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Saint Dominique

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CHAPITRE IV
FONDATION DE L’ORDRE DES PRÊCHEURS.
1206-1216.

A l’origine de leur carrière apostolique, Didace et Dominique n’étaient que les auxiliaires de la mission cistercienne et tiraient d’elles leurs pouvoirs. Pierre de Castelnau, religieux de Fontfroide, et Arnaud, abbé de Cîteaux, avaient seuls le droit d’agir au nom du Saint-Siège. Cela est si vrai que dans les lettres testimoniales que saint Dominique délivrait aux nouveaux convertis, il déclarait les avoir réconciliés « par l’autorité de l’abbé de Cîteaux ». Dans les circonstances les plus solennelles, les missionnaires espagnols s’effaçaient au second rang, les cisterciens paraissaient au premier. Ainsi, lorsqu’on voulut forcer le roi d’Aragon à se déclarer contre l’hérésie, ce furent deux moines de Fontfroide, Pierre de Castelnau et Frère Raoul, qui allèrent le trouver ; et quand Raymond VI fut excommunié pour sa connivence avec l’hérésie, il le fut par Pierre de Castelnau.

Toutefois, si Didace et Dominique n’avaient aucune autorité officielle, nous avons vu plus haut combien grande était l’influence que leur donnaient leur austérité et leur zèle. Ils virent bientôt se grouper autour d’eux quelques hommes zélés, désireux de prêcher sous leurs ordres. Jourdain de Saxe nous dit que lorsque, en 1206, Didace retourna en Espagne, il confia à la direction spirituelle de Dominique et aux soins matériels de Guillaume Claret ceux de ses compagnons qu’il laissait en Languedoc. Cette association de missionnaires était des plus humbles ; elle ne se composait que de peu de personnes, « pauci » ; après le départ de Didace, Dominique resta presque seul, « quasi solus ». Ses ressources étaient si faibles que, lorsque l’évêque d’Osma revint en Espagne, c’était pour y recueillir des aumônes de plus en plus nécessaires[72].

[72] Jourdain de Saxe (Échard, op. cit., p. 6).

Devenu, par la mort de son évêque, le chef du petit troupeau, Dominique chercha à l’accroître et à l’organiser. Dans cette entreprise, le Bienheureux fut puissamment aidé par Foulques, évêque de Toulouse.

Né à Gênes, ancien religieux de l’abbaye cistercienne de Toronet, Foulques avait remplacé Pierre de Rabasteins, déposé du siège de Toulouse à cause de sa complaisance pour l’hérésie. Dès les premiers jours de son épiscopat, il montra le zèle le plus ardent pour la foi catholique. Chassé par les hérétiques de sa cathédrale et de Toulouse, on le trouve dans l’armée des croisés, où il assiste Simon de Montfort de ses conseils et de son expérience ; dans les conciles, où il inspire des mesures, aussi sévères qu’efficaces, pour la répression de l’hérésie ; dans les différentes paroisses de son diocèse, où il se prodigue pour la défense de la vérité, la prêchant lui-même, discutant avec les ministres vaudois dans des conférences publiques, réformant son clergé et multipliant les œuvres de propagande. Il rencontra saint Dominique dans plusieurs réunions publiques ; les deux apôtres se comprirent et dès lors une sainte amitié les unit. Saint Dominique mit tout son zèle au service de Foulques, son évêque ; et Foulques appuya de toute son influence les généreuses entreprises de Dominique ; l’Église et l’histoire ne saurait séparer leurs mémoires.

En donnant au Bienheureux l’église de Notre-Dame de Prouille, Foulques avait contribué à la fondation du monastère des femmes ; en nommant saint Dominique curé de Fanjeaux, il assura les premières ressources à l’Ordre des hommes. Il nous est difficile de préciser la date de cet acte ; il est sûrement antérieur au 25 mai 1214 ; car, à cette date, Foulques abandonnait aux religieuses de Prouille certaines rentes, « du consentement de Frère Dominique, chapelain de Fanjeaux[73] ». Assez considérables, les revenus de cette paroisse servirent à l’entretien du saint et de ses compagnons.

[73] Gallia christiana, t. XIII, Inst., p. 243 : « de assensu et voluntate fratris Dominici, cappellani de Fanojovis. »

Saint Dominiks se tenoit
Le bénéfice d’une église
Qui au Faniat était assise
Por ses compaignons et por li[74].

[74] Li Romans saint Dominike. — Balme, op. cit., t. I, p. 451.

Non moins dévoué que Foulques aux œuvres de saint Dominique, Simon de Montfort fit de son côté un don important à « la Sainte Prédication », vers le mois de septembre 1214. Depuis le 28 juin, l’armée des croisés assiégeait l’une des citadelles de l’hérésie, le château fort de Casseneuil en Agenais ; elle le prit et presque aussitôt Monfort en fit don à saint Dominique. Cette acquisition dut accroître d’une manière sensible les revenus de la mission, car, parlant des origines de son Ordre, Jourdain de Saxe mentionne au premier rang de ses ressources, les revenus de Casseneuil et de Fanjeaux.

Fort des encouragements que lui prodiguaient les évêques et les chevaliers, à l’exemple de Foulques et de Simon, saint Dominique conçut peu à peu le projet de donner plus de cohésion à son œuvre. Il y fut aidé d’une manière toute particulière par l’évêque de Toulouse. Par un acte de juillet 1215, Foulques institua canoniquement l’Ordre naissant dans son diocèse, lui assignant pour mission de combattre perpétuellement pour l’extension de l’orthodoxie et de la morale, l’extirpation de l’hérésie et des mauvaises mœurs. « Comme l’ouvrier mérite un salaire, et que le prédicateur de l’Évangile doit vivre de l’Évangile », il lui assignait en même temps d’importants revenus, lui cédant à jamais le sixième de toutes les dîmes paroissiales. La concession était si importante que l’évêque eut soin de mentionner l’approbation qu’avaient donnée à cet acte son chapitre et son clergé ; peut-être même ne se rendit-il pas un compte exact de l’étendue de sa libéralité ; car plus tard, il en négocia l’annulation avec saint Dominique.

