Saint Dominique
CHAPITRE V
SAINT DOMINIQUE, MAÎTRE GÉNÉRAL DE L’ORDRE.
La légende s’est donné libre carrière au sujet de ce nouveau voyage de saint Dominique à Rome. Plusieurs couvents dominicains ont revendiqué l’honneur d’avoir été fondés par le Saint lui-même, et lui ont fait accomplir, pour en arriver là, des voyages aussi fantastiques qu’imaginaires. D’après Malvenda, il aurait établi un couvent à Venise, et y aurait dédié une chapelle à Notre-Dame du Rosaire ; il serait allé ensuite à Padoue et même à Spalato, en Dalmatie. D’après Jean de Réchac, c’est par la Suisse et le Tyrol qu’il se serait rendu du Toulousain à Rome. Les Bollandistes n’ont pas eu de peine à démontrer le caractère légendaire de ces récits[104]. En réalité, après avoir passé les Alpes, saint Dominique s’arrêta à Milan, où il fut reçu par les chanoines réguliers de Saint-Nazaire ; de là, il se rendit à Bologne, dont l’Université l’attirait ; enfin, dans les derniers jours de janvier 1218, il arriva à Rome, accompagné de cinq religieux, Étienne de Metz, son ancien compagnon, et quatre nouvelles recrues, les Frères Othon, Henri, Albert et Grégoire.
[104] Acta SS., 4 août.
Venant établir l’Ordre des Prêcheurs dans la Ville Éternelle, il se livra plus que jamais à la prédication. « Il exerça avec ferveur, dévotion et humilité, cet office pour lequel il avait été choisi de Dieu et institué par le Saint-Siège ; et cela, sur le principal théâtre de l’autorité apostolique. La grâce divine était sur ses lèvres et le Seigneur parlait par sa bouche. On était avide de l’entendre[105]. » Thierry d’Apolda mentionne les sermons qu’il donna dans l’église Saint-Marc, au pied du Capitole[106].
[105] Acta SS., t. I Aug. p. 574.
[106] Ibidem.
Il accomplissait en même temps les plus pénibles œuvres de miséricorde ; les prisonniers surtout l’attiraient, comme ils devaient, dans la suite, attirer saint Vincent de Paul : « Presque chaque jour, il faisait le tour de la ville, pour visiter les emmurés[107], et il leur prodiguait les paroles de salut. » Bientôt le peuple fut touché par son zèle apostolique et sa charité ; on le vénérait comme un saint ; on faisait des reliques de ce qui lui avait appartenu ; « on coupait subrepticement des morceaux de son manteau, si bien qu’il tombait à peine jusqu’à ses genoux[108]. » Les cardinaux le comblaient des témoignages de leur respect, et le Pape lui-même voulut, un jour, porter à la connaissance de tous par une lettre solennelle, un miracle que la voix publique attribuait au Saint[109].
[107] D’après certains manuscrits, il s’agirait plutôt d’emmurées ou recluses, C’est la leçon qu’a adoptée Lacordaire, dans sa Vie de saint Dominique, p. 191.
[108] Lacordaire, op. cit., p. 186.
[109] Il dut y renoncer sur l’humble opposition que lui fit saint Dominique.
Honorius III ne tarda pas à donner à saint Dominique et à son Ordre de nouvelles marques de sa confiance et de sa faveur. Les guerres féodales qui avaient dévasté Rome sous Grégoire VII, Gélase II, Lucius Il et Alexandre III, au temps de Robert Guiscard, de Frangipane et d’Arnaud de Brescia, avaient particulièrement ruiné les quartiers compris entre le Palatin et la porte Saint-Sébastien : déjà, s’étendaient là ces solitudes qui donnent un caractère si spécial à cette région de Rome. L’antique titre cardinalice de Saint-Sixte se dressait, triste et abandonné, à côté des tombeaux que marquait le tracé de la Voie Appienne. Innocent III avait déjà pensé à rendre à ce sanctuaire son ancienne gloire ; il l’avait cédé à la congrégation nouvellement fondée en Angleterre par saint Gilbert, en lui imposant l’obligation d’y entretenir quatre religieux pour le service de l’église et pour le soin spirituel du couvent de femmes qu’il voulait y fonder. Or, dix ans plus tard, en 1218, les Gilbertins n’avaient pas encore pris possession de Saint-Sixte. Honorius III révoqua l’acte de son prédécesseur, et appela à Saint-Sixte saint Dominique et ses compagnons[110]. Leur installation souffrit cependant quelques retards ; il fallut restaurer l’église et la maison conventuelle qui y était adjointe. Il fallut aussi se défendre contre les démarches que firent, auprès du Saint-Siège, les moines de saint Gilbert, pour qu’on leur maintînt le don qui leur avait été fait. Malgré tous ces obstacles, le 3 décembre 1218, une bulle pontificale enlevait définitivement l’église de Saint-Sixte aux religieux anglais pour la donner aux Prêcheurs[111]. Aussitôt, saint Dominique et ses frères quittaient leur gîte primitif, et fondaient sur la Voie Appienne, dans la solitude et le recueillement des ruines, non loin des Catacombes, leur premier monastère romain.
[110] Balme, op. cit., t. II, p. 159.
[111] Ibidem.
Ses débuts furent aussi modestes que ceux de Prouille et de Saint-Romain : « Lorsque les frères étaient à Saint-Sixte, raconte Constantin d’Orvieto[112], ils avaient souvent à souffrir de la faim, parce que l’Ordre était encore ignoré dans la ville. Un jour même, le procureur, Jacques de Melle, n’eut pas de pain à servir à la communauté. Le matin, on avait envoyé plusieurs frères à la quête ; mais, après avoir en vain frappé à beaucoup de portes, ils étaient revenus au couvent, les mains presque vides. L’heure du repas approchant, le procureur se présente au serviteur de Dieu, et lui expose le cas. Dominique, tressaillant de joie, bénit alors le Seigneur avec transport, et comme si une confiance, venue d’en haut, pénétrait son âme, il ordonne de partager entre les religieux le peu de pain que l’on apporte. Or, il y avait dans le couvent une quarantaine de personnes. Le signal donné, les frères viennent au réfectoire, et d’un accent joyeux, récitent les prières de la bénédiction de la table. Pendant que chacun, assis à son rang, rompt avec allégresse la bouchée de pain qui se trouve devant lui, deux jeunes gens, semblables d’aspect, entrent au réfectoire ; ils portent suspendus à leur cou des linges blancs remplis de pain, qu’envoie le Céleste Panetier, seul capable d’en confectionner de pareils. Les deux messagers déposent en silence ces pains à l’extrémité supérieure de la table, vis-à-vis de la place qu’occupe le Bienheureux Dominique, et disparaissent sans que jamais on ait pu savoir d’où ils sont venus et où ils sont allés. Dès qu’ils sont partis, Dominique étendant la main : « Mangez maintenant, mes frères, leur dit-il. »
[112] Nous empruntons cette traduction à Balme, op. cit., t. II, p. 163.
