Saint Dominique
CHAPITRE VII
ORGANISATION DE L’ORDRE DOMINICAIN.
Il serait difficile d’imaginer un temps plus rempli que les quatre dernières années de saint Dominique (1218-1221). Voyages, fondations et visites de monastères, prédications, négociations avec le Pape, les prélats et les princes, envois de missionnaires dans les régions les plus lointaines, occupaient successivement, et souvent à la fois, son zèle infatigable. On se demande comment un seul homme pouvait faire face à des soucis si nombreux et si variés ; et cependant, à ces multiples occupations, il faut ajouter celles que donnèrent au Saint l’événement capital de chacune de ses deux dernières années, la tenue des Chapitres généraux de 1220 et de 1221.
En se dispersant après l’assemblée de Prouille, en août 1217, les religieux n’avaient d’autre règle que celle de saint Augustin, à laquelle étaient venues se joindre les ordonnances particulières édictées par saint Dominique selon les circonstances. Mais, à mesure que l’Ordre grandissait, se faisait sentir le besoin de lui donner une constitution générale, en coordonnant tous ces règlements épars. Sur plusieurs points, de graves divergences s’élevaient entre les Frères ; il était urgent, pour éviter toute division, de faire trancher ces difficultés par une assemblée souveraine. Malgré les pleins pouvoirs qu’il avait reçus du Saint-Siège, le Bienheureux ne voulut pas légiférer sans ses frères ; et ce fut afin de prendre leurs conseils qu’il les convoqua en assemblée générale, à Bologne, pour le jour de la Pentecôte 1220. Aucun texte ne nous donne le nom des Pères qui prirent part à ces premières grandes assises de l’Ordre ; il est probable que chaque couvent envoya le prieur, assisté de l’un de ses religieux. Revêtu depuis peu de temps de l’habit dominicain, Jourdain de Saxe y représenta avec Mathieu de France, sans doute, la maison de Paris.
La première séance fut marquée par une scène des plus émouvantes. « Les Frères étaient à peine réunis, raconte Thierry d’Apolda[158], que le serviteur du Christ, Dominique, leur dit : « Je suis un religieux relâché et inutile, je mérite d’être déposé. » Et ainsi s’humilia devant tous celui qui les dépassait tous par sa sainteté et son autorité. Comme ils ne voulurent pas accepter cette abdication, il décida, avec leur consentement, que désormais on choisirait des définiteurs, qui seraient revêtus de pleins pouvoirs sur l’Ordre, pendant la durée du Chapitre. » Dès qu’ils furent nommés, le Maître général s’effaça devant eux : « tant que dura l’assemblée, il fut comme l’un de ses frères, ne restant le premier que pour l’abstinence, les veilles, les jeûnes, les macérations, ne s’élevant au-dessus de tous que par la sainteté et l’humilité. »
[158] Bolland., Acta SS., 4 août.
Nous ne savons presque rien sur les délibérations de ce Chapitre. Nous ne possédons pas même les constitutions qui y furent votées. Les plus anciennes que nous ayons, sont celles qui furent promulguées, en 1228, par Jourdain de Saxe, et revisées, plus tard, par saint Raymond de Pennafort. Cependant, si nous en croyons l’historien dominicain Bernard Gui, la plupart des observances de l’Ordre furent réglées dès 1220[159].
[159] « Multa etiam fuerunt statuta ibidem, quae usque hodie in Ordine observantur. » (Martène, Amplissima collectio, t. VI, p. 403.)
Elles n’étaient pas nouvelles de tous points. Outre qu’elles étaient inspirées par la règle de saint Augustin, elles rappelaient aussi celles de plusieurs grands Ordres religieux, que les circonstances avaient fait connaître à saint Dominique. Déjà Humbert de Romans signalait, vers 1240, les emprunts faits par les Prêcheurs aux constitutions des Prémontrés : « Rien n’est plus juste, ajoutait-il, et plus opportun que cette préférence ; car les Prémontrés ont réformé et perfectionné la règle de saint Augustin, comme les Cisterciens celle de saint Benoît. Ils sont dans cet Ordre au premier rang, par l’austérité de leur vie, la beauté des observances, le gouvernement d’une multitude de Frères au moyen de Chapitres généraux et de visites canoniques. De là vient que le Bienheureux Père Dominique et les siens, n’ayant pu obtenir du Souverain Pontife la règle stricte et nouvelle qu’ils avaient désirée dans leur ferveur, se décidèrent à emprunter aux institutions de saint Norbert tout ce qu’ils y découvrirent d’austère, de beau, de discret, tout ce qu’ils estimèrent conforme à leur but[160]. » Les Us et coutumes de Cluny et les institutions cisterciennes fournirent aussi quelques traits à la règle dominicaine.
[160] Cf. dans le Cartulaire de saint Dominique, t. II, p. 23, la comparaison intéressante qu’établit le R. P. Balme entre les Constitutions des Prémontrés et celle des Dominicains.
Avant de procéder à sa rédaction, saint Dominique voulut préserver les religieux contre une observance judaïque de ses prescriptions, faisant ainsi preuve d’une réelle largeur d’esprit. « Le Bienheureux Dominique, dans le Chapitre de Bologne, pour la consolation des Frères faibles et pusillanimes, déclara que même les règles n’obligent pas toujours jusqu’au péché, et que s’il croyait qu’il en fût ainsi, il voudrait aller par tous les cloîtres les lacérer toutes avec son couteau » ; et Maître Humbert ajoutait : « C’est le Frère qui l’a entendu de la bouche du Saint, qui me l’a répété[161]. » Cependant, nous savons combien saint Dominique aimait la régularité, et avec quels scrupules il observait lui-même les constitutions de son Ordre !
