Supercheries littéraires : $b pastiches, suppositions d'auteurs dans les lettres et dans les arts
SECTION SECONDE.
DES PASTICHES COMPOSÉS COMME EXERCICE DE STYLE OU AMUSEMENT, ET DES SUPPLÉMENTS D'AUTEUR ET INTERCALATIONS.
"Idem duo quum faciunt, non tamen est idem."
—Publius Syrus.
Nous ne pouvons mieux commencer cette section, qu'en citant les paroles d'un habile pasticheur, pour expliquer ce qui engage un écrivain à ce labeur d'imitation:—"La première impulsion à laquelle il faut attribuer le goût d'imiter différents auteurs, c'est le charme secret et involontaire que l'on éprouve à leur lecture, c'est la convenance de leurs pensées, la beauté de leurs sentiments, la magie de leur style qui nous séduit. On ne peut manquer de perfectionner son propre goût, par l'imitation des plus beaux modèles."[139]
[139] Avant-propos du recueil des Pastiches de N. Chatelain.
Cependant il faut bien y prendre garde, il y a un écueil en naviguant dans ces eaux, et notre auteur y a échoué, comme nous l'avons vu ci-dessus.
Après avoir présenté au lecteur un précis historique de la plupart des pastiches anciens et modernes, suppositions d'auteur et supercheries, composés avec l'intention plus ou moins prolongée de mettre en défaut la sagacité du public,[140] donnons une esquisse de ceux qui ne furent qu'un amusement et un exercice de style.
[140] Nous disons la plupart, parceque les anciens seuls occuperaient un fort volume en ce genre, et les modernes, au moins trois ou quatre. Chez les premiers, par exemple, à commencer par Homère, qu'on lise le 3me livre de la Science Nouvelle, de Vico "De la découverte du véritable Homère," et l'on verra que de pages il faudrait consacrer aux Rapsodes dont les chants divers ont formé l'Iliade et l'Odyssée.
Tous les savants sont persuadés aujourd'hui que les différentes productions publiées sous le nom de l'antique Orphée, ne sont pas de lui. Platon, dans sa République, s'exprime avec mépris sur ces poèmes que des charlatans décoraient des noms d'Orphée et de Musée. Onomacrite, au rapport d'Hérodote, était un faussaire de profession. Saint Clément d'Alexandrie lui attribue les poèmes d'Orphée. Boxhorn et Barthius n'ont-ils pas attribué à un poète ancien, la satire de Lite, du chancelier L'Hôpital?
Qui n'a pas entendu parler de Phalaris, tyran d'Agrigente, dont les célèbres épîtres, écrites six cents ans avant Jésus-Christ, dans le dialecte attique usité sous les Antonins, ont donné lieu à la controverse remarquable entre le savant Bentley et Charles Boyle? Déjà Photius les regardait comme apocryphes, et les raisons qu'en donna Bentley, ont été analysées avec élégance par Hippolyte Rigault dans son histoire de la querelle des anciens et des modernes.
Les curieux pourront encore trouver dans cette dissertation de Bentley, l'examen des fausses lettres de Thémistocle, d'Euripide, de Socrate, et des fables Esopiques.
Du même genre est la lettre d'Alexandre à Olympias et à Aristote, sur les merveilles de l'Inde, qui a joui si longtemps d'une étrange autorité, et que Berger de Xivrey a insérée dans ses Traditions Tératologiques.
"Un homme d'esprit, dit l'abbé d'Artigny, qui se serait fait une parfaite étude d'un auteur, pourrait sans doute si bien l'imiter, qu'il serait difficile de distinguer le style de l'un, de celui de l'autre."[141]
[141] Nouveaux Mêlanges d'Histoire et de Littérature, tome i., p. 358.
Nodier raconte une anecdote assez curieuse qui prouve la vérité de cette opinion. A la fin du siècle dernier, il y avait un pauvre auteur dont la fureur était de correspondre avec les hommes de génie du temps. Comme ses lettres restaient presque toujours sans réponse, il prenait le parti de s'en faire lui-même, et il y mettait tant d'art, que J. J. Rousseau, lisant dans une feuille publique, un de ces singuliers pastiches qui lui était attribué, n'osa pas affirmer que la réponse n'était pas réellement de lui, tant l'auteur avait imité heureusement le style de Rousseau.[142]
[142] L'embarras et le doute de Rousseau ressemblent à ce que dut éprouver Voiture par l'espièglerie de Madame de Rambouillet. Il avait lu un sonnet de sa façon à un indiscret ami, qui le retint et en donna copie à la Marquise.
Celle-ci le fit imprimer et introduire dans un de ces recueils de vers, alors si nombreux. Quand Voiture vint réciter ce sonnet à l'hôtel, on lui montra le livre. Le sonnet imprimé et le sien étant tout un, le poète finit par croire que ces vers qu'il s'imaginait avoir composés, il s'en était ressouvenu seulement. On rit longtemps avant de le désabuser. ("Précieux et Précieuses," par Ch. L. Livet. 1 vol. 8º, p. 30. Paris, 1859.)
Dans les temps anciens on pourrait, peut-être sous un double rapport, ajouter comme pastiches, à ceux que nous avons cités dans l'introduction, le roman grec de Nicetas Eugenianus, "Les amours de Drosille et de Charicles." L'auteur avoue franchement qu'il ne vise pas à l'originalité, et qu'il ne fait qu'imiter Prodrome (auteur du 12me siècle), qui composa en vers ïambes irréguliers, le poème de "Rhodante et Dosiclès." En effet, Eugenianus copie scrupuleusement toutes les situations du roman de Prodrome, et de plus, dit Boissonnade, elles ne sont décrites qu'avec des centons malassortis d'Anacréon, de Théocrite, de Bion, de Moschus, et de Musée.
Les deux romans de "Théagène et Chariclée," par Héliodore, et de "Leucippe et Clitophon," d'Achille Tatius, doivent se placer dans la même catégorie. Tous deux ont une ressemblance tellement frappante, qu'il est impossible d'y voir deux œuvres originales, et dont l'une ne soit pas le pastiche de l'autre. Mais lequel des deux est le plus ancien ouvrage, est une question non encore résolue d'une manière absolue.[143]
[143] Voir "Les Romans Grecs et Latins," par Victor Chauvin, in 12º. Paris: Hachette, 1864, et Boissonnade, "Critiques Littéraires."
Les pastiches latins sont assez fréquents aux 16me et 17me siècles, et c'est surtout à ces époques que l'on peut voir les intimes rapports qu'il y a, entre ce genre et les centons. Nous avons donné, dans un précédent ouvrage,[144] quelques renseignements sur des auteurs dont les écrits se rapprochent d'avantage du pastiche, que du genre dans lequel nous les avons classés. Ainsi, L'Anacreon Chistianus que le jésuite Gilbert Jouin publia en 1634, et dont Titon du Tillet vante l'élégance, est un vrai pastiche, avec lequel voulut rivaliser, plus d'un demi siècle plus tard, le célèbre professeur de grec à l'université de Cambridge, Joshua Barnes, en publiant sous le même titre, deux odes anacréontiques, pour prouver, disait-il, que G. Jouin n'avait pas assez approfondi le rythme poétique et la langue du poète grec.
[144] "Revue Analytique des ouvrages écrits en centons, depuis les temps anciens, jusqu'au 19me siècle." Londres: Trübner, 1868.
Ce genre d'amusement était assez commun alors. Le jésuite Famino Strada inséra dans ses "Prolusiones Academicæ," des essais et des harangues, pastiches latins qu'il n'aurait eu qu'à supposer tirés de quelque vieille bibliothèque, en y ajoutant un commentaire, pour prouver l'identité de style avec celui des auteurs qu'il avait imités.[145]
[145] Il ne faut pas pousser trop loin les rapports, souvent intimes, qui existent entre l'imitation et le pastiche, sinon on arriverait à dire avec Macrobe, que Virgile dans sa description de la ruine de Troie, et de son cheval de bois, ne donne qu'un pastiche de Pisandre qu'il a copié assez littéralement. Il en serait de même du 4me livre de l'Enéïde, qui n'est guère qu'une décalque de l'amour de Médée pour Jason, dans le 4me livre des Argonautiques d'Apollonius. La couleur et presque tous les traits du tableau de la peste du 3me livre des Géorgiques sont pris dans la description qu'en a faite Lucrèce, dans son 6me livre.
Au commencement de l'Enéïde la tempête et les plaintes de Vénus à Jupiter sont une véritable imitation-pastiche du 1er livre de la guerre Punique de Nevius.
Ainsi parle Macrobe, qui continue cet examen pendant près de 250 pages in 8º, dans le 5me et 6me livres de ses Saturnales.
On est étonné du grand nombre et parfois du tour agréable de ces sortes d'imitation de l'antiquité profane, que la ferveur ascétique et la mysticité ont fait composer, dans la langue des auteurs grecs et latins, pendant plus de deux siècles en France, en Italie, en Belgique et en Allemagne.
Le père Benardin Stephonio, dont les vers posthumes furent publiés à Rome, in 1655, et qui avait commencé par écrire, comme exercice, des imitations chrétiennes, en mètre et en rythme, anacréontiques, composa un excellent pastiche de Pervigilium Veneris, qui se lit encore aujourd'hui avec plaisir.[146]
[146] In Natalibus Christi noctem, Carmen trochaïcum, en voici le début:
Pour montrer combien il eût été facile à ces écrivains de tromper les lecteurs, nous pouvons citer l'anecdote que l'abbé Regnier Desmarais raconte lui-même dans ses Mémoires.[147]
[147] "Mémoires de Littérature" (par Sallengre), tome i., page 64.
