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Saint Dominique

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CHAPITRE VI
VOYAGES ET PRÉDICATIONS DE SAINT DOMINIQUE.

En fixant à Rome sa demeure, saint Dominique n’avait pas renoncé à ses courses apostoliques ; il ne cessa jamais de prêcher de ville en ville, de bourgade en bourgade. « Ce grand zélateur des âmes avait soin du salut de tous ; le jour, la nuit, dans les églises, dans les maisons, sur les chemins, partout, il voulait annoncer la parole de Dieu, et il exhortait ses Frères à ne rien faire autre chose. » — « Par les chemins, à presque tous ceux qu’il rencontrait, il proposait de parler de Dieu[144]. » L’administration de son Ordre rendit d’ailleurs ces voyages encore plus nécessaires. Ne fallait-il pas, en effet, coordonner les efforts des Frères dispersés, donner aux nouveaux couvents l’esprit des premiers, et veiller partout à la formation des novices ? Avec le sens pratique qui le caractérisait, le saint comprenait ces obligations de sa charge, et pour les remplir, il n’hésita pas à parcourir, de 1217 à sa mort, une grande partie de l’Europe occidentale.

[144] Actes de Bologne.

Vénéré de ses religieux, conseiller écouté du Pape, respecté par les princes et les prélats, saint Dominique observa toujours dans ses voyages la plus grande simplicité ; il ne changea rien aux habitudes modestes qu’il tenait de son évêque Didace. « Lorsqu’il n’était point dans les villes, dit Thierry d’Apolda, il avait coutume de marcher pieds nus, quelquefois parmi les pierres et les cailloux, souvent à travers les ronces et les épines ; parfois ses pieds en étaient tout ensanglantés, et alors il disait avec une sainte joie : « Voilà une partie de notre pénitence ! » Toujours prêt à se charger du fardeau de ses frères, s’ils eussent voulu le souffrir, il ne permettait jamais qu’ils portassent eux-mêmes son manteau et ses livres. Les débordements et les inondations ne pouvaient l’arrêter. Il descendait de préférence dans les couvents, se soumettant à la règle de chacun d’eux, lorsqu’ils n’étaient pas de son Ordre. S’il n’en trouvait pas sur sa route, il choisissait de modestes auberges, et il avait soin que personne ne se doutât de sa qualité. Il était toujours accompagné d’un de ses Frères qu’il édifiait par ses austérités et sa piété. « Il se réjouissait dans les tribulations, raconte Guillaume de Montferrat ; tant qu’elles duraient, il bénissait Dieu et chantait l’Ave Maris stella ou le Veni Creator. » Un autre de ses compagnons, Paul de Venise, déclarait ne l’avoir jamais vu se départir de sa sérénité, ni dans les contrariétés, ni dans les contradictions ; « parfois, ajoutait-il, il allait, par humilité, demander l’aumône de porte en porte, comme un pauvre. A Duliolum, tandis qu’il mendiait, on lui donna un pain entier, il le reçut à genoux ; il jeûnait tous les jours, mais avait soin que ses Frères fussent bien servis à cause des fatigues de la route. » — « Il passait souvent la nuit en prières, déposa Frère Frugère, dans le procès de canonisation, et ses oraisons étaient entrecoupées de gémissements[145]. » — « Son habitude d’être avec Dieu était si puissante, dit Lacordaire d’après les Actes de Bologne, qu’il ne levait presque pas les yeux de terre. Jamais il n’entrait dans la maison où l’hospitalité lui était accordée, sans avoir été prier à l’église, s’il y en avait une en ce lieu-là. Après le repas, il se retirait dans une chambre pour lire l’Évangile de saint Mathieu ou les Épîtres de saint Paul, qu’il portait toujours avec lui. Il s’asseyait, ouvrait le livre, faisait le signe de la croix et lisait attentivement. Mais bientôt, la parole divine le mettait hors de lui. Il faisait des gestes comme s’il eût parlé avec quelqu’un ; il paraissait écouter, disputer, lutter ; il souriait et pleurait tour à tour ; il regardait fixement, puis baissait les yeux, puis se parlait bas, puis se frappait la poitrine. Il passait incessamment de la lecture à la prière, de la méditation à la contemplation ; de temps en temps, il baisait le livre avec amour, comme pour le remercier du bonheur qu’il lui donnait, et s’enfonçant de plus en plus dans ces saintes délices, il se couvrait le visage de ses mains ou de son capuce. »

[145] Tous ces traits sont empruntés aux Actes de Bologne qu’ont publiés les Bollandistes.