[161] Ibidem, t. II, p. 20.
Un texte liturgique de l’Office de saint Dominique résume à merveille l’esprit de sa règle : « Virum canonicum auget in apostolum : il a voulu élever le chanoine à la dignité et aux fonctions d’apôtre. » Cherchant de son côté à définir son Ordre, Étienne de Salagnac arrivait à cette conclusion que le vrai Dominicain est « chanoine par sa profession, moine par l’austérité de sa vie, apôtre par l’office de la prédication ».
Chanoines réguliers, les Prêcheurs l’étaient par leurs observances religieuses. Saint Dominique tenait à leur présence au chœur ; Étienne d’Espagne, dans sa déposition, nous le montre « assistant à l’office avec eux, et allant de chaque côté du chœur, pour les exciter à chanter à pleine voix et dévotement[162] ». « Aussitôt éveillés, les Frères, en se levant, se mettront à réciter ensemble les Matines de la Très Sainte Vierge, selon le temps, et ensuite, ils iront au chœur. » C’est également au chœur que devaient se dire publiquement les différentes Heures canoniales, depuis les Matines, qui étaient chantées la nuit, jusqu’aux Complies, qui étaient immédiatement suivies du coucher ; au chœur, que devait se célébrer la messe conventuelle, distincte des messes privées, dites par chacun des religieux prêtres. D’ailleurs, ces prières communes ne dispensaient pas des « saintes méditations et des prières intimes qu’il convient de propager, et dont on ne doit jamais se relâcher ; car une telle dévotion est le signe manifeste de la sainteté. » Pour les provoquer, dit Galvano Fiamma[163], « il y avait dans chaque cellule les images de la bienheureuse Vierge et du Crucifix, afin que, priant, occupés à l’étude ou se reposant, les religieux pussent les contempler et en être vus d’un regard miséricordieux ; car l’image du divin Crucifié est le livre de vie ouvert, sur lequel il nous faut souvent lever les yeux et d’où nous viendra le secours d’en haut. »
[162] Actes de Bologne.
[163] Balme, op. cit., t. II, p. 23 et suiv.
Moines, les Prêcheurs l’étaient par leurs trois vœux de chasteté, d’obéissance et de pauvreté. Saint Dominique tenait beaucoup à la pratique du premier ; il était sévère pour les religieux dont la pureté pouvait être menacée par l’ombre d’une tentation ; par de rudes disciplines, il chassait victorieusement de leur corps le démon impudique. Il veilla, avec le même zèle, à maintenir dans l’Ordre l’habitude de l’obéissance, et il y réussit facilement, grâce à l’ascendant irrésistible que lui donnaient son caractère et sa sainteté. Mais par-dessus tout, il tenait à l’esprit de pauvreté, ressemblant en cela aux grands fondateurs d’Ordres qui l’avaient précédé. Pour saint Benoît, le crime irrémissible du moine est le crime de propriété ; et son disciple, saint Grégoire le Grand, montre, dans ses Dialogues, par des exemples terribles, combien la violation de la pauvreté monastique est détestée de Dieu. Saint Dominique poursuivit, de son côté, d’une haine toute particulière, le « vice de propriété ». Le religieux qui acceptait un don personnel, quelque minime qu’il fût, était soumis aux peines les plus sévères. « Un Frère de Bologne, raconte Gérard de Frachet[164], avait reçu sans permission une pièce d’étoffe, d’ailleurs sans prix ; dès qu’il le sut, Réginald ordonna de le discipliner en chapitre, puis de brûler l’étoffe dans le cloître, en présence de tout le couvent. Comme, loin de reconnaître sa faute et de s’humilier, le coupable murmurait, l’homme de Dieu ordonna aux religieux de le préparer de force à la discipline. Puis, levant au ciel des yeux pleins de larmes, il dit : « Seigneur Jésus, qui avez donné à votre serviteur Benoît de chasser, par la discipline, du cœur d’un de ses moines, l’action du démon, faites que par la vertu de cette discipline, l’âme de ce Frère soit délivrée de la tentation diabolique. » Il administra ensuite au coupable une discipline tellement forte que les autres religieux ne pouvaient s’empêcher de pleurer. Mais le moine, les yeux en larmes, lui dit : « Merci, mon Père, parce qu’en vérité, vous avez chassé de mon corps le démon ! » puis il devint un Frère humble et bon.
[164] Vitæ Fratrum (éd. cit.), p. 152.
Ce n’était pas seulement aux individus que saint Dominique voulait imposer la pauvreté ; c’était aussi aux couvents. Quoi qu’on en ait dit, le fondateur des Prêcheurs partageait sur ce point la manière de voir de saint François. C’était un Ordre de Mendiants qu’il voulait fonder, lui aussi, un Ordre qui posséderait tout au plus de modestes abris pour ses religieux, s’abandonnant pour tout le reste à la Providence de Dieu et à la charité des hommes.
