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Supercheries littéraires : $b pastiches, suppositions d'auteurs dans les lettres et dans les arts

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PRÉLIMINAIRES.

Nous avons cherché à donner dans deux précédents ouvrages, une définition, aussi claire que possible, du Centon et de la Parodie. Il est peut-être plus difficile d'établir la théorie du Pastiche et ses rapports avec les genres similaires. Par leurs étroites affinités, ils semblent souvent se confondre entr'eux.

On demanderait en vain la définition du Pastiche aux auteurs du 17me et du 18me siècles. Remarquons que l'Académie Française, jusqu'en 1835, ne donnait pas le droit de cité, à ce vocable d'origine italienne. Il a trouvé place dans la sixième édition, où on lit: "Pastiche en littérature se dit d'un ouvrage où l'on imite les idées et le style de quelqu'écrivain célèbre; exemple: Certaines réflexions de ce moraliste sont un pastiche où il a imité le raisonnement et le style de Pascal."

Cette définition est évidemment incomplète. MM. Barré, Langlois et Regnier, auteurs de Lexiques Complémentaires du Dictionnaire de l'Académie, se préoccupent si peu de distinguer entre les divers genres, qu'au mot Pastiche, ils renvoient le lecteur à ce qui est dit au mot Centon!

Littré se contente de répéter la définition de l'Académie, et donne deux exemples, dont le premier qualifie le pastiche de Singerie, et le second prend ce mot dans le sens figuré.

M. Patin, au tome 1er de ses "Etudes sur la poésie latine," fait mieux comprendre la différence entre les deux significations, lorsqu'il dit: "La littérature grecque, à sa décadence, finit par s'imiter elle-même, se copier, et remonter, par le pastiche, vers son passé."

Et encore: "L'Epopée artificielle des Alexandrins, pastiche élégant de l'épopée primitive, dont elle affectait la naïveté."

Nodier, qui a décrit jusqu'à vingt-deux sortes de supercheries littéraires, a cherché à établir la distinction entre l'imitation, la similitude d'idées, la supposition d'auteur, de livres et de passages, l'intercalation, les suppléments et les Pastiches. Mais ces distinctions ne comportent pas toujours des différences assez marquées pour empêcher qu'on ne les confonde parfois. Ainsi les suppositions d'auteur, les intercalations, les suppléments ne sont souvent que de véritables Pastiches. Il est facile de comprendre d'où vient ce défaut de précision. D'abord Pastiche et imitation ont une bien étroite affinité:—

.... "Lucanus et Appulus anceps,
Nam Venusinus arat finem sub utrumque colonus."

Comme dit Horace:—

"Suis-je enfant de la Pouille ou de la Lucanie?
Je ne le dirai pas: le colon Venousin
Laboure également l'un et l'autre terrain."

D'autre part, on ne parle du Pastiche en France que depuis quatre-vingts ans à peine. Si dans le temps où Boileau écrivait au duc de Vivonne ses deux ingénieuses lettres dans le genre de Voiture, et dans celui de Balzac, on l'eût félicité sur la perfection de ces deux excellents pastiches, il eût très probablement dit: "Vous trouvez donc ma double imitation digne des deux épistolaires modèles?"

Nous ne connaissons que quatre auteurs qui se soient spécialement occupés du Pastiche: Ch. Nodier, que nous venons de citer,[1] N. Chatelain,[2] le marquis du Roure,[3] et Quérard.[4] Gabriel Peignot en a parlé, mais sans entrer dans les détails.

[1] Questions de littérature légale.

[2] Pastiches et imitations libres du style de quelques écrivains du 17me et du 18me siècles.

[3] Réflexions sur le style original (gr. 8º, tiré à soixante exemplaires).

[4] Supercheries littéraires, 5 vol., 8º. Nous avons aussi consulté avec utilité les Curiosités littéraires, de M. Lalanne.

Quérard, complétant le travail de Nodier, a consacré un chapitre de l'Introduction à ses Supercheries, aux imposteurs en littérature. Il y traite des concessions littéraires, des usurpations de réputation, des ouvriers littéraires à façon, des impostures de certains libraires-éditeurs, du pastiche, etc.; et il donne une liste curieuse, quoiqu'incomplète, des bibliographes qui se sont occupés des pseudonymes et des ouvrages sur le plagiat.