Dans la plupart des villes qu’il traversait, il prêchait au peuple, soit dans les églises, soit sur les places publiques et les carrefours, et son éloquence était si pathétique qu’elle tirait des larmes aux auditeurs. Il apportait un soin vigilant à l’inspection des couvents de son Ordre ; il avait, avec les prieurs de chacun d’eux de longues conférences où il se faisait exactement renseigner sur l’état de la maison. Aux religieux, il prêchait, par son exemple, l’amour et l’observation stricte de la règle, et il la leur expliquait dans des entretiens familiers. « A son arrivée dans un monastère, rapporte Frère Ventura, il ne prenait pas de repos, comme font tant d’autres ; il convoquait les religieux, leur parlait de Dieu, et leur donnait de grands encouragements. » (Actes de Bologne.) Il ne négligeait pas les affaires temporelles ; quoiqu’il aimât la pauvreté volontaire et voulût la faire aimer à ses Frères, il ne laissait pas de s’intéresser à toutes les questions matérielles qui pouvaient promouvoir le bien spirituel d’un couvent ou de l’Ordre tout entier. Il profitait de son passage dans chacune de ses maisons pour apaiser les conflits, régler les difficultés, confirmer les transactions et les contrats négociés avec les prélats, les princes ou même les simples particuliers. Et après avoir ainsi rempli ses devoirs de religieux et de Maître de l’Ordre, il se retirait dans sa cellule pour y recevoir la discipline ; « il se la faisait donner avec une triple chaîne de fer, dit Frère Ventura ; je le tiens des religieux auxquels il demandait ce service. »

Huit mois à peine après son installation à Rome, saint Dominique sentit la nécessité de visiter les couvents qui venaient de se fonder. Il partit de Saint-Sixte, vers la fin d’octobre 1218, pour passer les fêtes de la Toussaint auprès de ses Frères de Bologne. Datant de quelques mois à peine, ce couvent avait besoin des conseils et des instructions du Maître ; saint Dominique les lui prodigua dans le court séjour qu’il y fit. Il en repartit avec Frère Dominique de Ségovie et arriva bientôt à Prouille, à Fanjeaux et dans les lieux qui avaient eu les prémices de son apostolat.

Le monastère de Prouille traversait des épreuves qui réclamaient la présence de son fondateur. Le prieur qui lui avait été donné, en septembre 1217, venait de mourir, noyé dans les eaux du torrent le Blau. Simon de Montfort, le protecteur dévoué des religieuses, avait été tué quelques mois auparavant, sous les murs de Toulouse, et les hérétiques faisaient chaque jour des progrès menaçants. Enfin, Alboin, abbé de saint Hilaire, contestait au couvent la donation de l’église de Saint-Martin de Limoux, que lui avait faite, en 1209, l’archevêque de Narbonne, Bérenger, et par la violence, il venait d’en expulser les représentants des Sœurs. Saint Dominique ne se troubla pas : il conféra à Guillaume Claret la dignité de prieur et le chargea de demander à l’archevêque de Narbonne la confirmation de la donation de Saint-Martin. Ce fut à Prouille qu’il décida la création du couvent des Prêcheurs de Lyon. Dans les premiers jours de décembre 1218, il envoya dans cette ville deux Frères, Arnaud de Toulouse dont la confiance en Dieu était aussi inépuisable que le zèle, et Romée de Llivia, « religieux simple dans ses habitudes, humble dans son maintien, d’un abord gracieux, d’une douceur de miel dans ses discours, bon et affable pour le prochain[146] ». Bien accueilli par l’archevêque Réginald de Forez et le doyen du Chapitre, ils fondèrent à Fourvières l’un des plus importants monastères de l’Ordre.

[146] Échard, t. I, p. 160.

