de la maison, on l'adulait comme la puissance nouvelle, cette force démocratique, si trouble encore, qui se levait de partout, même de ce vieux sol romain, où le patriciat gisait en ruines.

—Mon Dieu! quelle foule! murmura Pierre. Quels sont donc tous ces gens?

—Oh! répondit Narcisse, c'est déjà très mêlé. Ils n'en sont plus ni au monde noir, ni au monde blanc; ils en sont au monde gris. L'évolution était fatale, l'intransigeance d'un cardinal Boccanera ne peut être celle d'une ville entière, d'un peuple. Le pape seul dira toujours non, restera immuable. Mais, autour de lui, tout marche et se transforme, invinciblement. De sorte que, malgré les résistances, dans quelques années, Rome sera italienne... Vous savez que, dès maintenant, lorsqu'un prince a deux fils, l'un reste au Vatican, l'autre passe au Quirinal. Il faut vivre, n'est-ce pas? Les grandes familles, en danger de mort, n'ont pas l'héroïsme de pousser l'obstination jusqu'au suicide... Et je vous ai déjà dit que nous étions ici sur un terrain neutre, car le prince Buongiovanni a compris un des premiers la nécessité de la conciliation. Il sent sa fortune morte, il n'ose la risquer ni dans l'industrie ni dans les affaires, il la voit déjà émiettée entre ses cinq enfants, qui l'émietteront à leur tour; et c'est pourquoi il s'est mis du côté du roi, sans vouloir rompre avec le pape, par prudence... Aussi voyez-vous, dans ce salon, l'image exacte de la débâcle, du pêle-mêle qui règne dans les opinions et dans les idées du prince.

Il s'interrompit, pour nommer des personnages qui entraient.

—Tenez! voici un général, très aimé, depuis sa dernière campagne en Afrique. Nous aurons ce soir beaucoup de militaires, tous les supérieurs d'Attilio, qu'on a invités pour faire un entourage de gloire au jeune homme... Et tenez! voici l'ambassadeur d'Allemagne. Il est à croire que le corps diplomatique viendra presque en entier, à cause de la présence de Leurs Majestés... Et, par opposition, vous voyez bien ce gros homme, là-bas? C'est un député fort influent, un enrichi de la bourgeoisie nouvelle. Il n'était encore, il y a trente ans, qu'un fermier du prince Albertini, un de ces mercanti di campagna, qui battaient la Campagne romaine, en bottes fortes et en chapeau mou... Et, maintenant, regardez ce prélat qui entre...

—Celui-ci, je le connais, dit Pierre. C'est monsignor Fornaro.

—Parfaitement, monsignor Fornaro, un personnage. Vous m'avez en effet conté qu'il est rapporteur, dans l'affaire de votre livre... Un prélat délicieux! Avez-vous remarqué de quelle révérence il vient de saluer la princesse? Et quelle noble allure, quelle grâce, sous son petit manteau de soie violette!

Narcisse continua à énumérer ainsi des princes et des princesses, des ducs et des duchesses, des hommes politiques et des fonctionnaires, des diplomates et des ministres, des bourgeois et des officiers, le plus incroyable tohu-bohu, sans compter la colonie étrangère, des Anglais, des Américains, des Allemands, des Espagnols, des Russes, la vieille Europe et les deux Amériques. Puis, il revint brusquement aux Sacco, à la petite madame Sacco, pour raconter les efforts héroïques qu'elle avait faits, dans la bonne pensée d'aider les ambitions de son mari, en ouvrant un salon. Cette femme douce, l'air modeste, était une personne très rusée, pourvue des qualités les plus solides, la patience et la résistance piémontaises, l'ordre, l'économie. Aussi, dans le ménage, rétablissait-elle l'équilibre, que le mari compromettait par son exubérance. Il lui devait beaucoup, sans que personne s'en doutât. Mais, jusqu'ici, elle avait échoué à opposer, aux derniers des salons noirs, un salon blanc qui fît l'opinion. Elle ne réunissait toujours que des gens de son monde, pas un prince n'était venu, on dansait le lundi chez elle, comme on dansait dans vingt autres petits salons bourgeois, sans éclat et sans puissance. Le véritable salon blanc, menant les hommes et les choses, maître de Rome, restait encore à l'état de chimère.

—Regardez son mince sourire, pendant qu'elle examine tout ici, reprit Narcisse. Je suis bien sûr qu'elle s'instruit et qu'elle dresse des plans. A présent qu'elle va être alliée à une famille princière, peut-être espère-t-elle avoir enfin la belle société.

La foule devenait telle, dans la pièce, grande pourtant, qu'ils étouffaient, bousculés, serrés contre un mur. Aussi l'attaché d'ambassade emmena-t-il le prêtre, en lui donnant des détails sur ce premier étage du palais, un des plus somptueux de Rome, célèbre par la magnificence des appartements de réception. On dansait dans la galerie de tableaux, une salle longue de vingt mètres, royale, débordante de chefs-d'œuvre, dont les huit fenêtres ouvraient sur le Corso. Le buffet était dressé dans la salle des Antiques, une salle de marbre, où il y avait une Vénus, découverte près du Tibre, et qui rivalisait avec celle du Capitole. Puis, c'était une suite de salons merveilleux, encore resplendissants du luxe ancien, tendus des étoffes les plus rares, ayant gardé de leurs mobiliers d'autrefois des pièces uniques, que guettaient les antiquaires, dans l'espoir de la ruine future, inévitable. Et, parmi ces salons, un surtout était fameux, le petit salon des glaces, une pièce ronde, de style Louis XV, entièrement garnie de glaces, dans des cadres de bois sculpté, d'une extrême richesse et d'un rococo exquis.

—Tout à l'heure, vous verrez tout cela, dit Narcisse. Mais entrons ici, si nous voulons respirer un peu... C'est ici qu'on a apporté les fauteuils de la galerie voisine, pour les belles dames désireuses de s'asseoir, d'être vues et d'être aimées.

Le salon était vaste, drapé de la plus admirable tenture de velours de Gênes qu'on pût voir, cet ancien velours jardinière, à fond de satin pâle, à fleurs éclatantes, mais dont les verts, les bleus, les rouges se sont divinement pâlis, d'un ton doux et fané de vieilles fleurs d'amour. Il y avait là, sur les consoles, dans les vitrines, les objets d'art les plus précieux du palais, des coffrets d'ivoire, des bois sculptés, peints et dorés, des pièces d'argenterie, un entassement de merveilles. Et, sur les sièges nombreux, des dames en effet s'étaient déjà réfugiées, fuyant la cohue, assises par petits groupes, riant et causant avec les quelques hommes qui avaient découvert ce coin de grâce et de galanterie. Rien n'était plus aimable à regarder, sous le vif éclat des lampes, que ces nappes d'épaules nues, d'une finesse de soie, que ces nuques souples, où se tordaient les chevelures blondes ou brunes. Les bras nus sortaient du fouillis charmant des toilettes tendres, tels que de vivantes fleurs de chair. Les éventails battaient avec lenteur, comme pour aviver les feux des pierres précieuses, jetant à chaque souffle une odeur de femme, mêlée à un parfum dominant de violettes.

—Tiens! s'écria Narcisse, notre bon ami, monsignor Nani, qui salue là-bas l'ambassadrice d'Autriche.

Dès que Nani aperçut le prêtre et son compagnon, il vint à eux; et, tous trois, ils gagnèrent l'embrasure d'une fenêtre, pour causer un instant à l'aise. Le prélat souriait, l'air enchanté de la beauté de la fête, mais gardant la sérénité d'une âme triplement cuirassée d'innocence, au milieu de toutes ces épaules étalées, comme s'il ne les avait pas même vues.

—Ah! mon cher fils, dit-il à Pierre, que je suis heureux de vous rencontrer!... Eh bien! que dites-vous de notre Rome, quand elle se mêle de donner des fêtes?

—Mais c'est superbe, monseigneur!

Il parlait avec attendrissement de la haute piété de Celia, il affectait de ne voir chez le prince et la princesse que des fidèles du Vatican, pour faire honneur à ce dernier de ce gala fastueux, sans paraître même savoir que le roi et la reine allaient venir. Puis, soudain:

—J'ai pensé à vous toute la journée, mon cher fils. Oui, j'avais appris que vous étiez allé voir Son Éminence le cardinal Sanguinetti, pour votre affaire... Voyons, comment vous a-t-il reçu?

—Oh! très paternellement... D'abord, il m'a fait entendre l'embarras où le mettait sa situation de protecteur de Lourdes. Mais, comme je partais, il s'est montré charmant, il m'a formellement promis son aide, avec une délicatesse dont j'ai été très touché.

—Vraiment, mon cher fils! Du reste, vous ne m'étonnez pas, Son Excellence est si bonne!

—Et, monseigneur, je dois ajouter que je suis revenu le cœur léger, plein d'espérance. Désormais, il me semble que mon procès est à moitié gagné.

—C'est bien naturel, je comprends cela.

Nani souriait toujours, de son fin sourire d'intelligence, aiguisé d'une pointe d'ironie, si discrète, qu'on n'en sentait pas la piqûre. Après un court silence, il ajouta très simplement:

—Le malheur est que votre livre a été condamné, avant-hier, par la congrégation de l'Index, qui s'est réunie tout exprès, sur une convocation du secrétaire. Et l'arrêt sera même porté à la signature de Sa Sainteté après-demain.

Pierre, étourdi, le regardait. L'écroulement du vieux palais sur sa tête ne l'aurait pas accablé davantage. C'était donc fini! le voyage qu'il avait fait à Rome, l'expérience qu'il était venu y tenter aboutissait donc à cette défaite, qu'il apprenait ainsi brusquement, au milieu de cette fête! Et il n'avait même pu se défendre, il avait perdu les jours, sans trouver à qui parler, devant qui plaider sa cause! Une colère montait en lui, il ne put s'empêcher de dire à demi-voix, amèrement:

—Ah! comme on m'a dupé! Ce cardinal qui me disait ce matin: Si Dieu est avec vous, il vous sauvera, même malgré vous! Oui, oui, je comprends à cette heure, il jouait sur les mots, il ne me souhaitait qu'un désastre, pour que la soumission me gagnât le ciel... Me soumettre, ah! je ne puis pas, je ne puis pas encore! J'ai le cœur trop gonflé d'indignation et de chagrin.

Curieusement, Nani l'écoutait, l'étudiait.

—Mais, mon cher fils, rien n'est définitif, tant que le Saint-Père n'aura pas signé. Vous avez la journée de demain, et même la matinée d'après-demain. Un miracle est toujours possible.

Et, baissant la voix, le prenant à part, pendant que Narcisse, en esthète amoureux des cols allongés et des gorges puériles, examinait les dames:

—Écoutez, j'ai une communication à vous faire, en grand secret... Tout à l'heure, pendant le cotillon, venez me rejoindre dans le petit salon des glaces. Nous y causerons à l'aise.

Pierre promit d'un signe de tête; et, discrètement, le prélat s'éloigna, se perdit au milieu de la foule. Mais les oreilles du prêtre bourdonnaient, il ne pouvait plus espérer. Que ferait-il en un jour, puisqu'il avait perdu trois mois, sans arriver seulement à être reçu par le pape? Dans son étourdissement, il entendit Narcisse, qui lui parlait d'art.

—C'est étonnant comme le corps de la femme s'est abîmé, depuis nos affreux temps de démocratie. Il s'empâte, il devient horriblement commun. Voyez donc là, devant nous, pas une qui ait la ligne florentine, la poitrine petite, le col dégagé et royal...

Il s'interrompit, pour s'écrier:

—Ah! en voici une qui est assez bien, la blonde, avec des bandeaux... Tenez! celle que monsignor Fornaro vient d'aborder.

Depuis un instant, en effet, monsignor Fornaro allait de belle dame en belle dame, d'un air d'aimable conquête. Il était superbe, ce soir-là, avec sa haute taille décorative, ses joues fleuries, sa bonne grâce victorieuse. Aucune histoire leste ne circulait sur son compte, il était accepté simplement comme un prélat galant qui se plaisait dans la compagnie des femmes. Et il s'arrêtait, causait, se penchait au-dessus des épaules nues, les frôlait, les respirait, les lèvres humides et les yeux riants, dans une sorte de ravissement dévot.

Il aperçut Narcisse, qu'il rencontrait parfois. Il s'avança. Le jeune homme dut le saluer.

—Vous allez bien, monseigneur, depuis que j'ai eu l'honneur de vous voir à l'ambassade?

—Oh! très bien, très bien!... Hein? quelle délicieuse fête!

Pierre s'était incliné. C'était cet homme, dont le rapport avait fait condamner son livre; et il lui reprochait surtout son air de caresse, les promesses menteuses de son accueil si charmant. Mais le prélat, très fin, dut sentir qu'il avait appris l'arrêt de la congrégation. Aussi trouva-t-il plus digne de ne pas le reconnaître ouvertement. Il se contenta, lui aussi, d'incliner la tête, avec un léger sourire.

—Que de monde! répéta-t-il, et que de belles personnes! On ne va bientôt plus pouvoir circuler dans ce salon.

Maintenant, tous les sièges y étaient occupés par des dames, et l'on commençait à y étouffer, au milieu de ce parfum de violettes, que chauffait la fauve odeur des nuques blondes ou brunes. Les éventails battaient plus vifs, des rires clairs s'élevaient, dans le brouhaha grandissant, toute une rumeur de conversation, où l'on entendait circuler les mêmes mots. Quelque nouvelle, sans doute, venait d'être apportée, un bruit qui se chuchotait, qui jetait la fièvre de groupe en groupe.

Monsignor Fornaro, très au courant, voulut donner lui-même la nouvelle, qu'on ne disait pas encore à voix haute.

—Vous savez ce qui les passionne toutes?

—La santé du Saint-Père? demanda Pierre, dans son inquiétude. Est-ce que la situation s'est encore aggravée ce soir?