Le marquis du Roure, qui nous offre des pastiches des plus célèbres écrivains français, est d'opinion que l'on contrefait sans peine quelques défauts de style, mais qu'il faut de rares qualités pour imiter des perfections: "De là vient, ajoute-t-il, la facilité avec laquelle le parodiste et le faiseur de pastiches copient la manière spéciale des écrivains dits originaux, tandis qu'ils ne peuvent qu'à grande peine atteindre les auteurs modèles."

En effet, il faut avoir les reins bien forts, dit Montaigne, pour entreprendre de marcher de front avec ces gens-là.

Dans le court avant-propos des pastiches de Nicolas Chatelain, il fait observer à juste titre, qu'il faudrait, ce qui est bien impossible, que chaque fois qu'un imitateur quelconque s'attache à copier un modèle, il revêtît l'organisation de l'auteur; qu'il devînt tour à tour Bernardin de St Pierre, Voltaire, Madame de Sévigné, etc.

M. Chatelain, pour ménager à la sagacité du lecteur, dans son volume de pastiches, un plaisir assez piquant, y a glissé des pages des originaux, ce qui prouvera, dit-il, que quoi que l'on fasse, on demeure toujours à neuf cents lieues d'un cap, qu'on avait follement essayé d'atteindre, comme l'a si bien exprimé Madame de Sévigné.[5]

[5] Nous retrouverons plus loin M. Chatelain commettant bien d'autres pastiches, mais qu'il n'avoue pas cette fois-ci.

Il appartenait à un écrivain si exercé en ce genre, de disserter in extenso sur la théorie. Malheureusement la préface de son livre ne fournit aucun renseignement.

Un esprit paradoxal dirait que le pastiche et la supposition d'auteur remontent bien au delà du Christianisme; il y a même plus d'un traité sur les livres antédiluviens.

Les Gnostiques avaient fabriqué des Révélations qu'ils attribuèrent à Adam.

Les Sabéens prétendaient qu'il avait composé des livres existant encore, sur la culture de la terre.

Le Livre d'Enoch a joui pendant des siècles d'une haute autorité. Le savant Allemand H. Ewald a prouvé que c'était la compilation d'un juif qui vivait près de cent ans avant l'ère chrétienne.

On pourrait facilement prolonger la liste de ces supercheries que les Grecs continuèrent à mettre en pratique.

La vie d'Homère, attribuée à Hérodote, forme évidemment une suite d'aventures imaginées pour rendre compte de la possibilité des deux épopées placées sous son nom. Il n'existe plus guère de doute aujourd'hui, que ce nom a été pour les Grecs l'occasion d'une fable pareille à beaucoup d'autres. Emile Burnouf montre qu'il signifie simplement arrangeur, et personnifie en quelque sorte la fonction ordinaire des Rapsodes.[6]

[6] Histoire de la littérature grecque, tome i. p. 92.

"J'ai quitté, dit Dugas-Montbel[7] sans regret, mon Homère fabuleux, pour retrouver d'antiques poésies nationales pleines de vie et de candeur."

[7] Histoire des Poésies d'Homère. La question du reste a été savamment discutée par Fréd. A. Wolff, dans ses "Prolegomena ad Homerum."

On peut considérer les Rhéteurs de la Grèce et de Rome comme ayant établi la théorie du pastiche. On sait qu'ils étaient dans l'usage de donner à composer à leurs élèves des lettres et des discours sous le nom d'écrivains illustres. C'était un exercice d'école. Telles sont les lettres du Scythe Anacharsis, de Thémistocle, de Pythagore, de Platon, de Démosthènes; et celles de Xénophon même, habituellement insérées dans ses œuvres, ne sont que des pastiches, disent les savants.[8]

[8] Eugène Talbot, Introduction aux œuvres complètes de Xénophon.

La critique moderne, en Allemagne, est allée plus loin au sujet de Platon, jusqu'à supprimer la moitié de l'œuvre authentique de ce philosophe. Leo Allatius a même soutenu doctement le beau paradoxe que Platon n'avait jamais rien écrit. Il est certain que l'antiquité elle-même, peu soupçonneuse à cet égard, reconnaissait dans les éditions publiées sous le nom de Platon, beaucoup d'ouvrages supposés. Dix-neuf seulement sont indiqués par Aristote. Nous ne devons pas nous étonner de ces doutes. L'époque qui s'écoule entre Platon et Cicéron, voit naître, ou plutôt se développer, l'industrie des faussaires, encouragés par la formation des grandes bibliothèques d'Alexandrie, de Pergame, et bientôt du Palatin à Rome, et par le prix généreux donné par les Ptolémées et les Attales à tous ceux qui venaient leur offrir des manuscrits anciens.

