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Saint Dominique

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CHAPITRE III
FONDATION DU MONASTÈRE DE PROUILLE.

Les chefs de l’hérésie faisaient grand cas du concours des femmes et ils s’efforçaient de les engager dans leur secte. C’est par elles que la doctrine hérétique se conservait au foyer domestique et se transmettait aux générations suivantes. Si Aimery, seigneur de Montréal, fut l’un des soutiens les plus énergiques de l’albigéisme, c’est que son zèle était sans cesse entretenu par sa mère Blanche et sa sœur Mabilia ; à Fanjeaux, Véziade de Festes, femme de l’un des principaux chevaliers du pays, avait été élevée dans ces doctrines par son aïeule et les avait mises en pratique dès son enfance. Nous avons vu précédemment avec quelle ardeur Esclarmonde de Foix avait pris part à la conférence de Pamiers en faveur du catharisme. Plus tard, l’un des adversaires les plus acharnés des croisés, Bernard-Atho de Niort, déclarait devant les inquisiteurs qu’il devait son zèle hérétique à l’éducation que lui avait donnée sa grand-mère, Blanche de Laurac[58].

[58] Tous ces renseignements sont empruntés aux procès-verbaux inquisitoriaux de 1242-1245.

C’étaient aussi les femmes qui procuraient le plus souvent aux évêques et aux diacres cathares leurs lieux de réunion. La mère du sire de Montréal, l’aïeule de Bernard de Niort, Blanche de Laurac, mit sa maison à leur disposition de 1203 à 1208. Des assemblées hérétiques se tinrent aussi à Fanjeaux, chez Guillelmine de Tonneins, à Montréal, chez Fabrissa de Mazeroles, Ferranda, Serrona, Pagana ; à Villeneuve, chez une autre noble dame, Alazaïs de Cuguro, qui prêchait elle-même l’hérésie. Les femmes du peuple les plus pauvres pouvaient rendre des services d’un autre genre : elles faisaient les commissions et portaient les messages secrets avec d’autant plus de succès que leur obscurité les faisait passer inaperçues. Mendiante, vivant de pain et de quelques noix, Guillelma Marty leur était ainsi de la plus grande utilité ; elle portait aux tisserands hérétiques les commandes de leurs coreligionnaires.

Or, il y avait dans ces pays du Languedoc des nobles qui, par pauvreté, « confiaient aux hérétiques l’entretien et l’éducation de leurs filles[59] ». Ce fut sans doute ainsi qu’à deux ans et demi, Na Garsen Richols fut revêtue, à Bram, en 1195, de l’habit des Parfaites, et Saura à Villeneuve-la-Comtal, à l’âge de sept ans. Ayant à peine atteint sa onzième année, P. Covinens fut livrée aux hérétiques par son frère Pierre Coloma. A Castelnaudary, Guirauda fut initiée « étant encore toute petite ». Arnalde de Frémiac le fut « étant dans l’enfance », et Florence de Villesiscle, à l’âge de cinq ans.

[59] Jourdain de Saxe et Humbert de Romans. (Échard, I, p. 6.)

Pour recueillir ces enfants, on avait organisé de vrais couvents hérétiques. Les femmes qui les composaient, avaient reçu l’initiation complète, se distinguaient par un costume spécial et pratiquaient, dans toute leur rigueur, les observances de la secte. Il y avait un de ces noviciats à Cabaret ; à peine âgée de sept ans, Maurina de Villesiscle y fut amenée auprès de sa tante, « qui y vivait avec ses compagnes ». Blanche de Montréal dirigeait une communauté de ce genre à Laurac. Vers 1200, Saura fut élevée à Villeneuve, dans les mêmes conditions, par Alazaïs de Cuguro et ses compagnes, et dans la même bourgade[60], Bernarde de Ricord présidait à une semblable réunion : Audiarde Ebrarda fut initiée par elle et ses compagnes. Ces communautés correspondaient les unes avec les autres et se prêtaient un mutuel appui, comme des maisons d’un même ordre religieux. En 1206, Dolcia quitta son mari, Pierre Fabre, pour entrer dans l’hérésie ; elle vint à Villeneuve, chez Gaillarde et ses compagnes ; ne s’y trouvant pas sans doute assez en sûreté, elle fut envoyée à Castelnaudary, « chez Blanche et ses compagnes », où elle resta un an, loin de sa famille ; elle quitta ensuite cet asile et vint à Laurac « chez Brunissende et ses compagnes » ; au bout d’un an, elle fut admise comme novice « stetit in probatione ».