Le prélat le regarda, étonné. Puis, avec une sorte d'impatience:

—Oh! non, oh! non, Sa Sainteté va beaucoup mieux, Dieu merci! Quelqu'un du Vatican me disait tout à l'heure qu'elle avait pu se lever, cette après-midi, et recevoir ses intimes, ainsi qu'à l'habitude.

—On a eu tout de même grand'peur, interrompit à son tour Narcisse. A l'ambassade, j'avoue que nous n'étions pas rassurés, parce qu'un conclave, en ce moment, serait une chose grave pour la France. Elle n'y aurait aucun pouvoir, notre gouvernement républicain a tort de traiter la papauté comme une quantité négligeable... Seulement, sait-on jamais si le pape est malade ou non? J'ai appris d'une façon certaine qu'il a failli être emporté, l'autre hiver, lorsque personne n'en soufflait mot; tandis que, la dernière fois, lorsque tous les journaux le tuaient, en parlant d'une bronchite, je l'ai vu, moi qui vous parle, très gaillard et très gai... Il est malade, quand il le faut, je crois.

D'un geste pressé, monsignor Fornaro écarta ce sujet importun.

—Non, non, on est rassuré, on n'en cause déjà plus... Ce qui passionne toutes ces dames, c'est qu'aujourd'hui la congrégation du Concile a voté l'annulation du mariage, dans l'affaire Prada, à une grosse majorité.

De nouveau, Pierre s'émut. N'ayant eu le temps de voir personne au palais Boccanera, à son retour de Frascati, il craignait que la nouvelle ne fût fausse. Et le prélat crut devoir donner sa parole d'honneur.

—La nouvelle est certaine, je la tiens d'un membre de la congrégation.

Mais, brusquement, il s'excusa, s'échappa.

—Pardon! voici une dame que je n'avais pas aperçue et que je désire saluer.

Tout de suite, il courut, s'empressa devant elle. Ne pouvant s'asseoir, il resta debout, courbant sa grande taille, comme s'il eût enveloppé de sa galante courtoisie la jeune femme, si fraîche, si nue, qui riait d'un si beau rire, sous l'effleurement léger du petit manteau de soie violette.

—Vous connaissez cette dame, n'est-ce pas? demanda Narcisse à Pierre. Non! vraiment?... C'est la bonne amie du comte Prada, la toute charmante Lisbeth Kauffmann, qui vient de lui donner un gros garçon, et qui reparaît ce soir pour la première fois dans le monde... Vous savez qu'elle est Allemande, qu'elle a perdu ici son mari, et qu'elle peint un peu, assez joliment même. On pardonne beaucoup à ces dames de la colonie étrangère, et celle-ci est particulièrement aimée, pour la belle humeur avec laquelle elle reçoit, dans son petit palais de la rue du Prince-Amédée... Vous pensez si la nouvelle qui circule de l'annulation du mariage, doit l'amuser!

Elle était vraiment exquise, cette Lisbeth, très blonde, très rose, très gaie, avec sa peau de satin, son visage de lait, ses yeux si tendrement bleus, sa bouche dont l'aimable sourire était célèbre pour sa grâce. Et, dans sa toilette de soie blanche pailletée d'or, elle avait surtout, ce soir-là, une telle joie de vivre, une telle certitude heureuse, à se sentir libre, aimante et aimée, qu'autour d'elle la nouvelle qu'on chuchotait, les méchancetés dites derrière les éventails, semblaient tourner à son triomphe. Tous les regards s'étaient un instant fixés sur elle. On répétait son mot à Prada, quand elle s'était vue enceinte, des œuvres d'un homme que l'Église décrétait aujourd'hui d'impuissance: «Mon pauvre ami, c'est donc d'un petit Jésus que je vais accoucher!» Et des rires s'étouffaient, d'irrespectueuses plaisanteries circulaient tout bas, de bouche à oreille, tandis qu'elle, radieuse dans son insolente sérénité, acceptait d'un air de ravissement les galanteries de monsignor Fornaro, qui la félicitait sur une toile, une Vierge au lis, envoyée par elle à une Exposition.

Ah! cette annulation de mariage, qui défrayait la chronique scandaleuse de Rome depuis un an, quelle rumeur dernière elle produisait, en tombant ainsi au beau milieu de ce bal! Le monde noir et le monde blanc l'avaient longtemps choisie comme un champ de bataille, pour y échanger les plus incroyables médisances, des commérages sans fin, des histoires à dormir debout. Et c'était fini cette fois, le Vatican imperturbable osait prononcer l'annulation, sous le prétexte que le mariage n'avait pu être consommé, par suite de l'impuissance du mari. Rome entière allait en rire, avec son libre scepticisme, dès qu'il s'agissait des affaires d'argent de l'Église. Personne déjà n'ignorait les incidents de la lutte, Prada révolté qui s'était tenu à l'écart, les Boccanera inquiets qui avaient remué ciel et terre, et l'argent distribué aux créatures des cardinaux pour acheter leur influence, et la grosse somme dont on avait payée indirectement le rapport enfin favorable de monsignor Palma. On parlait de plus de cent mille francs en tout, ce qu'on ne trouvait pas trop cher, car un autre divorce, celui d'une comtesse française, avait coûté près d'un million. Le Saint-Père avait tant de besoins! Et cela, d'ailleurs, ne fâchait personne, on se contentait d'en plaisanter malignement, les éventails battaient toujours dans la chaleur croissante, les dames avaient un frémissement d'aise, sous le vol discret des mots légers, murmurés à peine, qui frôlaient leurs épaules nues.

—Oh! que la contessina doit être contente! reprit Pierre. Je n'avais pas compris pourquoi sa petite amie nous disait, à notre arrivée, qu'elle allait être, ce soir, si heureuse et si belle... Et c'est à cause de cela, certainement, qu'elle va venir, elle qui, depuis ce procès, se considérait comme en deuil.

Mais Lisbeth, ayant rencontré les yeux de Narcisse, lui avait souri, et il dut aller la saluer à son tour, car il la connaissait, pour avoir traversé son atelier, comme toute la colonie étrangère. Il revenait près de Pierre, lorsqu'une nouvelle émotion parut agiter les aigrettes de diamants et les fleurs, dans les chevelures. Des têtes se tournèrent, le brouhaha grandit.

—Eh! c'est le comte Prada en personne! murmura Narcisse émerveillé. Une jolie carrure tout-de même! Habillez-le de velours et d'or, et quelle figure de bel aventurier du quinzième siècle, mordant sans scrupule à toutes les jouissances!

Prada entrait, l'air très à l'aise, gai, presque triomphant. Et, au-dessus du large plastron blanc de la chemise, que l'habit encadrait de noir, il avait vraiment une haute mine de proie, avec ses yeux francs et durs, sa face énergique, barrée d'épaisses moustaches brunes. Jamais sa bouche vorace n'avait montré sa dentition de loup, dans un sourire de sensualité plus ravie. D'un regard rapide, il examina, déshabilla toutes les femmes. Puis, quand il eut aperçu Lisbeth, si gamine, si rose et si blonde, il s'adoucit, il vint très ouvertement à elle, sans s'inquiéter le moins du monde de l'ardente curiosité qui le dévisageait. Il se pencha, causa bas un instant, dès que monsignor Fornaro lui eut cédé la place. Sans doute la nouvelle qui courait lui fut confirmée par la jeune femme, car il eut un geste, un rire un peu forcé, en se relevant.

Ce fut alors qu'il vit Pierre et qu'il le rejoignit, dans l'embrasure de la fenêtre. Il serra également la main de Narcisse. Et, tout de suite, avec sa bravoure:

—Vous savez ce que je vous disais, en revenant ce soir de Frascati... Eh bien! il paraît que c'est fait, ils ont annulé mon mariage... C'est si gros, si impudent, si imbécile, que j'en doutais tout à l'heure.

—Oh! se permit de déclarer Pierre, la nouvelle est certaine. Elle vient de nous être confirmée par monsignor Fornaro, qui la tenait d'un membre de la congrégation. Et l'on assure que la majorité a été très forte.

Un rire encore secoua Prada.

—Non, non! on n'imagine pas une farce pareille! C'est le plus beau soufflet que je connaisse, donné à la justice et au simple bon sens. Ah! si l'on parvient aussi à faire casser le mariage civilement, et si mon amie que vous voyez là-bas, le veut bien, comme on s'amusera dans Rome! Mais oui! je l'épouserai à Sainte-Marie-Majeure, en grande pompe. Et il y a, de par le monde, un cher petit être qui sera de la fête, aux bras de sa nourrice!

Il riait trop haut, il était trop brutal, dans cette allusion à son enfant, preuve vivante de sa virilité. Souffrait-il donc, pour avoir aux lèvres un pli qui les retroussait, montrant ses dents blanches? On le sentait frémissant, en lutte contre un réveil de passion sourde, tumultueuse, qu'il ne s'avouait pas à lui-même.

—Et vous, mon cher abbé, reprit-il vivement, connaissez-vous l'autre nouvelle? Vous a-t-on dit que la comtesse allait venir?

Il nommait ainsi Benedetta, par habitude, oubliant qu'elle n'était plus sa femme.

—On vient de me le dire en effet, répondit Pierre.

Un moment, il hésita, avant d'ajouter, cédant au besoin de prévenir toute surprise fâcheuse:

—Sans doute nous verrons aussi le prince Dario, car il n'est pas parti pour Naples, comme je vous le disais. Un empêchement, à la dernière minute, je crois.

Prada ne riait plus. Il se contenta de murmurer, la face brusquement sérieuse:

—Ah! le cousin en est! Eh bien! nous les verrons, nous les verrons tous les deux!

Et il se tut, comme envahi d'un flot de pensées graves qui le forçaient à la réflexion, pendant que les deux amis continuaient de causer. Puis, il eut un geste d'excuse, il s'enfonça davantage dans l'embrasure, tira d'une poche un calepin, en déchira une feuille, sur laquelle, en grossissant seulement un peu les caractères, il écrivit au crayon ces quatre lignes: «Une légende assure que le figuier de Judas repousse à Frascati, mortel pour quiconque veut un jour être pape. N'en mangez pas les figues empoisonnées, ne les donnez ni à vos gens ni à vos poules». Et il plia la feuille, la cacheta avec un timbre-poste, mit l'adresse: «Son Éminence Révérendissime et Illustrissime le cardinal Boccanera». Quand il eut replacé le tout dans sa poche, il respira largement, il retrouva son rire.

C'était comme un malaise invincible, une lointaine terreur qui l'avait glacé. Sans qu'un raisonnement net se formulât en lui, il venait de sentir le besoin de s'assurer contre la tentation d'une lâcheté, d'une abomination possible. Et il n'aurait pu dire la relation des idées qui l'avait amené à écrire les quatre lignes, tout de suite, à l'endroit même où il se trouvait, sous peine du plus grand des malheurs. Il n'avait qu'une pensée bien arrêtée: il irait jeter le billet, en sortant du bal, dans la boîte du palais Boccanera. Maintenant, il était tranquille.

—Qu'avez-vous donc, mon cher abbé? demanda-t-il en se mêlant de nouveau à la conversation. Vous êtes tout assombri.

Et Pierre lui ayant fait part de la mauvaise nouvelle qu'il avait reçue, son livre condamné, l'unique journée qu'il aurait le lendemain pour agir encore, s'il ne voulait pas que son voyage à Rome fût une défaite, il se récria, comme si lui-même avait besoin d'agitation, d'étourdissement, afin d'espérer quand même et de vivre.

—Bah! bah! ne vous découragez donc pas, on y laisse toute sa force! C'est beaucoup qu'une journée, on fait tant de choses dans une journée! Une heure, une minute suffit pour que le destin agisse et change les défaites en victoires.

Il s'enfiévrait, il ajouta:

—Tenez! allons dans la salle de bal. Il paraît que c'est un prodige.

Il échangea un dernier regard tendre avec Lisbeth, tandis que Pierre et Narcisse le suivaient, tous trois se dégageant à grand'peine, gagnant la galerie voisine au milieu du flot pressé des jupes, parmi cette houle de nuques et d'épaules, d'où montait la passion qui fait la vie, l'odeur d'amour et de mort.

Dans une splendeur incomparable, la galerie se déroulait, large de dix mètres, longue de vingt, avec ses huit fenêtres qui donnaient sur le Corso, nues, sans rideaux de vitrage, incendiant les maisons d'en face. C'était une clarté éblouissante, sept paires d'énormes candélabres de marbre, que des bouquets de lampes électriques changeaient en torchères géantes, pareilles à des astres; et, en haut, tout le long des corniches, d'autres lampes, enfermées dans des fleurs aux teintes claires, faisaient une miraculeuse guirlande de fleurs de flamme, des tulipes, des pivoines, des roses. L'ancien velours rouge des murs, lamé d'or, prenait un reflet de brasier, un ton de braise vive. Aux portes et aux fenêtres, les tentures étaient de vieille dentelle, brodée de soies de couleur, des fleurs encore, d'une intensité vivante. Mais, sous le plafond somptueux, aux caissons ornés de rosaces d'or, la richesse sans pareille, unique au monde, était la collection de chefs-d'œuvre, telle qu'aucun musée n'en offrait de plus belle. Il y avait là des Raphaël, des Titien, des Rembrandt et des Rubens, des Velasquez et des Ribera, des œuvres fameuses entre toutes, qui soudainement, dans cet éclairage inattendu, apparaissaient triomphantes de jeunesse, comme réveillées à l'immortelle vie du génie. Et, Leurs Majestés ne devant arriver que vers minuit, le bal venait d'être ouvert, une valse emportait des couples, des vols de toilettes tendres, au travers de la cohue fastueuse, un ruissellement de décorations et de joyaux, d'uniformes brodés d'or et de robes brodées de perles, dans un débordement sans cesse élargi de velours, de soie et de satin.