Peu de jours après, saint Dominique partit pour l’Espagne ; il allait revoir sa patrie, après une absence de près de quinze ans. Dans chaque ville qu’il traversait, il prêchait, et sa parole était souvent confirmée par des miracles. A Ségovie[147], où il se trouvait aux environs de Noël 1218, ses prières attirèrent sur la campagne aride une pluie ardemment désirée. Une autre fois, sa tunique sauva d’un incendie le petit trésor de son hôtesse. « Comme il n’y avait pas encore de couvent de l’Ordre dans cette ville, raconte Gérard de Frachet, le serviteur de Dieu avait, pendant quelque temps, pris logement chez une pauvre femme. Un jour, le Saint ayant trouvé un cilice très rude et piquant, tout à fait à son goût, quitte aussitôt la tunique d’étoffe grossière dont il s’était momentanément servi. Son hôtesse la recueille aussitôt avec dévotion, la dépose dans un coffre avec ce qu’elle a de plus précieux, et la garde plus soigneusement que si c’eût été la pourpre d’un roi. Or il advint qu’un jour, pendant qu’elle était sortie, le feu qu’elle avait omis d’éteindre, gagna sa chambre et en consuma tous les meubles, hormis le coffre de bois où était la tunique du Saint. Le coffre ne brûla pas, il ne fut pas même noirci par la fumée. A son retour, stupéfaite d’un si grand miracle, la femme rendit grâce d’abord à Dieu, puis à son hôte, le bienheureux Dominique, dont la tunique avait préservé de l’incendie tout son petit avoir enfermé dans cette cassette. » Avant de quitter définitivement sa patrie, Dominique alla visiter les lieux où il avait passé les premières années de sa vie : Gumiel d’Izan, où il avait été élevé par son oncle l’archiprêtre ; Osma, où il avait été chanoine, et où la tradition rapporte qu’il fonda un monastère de femmes[148].

[147] Ce fut pendant ce séjour qu’il fonda les couvents de Madrid et de Ségovie, et prépara la création de celui de Palencia.

[148] Malgré la sécheresse d’un développement de ce genre, nous avons tenu à dresser l’itinéraire de saint Dominique de 1218 à 1221, car on ne saurait mieux faire pour donner une idée de l’activité qu’il montra, pendant les dernières années de sa vie. Nous l’avons dressé surtout d’après les actes publiés par le R. P. Balme dans son Cartulaire de saint Dominique.

Il traversa de nouveau les Pyrénées, vers la fin de mars 1219 ; car, aux environs des fêtes de Pâques, il était à Toulouse, où il retrouvait son fidèle ami, l’un des premiers protecteurs de son œuvre, l’évêque Foulques. Il passa quelque temps auprès de ses religieux de Saint-Romain prêchant dans leur église ; mais il s’y fit un tel concours de peuple qu’elle devint tout à fait insuffisante, et qu’il fallut transférer la prédication dans le plus vaste édifice de la ville, la cathédrale Saint-Étienne. Il est probable que de Toulouse, le Bienheureux alla visiter encore une fois « les filles aînées de l’Ordre », les Sœurs de Prouille ; car, avec son retour dans le Toulousain coïncide le règlement de l’affaire de Saint-Martin : jugeant au nom de son métropolitain l’archevêque de Narbonne, Bernard de Rochefort, évêque de Carcassonne, fit restituer aux Sœurs l’église de Limoux, le 13 avril 1219[149].

[149] Balme, op. cit., t. II, p. 275.