M. Ed. Chaignet, qui nous fournit ces renseignements dans "La vie et les écrits de Platon" (Paris, Didier, 1871), donne l'analyse de 59 des Dialogues de cet auteur, mais treize sont considérés par lui comme non authentiques, et comme suppositions d'auteur.

Montaigne craignait les surprises de ce genre: "Nous n'osons louer, dit-il, les belles inventions, ni les forts arguments des auteurs, que nous n'ayons prins instruction de quelque scavant, si ceste pièce leur est propre, ou si elle est estrangière, jusques lors je me tiens toujours sur mes gardes."

"Ces falsifications ne doivent-elles pas nous jeter dans la défiance, ajoute Bayle, sur mille choses que les anciens ont écrites, et dont nous n'avons plus les originaux?"

C'est l'historien Dion qui lui suggère cette réflexion, Dion qui a inséré dans son ouvrage le pastiche d'une harangue de Cicéron contre Marc-Antoine qu'il avait composée lui-même. On reconnaît la fraude à deux faits qu'il rapporte, et qui sont opposés à ce que l'histoire de Cicéron nous apprend. Nodier a exprimé une idée semblable à celle de Bayle, mais dans le sens inverse, lorsqu'il avoue qu'il est disposé à croire qu'à la renaissance des lettres, beaucoup d'auteurs modernes ont mis leurs productions sous des noms anciens et célèbres.

Il y a un côté philosophique de l'histoire des pastiches et des suppositions d'auteur qu'a indiqué M. S. Van de Weyer, ministre de Belgique en Angleterre, dans la première série de la collection de ses opuscules,—côté philosophique qu'il a développé dans un essai fort piquant, qui paraîtra dans la troisième série. C'est que de tout temps les sectes religieuses, les écoles philosophiques, les coteries littéraires, les partis politiques, les charlatans scientifiques de toute espèce, ont audacieusement employé le pastiche ou la supposition d'auteur, dans l'intérêt de leurs dogmes, de leurs principes, de leurs passions, de leurs jalousies, de leur haine et de leurs spéculations, sur la crédulité, la bêtise, la méchanceté humaine.

Ces sortes de fabrications destinées à noircir des adversaires, ont été réduites en un art pareil à celui de la logique, dit D'Israéli, dans deux articles de ses Curiosities of Literature.[9]

[9] Political Forgeries and Fictions. Political Nicknames.

L'adresse consisterait à faire considérer ces faux, comme servant d'autorité historique.... Pretium non vile laborum. Rappelons encore pour mémoire, entr'autres la lettre supposée qu'Abgar, roi d'Edesse, en Mésopotamie, aurait écrite à Jésus-Christ, d'après Eusèbe de Césarée, et la réponse du Sauveur, en langue syriaque. Elles étaient conservées en original, dans les archives d'Edesse, où Eusèbe en fit une traduction grecque. Dans la même classe est la lettre de Ponce-Pilate sur la vie du Christ, et celle envoyée au Sénat Romain, par Publius Lentulus, Proconsul de Judée.[10] De très bonne heure les Chrétiens suppléèrent par des pastiches à la perte de documents connus. On savait que Saint Paul avait envoyé une épître aux Laodicéens. Comme elle se perdit par la suite, on la remplaça en imitant le style des autres écrits de l'Apôtre.

[10] Croirait-on possible en 1871, qu'un auteur nous rapporte, comme authentique, qu'en 1820 les commissaires de l'armée française en faisant des fouilles dans l'ancienne cité d'Aquila, au royaume de Naples, découvrirent dans un vase antique de marbre blanc, une plaque en cuivre contenant inscrite la condamnation de Jésus!

Voir The Truth of the Bible, par le reverd. Bourchier Wrey Saville.

Saint Jérome, Saint Augustin et Lactance, n'ont-ils pas regardé presque comme authentique la fameuse correspondance qui aurait eu lieu entre Saint Paul et Sénèque le philosophe? Le texte de cette correspondance existe encore. Devenue suspecte depuis le grand dénicheur de traditions, Didier Erasme, elle est aujourd'hui apocryphe, de l'aveu de tout le monde.[11]

[11] Voir Ch. Aubertin, Etudes critiques sur les rapports supposés entre Sénèque et St Paul. Paris, 1857. 8º.