—C'est prodigieux vraiment! déclara Prada, de son air excité. Venez donc par ici, nous allons nous remettre dans une embrasure de fenêtre. Il n'y a pas de meilleure place pour bien voir, sans être trop bousculé.

Ils avaient perdu Narcisse, ils ne se trouvèrent plus que deux, Pierre et le comte, quand ils eurent gagné enfin l'embrasure désirée. L'orchestre, placé sur une petite estrade, au fond, venait de finir la valse, et les danseurs s'étaient remis à marcher lentement, d'un air d'étourdissement ravi, au milieu du flot envahissant de la foule, lorsqu'il se produisit une entrée qui fit tourner les têtes. Donna Serafina, en toilette de satin cramoisi, comme si elle eût porté les couleurs de son frère le cardinal, arrivait royalement au bras de l'avocat consistorial Morano. Et jamais elle ne s'était serrée davantage, d'une taille mince de jeune fille; jamais sa face dure de vieille demoiselle, coupée de grands plis, à peine adoucie par les cheveux blancs, n'avait exprimé une si têtue et si victorieuse domination. Il y eut un murmure d'approbation discrète, une sorte de soulagement public, car le monde romain avait absolument condamné la conduite indigne de Morano, rompant une liaison de trente années, à laquelle les salons s'étaient habitués, ainsi qu'à un légitime mariage. On parlait d'un caprice inavouable pour une petite bourgeoise, d'un mauvais prétexte de rupture, à la suite d'une querelle survenue au sujet du divorce de Benedetta, alors compromis. La brouille avait duré près de deux mois, au grand scandale de Rome, où persiste le culte des longues tendresses fidèles. Aussi la réconciliation touchait-elle tous les cœurs, comme une des plus heureuses conséquences du procès, gagné ce jour-là, devant la congrégation du Concile. Morano repentant, donna Serafina reparaissant à son bras, dans cette fête, c'était très bien, l'amour vainqueur, les bonnes mœurs sauvées, l'ordre rétabli.

Mais il y eut une sensation plus profonde, dès que, derrière sa tante, on aperçut Benedetta qui entrait avec Dario, côte à côte. Le jour même où son mariage venait d'être annulé, cette indifférence tranquille des ordinaires convenances, cette victoire de leur amour avouée, célébrée devant tous, apparut d'une audace si jolie, d'une telle bravoure de jeunesse et d'espoir, qu'elle leur fut aussitôt pardonnée, dans une rumeur d'universelle admiration. Comme pour Celia et Attilio, les cœurs volaient à eux, à l'éclat de beauté dont ils rayonnaient, à l'extraordinaire bonheur dont resplendissaient leurs visages. Dario, encore pâli par sa longue convalescence, était, dans sa délicatesse un peu mince, avec ses beaux yeux clairs de grand enfant, sa barbe brune et frisée de jeune dieu, d'une fierté svelte, où se retrouvait tout le vieux sang princier des Boccanera. Benedetta, la très blanche sous son casque de cheveux noirs, la très calme, la très sage, avait son beau rire, ce rire si rare chez elle, mais d'une séduction irrésistible, qui la transfigurait, donnait un charme de fleur à sa bouche un peu forte, emplissait d'une clarté de ciel l'infini de ses grands yeux sombres, insondables. Et, dans cette enfance qui lui revenait, si gaie, si bonne, elle avait eu le délicieux instinct de se mettre en robe blanche, une robe tout unie de jeune fille, dont le symbole disait sa virginité, le grand lis pur qu'elle était restée obstinément, pour le mari de son choix. Rien de sa chair ne se montrait encore, pas même la discrète échancrure permise sur la gorge. C'était le mystère d'amour impénétrable, redoutable, une beauté souveraine de femme, dont la toute-puissance dormait là, voilée de blanc. Aucune parure, pas un bijou, ni aux mains, ni aux oreilles. Sur le corsage, rien qu'un collier, mais un collier de reine, le fameux collier de perles des Boccanera, qu'elle tenait de sa mère et que Rome entière connaissait, des perles d'une grosseur fabuleuse, jetées là, à son cou, négligemment, et qui suffisaient, dans sa robe simple, à lui donner la royauté.

—Oh! murmura Pierre extasié, qu'elle est heureuse et qu'elle est belle!

Tout de suite, il regretta d'avoir ainsi pensé à voix haute; car il entendit, à son côté, une plainte sourde de fauve, un involontaire grondement, qui lui rappela la présence du comte. Celui-ci, d'ailleurs, étouffa ce cri de sa blessure, brusquement rouverte. Et il eut encore la force d'affecter une gaieté brutale.

—Fichtre! ils ne manquent pas d'aplomb, tous les deux! J'espère bien qu'on va les marier et les coucher devant nous.

Puis, regrettant cette grossièreté de plaisanterie, où se révoltait la souffrance de son désir inassouvi de mâle, il voulut se montrer indifférent.

—Elle est vraiment jolie, ce soir. Vous savez qu'elle a les plus belles épaules du monde, et que c'est un vrai succès pour elle que de paraître plus belle encore, en ne les montrant pas.

Il continua, parvint à causer d'un air détaché, contant de menus faits sur celle qu'il s'obstinait à nommer la comtesse. Mais il s'était renfoncé un peu dans l'embrasure, de crainte sans doute qu'on ne remarquât sa pâleur, le tic douloureux qui contractait ses lèvres. Il n'était pas en état de lutter, de se faire voir riant et insolent, à côté de la joie du couple, si naïvement affichée. Et il fut heureux du répit que lui donna, à ce moment, l'arrivée du roi et de la reine.

—Ah! voici Leurs Majestés! s'écria-t-il en se tournant vers la fenêtre. Voyez donc cette bousculade, dans la rue!

En effet, malgré les vitres fermées, un tumulte de foule montait des trottoirs. Et Pierre, ayant regardé, vit, dans le reflet des lampes électriques, une nappe de têtes humaines envahir la chaussée et se presser autour des carrosses. Déjà, à plusieurs reprises, il avait rencontré le roi, pendant ses promenades quotidiennes à la villa Borghèse, venant là comme un modeste particulier, un brave bourgeois, sans gardes, sans escorte, n'ayant avec lui, dans sa victoria, qu'un aide de camp. D'autres fois, il était seul, il conduisait un léger phaéton, accompagné simplement d'un valet de pied en livrée noire. Même une fois, il avait emmené la reine, tous deux assis côte à côte, en bon ménage qui se promène pour son plaisir. Et le monde affairé des rues, les promeneurs des jardins, en les voyant passer ainsi, se contentaient de les saluer d'un geste affectueux, sans les importuner d'acclamations, tandis que les plus expansifs se contentaient de s'approcher librement pour leur sourire. Aussi Pierre, dans l'idée traditionnelle qu'il se faisait des rois qui se gardent et qui défilent, entourés de toute une pompe militaire, avait-il été singulièrement surpris et touché de la bonhomie aimable de ce ménage royal s'en allant à sa guise, avec une belle sécurité, au milieu de l'amour souriant de son peuple. D'autres détails sur le Quirinal lui étaient venus de partout, la bonté et la simplicité du roi, son désir de paix, sa passion de la chasse, de la solitude et du grand air, qui avait dû souvent, dans le dégoût du pouvoir, lui faire rêver une vie libre, loin de cette besogne autoritaire de souverain, pour laquelle il ne semblait point fait. Mais surtout la reine était adorée, d'une honnêteté si naturelle et si sereine, qu'elle était la seule à ignorer les scandales de Rome, très cultivée, très affinée, au courant de toutes les littératures, et très heureuse d'être intelligente, supérieure de beaucoup à son entourage, et le sachant, et aimant à le faire voir, sans effort, avec une parfaite grâce.

Prada qui était resté, ainsi que Pierre, le visage contre une vitre de la fenêtre, montra la foule d'un geste.

—Maintenant qu'ils ont vu la reine, ils vont aller se coucher contents. Et il n'y a pas là, je vous en réponds, un seul agent de police... Ah! être aimé, être aimé!

Son mal le reprenait, il se retourna vers la galerie, en plaisantant.

—Attention! mon cher, il s'agit de ne pas manquer l'entrée de Leurs Majestés. C'est le plus beau de la fête.

Quelques minutes s'écoulèrent, et l'orchestre, brusquement, s'interrompit au milieu d'une polka, pour jouer, de toute la sonorité de ses cuivres, la marche royale. Il y eut une débâcle parmi les danseurs, le milieu de la salle se vida. Le roi et la reine entraient, accompagnés par le prince et par la princesse Buongiovanni, qui étaient allés les recevoir en bas de l'escalier. Le roi était simplement en frac, la reine avait une robe de satin paille, recouverte d'une admirable dentelle blanche; et, sous le diadème de brillants qui ceignait ses beaux cheveux blonds, elle gardait un grand air de jeunesse, une face ronde et fraîche, faite d'amabilité, de douceur et d'esprit. La musique jouait toujours, avec une violence d'accueil, enthousiaste. Derrière son père et sa mère, Celia avait paru, dans le flot des assistants, qui suivaient pour voir; puis étaient venus Attilio, les Sacco, des parents, des personnages officiels. Et, en attendant que la marche royale fût finie, il n'y avait encore, au milieu de la sonorité des instruments et de l'éclat des lampes, que des saluts, des regards, des sourires; pendant que tous les invités, debout, se poussaient, se haussaient, le cou tendu, les yeux luisants, un flux montant de têtes et d'épaules, étincelantes de pierreries.

Enfin, l'orchestre se tut, les présentations eurent lieu. Leurs Majestés, qui connaissaient d'ailleurs Celia, la félicitèrent avec une bonté toute paternelle. Mais Sacco, comme ministre autant que comme père, tenait surtout à présenter son fils Attilio. Il courba sa souple échine de petit homme, trouva les belles paroles qui convenaient, si bien que ce fut le lieutenant qu'il fit s'incliner devant le roi, tandis qu'il réservait pour la reine l'hommage du beau garçon, si passionnément aimé. De nouveau, Leurs Majestés se montrèrent d'une bienveillance extrême, même pour madame Sacco, toujours modeste et prudente, qui s'effaçait. Et il se produisit ensuite un fait, dont le récit, colporté de salon en salon, allait y soulever des commentaires sans fin. Apercevant Benedetta, que le comte Prada lui avait amenée après son mariage, la reine lui sourit, ayant conçu pour sa beauté et pour son charme une admiration tendre; de sorte que, forcée de s'approcher, la jeune femme eut l'insigne faveur d'une conversation de quelques minutes, accompagnée des plus aimables paroles, que toutes les oreilles voisines purent entendre. Certainement, la reine ignorait l'événement du jour, le mariage avec Prada annulé, l'union prochaine avec Dario annoncée publiquement, dans ce gala qui fêtait désormais de doubles fiançailles. Mais l'impression n'en était pas moins produite, on ne parla plus que de ces compliments adressés à Benedetta par la plus vertueuse et la plus intelligente des reines, et son triomphe en fut accru, elle en devint plus belle, plus fière, plus victorieuse, dans ce bonheur d'être enfin à l'époux choisi, qui la faisait rayonner.

Alors, ce fut pour Prada une souffrance indicible. Pendant que les souverains continuaient à s'entretenir, la reine avec les dames qui venaient la saluer, le roi avec des officiers, des diplomates, tout un défilé des personnages importants, Prada, lui, ne voyait toujours que Benedetta félicitée, caressée, haussée en pleine tendresse et en pleine gloire. Dario était près d'elle, jouissait, resplendissait avec elle. C'était pour eux que ce bal était donné, pour eux que les lampes étincelaient, que l'orchestre jouait, que toutes les belles femmes de Rome s'étaient dévêtues, la gorge ruisselante de diamants, dans un violent parfum d'amour; c'était pour eux que Leurs Majestés venaient d'entrer aux sons de la marche royale, pour eux que la fête tournait à l'apothéose, pour eux qu'une souveraine adorée souriait, apportait à ces fiançailles le cadeau de sa présence, pareille à la bonne fée des contes bleus, dont la venue assure le bonheur aux nouveau-nés. Et il y avait, dans cette heure d'extraordinaire éclat, un apogée de chance et d'allégresse, une victoire de cette femme dont il avait eu la beauté à lui, sans la pouvoir posséder, de cet homme qui maintenant allait la lui prendre, victoire si publique, si étalée, si insultante, qu'il la recevait en plein visage, brûlante comme un soufflet. Puis, ce n'était pas que son orgueil et sa passion qui saignaient ainsi, il se sentait encore frappé dans sa fortune par le triomphe des Sacco. Était-ce donc vrai que le climat délicieux de Rome devait finir par corrompre les rudes conquérants du Nord, pour qu'il eût cette sensation de fatigue et d'épuisement, à moitié mangé déjà? Le jour même, à Frascati, avec cette désastreuse histoire de bâtisses, il avait entendu craquer ses millions, bien qu'il refusât de convenir que ses affaires devenaient mauvaises, comme le bruit en courait; et, ce soir, au milieu de cette fête, il voyait le Midi vaincre, Sacco l'emporter, en homme qui vit à l'aise des curées chaudes, faites goulûment sous le soleil de flamme. Ce Sacco ministre, ce Sacco familier du roi, s'alliant par le mariage de son fils à une des plus nobles familles de l'aristocratie romaine, en passe d'être un jour le maître de Rome et de l'Italie, remuant dès maintenant, à pleines mains, l'argent et le peuple, quel soufflet encore pour sa vanité d'homme de proie, pour ses appétits toujours voraces de jouisseur, qui se sentait poussé hors de la table avant la fin du festin! Tout croulait, tout lui échappait, Sacco lui volait ses millions, Benedetta lui labourait la chair, laissait en lui cette abominable blessure du désir inassouvi, dont jamais plus il ne devait guérir.