Jusqu’alors, la Sainte Prédication n’avait pas de demeure fixe. Comme le Sauveur, Dominique envoyait ses disciples, deux à deux, de bourgade en bourgade, et lui-même, hors de son presbytère, ne s’arrêtait que dans les hôtelleries, quand ce n’était pas au bord des fontaines ou dans les fossés des chemins[75]. Or, en 1219, survint un événement qui fixa les destinées, jusqu’alors errantes, de la Prédication. A Toulouse, saint Dominique s’était attaché un jeune homme, Pierre Seila, qui appartenait à une famille de riches bourgeois, et dont le père avait rempli les fonctions de viguier. Bientôt, cet ami se plaça plus étroitement sous sa direction et décida d’entrer dans l’Ordre naissant ; il partagea avec ses frères le patrimoine, jusqu’alors indivis, et il abandonna à saint Dominique tout ce qui lui revenait ; c’était une propriété et plusieurs immeubles[76]. Saint Dominique garda pour sa résidence une maison, sise près du Château-Narbonnais, et, dès le mois d’avril, il y établit ses frères. Ainsi fut fondé le premier couvent fixe des Frères Prêcheurs (25 avril 1219). « Tout aussitôt, dit Jourdain de Saxe, ils se mirent à vivre en commun, à descendre de plus en plus dans l’humilité et à se conformer aux pratiques de la vie religieuse. » C’est ce qui faisait dire plus tard à Pierre Seila, devenu prieur du couvent de Limoges, « qu’il avait eu l’honneur de recevoir l’Ordre chez lui avant qu’il eût été reçu lui-même dans l’Ordre ». Les Prêcheurs ne firent que passer dans la maison du Château-Narbonnais ; car l’année suivante, ils furent établis par Foulques dans l’église de Saint-Romain.

[75] Enquêtes de Toulouse et de Bologne, pass. (Acta SS.)

[76] Balme, op cit., t. I, p. 500. On savait, depuis longtemps, que le couvent dominicain de Toulouse, le premier des Prêcheurs, avait été fondé vers 1216. Mais le P. Balme a pu préciser la date de cet acte, important pour l’histoire de l’Ordre et de son fondateur, en trouvant aux Archives Nationales l’instrument original de la donation de Pierre Seila (cf. Arch. Nat. J, 321, no 60). Il l’a reproduite en fac-similé dans son Cartulaire.

Mais cela ne suffisait pas au Bienheureux ; il n’avait encore groupé autour de lui qu’une douzaine de missionnaires, et déjà, il trouvait trop étroites les limites d’un diocèse : il rêvait de fonder un Ordre qui étendrait son action et ses ramifications sur l’Église universelle. L’occasion semblait favorable : par une bulle du 19 avril 1213, le pape Innocent III avait convoqué au Latran, pour le 1er novembre 1215, un concile œcuménique qui délibérerait « sur la réforme de l’Église universelle, la correction des mœurs, l’extinction de l’hérésie, l’affermissement de la foi[77] ». L’œuvre de saint Dominique ne répondait-elle pas aux questions que le concile devait résoudre ? N’avait-elle pas cherché à défendre les bonnes mœurs et la foi contre l’hérésie ? et à ce propos, ne méritait-elle pas l’approbation pontificale ? Saint Dominique se prépara donc à faire avec son évêque le voyage de Rome. Il confia la direction de son nouveau couvent de Toulouse au plus austère de ses frères, Bertrand de Garrigue, « homme de grande sainteté, d’une rigueur inexorable pour lui-même, mortifiant sa chair avec dureté et portant gravée en toute sa personne l’image du bienheureux Père, dont il avait partagé les travaux, les veillées, les pénitences et les nombreux actes de vertu[78]. » Il dut arriver à Rome avant l’ouverture du concile ; car l’assemblée ne tint sa première session publique que le 11 novembre et, dès le 8 octobre, Innocent III prenait sous sa protection le monastère de Prouille, par une bulle évidemment sollicitée par le Saint.

[77] Potthast, Regesta pontificum Romanorum, no 4706. — Mansi Concilia, XXII, 960.

[78] Thierry d’Apolda. (Acta SS., 4 août.)

Dès l’ouverture du concile, Innocent III sembla partager les idées de saint Dominique ; non content d’accorder la sauvegarde apostolique au couvent de Prouille, il montra à l’assemblée du Latran la nécessité de donner une attention toute particulière à la prédication et à la controverse contre l’hérésie : « Nous devons être la lumière du monde ; si la lumière qui est en nous se change en ténèbres, combien épaisse sera la nuit ! » et par l’ignorance et la corruption du clergé, il montrait aux évêques « la religion avilie, la justice foulée aux pieds, l’hérésie triomphante, le schisme insolent ». De son côté, adoptant entièrement les vues du Pape, le concile rendit un décret fort important sur la prédication et le besoin urgent de la rendre plus active, plus savante et partant plus efficace. « Parmi tout ce qui peut procurer le salut du peuple chrétien, disent les Pères du concile, on sait que le pain de la divine parole est surtout nécessaire. Or, en raison de leurs multiples occupations, d’indispositions physiques, d’agressions hostiles, pour ne pas dire du manque de science, défaut si fâcheux en un évêque et tout à fait intolérable, il arrive fréquemment que les prélats ne suffisent pas à annoncer la parole de Dieu, principalement dans des diocèses étendus. C’est pourquoi, par cette constitution générale, nous leur ordonnons de choisir des hommes aptes à remplir fructueusement l’office de la prédication, lesquels, puissants en paroles et en œuvres, visiteront avec sollicitude, à leur place, lorsque eux-mêmes en seront empêchés, les peuples confiés à leurs soins, et les édifieront par la parole et l’exemple. A ces hommes, on fournira largement ce dont ils auront besoin, de peur que, faute de l’indispensable, ils ne soient contraints d’abandonner leur mission à peine commencée[79]. » On pourrait croire ce décret inspiré directement par l’évêque de Toulouse : en instituant les compagnons de saint Dominique, missionnaires dans son diocèse, n’avait-il pas fait à l’avance ce que le concile ordonnait dans son dixième canon ?

[79] Labbe, Concilia, t. XI, pars I, p. 131.