Une fois les Prêcheurs en possession de Saint-Sixte, Honorius III reprit le projet de son prédécesseur, et songea à y fonder un couvent de femmes. Les monastères romains de religieuses étaient tombés en décadence, la clôture n’y était plus observée ; la vie contemplative semblait décliner ; les femmes qui voulaient la pratiquer dans sa rigueur, se faisaient emmurer dans de petites cellules construites pour elles, et y vivaient recluses. Il devenait urgent de rendre à la vie conventuelle sa sainteté primitive. Comme les moines de saint Gilbert avaient soin des religieuses cloîtrées, affiliées à leur ordre, Innocent III leur avait demandé de collaborer à son œuvre de réforme, en même temps qu’il leur avait donné Saint-Sixte. A leur défaut, Honorius III s’adressa à saint Dominique : le Bienheureux n’avait-il pas fondé à Prouille un couvent de femmes, déjà célèbre par la rigueur de ses observances ? Il fut donc décidé que l’on ferait venir des religieuses de Prouille à Saint-Sixte, qu’on leur adjoindrait celles qui voudraient quitter les couvents romains pour adopter une vie contemplative plus austère, et que ce couvent modèle serait sous la direction, spirituelle et temporelle, de saint Dominique et de ses Frères. Dans la suite, on pensait envoyer dans les différents monastères de Rome des religieuses de Saint-Sixte, pour y faire admirer et accepter leur réforme monastique.
Pour cette œuvre, aussi importante que délicate, saint Dominique demanda le concours de personnages autorisés, par leur vertu et leur haute situation à la cour pontificale ; Honorius III lui adjoignit Étienne Orsini, cardinal de Fossanova, du titre des saints Apôtres, le cardinal évêque de Tusculum, enfin le cardinal d’Ostie, Hugolin, tous amis dévoués de saint Dominique. « Muni de la commission apostolique, raconte l’une des premières religieuses de Saint-Sixte[113], Dominique s’adresse d’abord avec confiance à toutes les religieuses de Rome ; mais elles refusent d’obéir aux ordres du Bienheureux et du Pape. Cependant, au monastère de Sainte-Marie du Transtévère[114], le plus peuplé de tous, le saint est mieux accueilli. Cette maison a à sa tête la vénérable sœur Eugénie ; l’abbesse et ses filles se laissent gagner par les pieuses exhortations du saint ; toutes, sauf une, promettent d’entrer à Saint-Sixte, à la condition toutefois que leur image de la Vierge restera avec elles, et que, si elle revient à son église, au delà du Tibre, comme elle y est revenue jadis, elles seront, par ce fait, déliées de leur engagement[115]. Le Saint accepte volontiers cette condition, les sœurs renouvellent leur profession entre ses mains et le bienheureux Père leur dit qu’il ne veut plus qu’elles sortent désormais pour visiter leurs proches. Dès qu’ils l’apprennent, ceux-ci accourent au monastère ; ils reprochent vivement à l’abbesse et à ses compagnes de travailler à détruire une maison illustre, et de se remettre entre les mains d’un ribaud. Dominique est surnaturellement averti de cet obstacle ; un matin, il se présente au monastère de Sainte-Marie, célèbre la messe, prêche les Sœurs et leur dit : « Mes filles, vous regrettez déjà votre résolution, et vous songez à retirer le pied de la voie du Seigneur. Je veux donc que celles qui, de leur plein gré, sont décidées à entrer, fassent de nouveau profession entre mes mains. » Quelques-unes d’entre elles s’étaient en effet repenties de leur sacrifice, mais elles reviennent à un meilleur dessein, et elles renouvellent toutes leurs vœux. Lorsque c’est fait, le Bienheureux prend les clefs du monastère et s’attribue pleine autorité sur tout ; il y établit des frères convers qui en auront la garde jour et nuit, et fourniront aux Sœurs, dans leur clôture, ce qui leur sera nécessaire ; à celles-ci, enfin, il interdit de parler sans témoins à leurs parents ou à toute autre personne[116]. »
[113] Relation de sœur Cécile, l’une des religieuses qui furent transférées de Sainte-Marie-du-Transtévère, à Saint-Sixte.
[114] Il ne faut pas confondre cette église et ce couvent avec l’antique titre cardinalice de Sainte-Marie-du-Transtévère et la belle basilique de ce nom. Il s’agit ici d’une église appelée Sainte-Marie in Torre in Trastevere, qui existe encore aujourd’hui, non loin de la rive du Tibre, près du titre de Sainte-Cécile.
[115] C’était l’une de ces antiques madones byzantines que la légende attribue à saint Luc, et qui, encore de nos jours, sont grandement vénérées par les Romains. Elle fut transportée à Saint-Sixte, en procession, mais la nuit, par crainte des habitants du Transtévère qui n’auraient pas permis cette translation. Elle resta à Saint-Sixte jusqu’au jour où, sous le pontificat de Pie V, elle fut transférée avec le couvent des religieuses dans l’église des Saints Dominique et Sixte, près de la colonne Trajane, où on la vénère encore actuellement. (Armellini, Le Chiese di Roma, p. 617.)
[116] Balme, op. cit., p. 410 ; Lacordaire, op. cit., p. 190.
L’exemple des sœurs du Transtévère se propagea, et bientôt, il y eut dans chaque monastère romain un parti réformiste, décidé à suivre jusqu’au bout les conseils des Prêcheurs. Lorsque les travaux d’aménagement furent terminés à Saint-Sixte[117], les religieuses du Transtévère, plusieurs religieuses de Sainte-Bibiane, et de divers autres couvents, quelques femmes du monde, y entrèrent, au nombre de quarante-quatre, le premier dimanche du carême 1220. Saint Dominique les plaça sous la direction d’un de ses frères, et leur donna comme prieure une Sœur de Prouille. La réforme souhaitée par Innocent III et Honorius III, était accomplie, et l’Ordre dominicain avait son second couvent.
[117] Ce fut pendant ces travaux que saint Dominique ressuscita Napoléon Orsini, neveu du cardinal de Fossanova.
Cependant, la sainteté de Dominique provoquait des vocations religieuses de plus en plus nombreuses. Des jeunes gens de toute condition demandaient à entrer dans l’Ordre nouveau des Prêcheurs et même, dit Thierry d’Apolda, plusieurs familles s’effrayèrent du puissant attrait qu’exerçait la maison de Saint-Sixte sur l’âme de leurs enfants. « Un jour, raconte-t-il[118], le serviteur du Christ, Dominique avait admis auprès de lui un jeune Romain fort beau, nommé Henri, noble de naissance et plus encore de mœurs et de conduite. Ses parents irrités, cherchaient le moyen de le ravir à l’Ordre. Le bienheureux Père en est instruit ; par prudence, il donne au jeune homme des compagnons pour le conduire en un autre lieu. Déjà, Frère Henri a traversé le Tibre, près de la voie Nomentane, quand, sur la rive opposée du fleuve, ses proches accourent à sa poursuite. Le novice, alors, se recommande à Dieu, et voici que le Tibre grossit à tel point que ses parents ne peuvent pas même le passer à cheval. Stupéfaits à cette vue, ils s’en retournent et laissent le jeune homme confirmé dans sa vocation. De leur côté, les Frères les voyant partis, reviennent à Saint-Sixte, et lorsqu’ils sont près du fleuve, les eaux reprennent leur niveau ordinaire et laissent le passage libre. » En quelques mois, le Saint vit croître, dans de grandes proportions, le nombre de ses disciples romains. En 1218, il n’avait avec lui que cinq Frères qui l’avaient accompagné à Rome : vers la fin de 1219, les religieux de Saint-Sixte étaient plus de quarante, et même de cent, si nous en croyons les récits, quelquefois merveilleux, de sœur Cécile. Aussi, bien qu’agrandie par les soins de saint Dominique, la maison de Saint-Sixte devenait chaque jour plus étroite ; elle le fut tout à fait quand le couvent des femmes y eut été établi ; il fallut chercher un nouvel asile pour les Frères Prêcheurs. Ce fut encore le pape Honorius III qui le leur donna.