A ce moment, Pierre entendit de nouveau cette plainte sourde de fauve, ce grondement involontaire et désespéré, qui lui avait déjà bouleversé le cœur. Et il regarda le comte, il lui demanda:

—Vous souffrez?

Mais, devant cet homme blême, qui gardait un grand calme par un effort surhumain de volonté, il regretta sa question indiscrète, restée d'ailleurs sans réponse. Aussi, pour le mettre à l'aise, continua-t-il, en disant tout haut les réflexions que faisait naître en lui le spectacle de la pompe qui se déroulait.

—Ah! votre père avait raison, nous autres Français, avec notre éducation si profondément catholique, même en ces jours de doute universel, nous ne voyons toujours dans Rome que la Rome séculaire des papes, sans presque savoir, sans pouvoir presque comprendre les modifications profondes, qui, d'année en année, en font la Rome italienne d'aujourd'hui. Si vous saviez, lorsque je suis arrivé ici, combien le roi avec son gouvernement, combien ce jeune peuple travaillant à se faire une grande capitale, étaient pour moi des quantités négligeables! Oui, j'écartais cela, je n'en tenais aucun compte, dans mon rêve de ressusciter Rome, une nouvelle Rome chrétienne et évangélique, pour le bonheur des peuples.

Il eut un léger rire, prenant en pitié sa candeur; et, d'un geste, il montrait la galerie, le prince Buongiovanni en ce moment incliné devant le roi, la princesse écoutant les galanteries de Sacco, l'aristocratie papale abattue, les parvenus d'hier acceptés, le monde noir et le monde blanc mêlés à ce point, qu'il n'y avait plus guère là que des sujets, à la veille de ne faire qu'un peuple. L'impossible conciliation entre le Quirinal et le Vatican ne s'indiquait-elle pas comme fatale dans les faits, sinon dans les principes, en face de l'évolution quotidienne, de ces hommes, de ces femmes en joie, riants et parés, que le souffle du désir emportait? Il fallait bien vivre, aimer, être aimé, faire de la vie, éternellement! Et le mariage d'Attilio et de Celia allait être le symbole de l'union nécessaire, la jeunesse et l'amour victorieux des vieilles haines, toutes les querelles oubliées dans cette étreinte du beau garçon qui passe et qui emmène à son cou la belle fille conquise, pour que le monde continue.

—Voyez-les donc, reprit Pierre, sont-ils beaux, ces fiancés, et jeunes, et gais, et riant à l'avenir! Je comprends bien que votre roi soit venu ici pour faire plaisir à son ministre et pour achever de rallier à son trône une des vieilles familles romaines: c'est de la bonne, de la brave et paternelle politique. Mais je veux croire aussi qu'il a compris la touchante signification de ce mariage, la vieille Rome, dans la personne de cette délicieuse enfant, si ingénue, si amoureuse, se donnant à la jeune Italie, à cet enthousiaste et loyal garçon, qui porte si crânement l'uniforme. Et que leurs noces soient donc définitives et fécondes, qu'il naisse d'elles le grand pays que je vous souhaite d'être, de toute mon âme, maintenant que j'apprends à vous connaître!

Dans l'ébranlement douloureux de son ancien rêve d'une Rome évangélique et universelle, il venait de prononcer ce souhait d'une nouvelle fortune pour l'éternelle cité, avec une si vive, si profonde émotion, que Prada ne put s'empêcher de répondre:

—Je vous remercie, vous faites là un vœu qui est dans le cœur de tout bon Italien.

Mais sa voix s'étrangla. Pendant qu'il regardait Celia et Attilio, qui causaient en se souriant, il venait d'apercevoir Benedetta et Dario, qui les rejoignaient, avec le même sourire d'immense bonheur. Et, lorsque les deux couples furent réunis, si éclatants, si triomphants de vie heureuse et superbe, il n'eut plus la force de rester là, de les voir et de souffrir.

—J'ai une soif à crever, dit-il brutalement. Venez donc au buffet boire quelque chose.

Et il manœuvra pour se glisser derrière la foule, le long des fenêtres, de manière à ne pas être remarqué, en gagnant la porte de la salle des Antiques, à l'extrémité de la galerie.

Comme Pierre le suivait, un flot de monde les sépara, et le prêtre se trouva porté vers les deux couples, qui causaient toujours tendrement. Celia, l'ayant reconnu, l'appela d'un petit geste amical. Elle était en extase devant Benedetta, dans son culte ardent de la beauté, joignant devant elle ses petites mains de lis, comme elle les joignait devant la Madone.

—Oh! monsieur l'abbé, faites-moi ce plaisir, dites-lui qu'elle est belle, oh! plus belle que tout ce qu'il y a de plus beau sur la terre, plus belle que le soleil, la lune et les étoiles!... Si tu savais, chérie, ça m'en donne un frisson, de te voir belle à ce point, belle comme le bonheur, belle comme l'amour!

Benedetta se mit à rire, pendant que les deux jeunes gens s'égayaient.

—Tu es aussi belle que moi, chérie... C'est parce que nous sommes heureuses que nous sommes belles.

Celia répéta doucement:

—Oui, oui, heureuses... Te rappelles-tu le soir où tu me disais que ça ne réussissait guère, de marier le roi et le pape? Attilio et moi, nous les marions, et nous sommes si heureux pourtant!

—Mais Dario et moi, nous ne les marions pas, au contraire! reprit gaiement Benedetta. Va, va, comme tu me l'as répondu, ce même soir, il suffit de s'aimer, et l'on sauve le monde!

Lorsque Pierre put enfin gagner la porte de la salle des Antiques, où était installé le buffet, il y retrouva Prada debout, cloué là, immobilisé, s'emplissant quand même les yeux de l'atroce spectacle qu'il voulait fuir. Il avait dû se retourner, voir, voir encore. Et ce fut ainsi qu'il assista, le cœur saignant, à la reprise des danses, la première figure d'un quadrille, que l'orchestre jouait avec l'éclat de ses cuivres. Benedetta et Dario, Celia et Attilio, se faisaient vis-à-vis. Cela fut si charmant, si adorable, ces deux couples de jeunesse et de joie, dansant dans la clarté blanche, dans le luxe et dans l'odeur d'amour, que le roi et la reine s'approchèrent, s'intéressèrent. Il y eut des bravos d'admiration, une infinie tendresse s'épandit de tous les cœurs.

—Je crève de soif, venez donc! répéta Prada, qui put enfin s'arracher à sa torture.

Il se fit servir un verre de limonade glacée, il l'avala d'un trait, de l'air goulu d'un fiévreux qui jamais plus n'apaisera le feu intérieur dont il est brûlé.

Cette salle des Antiques était une vaste pièce, dallée d'une mosaïque, décorée de stuc, où se trouvait, le long des murs, une célèbre collection de vases, de bas-reliefs, de statues. Les marbres dominaient, il y avait là pourtant quelques bronzes, entre autres un gladiateur mourant, d'une beauté incomparable. Mais la merveille était la fameuse Vénus, un pendant à la Vénus du Capitole, plus fine, plus souple, le bras gauche détendu, en un geste de voluptueux abandon. Ce soir-là, un puissant réflecteur électrique jetait sur elle une éblouissante clarté d'astre; et le marbre, dans sa divine et pure nudité, semblait vivre d'une vie surhumaine, immortelle.

Contre le mur du fond, on avait installé le buffet, une longue table, recouverte d'une nappe brodée, chargée d'assiettes de fruits, de pâtisseries, de viandes froides. Des gerbes de fleurs s'y dressaient, au milieu des bouteilles de champagne, des punchs brûlants et des sorbets glacés, de l'armée des verres, des tasses à thé et des bols à bouillon, toute une richesse de cristaux, de porcelaines, d'argenterie étincelante aux lumières. Et l'innovation heureuse était qu'on avait empli toute une moitié de la salle par des rangées de petites tables, où les invités, au lieu de consommer debout, pouvaient s'asseoir et se faire servir, comme dans un café.

Pierre, à une de ces petites tables, aperçut Narcisse, assis près d'une jeune femme; et Prada s'approcha, en reconnaissant Lisbeth.

—Vous voyez que vous me retrouvez en belle compagnie, dit galamment l'attaché d'ambassade. Puisque vous m'aviez perdu, je n'ai rien trouvé de mieux que d'aller offrir mon bras à madame pour l'amener ici.

—Une bonne idée, dit Lisbeth avec son joli rire, d'autant plus que j'avais très soif.

Ils s'étaient fait servir du café glacé, qu'ils buvaient lentement, à l'aide de petites cuillers de vermeil.

—Moi aussi, déclara le comte, je meurs de soif, je ne puis pas me désaltérer... Vous nous invitez, n'est-ce pas? cher monsieur. Ce café-là va peut-être me calmer un peu... Ah! chère amie, que je vous présente donc monsieur l'abbé Froment, un jeune prêtre français des plus distingués.

Tous quatre demeurèrent longtemps assis, causant et s'égayant un peu des invités qui défilaient. Mais Prada restait préoccupé, malgré sa galanterie habituelle pour son amie; par moments, il l'oubliait, retombait dans sa souffrance; et ses yeux, quand même, retournaient vers la galerie voisine, d'où lui arrivaient des bruits de musique et de danse.

—Eh bien! mon ami, à quoi donc pensez-vous? demanda gentiment Lisbeth, en le voyant à un moment si pâle, si perdu. Êtes-vous indisposé?

Il ne répondit pas, il dit tout d'un coup:

—Tenez! voyez donc, voilà le vrai couple, voilà l'amour et le bonheur!

Et il indiquait d'un petit geste la marquise Montefiori, la mère de Dario, et son second mari, ce Jules Laporte, cet ancien sergent de la garde suisse, plus jeune qu'elle de quinze ans, qu'elle avait pêché au Corso, de ses yeux de flamme restés superbes, et dont elle avait fait un marquis Montefiori, triomphalement, pour l'avoir tout à elle. Dans les bals, dans les soirées, elle ne le lâchait pas, le gardait à son bras malgré l'usage, se faisait conduire au buffet par lui, tant elle était heureuse de le montrer, en beau garçon dont elle était fière. Et tous les deux buvaient du champagne, mangeaient des sandwichs, debout, elle extraordinaire encore de beauté massive, malgré ses cinquante ans passés, lui de fière tournure, les moustaches au vent, en aventurier heureux dont la brutalité gaie plaisait aux dames.

—Vous savez, reprit le comte plus bas, qu'elle a dû le tirer d'une vilaine aventure. Oui, il plaçait des reliques, il vivotait en faisant le courtage pour les couvents de Belgique et de France, et il avait lancé toute une affaire de reliques fausses, des juifs d'ici qui fabriquaient de petits reliquaires anciens avec des débris d'os de mouton, le tout scellé, signé par les autorités les plus authentiques. On a étouffé cette affaire, dans laquelle trois prélats se trouvaient également compromis... Ah! l'heureux homme! Regardez donc comme elle le dévore des yeux! Et lui, est-il assez grand seigneur, avec sa façon de lui tenir cette assiette, où elle mange un blanc de volaille!

Puis, rudement, avec une ironie sourde et âpre, il continua, en parlant des amours à Rome. Les femmes y étaient ignorantes, têtues et jalouses. Quand une femme y avait conquis un homme, elle le gardait la vie entière, il devenait son bien, sa chose, dont elle disposait à toute heure pour son plaisir à elle. Et il citait des liaisons sans fin, celle entre autres de donna Serafina et de Morano, devenues de véritables mariages; et il raillait ce manque de fantaisie, ce don total et trop lourd, ces baisers qui s'embourgeoisaient, qui ne pouvaient finir, s'ils finissaient, qu'au milieu des catastrophes les plus désagréables.

—Mais qu'avez-vous, qu'avez-vous donc, mon bon ami? se récria de nouveau Lisbeth en riant. C'est très gentil au contraire, ce que vous nous racontez là! Lorsqu'on s'aime, il faut bien s'aimer toujours.

Elle était délicieuse, avec ses fins cheveux blonds envolés, sa délicate nudité blonde; et Narcisse, languissant, les yeux à demi fermés, la compara à une figure de Botticelli, qu'il avait vue à Florence. La nuit s'avançait, Pierre était retombé dans sa préoccupation assombrie, lorsqu'il entendit une femme, qui passait, dire qu'on dansait déjà le cotillon. En effet, les cuivres de l'orchestre sonnaient au loin, et il se rappela brusquement le rendez-vous que monsignor Nani lui avait donné, dans le petit salon des glaces.

—Vous partez? demanda vivement Prada, en voyant que le prêtre saluait Lisbeth.

—Non, non! pas encore.

—Ah! bon, ne partez pas sans moi. Je veux marcher un peu, je vous accompagnerai jusque là-bas... N'est-ce pas? vous me retrouverez ici.

Pierre dut traverser deux salons, un jaune et un bleu, avant d'arriver, tout au bout, au petit salon des glaces. Ce dernier était en vérité une merveille, d'un rococo exquis, une rotonde de glaces pâlies, que d'admirables bois dorés encadraient. Même au plafond, les glaces continuaient en pans inclinés, de sorte que, de toutes parts, les images se multipliaient, se mêlaient, se renversaient, à l'infini. Par une heureuse discrétion, l'électricité n'y avait pas été mise, deux candélabres seulement y brûlaient, chargés de bougies roses. Les tentures et le meuble étaient de soie bleue très tendre. Et l'impression, en entrant, était d'une douceur, d'un charme sans pareil, comme si l'on était entré chez les fées, reines des sources, au milieu d'un palais d'eaux limpides, illuminé jusqu'aux plus lointaines profondeurs, par des bouquets d'étoiles.

Tout de suite Pierre aperçut monsignor Nani, assis paisiblement sur un canapé bas; et, comme ce dernier l'avait espéré, il se trouvait absolument seul, le cotillon ayant attiré la foule vers la galerie. Un grand silence régnait, on entendait à peine l'orchestre qui venait mourir là, en un vague petit souffle de flûte.

