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Saint Dominique

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CHAPITRE II
SAINT DOMINIQUE ET LES ALBIGEOIS.

Depuis la première moitié du douzième siècle, les prédications hérétiques avaient été très actives et le néo-manichéisme avait fait les plus grands progrès en Aquitaine et en Languedoc. En 1139, Pierre le Vénérable avait dénoncé au clergé provençal les menées de Pierre de Bruys et de son principal disciple, Henri[15]. Les Vaudois, les Patarins et les Cathares étaient venus d’Italie prêcher leurs doctrines dans le midi de la France et tous y avaient reçu un accueil favorable. La noblesse avait été gagnée par des enseignements qui livraient les biens d’Église à ses convoitises et légitimaient d’avance toutes ses usurpations ; les artisans et les paysans avaient applaudi aux violentes attaques dirigées par les sectaires contre la puissance temporelle du clergé, les dîmes et les droits de toute sorte qu’il prélevait sur les fidèles ; enfin, cette religion individuelle pouvait, dès l’abord, séduire de nombreuses âmes, même parmi les plus délicates. L’autorité civile fermait les yeux avec complaisance sur les progrès de l’hérésie, quitte à envoyer au bûcher les sectaires exaltés qui excitaient trop ouvertement les populations à la destruction des églises ou au pillage des biens ecclésiastiques. Dès 1145, saint Bernard jetait un cri éloquent de détresse : « Qu’avons-nous appris et qu’apprenons-nous chaque jour ? Quels maux a faits et fait encore à l’Église de Dieu l’hérétique Henri ! Les basiliques sont sans fidèles, les prêtres sans honneur. On regarde les églises comme des synagogues, les sacrements sont méprisés, les fêtes ne sont plus solennisées. Les hommes meurent dans leurs péchés, les âmes paraissent devant le tribunal terrible sans avoir été réconciliées par la pénitence ni fortifiées par la sainte Communion. On va jusqu’à priver les enfants des chrétiens de la vie du Christ, en leur refusant la grâce du baptême[16]. » Saint Bernard ne se contenta pas de dénoncer le mal : à la demande du Saint-Siège, il voulut le combattre lui-même, mais ce fut en vain. En 1145, il parcourut le midi de la France ; on le trouva successivement à Bordeaux, Bergerac, Périgueux, Sarlat, Cahors, Belleperche, Toulouse. Malgré son éloquence, il n’obtint que de rares succès ; à Verfeil même, on refusa de l’écouter et il fut si indigné de l’obstination des habitants qu’en s’éloignant, il lança sa malédiction sur ce nid d’hérétiques : « Viride folium, desiccet te Deus ![17] »

[15] Vacandard, Histoire de saint Bernard, t. II, p. 220.

[16] Vacandard, op. cit., t. II, p. 222, auquel nous avons aussi emprunté les détails qui suivent sur les prédications de saint Bernard.

[17] « Verfeil, que Dieu te dessèche ! »

Le saint joue sur l’étymologie de ce nom, qui signifie aussi feuille verte.

Malgré les efforts des Papes et de leurs légats, les doctrines hétérodoxes continuèrent à se répandre dans la seconde moitié du douzième siècle. Au commencement du treizième, c’était un hérétique avéré qui avait en main le gouvernement d’une partie du Languedoc, Bertrand de Saissac, tuteur de Raymond Roger, vicomte de Béziers et de Carcassonne, tandis que les comtes de Foix et de Toulouse étaient gagnés secrètement à la secte[18].

[18] Cf. Histoire du Languedoc par dom Vaissète (éd. Molinier), t. VI, p. 154 et suiv.

L’hérésie était si solidement implantée dans le pays qu’elle s’y était organisée, opposant sa hiérarchie à la hiérarchie catholique. Toulouse et Carcassonne avaient chacune son évêque albigeois : avant la croisade, Isarn de Castres était à Carcassonne « l’évêque des hérétiques », à Toulouse, c’étaient Bernard de la Mothe et Bertrand Marty. Les évêques étaient assistés de diacres qui avaient une résidence fixe dans un grand village, autour duquel ils rayonnaient, prêchant la doctrine nouvelle ou présidant aux rites de l’initiation ou Consolamentum. Raymond Bernard était diacre à Montréal, Guilabert de Castres l’était à Fanjeaux, avant de devenir lui-même évêque de Toulouse. Enfin, comme dans la primitive Église, on distinguait deux sortes de fidèles : les uns, les Parfaits ou Bonshommes, avaient reçu l’initiation complète ou Consolamentum, toute la doctrine leur était révélée et ils devaient l’enseigner et la répandre ; ils étaient astreints aux abstinences, aux jeûnes, au célibat et à toutes les observances de la secte ; parfois, ils se distinguaient par un costume spécial. Ceux qui avaient ainsi fait profession étaient en quelque sorte les membres actifs de la communauté hérétique. Les autres leur témoignaient le plus grand respect, les « adoraient », quand ils se trouvaient en leur présence, demandaient à genoux leur bénédiction, mangeaient le pain et les aliments qu’ils avaient bénis et pourvoyaient à leur entretien et à leur défense. Ceux que nos documents appellent les Croyants, credentes haereticorum, étaient des adhérents plutôt que des initiés ; c’était en quelque sorte le tiers ordre de l’hérésie. Ils avaient foi dans les doctrines de la secte et les acceptaient aveuglément ; ils donnaient aux Parfaits l’aide dont ils avaient besoin, assistaient aux réunions qu’ils présidaient ; mais ils continuaient leur genre de vie habituelle, se mariaient, avaient des enfants, et ne se distinguaient des fidèles que par leur mépris pour l’Église, ses dogmes et ses pratiques, à moins qu’un intérêt particulier ne les engageât à modérer ou à dissimuler leurs sentiments : souvent ils demandaient le Consolamentum à leur lit de mort.

L’hérésie était pratiquée ouvertement dans le Lauraguais, le Razès, le Carcassès[19] et tout le comté de Toulouse, au commencement du treizième siècle. Avant la croisade, l’évêque Isarn de Castres tint des assemblées à Cabaret, dans la Montagne-Noire. Raymond de Simorre promena ses prédications entre Carcassonne et Castelnaudary : on le signale tour à tour à Aragon et à Montalive, près de Fanjeaux. En 1206, Isarn de Castres fit une tournée pastorale aux environs de Montréal ; et à Villeneuve, il conféra le Consolamentum à Audiarda Ebrarda. Guilabert de Castres avait une maison à Fanjeaux et y enseignait publiquement les doctrines albigeoises[20].