Ne passons point sous silence une composition d'une longue étendue, "L'Histoire du Combat Apostolique," publiée sous le nom d'Abdyas, évêque de Babylone. L'auteur est resté inconnu, mais il y en a une version latine, et le traducteur porte le nom imaginaire de Jules l'africain. On ne finirait pas à citer toutes ces fraudes. Non seulement on substituait des ouvrages altérés aux véritables, ou on prétendait avoir retrouvé des livres perdus, mais on en créait qui n'avaient jamais existé. Les écoles d'Alexandrie et de Pergame étaient les officines où s'élaboraient sans cesse ces produits d'une érudition vouée au mensonge.[12]

[12] On trouve d'intéressants détails sur ce sujet dans l'ouvrage de A. Chassang, "Histoire du Roman dans l'antiquité grecque et latine," etc. 1 vol. 8º, page 83, et suiv. Paris, 1862.

Le canon de Muratori, qui est de la fin du second siècle, met en garde contre ces fraudes, produits d'un zêle mal-entendu.[13] Quelques savants prétendent que Philon de Byblos, auteur de cette époque, avait réuni ainsi des ouï-dire historiques et mythologiques, pour en composer l'œuvre du Phénicien Sanchonioton que Philon dit avoir traduite du grec.[14]

[13] Credner, zur Geschichte des Kanons, p. 76.

[14] Joh. H. Ursinus et Dodwell.

Voir aussi (1.) Feuillet de Conches, qui, dans ses Causeries d'un Curieux, a réuni plusieurs faits intéressants sur les Epistolaires-Pastiches anciens et les écrits supposés; (2.) Les Evangiles Apocryphes, traduits et annotés par Gustave Brunet; ainsi que (3.) Etudes sur les Evangiles Apocryphes, par Michel Nicolas; (4.) The Apocryphal Acts of the Apostles, from Syriac MSS. By Edward Norris. 2 vols. London, 1871.

L'abbé Migne[15] nous parle d'un très ancien manuscrit grec de la Bibliothèque d'Augsbourg, contenant dix-huit psaumes attribués à Salomon, et où le style de l'Ecriture Sainte et des prophètes Hébreux est imité avec habileté. L'auteur inconnu a cherché à s'inspirer de David, d'Isaïe, et d'Ezéchiel, pour en composer un pastiche remarquable.

[15] Dictionnaire des Apocryphes, t. i. p. 940.

Au second siècle l'Apocalypse de Saint Jean n'était-elle pas considérée comme l'œuvre de Cerinthus, et omise conséquemment dans la liste des livres du Nouveau Testament par le Concile de Laodicée? Il est bien connu que l'authenticité de cette Révélation est une question encore indécise parmi les savants en science biblique.

Les livres d'Hermès Trismégiste ont joui d'une grande autorité pendant les premiers siècles de l'Eglise, et ses écrits passaient pour des monuments authentiques de l'ancienne théologie des Egyptiens. Ce n'est qu'un pastiche que l'on place aujourd'hui parmi les dernières productions de la philosophie grecque. On n'a pas établi avec certitude l'origine, l'auteur, ni la date des livres qui portent le nom d'Hermès Trismégiste. Casaubon les attribuait à un Juif ou à un Chrétien; l'auteur du Pantheon Ægyptiorum, Jablonski, croit y reconnaître l'œuvre d'un Gnostique.[16]

[16] Voir Traduction complète d'Hermès Trismégiste, etc., par Louis Ménard. 1 vol. 8º. Paris: Didier. 1866.

Parmi les anciens auteurs grecs profanes, plusieurs pièces ont été regardées comme faisant partie de ces sortes de supercheries. On sait que la première édition d'Anacréon fut publiée à Paris, par Henri Etienne, en 1554. Il fut d'abord soupçonné d'avoir fabriqué ces poésies; mais quoique cette supposition excessive soit tombée, il est évident à cette heure, que toutes les pièces ne remontent pas au lyrique de Téos. Les érudits s'accordent en général à ne considérer que trois ou quatre odes du recueil publié par Henri Etienne comme remontant au contemporain de Cambyse et de Polycrate. Les autres sont très postérieures, de simples pastiches, anacréontiques seulement, au même titre que tant d'autres jolies pièces légères de notre littérature moderne.[17]

[17] Sainte Beuve, "Essai critique sur la poésie Française au 16me siècle."

Des contemporains de Bion et de Moschus ont commencé à raffiner le genre.

Plus tard, et même sous les Empereurs Romains, les riches voluptueux disaient, peut-être, à la fin des banquets, aux chanteurs grecs: "Faites nous de l'Anacréon!"