Le Saint avait hâte de visiter la maison de Saint-Jacques de Paris, qui se développait si rapidement, et sur laquelle il comptait tant pour l’extension de l’Ordre. Il prit pour compagnon de route Bertrand de Garrigue, « l’émule de sa sainteté et de sa dévotion », et il partit après les fêtes de Pâques. Dans ses voyages, raconte Étienne de Salagnac[150], « le bienheureux Père visitait fréquemment et volontiers les lieux de prière et les reliques des saints ; il n’y passait pas comme un nuage sans pluie, mais souvent, pour prolonger ses oraisons, au jour il ajoutait la nuit. Sur la route de Toulouse à Paris, il rencontra un centre de pèlerinage alors universellement fréquenté, le sanctuaire de Notre-Dame de Rocamadour ; il s’y arrêta, y passa une nuit en prières, et se remit en route le lendemain, récitant par le chemin, avec son compagnon, les psaumes et les litanies… Toujours à pied, il se dirigea de là sur Orléans, en compagnie de pèlerins allemands, qui revenaient, eux aussi, de Rocamadour. « En un certain endroit[151], raconte Gérard de Frachet, ces étrangers les invitent généreusement à partager leur nourriture, et il en est de même pendant quatre jours consécutifs. Sur la route, le Bienheureux dit à son compagnon : « Frère Bertrand, j’ai sur la conscience de voir que nous moissonnions le temporel de ces pèlerins, sans pouvoir semer en eux le spirituel. Si donc vous le voulez, mettons-nous à genoux, et demandons à Dieu la grace d’entendre et de parler leur langue, afin que nous leur prêchions le Seigneur Jésus. » Aussitôt, ils le font, et à la grande surprise de tous, ils se mettent à parler distinctement allemand, de telle sorte que, pendant quatre autres jours, marchant ensemble, ils s’entretinrent du Seigneur Jésus. A Orléans, les pèlerins suivirent la route de Chartres et laissèrent Dominique et Bertrand sur celle de Paris, après avoir pris congé d’eux et s’être recommandés à leurs prières. Le lendemain, le bienheureux Père dit à son compagnon : « Voici que nous arrivons à Paris ; si les Frères apprennent le miracle que le Seigneur a fait, ils nous regarderont comme des saints, tandis que nous ne sommes que des pécheurs ; et s’il vient aux oreilles des gens du monde, notre humilité courra de grands risques ; c’est pourquoi, je vous défends d’en parler à personne avant ma mort. » Frère Bertrand lui obéit ; mais, après sa mort, il en fit la confidence à de pieux Frères.

[150] Balme, op. cit., t. II, p. 286.

[151] Gérard de Frachet, Vitæ fratrum (éd. Cormier), p. 59 ; cité par le P. Balme et Lacordaire.

Arrivé au couvent de Saint-Jacques, en juin 1219, Dominique y trouva plus de trente religieux, réunis sous la direction de Mathieu de France et de Michel de Fabra. Il présida à de nouvelles professions. Il reçut Guillaume de Montferrat, qu’il avait précédemment rencontré à Rome chez le cardinal Hugolin, et qui, après avoir étudié à l’Université de Paris, venait lui demander l’habit des Prêcheurs ; Henri le Teutonique, qui, poussé dans l’Ordre par une vision surnaturelle, devait plus tard se consacrer à la controverse contre les Juifs et aux missions d’outre-mer. A Saint-Jacques, comme dans tous les couvents où il s’arrêtait, Dominique donna des conférences aux religieux et aux novices ; les étudiants étaient admis à celles du soir ou de l’après-midi. Dans l’une d’elles, il leur raconta l’entrée dans l’Ordre de leur ancien professeur, le bienheureux Réginald. Parmi les jeunes gens qui les suivirent, il faut mentionner Jourdain de Saxe. Maître ès arts, bachelier en théologie, sous-diacre, il poursuivait ses études à l’Université. Il ne tarda pas à subir l’ascendant de saint Dominique et à se placer sous sa direction spirituelle ; il voulut, raconta-t-il plus tard, se confesser à lui, et, sur ses conseils, il reçut le diaconat. Il devait, au carême suivant (mars 1220), recevoir l’habit des Prêcheurs, et succéder, bientôt après, au Bienheureux, dans la charge de Maître général.

Ce fut pendant le séjour de saint Dominique à Paris, et sans doute d’après ses ordres, que les religieux de Saint-Jacques essaimèrent pour aller à Limoges, Reims, Metz, Poitiers, Orléans, fonder de nouveaux couvents. Pierre Seila reçut formellement de lui la mission de propager l’Ordre à Limoges : « Il allègue son ignorance, la pénurie de livres où il se trouve, puisqu’il ne possède qu’un cahier des Homélies de saint Grégoire : « Va, mon fils, va avec confiance, lui répond le Maître. Deux fois par jour, tu me seras présent devant Dieu. N’hésite pas, tu gagneras au Seigneur bien des âmes, et tu produiras beaucoup de fruits. » C’est avec la même confiance que, deux ans plus tôt, le Saint avait procédé, à Prouille, à la dispersion de ses religieux.