La sainte Prédication, telle qu’elle fonctionnait dans le Toulousain, répondait si bien aux vues du Pape et du concile, qu’elle semblait devoir être approuvée sans difficulté et même encouragée. Mais, soit que Dieu ait voulu éprouver son serviteur, soit qu’en ces circonstances, l’Église n’ait pas voulu se départir de sa circonspection habituelle, il n’en fut pas ainsi : « Le Pape, dit Bernard Gui, se montra difficile, parce que l’office de la prédication appartenait aux hauts dignitaires de l’Église de Dieu[80]. » La conception de saint Dominique était en effet trop hardie et trop nouvelle pour ne pas effrayer tout d’abord. Une association de religieux, dont plusieurs ne seraient pas prêtres, dégagés de tout ministère paroissial, exemptés de l’autorité de l’ordinaire, et se consacrant uniquement à la prédication dans l’Église universelle, pouvait inspirer les plus graves préventions. Le clergé séculier était-il tombé si bas qu’on dût lui enlever ainsi le devoir le plus important peut-être de sa charge, l’évangélisation des âmes ? Et les évêques eux-mêmes ne seraient-ils pas dépouillés de leur prérogative essentielle de docteurs et de gardiens de la foi, le jour où des missionnaires étrangers viendraient prêcher chez eux l’Évangile et exercer à leur place l’apostolat ? Pouvait-on enfin séparer le ministère des âmes de la prédication et distinguer le docteur du pasteur ?

[80] Bernard Gui, Libellus de magistris Ordinis Prædicatorum (ap. Martène et Durand, Veterum scriptorum et monumentorum amplissima collectio, t. VI, p. 400).

D’ailleurs, en ces temps d’hérésie, bien loin de relâcher les liens de la hiérarchie, il fallait les resserrer. Les Vaudois, les Patarins, les Cathares, avaient développé l’esprit d’examen et, sous prétexte d’inspiration personnelle, reconnu le droit de prêcher aux simples laïques ; aussi, le concile du Latran crut-il nécessaire de rendre un décret contre les prédicateurs sans mandat : « parce que, dit-il, sous les apparences de la piété, mais reniant la vertu, il en est qui s’arrogent le droit de prêcher, bien que l’Apôtre ait écrit : « Comment prêcheront-ils, s’ils ne sont envoyés ? » Tout homme à qui cette fonction aura été interdite, ou qui n’en aura pas reçu mission de l’autorité épiscopale ou pontificale, s’il l’exerce en particulier ou en public, sera frappé d’excommunication et d’autres peines compétentes, s’il ne s’amende pas au plus tôt[81]. »

[81] Labbe, Concilia, t. XI, pars I, p. 133 et suiv.

Enfin saint Dominique, rencontra un autre obstacle. Depuis Grégoire VII, le clergé régulier avait pris dans l’Église une grande extension ; une multitude de couvents s’étaient formés. C’est alors que l’on vit successivement apparaître les Gilbertins en Angleterre, les Chartreux en Dauphiné, les Cisterciens, les Prémontrés, les Trinitaires en France[82]. Cette efflorescence monastique avait l’inconvénient de briser la cohésion du clergé régulier. Bientôt, dans la solitude de leurs cellules, plusieurs religieux rêvèrent de quitter leur règle pour en créer une nouvelle ; c’était l’anarchie et l’indiscipline dans les monastères. Le mal était déjà grave sous Innocent III, et cependant, ce Pape confirma la création de deux nouveaux Ordres, les Trinitaires de saint Jean de Matha, en 1198, et les Hospitaliers du Saint-Esprit, en 1208.

[82] Saint Jean Gualbert fonde l’Ordre de Vallombreuse en 1063, saint Étienne l’Ordre de Grandmont en 1073, saint Bruno l’ordre des Chartreux en 1084, Robert de Molesme l’Ordre cistercien en 1099, Robert d’Arbrissel l’Ordre de Fontevrault en 1106 ; Guillaume de Champeaux établit, vers la même époque, la congrégation des chanoines réguliers de saint-Victor, saint Norbert l’Ordre des Prémontés en 1120, saint Gilbert celui de Sempringham, en Angleterre, en 1140, Viard, moine de la chartreuse de Loavigny, celui du Val des Choux en 1180, saint Jean de Matha et saint Félix de Valois, celui de la Trinité pour la Rédemption des captifs, en 1198. Enfin, Innocent III réorganisa, en 1208, l’Ordre des Hospitaliers du Saint-Esprit, et confirma, en 1209, la règle donnée aux Carmes par le patriarche de Jérusalem, Albert de Verceil.

Le concile universel du Latran voulut remédier à cet abus et il rendit un décret énergique contre la multiplicité excessive des familles religieuses : « De peur qu’une diversité exagérée de règles religieuses ne produise la plus fâcheuse confusion dans l’Église, nous défendons que qui que ce soit en introduise désormais de nouvelles. Celui qui voudra embrasser la vie religieuse devra adopter une des règles déjà approuvées. Pareillement, quiconque voudra fonder à nouveau une maison conventuelle, devra prendre la règle et les institutions d’un des Ordres déjà reconnus[83]. »

[83] Sage décret, où l’inspiration du Saint-Esprit est évidente, et qui pourrait s’appliquer à notre époque autant qu’au treizième siècle !

Et lorsque le concile essayait ainsi d’arrêter la création d’Ordres nouveaux, saint Dominique venait en proposer un au Pape et aux évêques ! Malgré ses instances réitérées et celles de Foulques, sa demande ne fut pas accueillie. Plus tard, dans l’Ordre, se répandirent de pieuses légendes d’après lesquelles des avertissements célestes auraient ramené Innocent III à des dispositions plus favorables. « Une nuit, pendant son sommeil, dit Constantin d’Orvieto, le Souverain Pontife aperçoit, dans une vision toute divine, l’église du Latran comme disjointe et ébranlée. Tremblant et attristé a ce spectacle, Innocent voit accourir Dominique qui s’efforce, en s’y adossant, de soutenir l’édifice et de l’empêcher de crouler. Cette merveille étonne tout d’abord le prudent et sage pontife, mais il en saisit vite la signification et, sans plus tarder, il loue le dessein de l’homme de Dieu et accueille gracieusement sa demande. Il l’exhorte à retourner vers ses frères et après en avoir délibéré ensemble, à choisir une règle déjà approuvée. Sur cette base, ils pourront établir l’Ordre qu’ils veulent promouvoir, et saint Dominique reviendra ensuite vers le Pape, dont il obtiendra certainement la confirmation désirée[84]. » Un demi-siècle après, l’historien dominicain Bernard Gui se faisait encore l’écho de cette pieuse tradition[85].

[84] Acta SS., 4 août.

[85] Bernard Gui, op. cit., loco cit. La légende de saint François rapporte le même fait à propos de l’établissement de l’Ordre des Mineurs.