"A mon retour en France, dit-il, je me mis à entretenir commerce de lettres avec diverses personnes en Italie, et particulièrement avec l'abbé de Strozzi, résident pour le roi, à Florence. J'écrivais toujours en italien. Or, ayant composé alors une ode, et l'ayant envoyée à l'abbé Strozzi, il s'en servit pour faire une tromperie à deux ou trois académiciens de la Crusca, de ses amis. Pour cet effet, il supposa que Leo Allatius, bibliothécaire du Vatican, lui avait écrit qu'en revoyant le manuscrit de Pétrarque, qui y est conservé, il en avait trouvé deux feuillets collés, et que les ayant séparés, il y avait trouvé l'ode qu'il lui envoyait. La chose parut d'abord difficile à croire, ensuite la conformité du style et des manières la rendit vraisemblable, et quand elle fut éclaircie, M. le Prince Léopold, protecteur de l'Académie de la Crusca, auquel l'abbé Strozzi faisait voir toutes mes lettres, proposa à l'Académie de m'élire, ce qu'elle fit."
Dans un volume que nous croyons très rare et que ne possède pas le Musée Britannique, on rencontre des pièces de vers en latin, en français, en italien, en hollandais, parmi lesquelles se trouvent quelques pastiches de l'époque dont nous nous occupons.[148]
[148] "Lusus imaginis Jocosœ, sive Echus à variis poetis, variis linguis et numeris exculti." Ex bibliothecâ Theod. Dousæ, accessit M. Schoockii dissertatio de naturâ soni et echus.
Ultrajecti. Acad. Typog. 1638, in 8vo.
Ce ne fut pas la poésie seulement qui cultiva ce genre. Les vies d'Annibal et de Scipion qu'on trouve dans l'édition du Plutarque, publiée par Campanus, furent composées par Donat d'Acciaioli, son contemporain. Plusieurs écrivains ont de bonne foi cité ces vies comme étant de Plutarque. Jean Rualdus, qui ajouta beaucoup de notes à l'édition de cet auteur, en 1624, imputa la supposition de ces biographies, à la malice d'Acciaioli. "Afin de donner plus de crédit à son ouvrage, dit-il, l'auteur débita qu'il avait traduit ces vies du grec de Plutarque."
Rualdus avait tort d'accuser le Florentin de vouloir tromper ses lecteurs, car dans une de ses lettres à Pierre de Médicis, il avoue qu'il n'a eu d'autre intention que de composer des pastiches, recueillis, dit-il, de divers auteurs grecs et latins.[149]
[149] Voir "Histoire de l'Académie Royale, des Inscriptions et Belles Lettres," tome iii. page 286, in 8vo. Amsterdam, 1731.
Dans une pièce anonyme qu'on peut lire au troisième volume des Mémoires de Littérature de l'abbé d'Artigny, qui a pour titre "Description du Château de Delphes," et censée avoir été envoyée de St Pétersburg à un journaliste de Paris, Avril 1750, on énumère assez longuement les principales raretés que renferme la bibliothèque de ce château.
Or ces livres cités ne sont que des suppositions d'auteur; ainsi il mentionne les œuvres de L. Varius, ce célèbre poète tragique, dit-il, ami d'Horace et de Virgile, qui y sont en six volumes;[150] ce manuscrit est unique. On trouve encore dans cette bibliothèque, un "Pétrone complet en vingt-huit livres, et écrit en lettres rouges."
[150] Cette supposition d'un manuscrit de L. Varius, donna peut-être l'idée au médecin de Groeningue, Heerkins, de mettre sur le compte de ce poète latin, une tragédie de Progné, composée par un Vénitien du seizième siècle.
Il y a un mémoire intéressant de Aug. Weichert, intitulé "Dissertatio de Lucio Vario." Lipsiæ, 1829.
On pourrait parfois confondre le pastiche et la parodie, comme dans l'exemple donné par Boileau, en imitation des vers de Chapelain, dont il imite admirablement la rauque et barbare harmonie. C'est là le pastiche critique ou satyrique que Rabelais a aussi employé avec succès dans son discours de l'écolier Limousin, pastiche des "Angoisses de Dame Hélisenne de Crenne,"[151] disent quelques commentateurs; mais plutôt du Champfleury de Geoffrey Tory, où l'on rencontre des phrases toutes semblables. Ne semble-t-il pas que Rabelais a voulu aussi faire un pastiche-parodie du "Triumphus Cæsareus," que Kirker a mis à la tête de son "Œdipus Ægyptiacus," et qui est composé de vingt-cinq langues, lorsque Panurge dans son discours d'introduction à Pantagruel, emploie successivement quantité de dialectes dont plusieurs ne sont que du baragouin?
[151] Rigoley regarde ce nom comme un pseudonyme. Les ouvrages qui portent ce nom d'auteur, ne furent pas publiés avant 1538; or le second livre de Pantagruel, où se trouve ce discours, parut en 1532.
Le pastiche, la parodie et le centon se rapprochent souvent de telle manière, que la théorie du Recteur David Hopp, peut presque faire appliquer aux trois genres, ce qu'il dit de la parodie seulement: "Auctorum sententias ad dissimilia argumenta transferre, servatis quantum fieri potest, ipsorum verbis."
Giles Menage, auquel ses contemporains reprochaient d'être centoniste, parodiste et plagiaire, paraît s'accuser involontairement d'être tout cela, dans cinquante ou soixante pages de "l'Anti-Baillet."[152]
[152] Edition en 4to de 1728.
C'est surtout dans les temps modernes qu'on a employé cette imitation satirique du style, comme une œuvre de critique littéraire; et comme étude, elle a son utilité et son mérite. L'on a souvent écrit qu'en fait de style, l'écrivain ne doit chercher à imiter personne, que chacun a son style à lui, d'après son tempérament et la tournure de ses idées. Il n'en est pas moins vrai qu'on ne perd jamais rien à chercher, en commençant à écrire, à prendre pour modèles les grands écrivains. Dans ce sens, s'essayer aux pastiches des auteurs célèbres, peut avoir son bon côté. Ce n'est jamais en vain que l'on s'approche de ces foyers de l'intelligence; il en reste sur la pensée et sur la forme qu'on lui donne, un mystérieux rayonnement. Aussi même les grands écrivains Balzac, Boileau, La Bruyère, et d'autres, n'ont pas dédaigné de s'amuser parfois à cet exercice. Outre la parodie de Racine auquel Boileau contribua, ce satiriste s'entendait très bien aussi au pastiche véritable. Dans ses œuvres on en rencontre deux extrêmement bien faits. L'un d'après Balzac écrivant des Champs Elysées à M. le duc de Vivonne, au sujet de ses victoires, qui, dit-il, réveillent des gens endormis depuis trente ans, etc., l'autre, d'après Voiture, au même seigneur, aussi pour le complimenter sur ses hauts faits.
La Bruyère a composé un agréable pastiche d'après Montaigne, au chapitre cinq, "De la société et de la conversation."
"Je veux avoir mes coudées franches, et estre courtois et affable à mon point, sans remords ne conséquence. Je ne puis du tout estriver (lutter) contre mon penchant, et aller au rebours de mon naturel qui m'emmeine vers celui que je treuve à ma rencontre. Quand il m'est égal, et qu'il ne m'est point ennemy, j'anticipe sur son accueil, je le questionne sur sa disposition et santé; je luy fait offre de mes services, sans tant marchander sur le plus ou sur le moins, ne estre, comme disent aucuns, sur le qui-vive.
"Celuy-là me deplaist qui, par la cognoissance que j'ay de ses coustumes et façons d'agir, me tire de ceste liberté et franchise. Comment me ressouvenir tout à propos, et d'aussy loing que je vois cet homme, d'emprunter une contenance grave et importante, et qui l'avertisse que je crois le valoir bien, et au de là; pour cela de me rementevoir de mes bonnes qualités et conditions, et des siennes mauvaises, pour en faire la comparaison? C'est trop de travail pour moy, et ne suis du tout capable de si roide et si subite attention," etc.
Au chapitre cinq "de la cour," La Bruyère a un autre passage en vieux style que M. Augier croit être aussi un pastiche, mais l'auteur ne le donne pas pour une imitation de Montaigne, ainsi qu'il le fait dans celle que nous venons de citer. Walckenaer pense que La Bruyère donne ici une citation vraie.
Ne pourrait-on pas regarder comme un pastiche mal réussi, les "Essais dans le goût de ceux de Montaigne," composés en 1736 par le Marquis d'Argenson, réimprimés à Amsterdam en 1785?
Nous citerons plus loin d'autres pastiches d'après Montaigne, qui, avec Balzac, le grand épistolier, a été l'objet de fréquentes imitations de cette espèce. Une des plus élaborées d'après ce dernier écrivain, est "La Comédie des Comédies," composée des passages les plus ampoulés de Balzac, dont on cherche à faire ressortir le ridicule.[153]
[153] Cet opuscule publié sous le nom de Péchier, est très probablement de René Bary.