Le prêtre s'excusa de s'être fait attendre.

—Non, non, mon cher fils, dit monsignor Nani, avec son amabilité, que rien n'épuisait, j'étais fort bien dans cet asile... Quand j'ai vu la foule par trop menaçante, je me suis réfugié ici.

Il ne parla pas de Leurs Majestés, mais il laissait entendre qu'il avait évité leur présence, courtoisement. S'il était venu, c'était par grande tendresse pour Celia; et c'était aussi dans un but de très délicate diplomatie, pour que le Vatican ne parût pas rompre tout à fait avec les Buongiovanni, cette ancienne famille si fameuse dans les fastes de la papauté. Sans doute le Vatican ne pouvait signer à ce mariage, qui semblait unir la vieille Rome au jeune royaume d'Italie; mais, cependant, il ne voulait pas non plus avoir l'air de disparaître, de se désintéresser, en abandonnant ses plus fidèles serviteurs.

—Voyons, mon cher fils, reprit le prélat, il s'agit maintenant de vous... Je vous ai dit que, si la congrégation de l'Index avait conclu à la condamnation de votre livre, la sentence ne serait soumise au Saint-Père, et signée par lui, qu'après-demain. Vous avez donc toute une journée encore devant vous.

Pierre ne put s'empêcher de l'interrompre, avec une vivacité douloureuse.

—Hélas! monseigneur, que voulez-vous que je fasse? J'ai déjà réfléchi, je ne trouve aucune occasion, aucun moyen de me défendre... Voir Sa Sainteté, et comment, maintenant qu'elle est malade!

—Oh! malade, malade, murmura Nani de son air fin, Sa Sainteté va beaucoup mieux, puisque j'ai eu, aujourd'hui même, comme tous les mercredis, l'honneur d'être reçu par elle. Quand elle est fatiguée un peu, et qu'on la dit très malade, elle laisse dire: ça la repose et ça lui permet de juger, autour d'elle, certaines ambitions et certaines impatiences.

Mais Pierre était trop bouleversé pour écouter attentivement. Il continua:

—Non, c'est fini, je suis désespéré. Vous m'avez parlé d'un miracle possible, je ne crois guère aux miracles. Puisque je suis battu à Rome, je repartirai, je retournerai à Paris, où je continuerai la lutte... Oui! mon âme ne peut se résigner, mon espoir du salut par l'amour ne peut mourir, et je répondrai par un nouveau livre, et je dirai dans quelle terre neuve doit pousser la religion nouvelle!

Il y eut un silence. Nani le regardait de ses yeux clairs, où l'intelligence avait la netteté et le tranchant de l'acier. Dans le grand calme, dans l'air lourd et chaud du petit salon, dont les glaces reflétaient les bougies sans nombre, un éclat plus sonore de l'orchestre entra, déroula un lent bercement de valse, puis mourut.

—Mon cher fils, la colère est mauvaise... Vous rappelez-vous que, dès votre arrivée, je vous ai promis, lorsque vous auriez vainement tâché d'être reçu par le Saint-Père, de faire à mon tour une tentative?

Et, voyant le jeune prêtre s'agiter:

—Écoutez-moi, ne vous excitez pas... Sa Sainteté, hélas! n'est pas toujours conseillée prudemment. Elle a autour d'elle des personnes dont le dévouement manque parfois de l'intelligence désirable. Je vous l'ai déjà dit, je vous ai mis en garde contre les démarches inconsidérées... C'est pourquoi j'ai tenu, il y a trois semaines déjà, à remettre moi-même votre livre à Sa Sainteté, pour qu'elle daignât y jeter les yeux. Je me doutais bien qu'on l'avait empêché d'arriver jusqu'à elle... Et voilà ce que j'étais chargé de vous dire: Sa Sainteté, qui a eu l'extrême bonté de lire votre livre, désire formellement vous voir.

Un cri de joie et de remerciement jaillit de la gorge de Pierre.

—Ah! monseigneur, ah! monseigneur!

Mais Nani le fit taire vivement, regarda autour d'eux, d'un air d'inquiétude extrême, comme s'il eût redouté qu'on pût les entendre.

—Chut! chut! c'est un secret, Sa Sainteté désire vous recevoir tout à fait en particulier, sans mettre personne dans la confidence... Écoutez bien. Il est deux heures du matin, n'est-ce pas? Aujourd'hui même, à neuf heures précises du soir, vous vous présenterez au Vatican, en demandant à toutes les portes monsieur Squadra. Partout, on vous laissera passer. En haut, monsieur Squadra vous attendra et vous introduira... Et pas un mot, que pas une âme ne se doute de ces choses!

Le bonheur, la reconnaissance de Pierre débordèrent enfin. Il avait saisi les deux mains douces et grasses du prélat.

—Ah! monseigneur, comment vous exprimer toute ma gratitude? Si vous saviez, la nuit et la révolte étaient dans mon âme, depuis que je me sentais le jouet de ces Éminences puissantes qui se moquaient de moi!... Mais vous me sauvez, je suis de nouveau sûr de vaincre, puisque je vais pouvoir enfin me jeter aux pieds de Sa Sainteté, le Père de toute vérité et de toute justice. Il ne peut que m'absoudre, moi qui l'aime, qui l'admire, qui suis convaincu de n'avoir lutté jamais que pour sa politique et ses idées les plus chères... Non, non! c'est impossible, il ne signera pas, il ne condamnera pas mon livre!

Nani, qui avait dégagé ses mains, tâchait de le calmer, d'un geste paternel, tout en gardant son petit sourire de mépris, pour une telle dépense inutile d'enthousiasme. Il y parvint, il le supplia de s'éloigner. L'orchestre avait repris, au loin. Puis, lorsque le prêtre se retira, en le remerciant encore, il lui dit simplement:

—Mon cher fils, souvenez-vous que, seule, l'obéissance est grande.

Pierre, qui n'avait plus que l'idée de partir, retrouva presque tout de suite Prada, dans la salle des armures. Leurs Majestés venaient de quitter le bal, en grande cérémonie, accompagnées par les Buongiovanni et les Sacco. La reine avait maternellement embrassé Celia, pendant que le roi serrait la main d'Attilio, honneurs d'une bonhomie charmante dont les deux familles rayonnaient. Mais beaucoup d'invités suivaient l'exemple des souverains, s'en allaient déjà par petits groupes. Et le comte, qui paraissait singulièrement énervé, plus âpre et plus amer, était impatient de partir, lui aussi.

—Enfin, c'est vous, je vous attendais. Eh bien! filons vite, voulez-vous?... Votre compatriote, monsieur Narcisse Habert, m'a prié de vous dire que vous ne le cherchiez pas. Il est descendu, pour accompagner mon amie Lisbeth jusqu'à sa voiture... Moi, décidément, j'ai besoin d'air. Je veux faire un tour à pied, je vais aller avec vous jusqu'à la rue Giulia.

Puis, comme tous deux reprenaient leurs vêtements au vestiaire, il ne put s'empêcher de ricaner, en ajoutant de sa voix brutale:

—Je viens de les voir partir tous les quatre ensemble, vos bons amis; et vous faites bien d'aimer rentrer à pied, car il n'y avait pas de place pour vous dans le carrosse... Cette donna Serafina, quelle belle effronterie, à son âge, de s'être traînée ici, avec son Morano, pour triompher du retour de l'infidèle!... Et les deux autres, les deux jeunes, ah! j'avoue qu'il m'est difficile de parler d'eux tranquillement, car ils ont commis cette nuit, en se montrant de la sorte, une abomination d'une impudence et d'une cruauté rares!

Ses mains tremblaient, il murmura encore:

—Bon voyage, bon voyage au jeune homme, puisqu'il part pour Naples!... Oui, j'ai entendu dire à Celia qu'il partait ce soir, à six heures, pour Naples. Eh bien! que mes vœux l'accompagnent, bon voyage!

Dehors, les deux hommes eurent une sensation délicieuse, au sortir de la chaleur étouffante des salles, en entrant dans l'admirable nuit, limpide et froide. C'était une nuit de pleine lune superbe, une de ces nuits de Rome, où la ville dort sous le ciel immense, dans une clarté élyséenne, comme bercée d'un rêve d'infini. Et ils prirent le beau chemin, ils descendirent le Corso, suivirent ensuite le cours Victor-Emmanuel.

Prada s'était un peu calmé, mais il restait ironique, il parlait pour s'étourdir sans doute, avec une abondance fiévreuse, revenant aux femmes de Rome, à cette fête qu'il avait trouvée splendide, et qu'il raillait maintenant.

—Oui, elles ont de belles robes, mais qui ne leur vont pas, des robes qu'elles font venir de Paris, et qu'elles n'ont pu naturellement essayer. C'est comme leurs bijoux, elles ont encore des diamants et surtout des perles de toute beauté, mais montés si lourdement, qu'ils sont affreux en somme. Et si vous saviez leur ignorance, leur frivolité, sous leur apparente morgue! Tout est chez elles en surface, même la religion: dessous, il n'y a rien, qu'un vide insondable. Je les regardais, au buffet, manger à belles dents. Ah! pour ça, elles ont un vigoureux appétit! Remarquez que, ce soir, les invités se sont conduits assez bien, on n'a pas trop dévoré. Mais, si vous assistiez à un bal de la cour, vous verriez un pillage sans nom, le buffet assiégé, les plats engloutis, une bousculade d'une voracité extraordinaire!

Pierre ne répondait que par des monosyllabes. Il était tout à sa joie débordante, à cette audience du pape, qu'il rêvait déjà, la préparant dans ses moindres détails, sans pouvoir se confier à personne. Et les pas des deux hommes sonnaient sur le pavé sec, dans la large rue, déserte et claire, tandis que la lune découpait nettement les ombres noires.

Brusquement, Prada se tut. Il était à bout de bravoure bavarde, envahi tout entier et comme paralysé par l'effrayante lutte qui se livrait en lui. A deux reprises déjà, il avait touché, dans la poche de son habit, le billet écrit au crayon, dont il se répétait les quatre lignes: «Une légende assure que le figuier de Judas repousse à Frascati, mortel pour quiconque veut un jour être pape. N'en mangez pas les figues empoisonnées, ne les donnez ni à vos gens ni à vos poules.» Le billet était bien là, il le sentait; et, s'il avait voulu accompagner Pierre, c'était pour le jeter dans la boîte du palais Boccanera. Il continuait à marcher d'un pas vif, le billet serait dans la boîte avant dix minutes, aucune puissance au monde ne pouvait l'empêcher de l'y jeter, puisque sa volonté était arrêtée formellement. Jamais il ne commettrait le crime de laisser empoisonner les gens.

Mais il souffrait une torture si abominable! Cette Benedetta et ce Dario venaient de soulever en lui un tel orage de haine jalouse! Il en oubliait Lisbeth, qu'il aimait, et cet enfant, ce petit être de sa chair, dont il était si orgueilleux. Toujours la femme l'avait ravagé d'un désir de mâle conquérant, il n'avait violemment joui que de celles qui résistaient. Et, aujourd'hui, il en existait une au monde, qu'il avait voulue, qu'il avait achetée en l'épousant, et qui s'était refusée ensuite. Cette femme sienne, il ne l'avait pas eue, il ne l'aurait jamais. Pour l'avoir, autrefois, il aurait incendié Rome; maintenant, il se demandait ce qu'il allait bien faire, pour l'empêcher d'être à un autre. Ah! c'était cette pensée qui rouvrait la plaie saignante à son flanc, la pensée de cet autre jouissant de son bien. Comme ils devaient se moquer de lui ensemble! Comme ils s'étaient plu à le ridiculiser en lançant le mensonge de sa prétendue impuissance, dont il se sentait quand même atteint, malgré toutes les preuves qu'il pourrait faire de sa virilité. Sans trop y croire, il les avait accusés d'être amant et maîtresse depuis longtemps, se rejoignant la nuit, n'ayant qu'une alcôve, au fond de ce sombre palais Boccanera, dont les histoires d'amour étaient légendaires. A présent, cela certainement allait être, puisqu'ils étaient libres, déliés au moins du lien religieux. Ils les voyaient côte à côte sur la même couche, il évoquait des visions brûlantes, leurs étreintes, leurs baisers, le ravissement de leur délire. Ah! non, ah! non, c'était impossible, la terre croulerait plutôt!

Puis, comme Pierre et lui quittaient le cours Victor-Emmanuel, pour s'engager parmi les anciennes rues, étranglées et tortueuses, qui conduisent à la rue Giulia, il se revit jetant le billet dans la boîte du palais. Ensuite, il se disait comment les choses devaient se passer. Le billet dormirait jusqu'au matin dans la boîte. Don Vigilio, le secrétaire, qui, sur l'ordre formel du cardinal, gardait la clef de cette boîte, descendrait de bonne heure, trouverait la lettre, la remettrait à Son Éminence, laquelle ne permettait pas qu'on en décachetât aucune. Et les figues seraient jetées, il n'y aurait plus de crime possible, le monde noir ferait le silence. Mais, pourtant, si le billet ne se trouvait pas dans la boîte, que se produirait-il? Alors, il admit cette supposition, vit nettement les figues arriver sur la table, au dîner d'une heure, dans leur joli petit panier, si coquettement recouvert de feuilles. Dario était là comme de coutume, seul avec son oncle, puisqu'il ne partait pour Naples que le soir. L'oncle et le neveu mangeaient-ils l'un et l'autre des figues, ou bien un seul, et lequel des deux? Ici, la vision se brouillait, c'était de nouveau le destin en marche, ce destin qu'il avait rencontré sur la route de Frascati, allant à son but inconnu, sans arrêt possible, au travers des obstacles. Le petit panier de figues allait, allait toujours, à sa besogne nécessaire, qu'aucune main au monde n'était assez forte pour empêcher.