Mais de tous les vœux monastiques, celui qui semble le plus difficile à tenir est le vœu de pauvreté. Rares sont les Ordres qui ont conservé, au cours de toute leur histoire, la pauvreté de leurs origines, la pratiquant en particulier et en commun ; nombreux, au contraire, sont ceux pour lesquels la richesse a été une cause irrémédiable de décadence et de mort. Les Franciscains eux-mêmes n’ont pas échappé toujours à la contagion de l’or, malgré le mariage mystique de leur Père avec la Pauvreté. Aussi, n’est-il pas étonnant que, sur ce point, saint Dominique ait rencontré, au sein même de son Ordre, les plus vives oppositions. D’après un chroniqueur bolonais du quinzième siècle, le Dominicain Borselli[165], ce fut précisément pour les réduire, qu’il convoqua le chapitre général de 1220. « En ces temps-là, les Frères qui étaient dans les pays de Toulouse et d’Albi, méprisant l’habit qu’avait révélé la Bienheureuse Vierge Marie, adoptèrent l’usage du surplis ; ils faisaient de grandes dépenses, voyageaient à cheval, se souciant peu des actes et des paroles du bienheureux Dominique. Lorsque Honorius III l’apprit, il donna au Saint pleins pouvoirs sur tout l’Ordre. Alors saint Dominique donna une attention toute particulière à la pratique de la pauvreté, et ce fut pour la répandre, qu’il convoqua à Bologne, en Chapitre général, tous ses frères. »
[165] On pourra objecter que le témoignage de Borselli est postérieur de plus de deux cents ans aux faits qu’il rapporte. Il est cependant précieux parce qu’il s’accorde, en les précisant, avec certains témoignages plus anciens, tels que ceux de Gérard de Frachet, Bernard Gui, les Actes de Bologne, qui mentionnent tous le goût tout particulier qu’avait Dominique pour la pauvreté, et laissent deviner facilement les oppositions qu’il rencontra chez les siens pour la réalisation de cet idéal. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que Borselli était religieux du couvent même de Bologne, et qu’il a soin d’avertir le lecteur qu’il écrit d’après des documents anciens, tirés des archives du monastère.
Il leur avait, en même temps, formellement défendu de recevoir des biens-fonds, leur faisant un devoir d’aliéner ou de donner aux monastères de femmes ceux qu’ils avaient déjà. Plusieurs religieux du midi de la France vinrent à Bologne et, si nous en croyons Borselli, ils avaient l’intention d’y protester contre les ordonnances draconiennes de leur Maître, et même, s’il le fallait, d’interjeter appel contre elles devant la Curie romaine. Ils arrivèrent avec des bourses bien garnies et sur de riches montures, qu’ils eurent soin de dissimuler dans les hôtelleries de la ville, avant de paraître devant saint Dominique. Mais dès que celui-ci l’apprit, il leur enleva tout l’argent qu’ils avaient apporté, fit faire des recherches minutieuses dans toutes les auberges de Bologne pour y retrouver et confisquer les montures, qu’il mit à l’encan sur la place publique ; le prix qu’on en retira servit à la tenue du Chapitre général.
Dès les premières séances, saint Dominique fit renouveler par l’assemblée l’interdiction des biens-fonds : « les Frères décidèrent de ne point avoir de possessions immobilières, de peur que l’office de la prédication ne fût entravé par le soin de biens terrestres ; il leur plut de n’avoir désormais que des revenus. » Ils ne conservèrent que leurs maisons conventuelles et leurs églises. Un citoyen de Bologne, Odéric Gallitiani, avait donné un domaine au couvent de cette ville ; on le lui rendit et l’acte de donation fut déchiré par le Maître, devant le chapitre.
Saint Dominique, d’après Borselli, aurait voulu faire plus encore. Du moment qu’il lui était impossible d’amener les religieux à vivre non de revenus, mais d’aumônes, au jour le jour, il aurait au moins voulu interdire aux clercs l’administration temporelle des couvents, pour les vouer uniquement à l’étude, à la méditation, et à la prédication. Il proposa formellement d’abandonner aux convers la gestion financière des monastères. Les autres religieux s’y opposèrent, alléguant, non sans raison, que pour avoir agi ainsi, les profès de l’Ordre de Grammont étaient opprimés par les frères lais, qui ne voulaient leur rendre compte ni de leurs recettes ni de leurs dépenses, n’acceptaient pas d’être repris et prétendaient même les enseigner et les corriger. On décida que les Frères auraient la haute main même sur les questions matérielles, et que, s’ils en confiaient la gestion à des convers, ceux-ci seraient tenus d’en rendre compte[166]. Sur ce point encore, saint Dominique dut faire des concessions au chapitre et sacrifier, en partie, son idéal de pauvreté absolue.
[166] « Ordinatum est ut conversi singulis suis majoribus rationem reddant et agantur potius quam agant. »
Du moins fit-il rendre des ordonnances précises pour que la vie conventuelle fût modeste. « On décida, dit Borselli, que les Frères auraient des maisons d’humble apparence, des vêtements sans prix, des cellules étroites, sans portes de bois. » — « Nos Frères, disent les constitutions primitives, auront des demeures humbles et modestes, de telle sorte que les murs n’aient pas plus de douze pieds d’élévation, vingt avec l’étage supérieur[167]. »
[167] Nous empruntons ces citations de la Chronique, en grande partie inédite, de Borselli, conservée à la bibliothèque universitaire de Bologne, aux Analecta Ordinis Prædicatorum, publiés par le R. P. Mothon, vol. III, p. 608.
Le lieu saint, lui aussi, devait présenter le même caractère de pauvreté ; et à ce sujet, saint Dominique reprit, pour son Ordre, les austères règlements que saint Bernard avait donnés aux Cisterciens. L’église devait être d’une hauteur modeste, ne pouvant jamais dépasser trente pieds ; le toit n’était point supporté par une voûte de pierre, mais par une simple charpente ; les marbres et les mosaïques en étaient sévèrement exclus. « Il mit tous ses soins, déclara Frère Amizo[168], à ce qu’il ne s’y trouvât ni étoffes de soie ou de pourpre, même sur l’autel, ni vases d’or ou d’argent, sauf les calices. »
[168] Actes de Bologne.