On se rappelle le bruit que fit, dans le temps, la querelle entre Madame Dacier et Lamotte sur la prééminence des anciens. Elle avait défendu Homère en style fort lourd et plein de pédanterie, et son antagoniste lui répondit dans ses "Réflexions sur la critique," avec une grâce et une politesse que d'Alembert qualifie de chef-d'œuvre d'élégance.[154] L'année qui suivit l'essai de Mme Dacier, "sur les causes de la corruption du goût," un anonyme publia à Paris, sous le même titre, un pastiche de cet essai, dans lequel il prétend que le véritable moyen de ramener le bon goût chez les modernes, est de revenir à l'étude de la cuisine chez les anciens. "Les peuples, dit-il, changent leur goût moral, en changeant leur cuisine. Si les grecs modernes, malgré l'influence du soleil levant,[155] restent dans l'avilissement, c'est qu'ils ne se nourrissent plus à la manière de leurs ancêtres"[156]. Il conclut que, si l'on proscrivait la cuisine moderne en la remplaçant par celle d'Apicius, tous les Chapelains seraient des Homères, les Desmarets, des Virgiles, les poètes lyriques, des Pindares, les avocats, des Démosthènes.[157]
[154] "Eloge de Lamotte." Au sujet de cette querelle, voir le tome iv. de La Bibliothèque Française, de l'abbé Goujet, et Le Cours de Littérature de La Harpe.
[155] Mme Dacier avait parlé, de la renaissance du bon goût "chez les nations favorisées des regards du soleil levant," phrase dont les mauvais plaisants s'étaient égayés.
[156] Il est curieux de comparer cette idée émise en plaisantant, avec le système sérieux de M. Taine, dans son "Histoire de la Littérature Anglaise," sur l'influence exercée par la nourriture sur les idées littéraires d'Angleterre.
[157] On trouve l'analyse de ce pastiche-critique dans "Le Chef-d'œuvre d'un inconnu," tome ii. page 464.
La même année que parut l'attaque de Mme Dacier, fut publié pour la première fois, par de Saint Hyacinthe, "Le Chef-d'œuvre d'un inconnu." Cette satire peut être considérée comme une réunion de divers pastiches des commentaires niais et sans fin du 17me siècle, qui égaraient l'esprit et corrompaient le goût. Souvent en effet, les Burmann, les Scaliger, les Schoppius, et autres s'emparaient de l'ouvrage d'un ancien, moins pour en éclaircir le sens, que pour faire un vain étalage d'érudition et de pédanterie. Un des plus curieux exemples de ces sortes de commentaires, lequel Palissot a présenté comme la véritable source du "Chef-d'œuvre d'un inconnu," est un traité latin sur le "Cantique des Cantiques," où le moine flamand Titelman emploie trois cents pages de petit texte très serré, pour nous donner des explications saugrenues et indécentes, sur le poème hébreux. Toutes les fictions étaient pour ces savants des emblèmes ingénieux qui, sous des dehors bizarres, cachent les secrets les plus mystérieux de la nature, les préceptes les mieux raisonnés de la morale et les plus utiles maximes de la politique.[158]
[158] "Chef-d'œuvre d'un inconnu," tome i. page 324, de l'édition, donnée par Leschevin, et qui a effacé toutes les autres.
Il existe plusieurs imitation-pastiches de cet ouvrage, comme on peut en voir les détails dans les notes du second volume.
Cervantes, dans sa préface de Don Quichotte, a aussi tourné en ridicule, comme Saint-Hyacinthe, les commentateurs et leurs notes marginales, leurs citations et leurs folles imaginations.
L'abbé Galiani, l'ami intime de Madame d'Epigny, réussit aussi très bien à se jouer des savants par des pastiches. Il publia à Naples un recueil, contenant un certain nombre de pièces attribuées aux académiciens de cette capitale, et où il avait singé, avec un rare bonheur, leur manière d'écrire. Comme c'était un éloge funèbre du bourreau, le public fut d'abord étonné, mais la mystification fut aussitôt avouée aux applaudissements universels.
Un pastiche de la plaisanterie de Sénèque sur la mort de l'Empereur Claude, a été inséré, par un anonyme, dans l'histoire de Pierre de Montmaur, par de Sallengre. Il est intitulé "Monmor Parasitosycophantosophistœ Ἀποχραποθἐωσις" c'est à dire: la Marmitodéïfication de Montmaur. Cette pièce latine n'a rien de commun avec la Métamorphose de Gomor en marmite, que l'on trouve dans le même recueil, et qui est l'œuvre de Dalibray.
L'abbé Desfontaines que la colère de Voltaire a trop fait déprécier, a composé un pastiche-critique amusant des harangues officielles de l'Académie Française,[159] dont il fit ressortir l'enflure et le ridicule.
[159] Discours de remerciement prononcé par Messire Christophe Mathanasius, lorsqu'il fut reçu à l'Académie Française.
L'imitation d'une ancienne tragédie latine composée au 16me siècle, comme amusement littéraire, par Gregorio Corrario, vénitien, protonotaire apostolique, trompa si bien un pauvre savant hollandais, Nicolas Heerkens, qu'il crut cette pièce composée par Lucius Varius, poète tragique du temps d'Auguste. Il avait reçu le manuscrit d'un religieux d'un couvent d'Allemagne où il avait fait un voyage. On douta de cette origine sans raisons suffisantes, nous semble-t-il; et, parceque Heerkens fit plusieurs tentatives pour faire imprimer cette tragédie comme une pièce ancienne inédite, tandis que l'abbé Morelli découvrit qu'elle avait déjà été imprimée en 1558, on accusa le savant hollandais de vouloir mystifier le public. A notre avis, c'était lui qui était le mystifié, et en lisant les détails de cette affaire dans le 3me vol. des Mêlanges de Chardon de la Rochette, nous ne pouvons que plaindre Heerkens de n'avoir pas su qu'un Vénitien s'était amusé à composer une tragédie latine à l'imitation des anciens.
A propos de pastiche de tragédie, rappelons celle d'Iphigénie de M. M. Leclerc et Coras, où les auteurs ont suivi pas à pas la tragédie du même nom, que Rotrou avait donnée trente-cinq ans auparavant.
En comparant les deux pièces, on voit qu'ils ont employé les mêmes situations, la même marche, souvent les mêmes pensées.
Patin, dans "Etudes sur les tragiques grecs," dit que cette triste Iphigénie, pour laquelle ils se disputèrent tous deux, ressemblait trop à celle de Rotrou, pour qu'ils y eussent droit l'un ou l'autre.
On connaît l'épigramme de Racine:—
Parmi les hommes de talent qui, par une pure fantaisie, ont employé leur plume à imiter le style des grands écrivains, il faut placer Nicolas Chatelain. Ce littérateur, né à Rotterdam en 1769, se fit naturaliser en Suisse, et fixa sa résidence à Rolle, dans le canton de Vaud, où il mourut vers le milieu de notre siècle. Il nous a laissé deux collections de pastiches,[160] où une vingtaine d'auteurs sont très spirituellement imités et critiqués.
[160] 1º, "Pastiches, ou imitations libres de style de quelques écrivains des 17me et 18me siècles." 1 vol. in 8º. Paris: Cherbuliez, 1855.
2º, "Lettres de Livry, ou Madame de Sévigné, juge d'outre-ridicule." 8º. Genève, 1835.
Dans les lettres de Livry, il renferme dans un cadre fictif, ses propres idées, et il les exprime dans un style très rapproché de celui de modèle.
Ce jeu d'esprit a reçu son titre de la délicieuse campagne de Livry, où Mme. de Sévigné est supposée se retirer pour rendre compte tout à son aise, à Mme. De Grignan, avec l'aide de son fils et de Corbinelli, des ouvrages nouveaux.
Chateaubriand a une grande part dans cette satire spirituelle du style moderne.
Quérard, à l'article Sévigné, dit que cette publication est un pastiche, sans être une mystification, puisqu'on y fait l'analyse d'ouvrages de l'époque actuelle, et il l'attribue à N. Chatelain. Toutefois M. Rostain, le savant bibliophile de Lyon, n'est pas éloigné de croire qu'il est l'ouvrage de feu M. Gaultier, professeur distingué de Genève, où cette brochure a, selon toute apparence, été composée.[161]
[161] Elle se compose de 103 pages. Imprimée à Paris en 1835, elle est devenue fort rare, et mériterait d'être réimprimée.
La première des quinze lettres que renferme ce recueil commence ainsi:—
"Voilà qui est dit, ma fille, j'y consens: pour satisfaire à votre curiosité, et amuser votre paresse, je vous enverrai, à fur et à mesure qu'ils paraîtront, des extraits de tous ces ouvrages nouveaux et si bizarres qui nous poursuivent. Vous jugerez des pensées et du style, et par cela même des auteurs.
"M. De Pomponne en prit l'autre jour un hoquet à force de rire; nous crûmes le perdre pour ce chien de livre."
Dans la troisième lettre, elle raconte une visite qu'elle a faite à M. De Sainte Beuve, célèbre casuiste, qui occupa en 1643, une des chaires royales de théologie, et qui était lié avec ce que l'école de Port-royal renfermait d'hommes les plus méritans.
"Je le trouvai les mains jointes, dit Mme De Sévigné; quand il me vit, il s'empoigna la tête, et me dit, Madame, vous connaissez tous mes chagrins; j'ai un neveu qui fait des romans, et quels romans!"
Là-dessus il examine le style de Volupté, du Sainte Beuve du 19me siècle, et après avoir lu le portrait de religieuse que l'auteur y décrit, il ajoute, "Il n'est pas permis d'écrire ainsi. Un visage macéré avec un éclair d'aurore inaltérable; une créature dont la chair est contrite, et puis un suaire qui illumine, un amoureux sourire intérieur qui ne dissipe jamais le perpétuel nuage!"
