Supercheries littéraires : $b pastiches, suppositions d'auteurs dans les lettres et dans les arts
SECTION PREMIÈRE.
PASTICHES ET SUPPOSITIONS D'AUTEUR PLUS OU MOINS COUPABLES.
"Corpus putat esse quod umbra est."
—Ovide.
"La vérité et le mensonge ont souvent leurs visages conformes, et leurs allures pareilles." Cette pensée de Montaigne est la base des compositions dont nous allons nous occuper.
Dans tous les pays et à toutes les époques, les supercheries littéraires sont fréquentes. Pour mieux déconcerter la critique, les auteurs de pastiches ont souvent cherché dans les temps anciens des noms célèbres, afin d'étayer leurs écrits d'une autorité imposante. "Cette sorte de mensonge, dit la savante Marie de Gournay, trouve son excuse dans la bêtise d'une part du monde, qui croit beaucoup mieux la vérité sous la barbe chenue des vieux siècles, et sous un nom d'antique et pompeuse vogue."
Tous les auteurs ne montrent pas la même indulgence. L'infatigable bibliographe Quérard lança ses foudres de guerre contre les supercheries de la littérature française. Il donne avec trop de sévérité le nom de faussaires en littérature à ceux qui s'en mêlent, sans faire grande distinction entr'eux.
Quelqu'un, par contre, a dit plaisamment: "N'est-ce pas au contraire de l'humilité et du désintéressement littéraire, que de prêter son esprit aux morts, et de se cacher tout vivant sous la peau d'un illustre défunt?"
Le lecteur a vu dans l'introduction que chez les anciens et dès les premiers siècles de notre ère, les falsifications de ce genre ne faisaient pas défaut.
On peut citer entr'autres, comme un morceau des plus heureux, les 217 hexamètres fabriqués à l'imitation du poète gnomique Phocylide,[29] et si bien réussis qu'on les a insérés dans les œuvres de ce dernier.[30]
[29] L'auteur de ce pastiche est resté inconnu. Duché (le tragique), le premier traducteur français du recueil de sentences et de préceptes de morale de Phocylide, a ajouté à sa traduction de véritables pastiches de Labruyère.
[30] Coupé, dans ses Soirées littéraires, tome iv. p. 49, s'obstine à nommer notre auteur grec, Procylide. Il a donné une autre traduction des maximes gnomiques ou sentencieuses de Phocylide. Voir, au sujet des poètes de cette famille, Emile Egger, Mémoires de littérature ancienne, tome i. p. 229.
Ovide jouit d'une grande célébrité au moyen âge, car nos aïeux trouvaient dans ses Métamorphoses et l'Art d'aimer, de quoi satisfaire leur penchant pour les histoires merveilleuses et les contes érotiques.
Aussi règne à cette époque la fantaisie de certains poètes de publier leurs œuvres sous son nom, mais ces pastiches réussirent rarement. On compte jusqu'à treize de ces imitations.[31] Une des plus importantes, le poème de Vetulâ, déjà cité par Richard de Bury, dans son Philobiblion, fut publié à Cologne en 1470, comme œuvre d'Ovide. Voici comment Robert Holcoth, dans son commentaire sur La Sagesse raconte l'histoire inventée alors pour faire croire à l'authenticité de ces trois chants, mais sous une prudente réserve: "An sit liber Ovidii, deus novit."
[31] Consolatio ad Liviam Augustam.
Carmen Panegyricum ad Calpurnium Pisonem.
Elegia de Philomelâ.
De Pulice.—Somnium.
Epigrammata Scholastica de Virgilii xii. libris Æneidos.
De Cuculo. De Aurorâ. De Limace.
De quatuor humoribus.
De ludo latrunculorum.
De Fortunâ.
De Vetulâ.
Le poète, désespérant d'être rappelé de son exil, composa ce dernier poème pour y retracer la vie qu'il avait jadis consacrée à l'amour. En mourant, il avait ordonné que cette composition intitulée Vetula fût enterrée avec lui. On la retrouva dans un cimetière public d'un faubourg de la ville de Dioscurias, capitale de la Colchide; ce manuscrit fut porté à Constantinople, par ordre du roi de ce dernier pays, et Léon, protonotaire du sacré palais, et secrétaire de l'Empereur Vatace, le publia. On ajoutait que dans le même tombeau se trouvait aussi l'inscription funéraire d'Ovide! Naudé[32] cite encore plusieurs autres témoignages sur ce même poème attribué à Ovide.
[32] Dans le Dialogue de Mascurat, p. 225.
Bayle dit qu'il faudrait être bien dupe pour s'imaginer que la Vetula soit de ce poète. "Il n'est pas nécessaire, ajoute-t-il, d'être grand clerc pour pouvoir jurer, sans nulle ombre de témérité qu'Ovide n'a jamais fait un poème aussi barbare que celui-là, et que c'est la production d'un Chrétien du Bas-Empire."