La rue Giulia s'allongeait sans fin, toute blanche de lune, et Pierre sortit comme d'un rêve, devant le palais Boccanera, noir sous le ciel d'argent. Trois heures du matin sonnaient à une église du voisinage. Et il se sentit un petit frisson, en entendant près de lui cette plainte douloureuse de fauve blessé à mort, ce sourd grondement involontaire que le comte, dans sa lutte affreuse, venait de laisser échapper de nouveau.

Mais, tout de suite, il eut un rire qui raillait, il dit en serrant la main du prêtre:

—Non, non, je ne vais pas plus loin... Si l'on me voyait ici, à cette heure, on croirait que je suis retombé amoureux de ma femme.

Il alluma un cigare, et il s'en alla, dans la nuit claire, sans se retourner.

XIII

Pierre, lorsqu'il s'éveilla, fut tout surpris d'entendre sonner onze heures. Dans la fatigue de ce bal, où il était resté si tard, il avait dormi d'un sommeil d'enfant, d'une paix délicieuse, comme s'il avait, en dormant, senti son bonheur. Et, dès qu'il eut ouvert les yeux, le radieux soleil qui entrait par les fenêtres, le baigna d'espoir. Sa première pensée fut que, le soir enfin, il verrait le pape, à neuf heures. Encore dix heures, qu'allait-il faire, pendant cette journée bénie, dont le ciel splendide et pur lui semblait d'un si heureux présage?

Il se leva, ouvrit les fenêtres, laissa entrer la tiédeur de l'air, qui lui sembla avoir ce goût de fruit et de fleur, remarqué dès le jour de son arrivée, dont il avait plus tard essayé vainement d'analyser la nature, un goût d'orange et de rose. Était-ce possible qu'on fût en décembre? Quel pays adorable, pour qu'avril parût y refleurir, au seuil même de l'hiver! Puis, sa toilette faite, comme il s'accoudait, pour regarder au delà du Tibre, couleur d'or, les pentes du Janicule, vertes en toute saison, il aperçut Benedetta assise près de la fontaine, dans le petit jardin abandonné du palais. Et il descendit, ne pouvant tenir en place, cédant à un besoin de vie, de gaieté et de beauté.

Tout de suite, Benedetta poussa le cri qu'il attendait d'elle, rayonnante, resplendissante, les deux mains tendues.

—Ah! mon cher abbé, que je suis heureuse, que je suis heureuse!

Souvent, ils avaient passé les matinées dans ce coin de calme et d'oubli. Mais quelles matinées tristes, quand, l'un et l'autre, ils étaient sans espérance! Aujourd'hui, l'abandon des allées envahies par les herbes folles, les buis qui avaient poussé dans le vieux bassin comblé, les orangers symétriques qui seuls indiquaient l'ancien dessin des plates-bandes, leur semblaient avoir un charme infini, une intimité rêveuse et tendre, dans laquelle il était très bon de reposer sa joie. Et surtout il faisait si tiède, à côté du grand laurier, dans l'angle où se trouvait la fontaine! L'eau mince coulait sans fin de l'énorme bouche béante du masque tragique, avec sa chanson de flûte. Une fraîcheur montait du grand sarcophage de marbre, dont le bas-relief déroulait une bacchanale frénétique, des faunes emportant, renversant des femmes sous leurs baisers voraces. Et l'on était là hors des temps et des lieux, au fond d'un passé révolu, si lointain, que les alentours disparaissaient, les constructions récentes des quais, le quartier éventré, gris encore de la poussière des décombres, Rome elle-même bouleversée, en mal d'un monde nouveau.

—Ah! répéta Benedetta, que je suis heureuse!... J'étouffais dans ma chambre, j'ai dû descendre ici, tant mon cœur avait besoin de place, d'air et de soleil, pour battre à son aise!

Elle était assise, près du sarcophage, sur le fragment de colonne renversée, qui servait de banc; et elle voulut que le prêtre vînt se mettre à côté d'elle. Jamais il ne l'avait vue d'une telle beauté, avec ses noirs cheveux encadrant sa face pure, toute rosée et délicate comme une fleur, au plein soleil. Ses yeux immenses et sans fond, dans la lumière, étaient des brasiers où roulait de l'or; tandis que sa bouche d'enfance, sa bouche de candeur et de sage raison, avait un rire de bonne créature, libre enfin d'aimer selon son cœur, sans offenser ni les hommes ni Dieu. Et elle faisait ses projets d'avenir, rêvant tout haut.

—Ah! maintenant, c'est bien simple, puisque j'ai déjà obtenu la séparation de corps, je finirai par obtenir le divorce civil, du moment que l'Église aura annulé mon mariage. Et j'épouserai Dario, oui! vers le printemps prochain, peut-être plus tôt, si l'on arrive à hâter les formalités... Ce soir, à six heures, il part pour Naples, où il va régler une affaire d'intérêt, une propriété que nous y possédions encore, et qu'il a fallu vendre, car tout cela a coûté très cher. Mais qu'importe à présent, puisque nous voilà l'un à l'autre!... Dans quelques jours, dès qu'il sera revenu, que de bonnes heures, comme nous allons rire, comme nous passerons le temps gaiement! Je n'en ai pas dormi, après ce bal qui a été si beau, tant j'ai fait des projets, ah! des projets magnifiques, vous verrez, vous verrez, car je veux que vous restiez à Rome, désormais, jusqu'à notre mariage.

Il se mit à rire avec elle, gagné par cette explosion de jeunesse et de bonheur, au point qu'il devait faire un rude effort sur lui-même, pour ne pas dire lui aussi sa félicité, l'espoir dont sa prochaine entrevue avec le pape l'emplissait. Mais il avait juré de n'en parler à personne.

Dans le silence frissonnant de l'étroit jardin ensoleillé, un cri persistant d'oiseau revenait par intervalles; et Benedetta en plaisantant leva la tête, regarda une cage qui était accrochée à une fenêtre du premier étage.

—Oui, oui! Tata, crie bien fort, sois contente. Il faut que tout le monde soit content dans la maison.

Puis, se retournant vers Pierre, de son air fou d'écolière en vacances:

—Vous connaissez bien Tata?... Comment, vous ne connaissez pas Tata?... Mais c'est la perruche de mon oncle le cardinal! Je la lui ai donnée au dernier printemps, et il l'adore, il lui permet de voler les morceaux sur son assiette. C'est lui qui la soigne, qui la sort et qui la rentre, craignant si fort de lui voir prendre un rhume, qu'il la laisse dans la salle à manger, la seule pièce de son appartement où il fasse un peu chaud.

Pierre, levant les yeux lui aussi, regardait la perruche, une de ces jolies petites perruches d'un vert cendré, si soyeuses et si souples. Elle se pendait du bec aux barreaux de sa cage, se balançait, battait des ailes, dans l'allégresse du clair soleil.

—Parle-t-elle? demanda-t-il.

—Ah! non, elle crie, répondit Benedetta en riant. Mon oncle prétend qu'il entend tout ce qu'elle dit et qu'il cause très bien avec elle.

Brusquement, elle sauta à un autre sujet, comme si une obscure liaison d'idées la faisait penser à son autre oncle, à l'oncle par alliance qu'elle avait à Paris.

—Vous devez avoir reçu une lettre du vicomte de la Choue... Il m'a écrit hier son chagrin de voir que vous n'arriviez pas à être reçu par Sa Sainteté. Il avait tant compté sur vous, sur votre victoire, pour le triomphe de ses idées!

En effet, Pierre recevait fréquemment des lettres du vicomte, où celui-ci se désespérait de l'importance prise par son adversaire, le baron de Fouras, depuis le grand succès de sa dernière campagne à Rome, avec le pèlerinage international du Denier de Saint-Pierre. C'était le réveil du vieux parti catholique intransigeant, toutes les conquêtes libérales du néo-catholicisme menacées, si l'on n'obtenait pas du Saint-Père une adhésion formelle aux fameuses corporations obligatoires, pour battre en brèche les corporations libres, soutenues par les conservateurs. Et il accablait Pierre, lui envoyait des plans compliqués, dans son impatience de le voir reçu enfin au Vatican.

—Oui, oui, murmura celui-ci, j'avais eu déjà une lettre dimanche, et j'en ai encore trouvé une hier soir, en revenant de Frascati... Ah! je serais si heureux, si heureux de pouvoir lui répondre par la bonne nouvelle!

De nouveau, sa joie déborda, à la pensée que le soir il verrait le pape, lui ouvrirait son âme brûlante d'amour, recevrait de lui l'encouragement suprême, raffermi dans sa mission du salut social, au nom fraternel des petits et des pauvres. Et il ne put se contenir davantage, il lâcha son secret, qui lui gonflait le cœur.

—Vous savez, c'est fait, mon audience est pour ce soir.

Benedetta ne comprit pas d'abord.

—Comment ça?

—Oui, monsignor Nani a bien voulu m'apprendre, ce matin, à ce bal, que le Saint-Père, auquel il avait remis mon livre, désirait me voir... Et je serai reçu ce soir, à neuf heures.

Elle était devenue toute rouge, tellement elle faisait sienne la joie du jeune prêtre, qu'elle avait fini par aimer d'une ardente amitié. Et ce succès d'un ami tombant dans sa félicité à elle, prenait une importance extraordinaire, comme une certitude de complète réussite pour tout le monde. Elle eut un cri de superstitieuse exaltée et ravie.

—Ah! mon Dieu! ça va nous porter chance!... Ah! que je suis heureuse, mon ami, que je suis heureuse de voir que le bonheur vous arrive en même temps qu'à moi! C'est encore pour moi du bonheur, un bonheur que vous ne pouvez pas vous imaginer... Et c'est sûr, maintenant, que tout marchera très bien, car une maison où il y a quelqu'un qui voit le pape est bénie, la foudre ne la frappe plus.

Elle riait plus haut, elle tapait des mains, si éclatante de gaieté, qu'il s'inquiéta.

—Chut! chut! on m'a demandé le secret... Je vous en supplie, pas un mot à personne, ni à votre tante, ni même à Son Éminence... Monsignor Nani serait très contrarié.

Alors, elle promit de se taire. Elle s'attendrissait, parlait de monsignor Nani comme d'un bienfaiteur, car n'était-ce pas à lui qu'elle devait d'être parvenue enfin à faire annuler son mariage? Puis, reprise d'une bouffée de folle joie:

—Dites donc, mon ami, n'est-ce pas que le bonheur seul est bon?... Vous ne me demandez pas des larmes, aujourd'hui, même pour les pauvres qui souffrent, qui ont froid et qui ont faim... Ah! c'est qu'il n'y a vraiment que le bonheur de vivre! Ça guérit tout. On ne souffre pas, on n'a pas froid, on n'a pas faim, quand on est heureux!

Stupéfait, il la regarda, dans la surprise que lui causait cette singulière solution donnée à la question redoutable de la misère. Soudainement, il sentait que toute sa tentative d'apostolat était vaine, sur cette fille d'un beau ciel, ayant en elle l'atavisme de tant de siècles de souveraine aristocratie. Il avait voulu la catéchiser, l'amener à l'amour chrétien des humbles et des misérables, la conquérir à la nouvelle Italie qu'il rêvait, éveillée aux temps nouveaux, pleine de pitié pour les choses et pour les êtres. Et, si elle s'était attendrie avec lui sur les souffrances du bas peuple, aux heures où elle souffrait elle-même, le cœur saignant des plus cruelles blessures, la voilà qui, dès sa guérison, célébrait l'universelle félicité, en créature des brûlants étés et des hivers doux comme des printemps!

—Mais, dit-il, tout le monde n'est pas heureux.

—Oh! si, oh! si, cria-t-elle. C'est que vous ne les connaissez pas, les pauvres!... Qu'on donne à une fille de notre Transtévère le garçon qu'elle aime, et elle est aussi radieuse qu'une reine, elle mange son pain sec, le soir, en lui trouvant le goût sucré le plus délicieux. Les mères qui sauvent un enfant d'une maladie, les hommes qui sont vainqueurs dans une bataille, ou bien qui voient leurs numéros sortir à la loterie, tout le monde est comme ça, tout le monde ne demande que de la chance et du plaisir... Allez, vous aurez beau vouloir être juste et tâcher de mieux répartir la fortune, il n'y aura toujours de satisfaits que ceux dont le cœur chantera, souvent même sans en savoir la cause, par un beau jour de soleil comme aujourd'hui!

Il eut un geste d'abandon, ne voulant pas l'attrister, en plaidant de nouveau la cause de tant de pauvres êtres, qui, à cette minute même, agonisaient au loin, quelque part, succombant à la douleur physique ou à la douleur morale. Mais, brusquement, dans l'air si lumineux et si doux, une ombre immense passa, il sentit la tristesse infinie de la joie, la désespérance sans bornes du soleil, comme si quelqu'un qu'on ne voyait pas avait laissé tomber cette ombre. Était-ce donc l'odeur trop forte du laurier, la senteur amère des orangers et des buis qui lui donnaient ce vertige? Était-ce le frisson de sensuelle tiédeur dont ses veines se mettaient à battre, parmi ces ruines, dans ce coin de passion très ancienne? Ou plutôt n'était-ce que ce sarcophage avec son enragée bacchanale, qui éveillait l'idée de la mort prochaine, au fond même des obscures voluptés de l'amour, sous le baiser inassouvi des amants? Un instant, la claire chanson de la fontaine lui parut un long sanglot, et il lui sembla que tout s'anéantissait, dans cette ombre formidable venue de l'invisible.

Déjà, Benedetta lui avait pris les deux mains et le réveillait à l'enchantement d'être là, près d'elle.

—L'élève est bien indocile, n'est-ce pas? mon ami, et elle a le crâne bien dur. Que voulez-vous? il y a des idées qui n'entrent pas dans notre tête. Non, jamais vous ne ferez entrer ces choses dans la tête d'une fille de Rome... Aimez-nous donc, contentez-vous donc de nous aimer telles que nous sommes, belles de toute notre force, autant que nous pouvons l'être!