[118] Acta Sanctorum, 4 août.
Sur les hauteurs de l’Aventin, dont les pentes brusques dominent le Tibre et la Ville Éternelle tout entière, se dresse encore aujourd’hui le titre presbytéral de Sainte-Sabine. Fondée au commencement du cinquième siècle, sous le pontificat de Célestin Ier, elle a conservé jusqu’à nos jours un caractère de vénérable antiquité, avec ses rangées de colonnes, sa charpente apparente, sa mosaïque et ses belles portes de bois sculpté, vestiges aussi beaux qu’authentiques de l’art romain[119]. Au treizième siècle, cette basilique et la maison qui abritait ses prêtres étaient sous le patronage de l’illustre famille des Savelli à laquelle appartenait Honorius III. Le Pape lui-même aimait à habiter le palais féodal qui, après avoir été, au dixième siècle, la résidence de la dynastie impériale d’Othon, était devenue la propriété de sa famille[120] ; plusieurs de ses bulles, et en particulier celles qui encourageaient l’Ordre des Prêcheurs, furent datés du palais de Sainte-Sabine. Cherchant un nouvel asile pour saint Dominique et ses frères, il pensa naturellement à cette basilique : il la leur donna en 1219, et leur en confirma solennellement la possession le 5 juin 1222. « Nous avons jugé bon, leur disait-il, dans l’intérêt d’un grand nombre, du consentement de nos frères les cardinaux, et spécialement du cardinal titulaire, de vous concéder l’église de Sainte-Sabine, pour y célébrer l’office divin, et les maisons voisines, jusque-là habitées par des clercs, pour y établir votre demeure, réservant toutefois la partie où est le baptistère, avec le jardin qui y est contigu, et un local pour deux clercs qui auront soin de la paroisse et des biens de cette église. » Les travaux d’aménagement une fois terminés, vers la fin de janvier 1220, « on y transporta les ustensiles, les livres et autres objets nécessaires à l’usage des frères » ; et bientôt, ne laissant à Saint-Sixte que les religieux consacrés aux soins spirituels et temporels des sœurs, saint Dominique s’établit avec ses compagnons à Sainte-Sabine. Ainsi se fonda cette maison qui fut le premier noviciat régulier de l’Ordre, resta jusqu’en 1273[121] la résidence du Maître Général, et vit se reconstituer de nos jours, sous l’action généreuse de Lacordaire, la province dominicaine de France.
[119] Armellini, Le chiese di Roma, p. 582, et le R. P. Berthier, La porte de Sainte-Sabine à Rome.
[120] En 1216, Honorius III restaura le vieux palais impérial, et le fortifia en l’entourant de hautes tours et de murailles formidables, dont les ruines se voient encore de nos jours sur l’Aventin.
[121] A cette date, la résidence du Maître Général de l’Ordre fut transférée au centre de la ville à Sainte-Marie de la Minerve, dont le couvent est resté, jusqu’à nos jours, la maison généralice de l’Ordre jusqu’à la spoliation des Ordres religieux par l’Italie nouvelle.
Il ne suffisait pas à saint Dominique d’établir solidement son Ordre au centre même de la catholicité. Il n’oubliait pas que l’œuvre de la prédication exigerait de la part de ceux qui l’exerceraient des études approfondies ; lui-même avait longuement étudié, à Palencia, et commenté les saintes Écritures, avant d’engager contre les hérétiques de savantes controverses. Sans doute, il avait une confiance absolue dans l’esprit de Dieu, qui éclaire même les ignorants, il était profondément convaincu que l’éloquence humaine ne saurait porter de fruits sans la grâce divine ; mais il était loin de penser que l’homme doive attendre du Ciel, dans une quiétude paresseuse, ses moyens d’action. A son exemple, le Frère Prêcheur devait unir la science à la piété, pour réduire par le raisonnement, autant que par les bons exemples, l’obstination de l’hérésie. L’étude devait être l’une des principales occupations du novice, la science, l’une des forces les plus redoutables du Dominicain. A cette fin, l’Ordre nouveau devait rechercher ces villes savantes, telles que Bologne et Paris, dont l’action intellectuelle s’étendait sur le monde chrétien tout entier, et qui attiraient dans leurs murs, autour des chaires de leurs docteurs, des étudiants de toute langue et de toute nation. Établis dans ces centres, les couvents dominicains devaient être à la fois des maisons d’étude et de prière ; après y avoir formé leur pensée et leur cœur, les religieux pourraient se répandre dans tout le monde civilisé, grâce aux relations internationales qu’ils auraient nouées dans les Universités, et au prestige que leur auraient procuré leurs études. Saint Dominique eut la conception nette de ce plan, lorsqu’il fonda les maisons de Paris et de Bologne, car il leur assigna pour chefs les plus savants de ses religieux : maître Mathieu, « homme docte et prêt à toute doctrine », et le bienheureux Réginald, docteur en décret et ancien professeur de droit.
Lorsque, après l’assemblée générale de Prouille, les religieux eurent été dispersés par saint Dominique, Mathieu de France partit pour Paris avec les trois compagnons que le Maître lui confia : Bertrand de Garrigue, Laurent d’Angleterre et Jean de Navarre. Ce dernier devait parfaire à l’Université des études de théologie déjà commencées. Originaire de l’Ile-de-France, ami de Simon de Montfort, Frère Mathieu pouvait compter sur d’utiles protections ; d’ailleurs, il emportait avec lui les bulles que le Pape venait de signer « pour l’établissement et l’extension de l’Ordre ». Bientôt, il fut rejoint par trois autres religieux, Mannès, le propre frère de saint Dominique, Michel de Fabra, et le convers Oderic. Cette petite colonie monastique arriva à Paris au commencement d’octobre 1217 ; elle loua une maison modeste à côté de Notre-Dame, entre l’Hôtel-Dieu et l’évêché. Mathieu de France en fut le supérieur, Michel de Fabra le directeur d’études, avec le titre de lecteur.
Grâce à la protection que Philippe-Auguste leur avait accordée pendant tout son règne, les écoles de Paris étaient alors les plus florissantes d’Europe ; Innocent III venait de leur conférer d’importants privilèges que ses prédécesseurs devaient confirmer et accroître. Les Facultés diverses s’étaient solidement rattachées les unes aux autres et on avait fini par les désigner toutes sous le nom commun d’Université. Attirés par les immunités que les rois et les Papes leur accordaient, les étudiants affluaient à Paris de toutes les provinces de France, et ils prenaient l’habitude de se grouper selon leurs pays d’origine et leur nationalité. On distinguait déjà parmi eux les quatre nations des Français, des Picards, des Normands et des Anglais. Mais en dehors de ces cadres, l’Université comptait des étudiants de tous pays qui lui donnaient un caractère œcuménique. Un chroniqueur danois de ce temps, Arnold de Lubeck, ne raconte-t-il pas que ses compatriotes, à l’exemple des Allemands, envoyaient leurs sujets d’élite à Paris suivre les cours de théologie, d’arts libéraux, de droit civil et canonique ? Il en était de même de l’Espagne, de l’Italie, de l’Écosse, de la Hongrie, de la Bohême, de la Pologne et même de la péninsule Scandinave[122].