Après un séjour de plusieurs semaines à Paris, il prit pour compagnon de route Guillaume de Montferrat et le convers Frère Jean, et repartit pour l’Italie. Il est assez difficile de préciser l’itinéraire que suivirent à pied les voyageurs ; d’après certaines traditions, ils se seraient arrêtés à Châtillon-sur-Seine et à Avignon, longeant ainsi les vallées de la Seine, de la Saône et du Rhône, pour passer dans celle du Pô par le mont Genèvre. Un récit de Gérard de Frachet mentionne, au contraire, la traversée des Alpes lombardes, ce qui suppose un trajet par Genève, l’abbaye de Saint-Maurice, le Simplon et la vallée du Tessin. Des traditions locales rapportent à ce voyage de saint Dominique la fondation de plusieurs couvents piémontais ou lombards ; en particulier de ceux d’Asti et de Bergame. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il passa quelques jours à Milan, où il reçut, encore une fois, l’hospitalité des chanoines de Saint-Nazaire. Selon son habitude, il profita de ce court séjour pour prêcher, et il gagna à son Ordre trois jurisconsultes de grand mérite, Amizo de Solaro, Guy de Sesto et Roger de Merato.

De Milan, saint Dominique se rendit à Bologne, où il parvint, en juillet 1219[152], huit mois après l’avoir quittée pour la France et l’Espagne. Il y resta assez longtemps pour former les religieux qu’il destinait à de nouvelles fondations, et après les avoir dispersés en Lombardie, à Milan, Bergame, Asti, Vérone, Florence, et Plaisance, il se rendit à Viterbe, à la cour pontificale. Après un court séjour à Florence, dont il visita le couvent, de date récente, et où il reçut de nouvelles professions, il arriva auprès du Pape, au mois de novembre 1219. Honorius III lui témoigna sa bienveillance accoutumée, lui donnant, le 15 novembre, de nouvelles bulles pour l’extension de l’Ordre en Espagne, tranchant au profit des Prêcheurs le conflit qui s’était élevé à Paris entre le chapitre de Notre-Dame et le couvent de Saint-Jacques (1er décembre-11 décembre 1219) ; leur confirmant, à Rome, la possession de l’église Saint-Sixte (17 décembre), et félicitant par des lettres chaleureuses tous ceux qui, à Bologne, à Paris, en Espagne, favorisaient les fondations dominicaines (février-mars 1220). De Viterbe, saint Dominique alla à Rome, aux approches des fêtes de Noël 1219, pour préparer le transfert des religieux à Sainte-Sabine ; il revint, au commencement de mai 1220, à Viterbe, où le Pape lui donna des lettres de recommandation pour l’archevêque de Tarragone, et, vers le 12 mai, se dirigea sur Bologne, où il allait présider le chapitre général, convoqué pour les fêtes de la Pentecôte.

[152] Ce fait, absolument certain, démontre la fausseté de la tradition rapportée par Wadding (Annales Fratrum Minorum, an. 1219) d’après laquelle saint Dominique se serait rencontré, encore une fois, avec saint François, au Chapitre franciscain des Nattes, tenu à la Portioncule, près d’Assise, pendant les fêtes de la Pentecôte 1219.