[19] Ces pays répondaient à peu près, le premier aux arrondissements de Villefranche et de Castelnaudary, le second à celui de Limoux, le troisième aux cantons de Carcassonne.

Fanjeaux et Montréal sont aujourd’hui des chefs-lieux de canton, le premier dans l’arrondissement de Castelnaudary, le second dans celui de Carcassonne.

[20] Ces renseignements sur les menées des hérétiques en Languedoc, au commencement du treizième siècle, nous sont fournis par les précieux registres des inquisiteurs toulousains conservés à la Bibliothèque de Toulouse, en particulier dans le ms. 609.

Déjà du temps de saint Bernard, presque toute la chevalerie du Languedoc était hérétique : « fere omnes milites », dit avec découragement le saint abbé de Clairvaux. La situation était la même, en 1206, et Innocent III ne se trompait pas quand il attribuait les progrès de l’albigéisme à la faveur que lui témoignait la noblesse. Très souvent, c’était chez des chevaliers et même chez les seigneurs du pays, que les Parfaits tenaient leurs réunions, et dans l’assistance, figuraient les plus grands noms des alentours.

Toutefois, il ne faudrait pas croire que si les hérétiques ont tenu tout particulièrement à l’adhésion des seigneurs et à leur protection, ils aient négligé les classes, plus humbles mais aussi plus nombreuses, des bourgeois et des paysans. Aux environs de Caraman et de Verfeil, sur les confins du Toulousain et du Lauraguais, la population tout entière leur était gagnée et peu de personnes mouraient sans le Consolamentum. A Fanjeaux et à Montréal, les laboureurs travaillaient le dimanche et les jours de fête, et parce qu’il en fit le reproche à l’un d’eux, le jour de Saint-Jean-Baptiste, saint Dominique faillit être assassiné au Champ du Sicaire. Pour attirer les artisans, les Parfaits avaient établi des ouvroirs et des ateliers, — on dirait de nos jours des patronages, — où l’on enseignait aux jeunes gens les doctrines hérétiques en même temps qu’un métier ; il y en avait plusieurs dans la seule bourgade de Fanjeaux.

En somme, à l’arrivée de Didace et de saint Dominique, le comté de Toulouse et en particulier le Lauraguais et le Razès étaient pénétrés profondément par l’hérésie. Elle s’affichait ouvertement, chantait ses cantiques dans les églises mêmes de Castelnaudary, spoliait de ses dîmes l’évêque de Toulouse, menaçait dans sa cathédrale le chapitre de Béziers et le forçait à s’y fortifier[21]. Or le triomphe de l’albigéisme aurait été la ruine du christianisme, dont il était la négation radicale.

[21] Histoire du Languedoc, loc. cit.

Pour ces néo-manichéens, en effet, le monde, au lieu d’être la création d’un Dieu bon, était l’œuvre et demeurait le jouet d’un être malfaisant ; le mystère de la Trinité disparaissait devant le dualisme de deux principes éternels, celui du bien et celui du mal ; l’œuvre de la Rédemption et du Calvaire n’avait été qu’un simulacre, un être divin ne pouvant pas souffrir dans sa chair et mourir ; les mérites de Jésus-Christ ayant aussi peu de réalité que son expiation, le salut par le baptême, la grâce et les sacrements, était une illusion, et partant, les pratiques recommandées ou imposées par l’Église étaient aussi vaines que ses enseignements. Les dogmes de la vie future, des récompenses du ciel, des châtiments éternels de l’enfer, de l’expiation temporaire du purgatoire, celui de la résurrection de la chair et de la communion des saints étaient remplacés par la doctrine de la métempsycose et de la migration indéfinie des âmes d’un corps dans un autre. Aucun accord n’était donc possible entre le Credo catholique et le Credo albigeois ; ceci devait tuer cela ; et ce fut pour en avoir eu la vue nette, que saint Dominique se consacra avec tant de zèle à la prédication contre l’hérésie[22].

[22] Sur les doctrines albigeoises, cf. Douais, Les Hérétiques du comté de Toulouse.

Partis de Cîteaux dans les premiers mois de 1205, l’évêque d’Osma et son chanoine allèrent rejoindre, en Languedoc, les missionnaires qu’Innocent III avait envoyés contre l’hérésie ; ils les trouvèrent, près de Montpellier, dans le plus profond découragement, se demandant si leur œuvre n’avait pas échoué, comme celle de leurs prédécesseurs.

C’est que l’hérésie était constituée plus fortement qu’ils ne se l’étaient imaginé ; elle avait des chefs habiles et savants, capables de soutenir les controverses théologiques les plus ardues. Mais ce qui faisait encore plus la force de ces docteurs albigeois, c’était leur ascétisme. Faite d’abstinences et de privations, leur vie inspirait le plus grand respect aux populations qui en étaient témoins. Tout autres étaient les allures des abbés cisterciens envoyés à la défense de l’orthodoxie. Au lieu d’aller à pied, de bourgade en bourgade, comme le faisaient les Parfaits, ils chevauchaient au milieu d’une brillante escorte ; il leur fallait des attelages pour porter leurs vêtements et leurs provisions, et ce luxe scandalisait des pays séduits par l’austérité des Bonshommes : « Voilà, disait-on, les ministres à cheval d’un Dieu qui n’allait qu’à pied, les missionnaires riches d’un Dieu pauvre, les envoyés comblés d’honneurs d’un Dieu humble et méprisé[23]. »

[23] Acta Sanctorum, 4 août.