[122] Pour l’histoire de l’Université de Paris, au commencement du treizième siècle, cf. Denifle O. P., Les Universités au moyen âge (all.), t. I, pp. 67 et suiv., 84 et suiv.
Au milieu de ces milliers d’étudiants, les sept disciples de saint Dominique durent d’abord passer inaperçus, mais leur assiduité ne tarda pas à attirer sur leur modestie l’attention des docteurs de l’Université.
Ils gagnèrent la bienveillance de l’un des maîtres les plus renommés de l’Université, qui leur donna une résidence à Paris. L’illustre professeur de théologie, Jean de Barastre, doyen de Saint-Quentin, avait construit, en 1209, en face de l’église Saint-Étienne des Grès, non loin de la porte d’Orléans, un petit hôtel-Dieu, qu’il avait dédié à saint Jacques. Le 6 août 1218, il le céda à Mathieu de France et à ses six compagnons ; ils eurent dès lors une demeure fixe. « Les Frères, racontait plus tard Jean de Navarre, s’y établirent et y fondèrent un couvent où ils réunirent beaucoup de bons clercs, qui entrèrent ensuite dans l’Ordre des Prêcheurs. Nombre de possessions et de revenus leur furent alors donnés, et tout leur réussit, comme Frère Dominique le leur avait prédit[123]. »
[123] Actes de Bologne.
Cette prospérité naissante porta ombrage au chapitre de Notre-Dame lui-même. L’église Saint-Jacques était établie sur le territoire de la paroisse de Saint-Benoît, qui relevait de son côté du chapitre[124]. Craignant que les offices de la chapelle des religieux ne portassent atteinte aux droits paroissiaux de Saint-Benoît, les chanoines firent défense aux Dominicains de célébrer publiquement le culte à Saint-Jacques. A son voyage à Paris, saint Dominique fut saisi de l’affaire par Mathieu de France, et il la déféra au Saint-Siège. Il obtint gain de cause : le 1er décembre 1219, Honorius III écrivait au couvent de Saint-Jacques, que « touché de ses prières, il lui accordait de pouvoir célébrer les divins offices dans l’église que les maîtres de l’Université lui avaient donnée à Paris », et, le 11 décembre, il chargeait les prieurs de Saint-Denis et de Saint-Germain des Prés, ainsi que le chancelier de l’église de Milan, alors présent à Paris, de veiller à l’observation de ce privilège[125]. Le chancelier de Notre-Dame, Philippe de Grève, ne pardonna jamais leur victoire aux Prêcheurs : jusqu’à sa mort, survenue en 1237, « il aboya sans cesse contre eux, en toute occasion, dans tous ses sermons ». Mais saint Dominique veillait tout particulièrement sur son couvent de Paris ; à sa prière, Honorius III félicitait les maîtres de l’Université de la faveur qu’ils lui prodiguaient, et les engageait à la lui continuer : « Pour que vous connaissiez davantage l’attachement profond que nous portons à ces frères, nous vous prions par ces présentes, vous conseillons et enjoignons de poursuivre l’œuvre que vous avez si bien commencée. Par égard pour le Siège apostolique et pour nous, regardez-les comme vous étant particulièrement recommandés, et tendez-leur une main secourable. Par là, vous vous rendrez Dieu propice, et vous mériterez de plus en plus notre faveur et nos bonnes grâces[126]. »
[124] « L’église de Saint-Benoît le Bestourné, nommée auparavant de Saint-Bacche ou Bacque, fut donnée aux chanoines de la cathédrale par le roi Henri Ier, avec celles de Saint-Étienne, de Saint-Julien et de Saint-Séverin. Elle est appelée membre de l’Église N.-D. dans un acte de l’an 1171, passé entre elle et les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, pour le règlement de leurs droits respectifs. Elle avait des chanoines qui étaient institués par le chapitre de Notre-Dame, auquel ils prêtaient serment de fidélité. » (Guérard, Cartulaire de l’Église Notre-Dame de Paris, p. 134.)
[125] Ces deux bulles sont publiées dans le Cartulaire de saint Dominique, t. II, p. 387 et 388.
[126] Cartulaire de saint Dominique, t. III (sous presse).
A Paris, comme à Rome, de nombreuses vocations religieuses ne tardèrent pas à peupler la maison dominicaine. Les Frères étaient au nombre de sept, quand ils vinrent de Prouille, en octobre 1217 ; ils étaient trente, quinze mois plus tard, quand saint Dominique vint les visiter, au commencement de 1219. Les nouvelles recrues étaient surtout de jeunes étudiants, attirés à Saint-Jacques par la sainteté de leurs condisciples dominicains, comme le Père Guerric de Metz, dont Étienne de Bourbon nous raconte en ces termes charmants la vocation religieuse : A Paris, en 1218, par une paisible soirée d’automne, « un clerc veillait à sa fenêtre d’étudiant, lorsque, tout à coup, il entend dans la rue chanter en français une chanson qui disait :
Tout d’abord, il se prend à songer à la douceur de ce chant, puis au sens des paroles, et réfléchissant qu’elles lui conviennent, il les reçoit comme un message du ciel. Dès le lendemain, ce clerc qui était riche, abandonnait ses biens et entrait dans l’Ordre des Prêcheurs. Son nom était Guerric, et il fut le premier prieur des Frères de Metz, dont il fonda le couvent. »
Dès lors, la maison de Paris devint pour l’Ordre un centre d’expansion, et de même qu’en 1217, les religieux de Prouille et de Saint-Romain avaient été distribués par saint Dominique entre les différentes nations, Mathieu de France dispersa les siens dans les diverses provinces françaises. Venu de Toulouse à Paris, après la mort de Simon de Montfort, Pierre Seila en repartait en février 1220, avec plusieurs frères de Saint-Jacques, pour fonder le couvent de Limoges, « où il vieillit comme un prophète des anciens jours, honoré et respecté du clergé et du peuple ». La même année, l’archevêque de Reims, Albéric de Humbert, et son successeur, Guillaume de Joinville, appelaient dans leur ville les Prêcheurs de Paris ; bientôt après, Frère Guerric quittait Paris pour établir un couvent de son Ordre à Metz, dans sa maison paternelle. L’année suivante, frère Guillaume conduisait à Poitiers un nouvel essaim de religieux ; et aussitôt, l’évêque et le chapitre de cette ville leur donnaient et concédaient l’église de Saint-Christophe, avec une treille, la place et le terrain qui en dépendaient. De son côté, l’évêque d’Orléans, Manassès, un ancien ami de saint Dominique, les appelait dans sa ville épiscocale et leur assignait l’église de Saint-Germain, près des fortifications. Ainsi, la maison de Saint-Jacques était devenue le noviciat dominicain de la France entière.
Le couvent de Bologne remplit le même rôle en Italie.
L’Université de cette ville était aussi célèbre que celle de Paris ; ses juristes et ses canonistes jouissaient d’une réputation universelle. Du temps de saint Dominique, Odofredo de Bénévent, Albert de Pavie, y professaient avec éclat le droit civil, l’archidiacre Tancrède, Jean d’Espagne, Gilbert d’Angleterre, Clair de Sesto, Jean le Teutonique et Raymond de Pennafort, le droit canon, Roland de Crémone et Monéta, les arts libéraux. Venus de tous les pays chrétiens, ces maîtres voyaient se grouper autour d’eux des milliers d’étudiants de toute nation. Par ses fortes études et son caractère européen, l’Université de Bologne devait attirer, comme celle de Paris, l’attention de saint Dominique.