Cette importante assemblée retint le Saint dans la ville pendant la fin de mai et les premiers jours de juin ; elle le laissa ressaisi plus que jamais par la fièvre de la prédication. La Lombardie lui offrait un champ d’action aussi vaste qu’autrefois le Languedoc. En la parcourant, à son retour de France, il s’était effrayé des progrès qu’y avaient faits l’hérésie et l’indifférence religieuse. La richesse de ses villes, en développant le luxe, alimentait aussi les mauvaises mœurs ; par Venise et les autres ports de l’Adriatique, elle recevait, en même temps que les denrées, les doctrines hétérodoxes de l’Orient. Enfin, depuis déjà plusieurs siècles, les grandes cités du nord de l’Italie avaient témoigné de la méfiance contre l’autorité pontificale, soit lorsque les archevêques de Milan s’étaient élevés contre les réformes, cependant si nécessaires, de Grégoire VII ; soit lorsque de Brescia étaient parties les protestations irritées d’Arnaud contre le pouvoir temporel des Papes et des évêques. L’hérésie des Cathares et des Patarins s’était développée dans ces grands centres ; c’était là que les Parfaits et les faidis du comté de Toulouse venaient prendre leurs inspirations. Les registres de l’inquisition toulousaine de la première moitié du treizième siècle mentionnent des relations continues entre les Manichéens de France et ceux de Lombardie.

Après avoir employé dix ans de sa jeunesse à combattre les Albigeois, saint Dominique voulut consacrer son âge mûr à prêcher la vérité aux hérétiques lombards, surtout lorsque le Chapitre général lui eut donné la conviction que son Ordre était définitivement établi et organisé. Il dut faire part de ses projets au Pape, avant son départ pour Bologne ; car, le 12 mai 1220, Honorius III écrivait à ce sujet une lettre dont saint Dominique était certainement l’inspirateur. Il ordonnait à plusieurs religieux des abbayes ou prieurés de Saint-Victor, de Sillia, de Mansu, de Flore, de Vallombreuse, et d’Aquila, de se livrer à la prédication dans les différentes provinces de l’Italie, sous la direction du Maître général des Prêcheurs[153]. « Puisqu’il estime, leur écrivait-il, que vous obtiendrez d’excellents fruits, en utilisant, au profit du prochain, la grâce de prédication que la Providence vous a départie, nous vous mandons et vous ordonnons d’aller avec ce même Dominique annoncer la parole de Dieu à qui il jugera expédient, afin qu’à la lumière de la vérité, que vous leur prêcherez, les égarés en reprennent le droit chemin… Nous vous donnons au dit Frère pour que vous soyez, sous l’habit propre de votre Ordre, ses coopérateurs dans le ministère de la divine parole. »

[153] Balme, op. cit., t. III (sous presse).

Honorius III voulait donc créer pour l’Italie, sous la direction de saint Dominique, une grande mission analogue à celle que les abbés cisterciens avaient organisée dans le Languedoc, en 1204. Malheureusement, ce plan resta à l’état de projet. Du moins, le Maître général des Prêcheurs chercha-t-il à le mettre à exécution avec le seul concours de ses Frères. Après le Chapitre de Bologne, il partit pour la Lombardie, emmenant plusieurs de ses religieux, et il consacra à l’évangélisation de ces pays l’effort de la dernière année de sa vie. Nous le trouvons à Milan, le 11 juin, fête de saint Barnabé ; il y fut retenu par des accès de fièvre. A peine guéri, il parcourut successivement le Parmesan, Modène, où il reçut dans l’Ordre Albert Bosquet, Mantoue, Vérone, Padoue, où il donna l’habit à Jean de Vicence, Crémone, où il se rencontra avec son émule et ami saint François.

Il alla passer à son couvent de Bologne les fêtes de l’Assomption, et il trouva l’occasion de donner à ses religieux une nouvelle leçon sur l’esprit de pauvreté. En son absence, le procureur, Frère Raoul, avait voulu agrandir les cellules qu’il trouvait, d’ailleurs avec raison, incommodes et insuffisantes ; il les avait fait élever d’une coudée. Lorsque, à son retour, Dominique vit ce changement, il en fut scandalisé ; il reprit sévèrement le procureur et les autres religieux, et leur dit en pleurant : « Hélas ! êtes-vous si pressés de quitter la pauvreté et d’édifier de magnifiques palais ! » Sur son ordre, les travaux furent arrêtés, et ils restèrent inachevés jusqu’à sa mort[154].

[154] Actes de Bologne.