La lettre continue ainsi et finit par la critique des poésies de Joseph Delorme et des Consolations.
La quatrième lettre expose les plaintes que fait Guez de Balzac, de son fils naturel qui, dit-il, fait des Scènes de la vie privée, par douzaines, et détruit la langue par ses tours et ses expressions étranges.[162]
[162] Il est curieux de comparer à plus de trente ans de distance, cette opinion sur le style de Balzac, avec celle de H. Taine, dans ses "Nouveaux Essais de Critique." Elle est singulièrement sévère: "Son style choque ou étourdit, dit-il, c'est un artiste violent, malade, hors de qui les idées font péniblement explosion en style chargé, tourmenté, excessif," etc.
Dans deux autres lettres bien imitées, Victor Hugo est moins maltraité que Sainte Beuve et Balzac, et les dernières plaisantent d'une manière très agréable, sur les expressions et les tendres sentiments de M. de Chateaubriand pour Mme. de Récamier.
Il est à regretter que N. Chatelain n'ait pas inséré dans son recueil de Pastiches et imitations libres, une autre lettre de Mme. de Sévigné, publiée en 1829, sous le titre de "Visite de Mme. de Sévigné, à l'occasion de la Révocation de l'Edit de Nantes." C'est un tour de force vraiment remarquable, car il est impossible de mieux imiter le style.
Deux nouvelles lettres pastiches du même auteur, sur cet axiome politique, "Il faut mater le peuple par la prospérité," ont été publiées en 1839, dans un opuscule intitulé La Muselière.
Chatelain rappelle, dans un appendice, que Mlle. Lespinasse, cette charmante lectrice de Mme. du Deffand, a ajouté deux chapitres pastiches au voyage sentimental de Sterne. Elle y célèbre avec grâce et bonheur deux bonnes actions de cette dame. Ces chapitres ont été insérés dans les œuvres posthumes de d'Alembert.
On se rappelle la vogue qu'eurent durant la première moitié de ce siècle, les Mémoires du fameux Prince Eugène de Savoie. Les faits y sont si bien exposés (comme aurait pu le faire le héros qui humilia si fort Louis XIV.) que le public s'y laissa prendre d'abord, mais la supercherie fut découverte par Fontanes, et aussitôt avouée par le Prince de Ligne.
En donnant à son tour un recueil de pastiches de quelques grands écrivains, le Marquis du Roure exprime, après chacun des sept morceaux qu'il compose, son jugement sur l'original, afin de montrer le mécanisme, si nous pouvons employer ce mot, de ces sortes de compositions.[163]
[163] "Réflexions sur le Style Original."
Ce livre est extrêmement rare, n'ayant été tiré qu'à soixante exemplaires pour être distribués aux personnes dont le nom est imprimé en tête de chaque exemplaire.
"L'originalité, dans l'acception littéraire, ne saurait être un mérite en soi, dit l'auteur, car elle tient souvent à certains défauts de l'écrivain, à ce qu'on nomme dans les arts, soit de l'esprit, soit de la main, la manière. Il perd ou néglige la trace des vrais modèles, pour faire autrement qu'eux.
"De là vient que les pastiches les plus habilement dessinés, déguisent les beautés de l'original, au lieu de les reproduire, parceque ces pastiches, étant faits d'après des parties saillantes, c'est à dire, défectueuses, réunissent en faisceau des défauts qui, dans le type, sont du moins entremêlés de beautés véritables."
Voici son opinion sur La Bruyère: "Des ridicules extérieurs, et souvent des circonstances puériles, choisis de préférence, pour représenter un caractère; l'affectation de terminer ses tableaux par un trait inattendu, des réticences, des détours, des oppositions de mots; enfin, ce style prophétique qu'il faut souvent deviner, comme le disait Boileau, du style de La Bruyère, voilà ce que j'ai imité. Il y a de tout cela chez le peintre des Caractères, mais ce n'est pas là ce qu'on admire dans le portrait d'Irène, au chapitre de l'homme; dans celui d'Antisthène, au chapitre jugements; dans celui d'Emire, au chapitre des femmes; en un mot, ce n'est pas là ce qui met La Bruyère au premier rang des moralistes et des écrivains."
Après le pastiche d'après J. J. Rousseau, il ajoute:
"On peut reconnaître dans l'auteur de l'Héloïse à la multiplicité des antithèses, à des sentiments paraphrasés, enfin à un certain arrangement artificiel de mots, que son feu part de la tête, plutôt que de l'âme; qu'il ne se perd pas de vue dans ses plus fortes émotions; enfin qu'il est encore sophiste dans ses épanchements, et c'est par là que nous l'avons trouvé soumis aux contrefacteurs."
Ces remarques sont très propres à bien faire comprendre la théorie du pastiche, comme amusement littéraire.[164]
[164] Si dans les exemples qui suivent, le pastiche a souvent la forme, soit de la parodie, soit du centon, c'est qu'il est souvent difficile d'éviter la confusion des trois genres. C'est ainsi que Théodore Zuinger, dans son vaste travail encyclopédique intitulé "Theatrum humanæ vitæ" (5 vol. in fol.), les fait descendre tous, des rapsodes grecs: "Epici olim, dit-il, sua carmina recitabant et interpretabantur, donec rapsodi hoc munus invasêre, et Homeri primum, mox cæterorum poetarum illustrium simias se professi sunt, et ex iisdem centones consuerent. Digressis enim rapsodis et recitationem intermittentibus, lusus gratiâ, prodibant parodi qui omnia à rapsodis pronunciata, cum risu, inverterent, et præter rem seriam propositam, alia ridicula subinferrens. Ergo ut satyra ex tragœdia, mimus è comedia, sic parodia et centones, de rapsodia nati sunt."
Une brochure de 52 pages, publiée à Lyon, en 1810,[165] y occasionna quelque scandale, comme pastiche d'un véritable compte-rendu, mais où l'on avait imité le style, et entremêlé des remarques et des réflexions d'une critique très plaisante, sur les compositions littéraires de plusieurs auteurs Lyonnais de l'époque, prosateurs et poètes.
[165] L'Académie de Lyon en 1809, ou analyse raisonnée du compte-rendu des travaux de cette Académie.
Une critique-pastiche du même genre, mais d'une plus haute portée, et très sévère pour plusieurs des noms célèbres du commencement de notre siècle, parut en 1821, sous le titre de "L'Elysée, ou quelques scènes de l'autre monde." On l'attribue à Cadet de Gassicourt.
Le sujet est Napoléon I. paraissant devant le tribunal qui juge les rois, et la description de la séance extraordinaire de l'Académie Elyséenne, à l'occasion de l'admission de Napoléon au nombre des immortels.
Une idée assez originale, c'est que les ombres de tous ces grands personnages sont sous la condition imposée par le destin, de ne plus rien dire de nouveau. Ce qui fait que pour ne pas repenser sans cesse (comme s'exprime Mercier, à la page 44), elles puisent leurs discours dans les productions contemporaines, dont elles reproduisent les formes et les idées.
Ainsi Mercier, dans une conversation avec Mme De Staël, veut lui faire un compliment et lui dit, "Vous vous avancez comme l'aurore, votre bouche est comme une grenade entr'ouverte, et vos yeux sont purs comme les piscines de l'Hésébon. Vous êtes brillante comme une des roses mystiques sur un trône de candeur, semblable à la galère athénienne chargée de porter les présents sacrés de Cérès. O! je vous en conjure par les chevreuils des montagnes, soutenez-moi avec des fleurs et des fruits, car mon âme s'est fondue à votre voix."[166]
[166] Les Martyrs, et le Génie du Christianisme, passim.
Dans le discours prononcé par Mme De Staël devant l'Académie, elle fait un brillant panégyrique de Napoléon, en imitant les formes de ses "Considérations sur les Révolutions."
Après plusieurs autres discours satiriques, cette séance de l'immortelle Académie est terminée par des couplets, des cantates et des chants d'apothéose des écrivains les plus plats et les plus flagorneurs, de la littérature du premier empire.
L'emphase, souvent exagérée, de Chateaubriand, a naturellement donné lieu à de faciles pastiches. Un des plus amusants est, "L'Itinéraire de Pantin au Mont Calvaire,"[167] qui fut lu par toute la France, à cette époque, et dont la lecture, même aujourd'hui, est encore très plaisante.
[167] "Itinéraire de Pantin au Mont Calvaire, en passant par la rue Mouffetard, le Faubourg St Marceau, ceux de St Jacques et de St Germain, les Quais, les Champs Elysées, etc., etc.; ou, Lettres inédites de Chactas à Atala, ouvrage écrit en style brillant, et traduit pour la première fois du Bas-Breton," par M. De Chateauterne. In 8vo de 220 pages. Paris, 1811.
"Souvent aux rayons de la lune qui alimente les rêveries, au bord du ruisseau où les blanchisseuses de mon pays rendent à leur linge sa blancheur première, je croyais voir le Génie des souvenirs assis pensivement à mes côtés. Triste, mollement étendu sur une botte de paille, ressemblant à un jeune homme assis sur les bords d'un volcan, je voulais entretenir ceux qui m'environnaient; toutes mes promenades étaient muettes. Vastes déserts des hommes, bien plus tristes que ceux des bois, vous ne disiez rien à mon cœur. La parole distraite se perdait sur ma langue immobile. Une grande âme doit contenir plus de chagrin qu'une petite, et je n'étais occupé qu'à rapetisser ma vie."