Et elle était si belle à cette minute, si belle dans le resplendissement de son bonheur, qu'il en tremblait, comme devant un dieu, devant la toute-puissance qui menait le monde.

—Oui, oui, bégaya-t-il, la beauté, la beauté, souveraine encore, souveraine toujours... Ah! que ne peut-elle suffire à rassasier l'éternelle faim des pauvres hommes!

—Bah! bah! cria-t-elle joyeusement, il fait bon vivre... Montons dîner, ma tante doit nous attendre.

Le dîner avait lieu à une heure, et les rares fois où Pierre ne mangeait pas dehors, il avait son couvert mis à la table de ces dames, dans la petite salle à manger du second, qui donnait sur la cour, d'une tristesse mortelle. A la même heure, au premier étage, dans la salle ensoleillée dont les fenêtres ouvraient sur le Tibre, le cardinal dînait, lui aussi, très heureux d'avoir pour convive son neveu Dario, car son secrétaire, don Vigilio, son autre convive habituel, ne desserrait les dents que lorsqu'on l'interrogeait. Les deux services étaient absolument distincts, ni la même cuisine, ni le même personnel; et il n'existait guère de commune, en bas, qu'une grande pièce servant d'office.

Mais la salle à manger du second avait beau être morne, attristée par le demi-jour verdâtre de la cour, le déjeuner de ces dames et du jeune prêtre fut très gai. Donna Serafina, si rigide d'ordinaire, semblait elle-même détendue par une grande félicité intérieure. Sans doute elle n'avait pas encore épuisé les délices de son triomphe de la veille, au bras de Morano, à ce bal; et ce fut elle qui parla de la soirée la première, pleine d'éloges, bien que la présence du roi et de la reine l'eût beaucoup gênée, disait-elle. Elle raconta comme quoi, par une tactique savante, elle avait évité de se faire présenter. D'ailleurs, elle espérait que son affection bien connue pour Celia, dont elle était la marraine, suffirait à expliquer sa présence dans ce salon neutre, où tous les pouvoirs s'étaient coudoyés. Elle devait pourtant garder un scrupule, car elle annonça que, tout de suite après le déjeuner, elle comptait sortir, pour se rendre au Vatican, chez le cardinal secrétaire, à qui elle désirait parler d'une œuvre dont elle était dame patronnesse. Cette visite de compensation, le lendemain de la soirée des Buongiovanni, devait lui sembler indispensable. Jamais elle n'avait brûlé de plus de zèle, ni de plus d'espoir, à propos du prochain avènement de son frère, le cardinal, au trône de saint Pierre: c'était, pour elle, un suprême triomphe une exaltation de sa race, que son orgueil du nom jugeait nécessaire et inévitable; et, pendant la dernière indisposition du pape régnant, elle avait poussé les choses jusqu'à s'inquiéter du trousseau qu'elle voulait faire marquer aux armes du nouveau pontife.

Benedetta ne cessa de plaisanter, riant de tout, parlant de Celia et d'Attilio avec la tendresse passionnée d'une femme dont le bonheur d'amour se plaît au bonheur d'un couple ami. Puis, comme on venait de servir le dessert, elle s'adressa au valet, d'un air de surprise:

—Eh bien? Giacomo, et les figues?

Celui-ci, avec ses gestes lents, comme endormis, la regarda sans comprendre. Heureusement, Victorine traversait la pièce.

—Et les figues, Victorine, pourquoi ne nous les sert-on pas?

—Quelles figues donc, contessina?

—Mais les figues que j'ai vues ce matin à l'office, par où j'ai eu la curiosité de passer en allant au jardin... Des figues superbes, dans un petit panier. Même, je me suis étonnée qu'il pût encore y en avoir, en cette saison... Je les aime bien, moi. Je m'étais régalée à l'avance, en songeant que j'en mangerais au dîner.

Victorine se mit à rire.

—Ah! contessina, je sais, je sais... Ce sont les figues que ce prêtre de Frascati, vous vous rappelez, le curé de là-bas, est venu, hier soir, déposer en personne pour Son Éminence. J'étais là, il a répété à trois reprises que c'était un cadeau, qu'il fallait le mettre sur la table de Son Éminence, sans même déranger une feuille... Alors, on a fait comme il a dit.

—Eh bien! c'est gentil, s'écria Benedetta, avec une colère comique. En voilà des gourmands qui se régalent sans nous! Il me semble qu'on aurait pu partager.

Donna Serafina intervint, en demandant à Victorine:

—N'est-ce pas? vous parlez du curé qui venait autrefois nous voir à la villa.

—Oui, oui, le curé Santobono, celui qui dessert là-bas la petite église Sainte-Marie des Champs... Quand il vient, il fait toujours demander l'abbé Paparelli, dont il a été le camarade au séminaire, je crois. Et, hier soir encore, c'est l'abbé Paparelli qui a dû nous l'amener à l'office, avec son panier... Oh! ce panier! imaginez-vous que, malgré les recommandations, on avait oublié de le mettre tout à l'heure sur la table de Son Éminence, de sorte que les figues n'auraient, ce matin, été pour personne, si l'abbé Paparelli n'était descendu les prendre en courant et ne les avait montées lui-même, avec une vraie dévotion, comme s'il portait le saint sacrement... Il est vrai que Son Éminence les trouve si bonnes!

—Ce n'est pas ce matin que mon frère leur fera grande fête, conclut la princesse, car il a un peu de dérangement, il a passé une nuit mauvaise.

Au nom répété de Paparelli, elle était devenue soucieuse. Le caudataire, avec sa face molle et ridée, sa taille grosse et courte de vieille fille dévote en jupe noire, lui déplaisait, depuis qu'elle s'était aperçue de l'extraordinaire empire qu'il prenait sur le cardinal, du fond de son humilité et de son effacement. Il n'était rien qu'un domestique, en apparence le plus chétif, et il gouvernait, elle le sentait combattre sa propre influence, défaire souvent ce qu'elle avait fait, pour le triomphe des ambitions de son frère. Le pis était que, deux fois déjà, elle le soupçonnait d'avoir poussé celui-ci à des actes qu'elle considérait comme de véritables fautes. Peut-être s'était-elle trompée, elle lui rendait cette justice qu'il avait de rares mérites et une piété tout à fait exemplaire.

Cependant, Benedetta continuait à rire et à plaisanter. Et, comme Victorine était sortie de la salle, elle appela le valet.

—Écoutez, Giacomo, vous allez me faire une petite commission...

Elle s'interrompit, pour dire à sa tante et à Pierre:

—Je vous en prie, faisons valoir nos droits... Moi, je les vois à table, en bas, presque au-dessous de nous. Ils doivent, comme nous, en être au dessert. Mon oncle soulève les feuilles, se sert avec un bon sourire, passe le panier à Dario, qui le passe à don Vigilio. Et, tous les trois, ils mangent avec componction... Les voyez-vous? les voyez-vous?

Elle les voyait, elle, et c'était son besoin d'être près de Dario, sa continuelle pensée volant vers lui, qui l'évoquait ainsi, avec les deux autres. Son cœur était en bas, elle voyait, elle entendait, elle sentait, par tous les sens exquis de son amour.

—Giacomo, vous allez descendre, vous allez dire à Son Éminence que nous mourons d'envie de goûter à ses figues et qu'elle serait bien aimable en nous envoyant celles dont elle ne voudra pas.

Mais donna Serafina, de nouveau, intervint, retrouvant sa voix sévère.

—Giacomo, je vous prie de ne pas bouger.

Et elle s'adressa à sa nièce:

—Allons, assez d'enfantillages!... J'ai l'horreur de ces sortes de gamineries.

—Oh! ma tante, murmura Benedetta, je suis si heureuse, il y a si longtemps que je n'ai ri de si bon cœur!

Pierre, jusque-là, s'était contenté d'écouter, s'égayant simplement lui-même de la voir gaie à ce point. Comme il se produisait un petit froid, il parla alors, dit son propre étonnement d'avoir aperçu la veille, si tard en saison, des fruits sur ce fameux figuier de Frascati. Cela tenait sans doute à l'exposition de l'arbre, au grand mur qui le protégeait.

—Ah! vous avez vu le fameux figuier? demanda Benedetta.

—Mais oui, j'ai même voyage avec les figues qui vous ont fait tant d'envie.

—Comment cela, voyagé avec les figues?

Déjà, il regrettait la parole qui venait de lui échapper. Puis, il préféra tout dire.

—J'ai rencontré là-bas quelqu'un qui était venu en voiture et qui a voulu absolument me ramener à Rome. En route, nous avons recueilli le curé Santobono, parti à pied pour faire le chemin, très gaillardement, avec son panier... Même nous nous sommes arrêtés un instant dans une osteria.

Il continua, conta le voyage, dit ses impressions vives, au travers de la Campagne romaine, envahie par le crépuscule. Mais Benedetta le regardait fixement, prévenue, renseignée, n'ignorant pas les fréquentes visites que Prada faisait, là-bas, à ses terrains et à ses constructions.

—Quelqu'un, quelqu'un, murmura-t-elle, le comte, n'est-ce pas?

—Oui, madame, le comte, répondit simplement Pierre. Je l'ai revu cette nuit, il était bouleversé, et il faut le plaindre.

Les deux femmes ne se blessèrent pas, tellement cette parole charitable du jeune prêtre était dite avec une émotion profonde et naturelle, dans le débordement d'amour qu'il aurait voulu épandre sur les êtres et sur les choses. Donna Serafina resta immobile, comme si elle affectait de n'avoir pas même entendu; tandis que Benedetta, d'un geste, sembla dire qu'elle n'avait à témoigner ni pitié ni haine pour un homme qui lui était devenu complètement étranger. Cependant, elle ne riait plus, elle finit par dire, en songeant au petit panier qui s'était promené dans la voiture de Prada:

—Ah! ces figues, tenez! je n'en ai plus envie du tout, je préfère maintenant ne pas en avoir mangé.

Tout de suite après le café, donna Serafina les quitta, dans la hâte qu'elle avait de mettre un chapeau et de partir pour le Vatican. Restés seuls, Benedetta et Pierre s'attardèrent à table un instant encore, repris de leur gaieté, causant en bons amis. Le prêtre reparla de son audience du soir, de sa fièvre d'impatience heureuse. A peine deux heures, encore sept heures à attendre: qu'allait-il faire, à quoi allait-il employer cette après-midi interminable? Alors, elle, très gentiment, eut une idée.

—Vous ne savez pas, eh bien! puisque nous sommes tous si contents, il ne faut pas nous quitter... Dario a sa voiture. Il doit, comme nous, avoir fini de déjeuner, et je vais lui faire dire de monter nous prendre, de nous emmener pour une grande promenade, le long du Tibre, très loin.

Elle tapait dans ses mains, ravie de ce beau projet. Mais, juste à ce moment, don Vigilio parut, l'air effaré.

—Est-ce que la princesse n'est pas là?

—Non, ma tante est sortie... Qu'y a-t-il donc?

—C'est Son Éminence qui m'envoie... Le prince vient de se sentir indisposé, en se levant de table... Oh! rien, rien de bien grave sans doute.

Elle eut un cri, plutôt de surprise que d'inquiétude.

—Comment, Dario!... Mais nous allons tous descendre. Venez donc, monsieur l'abbé. Il ne faut pas qu'il soit malade, pour nous emmener en voiture.

Puis, dans l'escalier, comme elle rencontrait Victorine, elle la fit descendre aussi.

—Dario se trouve indisposé, on peut avoir besoin de toi.

Tous quatre entrèrent dans la chambre, vaste et surannée, meublée simplement, où le jeune prince venait déjà de passer un long mois, cloué là par sa blessure à l'épaule. On y arrivait en traversant un petit salon; et, partant du cabinet de toilette voisin, un couloir reliait ces pièces à l'appartement intime du cardinal: la salle à manger, la chambre à coucher, le cabinet de travail, relativement étroits, qu'on avait taillés dans une des immenses salles de jadis, à l'aide de cloisons. Il y avait encore la chapelle, dont la porte ouvrait sur le couloir, une simple chambre nue, où se trouvait un autel de bois peint, sans un tapis, sans une chaise, rien que le carreau dur et froid, pour s'agenouiller et prier.

En entrant, Benedetta courut au lit, sur lequel Dario était allongé, tout vêtu. Près de lui, le cardinal Boccanera se tenait debout, paternellement; et, dans l'inquiétude commençante, il gardait sa haute taille fière, son calme d'âme souveraine et sans reproche.

—Quoi donc? mon Dario, que t'arrive-t-il?

Mais le prince eut un sourire, voulant la rassurer. Il n'était encore que très pâle, l'air ivre.

—Oh! ce n'est rien, un étourdissement... Imagine-toi, c'est comme si j'avais bu. Tout d'un coup, j'ai vu trouble, et il m'a semblé que j'allais tomber... Alors, je n'ai eu que le temps de venir me jeter sur mon lit.

Il respira fortement, en homme qui a besoin de reprendre haleine. Et le cardinal, à son tour, entra dans quelques détails.

—Nous achevions tranquillement de déjeuner, je donnais des ordres à don Vigilio pour l'après-midi, et j'étais sur le point de quitter la table, lorsque j'ai vu Dario se lever et chanceler... Il n'a pas voulu se rasseoir, il est venu ici d'un pas vacillant de somnambule, en ouvrant les portes de ses mains tâtonnantes... Et nous l'avons suivi, sans comprendre. J'avoue que je cherche, que je ne comprends pas encore.