Quoi qu’il en soit de ce récit, le concile du Latran se sépara dans les derniers jours de 1215 et Innocent III mourut, le 17 juillet 1216, sans que l’Ordre des Prêcheurs eût été confirmé. Saint Dominique revint de Rome dans les premiers jours de 1216, n’apportant que le privilège du 8 octobre en faveur de Prouille. Or cet acte n’avait qu’un intérêt secondaire : il ne s’adressait ni à l’Ordre tout entier, ni aux Prédicateurs établis comme missionnaires diocésains à Toulouse, mais « au prieur, aux Frères et aux religieuses du monastère de Prouille » ; il ne concernait que ce couvent et ses biens et ne pouvait être interprété comme une reconnaissance, encore moins comme une confirmation de l’Ordre nouveau.

Ce fut dans ce second séjour à Rome, pendant le concile du Latran, que saint Dominique se lia d’amitié avec saint François. Tandis que le chanoine d’Osma sollicitait l’approbation apostolique pour ses Prêcheurs aussi savants qu’intrépides, pour « ces chiens du Seigneur[86] » qu’il voulait lancer contre les loups de l’hérésie, le séraphique d’Assise en faisait autant pour ses mystiques compagnons, pour ces contemplatifs qui embrassaient dans un même amour la création tout entière et devaient faire, par leurs naïves et touchantes effusions, tant de conversions chez les simples. Une nuit, tandis qu’il priait à son ordinaire dans la basilique de Saint-Pierre, saint Dominique eut une vision que Gérard de Frachet nous rapporte en ces termes : « Il lui sembla apercevoir dans les airs le Seigneur Jésus brandissant trois lances contre le monde. Tout aussitôt la Vierge Marie se jette à ses genoux ; elle le conjure de se montrer miséricordieux pour ceux qu’il a rachetés, et de tempérer ainsi la justice par la pitié. Son Fils lui répond : « Ne voyez-vous pas quels outrages ils me prodiguent ? ma justice ne peut laisser impunie d’aussi grands maux ! » Et sa Mère de répliquer : « Vous ne l’ignorez pas, mon Fils, vous qui connaissez tout ; voici un moyen de les ramener à vous : j’ai un serviteur fidèle, envoyez-le vers eux leur annoncer votre parole, ils se convertiront et vous chercheront, vous, le Sauveur de tous. Pour l’aider, je lui donnerai un autre de mes serviteurs qui travaillera comme lui. » Le Fils dit à sa Mère : « J’ai agréé votre face, montrez-moi ceux que vous avez destinés à un tel office. » Et elle présente aussitôt le bienheureux Dominique. « Il fera bien, dit le Seigneur, et avec zèle ce que vous m’avez exposé. » Marie lui offre ensuite le bienheureux François et le Sauveur le recommande de la même manière. A ce moment, Dominique considère attentivement son compagnon que jusque-là il ne connaissait pas ; et le lendemain, trouvant dans une église celui qu’il a vu la nuit, il se précipite vers lui et le serrant dans ses bras : « Tu seras mon compagnon, tu seras avec moi, tenons-nous ensemble et nul ennemi ne prévaudra contre nous. » Puis il lui confie la vision qu’il a eue, et dès lors ils ne furent qu’un cœur et qu’une âme dans le Christ ; ce qu’ils prescrivirent à leurs enfants d’observer à jamais. » Touchant récit, qui symbolise à merveille les destinées parallèles de ces deux grands Ordres et leur dévotion commune pour la Mère de Dieu !

[86] C’est ainsi que l’on ne tarda pas à appeler les Prêcheurs, en jouant sur les mots Dominicani (dominicains) et Domini canes (chiens du Seigneur).

« Le baiser de saint Dominique et de saint François s’est transmis de génération en génération sur les lèvres de leur postérité, dit Lacordaire dans une de ses belles pages. Une jeune amitié unit encore aujourd’hui les Frères Prêcheurs aux Frères Mineurs… ils sont allés à Dieu par les mêmes chemins, comme deux parfums précieux montent à l’aise au même point du ciel. Chaque année, lorsque le temps ramène à Rome la fête de saint Dominique, des voitures partent du couvent de Sainte-Marie-sur-Minerve, où réside le général des Dominicains, et vont chercher au couvent de l’Ara-Cœli, le général des Franciscains. Il arrive, accompagné d’un grand nombre de ses frères. Les Dominicains et les Franciscains, réunis sur deux lignes parallèles, se rendent au maître-autel de la Minerve et, après s’être salués réciproquement, les premiers vont au chœur, les seconds restent à l’autel, pour y célébrer l’office de l’ami de leur père. Assis ensuite à la même table, ils rompent ensemble le pain qui ne leur a jamais manqué depuis six siècles ; et le repas terminé, le chantre des Frères Mineurs et celui des Frères Prêcheurs chantent de concert, au milieu du réfectoire, cette antienne : « Le séraphique François et l’apostolique Dominique nous ont enseigné votre loi, ô Seigneur. » L’échange de cette cérémonie se fait au couvent de l’Ara-Cœli pour la fête de saint François ; et quelque chose de pareil a lieu par toute la terre, là où un couvent de Dominicains et un couvent de Franciscains s’élèvent assez proches l’un de l’autre pour permettre à leurs habitants de se donner un signe visible du pieux et héréditaire amour qui les unit[87]. »

[87] Lacordaire, Vie de saint Dominique, p. 133.

On trouverait bien, dans l’histoire ecclésiastique, des cas où l’émulation de ces deux grands Ordres jumeaux est allée jusqu’à une vraie rivalité ; toutefois, l’ensemble de leur histoire vérifie la belle description que fait Lacordaire de leur union fraternelle.

De retour en Languedoc, saint Dominique, loin de s’abandonner au découragement, se mit à l’œuvre pour solliciter de nouveau l’approbation qui venait de lui être refusée. Soit que le pape Innocent III lui en ait lui-même donné le conseil, selon le pieux récit de Constantin d’Orvieto, soit que lui-même ait compris la nécessité de faire disparaître le principal obstacle qu’il eût rencontré, il s’efforça de mettre ses projets en harmonie avec les vœux du concile. A peine arrivé à Toulouse, il convoqua à Prouille tous ses compagnons. Seize Frères, d’après Humbert, répondirent à cet appel, et, plus explicite que lui, Bernard Gui nous donne leurs noms. C’étaient les Toulousains Pierre Seila et Thomas, Mathieu de France, le Provençal Bertrand de Garrigue, Jean de Navarre, Laurent d’Angleterre, Étienne de Metz, Oderic de Normandie, convers, Guillaume Claret de Pamiers ; enfin six Espagnols, Michel de Fabra, Mannès, frère utérin de saint Dominique, Dominique le Petit, Pierre de Madrid, Gomez et Michel de Uzéro. A cette liste, le R. P. Balme ajoute avec raison les noms de Noël, prieur de Prouille, et de Guillaume Raymond de Toulouse. Ainsi, ces premières assises de l’Ordre ne comptaient que dix-sept religieux ; c’était encore un petit troupeau, mais, plein de confiance en sa mission et en son chef, il allait prendre, dès lors, un développement aussi grand que rapide.

