Supercheries littéraires : $b pastiches, suppositions d'auteurs dans les lettres et dans les arts
TROISIÈME SECTION.
DES PASTICHES, IMITATIONS ET SUPPOSITIONS D'AUTEUR, DANS LES BEAUX ARTS.
Les curiosités artistiques pastichées ont leur prix, à aussi juste titre que les Bibelots historiques.
Quoique l'on trouve disséminés dans une foule d'ouvrages, quelques renseignements sur les contrefaçons et les faussetés dans les beaux arts, il n'existe guère d'exposé général sur ces sortes de pastiches.
C'est pourtant la première signification de ce dernier vocable, selon le grand dictionnaire de Littré, qui le définit, "L'imitation servile de la main, de la manière de composer et du coloris du peintre, du graveur ou du sculpteur, sous le nom duquel le pasticheur veut produire son ouvrage."
De ces imitations, faites dans l'intention de tromper, naissent beaucoup de confusion et de défiance, un dommage irréparable pour les acheteurs de bonne foi ou inexperts, et quelquefois même un dommage certain pour des vendeurs honnêtes et loyaux, comme nous en verrons des exemples.
Cette falsification dans les arts remonte presqu'aussi haut que celle dans les lettres.
Pline l'Ancien (Histoire Natur. XXXV. 2) signale déjà comme purement imaginaire, le portrait d'Homère, venu de la Grèce, dont plusieurs copies sont arrivées jusqu'à nous, et sont demeurées classiques.
Au témoignage de Phèdre le fabuliste, né sous le règne d'Auguste, et mort du temps de Néron, les Romains aussi étaient déjà dans l'habitude de pratiquer ces sortes de fraudes:
"Comme ces artistes de notre siècle, qui, pour trouver de leurs ouvrages modernes un prix plus élevé, inscrivent au bas d'une statue de marbre, le nom de Praxitèle, ou celui de Myron, sur une statue d'argent."[192]
[192] Pour avoir une idée de la perfection que les artistes anciens savaient donner à leur travail, voir l'anecdote rapportée par Pline, livre xxxvi., chap. 5, au sujet d'une Vénus, et Ausone, épigram 57, au sujet d'une vache en airain de Myron.
Chez nous ce n'est guère qu'à la Renaissance que ce système a recommencé à se développer.
Tous ceux qui ont visité l'Italie, la contrée par excellence pour cette espèce de duperie, n'ignorent pas les nombreux pastiches d'antiques, en marbre, en fonte, en terre cuite, etc., qu'on y rencontre.
Andreini imitait les plats de faïence à reflet métallique, le fabricant Minghetti de Bologne, les vases à arabesques, sur fond bleu, du 16me siècle, au point d'induire en erreur les commissaires des expositions publiques.
Jean Bastianini était d'une telle habileté, que plusieurs bustes et bas-reliefs, taillés par son ciseau, ornent aujourd'hui des Musées d'Europe, comme œuvre du moyen-âge. Un buste du poète florentin Jérôme Benivieni, acheté à l'hôtel Drouot à Paris, pour treize mille six cent francs, par le Comte de Nieuwekerke, Directeur Général des Musées du Louvre, et un buste en terre cuite, représentant le fameux moine Jérôme Savonarola, vendu à dix mille francs, comme une œuvre d'art du 15me siècle, et jugée telle par d'éminents artistes de l'Europe, sont dus au travail de ce sculpteur.
Tous ces faits et bien d'autres, sont rappelés dans un livre assez peu connu[193] d'Alexandre Foresi, où l'on trouve nombre d'anecdotes sur des amateurs de curiosités qui, quoique très instruits, sont trompés chaque jour dans tous les genres d'antiquités.[194]
[193] Tour de Babel, ou objets d'art faux pris pour vrais. 1 vol 8º. Florence: A. Bettini, 1868.
[194] Les émaux forment une exception, lorsqu'ils contiennent du rouge, parce que l'émail rouge ancien n'a jamais pu être imité par les modernes.
Ces supercheries artistiques remontent assez haut en Italie. Vasari raconte que l'Amorino, sculpté à Florence par Michel-Ange, fut acheté à Rome, comme une œuvre grecque, par le Cardinal Saint George, qui était pourtant un fin connaisseur.