[60] « Saura… testis jurata, dixit quod, dum esset septem annorum, fecit se hereticam et stetit heretica induta per tres annos et stabat apud Villam novam cum Alazaicia de Cuguro et sociis suis hereticabus. » (Biblioth. de Toulouse, ms. 609, fo 143.)

Ainsi se formaient ces Parfaites, dont l’apostolat était si fécond chez les femmes. Dans les réunions de la secte, l’élément féminin était toujours très nombreux. A Fanjeaux, la plupart des dames de l’aristocratie étaient de ferventes adeptes de l’hérésie ; la châtelaine elle-même, Cavaers, était affiliée à la secte. Plusieurs d’entre elles ne se contentaient pas de la qualité de Croyantes ; elles demandaient l’initiation complète du Consolamentum, pour devenir des Parfaites. En 1204, dans une réunion solennelle entre toutes, Guilabert de Castres conféra le Consolamentum à trois femmes de l’illustre famille des Durfort et à la suzeraine même du pays, Esclarmonde de Foix[61].

[61] Balme, op. cit., t. I, p. 108.

Au cours de ses missions, saint Dominique ne pouvait pas se désintéresser d’une pareille propagande. D’autre part, les femmes assistaient aux conférences publiques où le Bienheureux discutait avec les hérétiques, et plusieurs furent ainsi ramenées à l’orthodoxie par les arguments de saint Dominique et de Didace. Or, un soir de l’année 1206, raconte Humbert de Romans, saint Dominique, après une de ses prédications en plein air, était rentré dans l’église de Fanjeaux et s’y était mis en prière ; plusieurs élèves des Parfaites se présentèrent à lui et, tombant à ses pieds, se déclarèrent converties par les discours qu’il venait de prononcer : « Serviteur de Dieu, lui dirent-elles, si ce que vous avez prêché aujourd’hui est vrai, voilà longtemps que l’esprit d’erreur nous tient aveuglées ; car ceux que vous appelez hérétiques ont été jusqu’à présent nos maîtres ; nous les appelons Bonshommes, nous avons adhéré de tout cœur à leurs doctrines et maintenant nous sommes dans une cruelle incertitude. Serviteur de Dieu, nous vous en conjurons, priez le Seigneur qu’il nous révèle la foi dans laquelle nous vivrons, nous mourrons et nous serons sauvées. » — « Soyez courageuses, répondit le saint, le Seigneur Dieu, qui ne veut la perte de personne, va vous montrer le maître que vous avez servi jusqu’à maintenant. » Et aussitôt, raconta l’une d’entre elles plus tard, le démon leur apparut sous la forme d’un chat hideux[62].

[62] Humbert de Romans, ch. XII. — Enquête de Toulouse.

Il ne suffisait pas de convertir les Croyantes et les Parfaites ; il fallait encore préserver leur foi naissante contre toutes sortes d’influences contraires. Appartenant souvent à des familles hérétiques, elles avaient à subir les objurgations ou les supplications de leurs proches ; rebutées d’avance par ces difficultés, certaines âmes timides pouvaient reculer devant l’abjuration, qui devait leur susciter d’aussi graves ennuis. Pour y remédier, il fallait créer des lieux de refuge où, après leur conversion, elles viendraient chercher un asile sûr contre tout ce qui pourrait compromettre leur retour à l’Église ; il fallait, en un mot, organiser une œuvre des Nouvelles Converties. Saint Dominique en eut-il seul l’idée, comme le dit Humbert, ou lui fut-elle commune avec Didace, comme le dit Jourdain, c’est ce qu’il est impossible de distinguer. Il faut toutefois remarquer que, lorsque Jourdain écrivait, saint Dominique n’était pas encore canonisé et qu’il l’était du temps d’Humbert ; il est possible qu’après l’acte solennel de canonisation, les historiens dominicains aient eu la tentation toute naturelle de tout rapporter au Bienheureux, et que les religieuses de Prouille aient revendiqué le Saint comme l’unique fondateur de leur communauté.