Un jour Chactas veut mourir, mais une lettre d'Atala le sauve.
"Je disais au monde un éternel adieu, quand j'aperçus venir de loin le facteur du village, semblable au Génie des airs, secouant sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins; il s'avançait, heureux messager.
"Que me remit-il? une lettre d'Atala! à moi, qui depuis des siècles ne lisais plus pour m'amuser, qu'Homère et la Bible; qui cherchais à fondre dans les teintes du désert, et dans les sentiments particuliers de mon cœur, les couleurs de ces deux grands et éternels modèles."[168]
[168] Ce pastiche a de la ressemblance avec la critique qu'on trouve dans "Saint Géran, ou la nouvelle langue française," et dans "La suite de Saint Géran, Itinéraire de Lutèce au Mont Valérien," ouvrage dont nous avons parlé dans l'Essai sur la Parodie. Toutefois ceux-ci rentrent plutôt dans la classe des centons, que l'Itinéraire de Pantin, où l'on imite le style et les formes de langage, sans copier toujours les phrases mêmes.
Parmi les innombrables académies que vit briller l'Italie, se distingue celle des Arcades. Les membres cultivaient beaucoup le pastiche. Un d'eux, savant recommandable à bien des titres, Valperga de Caluso, fit imprimer à Turin, en 1813, deux épîtres d'Horace, adressées à l'Empereur Auguste. Dans la première, l'auteur déplore la mort de Mécène; l'autre est une espèce de protestation contre certaines théories littéraires. La prudente loyauté de Valperga s'épargna la supposition, si commode et si commune, d'un vieux manuscrit récemment découvert, et ne se cacha point d'avoir composé un pastiche que l'on était disposé à croire authentique, tant il était bien fait.[169]
[169] Voir "Une imposture littéraire," page 24. Nous avons déjà cité cette rare plaquette.
Dans les premières années de ce siècle, M. Ménégault publia sous le nom d'Angélique Rose Gaetan, un pastiche, tour de force original. Les 522 vers dont se compose le Mérite des femmes, par Legouvé, sont appliqués, avec identiquement les mêmes rimes, au Mérite des hommes.[170]
[170] Ce poème de Legouvé a souvent été soumis à la critique des pastiches et des parodies, tels que Le Démérite des femmes, par Pelletier; le Mérite des femmes travesti, etc. etc.
"La raison de ceci, dit malicieusement l'avant-propos, c'est que n'ayant pu trouver un dictionnaire de Richelet, dans tout mon département, et n'étant guère maîtresse de la rime, j'ai tout uniment suivi celles du Mérite des femmes."
Le lecteur a vu, dans la première section, des pastiches pris pour des compositions anciennes, mais qu'un écrit auquel l'auteur a mis son nom, soit regardé comme l'œuvre d'un antique grammairien, c'est ce qui est plus rare. Boissonnade, en rendant compte, dans ses Mêlanges, de la traduction en prose de l'Iliade, par le Prince Lebrun, raconte que le traducteur mit à son livre un discours préliminaire en grec, qui aurait fait beaucoup d'honneur à un helléniste de profession, et que, trompé par l'archaïsme de ce morceau, un anglais écrivit une dissertation pour prouver que c'était là évidemment une composition antique.
La même chose aurait pu facilement arriver à M. Victor Leclerc lorsqu'il publia en grec de bon aloi (en 1814), son poème grec de Lysis, trouvé sous les ruines du Parthénon, et traduit en vers français décasyllabes; mais il avoua qu'il en était l'auteur, à ses amis, et joignit au poème, une traduction en vers du Pervigilium Veneris.
En France, Rabelais et Montaigne ont très souvent été le sujet de pastiches, comme on a pu le voir ci-dessus; donnons-en encore deux exemples de notre époque.
Ch. Nodier, dans l'Histoire du Roi de Bohème, à l'article Navigation, décrit ainsi la position de Tombouctou:—
"... Des Tombuctiens rien ne vous sera présentement narré en ceste magnificque et seignieuriale histoire, que ne treuviez jà grabelé aux livres de Navigaige. Toutesfois n'en croyez mie ce fol ravasseur de Claude Ptolémée géographe, car il ne dégoise de Tombouctou que gaffes, bourdes, trupheries, gaberies Lucianicques, et phantasies abhorrentes à nature, telles que hommes cacamorphes et Siléniens à la queue de six empans. Mercy de dieu, que n'en avez vous de tant suppellative amplitude, vous aultres paillards de plat païs. Tombuctiens sont gens à priser entre tous humains, frisques, guallants, coquarts, bien advenants en leur maintien, bien advantagéz en nez, idoines à tous jeux plaisants, bons rencontres et honnestes devis, et voulentiers aymants mieulx cent messes dictes, qu'un voyrre de vin bu.
"Au demourant, féaulx subjects, beaux payeurs d'imposts, et furent aussy bons chrétiens que le fustes oncques."
Quant à Montaigne, le comte de Peyronnet, un des ministres de Charles X. en fit un pastiche des mieux réussis, durant son imprisonnement.[171]
[171] Pensées d'un prisonnier. 2 vol. in 12º. Bruxelles: Dumont, 1834.
Ce livre plein d'une noble philosophie pratique, et d'un style pur et correct, sera toujours lu avec plaisir.
"Au temps que je fis un précédent chapitre sur la solitude, poinct ne m'advisai-je que c'estoit une thèse double, et un subject à deux faces. De la volontaire, bien argumentai-je assez pertinemment et abondamment. De l'involontaire, je n'en dis mot, et ne scais pourquoy. Si est ce que la dernière a bien aultrement besoing d'admonition et de rencofort.
"Aujourd'huy le veulx amender. Ces forcenées discordes m'y ont faict songier, qui mettent tout en branle et en combustion. Vray est qu'on ne peult meshuy assurer de rien, et que tel sommeille bonnement chez soy, n'ayant faict à aulcuns ni tort, ni dommage, qui à l'adventure en sera osté à son réveil et mis en la geole, avec force maltraictement et pilleries en sus. Sera-ce rayson qu'il s'aille pour cela, désoler et pendre? Je me suis tasté et exprouvé l'esprit en ce subject n'y a guère, et tiens-je pour seure que de ceste incommodité là, il en soit comme de plusieurs ses pareilles, lesquelles tant plus on les envisaige de loing, tant plus vous semblent-elles oultrageuses. Mais que ne soyez assez fol pour laisser prendre et enserrer vostre esprit, de mesmes temps que vostre personne; bien vous veulz-je estre pleige et caultion que le reste vous sera tellement quellement légier à souffrir. L'essentiel est que l'âme soit libre. Gaignier ce poinct là, c'est ville gaignée; et est comme il fault faire nargue à vostre geolier, ne luy laissant de son prisonnier que la moindre part, en luy robbant l'aultre."
Nous avons vu plus haut comment Chatelain, dans ses Lettres de Livry, avait critiqué le style de Sainte Beuve, qui, dans son roman Volupté, n'avait pas encore atteint la vigueur montrée depuis dans ses Lundis. Balzac, dans une de ses nouvelles, "Un prince de la Bohème," fait aussi la satire de ce langage précieux. Nathan esquisse le portrait d'un raffiné, en se tenant toujours dans les eaux de Monsieur de Sainte Beuve, dit Balzac: "On voit dans cette existence une vie dégagée, mais sans point d'arrêt. Ce n'est plus le velouté de la fleur, mais il y a du grain desséché plein, fécond, qui assure la moisson d'hiver.... Ne trouvez-vous pas que ces choses annoncent quelque chose d'inassouvi, d'inquiet, ne s'analysant pas, ne se décrivant pas, mais se comprenant, et qui s'enflammerait en flammes épaisses et hautes, si l'occasion de se déployer arrivait? C'est l'acedia du cloître, quelque chose d'aigri, de fermenté dans l'inoccupation croupissante des forces juvéniles, une tristesse vague et obscure... "Assez! assez! s'écria la Marquise impatientée; vous me donnez des douches à la cervelle!"
Après une autre tirade dans le même genre, la Marquise demande: "Ah! çà, mon cher Nathan, quel galimatias me faites-vous là?" "Madame, répondit Nathan, vous ignorez la valeur de ces phrases précieuses; je parle en ce moment le Sainte Beuve, une nouvelle langue française."
Balzac ne s'attendait guère à être traité de la même façon, et à plus juste titre peut-être, si l'on en croit la critique de M. Taine.[172]
[172] Nouveaux Essais de critique et d'histoire, page 63, où une très sévère analyse est faite du style de Balzac.
En 1833, M. De Latouche publia une édition des poésies d'André Chénier, augmentée de pièces inédites et posthumes. A cette occasion, le célèbre chansonnier Béranger prétendit, d'abord de bonne foi sans doute, ensuite par entêtement, que la plupart des poésies d'André Chénier étaient de De Latouche, et il répétait sans cesse cette opinion extraordinaire. Il est vrai que De Latouche nia; mais la fatuité n'était pas son moindre défaut, et il laissa entrevoir qu'il avait beaucoup paré son poète, pour le montrer au public.
Ce peu de franchise dans la dénégation confirma l'idée de Béranger, qui n'avait jamais été initié par ses études à la belle antiquité, et il ne vit plus désormais dans Chénier, que des pastiches par De Latouche. Confondre ainsi ces deux écrivains, c'était faire preuve d'un goût douteux en poésie.[173]
[173] Voir la préface de l'édition critique des œuvres d'André Chénier, par M. Bec de Fouquières, 1 vol. gr. in 8º. Paris: Charpentier, 1862; et une note de Sainte Beuve, dans le Chateaubriand, tome ii. p. 303.