Telles n’étaient pas les habitudes de l’évêque et du chanoine d’Osma. Appelés à témoigner sur saint Dominique, dans le procès de canonisation de 1233, les habitants de Fanjeaux déclarèrent qu’ils n’avaient jamais vu un homme aussi saint. Deux femmes, Guillelma et Tolosana, rapportèrent qu’elles lui avaient fabriqué des cilices. Plus au courant encore de son genre de vie, frère Jean d’Espagne raconta ses pénitences et ses macérations : « Maître Dominique se faisait donner la discipline et il se flagellait lui-même avec une chaîne de fer. » Aussi, Didace et lui purent-ils rappeler sans présomption les missionnaires cisterciens à l’austérité apostolique. « Ce ne sera pas seulement par des paroles, leur dirent-ils, que vous ramènerez à la foi des hommes qui s’appuient sur des exemples. Voyez les hérétiques ; c’est par leur affectation de sainteté et de pauvreté évangélique, qu’ils persuadent les simples. Si vous leur donnez un spectacle contraire, vous édifierez peu, vous détruirez beaucoup, vous ne gagnerez rien. Chassez un clou par l’autre, mettez en fuite une sainteté d’apparat par les pratiques d’une sincère religion. » La leçon fut comprise : revenant à la simplicité, les moines cisterciens renvoyèrent toutes les futilités qu’ils avaient apportées. Ne gardant que leurs Heures et les livres indispensables à la controverse, vivant dans la plus stricte pauvreté, ils allèrent à pied de village en village, sans escorte, sans argent, seuls au milieu de l’hérésie, et, nous dit Jourdain de Saxe, lorsque les Parfaits virent ce changement, ils redoublèrent d’énergie, pour résister à l’assaut qui se préparait[24].

[24] « Pedites, sine expensis, in voluntaria paupertate fidem annuntiare cœperunt. Quod ubi viderunt hæretici, cœperunt et ipsi ex adverso fortius prædicare. » — Jourdain (ap. Quétif et Échard, op. cit., p. 5.)

Saint Dominique et Didace se mirent aussitôt à l’œuvre, sous la direction des légats. Guillaume de Puylaurens nous les montre allant nu-pieds de pays en pays. Dans les auberges où ils s’arrêtaient, ils vivaient de peu et pratiquaient les abstinences qui devaient être inscrites plus tard dans la règle des Prêcheurs. En 1207, Didace retourna en Espagne et y mourut, au moment où il s’apprêtait à revenir en Languedoc pour y poursuivre ses missions ; dès lors, saint Dominique continua seul l’œuvre qu’il avait entreprise.

Né en 1170, il était à la force de l’âge lorsqu’il reçut de son évêque la direction des compagnons qui les avaient suivis. On voudrait avoir une reproduction de sa physionomie pour y surprendre le secret de l’ascendant irrésistible qu’il exerça sur eux. On peut y suppléer par le portrait que trace de lui l’un des témoins de ses dernières années, sœur Cécile, du couvent de Saint-Sixte : « Sa stature, dit-elle[25], était médiocre, son visage beau et peu coloré par le sang, ses cheveux et sa barbe d’un blond vif, ses yeux beaux. Il lui sortait du front et d’entre les cils, ajoute-t-elle naïvement, une certaine lumière radieuse, qui attirait le respect et l’amour. Il était toujours radieux et agréable, excepté quand il était mû à compassion par quelque affliction du prochain. Il avait les mains longues et belles, une grande voix noble et sonore. Il ne fut jamais chauve, et il avait sa couronne religieuse tout entière, semée de rares cheveux blancs[26]. »

[25] Relation de Sœur Cécile, citée par Lacordaire, op. cit., p. 219.

[26] Ce dernier trait ne se rapporte évidemment qu’aux dernières années de la vie du Saint.

Jourdain de Saxe insiste, lui aussi, sur cette expression lumineuse, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui se dégageait des traits de saint Dominique, et qui était comme le rayonnement de son âme. « Rien ne troublait l’égalité de son âme, si ce n’est la compassion et la miséricorde ; et parce qu’un cœur content réjouit le visage de l’homme, on devinait sans peine, à la bonté et à la joie de ses traits, sa sérénité intérieure… Bien que sa figure brillât d’une lumière aimable et douce, cette lumière pourtant ne se laissait pas mépriser, mais elle gagnait facilement le cœur de tous, et à peine l’avait-on regardée qu’on se sentait entraîné vers lui. »

Ses prédications contre l’hérésie manifestèrent cet ascendant naturel, et encore plus son égalité d’humeur et la sérénité de son âme ; car les difficultés ne lui firent pas défaut. Comme saint Bernard, il eut à subir les outrages des hérétiques : « ils se moquaient de lui, dit Jourdain, et s’attachant à ses pas, lui lançaient toutes sortes de railleries[27] » ; « li adversaire de vérité li moquoient, getant boë expuement et des vils choses et li lioient la paille par derrière le dos. » Parfois les menaces accompagnaient les injures : il leur opposait une fermeté d’autant plus inébranlable qu’elle provenait d’un désir ardent du martyre. « N’as-tu pas peur de la mort ? lui demandaient quelques hérétiques étonnés ? Que ferais-tu si nous nous saisissions de toi ? » — « Je vous supplierais, répondit-il, de ne pas me mettre à mort du coup, mais de m’arracher les membres un à un, pour prolonger mon martyre ; je voudrais n’être plus qu’un tronc sans membres, avoir les yeux arrachés, rouler dans mon sang, avant de mourir, afin de conquérir une plus belle couronne de martyre[28] ! » et lorsqu’il passait dans un village où sa vie était en danger, il le traversait en chantant. « Les persécutions ne le troublaient pas, dit un témoin de sa vie[29], il marchait souvent au milieu des dangers avec une sécurité intrépide et la peur ne le détourna pas une seule fois de sa route. Bien mieux, quand il était pris de sommeil, il s’étendait le long ou proche du chemin et dormait. » A plusieurs reprises cependant, les menaces des hérétiques faillirent se réaliser. Un jour qu’il montait de Prouille à Fanjeaux par un chemin creux, « pressentant quelque embûche, il marchait intrépide et alerte. Des satellites de l’Antéchrist l’attendaient pour le tuer », et ils n’abandonnèrent leur projet que lorsqu’ils furent persuadés du bonheur que lui causerait le martyre. « A quoi bon, se dirent-ils, faire son jeu ! Ne serait-ce pas le servir et seconder ses vifs désirs, plutôt que lui nuire ? Désormais donc ils s’abstinrent de lui tendre des pièges. » La tradition a conservé le souvenir de ce fait et, dans le pays, on nomme encore chemin du Sicaire le sentier où il se passa[30].

[27] Jourdain de Saxe, op. cit., p. 9.

[28] Ibidem.

[29] Enquête de Toulouse.

[30] On a érigé une croix là où la tradition place ce fait.