Ici notre savant critique se trompe, comme l'a prouvé M. Cocheris, qui, dans une introduction de la traduction de ce poème, par Jean Lefèvre, démontre que de tous les écrivains que l'on pourrait regarder comme auteur de ce pastiche, aucun ne semble réunir en sa faveur autant de présomptions que Richard de Fournival, chancelier de l'église d'Amiens. Admirateur d'Ovide, clerc habile, auteur de productions fort estimées de son temps, il a laissé plusieurs poèmes qui ne sont que des imitations de l'Art d'aimer et du Remède d'amour.[33]
[33] La Vieille, ou les dernières amours d'Ovide, poème français du 14me siècle, etc. etc., par Hippolyte Cocheris. Paris: A. Aubry. 1861. Un vol. petit en 8º.
A plusieurs reprises les romans grecs ont fourni l'occasion de pastiches qui parfois ont eu cours assez longtemps comme authentiques. Par exemple, Huet a accepté comme tel un ouvrage tout moderne: "Du vrai et parfait amour," attribué à Athénagoras d'Athènes, un des premiers défenseurs du Christianisme. On n'a jamais vu le texte grec de ce livre, dont la traduction française a été publiée pour la première fois à Paris en 1599. Il est bien prouvé aujourd'hui que l'ouvrage est une fiction du prétendu traducteur. C'est le premier modèle de toutes ces suppositions de romans traduits du grec que Montesquieu n'a pas dédaigné d'emprunter dans le Temple de Gnide.[34]
[34] Etudes de littérature ancienne et étrangère, par Villemain. Paris: Didier. 1846.
Les Romanciers grecs et latins, par Victor Chauvin. Paris: Hachette. 1864.
Une supposition d'auteur qu'il ne fut pas aussi facile de reconnaître, et qui est encore aujourd'hui une énigme, est l'inscription que Pétrarque est supposé avoir tracée sur son exemplaire de Virgile, et dans laquelle il fait mention de sa première rencontre avec Laure, dans l'église de Sainte Claire, le 6 avril 1327, jour de Vendredi Saint.[35]
[35] Malheureusement pour celui qui imita si bien l'écriture de Pétrarque, il est prouvé, que le 6 avril de cette année était un lundi.
Une supercherie plus difficile, qui traversa comme authentique même le dix-huitième siècle sceptique et railleur, sans être démentie ni mise en doute, est la curieuse Ordonnance Royale, relative aux mœurs à Avignon, donnée par la Reine Jeanne de Naples, en 1347.
M. Jules Courtet a montré que le savant Astruc a été la dupe d'une plaisante mystification, en insérant ces statuts apocryphes pour la première fois en 1736, dans son traité De Morbis Venereis. Ils étaient l'œuvre de M. Garcin et de ses amis. On fabriqua une copie d'un prétendu original, qu'ils firent parvenir à Astruc.[36]
[36] Voir les détails de cette affaire dans la Revue Archéologique, deuxième année, 1845, 3me livraison. Sur la foi d'Astruc, cette Ordonnance Royale fut mise par Papon dans son "Histoire de Provence," et par Merlin, dans son "Répertoire de Jurisprudence," tome i. p. 761. Non infima laus est, comme dit Horace.
Les savants et les hommes de lettres se donnèrent souvent, au seizième siècle, le plaisir de se mystifier les uns les autres, et parfois le public, par ces sortes de pastiches ou de suppositions d'auteur. Le plaisant conteur Des Periers essaya, mais ne réussit guère, à faire croire que le Cymbalum mundi était un ouvrage ancien.
Dans la préface, il dit à son ami Tryocan, qu'il n'était que le traducteur de ce petit livre: "Il y a huit ans que je te promis de te rendre en langaige françois, le petit traité que je te montrai, intitulé: Cymbalum mundi, lequel j'avais trouvé dans une vieille librairie d'un monastère qui est auprès de la cité de Dabas."
Le célèbre italien Sigonius fit prendre pendant longtemps un de ses pastiches pour le traité de Cicéron, "De Consolatione," quoiqu'Antoine Riccoboni eût déjà tâché de dévoiler la supercherie, en publiant le "De Consolatione, edito sermone sub nomine Ciceronis." Tiraboschi ne découvrit qu'en 1785, à Modène, des lettres privées qui prouvaient la fabrication.
Ce pastiche Cicéronien était habilement composé par un savant que Hallam, dans son histoire de la Littérature de l'Europe, nomme le prince des antiquaires du seizième siècle.
Vers cette époque une supercherie littéraire qui fit bien plus de bruit, fut celle d'Annius ou Nannius de Viterbe, qui,
....."Veteris non inscius ævi,"
publia à Rome en 1498 un recueil de parties des ouvrages originaux de Bérose, de Fabius Pictor, de Manéthon, de Caton,[37] etc., qu'il prétendit avoir retrouvés à Mantoue. Ce recueil, monument curieux de l'ignorance et de la crédulité, fut reçu avec une grande faveur par toute l'Europe savante, car chaque peuple trouvait son origine dans les fables de ces prétendus historiens. Il eut les honneurs de la réimpression à Paris, à Venise et à Bâle.
[37] Annii Viterbiensis Commentarii in auctores diversos de antiquitatibus, cum textu, in folio. Cette première édition est extrêmement rare.