Cette anecdote a été souvent racontée, et de plusieurs manières différentes. Voici en quels termes elle est rapportée par l'auteur d'une dissertation latine sur la nécessité et les moyens d'imiter l'antiquité dans la littérature et les arts: "Michel-Ange fit une statue de Cupidon endormi, qu'il enterra dans un endroit où il savait qu'on devait creuser. Lorsqu'on la découvrit, on la trouva si belle qu'on la considéra comme le produit d'un ancien sculpteur grec, et en présence de Michel-Ange on la mit bien au dessus des sculptures modernes. L'artiste sourit, et montra à ces connaisseurs son nom inscrit dans un coin du marbre." (Les Matanasiennes.)
Le peintre Mignard fit acheter, par Monsieur, frère de Louis XIV., un prétendu tableau de Guido, qui avait été peint par Boullogne, et que celui-ci affirma être authentique. Mignard ne se vengea de cette surprise qu'en engageant le trompeur à faire toujours des Guido, et à ne plus peindre de Boullogne.
Luca Giordano a inondé les galeries de l'Europe de ses pastiches. Enfin on ne sait pas encore bien assurément lequel est l'original du Léon X. degli Uffizi, ou de celui du Musée de Naples.
Que de bustes, que de portraits des grands hommes, ne sont rien moins que les personnages qu'ils sont censés représenter.
A l'époque du conclave, d'où sortit l'élection de Léon XII. un iconographe bien connu, voulant spéculer sur le portrait du Pape futur et devancer tous les autres artistes, copia la face du maître de l'hôtel où il se trouvait, et la grava. Aussitôt que l'élection fut connue, il mit le nom, on tira, et la postérité croit encore à ce beau portrait de Léon XII.!
Le peintre flamand David Teniers avait un talent rare pour le pastiche. Il fit des Rubens et des Bassano, que l'on prit longtemps pour des originaux.
Parfois cette manie devient une violente passion. L'artiste Terenzio, connu dans les annales des arts pour la supériorité avec laquelle il contrefaisait les peintures anciennes, ne put survivre au chagrin d'avoir été découvert.
Nodier fait observer avec raison qu'il ne faut pas appeler pastiche, la copie exacte d'un tableau ou d'une sculpture, espèce de travail très utile aux élèves. Cette imitation ne mérite ce nom, généralement pris en mauvaise part, que lorsqu'elle est accompagnée de la prétention de tromper l'opinion publique.
Pour se sauvegarder contre ces supercheries, un anglais proposa en 1858 de former une société d'assurance pour la découverte et la prévention de ces faux dans les arts; mais la proposition n'eut pas de suite,[195] et c'est fâcheux, car ils sont souvent chose sérieuse, tant pour les artistes, que pour les antiquaires et les archéologues.
[195] Notes and Queries du 13 Novembre 1870, et 2me série, vol. vi., page 395. Aussi vol. xi., pages 191 et 230.
Un portrait de Montaigne, et ses portraits sont rares, figure avec honneur dans une galerie célèbre de Londres. Le docteur Payen, si connu par ses travaux relatifs au philosophe Périgourdin, eut connaissance de ce portrait, et à sa demande, le ministre de Belgique en Angleterre, Monsieur Van de Weyer, lui en fit parvenir une copie exacte. Après examen, Payen désappointé, se convainquit que ce portrait était celui de François de Médicis, père de la célèbre Marie.[196]
[196] Voir les Causeries d'un Curieux, par Feuillet de Conches, tome iii., pages 36 et suiv., où l'on trouve des détails intéressants à ce sujet.
Un statuaire fut chargé par la municipalité de Paris, de faire pour l'Hôtel-de-ville une statue de Guillaume Budée. Elle était encore en place, avant le sac de Paris par les Communistes. Les portraits qu'on présenta à l'artiste, ne lui plurent pas, et il moula la tête de son portier. Pauvre Budée!
On pourrait citer cent exemples pareils; néanmoins le public croit, et est satisfait.[197]
[197] Pour voir jusqu'où peut aller la passion dans les querelles d'objets d'art faux, pris pour vrais, on n'a qu'à lire les pièces à l'appui produites par M. Alexandre Foresi, au sujet des bustes de Jean Bastianini, achetés comme étant du 16me siècle par le Comte de Nieuwekerke.