D'un geste, il disait sa surprise, il indiquait l'appartement, où semblait avoir soufflé un brusque vent de catastrophe. Toutes les portes étaient restées grandes ouvertes, on voyait en enfilade le cabinet de toilette, puis le couloir, au bout duquel la salle à manger apparaissait dans son désordre de pièce abandonnée soudainement, avec la table servie encore, les serviettes jetées, les chaises repoussées. Cependant, on ne s'effarait toujours pas.

Benedetta fit, à voix haute, la réflexion habituelle en pareil cas.

—Pourvu que vous n'ayez rien mangé de mauvais!

D'un autre geste, en souriant, le cardinal dit la sobriété ordinaire de sa table.

—Oh! des œufs, des côtelettes d'agneau, un plat d'oseille, ce n'est pas ce qui a pu lui charger l'estomac. Moi, je ne bois que de l'eau pure; lui, prend deux doigts de vin blanc... Non, non, la nourriture n'y est pour rien.

—Et puis, se permit de faire remarquer don Vigilio Son Éminence et moi, nous serions également indisposés.

Dario, qui avait un moment fermé les yeux, les rouvrit, respira fortement de nouveau, en s'efforçant de rire.

—Allons, allons! ce ne sera rien, je me sens déjà beaucoup plus à l'aise. Il faut que je me remue.

—Alors, reprit Benedetta, écoute le projet que j'ai fait... Tu vas me prendre en voiture, avec monsieur l'abbé Froment, et tu nous conduiras dans la Campagne, très loin.

—Volontiers! Elle est gentille, ton idée... Victorine, aidez-moi donc.

Il s'était soulevé, en s'aidant péniblement du poignet. Mais, avant que la servante se fût avancée, il eut une légère convulsion, il retomba, comme foudroyé par une syncope. Ce fut le cardinal, resté au bord du lit, qui le reçut dans ses bras, tandis que la contessina, cette fois, perdait la tête.

—Mon Dieu! mon Dieu! ça le reprend... Vite, vite, il faut le médecin.

—Si j'allais en courant le chercher? offrit Pierre, que la scène commençait à bouleverser, lui aussi.

—Non, non! pas vous, restez ici... Victorine va se dépêcher. Elle connaît l'adresse... Le docteur Giordano, tu sais, Victorine.

La servante partit, et un lourd silence tomba dans la pièce, où un frisson d'anxiété croissait de minute en minute. Benedetta, très pâle, était revenue près du lit, pendant que le cardinal, qui avait gardé Dario entre ses bras, la tête tombée sur son épaule, le regardait. Et un affreux soupçon venait de naître en lui, vague, indéterminé encore: il lui trouvait la face grise, le masque d'angoisse terrifiée, qu'il avait remarqué chez le plus cher ami de son cœur, monsignor Gallo, quand il l'avait ainsi tenu sur sa poitrine, deux heures avant sa mort. C'était la même syncope, la même sensation qu'il n'étreignait plus que le corps froid d'un être aimé, dont le cœur s'arrêtait; c'était surtout la pensée grandissante du poison, venu de l'ombre, frappant dans l'ombre, autour de lui, en coup de foudre. Longtemps, il resta penché de la sorte, au-dessus du visage de son neveu, du dernier de sa race, cherchant, étudiant, retrouvant les symptômes du mal mystérieux et implacable, qui lui avait déjà emporté la moitié de lui-même.

Mais Benedetta, à demi-voix, le suppliait.

—Mon oncle, vous allez vous fatiguer... Je vous en prie, laissez-le-moi, je le tiendrai un peu, à mon tour... N'ayez pas peur, je le tiendrai très doucement, il sentira que c'est moi, et ça le réveillera peut-être.

Il leva enfin la tête, la regarda; et il lui céda la place, après l'avoir serrée et baisée éperdument, les yeux gros de larmes, toute une brusque émotion, où l'adoration qu'il avait pour elle fondait la rigide froideur qu'il affectait d'habitude.

—Ah! ma pauvre enfant, ma pauvre enfant! bégaya-t-il, avec un grand tremblement de chêne déraciné.

Tout de suite, d'ailleurs, il se maîtrisa, se reconquit. Et, tandis que Pierre et don Vigilio, immobiles, muets, attendaient qu'on eût besoin d'eux, désespérés de n'être bons à rien, il se mit à marcher avec lenteur au travers de la chambre. Puis, cette pièce parut être trop étroite pour les pensées qu'il roulait, il s'écarta d'abord jusque dans le cabinet de toilette, il finit par enfiler le couloir, par pousser jusqu'à la salle à manger. Et il allait toujours, et il revenait toujours, sérieux, impassible, la tête basse, perdu dans la même rêverie sombre. Quel monde de réflexions s'agitait dans le crâne de ce croyant, de ce prince hautain, qui s'était donné à Dieu, et qui était sans pouvoir contre l'inévitable destinée? De temps à autre, il revenait près du lit, s'assurait des progrès du mal, regardait sur le visage de Dario où en était la crise; ensuite, il repartait du même pas rythmique, disparaissait, reparaissait, comme emporté par la régularité monotone des forces que l'homme n'arrête point. Peut-être se trompait-il, peut-être ne s'agissait-il que d'une simple indisposition, dont le médecin sourirait. Il fallait espérer et attendre. Et il allait encore, et il revenait encore, et rien, au milieu du silence lourd, ne pouvait sonner plus anxieusement que les pas cadencés de ce haut vieillard, dans l'attente du destin.

La porte se rouvrit, Victorine rentra, essoufflée.

—Le médecin, je l'ai trouvé, le voici!

De son air souriant, le docteur Giordano se présenta, avec sa petite tête rose à boucles blanches, toute sa personne discrètement paterne, qui lui donnaient une allure d'aimable prélat. Mais, dès qu'il eut flairé la chambre, vu ce monde angoissé, qui l'attendait, il devint aussitôt très grave, il prit l'attitude fermée, l'absolu respect du secret ecclésiastique, qu'il devait à la fréquentation de sa clientèle d'Église. Et il ne laissa échapper qu'un mot, murmuré à peine, dès qu'il eut jeté un regard sur le malade.

—Comment, encore! ça recommence!

Sans doute, il faisait allusion au coup de couteau qu'il avait récemment soigné. Qui donc s'acharnait sur ce pauvre jeune prince, si inoffensif, si peu gênant? Personne, du reste, ne pouvait comprendre, si ce n'étaient Pierre et Benedetta; et celle-ci se trouvait dans une telle fièvre d'impatience, brûlant d'être rassurée, qu'elle n'écoutait pas, n'entendait pas.

—Oh! docteur, je vous en supplie, voyez-le, examinez-le, dites-nous que ce n'est rien... Ça ne peut rien être, puisqu'il était si bien portant, si gai tout à l'heure... Ce n'est rien, ce n'est rien, n'est-ce pas?

—Sans doute, sans doute, contessina, ce n'est certainement rien... Nous allons voir.

Il s'était tourné, et il s'inclina profondément devant le cardinal, qui revenait du fond de la salle à manger, de son pas égal et songeur, pour se planter au pied du lit, immobile. Sans doute lut-il, dans les yeux sombres fixés sur les siens, une inquiétude mortelle, car il n'ajouta rien, il se mit à examiner Dario, en homme qui a senti le prix des minutes. Et, à mesure que son examen avançait, son visage d'affable optimisme prenait une gravité blême, une sourde terreur, que témoignait seule un petit frémissement des lèvres. C'était lui qui, précisément, avait assisté monsignor Gallo dans la crise dont celui-ci était mort, une crise de fièvre infectieuse, ainsi qu'il l'avait diagnostiqué pour le bulletin de décès. Sans doute lui aussi reconnaissait les mêmes terribles symptômes, la face d'un gris de plomb, l'hébétement d'affreuse ivresse; et, en vieux médecin romain, habitué aux morts subites, il sentait passer le mauvais air qui tue, sans que la science ait encore bien compris, exhalaison putride du Tibre ou séculaire poison de la légende.

Mais il avait relevé la tête, et son regard de nouveau se rencontra avec le regard noir du cardinal, qui ne le quittait pas.

—Monsieur Giordano, demanda enfin celui-ci, vous n'êtes pas trop inquiet, j'espère?... Ce n'est qu'une mauvaise digestion, n'est-ce pas?

Le médecin s'inclina une seconde fois. Il devinait, au léger tremblement de la voix, la cruelle anxiété de cet homme puissant, frappé encore dans la plus chère affection de son cœur.

—Votre Éminence doit avoir raison, une digestion mauvaise certainement. Parfois, de tels accidents sont dangereux, quand la fièvre s'en mêle... Je n'ai pas besoin de dire à Votre Éminence combien elle peut compter sur ma prudence et sur mon zèle...

Il s'interrompit, pour reprendre aussitôt de sa voix nette de praticien:

—Le temps presse, il faut déshabiller le prince et agir promptement. Qu'on me laisse un instant seul, j'aime mieux cela.

Cependant, il retint Victorine, en disant qu'elle l'aiderait. S'il avait besoin d'un autre aide, il prendrait Giacomo. Son désir évident était d'éloigner la famille, afin d'être plus libre, sans témoins gênants. Et le cardinal comprit, s'empara doucement de Benedetta, pour l'emmener lui-même à son bras jusque dans la salle à manger où Pierre et don Vigilio les suivirent.

Quand les portes furent refermées, le plus morne et le plus pesant des silences régna dans cette salle à manger, que le clair soleil d'hiver inondait d'une lumière et d'une tiédeur délicieuses. La table était toujours servie, avec son couvert abandonné, la nappe salie de miettes, une tasse de café à demi pleine encore; et, au milieu, se trouvait le panier de figues, dont on avait écarté les feuilles, mais où ne manquaient que deux ou trois fruits. Devant la fenêtre, Tata, la perruche, sortie de sa cage, était sur son bâton, ravie, éblouie, dans un grand rayon jaune, où dansaient des poussières. Pourtant, elle avait cessé de crier et de se lisser les plumes du bec, étonnée de voir entrer tout ce monde, très sage, tournant la tête à demi pour mieux étudier ces gens, de son œil rond et scrutateur.

Des minutes interminables s'écoulèrent, dans l'attente fébrile de ce qui se passait au fond de la chambre voisine. Don Vigilio s'était silencieusement assis à l'écart, tandis que Benedetta et Pierre, restés debout, se taisaient eux aussi, immobiles. Et le cardinal avait repris sa marche sans fin, ce piétinement instinctif et berceur, par lequel il semblait vouloir tromper son impatience, arriver plus vite à l'explication qu'il cherchait obscurément, au milieu d'une effroyable tempête d'idées. Pendant que son pas rythmé sonnait avec une régularité machinale, c'était en lui une fureur sombre, une recherche exaspérée du pourquoi et du comment, une extraordinaire confusion des mouvements les plus extrêmes et les plus contraires. Mais déjà, à deux reprises, en passant, il avait promené son regard sur la débandade de la table, comme s'il y avait quêté quelque chose. Était-ce, peut-être, ce café inachevé? ce pain dont les miettes traînaient encore? ces côtelettes d'agneau dont il restait un os? Puis, au moment où, pour la troisième fois, il passait en regardant, ses yeux rencontrèrent le panier de figues; et il s'arrêta net, sous le coup d'une révélation soudaine. L'idée l'avait saisi, l'envahissait, sans qu'il sût quelle expérience faire pour que le brusque soupçon se changeât en certitude. Un instant, il resta ainsi, combattu, ne trouvant pas, les yeux fixés sur ce panier. Enfin, il prit une figue, l'approcha, comme pour l'examiner de tout près. Mais elle n'offrait rien de particulier, il allait la remettre parmi les autres, lorsque Tata, la perruche, qui adorait les figues, poussa un cri strident. Et ce fut une illumination, l'expérience cherchée qui s'offrait.

Lentement, de son air sérieux, le visage noyé d'ombre, le cardinal porta la figue à la perruche, la lui donna, sans une hésitation ni un regret. C'était une très jolie bête, la seule qu'il eût ainsi aimée passionnément. Allongeant son fin corps souple, dont la soie de cendre verte se moirait de rose au soleil, elle avait pris gentiment la figue dans sa patte, puis l'avait fendue d'un coup de bec. Mais, quand elle l'eut fouillée, elle n'en mangea que très peu, elle laissa tomber la peau, pleine encore. Lui, toujours grave, impassible, regardait, attendait. L'attente fut de trois grandes minutes. Un moment, il se rassura, il gratta la tête de la perruche, qui, pleine d'aise, se faisait caresser, tournait le cou, levait sur son maître son petit œil rouge, d'un vif éclat de rubis. Et, tout d'un coup, elle se renversa sans même un battement d'ailes, elle tomba comme un plomb. Tata était morte, foudroyée.

Boccanera n'eut qu'un geste, les deux mains levées, jetées au ciel, dans l'épouvante de ce qu'il savait enfin. Grand Dieu! un tel crime, une si affreuse méprise, un jeu si abominable du destin! Aucun cri de douleur ne lui échappa, l'ombre de son visage était devenue farouche et noire.

Pourtant, il y eut un cri, un cri éclatant de Benedetta, qui, ainsi que Pierre et don Vigilio, avait d'abord suivi l'acte du cardinal avec un étonnement qui s'était ensuite changé en terreur.

—Du poison! du poison! ah! Dario, mon cœur, mon âme!

Mais le cardinal avait violemment saisi le poignet de sa nièce, en lançant un coup d'œil oblique sur les deux petits prêtres, ce secrétaire et cet étranger, présents à la scène.

—Tais-toi! tais-toi!

Elle se dégagea, d'une secousse, révoltée, soulevée par une rage de colère et de haine.

—Pourquoi donc me taire? C'est Prada qui a fait le coup, je le dénoncerai, je veux qu'il meure, lui aussi!... Je vous dis que c'est Prada, je le sais bien, puisque monsieur Froment est revenu hier de Frascati, dans sa voiture, avec ce curé Santobono et ce panier de figues... Oui, oui! j'ai des témoins, c'est Prada, c'est Prada!

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