Pour se mettre d’accord avec les décisions du concile du Latran, et se placer sous le couvert d’un Ordre ancien, l’assemblée adopta la règle de saint Augustin[88]. Quelle fut la raison de ce choix ? Il faut d’abord remarquer que Dominique lui-même appartenait à l’Ordre augustin, en sa qualité de chanoine régulier d’Osma ; il est naturel que les Prêcheurs se soient placés sous la discipline religieuse à laquelle appartenait déjà leur maître. Mais ce qui la recommandait surtout, c’est qu’elle était fort élastique, donnant une direction générale beaucoup plus qu’une étroite réglementation. « Il fallait choisir une règle, dit Humbert de Romans, qui n’offrît rien de contraire à ce qu’on voulait établir ; or c’est le propre de la règle de saint Augustin de ne contenir que des préceptes spirituels. » — « Augustin, dit Étienne de Salagnac, a mis dans sa règle un tel tempérament qu’elle ne va jamais à l’extrême. Ses prescriptions ne sont ni multipliées, ni insuffisantes, ni obscures. Il n’y a jamais lieu de recourir au Souverain Pontife pour qu’il les modifie[89]. » Les prescriptions de cette règle étaient si générales qu’elles pouvaient s’adapter aux instituts monastiques les plus variés, aux chanoines réguliers, aux Prémontrés, aux ermites. On pouvait y insérer tous les règlements particuliers jugés nécessaires. « Le nouvel Ordre exigeait des statuts spéciaux, touchant l’étude, la prédication, la pauvreté » ; or, avec la règle augustinienne, il était facile de les ajouter. Ainsi, l’affiliation à l’Ordre de saint Augustin n’était en réalité qu’un moyen détourné de fonder un Ordre nouveau, tout en observant les prescriptions du concile ; et, dans ces circonstances, nous reconnaissons l’esprit éminemment pratique du saint.

[88] Balme, op. cit., t. II, p. 23.

[89] Humbert de Romans et Étienne de Salagnac, cités par Balme, loc. cit.

Après l’assemblée de Prouille, on pouvait recommencer les instances en cour de Rome. Dominique se rendit une troisième fois auprès du Pape, en août 1216. Comme la bulle de confirmation se fit attendre plusieurs mois, il est à croire que l’affaire souffrit quelques lenteurs, soit que la Curie examinât, avec sa prudence accoutumée, les constitutions, soit même qu’elle fît des observations dont il fallait tenir compte.

Enfin, par une bulle datée du Vatican, le 22 décembre 1216, et adressée à « Dominique, prieur de Saint-Romain de Toulouse et à ses frères, présents et à venir, ayant fait profession de vie régulière », Honorius III prenait à jamais sous la protection de saint Pierre la maison de Saint-Romain, avec tous ses biens, et confirmait le choix qu’avaient fait les Prêcheurs de la règle de saint Augustin. Rendu d’après les formules les plus solennelles, valable à perpétuité, ce privilège fut signé par le Pape et par tous les cardinaux résidant à Rome. « Toutefois, remarque avec raison le R. P. Balme, dans cet important document, il n’est question ni de l’objet pour lequel saint Dominique fonde cet institut, ni du nom qu’il désire et qui dira ce que dans sa pensée doit être son œuvre, un Ordre de Frères Prêcheurs… Honorius III n’approuve explicitement que l’Ordre canonial qui s’est formé récemment, selon la règle de saint Augustin, dans l’église saint Romain de Toulouse[90]. » Et en effet, cet acte ne diffère en rien de ceux que le Saint-Siège avait coutume de donner aux monastères particuliers qui sollicitaient successivement sa protection. Lacordaire, dans sa Vie de saint Dominique, attribue le caractère peu explicite de cet acte à l’opposition de plusieurs membres de la Curie. « Il nous paraît probable qu’il existait dans la cour pontificale une opposition à l’établissement d’un Ordre apostolique, et que ce fut la cause du silence absolu de la bulle principale sur le but de la nouvelle religion qu’elle autorisait[91]. »

[90] Balme, op. cit., t. II, p. 70 et suiv.

[91] Lacordaire, op. cit., p. 158.

Il semble qu’il faille chercher plutôt ailleurs la raison de ce silence. C’était la première fois peut-être qu’on sollicitait la reconnaissance d’un Ordre et non plus d’un couvent particulier. Sans doute, avant saint Dominique, existaient, depuis des siècles, les deux grandes règles de saint Benoît et de saint Augustin ; mais s’il y avait des monastères, suivant l’une et l’autre de ces observances, il n’y avait pas, à vrai dire, un Ordre bénédictin ou augustin, si l’on entend par là des collectivités de monastères, groupés non seulement dans l’obéissance à une même règle, mais surtout sous l’autorité d’un chef suprême unique. Même les observances, déjà assez centralisées, de Cluny et de Cîteaux apparaissent comme des fédérations de maisons autonomes beaucoup plus que comme des Ordres. Le Saint-Siège avait été prié de confirmer chaque couvent particulier ; on n’avait pas même pensé à lui demander un privilège général pour une collection de monastères formant un ensemble indivisible.

Saint Dominique, au contraire, avait demandé la confirmation du Saint-Siège non seulement pour sa maison de Saint-Romain, mais encore pour tout l’Ordre dont elle était le chef-lieu. C’était là une grande nouveauté et il est possible que la chancellerie pontificale ait été embarrassée, ne trouvant pas dans ses formulaires la rédaction qui convenait à un acte aussi inaccoutumé. Elle se servit donc de la formule ancienne, qui ne visait qu’un couvent spécial, et elle l’adressa au couvent de Saint-Romain ; mais, le lendemain même, pour dissiper toute équivoque, le Pape, par un acte personnel, rédigé sans le secours du formulaire, assurait au Bienheureux sa protection pour tous ses compagnons, « champions de la foi et vraies lumières de l’Église », pour leurs biens, enfin pour tout l’Ordre. Loin de contredire la première, cette seconde bulle la précisait, en montrant que le Saint-Siège entendait prendre sous sa protection un Ordre et non plus un couvent isolé[92].