Des signes merveilleux indiquèrent à saint Dominique l’emplacement que devrait occuper le nouveau monastère. Le soir de la Sainte-Madeleine (22 juillet 1206), il se reposait des fatigues du jour et, assis devant la porte septentrionale de Fanjeaux, il contemplait de cette hauteur la vaste plaine qui s’étendait à ses pieds jusqu’aux pentes de la Montagne-Noire, embrasées par le soleil couchant. Sa vue se portait sur les campagnes du Lauraguais, entre Castelnaudary et Carcassonne, et plus près de lui, sur la place de Montréal solidement assise sur sa colline, sur les villages de Villeneuve, Villasavary, Villesiscle, Bram et Alzonne semés dans la plaine, et sur les « forces »[63] qui marquaient, de leurs tours, les limites du Razès. Et dans son esprit se déroulait le souvenir de ses travaux apostoliques, dont cette région était le théâtre ; il pensait de nouveau à ce couvent qu’il rêvait de fonder pour les nouvelles converties, et il suppliait Notre-Dame de l’inspirer et de l’aider, si telle était la volonté divine. Tout à coup, un globe lumineux descend du ciel, se balance dans l’espace et, après y avoir décrit des sinuosités de feu, se pose au-dessus de la plaine, sur l’église abandonnée de Prouille. Les deux jours suivants, la même merveille se reproduit ; dès lors, plus de doutes, plus d’hésitations : la fondation du monastère de Notre-Dame de Prouille était décidée.

[63] C’étaient des forts, des agglomérations rurales fortifiées. Du Cange traduit le mot forcia par munitio.

Aussitôt, par un acte non daté, mais qui doit se placer entre les mois d’août et de décembre 1206, l’évêque de Toulouse, Foulques, donna « à Dominique d’Osma l’église de Sainte-Marie de Prouille et le terrain adjacent, sur une longueur de 30 pieds », pour les femmes converties ou à convertir[64]. Dans ses Monumenta conventus Tolosani, Percin dit qu’il fallut aussi obtenir le consentement d’une noble dame de Fanjeaux, Cavaers, qui avait des droits sur le territoire de Prouille.

[64] Percin, Monumenta conventus Tolosani, p. 5. Nous ne possédons pas l’authentique de cette donation, mais Percin nous en a transmis une copie qu’il avait trouvée, dit-il, dans an vieux manuscrit du monastère.

Après ces premières démarches, saint Dominique travailla à la constitution du couvent. Humbles en furent les débuts ; les bâtiments ne comprenaient qu’une maison modeste, élevée à la hâte à côté de l’église ; les religieuses n’étaient que neuf et elles purent à peine trouver place dans l’étroit monastère. C’étaient Adalaïs, Raymonde Passarine, Berengère, Richarde de Barbaira, Jordane, Guillelmine de Belpech, Curtolane, Clarette, Gentiane : leur nombre se compléta bientôt par l’arrivée de Manenta et de Guillelmine de Fanjeaux. Elles appartenaient toutes à la noblesse des environs : Jourdain les appelle « nobiles matronae Fanijovis ». Le 21 novembre, elles étaient réunies à Prouille et en établissant, le 27 décembre, la clôture monastique, saint Dominique les séparait définitivement du monde. Elles vécurent dès lors derrière leurs grilles, sous la direction de leur saint fondateur, consacrant leurs journées et la plus grande partie de leurs nuits au travail des mains, à la prière et à la contemplation religieuse. Elles n’eurent pas de règle fixe tant que Dominique fut près d’elles ; mais plus tard, lorsque le développement de l’Ordre des Prêcheurs eut réclamé sa présence à Rome, il donna aux sœurs cloîtrées de Prouille et de Saint-Sixte des constitutions, qui devinrent la règle des religieuses dominicaines du grand Ordre[65].

[65] Nous les étudions au chapitre VII.

Né dans le dénuement, le couvent ne tarda pas à recevoir des dons ; dès 1207, l’archevêque de Narbonne, Bérenger, lui assignait l’église paroissiale de Saint-Martin de Limoux[66]. Nous ne suivrons pas un à un les progrès matériels que fit le monastère du vivant du Bienheureux. Qu’il nous suffise de rappeler que Simon de Montfort fut son principal bienfaiteur et qu’à sa suite, les chevaliers de la croisade voulurent marquer, par des donations à Prouille, leur admiration pour saint Dominique ; et ainsi, le plus souvent avec les dépouilles des faidis, se constituèrent les domaines de Bram et Sauzens, de Fanjeaux, d’Acassens et de Fenouillet. Esprit pratique autant qu’âme mystique, Dominique administra avec habileté le petit patrimoine de ses religieuses ; aidé de son ami Guillaume Claret, le procureur du monastère, il sut, en plusieurs circonstances, faire d’habiles achats pour réunir les possessions dispersées et constituer des domaines homogènes et faciles à gérer.

[66] Sur les raisons probables de cet acte et sur les autres donations qui furent faites à saint Dominique, pour son couvent de Prouille, cf. notre article sur Saint Dominique et la fondation du monastère de Prouille. (Revue historique, t. LXIV, p. 225.)