A l’assemblée de Montpellier, Didace avait déclaré qu’il fallait ramener les hérétiques par la force de la prédication et des bons exemples. Ce fut à la controverse que saint Dominique et ses compagnons eurent recours. Ils indiquaient à l’avance le lieu et le jour d’une conférence contradictoire ; hérétiques et catholiques s’y rendaient de toutes les régions avoisinantes ; l’assistance comprenait à la fois des chevaliers, des femmes, des paysans. Sans doute par acclamation, la foule désignait un président et des assesseurs chargés de tenir la balance égale entre les deux partis ; le bureau constitué, on se livrait à des débats sérieux et approfondis. De part et d’autre, on présentait des libelli, vrais mémoires rédigés à l’avance sur une question controversée et qui servaient de base à la discussion. Alors commençait entre les chefs des deux groupes une lutte oratoire, un tournoi d’argumentations qui se terminait le plus souvent par un vote de l’assemblée. Jourdain de Saxe parle de scrutins qui avaient lieu à la fin de ces réunions ; c’étaient sans doute des ordres du jour, par lesquels l’assistance émettait son sentiment sur la discussion qu’elle venait de suivre.

Saint Dominique tint un grand nombre de ces réunions contradictoires. La première de toutes eut lieu à Servian près de Béziers. Accompagnés de l’évêque et du chanoine d’Osma, les légats du Saint-Siège venaient de Montpellier, mettant, pour la première fois, en pratique les conseils austères de Didace. Or, à Servian, prêchaient en toute liberté les deux ministres cathares Beaudoin et Thierry, grâce à la faveur toute particulière que leur témoignait le seigneur du lieu. Mais lorsque du haut des remparts, le peuple vit monter vers lui, les pieds ensanglantés et dans l’attitude la plus humble, les missionnaires du Saint-Siège, il força les deux hérétiques à accepter avec eux une controverse publique. Elle dura huit jours et elle produisit sur les esprits une telle impression que le peuple escorta pendant une lieue, sur le chemin de Béziers, saint Dominique et ses compagnons.

De Servian, ils se dirigèrent sur Béziers, l’une des citadelles de l’hérésie. Les Parfaits y étaient tout-puissants, grâce à la connivence du vicomte, des consuls et de l’évêque lui-même. Pendant quinze jours, les prédications et les controverses se continuèrent ; mais l’effort des missionnaires n’eut pas tout le succès qu’il méritait ; si plusieurs conversions isolées s’opérèrent, la masse de la population resta fidèle aux doctrines vaudoises.

Carcassonne fut la troisième étape de la mission. Pendant huit jours consécutifs les controverses publiques se succédèrent sans entamer les forces de l’hérésie[31]. On arriva enfin dans les campagnes du Lauraguais et du Toulousain, qui devaient être en quelque sorte le quartier général des prédications de saint Dominique. Dès lors, Fanjeaux fut sa résidence préférée et celle de ses compagnons ; c’est de là qu’il partait en tous sens, pour offrir la discussion aux ministres albigeois. A Verfeil, il eut aussi peu de succès que saint Bernard lui-même, et l’évêque d’Osma fut tellement irrité de l’obstination des habitants qu’il les maudit comme avait fait l’abbé de Clairvaux : « Maudits soyez-vous, grossiers hérétiques, je vous aurais cru quelque bon sens[32] ! »

[31] Nous empruntons ces détails au Cartulaire de saint Dominique du R. P. Balme.

[32] Guillaume de Puylaurens, Chronique, 8.

La conférence qui eut lieu à Pamiers, l’année suivante (1207), fut l’une des plus importantes ; elle fut provoquée par le comte de Foix lui-même et se tint dans son château. Comme la plupart des seigneurs du Midi, Raymond Roger était gagné aux nouvelles doctrines ; sa sœur, Esclarmonde, était l’une des plus ferventes adeptes de l’albigéisme, dont elle faisait profession publique. Toutefois, il se piquait de tolérance et d’impartialité et il convoqua chez lui les représentants les plus autorisés des deux partis rivaux. Saint Dominique et Didace s’y rencontrèrent avec Foulques et Navar, ardents défenseurs de l’orthodoxie, qui venaient de remplacer des hérétiques sur les sièges de Toulouse et de Conserans[33]. La discussion fut très vive ; Esclarmonde y intervint en faveur de l’hérésie et s’attira de Frère Étienne cette hardie apostrophe : « Allez filer votre quenouille ; il ne vous sied pas de paraître en pareille affaire ! » La journée fut favorable à la cause catholique ; le ministre vaudois, Durand de Huesca, se convertit et fonda bientôt l’Ordre des Pauvres catholiques ; et son exemple fut suivi par Durand de Najac, Guillaume de Saint-Antoine, Jean de Narbonne, Ermengaud et Bernard de Béziers ; l’arbitre même de la réunion, Arnaud de Campragna, qui inclinait auparavant vers les doctrines vaudoises, s’offrit, lui et ses biens, à l’évêque d’Osma, et dans la suite, il fut l’ami fidèle et zélé de saint Dominique[34].

[33] Foulques était évêque depuis 1205 ; il avait alors remplacé Raymond de Rabasteins, déposé comme coupable de connivence avec l’hérésie. Navar était évêque depuis quelques mois à peine.

[34] Pierre de Vaux-Cernay, Histoire de la guerre des Albigeois, ch. VI.

Jourdain de Saxe mentionne de fréquentes réunions de ce genre à Montréal et à Fanjeaux : « frequenter ibi disputationes fiebant ». L’une d’elles fut marquée par un fait miraculeux. « Il arriva qu’une grande conférence fut tenue à Fanjeaux, en présence d’une multitude de fidèles et d’infidèles, qui y avaient été convoqués. Les catholiques avaient préparé plusieurs mémoires qui contenaient des raisons et des autorités à l’appui de leur foi. Mais, après les avoir comparés ensemble, ils préférèrent celui que le bienheureux serviteur de Dieu, Dominique, avait écrit, et résolurent de l’opposer à celui des hérétiques. Trois arbitres furent choisis d’un commun accord pour juger quel était le parti dont les raisons étaient les meilleures et la foi la plus solide. Or, après beaucoup de discours, ces arbitres ne pouvant s’entendre, la pensée leur vint de jeter les deux mémoires au feu afin que, si l’un des deux était épargné par les flammes, il fût certain qu’il contenait la vraie doctrine de la foi. On allume donc un grand feu, on y jette les deux volumes ; celui des hérétiques est consumé, l’autre, celui qu’avait écrit le bienheureux serviteur de Dieu, Dominique, non seulement demeure intact, mais encore est repoussé au loin par les flammes, en présence de toute l’assemblée. On le jette au feu une seconde et une troisième fois, une seconde et une troisième fois l’événement se reproduit et manifeste clairement où est la vérité et quelle est la sainteté de celui qui a écrit le livre[35]. Pierre de Vaux-Cernay et après lui le chroniqueur Mathieu de Feurs, placent ce miracle à Montréal et le racontent d’une manière quelque peu différente.