[92] Nous présentons cette explication comme une simple hypothèse.

Deux actes pontificaux apportèrent bientôt de nouveaux encouragements à saint Dominique et à ses frères. Le 21 janvier 1217, Honorius III félicitait « ces invincibles athlètes du Christ, armés du bouclier de la foi et du casque du salut », du courage avec lequel « ils brandissaient contre l’ennemi ce glaive plus pénétrant qu’une épée à deux tranchants, le Verbe de Dieu » ; il leur faisait un devoir de persévérer dans des œuvres aussi salutaires et de continuer toujours « à prêcher la divine parole à temps et à contre-temps, malgré tous les obstacles et toutes les tribulations ». Le 7 février, il rappelait une clause, déjà contenue dans la grande bulle de décembre 1216, et il défendait de sortir de l’Ordre sans la permission du prieur, à moins que l’on ne voulût embrasser une observance plus austère[93].

[93] Balme, op. cit., t. II, p. 89.

Dominique passa à Rome tout le carême de 1217 ; il prêcha dans plusieurs églises et, si l’on en croit une tradition assez ancienne, devant le Pape lui-même et la cour pontificale. Un chroniqueur du quatorzième siècle, Galvano Fiamma, le rapporte le premier en ces termes : « Saint Dominique vint à Rome, et cette année-là, il interpréta dans le palais apostolique les épîtres de saint Paul ; d’où lui fut donné le titre de Maître du Sacré Palais, qui passa ensuite à ses successeurs dans cette charge ; car Dominique était savant en philosophie et en théologie. » Depuis, cette tradition s’est perpétuée dans l’Ordre ; toutefois, sans vouloir l’infirmer, nous devons faire remarquer qu’en n’en trouve nulle trace dans les monuments les plus anciens des Frères Prêcheurs, les écrits de Jourdain de Saxe et d’Humbert[94].

[94] Encore de nos jours, le Maître du Sacré Palais est toujours un religieux de l’Ordre des Prêcheurs. « Il remplit le rôle de théologien du Pape. Les sermons, les discours annuels, les oraisons funèbres des princes catholiques, qui sont prononcés dans la chapelle pontificale, sont soumis au préalable à son examen. Il a une juridiction spéciale sur l’impression, l’introduction et la mise en vente à Rome des livres et des imprimés ; tout livre imprimé à Rome, doit avoir son imprimatur. Il est de droit consulteur des congrégations de l’Inquisition, de l’Index, des Rites, etc. » (Moroni, Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica, t. XLI, p. 200.)

Une tradition plus ancienne, puisqu’elle est rapportée, dès 1240, par Humbert et qu’on la retrouve, vers le milieu du treizième siècle, dans les écrits de Thierry d’Apolda, Constantin d’Orvieto et Étienne de Salagnac, place en cette année 1217 la vision symbolique qu’eut le bienheureux dans la basilique Vaticane. « Une nuit que saint Dominique priait en la présence du Seigneur, dans l’église de Saint-Pierre, pour la conservation et l’extension de l’Ordre, la main du Très-Haut se posa sur lui. Tout à coup, dans une vision, lui apparurent les glorieux princes des apôtres, Pierre et Paul ; ils se dirigèrent vers lui : Pierre lui remit un bâton et Paul un livre et ils lui dirent : « Va, prêche, puisque Dieu t’a choisi pour ce ministère ! » et en même temps, il voyait ses disciples se répandre, deux à deux, par le monde, pour l’évangéliser[95]. »

[95] Acta SS., 4 août. — Actes de Bologne.

Pendant ce séjour à Rome, saint Dominique vécut dans une grande intimité avec le cardinal évêque d’Ostie, Hugolin, qui, devenu l’un des grands Papes de l’Église, sous le nom de Grégoire IX, devait le canoniser. « Il y a seize ans, déposait Frère Guillaume de Montferrat dans l’enquête de canonisation de 1233[96], le Pape actuel, qui était alors évêque d’Ostie, m’offrit chez lui l’hospitalité. En ces jours-là, Frère Dominique, qui était à la Curie, visitait souvent le seigneur évêque. Cela me donna l’occasion de le connaître, sa fréquentation me plut et je me mis à l’aimer. Bien souvent, nous traitions ensemble des choses de notre salut et de celui du prochain. »

[96] Ibidem.

Chez le cardinal, Dominique rencontra saint François, et ainsi s’accentua l’amitié qui unissait déjà les deux Saints. L’un des disciples de saint François, Thomas de Celano, nous a rapporté l’un des pieux entretiens qui eurent lieu entre eux et le cardinal Hugolin : « Un jour, raconte-t-il, les deux grands flambeaux de l’univers, Dominique et François, étaient avec le seigneur d’Ostie et conversaient ensemble des choses divines. Tout à coup, l’évêque émet cette réflexion : « Dans la primitive Église, les pasteurs étaient pauvres et serviteurs dévoués des âmes, non par cupidité, mais par charité. Pourquoi ne faisons-nous pas de vos Frères des prélats et des pontifes ? ils seraient supérieurs aux autres par la doctrine et par l’exemple. » Là-dessus, une vraie lutte s’engage entre les deux saints. Ils se pressent et s’exhortent mutuellement à répondre ; car chacun d’eux est pour l’autre le premier. Enfin, l’humilité triomphe chez François, en l’empêchant de commencer, elle triomphe également chez Dominique, qui obéit par modestie et dit à l’évêque : « Seigneur, s’ils comprennent, mes Frères doivent s’estimer en bonne place. Jamais, autant que je le pourrai, je ne souffrirai qu’ils acceptent la moindre dignité ecclésiastique. » A son tour, le bienheureux François s’inclinant devant l’évêque, lui dit : « Seigneur, mes Frères sont appelés Mineurs pour qu’ils n’aient pas la prétention de devenir plus grands (Majeurs) ; car leur vocation leur enseigne à se tenir in plano et à suivre les traces de l’humilité du Christ, de telle sorte qu’ensuite, dans l’assemblée des Saints, ils soient exaltés plus que personne. Si vous voulez qu’ils produisent des fruits abondants dans l’Église de Dieu, gardez-les dans leur vocation, et s’il le faut, ramenez-les à l’humilité, même malgré eux. Père, je vous en prie : de peur qu’ils ne deviennent d’autant plus orgueilleux qu’ils sont pauvres, ne permettez pas qu’ils s’élèvent à aucune prélature. » Ces réponses données, le seigneur d’Ostie, tout édifié de les avoir entendues, rendit à Dieu de grandes actions de grâce. » Nous avons donné en entier le récit de cet entretien, parce qu’il nous découvre la vertu, la simplicité et le zèle de ces trois grands chrétiens qui, liés d’une sainte amitié, ont si bien travaillé, chacun à sa manière, à l’exaltation de Dieu et de l’Église, dans la première moitié du treizième siècle, saint Dominique, saint François et Grégoire IX !