Deux siècles avant l'Ere Chrétienne, Alexandrie fut le centre d'une active fabrication de pastiches et d'écrits apocryphes. Les Juifs Hellénistes, pour se venger de l'injuste mépris des Grecs, voulurent prouver que les grands philosophes de la Grèce avaient puisé à pleines mains dans les écrits de l'ancienne Alliance. A défaut de preuves historiques pour soutenir leur thèse, ils produisirent de prétendues poésies d'Orphée, de la Sibylle, des sages de la Grèce, qu'ils avaient composées eux-mêmes, ou bien encore des poésies d'une antiquité réelle, dans lesquelles ils glissèrent des vers, exposant quelques unes des grandes doctrines du Mosaïsme.[18] C'est ainsi que naquirent les livres apocryphes de Zostrien, de Zoroastre, et autres productions où la fraude était mise au service de l'enthousiasme[19] fanatique.

[18] Voir "Etudes critiques sur l'Ancien Testament," par Michel Nicolas, page 149, 1 vol. 8º. Paris: Michel Levy. 1866.

[19] "Philosophie et Religion," par Ad. Franck, page 3, 8º. Paris: Didier. 1867.

Nous retrouvons le Pastiche en honneur au troisième siècle. A la tête des écoles de Besançon et de Lyon se trouvait le rhéteur Titien, qui avait porté plus loin qu'aucun de ses contemporains le talent et la gloire de ce genre.

Il composa un recueil de lettres à l'imitation de celles de diverses femmes illustres de l'antiquité. On l'appelait le Singe de son temps. "On a beaucoup parlé de la littérature facile, dit M. Ampère; il y a aussi la littérature singe, qu'il ne faut pas oublier."[20]

[20] J. J. Ampère, "Histoire littéraire de la France avant le 12me siècle," tome i. p. 193, et tome ii. p. 195.

Les deux siècles suivants virent naître un système poétique curieux. Les Chrétiens furent saisis de la manie de reprendre les formes poétiques de l'antiquité, et de les appliquer aux idées nouvelles.

Synesius composait des odes sacrées à l'imitation d'Anacréon. Apollinaire faisait la même chose, prenant Pindare pour modèle. On composait de l'histoire sainte avec des lambeaux de Virgile.[21] Plusieurs poètes suivirent cet exemple; en un mot, on tenta une contrefaçon chrétienne de l'antiquité profane. Un peu plus tard les pastiches d'actes authentiques étaient d'un emploi assez fréquent à Rome. Il n'y avait personne en ces temps d'ignorance et de ténèbres, dont les agents dévoués au Sacré Collège eussent à craindre un examen critique.[22] Ce système dura longtemps, car le Journal de Trévoux (Mars 1716) nous apprend qu'au douzième siècle, un moine de St Médard, nommé Guernon, se voyant à l'heure de la mort, s'accusa publiquement d'avoir parcouru plusieurs monastères et d'y avoir fabriqué des pastiches de chartres en leur faveur.

[21] Voir notre "Revue Analytique des ouvrages écrits en centons depuis les temps anciens, jusqu'au 19me siècle." London: Trübner, 1868, in 8º de 505 pages.

[22] Découvertes des ruses qui se pratiquent ès disputes de la foy, quand on n'en peut rendre raison, par un docteur Catholique. Paris: Cl. Chapelet. 1613.

Histoire Littéraire de la France, 4º, tome iv. P. 3.

Le Pape et les Conciles, par Janus.

Blondel, Pseudo-Isidorus et Turrianus Vapulantes.

Nos pieux ancêtres du douzième siècle s'avisaient d'un expédient fort simple pour sanctionner l'existence de traditions profondément gravées dans la mémoire, ils fabriquaient des documents constatant leur origine. Une fraude pieuse dans ce temps-là était une invention reçue, destinée à remplir une lacune historique ou religieuse.[23]

[23] Les Manuscrits Français de la Bibliothèque du Roi, etc., par Paulin, tome i. p. 162. Paris: Techener. 1836.

Quas natura negat, præbuit arte vias, comme dit Claudien.

La chose était portée si loin, que l'an 1500 le Pape Gélase se crut obligé de publier un décret De libris recipiendis et non recipiendis, où il établit la distinction entre les ouvrages authentiques et ceux qui étaient forgés.

"Le monde est plein d'impostures et de suppositions, s'écrie Guez de Balzac, je dis même le monde savant, celui qu'on appelle la république des lettres."