Il s’efforça surtout d’assurer à son humble fondation les garanties si nécessaires en ces temps troublés et dans un pays sans cesse agité par des guerres. Il ne se contenta pas d’obtenir de Simon de Montfort la confirmation particulière de chaque donation ; il lui demanda encore des privilèges généraux et, le 13 décembre 1217, quelques semaines avant sa mort, le chef de la croisade mandait à ses sénéchaux de Carcassonne et d’Agen, de prendre sous leur sauvegarde spéciale les biens de « son cher frère Dominique », comme si c’étaient les siens propres[67]. Quelques années plus tard, lorsque, après la mort de Simon de Montfort, la noblesse méridionale sembla ressaisir le terrain perdu, il était à craindre que le monastère dût restituer les biens qu’on lui avait assignés sur les dépouilles des vaincus. Saint Dominique et ses délégués trouvèrent moyen de faire confirmer les possessions du couvent par les seigneurs indigènes eux-mêmes, en particulier par Raymond VII, comte de Toulouse, et Raymond Roger, comte de Foix[68].

[67] Balme, op. cit., t. II, p. 55.

[68] Ibid., t. II, p. 56.

Quelque puissante que fût la protection des princes, il ne la jugea pas suffisante : ayant recours à la seule autorité qui lui parût souveraine dans le monde, celle du Saint-Siège, il sollicita la sauvegarde apostolique. Il l’obtint une première fois d’Innocent III, le 8 octobre 1215, une seconde fois d’Honorius III, le 30 mars 1218[69]. Ces deux actes pontificaux réglaient pour l’avenir les conditions d’existence du monastère. Ils le plaçaient tout d’abord sous la protection de saint Pierre. « Or, dit M. Paul Fabre, le but de la protection apostolique est d’assurer l’intégrité de l’objet sur lequel elle s’exerce. Deux sortes de dangers sont à craindre pour l’être organisé, les atteintes du monde extérieur et la diminution de l’énergie vitale. Les monastères protégés par l’Apôtre sont assurés contre ce double péril : d’une part, il est interdit à toute puissance humaine d’inquiéter les moines ou de mettre la main sur leurs biens ; de l’autre, il est établi que les moines auront le pouvoir de choisir librement leur chef, c’est-à-dire la possibilité d’échapper à ce qu’on pourrait appeler la sécularisation par le dedans[70]. » Tels furent les avantages que saint Dominique demanda à la protection apostolique pour son monastère. Les religieuses étaient placées sous la règle de saint Augustin, la prieure devait être librement élue par ses sœurs ; le monastère pouvait recevoir quiconque y voudrait faire profession et conserver l’exercice du culte, même en temps d’interdit ; il avait le droit de sépulture. Il était mis à l’abri de toute tyrannie séculière ; car il était défendu à toute puissance de lui réclamer des dîmes et des redevances, et quiconque voulait attenter à ses libertés, était menacé de l’excommunication et de l’indignation divine. Il était même préservé de l’arbitraire épiscopal ; car personne, sauf le pape, ne pouvait lancer contre lui les sentences ecclésiastiques et si le saint chrême, la consécration des autels et des églises devaient être sollicitées de l’ordinaire, le couvent pouvait recourir à tout autre évêque, dans le cas où le sien voudrait abuser de ses prérogatives pour l’asservir. Il faut remarquer toutefois que, soustrait à l’arbitraire de l’autorité épiscopale, le monastère n’était pas exempté de sa juridiction normale. Honorius III stipule au contraire que le pouvoir de l’évêque de Toulouse, ordinaire du lieu, restera dans son intégrité[71]. Enfin, par ces deux bulles, Innocent III et Honorius III garantissaient au couvent la libre possession de ses biens, présents et à venir, et menaçaient des peines les plus graves ceux qui tenteraient de les usurper. Lorsqu’il eut obtenu ces deux bulles, saint Dominique put considérer comme atteint l’un des deux objets qu’il poursuivait lorsqu’il refusa l’épiscopat. Le monastère allait désormais se développer librement dans ses pieuses pratiques, atteindre le nombre de cent quarante religieuses, un siècle plus tard, et étendre ses possessions dans les plaines du Lauraguais et les collines du Razès.

[69] Balme, op. cit., t. II, p. 2 et 3.

[70] P. Fabre, Étude sur le Liber censuum de l’Église Romaine, p. 73.

[71] « Salva Sedis apostolicæ auctoritate et diocesani episcopi canonica justitia. »

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