[35] Jourdain de Saxe, ap. Quétif, op. cit., p. 6. La tradition de ce miracle s’est perpétuée à Fanjeaux. Vers 1325, les consuls de la ville achetèrent à Raymond de Durfort, la maison de ses ancêtres hérétiques où ce prodige avait eu lieu, et en firent une chapelle qu’ils dédièrent au saint et qui fut l’église du couvent des Frères Prêcheurs de Fanjeaux jusqu’à la Révolution.

L’un des hérétiques aurait dérobé le mémoire que le saint avait préparé pour la conférence : « aussitôt li compagnon dirent que il jetât la cedule au feu, et si elle ardait, leur foi fût vraie, et si elle ne pouvait ardoir, que la foi de la Romaine Église fût vraie ; pour laquelle chose elle fut jetée au feu. Laquelle, comme elle eut un peu demeurée sans nulle arsure, elle saillit du feu tout maintenant, dont ils furent tous ébahis. Lors, dit un d’eux, plus dur que tous les autres, soit jetée derechef et ainsi approuverons plus pleinement la vérité ; laquelle s’en issit derechef. Et encor cil dit soit jetée la tierce fois et lors saurons, sans doutance, la vérité, et derechef jetée au feu, s’en issit toute saine[36]. »

[36] Cité par le P. Balme, op. cit., t. I, p. 124.

Malgré ces prodiges et ce zèle apostolique, les prédications de saint Dominique n’eurent pas tout le succès qu’on en espérait. Mais les événements qui se précipitèrent de 1208 à 1219, la croisade qui s’abattit sur le Midi, l’amitié de Simon de Montfort apportèrent une nouvelle force à l’action du Bienheureux.

Le 15 janvier 1208, l’un des légats cisterciens, Pierre de Castelnau, tombait à Saint-Gilles sous le poignard des hérétiques, pour avoir sommé Raymond VI d’obéir à l’Église ; et dès le 10 mars suivant, par des lettres enflammées, Innocent III dénonçait ce crime à l’indignation des fidèles, excommuniait le comte de Toulouse et décrétait la croisade. Au printemps de l’année suivante, la chevalerie du Nord fondait sur le Midi par la vallée du Rhône et les cols de l’Auvergne, et malgré une vive résistance, elle s’emparait coup sur coup de Béziers, de Narbonne, de Carcassonne ; en 1210, le bas Languedoc était entre les mains des croisés, qui lui donnaient pour seigneur leur chef, Simon de Montfort[37].

[37] Histoire du Languedoc, t. VI, p. 325 et suiv.

Or, le comte de Montfort ne tarda pas à se lier d’une solide amitié avec saint Dominique : « il conçut pour lui une grande affection ; il avait pour le saint, dit Jourdain, une dévotion spéciale ». « Ils devinrent si intimes, ajoute Humbert[38], que le comte choisit le Bienheureux pour donner la bénédiction nuptiale à son fils Amaury et baptiser celle de ses filles qui fut prieure de Saint-Antoine, à Paris. » A plusieurs reprises, ces deux amis se rencontrèrent au cours de leurs travaux qui, par des moyens différents, poursuivaient le même but. Le 1er septembre 1209, à la tête de son armée, Simon passa au pied de la colline de Fanjeaux, et il est possible qu’une première entrevue ait eu lieu entre eux, à cette occasion. En 1211, au siège de Lavaur, Dominique était aux côtés de Simon, et il en fut de même, en juillet 1212, à la prise de la Penne d’Agen. Quelques mois plus tard, le chef de la croisade convoqua « les évêques et les nobles de sa terre à Pamiers, pour purifier le pays de l’immonde hérésie, y établir de bonnes mœurs et des coutumes favorisant la religion, la paix et la sécurité ». Dominique se rendit à ce nouvel appel. A quelques mois de là, en mai 1213, d’importants renforts militaires arrivèrent de France, Simon vint les recevoir au pied de Fanjeaux : chapelain de Fanjeaux, prieur de Prouille, saint Dominique dut une fois de plus le rejoindre. Le 24 juin suivant, eut lieu, à Castelnaudary, une imposante cérémonie : en présence d’une nombreuse assistance, dans une vaste plaine couverte de tentes, Simon arma chevalier son fils Amaury ; là encore, Dominique était à ses côtés, comme ami du jeune homme, dont il devait plus tard bénir le mariage, et comme représentant de l’évêque de Carcassonne[39].

[38] Acta SS., 4 août.

[39] Cf. Balme, op. cit., t. I, p. 224 et 237, citant Thierry d’Apolda, Humbert, Jourdain.

Enfin, à la bataille si décisive de Muret, le 12 septembre 1213, le saint était au milieu des religieux et des prélats qui assistaient le chef de la croisade de leurs conseils et de leurs prières. « Pendant la mêlée, les six évêques qui se trouvaient là, Foulques de Toulouse, Gui de Béziers, Thedisius d’Agde, ceux de Nîmes, de Comminges et de Lodève, les trois abbés de Clairac, Villemagne, saint Tibéry, plusieurs religieux, parmi lesquels était l’ami de Dieu, Dominique, chanoine d’Osma, se retirèrent dans l’église, et, à l’exemple de Moïse, levant les mains au ciel pendant les combats de Josué, ils imploraient le Seigneur pour ses serviteurs… Ils poussaient vers le ciel le cri de leur prière avec une telle ardeur qu’ils semblaient hurler plutôt que prier : « orantes vero et clamantes in cœlum, tantum mugitum pro imminenti angustia emittebant, quod ululantes videbantur potius quam orantes[40]. »

[40] Bernard Gui, Catalogus Romanorum pontificum (Duchesne, Hist. Franc., t. V, p. 768).