Si Béranger voulait voir un pastiche dans les vers d'André Chénier, Napoléon III a été accusé de n'avoir rien inventé et d'avoir tout pastiché, comme écrivain, comme politique, et comme socialiste, par M. Jules Clartie, dans son ouvrage "L'Empire, les Bonapartes et la Cour," où, en parlant de la fameuse théorie des hommes providentiels, mise en avant dans la "Vie de César," il montre qu'elle est empruntée tout au long à Hegel, dans son écrit sur Jules César, et sur sa mission dans le monde.
On a composé en France plusieurs ouvrages d'assez longue haleine, qui sont de véritables pastiches, tels que les Contes drolatiques de Balzac, dont le style, les formes et les idées de Rabelais sont imités avec une certaine affectation, "car, dit-il, dans une de ses historiettes, on treuve éternellement dans ses escripts resplandissants, ceste bonne philosophie à laquelle besoing sera de toujours recourir."
Deux fois la plume facile de Jules Janin s'est exercée, avec succès, à cette sorte de plaisanterie, dont la difficulté augmente en raison de la longueur des œuvres que l'on imite.
"L'âne mort et la femme guillotinée," est un pastiche-critique sanglant des romans à sensation, et il en développe le motif dans sa préface: "Je dois à la critique, pour m'excuser de l'affreux cauchemar que je me suis donné à moi-même, d'expliquer que, pour n'être pas dupe de ces émotions fatigantes d'une douceur factice, dont on abuse à la journée, j'ai voulu m'en rassasier une fois pour toutes, et démontrer invinciblement aux âmes compatissantes, que rien n'est d'une fabrication facile, comme la grosse terreur. Dans ce système, il faut voir avec les yeux du corps, bien plus qu'avec ceux de l'esprit, pour être dans le vrai. Ainsi je choisis par exemple un vaste emplacement ténébreux, sur le bord d'un précipice, ou sur le haut de quelque montagne; je creuserai autour un large fossé que le temps a rempli d'une boue noire et verte; sous ce fossé je placerai une prison féodale aux murs suintants, où je logerai à mon gré des forçats, des sorcières, des bourreaux, des cadavres, et autres agréables habitants bien digne de cet Eden."
L'autre pastiche de J. Janin était plus audacieux, car il faut avoir les reins forts pour imiter Denis Diderot, le père de Jacques le Fataliste et de l'Encyclopédie. Et cependant le volume, où il raconte les dernières années de la vie du Neveu de Rameau, est, pour l'imagination et pour le style, d'une vérité qui fait illusion d'abord. C'est la raison pour laquelle nous avons choisi de le citer ici, au lieu de le placer au rang des suppléments d'auteur.
Dans aucun de ceux-ci les écrivains ne se sont astreints à une aussi rigoureuse imitation du style de leurs modèles; ce qui en fait un véritable pastiche,[174] et en même temps un livre qu'on lit avec plaisir, jusqu'à la dernière page.
[174] La fin d'un monde et du Neveu de Rameau. 1 vol. in 12º. Paris: Collection Hetzel, 1861. Cet ouvrage est épuisé depuis longtemps.
Tout le monde sait le bruit que fit en 1807, la découverte de P. L. Courier, dans la Bibliothèque Laurentienne, à Florence, d'un manuscrit de la pastorale de Longus. Il contenait un passage assez long, resté jusqu'alors inconnu.
P. L. Courier fit tirer en 1810, soixante exemplaires seulement de la version d'Amyot, de cette pastorale, dans laquelle il introduisit une traduction du fragment nouvellement découvert, pastiche si parfait du premier traducteur, que très peu de lecteurs pourraient reconnaître l'interpolation sans avoir été prévenus.
Rappelons aussi un pastiche à peu près du même genre, composé par un autre érudit du premier ordre.
M. Littré, voulant montrer que le français du 12me siècle était plus capable de reproduire Homère, dans une langue plus conforme au génie de l'antiquité, que le français moderne, traduisit le premier livre de l'Iliade, dans le français de cette époque. C'est un ingénieux tour de force.[175]
[175] Voir "La Poésie Homérique et l'ancienne Poésie Française," dans la Revue des deux Mondes, du 1er Juillet 1847.
L'amusement littéraire du pastiche a été cultivé en Angleterre, surtout comme satire, tantôt en adoptant un nom ancien, tantôt en imitant, d'une manière outrée, le plan et le style d'ouvrages modernes, ce qui donne à ces compositions un air de parodie.
On en trouve, entr'autres, deux exemples amusants dans le recueil célèbre de Poetry of the Anti-Jacobin, extraits d'une publication hebdomadaire de la fin du siècle dernier, remplie de satires politiques et jeux d'esprit, des hommes les plus célèbres de l'époque.
M. R. Payne Knight ayant publié un poème didactique en six livres, intitulé "The Progress of Civil Society," le fameux Canning et ses amis, en firent un pastiche-parodie, accompagné de notes critiques et philosophiques, sous le titre de "The Progress of Man."
Vers le même temps un Docteur Darwin publia "The Loves of Plants and Economy of Vegetation," dont on fit les plus magnifiques éloges, et que le même Canning et son collègue Frère parodièrent dans un poème ridicule, "The Loves of the Triangles."
Dans le même genre est une brochure, aujourd'hui très rare, et imprimée à Oxford en 1865, sous le titre de "The Dynamic of a Particle, with an Excursus on the New Method of Evaluation as applied to π."
L'introduction est très originale; nous en donnerons un extrait dans nos REMARQUES de la fin du volume.
En Angleterre, le pastiche prenait généralement les allures de la parodie, comme on peut le voir dans notre essai sur ce dernier genre, où les pièces du Bon Gaultier, par le poète Théodore Martin, et celles publiées par le pamphlétaire Hone, sont de véritables pastiches.
De notre temps, c'est encore, en prenant la satire pour guide, que Thackeray a fait le pastiche de la manière et du style de plusieurs romanciers renommés.[176]
[176] "Novels by Eminent Hands."
Le pastiche-parodie de Harry Lorrequer, par Charles Lever, est surtout une pièce inimitable. A propos de pastiches des romanciers en Angleterre, rappelons pour mémoire ceux de la célèbre Aphra Behn, qui donna comme authentiques les lettres de ses amants de Flandre, qu'elle employa dans la composition de ses romans. La fraude était évidente de la part de celle qui s'était inventé un mari imaginaire; aussi personne ne s'y laissa prendre.
Voir la nouvelle édition qu'on vient de publier des œuvres d'Aphra Behn, 6 vol. in 8º. Londres: Pearson, 1871.
La manière de Sir Bulwer Lytton, de Lever, de James et de D'Israéli est si fidèlement imitée, qu'on ne peut s'empêcher de reconnaître immédiatement la forme de la pensée et le style des originaux, sauf l'exagération requise pour en faire la critique.
Un auteur américain a adopté le même moyen pour faire la satire des romans d'écrivains français, et tour à tour M. Bret Harte a appliqué la férule sur Alexandre Dumas, Victor Hugo, Michelet, aussi bien que sur Ch. Dickens, Charlotte Bronté, Wilkie Collins, et autres. Seulement, comme il est d'habitude en Amérique d'outrer toute chose, Bret Harte s'est abandonné à la parodie.
En 1862, Sir G. C. Lewis publia, sous le nom de Joannes Brownius, un pastiche très bien fait et trop peu connu, des explications que donnent souvent les antiquaires, d'antiques inscriptions trouvées en Italie et ailleurs.[177]
[177] Inscriptio Antiqua in Agro Bruttio nuper Reperta; edidit et interpretatus est Johannes Brownius, A. M. Ædis Christi quondam alumnus. Oxonii, in 8º de huit pages.
L'auteur présente d'abord tous les détails de la manière qu'eut lieu la découverte de cette inscription composée de six lignes, ne contenant chacune qu'un seul mot. En voici deux des plus longs:
THECOWIUMPEDOVERTHEMOON
TOSEESUCHFINESPORT.
Vient ensuite l'explication savante, tirée du latin combiné avec le grec, et prouvant que la pierre indiquait le lieu où se faisaient des sacrifices expiatoires.
Cette explication est pleine du humour anglais.
La Belgique présente aussi quelques exemples du pastiche satirique. A l'époque où Victor Hugo était à l'apogée de sa gloire, et avant qu'on eut reconnu les pieds d'argile du Colosse, après la publication de son galimatias sur Shakespeare, de ses chansons des bois et de sa fameuse lettre aux Allemands, lors du siège de Paris, M. Alvin, un des écrivains les mieux connus de la Belgique, fit paraître les Recontemplations, où il fait ressortir les énormités du style de Victor Hugo.
Dans un "Supplément au Dictionnaire de l'Académie Française," une trentaine de pages très amusantes sont consacrées à des extraits des Contemplations, dont les hardiesses absurdes de langage sont à peine croyables.
Les vers suivants sont adressés au poète exilé.
Une des pièces la mieux réussie dans ce recueil, est celle intitulée "Pêcheur d'hommes;" mais elle est trop longue pour la donner ici.
Un autre écrivain belge, M. Chalon, homme d'esprit et de science, dit Quérard, mais effréné mystificateur,[178] exerça ce talent à l'occasion d'une société de savants qui se forma à Paris, en 1851, sous le titre de Société Sphragistique.