Hors du couvent, la pauvreté des religieux devenait encore plus rigoureuse. Il leur était interdit d’aller à cheval, ils partaient sans argent, et devaient vivre d’aumônes. Lorsque le prieur recevait un novice, il l’instruisait tout spécialement de cette coutume austère. « Saint Dominique ne manquait jamais de rappeler à ses Frères qu’ils appartenaient à un Ordre mendiant et que, de la charité publique, devait provenir non seulement leurs ressources générales mais encore leur pain quotidien. »
La règle du silence est par excellence une règle monastique. Saint Dominique l’avait recommandée d’une manière toute particulière aux religieuses de Madrid ; il l’imposa à tous les couvents de l’Ordre ; en dehors de certaines heures prévues, le silence le plus absolu devait être gardé par les Frères.
Le jeûne et les abstinences, dès les temps du pape Pelage, étaient, avec la prière et la paix, l’essence de la vie monacale. Saint Dominique fit prendre à ce sujet des décisions rigoureuses par le Chapitre général de Bologne. Il fut ordonné que l’on jeûnerait de « la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix (14 septembre) jusqu’à Pâques et aussi tous les vendredis[169]. » L’abstinence était perpétuelle. « Jamais, dit Frère Ventura, même en voyage, le Saint ne mangeait ni viande ni mets assaisonnés au gras, et il l’a fait observer à ses Frères. » Une seule exception était faite en faveur des malades et des vieillards, qui pouvaient se nourrir de viandes ou rompre le jeûne, à l’infirmerie. Les religieux qui les servaient devaient eux-mêmes observer rigoureusement la règle, comme le prouve cette histoire racontée par Gérard de Frachet. « Un jour, dit-il, il y avait à Bologne un Frère infirmier qui parfois, et sans permission, mangeait les restes des viandes servies aux malades ; or, saisi par le démon, il se met à pousser des cris lamentables. Le Bienheureux Père accourt, et, plein de compassion pour celui qui est si horriblement tourmenté, il reproche au démon d’avoir ainsi envahi le corps de l’un de ses fils. Le diable s’excuse et dit : « Il l’a mérité, car il mangeait en cachette des viandes destinées aux infirmes, contrairement à ce que prescrivent tes constitutions[170]. » Hors des repas, il était absolument interdit de rien prendre sans permission, fût-ce un verre d’eau[171].
[169] Borselli : « Item, jejunium a festo S. Crucis usque ad Pascham et jejunium feria sexta tenendum statuerunt. »
[170] C’est à dessein que nous rapportons plusieurs de ces histoires diaboliques, que l’on trouve en si grand nombre dans l’histoire des Ordres religieux ; elles nous permettent souvent de nous rendre un compte exact de l’idéal monastique, en nous signalant les manquements que subissait parfois la règle.
[171] Borselli : « interdixerunt omnem potum extra prandium ».
Tous les manquements à la règle devaient être avoués par le coupable, devant tous ses frères, réunis au Chapitre de la coulpe ; ils étaient punis aussitôt par le prieur. Un récit, qui semble un apologue, nous montre combien saint Dominique tenait à cette pratique, imitée d’ailleurs de plusieurs autres Ordres monastiques antérieurs. « Un jour, raconte Thierry d’Apolda, le Saint, comme une sentinelle vigilante, faisait le tour de la cité de Dieu ; il rencontra le démon qui rôdait dans le couvent comme une bête dévorante, il l’arrêta et lui dit : « Pourquoi rôdes-tu de la sorte ? — A cause du bénéfice que j’y trouve », répondit le démon. Le Saint lui dit : « Que gagnes-tu au dortoir ? » — « J’ôte aux Frères le sommeil, répondit le démon, je leur persuade de ne point se lever pour l’office, et quand cela m’est permis, je leur envoie de mauvais songes et des illusions. » Le Saint le conduisit au chœur et lui dit : « Que gagnes-tu dans ce saint lieu ? » Il répondit « Je les fais venir tard, sortir tôt et s’oublier eux-mêmes. » Interrogé à propos du réfectoire, il demanda de son côté : « Qui ne mange plus ou moins qu’il ne faut ? » et au parloir, il dit en riant : « Voici mon domaine : c’est le lieu des rires, des vains bruits, des paroles inutiles. » Mais quand il fut au Chapitre, il voulut s’enfuir en disant : « Ce lieu m’est en exécration, j’y perds tout ce que je gagne ailleurs ; c’est ici que les Frères sont avertis de leurs fautes, qu’ils s’accusent, qu’ils font pénitence et sont absous. »
Chanoines réguliers, moines mendiants, les Dominicains étaient avant tout des Prêcheurs, et par la prédication, des apôtres. « Notre Ordre a été spécialement fondé pour la prédication et le salut du prochain, dit Humbert de Romans, dans son commentaire de la règle ; notre étude doit tendre principalement, ardemment et souverainement, à ce que nous puissions être utiles aux âmes. » Voilà pourquoi les dispenses viennent corriger les défenses canoniales où monastiques, lorsqu’elles pourraient entraver le but suprême que l’Ordre doit poursuivre. « Dans son couvent, disent les Constitutions, le supérieur aura le pouvoir de donner aux Frères des dispenses, quand il le jugera expédient, surtout en ce qui semblera devoir empêcher ou l’étude, ou la prédication, ou le bien des âmes, car, ajoute Humbert, de toutes les œuvres qui s’accomplissent dans l’Ordre, la plus fructueuse et la meilleure est celle de la prédication. Si plusieurs personnes sont sauvées par les oraisons et les autres pratiques de l’Ordre, combien sont-elles en face de celles qui doivent leur salut à la prédication ! C’est en effet par la prédication que l’univers tout entier est mis sous le joug du Christ. »
L’étude est indispensable au Prêcheur : « Sans doute, dit Humbert, elle n’est pas la fin de l’Ordre, mais elle est éminemment nécessaire pour prêcher et opérer le salut ; sans elle, nous ne pouvons ni l’un ni l’autre. » Aussi les Constitutions prévoyaient-elles le cas où il fallait, pour la favoriser, restreindre les observances canoniales et monastiques : « On récitera brièvement et couramment les Heures de l’office, de peur que les études des Frères n’en soient entravées… Les Frères aptes à l’office de la Prédication, le plus important de tous dans l’Ordre, ou plutôt dans l’Église de Dieu, ne seront pas employés à d’autres occupations ; qu’ils se consacrent aux livres et à l’étude plutôt qu’au chant des répons et des antiennes[172] ».