Neuf mois après, de tout autres circonstances rapprochaient encore les deux amis. A Carcassonne, dans l’église cathédrale de Saint-Nazaire, en présence de l’évêque de Toulouse et des barons français de toute la région, saint Dominique bénissait solennellement le mariage d’Amaury de Montfort, avec la fille du Dauphin du Viennois[41]. Ainsi, toutes les circonstances graves réunissaient le croisé et le Prêcheur ; leurs vies se pénétraient l’une l’autre dans la plus grande intimité.

[41] Mamachi Annales Ordinis Prædicatorum, App. p. 229.

Cette illustre amitié allait accroître chaque jour l’ascendant de saint Dominique, et donner de « l’efficace » à ses paroles. Le saint lui a-t-il demandé encore davantage ; et les rigueurs du bras séculier sont-elles venues renforcer l’argumentation du missionnaire ? grave question, souvent débattue entre ceux qui voient en saint Dominique le précurseur de Torquemada, et ceux qui, par une exagération contraire, finiraient par le confondre avec le doux mystique d’Assise.

L’historien dominicain Malvenda n’hésitait pas encore au dix-septième siècle à revendiquer pour le fondateur de son Ordre la gloire d’avoir établi l’Inquisition, et d’avoir livré les hérétiques au feu du bûcher[42]. Mais, au dix-huitième siècle, alors que les idées de tolérance avaient fait des progrès, le P. Échard ne pouvait pas croire à une pareille rigueur, de la part du Bienheureux, et il le représentait « réduisant les hérétiques par la force de ses arguments et de ses exemples sans avoir recours ni au glaive, ni au fer, ni au feu, ce qui n’était pas son affaire. » Le Bollandiste Guillaume Caper a vu dans cette thèse une concession faite, aux dépens de la vérité historique, à l’esprit du siècle ; et après avoir proclamé, d’après saint Thomas, que l’Église peut exclure ses ennemis de la société des vivants, comme de la communion des saints, il s’efforce de démontrer que saint Dominique a usé de ce droit. « Libéral impénitent », écrivant sa Vie de saint Dominique pour rétablir dans la France du dix-neuvième siècle l’Ordre des Prêcheurs, Lacordaire a repris la thèse du P. Échard ; et dans son œuvre, l’ami de Simon de Montfort nous apparaît pour ainsi dire sous les traits d’un rédacteur de l’Avenir, de Lacordaire lui-même : « Telles étaient, dit-il, les armes auxquelles Dominique avait recours contre l’hérésie et contre les maux de la guerre : la prédication au milieu des injures, la controverse, la patience, la pauvreté volontaire, une vie dure pour lui-même, une charité sans bornes pour les autres, le don des miracles, et enfin la promotion du culte de la Sainte Vierge, par l’institution du Rosaire. La lumière de l’histoire manque, parce que l’homme de Dieu s’est retiré du bruit et du sang, parce que, fidèle à sa mission, il n’a ouvert la bouche que pour bénir, son cœur que pour prier, sa main que pour un office d’amour, et que la vertu, quand elle est toute seule, n’a son soleil qu’en Dieu[43]. »

[42] Cf. sur cette question l’excellente dissertation des Bollandistes dans leurs Acta SS., 4 août.

[43] Lacordaire, Vie de saint Dominique, p. 117. Il est difficile d’imaginer un passage à la fois plus beau au point de vue littéraire, et aussi dénué de critique historique.

Avide de vérité, et étranger à toute autre considération, l’historien ne doit demander qu’aux documents le moyen de sortir de toutes ces contradictions. Or, nous possédons sur la question deux actes de saint Dominique lui-même[44] : dans l’un, il réconcilie l’hérétique converti, Pons Roger, « en vertu de l’autorité qui lui a été confiée par le seigneur abbé de Cîteaux, légat du Siège Apostolique » ; il lui impose une pénitence canonique qu’il devra accomplir sous peine d’être traité « comme parjure et hérétique, d’être excommunié et retranché du commun des fidèles. » Dans l’autre, il confie à un bourgeois de Toulouse la surveillance d’un hérétique converti, en attendant la décision du cardinal-légat. Enfin un texte de Thierry d’Apolda, cité par Lacordaire lui-même, nous le montre dans l’exercice des fonctions que lui avaient confiées les représentants du Saint-Siège : « Quelques hérétiques ayant été pris et convaincus dans le pays de Toulouse, furent remis au jugement séculier parce qu’ils refusaient de retourner à la foi, et condamnés au feu. Dominique regarda l’un d’eux avec un cœur initié aux secrets de Dieu, et il dit aux officiers de la cour : « Mettez à part celui-ci, et gardez-vous de le brûler. » Puis se tournant vers l’hérétique, avec une grande douceur : « Je sais, mon fils, lui dit-il, qu’il vous faudra du temps, mais qu’enfin vous deviendrez bon et saint. » Chose aimable autant que merveilleuse ! Cet homme demeura encore vingt ans dans l’aveuglement de l’hérésie, après quoi, touché de la grâce, il demanda l’habit de Frère Prêcheur, sous lequel il vécut et mourut dans la fidélité. » D’après Constantin d’Orvieto, qui rapporte le même fait, à peu près dans les mêmes termes, il s’appelait Raymond Gros. Si l’on rapproche de tous ces documents le canon du concile de Vérone, renouvelé, en 1208, par le concile d’Avignon[45], et ordonnant de livrer au bras séculier les apostats qui, après avoir été convaincus d’hérésie par leurs évêques ou leurs représentants, persisteraient opiniatrément dans leurs erreurs, on arrive, semble-t-il, à cette conclusion, qu’en vertu d’une délégation des moines cisterciens, saint Dominique devait convaincre les hérétiques, et qu’en les convainquant, il les livrait, indirectement mais sûrement, au supplice, à moins que, par un acte de sa clémence, il ne suspendît l’action du bras séculier, instrument docile de l’Église. Sans doute, il ne prononçait pas lui-même contre eux la sentence fatale ; mais dans leurs procès, il remplissait le rôle d’un expert en matière d’orthodoxie ou même d’un juré transmettant à la cour un verdict de culpabilité, et pouvant signer aussitôt des recours en grâce.