[178] On se souvient encore de son catalogue de Fortsas.
Elle publia des travaux très utiles sur l'archéologie.[179]
[179] Recueil des travaux de la Société de Sphragistique. Paris, 1851-1855. Quatre volumes in 8º, remplis de gravures des différents sceaux du moyen-âge.
M. Chalons s'empara du prospectus de cette société, et en publia un pastiche aliéna par aliéna, annonçant la formation d'une société nationale de Boutonistique, composée de savants antiquaires.
Elle se proposait de publier un recueil de documents et de mémoires relatifs à l'étude spéciale des fibules de l'antiquité, du moyen-âge, des temps modernes et des autres époques,—le tout accompagné de planches gravées d'après les originaux.
Suivent les noms des membres fondateurs, du président, du secrétaire, de l'archiviste-trésorier et du gérant. On promet un bulletin mensuel, et le prospectus se distribue chez M. Auguste Deck, libraire à Bruxelles, où l'on peut souscrire.
Entr'autres raisons de la formation de la société, l'auteur nous dit que "jusqu'à ce jour les antiquaires de tous les pays avaient porté les investigations les plus profondes sur les monnaies, sur les armes, sur les vases, sur les cruches, etc., mais ils avaient dédaigné les fibules et les boutons. Le nombre considérable de ces objets qui existe dans la remarquable collection de M. le Major *** à Gand, a suggéré d'en faire l'historique, à commencer par les fibules babyloniennes, trouvées par le Dr. Lingard, jusqu'aux boutons fossiles des habitations des lacs."
Cette plaisanterie eut un grand succès, et les journaux français, entr'autres le Charivari, dans son No. du 26 Juillet, accorda un long article à ce pastiche.
On a pu voir ci-dessus que les rédacteurs du Figaro sont assez habiles en ce genre; mais l'un d'eux, M. Albert Milland, a surpassé ses collègues dans un pastiche extrêmement bien réussi de la scène du sonnet de Trissotin, insérée dans le No. du Mardi 20 Février 1872. Il vient lire à Philaminte et à Armande, le recueil de ses satires qu'il avait justement publié alors, sous le titre de Petite Némésis.
Chacun des traits comiques de cette scène est imité d'une manière charmante.
Les suppléments d'auteur rentrent naturellement dans la classe des pastiches avoués, car nul ne songerait à remplir une lacune dans un auteur, soit ancien, soit moderne, sans chercher à imiter le modèle.
La plupart des auteurs de l'antiquité ne sont point parvenus dans leur intégrité, jusqu'à nous. Il est bien difficile de suppléer de longues lacunes, et même des livres entiers, en imitant le style et la manière des grands écrivains d'une époque reculée. Les mœurs, les coutumes, les usages ont changé.
Cependant nous allons voir que pour les auteurs latins, quelques savants ont assez bien réussi en ce genre.
Les plus anciens suppléments et continuations d'ouvrage remontent à Homère. L'histoire de la littérature nous fait connaître plusieurs continuations de ses deux grands poèmes. D'abord il y a Arctinos de Milet, auteur d'une Ethiopide en neuf mille vers, faisant suite à l'Iliade et qui s'étend jusqu'à la prise d'Ilion. Puis vient Leschère de Mytilène, dont le récit était la destruction même de Troie, et qu'on appelait la Petite Iliade.
Le Trézénien Agias, dans une épopée en cinq livres, racontait le retour des vainqueurs de Troie, formant ainsi une continuation de l'Odyssée; on rencontre ensuite la Télégonie, autre suite du même poème, qui commence par les funérailles des Prétendants, finit par la mort d'Ulysse, tué sans être reconnu, par Télégone, le fils qu'il avait eu de Circé, et formant ainsi la fin du cycle troyen.
Otfried Müller, dans son histoire de la littérature grecque, pense que les Rapsodes Homériques, à force de réciter continuellement les poèmes d'Homère, en étaient venus tout naturellement à concevoir l'idée d'y ajouter des morceaux d'un caractère analogue, de leur propre composition. Ils rattachaient ces poèmes au commencement ou à la fin de ceux d'Homère.
Pour les poètes anciens de l'Empire romain, la même chose à peu près eut lieu dès le 16me siècle. Leurs œuvres furent ou achevées ou continuées.
Un des premiers parmi les savants qui entreprirent cette tâche, fut Jean Baptiste de Boulogne, qui publia en 1519 la fin du 8me livre des Argonautiques de Valerius Flaccus, et y ajouta un 9me et un 10me livre, très bien imités, d'après la critique.[180]
[180] Voir l'édition Aldine de 1528, in 8º, et celle de Lyon, 1548, in 12º.
Quoiqu'Ovide ait annoncé lui-même[181] qu'il n'avait composé que six livres de ses Fastes, les savants persistaient à se disputer si le plan de l'ouvrage ne faisait pas croire qu'il devait se composer de douze livres.
[181] Trist. lib. ii. Eleg. 1re, v. 549—
Là dessus, Celtes Prolucius, un des premiers qui, à la renaissance des lettres, ressuscita la poésie latine en Allemagne, écrivit pour s'amuser, le commencement d'un 7me livre, de sa propre main, sur une ancienne édition d'Ovide, en ajoutant que le manuscrit des six derniers livres, se trouvait dans le presbytère d'un village près d'Ulm.
Ce ballon d'essai n'eut pour résultat que de faire rire aux dépens des savants.
Une autre suite est donnée, vaille qui vaille, par Barth. Morisot, polygraphe dijonnais de quelque réputation.
Il existe sur les Fastes un autre supplément beaucoup moins connu, et qui n'a été tiré qu'à très petit nombre. C'est une brochure d'une douzaine de pages, composée par un jeune littérateur marseillais, il y a près de vingt ans, et qui ne fait preuve, ni d'une profonde érudition, ni d'une imagination brillante.
Lorsque le style l'emporte sur le fond, dans une œuvre littéraire, il est dangereux de vouloir suppléer à ce qui peut manquer à un grand poète.
Ainsi Maffeo Vegio, dont Virgile fut l'un de ses grands dieux, dit Bayle, a voulu donner une conclusion au poème de l'Enéide, qui est imprimée à la suite de plusieurs éditions de Virgile du 16me siècle. Ce supplément a été critiqué par Baillet;[182] c'est toutefois le plus connu des ouvrages de Maffeo, et il a été traduit en français.[183]
[182] Jugement sur les poètes, No. 1222, tome iv. page 13, édit. de 1725, in 4º.
[183] Par Mornhault. Cologne, 1816, in 16º.
Michel de Villeneuve, poète obscur, a voulu, lui aussi, "facere experimentum in profugo Æneâ."
Enfin, Joseph Michaud, auteur du "Printemps d'un Proscrit," a, dit-on, ajouté un 13me livre à l'Ænéide, mais nous n'avons pu nous procurer ce travail, pour en juger.
On sait qu'il se rencontre dans ce poème, un certain nombre de vers inachevés. Il n'était guère possible que des latinistes modernes n'éprouvassent le besoin d'alonger ces tronçons poétiques, et de leur donner les justes dimensions de l'hexamètre. Nous avons en ce genre deux ou trois essais assez malheureux, qui ne valent guère la peine d'être cités.
On agita souvent, au 17me siècle, la question de savoir si l'histoire d'Alexandre le Grand, par Quinte-Curce, était vraiment de cet auteur. Gui Patin, dans sa 212me lettre (édit. de Reveille-Parise) rapporte qu'un de ses régents lui avait dit que l'auteur de ce livre était un savant italien, qui l'avait composé il y a environ trois cent ans.
Le Père le Tellier pense que le silence, que les anciens ont gardé au sujet de Quinte-Curce, est un motif pour croire que c'est un ouvrage moderne. Bayle, dans son Dictionnaire, n'est pas de cette opinion, mais il l'appuie d'une bien faible raison: "Comme cette histoire est belle et bien écrite, dit-il, on a tort de croire qu'un auteur du moyen-âge l'ait composée."
Ce point d'histoire n'est encore nullement éclairci, car on ne compte pas moins de treize opinions sur le temps où vécut Quinte-Curce. La plus probable est celle qui fixe cette époque au premier siècle de l'ère chrétienne.
Vigneuil Marville pense (Mêlanges, tome ii. p. 302) qu'il est peu probable qu'un écrivain, qui aurait fait un livre capable de l'immortaliser, s'il s'était fait connaître, ait bien voulu sacrifier sa gloire, à celle d'un Quinte-Curce imaginaire.
Nous croyons qu'un des plus anciens suppléments de cet auteur fut composé par Christophe Bruno, moine de Bavière. D'autres suppléments ont été copiés sur un manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, par les frères Masson, assez connus des savants, mais ils n'en ont point découvert l'auteur.
Scaliger les attribuait à François Pétrarque.[184]
[184] Voir à ce sujet "Bibliothèque Choisie" de M. Colomiès. Paris, 1731, un vol. 8º, page 256.
Ceux de Jean Freinsheim sont les plus célèbres. Le savant allemand se proposait de combler les lacunes de nombre d'auteurs anciens. Il commença par Quinte-Curce, et de tous ses compétiteurs, il est celui qui rappelle le mieux la manière de l'original.
Plusieurs fois on avait cru avoir retrouvé les décades qui manquent à l'histoire de Tite-Live, malgré l'ordre du Pape Grégoire I, de faire brûler tous les manuscrits qu'on trouverait de cet auteur, sous prétexte des superstitions que contenaient ces décades.[185] Freinsheim résolut de reproduire les décades perdues, et il en acheva soixante livres, qui lui valurent une grande renommée.