Ce fut après les fêtes de Pâques 1218, qu’il décida d’y envoyer de Rome trois de ses frères. Toujours bienveillant pour l’Ordre, Honorius III leur donna des lettres de recommandation[127], et ils partirent à la fin du mois d’avril. Ils s’établirent dans un modeste hôpital, fondé dans les faubourgs de la ville pour les pèlerins et les voyageurs, et tenu par des chanoines réguliers de l’abbaye de Roncevaux. « En cette année 1218, dit une chronique bolonaise[128], trois Frères de l’Ordre des Prêcheurs vinrent pour la première fois à Bologne ; ils se disaient envoyés par un certain Maître Dominique, Espagnol. Comme ils paraissaient de saintes gens, on leur donna l’église de Sainte-Marie de Mascarella. » Les débuts de cette fondation furent difficiles : « Les Frères, dit Jourdain de Saxe, eurent à souffrir les angoisses de la plus extrême pauvreté[129]. » Mais tout changea à l’arrivée du bienheureux Réginald.
[127] Cartulaire de saint Dominique, t. II, p. 183.
[128] Bibl. univ. de Bologne. — Chron. de Borselli.
[129] Jourdain de Saxe, Scrip. Ord. Prædic., t. I, p. 18.
Docteur en décret, dès 1206, Réginald[130] avait enseigné avec éclat, pendant cinq ans, le droit canon à l’Université de Paris ; en 1212, il avait été nommé doyen de l’importante collégiale de Saint-Aignan d’Orléans. Or, en 1218, il vint à Rome pour y prier au tombeau des Apôtres et gagner de là les Lieux saints. « Mais, déjà, dit Humbert de Romans[131], Dieu lui avait inspiré le désir d’abandonner toutes choses pour la prédication de l’Évangile, et il se préparait à ce ministère, sans savoir encore de quelle façon il le remplirait ; car il ignorait qu’un Ordre de prédicateurs eût été établi. Or, il advint que dans un entretien avec un cardinal, il lui ouvrit son cœur à ce sujet, lui disant qu’il songeait à tout quitter pour prêcher Jésus-Christ çà et là, dans un état de pauvreté volontaire. Alors, le cardinal lui dit : « Voici justement qu’un Ordre vient de s’élever qui a pour but d’unir la pratique de la pauvreté à l’office de la prédication, et nous en avons dans la ville le Maître, qui annonce lui-même la parole de Dieu. » Ayant ouï cela, maître Réginald s’empressa de chercher le bienheureux Dominique, et de lui révéler le secret de son âme. La vue du Saint et la grâce de son discours le séduisirent, et il résolut dès lors d’entrer dans l’Ordre[132]. » — « Il fit aussitôt profession religieuse entre les mains de saint Dominique, continue le bienheureux Jourdain ; sur les instances de son évêque, et avec la permission du saint, il alla outre-mer, et de retour, se rendit à Bologne[133]. »
[130] Voir la notice que lui consacre Échard, Script. Ord. Prædic., t. I, p. 89.
[131] Humbert de Romans ap. Boll., Acta SS., 4 août.
[132] Les plus anciens chroniqueurs de l’Ordre rapportent que, bientôt après, dans une de ses maladies, Réginald vit en songe la Sainte Vierge, et qu’elle lui montra l’habit que les religieux devaient adopter, à la place du costume de chanoine régulier qu’ils portaient jusqu’alors. (Cf. Jourdain de Saxe, no 34, Constantin d’Orvieto, no 24, Humbert, no 24, Thierry d’Apolda, livre II, chap. 1.)
[133] Jourdain de Saxe, no 35.
Ses études juridiques, sa réputation de canoniste, le désignaient en effet pour la direction du modeste couvent qui venait de se fonder dans la ville du Droit. Il y arriva, le 21 décembre 1218, et aussitôt il se mit à prêcher. « Sa parole est brûlante, dit Jourdain ; son éloquence, comme une torche ardente, embrase les cœurs de ceux qui l’entendent. Tout Bologne est en feu. Il semble qu’un nouvel Élie est apparu[134]. » Sa réputation de science attire dans son auditoire les étudiants et les maîtres, et bientôt, ni les uns ni les autres ne peuvent se soustraire à son influence. Plusieurs d’entre eux quittent le monde pour l’humble demeure de la Mascarella ; l’éloquence de Réginald multipliant les vocations, les familles et les maîtres commencent à redouter pour leurs enfants et leurs élèves l’influence irrésistible du Prêcheur. Dans ses Vies des Frères, Gérard de Frachet raconte un trait qui prouve combien était puissante la parole de Réginald[135]. « Lorsque Frère Réginald, de sainte mémoire, autrefois doyen d’Orléans, prêchait à Bologne, et attirait dans l’Ordre des ecclésiastiques et des docteurs de renom, Maître Monéta, enseignait les arts et était fameux dans toute la Lombardie. Voyant la conversion d’un si grand nombre d’hommes, il commença à craindre pour lui-même. C’est pourquoi, il évitait avec soin Frère Réginald et détournait de lui ses étudiants. Mais, le jour de la fête de saint Étienne, ses élèves l’entraînèrent au sermon, et comme il ne pouvait s’empêcher de s’y rendre, soit à cause d’eux, soit pour d’autres motifs, il leur dit : « Allons d’abord à Saint-Procule pour entendre la messe. » Ils y allèrent en effet, et entendirent non pas une messe, mais trois. Monéta faisait exprès de traîner le temps en longueur, pour ne pas assister à la prédication. Cependant, ses élèves le pressaient, et il finit par leur dire : « Allons maintenant. » Lorsqu’ils arrivèrent à l’église, le sermon n’était pas encore achevé et la foule était si grande que Monéta fut obligé de se tenir sur le seuil. A peine eut-il prêté l’oreille qu’il fut vaincu. L’orateur s’écriait en ce moment : « Je vois les cieux ouverts ! Oui, les cieux sont ouverts à qui veut voir et à qui veut entrer ; les portes sont ouvertes à qui veut les franchir. Ne fermez pas votre cœur, et votre bouche, et vos mains, de peur que les cieux ne se ferment aussi. Que tardez-vous encore ? Les cieux sont ouverts ! » Aussitôt que Réginald fut descendu de chaire, Monéta, touché de Dieu, alla le trouver, lui exposa son état et ses préoccupations, et fit vœu d’obéissance entre ses mains. Mais, comme beaucoup d’engagements lui ôtaient sa liberté, il garda encore l’habit du monde pendant une année, du consentement de Frère Réginald, et cependant, il travailla de toutes ses forces à lui amener des auditeurs et des disciples. Tantôt c’était l’un, tantôt l’autre, et chaque fois qu’il avait fait une conquête, il semblait prendre l’habit avec celui qui le prenait. »
[134] Jourdain de Saxe : « Cœpit autem prædicationi totus insistere et ignitum erat ejus eloquium vehementer, sermoque ipsius, quasi facula ardens, corda cunctorum audientium inflammabat… Tota tunc fervebat Bononia, quia novus insurrexisse videbatur Elias. »
[135] Gérard de Frachet, Vie des Frères, liv. IV, chap. X.
Plusieurs de ces Bolonais qui entrèrent dans l’Ordre, sous l’action du bienheureux Réginald, nous sont connus. Parmi eux, citons Clair de Sesto, qui enseignait à l’Université les arts libéraux et le droit canon et devint, plus tard, provincial de Rome et pénitencier du Pape ; Paul de Venise, qui d’après son propre témoignage, « fit profession entre les mains de Maître Réginald et reçut l’habit de l’Ordre, le dimanche de la Chananéenne (3 mars) 1219 » ; Frère Guala, le plus illustre des maîtres ès arts de l’Université ; Roland de Crémone, qui fit profession dans des circonstances toutes particulières.