Erasme au seizième siècle se plaignait avec amertume de ne posséder aucun texte des Pères de l'Eglise qui n'eût été falsifié.[24] Les auteurs classiques ont subi le même sort. Un célèbre philologue allemand a démontré que des seize satires de Juvénal onze seulement sont authentiques, et que les autres sont apocryphes: "C'est, dit-il, une spéculation de quelque libraire avide, qui se sera associé quelque poète famélique au moment où l'engoûment du public pour Juvénal venait de s'accroître par la mort récente de ce dernier."[25]

[24] Curiosités littéraires, par Ludovic Lalanne.

[25] Otto Ribbeck: Der echte und der unechte Juvenal. Berlin, 1869.

Une question de supposition d'auteur ou de pastiche qui n'est pas encore résolue, est celle du Pervigilium Veneris, hymne que l'on chantait à la fête de Vénus. On l'a attribué entr'autres à Luxorius, poète carthaginois du sixième siècle, sous le règne de Trasimond, roi des Vandales. Le motif de ce soupçon est qu'on y rencontre des imitations frappantes de Lucrèce, de Virgile et d'Ovide, dans les descriptions de la puissance de Vénus, et des effets du printemps, imitations que l'on rencontre déjà dans les Vers-Centons de Luxorius.[26] L'antiquité douteuse et l'origine problématique de ce morceau ont donné lieu à des hypothèses et à des conjectures de toutes les façons. Cabaret Dupaty, qui en a publié une traduction en prose, à Paris, en 1842, suppose que c'est un pastiche de Paul Manuce et de F. Pithou. Toutefois jusqu'à présent, les plus savants critiques n'ont pu s'accorder sur l'auteur de ce charmant poème, quoiqu'ils aient parcouru toute l'échelle de la littérature romaine, depuis l'aurore du siècle d'Auguste jusqu'à la première nuit de barbarie des Goths et des Vandales.[27]

[26] Comme on peut le voir dans notre Centoniana.

[27] Voir "Conjectures sur l'auteur de la Veillée de Vénus," par M. de Cayrol. Abbeville, Juin 1839, in 8º.

Les Nouvelles Littéraires, tome xi. p. 366, contiennent des lettres du Président Bouhier au P. Oudin, relatives au Pervigilium Veneris.

Il serait très difficile de rappeler toutes les mystifications désignées sous les noms de pastiches, suppositions d'auteur, intercalations, etc., et restées plus ou moins célèbres dans les annales de l'érudition. Ce sont probablement ces nombreux mensonges littéraires qui ont suggéré la singulière idée, soutenue avec esprit par Jean Hardouin, que l'Enéide avait été composée par un moine du moyen âge, et que Virgile n'avait écrit que les éclogues et les géorgiques. Il affirmait en outre que deux ou trois écrivains de la même période étaient les auteurs des épîtres et discours d'Horace (Epistolæ et Sermones). L'un avait composé les odes, le second les épodes, et le troisième l'art poétique. Cette thèse du reste convenait parfaitement à l'original, qui consacrait 250 pages in folio, dans ses Athei Detecti, à la preuve que Jansénius, Malebranche, Quesnel, Antoine Arnauld, Pascal, Descartes et autres philosophes, n'étaient que des athées.[28]

[28] M. Vernet, professeur de Théologie à Genève, a fait en latin l'épitaphe de Hardouin. En voici la traduction:

"Dans l'attente du jugement, ici repose le plus paradoxal des hommes; Français de nation, Romain de croyance, merveille du monde lettré. Il fut adorateur et destructeur de la vénérable antiquité; et doctement fou, il répéta, tout éveillé, des songes inouïs. A la fois pieux et sceptique, il eut la crédulité d'un enfant, l'audace d'un jeune homme, l'extravagance d'un vieillard. Enfin, pour tout dire en un mot, Ici repose Hardouin."

A notre avis le centon, la parodie et le pastiche sont unis par d'intimes rapports. Après avoir traité les deux premiers sujets, nous désirons compléter cette espèce de trilogie plaisante, par un exposé des faits les plus remarquables dans les divers genres de supercheries, innocentes ou coupables, qu'offre l'histoire de la République des Lettres.

Afin d'établir un certain ordre dans ce travail, nous le diviserons en trois sections.

1er Les pastiches et suppositions d'auteur, composés avec l'intention de tromper les lecteurs.

2me Les suppléments d'auteur, intercalations, et pastiches, composés comme exercice de style, ou amusement.

3me Des pastiches-imitations, et suppositions d'auteur, dans les beaux arts.

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