Dominique quitta Rome après les fêtes de Pâques 1217 ; un mois après, nous le trouvons en effet, en Languedoc, apposant sa signature à un acte d’arbitrage en faveur de Prouille. Après avoir passé les Alpes, au col du mont Genèvre, et le Rhône au Pont-Saint-Esprit, avoir vu, à Agde, l’évêque Thedisius, à Narbonne, l’archevêque Arnaud Amalric, auquel il apportait une lettre pontificale, et à Carcassonne, Simon de Montfort, saint Dominique convoqua de nouveau ses religieux à Prouille. Ce fut le 15 août 1217 que se tint cette nouvelle assemblée ; elle fut encore plus importante que celle de l’année précédente. Il ne s’agissait plus de savoir sous quelle règle on vivrait ; on allait choisir l’orientation qui serait donnée à l’Ordre définitivement fondé.

En dépit du zèle qu’il avait montré, pendant ses dix ans de mission, saint Dominique n’avait pas obtenu dans le comté de Toulouse les résultats qu’il avait espérés. Malgré les prédications, la croisade, les mesures de rigueur, l’hérésie était toujours redoutable ; bien plus, écrasée un moment, en 1213, à la bataille de Muret, elle reprenait l’offensive depuis 1215. Le concile du Latran avait excepté de la confiscation les biens personnels de la comtesse, femme de Raymond VI et sœur du roi d’Aragon, parce que « l’opinion publique rendait bon témoignage de sa vertu et de la pureté de sa foi[97] ». Tout en confirmant aux croisés la possession des terres qui étaient en leur pouvoir, le concile leur interdisait d’en conquérir de nouvelles et plaçait sous séquestre une partie du comté de Toulouse, pour le remettre plus tard au fils de Raymond VI, s’il renonçait aux errements de son père.

[97] Labbe, Concilia, t. XI, pars I, p. 233, citant Pierre de Vaux de Cernay, op. cit., 83.

Inspirées par une sage modération, ces décisions avaient été interprétées par les Albigeois, soit comme un désaveu infligé par l’Église universelle à la croisade et à Simon de Montfort, soit comme un acte de faiblesse ; et aussitôt une grande partie du midi de la France s’était soulevée. Avignon, Saint-Gilles, Beaucaire, Tarascon avaient chassé les envahisseurs, Marseille s’était révoltée contre son évêque, et au milieu d’une procession solennelle ses habitants avaient foulé aux pieds le crucifix et même le Saint Sacrement. De la Provence, l’insurrection gagnait les Cévennes, et laissant la ville de Toulouse toute frémissante, Simon avait dû aller guerroyer aux environs de Viviers[98]. Le Saint-Siège s’était ému à ces nouvelles et, dès le mois de janvier 1217, Honorius III avait pris une série de mesures pour ranimer la foi en Languedoc ; ce fut alors qu’il envoya aux Prêcheurs ses exhortations et ses félicitations, par sa bulle du 21 janvier 1217. D’autre part, il faisait appel à de nouveaux missionnaires et, le 19 janvier, il engageait l’Université de Paris à envoyer plusieurs de ses docteurs dans le comté de Toulouse, pour y soutenir des controverses contre les hérétiques. Enfin, par une bulle datée du même jour, il envoyait le cardinal des Saints Jean et Paul en légation dans les provinces d’Embrun, Aix, Arles, Vienne, Narbonne, Auch, et dans les diocèses de Mende, Clermont, Limoges, Rodez, Alby, Cahors, Périgueux et Agen, en le chargeant de pacifier ces pays, de nouveau ravagés par les hérétiques[99].

[98] Pour tous ces faits, cf. Histoire du Languedoc, t. VI, pass.

[99] Potthast, op. cit., nos 5424 et 5437.

Le légat eut sa première entrevue avec Simon de Montfort sur les bords du Rhône, près de Viviers ; les hérétiques serraient de si près les croisés que, reconnaissant le cardinal, dans l’armée de Simon, ils lancèrent sur lui plusieurs traits d’arbalète et tuèrent l’un de ses hommes. Pendant que Montfort était ainsi retenu sur les bords du Rhône, les Toulousains se révoltaient et, le 1er septembre 1217, Raymond VI rentrait dans la capitale de ses États ; l’évêque Foulques était obligé d’en sortir et, le 1er octobre, Simon de Montfort en commençait le siège. Ce fut pendant cette recrudescence des forces hérétiques, au moment où tout semblait compromis du côté des croisés, que Dominique présida la seconde assemblée de Prouille ; elle s’ouvrit le 15 août, quinze jours à peine avant la restauration de Raymond VI.

On s’explique que dans de pareilles circonstances, saint Dominique se soit laissé aller à un mouvement de découragement, qui devait, d’ailleurs, tourner à la plus grande gloire de son Ordre. Il lui sembla que l’œuvre de la Prédication avait échoué en Languedoc, puisque, au bout de dix ans, elle assistait à un nouveau triomphe de l’albigéisme, et que depuis son arrivée, il n’avait pu réunir autour de lui que dix-sept hommes de bonne volonté. Comme saint Bernard il désespéra de ce pays et le maudit. Il adressa un discours attristé à l’assistance qui remplissait l’église de Prouille, et le termina par ces paroles sévères : « Depuis bien des années, je vous exhorte inutilement, avec douceur, en vous prêchant, en priant et pleurant. Mais, selon le proverbe de mon pays, « là où la bénédiction ne peut rien, le bâton peut quelque chose ». Voilà que nous exciterons contre vous les princes et les prélats, qui, hélas ! armeront contre cette terre les nations et les royaumes, et beaucoup périront par le glaive, les terres seront ravagées, les murs renversés, et vous, ô douleur ! vous serez réduits en servitude ; et ainsi pourra le bâton là où n’ont rien pu la bénédiction et la douceur[100]. » Après avoir fait ces adieux au Languedoc, il reçut de nouveau l’obédience des frères et leur exposa les grands projets qu’il avait conçus pour l’extension de l’Ordre. Puisque le comté de Toulouse les repousse, ils auront le monde entier comme champ d’action. Se servant des paroles mêmes du Sauveur : « Allez, leur dit-il, dans le monde entier, prêchez l’Évangile à toute créature ! Vous n’êtes encore qu’une petite troupe, mais j’ai déjà formé dans mon cœur le projet de vous disperser ; vous n’habiterez plus longtemps ensemble dans cette maison. » « Il savait, ajoute Humbert de Romans, que toute semence dispersée, fructifie, entassée, se corrompt. »