Toutes les branches des beaux arts ont été l'objet de ces sortes de supercheries.
Les numismates recherchent les monnaies ou médailles romaines en or, connues en Angleterre, sous le nom de Bekker forgeries. Plusieurs sont des compositions entièrement fictives, d'autres sont frappées d'après des types anciens connus. Pendant un certain temps ces fausses pièces trompèrent les connaisseurs et trouvèrent place dans des cabinets renommés, sans exciter le moindre soupçon. Sestini fut le premier qui, en 1823, les déclara fausses.
Les matrices en existent encore; Bekker lui-même publia une liste de ces pastiches, lorsque la fraude eut été découverte, liste qui comprend plus de trois cent pièces.
Il existait en Angleterre, et peut-être existe-t-il encore, pour l'exportation en Turquie, en Grèce et à Rome une sorte de fabrique de copies de médailles et d'anciennes monnaies étrangères, lesquelles ont souvent trompé les collectionneurs.
Les contrefaçons sont parfois si parfaites, que le doute existe encore aujourd'hui. Par exemple la monnaie connue sous le nom de Didrachmes d'or, ou Staters d'Athènes, est regardée par les uns comme un pastiche, et par les autres comme authentique.
Quant aux articles d'antiquité, Etrusques, Egyptiens, Grecs ou Romains, le curieux doit être bien plus encore sur ses gardes, car on en trouve en Europe, des manufactures bien connues.
En 1843, on vendit publiquement à Londres, une collection d'ornements Etrusques en or, venue, disait-on, de Gênes, mais probablement fabriquée dans la première de ces villes.
Le Grec Giovanni d'Athanasi était l'agent chargé de les faire vendre. Au bout d'un certain temps, ces divers articles furent reconnus comme étant tout-à-fait modernes.
Vers la même époque, un Italien, du nom de Castellari, voyant combien il était facile de faire passer pour antiques, des ouvrages qui ne l'étaient pas, se mit à fabriquer une autre collection d'objets en or, en imitation des ornements trouvés dans les tombeaux de l'ancienne Etrurie. Il serait facile d'étendre beaucoup la liste de ces sortes de supercheries; mais mentionnons d'autres branches des Beaux-Arts.
Nous avons déjà cité plus haut quelques faits relatifs à la gravure. On sait que de temps à autre, on est parvenu à imiter merveilleusement les estampes de maîtres anciens.
Les faux Marc Antoine Raimondi, Lucas van Leyden, Albert Durer, Hollar et autres, sont très nombreux. La plupart sont gravés avec l'intention de tromper les collectionneurs. Il y a pourtant de ces gravures-pastiches qui ne furent composées que comme études; entr'autres la collection de vingt-deux estampes par Vivant-Denon, qui voulut, par ces pastiches de quelques célèbres graveurs, acquérir la facilité d'exécution et l'habitude de rendre exactement le style des diverses écoles, et l'originalité des différents maîtres.[198]
[198] Monuments des arts du dessin chez les peuples tant anciens que modernes, recueillis par le Baron Denon, pour servir à l'histoire des arts, etc. etc. 4 vol. in fol., avec 315 pl. Paris: Firmin Didot. 1829.
On en trouve les détails dans plusieurs ouvrages bien connus, qui traitent de la gravure. Le lecteur peut y recourir.
Les pastiches en peinture sont peut-être encore plus abondants.
Les voyageurs savent qu'à Rome il y en a des fabriques régulières.
Les amateurs anglais se rappellent qu'il a existé à Lambeth, pendant assez longtemps, une manufacture de tableaux, lancés dans le commerce, comme sortis du pinceau de Morland.
Si Van Dyck n'était pas mort à quarante et un ans, mais avait vécu aussi longtemps que Titien, encore n'aurait-il pas eu le temps de peindre la moitié des portraits qu'on lui attribue. Les faux Raphaël et Titien se rencontrent fréquemment à Londres.
Terminons notre Essai sur les Pastiches par ces mots de Pline le jeune:—
"Verum de his plura fortasse quam debui, sed pauciora quam volui." viii. 16.
FIN.