Le couvent de Bologne se laissait aller au découragement ; deux de ses religieux se préparaient à le déserter et Réginald s’efforçait de rendre la confiance aux Frères réunis en chapitre. « Il n’a pas terminé, raconte Gérard de Frachet, qu’on voit entrer maître Roland de Crémone, docteur renommé de l’Université, philosophe éminent, le premier de l’Ordre qui ait professé publiquement la théologie à Paris. Poussé par l’Esprit divin, il était venu, seul et de lui-même, frapper à la porte du couvent. On l’introduit dans le Chapitre, et comme enivré de l’Esprit-Saint, sans autre préambule, il demande à être reçu. Précédemment, en un jour de fête, revêtu d’un habit précieux d’écarlate, il avait, avec ses amis, passé tout son temps en festins, jeux et plaisirs. Le soir, rentré en lui-même, et intérieurement touché de la grâce, il s’était dit : « Où est maintenant cette fête que nous venons de célébrer ? où s’en est allée toute cette folle joie ? » et considérant que toute joie du monde passe vite et se change en douleur, il entrait dans l’Ordre, où il a servi le Seigneur nombre d’années dans la science et la sainteté. »
A la suite de ces nombreuses professions, le couvent se trouva bientôt à l’étroit dans l’humble maison de la Mascarella ; et, dès 1219, Réginald lui chercha une nouvelle demeure. Ce fut l’église de Saint-Nicolas des Vignes. Du consentement de l’évêque, elle lui fut cédée par son recteur, le docteur en droit Rodolphe, qui prit l’habit des Prêcheurs ; et, bientôt après, Pierre Lovello et sa femme, Otta, sur les instances de leur fille Diane, abandonnèrent aux Frères le terrain et les maisons qui avoisinaient l’église. Dès lors, était définitivement fondé ce grand couvent de Bologne qui devait posséder et conserver jusqu’à nos jours les précieuses reliques de saint Dominique.
Un an à peine après son établissement, il était si prospère qu’il pouvait envoyer autour de lui des colonies monastiques, en Lombardie, en Toscane et jusqu’aux environs de Rome.
Saint Dominique vint passer quatre mois à Saint-Nicolas des Vignes, de juillet à novembre 1219, et il prit soin de former lui-même, comme des novices, les religieux qu’il allait disperser. Pour leur apprendre à aimer et à conserver l’esprit de pauvreté, il déchira devant eux un acte qui assurait au monastère d’importants revenus. Afin de leur donner l’exemple de la régularité, « il suivait la vie commune et pratiquait rigoureusement les jeûnes et autres observances. S’il s’apercevait de quelque infraction, il punissait le délinquant avec mansuétude, et, quelque grave que fût la pénitence, il l’infligeait avec tant de calme et de bonté que personne ne se troublait. Il donnait volontiers des dispenses aux autres, jamais à lui-même. Aux heures accoutumées dans l’Ordre, il gardait inviolablement le silence, et en dehors du temps prescrit, s’il parlait, ce n’était que rarement, et encore était-ce à Dieu ou de Dieu ; il faisait du silence l’objet d’exhortations pressantes à ses Frères. Au réfectoire, auquel il se rendait régulièrement, alors que les Frères avaient deux mets cuits, il n’en avait qu’un seul, et bien que fatigué par ses veilles excessives, il ne prenait que peu de nourriture et de boisson. Il était assidu aux offices du chœur, et s’abîmait si entièrement dans l’oraison, qu’aucun bruit ne pouvait l’en distraire[136]. »
[136] Actes de Bologne.
Quand il eut ainsi façonné ses disciples, Dominique les envoya dans toutes les directions. Guala fonda le couvent de Bergame ; la tradition dominicaine rapportée, vers 1300, par Bernard Gui, attribuait à ce monastère le second rang, par ordre d’ancienneté, dans la province de Lombardie, le plaçant immédiatement après celui de Bologne[137].
[137] Quétif et Échard, op. cit., t. I, p. 20.
Peu de temps après, fut fondé le couvent de Milan. Lorsque, revenant d’outre-monts, saint Dominique s’était arrêté dans cette ville, il avait été prié d’y envoyer plusieurs Frères. Elle était infestée d’hérétiques vaudois et patarins et semblait avoir un besoin tout spécial du zèle des Prêcheurs. Cela suffit à décider saint Dominique : à peine de retour à Bologne, il choisissait deux religieux d’élite, Jacques d’Aribaldi et Roboald de Monza, et les envoyait à Milan. Ils y arrivèrent dans les premiers jours de 1220 et ils reçurent l’hospitalité chez le Chapitre de Saint-Nazaire, qui avait accueilli leur maître à chacun de ses voyages.
L’occasion semblait favorable pour l’établissement, dans cette ville, d’un couvent dominicain. L’ami et le protecteur de l’Ordre, le cardinal évêque d’Ostie, Hugolin, avait été envoyé à Milan par le pape Honorius III, pour négocier la paix entre cette puissante cité et la commune voisine de Crémone. D’autre part, Hugues de Setara, cimiliarque et vicaire de l’archevêque, et la majeure partie du chapitre furent tout à fait gagnés aux nouveaux venus dès qu’ils furent témoins de leurs prédications et des merveilleux résultats de leur zèle apostolique. Le cardinal d’Ostie mit tout en œuvre pour fixer les Dominicains à Milan et leur y procurer un asile définitif. Il choisit pour cela l’église de Saint-Eustorge. Les prêtres qui la desservaient, résignèrent leurs dignités et emportant leurs vases sacrés, leurs ornements et leurs revenus, ils se retirèrent dans l’église Saint-Laurent. Hugolin les remplaça par les Frères Prêcheurs, qui trouvèrent Saint-Eustorge dans le plus grand dénuement. Les soixante livres de revenus qui lui étaient restées, suffisaient à peine aux réparations les plus urgentes ; la pauvreté présidait une fois de plus à l’établissement des Prêcheurs. Ce fut le 15 mars 1220 que l’Ordre reçut des représentants du Pape et de l’archevêque de Milan, l’église de Saint-Eustorge[138].
[138] Quétif et Échard.
La ville de Viterbe reçut, en même temps, les disciples de saint Dominique. Elle tendait à devenir l’une des principales résidences du Saint-Siège. Plusieurs Papes du douzième siècle y avaient séjourné ; Innocent III y avait passé une partie des années 1207 et 1209 ; enfin, Honorius III venait de s’y établir en octobre 1219, quand saint Dominique partit de Bologne pour la Curie. Ce fut ce qui le décida à fonder dans cette cité un couvent de son Ordre ; il en confia le soin à cinq religieux qu’il emmena de Bologne avec lui, en novembre 1219, Bonvisi, Paul de Venise, Guillaume de Montferrat, Frugère et Tancrède.