Vers la fin du mois d’août, il reprit ses prédications dans les Romagnes et en Lombardie. Il visita tour à tour Forli, Faenza, Brescia, Bergame, et il fit un nouveau séjour à Florence, où ses sermons dans l’église Saint-Gal produisirent de nombreux fruits. Nous avons peu de détails authentiques sur ces missions. Le confesseur de sainte Catherine de Sienne, Raymond de Capoue, écrivait, à la fin du quatorzième siècle, que plus de cent mille hérétiques furent convertis par les enseignements et les miracles du saint, et que ce fut démontré dans le procès de canonisation. Ce témoignage, d’un âge postérieur, est le seul qui nous rapporte des résultats aussi merveilleux.

De Florence, saint Dominique retourna à Rome. Il y arriva au commencement de décembre 1220 et y resta jusqu’aux premiers jours de mai 1221. Comme toujours, il profita de la faveur pontificale pour consolider encore l’Ordre des Prêcheurs, en lui obtenant de nouveaux privilèges, et pour assurer la perpétuité des couvents romains. Trois bulles consécutives, datées du 18 janvier, du 4 février et du 29 mars, recommandèrent de nouveau les Dominicains aux prélats de l’Église universelle. La dernière mérite une mention spéciale, parce qu’elle nous prouve la faveur croissante dont jouissaient les Prêcheurs auprès des peuples. Le Pape était obligé de dénoncer les personnes qui, pour capter la confiance des fidèles, feignaient d’appartenir à l’Ordre : « parce que le vice prend quelquefois les dehors de la vertu, et que l’ange des ténèbres se transfigure souvent en ange de lumière, nous vous avertissons et vous ordonnons par ces présentes, que, si des inconnus, se disant faussement de l’Ordre des Frères Prêcheurs, sous prétexte de vous annoncer la parole de Dieu, viennent faire parmi vous des quêtes, qui tournent au préjudice ou au déshonneur des vrais apôtres de la pauvreté, vous ayez soin de les faire arrêter et sévèrement punir comme imposteurs[155]. »

[155] Cartulaire de saint Dominique, t. III (sous presse).

A Rome, saint Dominique rencontra l’ami des premiers temps, l’évêque de Toulouse, Foulques. « Combien dut être douce la conversation de ces deux hommes ! dit à ce sujet Lacordaire. Dieu avait couronné par un succès inouï tant de vœux saints qu’ils avaient formés ensemble ; ils voyaient l’office de la prédication relevé dans l’Église par un Ordre religieux, déjà répandu d’un bout de l’Europe à l’autre, eux qui avaient parlé tant de fois de la nécessité de rétablir l’apostolat ! La part qu’ils avaient eue à ce grand ouvrage ne les tentait point d’orgueil, mais ils sentaient avec plus de joie la gloire de l’Église, parce qu’ils avaient senti ses maux avec plus de douleur[156]. » Ils profitèrent du hasard qui les avait réunis, pour terminer à l’amiable le désaccord qui s’était élevé entre eux au sujet des dîmes ; saint Dominique renonça à celles que Foulques lui avait jadis données, et, en échange, Foulques céda à l’Ordre l’église de Notre-Dame de Fanjeaux, qui dans la suite fut assignée au monastère de Prouille (17 avril 1221).

[156] Vie de saint Dominique, p. 287.

En même temps, le Bienheureux veillait aux intérêts de ses chères religieuses romaines. A sa requête, Honorius III, par une bulle du 25 avril 1221, réunit au monastère de Saint-Sixte les biens de Sainte-Marie au delà du Tibre, de Sainte-Bibiane et de tous les couvents dont les sœurs avaient été transférées à Saint-Sixte. D’autre part, Dominique recueillit pour elles d’importantes aumônes ; un riche Romain, maître Cencius Rampazoli, leur abandonna, par son intermédiaire une somme de mille quatre-vingt-dix livres[157].

[157] Bollandistes, Acta SS., 4 août.

Cependant, le second chapitre général de l’Ordre devait se réunir, comme l’année précédente, à Bologne, pendant les fêtes de la Pentecôte (30 mai 1221). Saint Dominique s’y rendit pour présider aux travaux de l’assemblée. Il fit encore un voyage, en juin 1221, pour aller retrouver à Venise le cardinal Hugolin. Ce fut le dernier ; de retour à Bologne, il sentit les atteintes de la maladie qui devait mettre fin à la fois à son activité et à sa vie.

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