[185] Colomiès, page 40 de sa Bibliothèque Choisie, ajoute à ces renseignements que ce fut ce même Pape qui fit brûler les manuscrits d'Afranius, de Nævius, d'Ennius, et d'autres poètes latins, dont il ne nous reste que quelques fragments.
Rollin pensait que la réussite était si étonnante, que de pareils suppléments auraient consolé le public de la perte des ouvrages de l'antiquité, que le temps avait dévorés. Toutefois ce travail d'imitation n'est pas égal partout, dit la critique. Après le 44me chapitre du livre lxii., le pastiche est moins heureux. Freinsheim nous apprend lui-même qu'il trouva la tâche trop laborieuse. "Renonçons, dit-il, à jouer plus longtemps un rôle que nous ne pouvons plus soutenir; avouons le temps où nous vivons et le nom de Jean Freinsheim que nous portons."
Les suppléments de Tite-Live ne sont pas aussi estimés que ceux de Quinte-Curce.[186]
[186] Doujet réunit les 95 livres de Tite-Live dans une édition à l'usage du Dauphin.
Depuis Freinsheim, Ch. Cellarius, en 1688, a donné des suppléments de ce dernier auteur latin, que Fabricius trouve concis et élégants. Christian Juncker en a fait paraître encore de nouveau, à Dresde, en 1700.
Le zèle et le savoir, pour compléter ce qui nous manque des anciens auteurs latins, ont excité, avec un égal succès, les savants de la France et de l'Allemagne.
Charles de Brosses a eu pour Salluste la même passion que Freinsheim pour Quinte-Curce. Rassemblant des centaines de fragments de cet auteur, et comblant les lacunes, il en a formé un tout homogène complet. "C'est, sans doute, un assez singulier projet, dit La Harpe, et qui demande toute la constance d'un érudit, que de réunir en un tout régulier, des fragments informes qui nous restent de Salluste.[187] Ce qui est surtout digne d'éloges, c'est la profonde connaissance que De Brosses montre partout, de l'histoire, des écrivains et des mœurs de Rome. Il semble y avoir vécu, et être entré dans le secret des acteurs qu'il met en scène."
[187] Salluste, Histoire de la République romaine dans le cours du 7me siècle, en partie traduite du latin sur l'original, en partie rétablie et composée sur les fragments qui nous restent de ses livres perdus. Dijon, 1777. 3 vol. 4º.
Villemain déclare qu'au dessous de Bossuet et de Montesquieu, il n'y a pas en français, un plus beau fragment d'histoire ancienne, que cette restauration d'après l'antique, et proclame le Président De Brosses un de ces hommes rares qui doivent être placés les premiers, après les hommes de génie.
Le 4me volume devait contenir le texte de l'histoire rétablie, avec les suppléments en latin. Le manuscrit en était achevé, quand De Brosses mourut. Ce manuscrit fut communiqué au jésuite Gabriel Brotier, qui n'en approuva pas la publication. Tout fait croire qu'il est perdu.
Tacite eut son tour, et ce fut le savant que nous venons de nommer, qui eut la hardiesse de vouloir remplir les lacunes de l'historien romain, hardiesse qui fut heureuse, au jugement de la plupart des savants de l'Europe.[188]
[188] Néanmoins M. Edme Ferlet, dans ses "Observations sur les Histoires de Tacite," 2 vol. 8º, Paris, 1801, a fait une critique violente du travail de Brotier. Il est fâcheux que, lorsqu'il peut avoir parfois raison au fond, il ait toujours tort par la forme.
On sait que le Dialogue des orateurs (qui a été contesté à Tacite, mais qui est probablement de lui) a d'assez longues lacunes. Nous n'avons ni le commencement ni la fin du discours de Maternus, et celui de Messala laisse aussi beaucoup à désirer. G. Brotier a cherché, par d'ingénieux efforts, à suppléer ce qui nous manque, et il a conjecturé habilement les arguments de Messala.[189]
[189] Ce Dialogue des orateurs est l'examen de la question de préséance des anciens orateurs ou des modernes, question agitée de nouveau violemment, et généralisée sous Louis XIV.
Voir "Histoire de la Querelle des Anciens et des Modernes" par Hippolyte Rigault. Paris, 1856, un vol. in 8º.
Parmi ceux qui ont le mieux réussi dans ces suppléments aux poètes latins anciens, on doit ranger Thomas May, tour à tour au service de Charles I d'Angleterre et du parlement de Cromwell.
Il fit paraître en anglais (1630), puis en latin, la Pharsale de Lucain qu'il conduisit jusqu'à la mort de César.
Ce travail se recommande par le mérite du style et par l'invention; Johnson en faisait beaucoup de cas, et il fut annoté et réimprimé plusieurs fois. On l'a traduit en français en 1816 et en 1819.
N'oublions pas une autre continuation moins connue et très curieuse, par un maître d'école écossais du nom de Robert Forbes, qui publia à Edimbourg, à l'imprimerie de R. Fleming, en 1750, une "Suite de la Satire de Boileau sur la Ville de Paris."
Dans un avant-propos au lecteur, Forbes dit qu'il n'a pas la présomption de lutter avec Boileau, mais qu'il veut seulement l'imiter.
"D'ailleurs, ajoute-t-il, comme j'ai vu Paris avec d'autres yeux que n'a fait cet auteur, et que ne fait tout Papiste, j'ai cru que cette ébauche pouvait entrer à la suite de la satire."
Cette brochure de dix pages est devenue très rare.[190]
[190] Voir les Notes and Queries, du 23 Mars, 1872, No. 221, page 234.
Nous ne pouvons nous occuper des manuscrits inédits, quoique bien des suppléments puissent y être enfouis: Ainsi Paulin Paris, dans son "Analyse des Manuscrits de la Bibliothèque du Roi," tome i. p. 39, fait mention de Commentaires de César, traduits et augmentés par un anonyme.
Il arrive parfois que les auteurs anciens ont annoncé une continuation que nous ne possédons pas. Ainsi Lucien à la fin du second livre de son Histoire Véritable, dit qu'il allait décrire les merveilles qu'il avait vues aux Antipodes. Il eut été très intéressant de voir ce qu'il eût imaginé sur ce thème, plusieurs siècles avant l'ère chrétienne. On ignore si ces livres annoncés sont perdus, ou si jamais Lucien ne les a écrits; mais le neveu de d'Ablancourt a continué cette histoire, et d'Ablancourt a fait imprimer cette continuation à la fin de sa traduction. Elle est intitulée, "Description de la République des Animaux; Hommage qu'ils viennent rendre au Phoenix; Passage de Lucien aux Antipodes; Bataille des Animaux contre les Sauvages; Pacification par l'entremise de Lucien."
L'auteur du supplément, par une idée bizarre, avoue qu'il n'a pas cru devoir imiter le philosophe de Samosate, en écrivant des choses qui n'ont aucun fondement dans la raison, et qu'il n'a rien écrit qui n'ait quelque sens allégorique, ou quelqu'instruction mêlée avec le plaisir. Quel dommage qu'il n'ait pas déraisonné comme Lucien!
Le grand succès, obtenu par des romans, a souvent fait naître la pensée d'en donner une continuation, mais presque toujours cette tentative a peu réussi.
Citons-en quelques-uns seulement.
Le Tom Jones in his Marriage State, est loin d'avoir la valeur artistique du roman de Fielding, dont Coleridge, dans son Table-Talk, a certes exagéré le mérite lorsqu'il dit, "Upon my word, I think the Œdipus, the Alchemist, and Tom Jones are the three most perfect plots ever planned."
La suite de la Marianne de Marivaux, est très spirituelle. La manière et le style de l'auteur sont bien imités.[191]
[191] Par Mme Ricoboni, morte en 1792, femme du comédien, et auteur dramatique de ce nom.
La Harpe en fait un grand éloge, "Elle partage avec Mme De Tencin la gloire de disputer la palme à nos meilleurs romanciers. Peu de femmes, peu d'hommes même, ont pensé avec autant de finesse et écrit avec autant d'esprit."
Le continuateur du Candide de Voltaire, dont nous ignorons le nom, n'a pas aussi bien réussi.
De même, certains éditeurs de La Nouvelle Héloïse ne se sont guère tirés heureusement d'une nouvelle lettre de Saint Preux, qu'ils ont intercalée.
On sait que Scarron ne publia que les deux premières parties du Roman Comique.
Après sa mort on parla d'une conclusion de ce roman, qu'un homme de mérite allait donner au public, d'après les mémoires laissés par Scarron. Cet ouvrage ne paraissant pas, une première suite fut publiée par A. Offray qui présente, en 17 chapitres, la fin du roman.
Une seconde suite par Preschac, continue en 20 chapitres, les aventures de Ragotin, et de la troupe des comédiens; mais sans amener une conclusion de l'ouvrage.
Une continuation, peut-être moins difficile à composer, fut donnée au public par le Duc De Levis, mort en 1830; ce fut celle des contes de Zénéïde et des Quatre Facardins d'Antoine Hamilton. On rapporte que celui-ci avait écrit une seconde partie de ce dernier conte, qui avait été montrée en manuscrit à Crébillon fils, par Mademoiselle Hamilton.
Malheureusement il n'emporta pas ces papiers en se retirant, comme il aurait pu le faire. Lorsqu'il revint enfin les demander, il apprit qu'ils avaient été mis au feu.