Le nouveau couvent trouva la meilleure des protections dans la personne de l’illustre Rainerio Capocci, cardinal de Sainte-Marie-in-Cosmedin. Animé d’une dévotion toute spéciale pour la Vierge, Capocci vit en songe une noble dame, d’une beauté incomparable, qui tenait un cierge allumé ; elle prit le cardinal par la main et le mena dans une forêt voisine qu’elle incendia avec son cierge, sur une vaste étendue. Éveillé en sursaut, Capocci voulut savoir le sens de cette étrange vision et il alla consulter un saint vieillard, nommé Albus, qui vivait dans la solitude non loin de Viterbe et dont il avait déjà suivi plusieurs fois les sages conseils. Or, la même nuit, Albus avait vu, de son côté, la Mère de Dieu sur son trône royal et elle lui avait manifesté ses desseins sur le cardinal Capocci ; elle voulait qu’il lui construisît une église dans la forêt où elle l’avait conduit en songe. Instruit par Albus, Capocci obéit aux ordres de la Vierge et non loin de Monte-San-Martino, au milieu des bois, il entreprit la construction d’une église magnifique. Il l’avait à peine commencée, qu’il se lia d’amitié avec saint Dominique, il la lui offrit pour ses religieux, avec le couvent qu’il avait fait élever. Telle fut l’origine merveilleuse de ce monastère de Sainte-Marie a Gradi, qui ne tarda pas à devenir célèbre, grâce à sa riche bibliothèque qu’il tint de la libéralité de Capocci, et aux richesses artistiques de son église (1220)[139].
[139] Nous empruntons ce récit à Ciaconius, Historia pontificum Romanorum et S. R. E. cardinalium, t. II, p. 34.
Comme s’il voulait marquer une préférence pour l’Espagne, sa patrie, saint Dominique apporta un soin tout particulier à la diffusion de l’Ordre dans les royaumes d’Aragon, de Castille et de Portugal. Après l’assemblée de Prouille, d’août 1217, il avait envoyé au delà des Pyrénées, d’un côté, Suéro Gomez et Pierre de Madrid, de l’autre, Michel de Uzéro et Dominique de Ségovie. Les deux premiers prêchèrent en Portugal avec succès, les deux autres réussirent moins bien, et « parce qu’ils ne purent pas fructifier, comme ils l’avaient désiré, au bout de quelques mois d’un labeur pénible et inutile, ils rejoignirent leur Bienheureux Père en Italie. » Saint Dominique sentit la nécessité de fortifier lui-même l’œuvre encore incertaine de ses religieux. Emmenant avec lui Dominique de Ségovie, il partit pour l’Espagne dans les derniers jours de 1218 ; il traversa les Pyrénées au col de Roncevaux, passa par Pampelune et vint sans doute à Burgos, présenter au roi de Castille les bulles pontificales qui mettaient l’Ordre sous la protection apostolique. Prêchant à chacune de ces stations, il se rendit ensuite à Ségovie, où il fonda le premier couvent espagnol de l’Ordre (février 1219). Après avoir placé à la tête de ce monastère naissant Frère Corbolan, il continua sa route vers le sud, et vint rejoindre, à Madrid, Pierre de Medina. Ce dernier exerçait depuis plus d’un an son apostolat dans cette ville, groupant autour de lui de nouveaux Frères et inspirant à des femmes pieuses le désir d’embrasser la vie religieuse. Dominique acheva ce qui avait été commencé, et il institua à Madrid un couvent sur le modèle de celui de Prouille, où des religieuses cloîtrées étaient confiées à la garde et aux soins des Frères Prêcheurs[140].
[140] Échard, op cit., t. I, p. 18.
Il leur témoigna la même sollicitude qu’à leurs sœurs de Prouille. Il prit soin lui-même de leur tracer leur règle de vie dans une lettre que nous a conservée le cardinal d’Aragon[141]. « Nous nous réjouissons, leur disait-il, et nous remercions Dieu de ce qu’il vous a favorisées de cette sainte vocation et vous a délivrées de la corruption du monde. Combattez, mes filles, l’antique ennemi du genre humain, en vous appliquant au jeûne ; car sachez que nul ne sera couronné s’il n’a pas combattu. Je veux que dans les lieux claustraux, c’est-à-dire au réfectoire, au dortoir, à l’oratoire, vous gardiez le silence, et qu’en toute chose vous observiez la règle. Que personne ne sorte de son couvent, que personne n’y entre, si ce n’est l’évêque et les supérieurs qui y viendraient pour prêcher ou faire la visite canonique. Ne soyez avares ni de veilles ni de disciplines ; obéissez à la prieure ; ne perdez pas votre temps en bavardages. Comme nous ne pouvons pas vous envoyer des secours temporels, nous nous garderons de vous imposer la charge de recevoir des frères ou d’autres personnes… Notre frère très cher, Fr. Mannès, qui n’a pas mesuré sa peine pour vous conduire à ce saint état, prendra toutes les dispositions qui lui paraîtront convenir à votre vie sainte et religieuse. Nous lui donnons pouvoir de visiter et de corriger le couvent, et même, s’il le fallait, de changer la prieure, avec le consentement de la majorité d’entre vous. »
[141] Arch. de l’Ordre, ms. Ll.
Comme en France et en Italie, les Dominicains avaient besoin en Espagne d’une maison d’études. Ce fut la raison d’être du couvent qui fut fondé, en 1219, auprès de l’Université de Palencia. Rien ne prouve formellement que saint Dominique ait présidé à cette création ; mais si l’on se rappelle qu’il avait fait lui-même ses études dans les écoles de cette ville, et si l’on rapproche cette fondation de celles des couvents de Bologne et de Paris, il est impossible d’y méconnaître l’action du bienheureux. « Si saint Dominique, dit avec raison le R. P. Balme, n’a pas été le fondateur immédiat de ce couvent, il est permis de présumer que, lors de son voyage dans sa patrie, quelques mois auparavant, il a été l’inspirateur et le conseiller de ce projet, pour l’heure où le Seigneur en rendrait l’exécution possible. »
De retour à Rome, saint Dominique continua à travailler à la propagation de l’Ordre en Espagne ; il y fut aidé par un illustre canoniste de l’Université de Bologne, le Catalan Raymond de Pennafort, qui devait plus tard revêtir l’habit des Prêcheurs, gouverner l’Ordre comme Maître général et en être l’un des premiers saints. A Bologne, Raymond avait été témoin des merveilles qu’opérait Réginald ; comme les professeurs de droit, ses collègues, il avait subi son ascendant, et sa sympathie était acquise aux Dominicains. Lorsque en 1219, l’évêque de Barcelone, Bérenger de Palou, passa par Bologne pour se rendre à la cour pontificale, Raymond lui vanta les mérites de l’Ordre nouveau, et lui inspira le désir de l’établir dans sa ville épiscopale. Arrivé à Viterbe, Bérenger obtint de saint Dominique qu’il lui cédât quelques frères de Bologne pour la fondation qu’il méditait, et, les emmenant avec lui et avec Raymond de Pennafort, il les installa à Barcelone, en décembre 1219. Un des principaux citoyens de la ville, Pierre de Gruny, les reçut chez lui et les garda trois ans, jusqu’à la fondation définitive du couvent, en 1222.
Tandis que saint Dominique était ainsi occupé à l’extension de l’Ordre en France, en Italie, en Espagne, son attention était attirée jusque sur les régions les plus lointaines et les moins connues de l’Europe. Il avait toujours désiré se consacrer à l’évangélisation des païens et des barbares, et la Providence semblait lui fournir les moyens de consacrer à cette œuvre une part de l’activité de ses fils spirituels. Transféré par le Saint-Siège à l’archevêché de Gnesen, l’évêque de Cracovie, Yves Odrowantz, vint à la cour pontificale, dans les premiers jours de 1220, pour les affaires de sa promotion. Il était accompagné de ses deux neveux, Hyacinthe et Ceslas, chanoines de Cracovie, et de deux gentilshommes, Hermann le Teutonique et Henri de Moravie. Après avoir pris congé du Pape à Viterbe, il se rendit à Rome pour accomplir, avec les siens, son pèlerinage au tombeau des Apôtres. C’est alors qu’il fit la connaissance de saint Dominique et de son Ordre, pendant que s’opérait la réforme des religieuses romaines et que se fondaient les couvents de Saint-Sixte et de Sainte-Sabine.