[172] Borselli, Analecta O. P., t. III, p. 609.
Saint Dominique recommandait l’étude des sciences, des lettres et surtout de la théologie et de l’Écriture sainte : « Je puis le certifier, déclarait Jean de Navarre, dans le procès de canonisation ; car je le lui ai entendu dire souvent[173]. » Lui-même en donnait l’exemple : il portait constamment sur lui l’Évangile de saint Mathieu et les Épîtres de saint Paul ; il les possédait au point de les savoir par cœur[174]. D’anciennes traditions lui attribuent même plusieurs traités sur les Écritures ; outre le Commentaire des Épîtres de saint Paul, qu’il aurait professé à Rome, dans le palais apostolique, il aurait fait à ses Frères de Bologne des conférences sur les psaumes et les épîtres canoniques ; il aurait même écrit le commentaire de certains passages de l’Évangile de saint Mathieu[175].
[173] Actes de Bologne.
[174] Ibidem.
[175] Échard, op. cit., I, p. 88.
Les couvents eux-mêmes étaient de vraies maisons d’étude. Les plus importants étaient établis dans les grands centres universitaires de l’époque, à Paris, Bologne, Palencia, Oxford, et leurs religieux ne tardèrent pas à se mêler à la jeunesse des écoles. Dans l’intérieur même des monastères, étaient institués des cours réguliers de théologie ou d’Écriture sainte, qui avaient lieu chaque matin, et auxquels toute la maison devait se rendre, même le prieur. Le protecteur du couvent de Saint-Jacques, Jean de Barastre, doyen de Saint-Quentin, ne se contenta pas de donner aux Frères une demeure ; il vint faire chez eux et pour eux des leçons de théologie. En 1220, c’était Roland de Crémone qui y professait ; le Chapitre de Bologne le releva de ses fonctions et le remplaça par Jourdain de Saxe, « qui expliquait avec agrément l’Évangile[176] », et dès lors, les Chapitres généraux et provinciaux eurent l’habitude de nommer les lecteurs, qui devaient diriger les études de chaque couvent.
[176] Borselli : « In isto capitulo, absolutus fuit a lectura Parisiis frater Rolandus Cremonensis et substitutus est ei frater Jordanis Theutonicus, qui legit Evangelium gratiose. » (Analecta O. P., t. III, p. 609.)
C’était parce que, dans leur pensée, l’Ordre dominicain devait être un Ordre savant, que saint Dominique et ses premiers compagnons cherchaient à faire des recrues dans le monde des professeurs et des étudiants. Nous avons vu déjà les coups de filet que lancèrent Mathieu de France, à Paris, et Réginald, à Bologne, dans les milieux universitaires. Saint-Dominique en fit autant à Padoue ; en 1220, il s’y rendit, « attiré par l’Université qui s’était développée dans cette ville[177] », et il y fit d’importantes recrues parmi les maîtres de l’École de droit.
[177] Borselli : « Anno eodem, B. Dominicus de Bononia ivit Paduam, propter studium quod ibi erat. » (Analecta O. P., t. III, p. 611.)
Grâce à ces soins, il imprima à son Ordre une impulsion scientifique qui se perpétua pendant les siècles suivants. C’est de son sein que sont sortis, au moyen âge, les docteurs les plus illustres de l’Église, les professeurs les plus renommés des écoles de théologie et de droit. Il suffit de rappeler, dès le treizième siècle, les grands noms de saint Raymond de Pennafort, de Humbert de Romans, d’Albert le Grand, du cardinal Hugues de Saint-Cher, de Pierre de Tarentaise, et surtout de l’Ange de l’École, saint Thomas d’Aquin.
Lorsque les religieux étaient suffisamment préparés, on les envoyait prêcher. A l’exemple des Apôtres, ils partaient deux à deux, « n’emportant que la nourriture, les vêtements et les livres nécessaires[178] ». Saint Dominique n’avait pas oublié les préventions qu’au concile du Latran, beaucoup d’évêques avaient nourries contre l’Ordre projeté ; aussi recommandait-il à ses religieux de témoigner la plus respectueuse obéissance aux ordinaires des lieux qu’ils évangéliseraient. « Lorsque nos Frères entreront dans un diocèse pour prêcher, ils commenceront, s’ils le peuvent, par visiter l’évêque. Ils suivront ses conseils dans leur ministère auprès de son peuple, et tant qu’il seront sur ses terres, ils lui obéiront pieusement en tout ce qui ne sera pas contraire aux règles de l’Ordre[179]. »
[178] « Euntes ad praedicationis officium exercendum vel alias itinerantes, aurum et argentum, pecuniam aut munera, exceptis victu et necessariis indumentis et libris, nec accipient nec portabunt. » (Analecta O. P., t. III, p. 610.)