[44] Ils ont été publiés par les Bollandistes (Acta SS., 4 août) et par Échard (Script. Ord. Prædic.).

[45] Labbe, Concilia, t. XI, p. 42.

Au lieu de dépenser leur talent à des raisonnements subtils qui sentent le plaidoyer, Échard et Lacordaire auraient mieux fait d’expliquer la conduite tenue par le Saint-Siège et saint Dominique en ces circonstances. Sans aller jusqu’à la doctrine radicale de saint Thomas, tout en nous rappelant les préceptes évangéliques : Aimez-vous les uns les autres… Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît… Quiconque se sert de l’épée, périra par l’épée, qui, mieux que l’indifférence sceptique, sont les principes de la tolérance ; ne croyant pas même, que la pure raison d’État, si souvent alléguée contre l’Église, puisse légitimer la persécution, il nous semble toutefois que de graves intérêts sociaux exigeaient la répression de l’hérésie albigeoise. Il ne s’agissait pas seulement de ramener à l’orthodoxie des populations égarées, ni même de faire rentrer dans l’ordre des rebelles politiques ; il s’agissait de défendre la société contre des doctrines subversives et anarchistes. Au treizième siècle, comme dans tous les temps, l’Église combattait à la fois pour elle et pour l’ordre social tout entier. « Il faut avouer, dit l’auteur des Additions à l’Histoire du Languedoc, que les principes du manichéisme et ceux des hérétiques du douzième et du treizième siècle attaquant les bases mêmes de la société, devaient produire les plus étranges, les plus dangereuses perturbations, et ébranler pour toujours les lois et la société politique. » Et le savant archiviste de la Gironde, M. Brutails, arrive à une conclusion semblable : « Les désordres et les maux incalculables, causés par les Albigeois et autres sectes, avaient amené la papauté et les souverains de l’Europe occidentale à prendre contre les hérétiques des mesures sévères. Une telle proscription ne fut pas l’effet de cette haine féroce contre le mécréant que l’on prête aux princes de ce temps. Elle était dictée par une considération qu’un écrivain a fort heureusement résumée en disant que l’hérésie était alors un crime social autant que religieux[46]. »

[46] Brutails, Les populations rurales du Roussillon au moyen âge, p. 296.

Il serait difficile en effet de trouver dans les ouvrages de Schopenhauer, de Nietzche et des autres pessimistes et nihilistes contemporains, des doctrines plus décevantes et plus décourageantes que celles des Albigeois. D’après leurs ministres, le monde était l’œuvre du diable, créateur de toutes les choses visibles, et si Dieu était intervenu dans cette formation des êtres, il l’avait fait pour affaiblir encore l’homme, sorti trop fort des mains du démon. Tout être vivant était immonde ; la vie était le suprême malheur ; la communiquer, c’était participer à l’œuvre diabolique de la création ; tout le devoir consistait à la détruire[47]. Voilà pourquoi les hérétiques avaient une horreur toute particulière pour le mariage et la famille. « Le mariage n’est rien », disent les uns. « Dans l’état de mariage, on ne saurait se sauver », déclare Pons Grimoard de Castelsarrasin. Non seulement il ne pouvait conduire au salut, mais c’était le péché mortel par excellence : « on pèche autant avec son épouse qu’avec toute autre femme ». Et allant jusqu’au bout de leur pensée, ils finissaient par dire comme nos anarchistes modernes : « Le mariage est un concubinage légal[48] ». Aussi les Parfaits se vouaient-ils à un célibat perpétuel, non par amour de la virginité, mais par dégoût et haine de l’existence.

[47] Cf. abbé Douais, Les hérétiques du comté de Toulouse au XIIIe siècle.

[48] Enquête de Bernard de Caux en 1245 (Bibl. de Toulouse, ms. 609).

Plusieurs d’entre eux allaient plus loin et prêchaient la nécessité pour chaque individu de s’anéantir. S’abîmer dans le néant comme les mystiques s’abîment en Dieu, s’abstraire de la vie au point d’en perdre la conscience, pour tomber dans ce que les fakirs de l’Inde appellent le nirvana, tel était l’exercice de leurs saints. Berbeguera, femme de Lobent, chevalier de Puylaurens, alla voir par curiosité l’un de ces hérétiques : il lui apparut, dit-elle, comme la merveille la plus étrange ; depuis longtemps, il restait assis sur sa chaise, immobile comme un tronc d’arbre[49]. Négations radicales de l’activité humaine et de la famille, de pareilles doctrines ne devaient pas respecter davantage le lien social. Sans doute, comme Luther et tous les hérétiques qui furent pendant quelque temps appuyés par des princes, les Albigeois n’insistèrent pas toujours sur des théories qui leur auraient aliéné d’utiles protecteurs. Cependant les moins politiques d’entre eux n’hésitaient pas à proclamer la vanité des lois, l’illégitimité des sanctions sociales et à nommer assassin le juge qui prononçait une sentence capitale.

[49] Ibidem.

Or ces doctrines ne restaient pas enfermées dans un cercle étroit d’esprits aventureux ; les prédications des Parfaits les faisaient pénétrer jusque dans les classes infimes de la société : à Gaja[50] les truands ne discutèrent-ils pas, un jour, sur l’Eucharistie ? Le peuple acceptait d’autant plus ces croyances qu’incapable de les apprécier, il était séduit par le mystère dont on les entourait. Que de libres-penseurs modernes ne sont-ils pas gagnés à la maçonnerie par le caractère ténébreux de cette association beaucoup plus que par la liberté de leur esprit souvent borné ? Or, avec les rites du Consolamentum célébrés devant des initiés, avec ses signes de ralliement et sa discipline du secret, l’albigéisme était, au treizième siècle, la franc-maçonnerie du midi de la France. Quoi qu’il en soit, ses théories, le nombre de ses adhérents et son organisation, faisaient de cette secte un danger public, et à ce point de vue, elle devait être réprimée. Ceux qui de nos jours, sans le moindre parti pris philosophique ou religieux, ont fait des lois et édicté des pénalités nécessaires contre « les associations de malfaiteurs », ne sauraient blâmer l’Église et saint Dominique d’avoir défendu de même la société contre de semblables fanatiques, qui menaçaient, au treizième siècle, son existence. Sans doute, les moyens ont été violents et même parfois cruels ; personne de nos jours ne penserait à allumer des bûchers pour la défense de l’ordre social ; mais il faut remarquer que le code pénal du moyen âge était beaucoup plus rigoureux que le nôtre et que ces sévérités, qui parfois nous étonnent, ne choquaient alors personne, pas même le bon saint Louis qui les inscrivait dans ses ordonnances. D’ailleurs, on a fait observer depuis longtemps que la procédure inquisitoriale offrait à la défense beaucoup plus de garanties que la procédure civile[51], et d’autre part, les canons des conciles d’Avignon, de Béziers et de Narbonne, édictés précisément contre l’hérésie albigeoise, tempéraient la rigueur de la justice séculière contre les emmurés[52].