Or, mieux que personne, Yves Odrowantz pouvait comprendre l’utilité des Prêcheurs. La Pologne, dont l’évêque de Cracovie devenait le métropolitain, était déjà le boulevard du catholicisme contre les païens et les schismatiques ; les vastes plaines de Russie se trouvaient sans cesse menacées par les Tartares idolâtres, et les Finnois, encore à peu près barbares, peuplaient les rives de la Baltique. Les chevaliers Teutoniques et les Porte-glaives guerroyaient contre eux, mais il était chaque jour plus nécessaire de leur envoyer des missionnaires catholiques. Yves avait déjà fait appel au zèle des Prémontrés ; témoin à Rome de la sainteté de saint Dominique et de ses compagnons, il voulut s’assurer aussi le concours des Prêcheurs. Il va trouver le Bienheureux et lui demande des Frères pour son pays de Pologne. Mais les fondations de couvents qui s’étaient succédé à de si rares intervalles depuis deux ans, avaient appauvri les grands centres de l’Ordre ; quoique nombreux, les religieux suffisaient à peine aux maisons déjà établies ; saint Dominique dut l’avouer à l’évêque polonais ! « Toutefois, ajouta-t-il, si vous avez quelques hommes de bonne volonté, agréables à Dieu et aptes à être admis dans l’Ordre, je les y recevrai. » Yves lui en offrit trois qui faisaient partie de sa maison, Hyacinthe, Ceslas et Hermann le Teutonique[142]. Dominique les admit, leur donna l’habit de l’Ordre, et lorsqu’ils furent formés à l’humilité, à la charité et aux saintes observances, il les reçut à la profession. Hyacinthe et ses compagnons quittèrent Rome, vers le mois d’avril 1220, et retournant en Pologne, ils prêchèrent, pendant plusieurs mois, en Carinthie où leur parole suscita de nouvelles vocations. Ils fondèrent à Friesach un couvent qui fut placé sous la direction d’Hermann ; Hyacinthe traversa l’Autriche, la Moravie et la Silésie, et rentra à Cracovie à la fin de 1220.
[142] Stanislas de Cracovie, chroniqueur du quatorzième siècle, auquel nous empruntons ce récit, oublie Henri de Cracovie, qui entra dans l’Ordre avec les trois autres.
Cf. sur Stanislas de Cracovie (mort en 1350), Quétif et Échard, op. cit., t. I., p. 632.
Ses sermons y obtinrent un tel succès que, bientôt, les chanoines et les magistrats de la ville s’entendirent avec le nouvel évêque pour donner aux Prêcheurs l’église de la Trinité et les moyens de construire à côté d’elle un grand monastère. Dès lors, le couvent de Cracovie devint le centre des missions dominicaines dans les pays slaves. Du vivant même de saint Dominique, Ceslas le quitta, pour aller établir un couvent à Prague, et d’autres colonies monastiques furent envoyées de la Trinité à Sandomir, dans la petite Pologne, à Plocko, sur la Vistule, et même en Danemark et en Russie. « Hyacinthe, avant de mourir, planta jusque dans Kiew les tentes dominicaines, sous les yeux des schismatiques grecs, et au bruit des invasions tartares[143]. »
[143] Lacordaire, op. cit., p. 197.
Enfin, dans le second chapitre général qu’il tint, quelques mois avant sa mort, le 30 mai 1221, saint Dominique envoya plusieurs de ses Frères en Hongrie et en Grande-Bretagne. C’est dans les steppes du Danube et du Dniéper, que vivaient ces Cumans païens, qu’il avait désiré convertir, quand il accompagnait à Rome son évêque, Didace. A Bologne, il trouva l’homme que sa naissance désignait pour une pareille œuvre. Il y avait, parmi les maîtres de l’Université, un Hongrois nommé Paul. Sa réputation était déjà solidement établie, lorsque, touché par les prédications de saint Dominique, il quitta le monde et demanda l’habit de Prêcheur. Il fut envoyé aussitôt en Hongrie avec le Frère Sadoc et trois autres religieux. Ses prédications portèrent beaucoup de fruits, et bientôt il put élever deux monastères, l’un à Vesprim pour des religieuses, qui suivirent la règle de Prouille et de Saint-Sixte ; l’autre à Albe Royale pour des Frères. En peu de temps, le nombre des professions fut tel que le couvent d’Albe devint un centre de missions, et qu’il remplit pour les peuples païens ou schismatiques du sud-est de l’Europe, le même rôle que celui de Cracovie pour ceux du nord-est. De là, partirent, dès 1222, des missionnaires qui allèrent prêcher l’Évangile en Transylvanie, Serbie, Valachie, et jusque chez les Cumans qui vivaient, à l’état nomade, sur les rives du Dniéper.
Nous avons moins de détails sur l’établissement de l’Ordre en Angleterre. Au second chapitre de Bologne, saint Dominique décida d’envoyer à Cantorbéry douze de ses religieux, sous la conduite de Gilbert de Frassinet. L’archevêque de cette ville les reçut avec bienveillance ; sur ses conseils, ils s’établirent à Oxford, auprès de l’Université, et y fondèrent leurs écoles de saint Édouard. La légende a voulu aller plus loin que l’histoire ; d’après elle, Frère Laurent d’Angleterre, l’un des premiers compagnons de saint Dominique, aurait, en 1220, emmené en Grande-Bretagne, plusieurs Frères de Saint-Jacques de Paris ; mais nous savons d’autre part d’une manière certaine que Laurent passa cette année-là à Rome. Une autre tradition raconte que, pendant son séjour à Paris, en 1219, saint Dominique se rencontra avec le roi d’Écosse, Alexandre II, et que celui-ci lui demanda des religieux pour son royaume ; malheureusement, elle n’est rapportée par aucun écrivain contemporain, tandis qu’une chronique ancienne, ne mentionne, au contraire, qu’en 1230, l’établissement de l’Ordre en Écosse.
« Par ces deux missions d’Angleterre et de Hongrie, dit Lacordaire, Dominique avait achevé de prendre possession de l’Europe. » Il pouvait contempler son œuvre avec complaisance et croire qu’elle était bénie de Dieu. Née péniblement, semblant tout d’abord près d’échouer, la sainte Prédication s’était brusquement développée. Les quarante religieux dispersés à travers le monde après l’assemblée de Prouille avaient fondé, en moins de quatre ans, plus de soixante couvents. Chef d’un petit troupeau, en 1217, Dominique était, en 1221, le Maître général d’un Ordre qui comptait plus de cinq cents religieux, une centaine au moins de religieuses, et qui exerçait son action des plateaux de l’Espagne aux steppes de Russie, sous les brumes de la Grande-Bretagne comme sous le ciel radieux de l’Orient. C’était vraiment un grain de sénevé qui avait germé dans le Toulousain : il avait donné naissance à un arbre, dont les ramifications couvraient déjà l’Église catholique tout entière !