[179] Balme, op. cit., t. III (sous presse).
Bien qu’aucun texte ne nous l’affirme, il est probable que le Chapitre général de 1220 s’occupa aussi des couvents de femmes. Plusieurs, nous l’avons vu, s’étaient successivement fondés à Prouille, à Rome, à Madrid, à Bologne ; et déjà, quelques mois auparavant, saint Dominique avait senti la nécessité de rédiger pour eux des règles définitives. Elles étaient sans doute adressées aux Sœurs de Saint-Sixte ; mais elles durent être adoptées par les Dominicaines des autres monastères. Saint Dominique prit soin d’en expliquer les articles aux religieuses romaines. Si nous en croyons le témoignage de saint Antonin de Florence, « après avoir consacré tout le jour à gagner des âmes à Dieu, par la prédication, le ministère de la confession ou des œuvres de miséricorde, le bienheureux Dominique avait coutume de venir, sur le soir, à Saint-Sixte, et d’y faire, en présence des Frères, une conférence ou un sermon, pour enseigner aux Sœurs les pratiques de l’Ordre ; car pour s’instruire, elles n’ont eu d’autre maître que lui. »
Les constitutions des religieuses rappellent le plus possible celles des religieux ; car, dans la pensée de saint Dominique, les couvents d’hommes et ceux de femmes ne devaient former qu’un seul Ordre. La règle de saint Augustin, les vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté, les jeûnes et les abstinences, l’office du chœur, les exercices spirituels, la loi du silence, les Chapitres de la coulpe étaient imposés aux unes comme aux autres. Toutefois, le but poursuivi par les religieuses, différant beaucoup de celui que saint Dominique avait assigné aux Prêcheurs, leurs constitutions devaient subir, sur plus d’un point, de graves modifications. Les Frères unissaient la vie contemplative et la vie active, en donnant à celle-ci la prépondérance ; les Sœurs, au contraire, se vouaient entièrement à la contemplation. Tandis que les religieux devaient aller par tous les chemins porter la parole de Dieu, elles restaient perpétuellement cloîtrées. Un acte de 1425, conservé aux Archives de l’Aude dans les fonds de Prouille, dit qu’elles sont recluses et comme emprisonnées (muratæ, incœrceratæ) dans leurs couvents : « elles ne sortent jamais au dehors du cloître, du réfectoire, du dortoir, de l’église et de l’enceinte de leur monastère et elles n’en sortiront jamais, jusqu’à ce qu’au jugement dernier, se fasse entendre cet appel divin : « Venez, les bien-aimées de mon Père, recevez la couronne qui vous a été préparée dès le commencement du monde ! » « Aucune Sœur, disent les Constitutions, ne devra sortir de la maison où elle aura fait profession, que si elle est transférée, pour une cause nécessaire, dans un autre couvent du même Ordre. » La clôture était inviolable ; elle ne pouvait être levée que devant les cardinaux, les légats apostoliques ou les dignitaires de l’Ordre, lorsqu’ils procédaient à la visite canonique du monastère. Les Sœurs ne pouvaient communiquer avec les personnes étrangères, même avec leurs confesseurs, qu’à travers une grille ; c’était derrière ces barreaux qu’elles entendaient les prédications qui leur étaient faites. La règle des Carmélites peut seule donner l’idée d’une clôture aussi rigoureuse[180].
[180] A Rome, les religieuses des saints Dominique et Sixte, près du Quirinal, possèdent encore la grille que saint Dominique fit placer au couvent de Saint-Sixte, sur la voie Appienne.
Recluses à jamais, les Sœurs ne pouvaient pas mendier, comme les Frères ; elles ne recevaient d’autres aumônes que celles qu’on leur portait ; et comme cette ressource était incertaine, leurs couvents devinrent forcément des propriétaires fonciers. Cependant, tout en permettant aux Sœurs la possession de biens-fonds, saint Dominique leur en enleva la gestion, afin qu’elles ne fussent pas détournées par des soucis matériels de la contemplation des choses divines ; et il la confia à des Frères. A côté de tout couvent de religieuses, il établit un couvent de religieux qu’il chargea de veiller aux intérêts spirituels et temporels des Sœurs, les uns célébrant pour elles les offices, écoutant leurs confessions et leur adressant de pieuses exhortations ; les autres, en général simples convers, gérant leurs biens et s’occupant de leur entretien matériel.
Vouées à la contemplation, elles ne pouvaient prétendre à la vie active des religieux. Saint Dominique tint néanmoins à les préserver de l’oisiveté, « parce qu’elle est, disait-il, l’ennemie mortelle de l’âme, la mère et la nourrice de tous les vices ». — « Aucune Sœur ne restera inactive dans le cloître ; toujours, si elle le peut, elle fera quelque ouvrage ; car la tentation ne triomphe pas facilement de quiconque s’occupe d’une manière utile. Le Seigneur a dit à l’homme qu’il doit se nourrir d’un pain gagné à la sueur de son front ; et l’Apôtre, que celui qui ne veut point travailler ne doit pas manger. Enfin le Prophète a dit : « parce que tu mangeras le fruit de tes mains, tu seras heureux et tu t’en trouveras bien. » C’est pourquoi, hormis les heures consacrées à la préparation du service divin, au chant et à l’étude des lettres, toutes les Sœurs s’appliqueront avec soin aux travaux manuels, comme la prieure le déterminera. » Un document de 1340, conservé aux Archives de l’Aude[181], nous prouve qu’à Prouille, au quatorzième siècle, on veillait soigneusement à l’observation de cette règle. « Chaque année, dit le procureur du couvent au provincial qui le visite, on distribue aux Sœurs quinze quintaux de laine, bien propre et soigneusement choisie ; elles la filent et la tissent aux heures qui ne sont pas prises par l’office divin, et elles le font selon l’antique coutume et l’ordre formel de notre Père saint Dominique, qui l’a voulu pour chasser l’oisiveté, la mère de tous les vices. » Le jour de fête, où le travail manuel n’était pas permis, il devait être remplacé par la lecture.