[50] Village situé entre Fanjeaux et Castelnaudary, dans le département de l’Aude.

[51] Cf. Douais, La formule Communicato bonorum virorum consilio, des sentences inquisitoriales. (Le Moyen âge, t. XI, p. 157 et suiv.)

[52] Labbe, Concilia, t. XI, pars I, pass.

Sans répugner à des mesures que tout le monde admettait alors, saint Dominique comptait cependant surtout sur la force des exemples. L’un de ceux qui le connurent alors le mieux, l’abbé de Saint-Paul de Narbonne, le dépeignait ainsi dans le procès de canonisation : « le bienheureux Dominique avait une soif ardente du salut des âmes et un zèle sans bornes à leur égard. Il était si fervent prédicateur, que le jour, la nuit, dans les églises, dans les maisons, aux champs, sur les routes, il ne cessait d’annoncer la parole de Dieu, recommandant à ses frères d’agir de même et de ne jamais parler que de Dieu… Il était d’une frugalité si austère qu’il ne mangeait qu’un pain et qu’un potage, sauf en de rares circonstances, par égard pour les frères et les personnes qui étaient à table. J’ai ouï dire à beaucoup qu’il était vierge… Je n’ai pas vu d’homme aussi humble qui méprisât davantage la gloire du monde et ce qui s’y rapporte. Il recevait les injures, les malédictions, les opprobres avec patience et joie, comme des dons d’un grand prix… Il se méprisait grandement et se comptait pour rien. Il consolait avec une tendre bonté les Pères malades, supportant d’une manière admirable leurs infirmités. Je n’ai jamais vu un homme en qui la prière fût plus habituelle. Il passait les nuits sans sommeil, pleurant et gémissant pour les péchés des autres. Il était généreux, hospitalier, donnait volontiers aux pauvres tout ce qu’il avait. Je n’ai pas ouï dire ni su qu’il eût un autre lit que l’église, quand il trouvait une église à sa portée ; si l’église lui manquait, il se couchait sur un banc ou par terre, ou bien encore, il s’étendait sur les sangles du lit qu’on lui avait préparé, après en avoir ôté le linge et les couches. Il aima la foi et la paix et, autant qu’il le put, il fut le fidèle promoteur de l’une et de l’autre[53]. »

[53] Enquête de Toulouse. (Boll., Acta SS., 4 août.)

Aussi, son crédit grandissait-il de jour en jour. Le chanoine qui, en 1206, accompagnait humblement son évêque, était devenu bientôt l’un des personnages les plus influents de l’orthodoxie ; il s’était lié d’amitié avec Foulques, évêque de Toulouse, Garcia de l’Orte, évêque de Comminges, Navar, évêque de Conserans, qui avaient été témoins de son zèle et de sa science dans les controverses. L’un de ses compagnons, le moine cistercien Gui de Vaux-Cernay était devenu évêque de Carcassonne et recourait souvent à son aide et à ses conseils. Il le fit surtout au commencement de 1213. L’attitude menaçante de Pierre, roi d’Aragon, allié des comtes de Toulouse et de Foix, avait forcé Simon de Montfort à demander aux chevaliers du Nord de nouveaux renforts ; les deux évêques de Toulouse et de Carcassonne étaient allés en France pour gagner Philippe-Auguste et son fils Louis à la cause de la croisade et y recruter de nouveaux soldats de la foi. A son départ, Gui confia à saint Dominique le gouvernement spirituel de son diocèse[54] et dès les premiers jours du carême 1213 (fin février), le Bienheureux, accompagné d’Étienne de Metz, s’installa dans le palais épiscopal de Carcassonne. Il n’en continua pas moins ses prédications et comme les hérétiques étaient très nombreux dans cette ville, il leur donna des conférences dans la cathédrale de Saint-Nazaire. Malgré ces occupations, il multiplia ses macérations pendant ce Carême, « ne vivant que de pain et d’eau et n’entrant jamais dans son lit[55] ».

[54] Thierry d’Apolda. (Boll., Acta SS., 4 août.)

[55] Balme, op. cit., t. I, p. 355. — Lacordaire, op. cit., p. 232.

On voulut l’élever lui-même à l’épiscopat. Après la mort de Bertrand d’Aigrefeuille, qui eut lieu en juillet 1212, le chapitre de Béziers le choisit pour évêque, à l’instigation de l’archidiacre Pierre Amiel, le futur archevêque de Narbonne. Bientôt après, l’évêque de Comminges, Garcias de l’Orte, fut transféré au siège archiépiscopal d’Auch, et sur sa recommandation, les chanoines de Saint-Lizier voulurent lui donner pour successeur saint Dominique. Enfin, vers 1215, lorsque l’évêché de Conserans devint vacant par la mort ou la démission de Navar, Garcias de l’Orte essaya encore une fois de promouvoir le Bienheureux à l’épiscopat en le plaçant à la tête de ce diocèse. Mais toujours Dominique refusa avec la plus grande énergie, déclarant « qu’il s’enfuirait la nuit avec son bâton plutôt que d’accepter l’épiscopat[56] ». Ce refus réitéré n’était pas seulement l’effet d’une extrême humilité ; d’après le témoignage de l’abbé de Boulbonne[57], le saint voulait réserver toute sa liberté pour les deux grandes créations dont ses missions lui avaient démontré la nécessité : « il avait, disait-il, à s’occuper de la nouvelle plantation des Prêcheurs et des religieuses de Prouille : c’était son œuvre et sa mission, il n’en prendrait aucune autre. »

[56] Ibidem, t. I, p. 479.

[57] Enquête de Toulouse.

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