[100] Lacordaire, op. cit., p. 171.

Toutefois, avant de disperser ses Frères, Dominique voulut resserrer les liens qui les unissaient ; il les pria de se choisir un chef et ils nommèrent pour abbé l’un d’eux, Mathieu de France. On peut se demander pourquoi il fit procéder à cette élection, alors que lui-même restait le maître incontesté de l’Ordre qu’il venait de fonder. Était-ce pour se donner comme un coadjuteur et faciliter, après sa mort, la transmission de l’autorité, si nécessaire aux débuts de toute institution ? Constantin d’Orvieto attribue cette décision à une autre raison : « Son intention, dit-il, était d’assurer en temps opportun la réalisation d’un projet qu’il ne cessait de nourrir en son cœur, l’évangélisation des peuples infidèles[101]. » Comme saint François allant prêcher le soudan d’Égypte, saint Dominique voulait depuis longtemps aller chez les barbares, il le déclarait à Guillaume de Montferrat, chez le cardinal Hugolin[102], et d’ailleurs, en quittant Osma, n’avait-il pas désiré accompagner son évêque Didace chez les Cumans ? En attendant, il n’abdiquait pas la suprématie, puisqu’il se réservait le droit de correction, même sur la personne de l’abbé général que les Prêcheurs venaient d’élire ; en réalité, il restait le vrai, le seul chef de l’Ordre.

[101] Acta SS., 4 août.

[102] Ibidem. — Actes de Bologne.

Il procéda ensuite à la dispersion de ses religieux. Ce n’est pas sans une réelle émotion qu’on lit, dans les chroniques dominicaines, le récit de cette scène. Dominique n’a autour de lui que dix-sept compagnons, recrutés péniblement après dix ans de travaux apostoliques ; tout autre aurait pu désespérer en mesurant à la grandeur de l’effort la médiocrité des résultats, à l’immensité du but nouveau à poursuivre, la faiblesse des moyens ; mais lui n’hésite pas et solennellement, il partage le monde entre ses compagnons ! Quatre d’entre eux, Pierre de Madrid, Michel de Uzéro, Dominique de Ségovie, Suéro de Gomez retourneront en Espagne ; un groupe plus important, composé de Mannès, le propre frère du Bienheureux, Michel de Fabra, Bertrand de Garrigue, Laurent d’Angleterre, Jean de Navarre, le convers Odéric, ira à Paris, sous la conduite de l’abbé Mathieu de France ; Pierre Seila et Thomas resteront à Saint-Romain de Toulouse ; Noël et Guillaume Claret garderont la direction des sœurs de Prouille ; enfin, lui-même choisit pour résidence et pour capitale de l’Ordre le centre même de l’unité catholique, Rome, et il y emmène avec lui Étienne de Metz.

Le plan une fois élaboré, il fallait le mettre à exécution ; le Saint y fut aidé tout d’abord par l’arrivée de plusieurs recrues. Peu de temps après l’assemblée de Prouille, dans l’automne de 1217, il reçut quatre nouvelles professions, celles d’Arnaud de Toulouse, de Romée de Llivia qui devait atteindre à la sainteté, de Pons de Samatan, enfin de Raymond du Fauga, de l’illustre maison des comtes de Miramont, qui, treize ans plus tard, devait succéder à Foulques sur le siège épiscopal de Toulouse. Ce fut peut-être pour former ces novices que saint Dominique resta encore quelques mois en Languedoc.

Il en profita pour prendre ses dernières mesures. Le 13 décembre, tandis que Simon de Montfort assiégeait Toulouse, il obtint de lui une nouvelle sauvegarde pour tous les biens dominicains des sénéchaussées de Carcassonne et d’Agen. Il régla à l’amiable avec Foulques le différend qui s’était élevé entre eux, au sujet des dîmes paroissiales que l’évêque voulait retirer aux Prêcheurs (13 septembre 1217). Enfin, il sollicita du Saint-Siège de nouvelles marques de sa protection. En se répandant en Espagne, en France et en Italie, les religieux allaient se trouver bien isolés ; pour la création de leurs couvents, ils auraient à compter avec les ordinaires et dignitaires ecclésiastiques, à craindre parfois leur malveillance. Saint Dominique obtint pour eux des lettres pontificales de recommandation. Le 11 février 1218[103], Hononius III adressa à tous les archevêques, évêques, abbés et prieurs, une bulle pour demander leur bienveillance « en faveur de l’Ordre des Frères Prêcheurs », et les prier « de les aider dans leurs besoins », de seconder de toute manière « le ministère si utile » qu’ils allaient remplir. Enfin, le Pape assura à saint Dominique et aux siens une demeure stable à Rome, en leur assignant, sur la voie Appienne, l’antique église de Saint-Sixte avec le couvent qui y était annexé.

[103] Balme, op. cit., t. II, p. 156.

Dès lors, l’Ordre était organisé avec son centre à Rome et ses divisions provinciales ; il ne lui restait plus qu’à multiplier ses monastères et à s’étendre. Il cessait vraiment d’être une congrégation particulière du diocèse de Toulouse, pour devenir un Ordre universel. Aussi, dès le mois de décembre 1217, Dominique quitta ces plaines du Lauraguais, théâtre de son apostolat, la colline de Fanjeaux où il avait si longtemps exercé le ministère, le couvent de Prouille, où il avait réuni sa première communauté, le cloître de Saint-Romain, berceau de son Ordre, et il alla à Rome prendre la direction générale des Prêcheurs répandus dans le monde.

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