[181] C’est le procès-verbal de la visite canonique qui fut faite, en 1340, à Prouille et dans ses dépendances, par le prieur provincial de Toulouse, Fr. Pierre Guy. Nous en préparons l’édition avec la collaboration du R. P. Balme. Elle suivra l’impression de notre Cartulaire de N.-D. de Prouille, de 1206 à 1340.
Toutes ces observances se complétaient pour le bien spirituel des Sœurs, qui, dégagées de tout soin matériel, ne vivaient que pour la prière, la méditation des choses saintes, l’étude et le travail. Placées « sous la tutelle et la garde des Frères Prêcheurs », elles obéissaient à des prieures librement élues, qui dépendaient elles-mêmes du prieur des religieux et des grands dignitaires de l’Ordre ; et ainsi se réunissaient les deux grandes branches de la famille dominicaine.
Saint Dominique en créa-t-il lui-même une troisième, en instituant un Tiers Ordre ? Grave question qui, après avoir été examinée par les Bollandistes, avec leur sagacité accoutumée, provoque toujours les recherches des érudits[182]. Il s’agit, en effet, de déterminer dans quelle mesure le fondateur de l’Ordre des Prêcheurs a voulu associer les laïques à son œuvre. Il semble de plus en plus vraisemblable que l’on doive attribuer au Bienheureux le mérite de cette fondation, mais il est bien difficile d’en préciser la date. Raymond de Capoue écrivait, vers 1380, que Dominique avait fondé le Tiers Ordre en Lombardie, au cours des prédications qu’il y fit pendant les dernières années de sa vie. « Dans ces pays, dit-il, l’hérésie avait tellement corrompu les âmes de ses enseignements empoisonnés, que, dans un grand nombre de lieux, les laïques s’étaient emparés des biens des églises, et les transmettaient par héritage, comme des patrimoines privés. Réduits à mendier, les pontifes n’avaient le moyen ni de résister à l’erreur, ni d’assurer la subsistance de leurs clercs ; le bienheureux Père ne put soutenir un pareil spectacle, et lui qui avait choisi pour ses disciples la pauvreté, combattit pour conserver à l’Église ses richesses. Il appela à lui des laïques craignant Dieu, qu’il connaissait, et s’entendit avec eux pour créer une milice sainte qui travaillerait à faire rendre à l’Église ses droits, et pour les défendre, résisterait vaillamment à l’hérésie ; après avoir obtenu le serment de ceux qu’il recruta pour cet objet, il craignit que leurs femmes ne les empêchassent de travailler à une œuvre aussi sainte, et il exigea d’elles la promesse que, loin de détourner leurs maris d’une pareille entreprise, elles les y aideraient. A ceux qui prirent ces engagements, le saint promit la vie éternelle, et il les appela les Frères de la Milice de Jésus-Christ[183]. »
[182] Nous n’avons pas la prétention de trancher ici une question aussi délicate et aussi complexe, qui mériterait, à elle seule, une étude des plus approfondies. Nous nous contentons de fournir deux éléments du problème, sans essayer de le résoudre.
[183] Raymond de Capoue, cité par les Bollandistes.
Il est certain que cette association se développa spécialement en Lombardie, surtout lorsque, quelques années plus tard, les prédications de saint Pierre Martyr en ce pays lui eurent imprimé un nouvel essor ; mais ne pourrait-on pas en faire remonter plus haut la création, et faut-il croire qu’ayant combattu toute sa vie les hérétiques, saint Dominique ne l’ait imaginée que dans ses dernières années ? C’est d’autant moins vraisemblable qu’un écrivain contemporain de saint Dominique, Guillaume de Puylaurens, mentionne à Toulouse l’existence d’une association analogue, dès le commencement de la croisade contre les Albigeois[184] : « Dans sa sollicitude épiscopale, Foulques, dit-il, voulut faire participer les Toulousains orthodoxes à l’indulgence qui était accordée aux croisés étrangers, en les resserrant d’une manière plus étroite autour de l’Église, et les lançant à l’assaut de l’hérésie. Pour cela, avec la grâce de Dieu et l’aide du légat, il institua à Toulouse une grande confrérie dont les membres furent marqués de la croix ; presque toute la cité y entra, sauf de rares exceptions ; quelques adhésions vinrent du faubourg ; il les unit au service de l’Église par un serment commun, leur donna pour bailes Aymeric de Castelnau dit Cofa, et son frère Arnaud, tous deux chevaliers, Pierre de Saint-Romain et Arnaud Bernard, dit Endura, tous hommes énergiques, discrets et influents. » Sans doute, le nom de saint Dominique n’est pas mentionné dans ce texte ; mais si l’on se rappelle que, dans toutes les œuvres d’apostolat, Dominique et Foulques ont été tellement unis que les historiens ont souvent attribué à l’un les créations de l’autre[185] ; si, d’autre part, on considère que les Dominicains ont répandu en Lombardie et dans l’Église universelle, quelques années à peine plus tard, une institution de tous points analogue, on pourra supposer que le fondateur des Prêcheurs n’a pas été étranger à la création de la confrérie toulousaine.
[184] Guillaume de Puylaurens, cité par les Bollandistes.
[185] La fondation de Prouille a été attribuée à Foulques.
La Milice se développa rapidement, rattachant à l’Ordre des milliers de personnes de tout sexe, de toute condition, de tout âge, et rendant l’action de saint Dominique plus vaste et plus profonde. Désormais, les laïques devinrent ses coopérateurs, et le mot d’ordre qu’il leur donna fut rapidement transmis au sein des familles et dans tous les milieux. Le tertiaire, en effet, portait les insignes de l’Ordre, se soumettait à des pratiques religieuses particulières, et adoptait un genre de vie plus austère, mais il restait dans le monde : le mari gardait sa femme, la femme son mari, l’artisan son métier, le professeur sa chaire, le fonctionnaire son emploi. Des souverains purent dissimuler l’habit de tertiaire sous le manteau royal, et des cardinaux sous la pourpre. Mais, à quelque condition qu’il appartînt et quelle que fût sa dignité, le tertiaire devait recevoir les instructions des Frères et les exécuter dans sa sphère d’action, avec ses moyens propres. Comme le disait son nom, cette association était vraiment une Milice dont les religieux étaient les chefs invisibles, mais toujours actifs. « Par la création des Frères Prêcheurs, dit Lacordaire[186], Dominique avait tiré du désert une phalange monastique ; il les avait armés du glaive de l’apostolat. Par la création du Tiers Ordre, il introduisit la vie religieuse jusqu’au sein du foyer domestique et au chevet du lit nuptial. Le monde se peupla de jeunes filles, de veuves, de gens mariés, d’hommes de tout âge qui portaient publiquement les insignes d’un Ordre religieux, et s’astreignaient à ses pratiques, dans le secret de leurs maisons… On ne croyait plus qu’il fallait fuir du monde pour s’élever à l’imitation des saints : toute chambre pouvait devenir une cellule, toute maison une thébaïde. L’histoire de cette institution est une des plus belles choses que l’on puisse lire ; elle a produit des saints sur tous les degrés de la vie humaine, depuis le trône jusqu’à l’escabeau, avec une telle abondance que le désert et le cloître pouvaient s’en montrer jaloux. »
[186] Vie de saint Dominique, p. 282.
Tel était l’Ordre avec ses trois grands corps, rattachés l’un à l’autre par une étroite hiérarchie, avec ses observances et ses règlements, dont la rigueur variait pour favoriser chez les uns la vie active, chez les autres la vie contemplative ; système vaste, mais harmonieux, où la mysticité la plus ardente s’alliait à l’esprit pratique le plus positif, où l’on travaillait, en même temps et avec autant de zèle, à sa propre sanctification et à celle du prochain, reproduction parfaite en des milliers de personnes, d’un modèle unique qui était le fondateur même de l’Ordre, saint Dominique.
Pour que l’œuvre fût durable, il fallait pourvoir à la régularité de son fonctionnement. Des circonstances imprévues pouvaient réclamer des règlements nouveaux, provisoires ou définitifs, des négociations ou des mesures exceptionnelles. Réunis à Bologne, en 1220, sous la présidence de leur Maître, les Pères décidèrent que, pour trancher les graves questions d’intérêt général, le Chapitre de tout l’Ordre se tiendrait désormais chaque année, dans l’un des deux grands centres dominicains, Paris et Bologne[187]. Il fallait aussi prévoir que l’institution ne conserverait pas toujours intactes l’austérité et la rigueur des premiers temps et que des abus se glisseraient dans l’ensemble de l’œuvre et dans chacune de ses parties. Le Maître général devrait y veiller avec les visiteurs qu’il enverrait dans les provinces et les couvents. Enfin, puisque le nombre des monastères devenait chaque année plus grand, il fallait les rattacher les uns aux autres par les liens étroits d’une forte hiérarchie, en établissant des intermédiaires entre eux et le Maître. Ce fut à cette tâche que se consacra plus spécialement le second Chapitre général, qui se tint encore à Bologne, en mai 1221, sous la direction de saint Dominique. Les actes de cette assemblée ne nous sont pas plus parvenus que ceux du premier Chapitre. Nous savons toutefois qu’elle groupa les monastères dominicains en huit provinces ayant chacune à sa tête un provincial, intermédiaire entre les monastères de sa circonscription et le Maître général. Ce furent l’Espagne, la Provence, la France, la Lombardie, Rome, l’Allemagne, la Hongrie, l’Angleterre ; elles reçurent pour provinciaux Suéro Gomez, Bertrand de Garrigue, Mathieu de France, Jourdain de Saxe, Jean de Plaisance, Conrad le Teutonique, Paul de Hongrie, Gilbert de Frassinet[188].
[187] Plus tard, d’autres villes purent être choisies pour la tenue du Chapitre.
[188] Échard, t. I, p. 20. — B. Gui, Brevis historia O. P. (Ampl. Coll., t. VI, p. 350.)
L’Ordre était organisé définitivement ; sans craindre d’en compromettre la prospérité, saint Dominique aurait pu l’abandonner à lui-même, comme il avait voulu le faire en 1220, pour courir chez ces barbares Cumans dont il rêvait toujours de devenir l’apôtre. La Providence ne le permit pas : saint Dominique avait achevé la tâche qui lui avait été assignée sur terre, il ne lui restait plus qu’à aller recevoir au ciel la récompense méritée.