La critique ne fit justice de cette supposition d'auteur, qu'à la fin du seizième siècle, longtemps après la mort de l'inventeur. Nicéron distingue quatre partis qui furent engagés dans cette querelle; ceux qui considéraient toute la collection comme un pastiche; les partisans d'une authenticité parfaite; ceux qui regardaient les fragments comme faux, mais qui prétendaient qu'Annius avait été trompé lui-même; et enfin le juste milieu maintenait, qu'une partie était fausse, et l'autre authentique. Le Bérose commençait son histoire avant le Déluge, et avançait que les Chaldéens avaient fidèlement conservé leurs archives historiques.[38]
[38] Le Dictionnaire de Bayle cite les principaux auteurs qui ont parlé de ce pastiche.
Pour mieux faire croire à l'authenticité de l'œuvre, Annius y avait joint de longs commentaires, contenant des passages d'auteurs anciens bien connus.
On rapporte qu'un auteur mourut de chagrin lorsque l'imposture fut découverte, parcequ'il avait fondé un long et savant travail sur cette publication.
C'est au seizième siècle que commença la manie des commentaires interminables. Afin de les rendre plus intéressants, leurs auteurs prêtaient à Ennius ou à quelqu'autre poète perdu, des vers de leur façon, souvent fort heureux. C'est ainsi que le hollandais Paul Merula, auteur d'une histoire universelle, soutint avoir trouvé un traité, "De veterum poetarum continentiâ," d'un certain Calpurnius Pison, grammairien du temps de Trajan. Il en citait des passages qui firent fortune parmi les savants; mais personne ne vit alors, ni plus tard, le manuscrit que l'heureux Merula avait trouvé, disait-il, dans la bibliothèque de Saint Victor.
"Oh, my prophetic soul!"
aurait pu s'écrier Rabelais, comme Hamlet, en décrivant les amusantes richesses littéraires de cette abbaye. La France, l'Espagne, l'Italie, l'Europe entière semblaient s'être donné le mot pour ces sortes de supercheries.
Le cardinal Sadolet, ce prélat qui fut appelé le Fénelon du seizième siècle, composait d'ingénieuses épigrammes, qu'il disait tirées d'anciens manuscrits latins à lui envoyés par ses amis.
Il cherchait à persuader de la vérité de cette découverte les hommes de lettres en rapport avec lui.
Les suppositions de passages et de pièces de peu d'étendue, dit Nodier, placées sous le nom d'un auteur ancien célèbre, ont sans doute le mérite de la difficulté bravée, car les objets de comparaison qui peuvent éclairer le lecteur, sont à la portée de tout le monde; et néanmoins que de savants du premier ordre ont été pris pour dupes!
Le monde littéraire s'amusa longtemps de l'erreur dans laquelle tomba Joseph Scaliger. Dès l'âge de 18 ans il se piquait de discerner les différents caractères de tous les siècles. Muret lui montra un jour quelques vers qu'il disait avoir reçus d'Allemagne, et tirés d'un vieux manuscrit. Scaliger, après les avoir lus attentivement, lui assura sans balancer, qu'ils étaient d'un vieux comique latin nommé Trabea, et sûr de son opinion, il les inséra dans son commentaire sur Varron, De re rusticâ, auquel il travaillait alors. Tel est le récit de Coster, dans son Apologie citée par Bayle; mais Muret nous apprend que ce fut lui-même qui suggéra que ces vers étaient de Trabea; et d'autres qu'il montra en même temps, du comique Attius, et que Scaliger le crut sur parole.[39] Ayant complètement pris le savant au piège, il avoua sa supercherie pour montrer combien peu de confiance on pouvait avoir dans la sagacité critique d'un écrivain qui voulait faire considérer son jugement en littérature comme infaillible.
[39] Voir l'Anti-Baillet de Ménage, chap. lxxxiii., et le Dictionnaire de Bayle, pour les détails.
Scaliger se vengea par une épigramme des plus sanglantes:—
[40] Ces flammes de la rigoureuse Toulouse se rapportent à une accusation devant le Parlement de cette ville, pour un crime qui était alors puni par le feu, auquel il paraîtrait que Muret échappa.
Il justifiait ainsi cette spirituelle boutade de Nodier, que la plus pardonnable des supercheries littéraires est celle que l'on pardonne le moins, parceque le public ne veut pas qu'on se serve de sa crédulité même pour lui procurer du plaisir, et que rien ne compense l'outrage fait à sa vanité. Le ressentiment du savant pour une méprise qui cependant ne pouvait l'humilier, ne surprend en aucune façon, lorsque l'on connaît le caractère de Scaliger; il n'était pas homme à en rire. Mais conçoit-on facilement que le joyeux Rabelais ait gardé une profonde rancune au Vénitien Pontanus (Tanponus, comme il l'appelle) de lui avoir fait prendre pour une pièce antique, un certain "Contractus venditionis antiquis Romanorum temporibus initus" que l'auteur de Pantagruel, trompé, publia à Lyon, avec une belle épître dédicatoire et sous un titre solennel: Ex reliquiis venerandæ antiquitatis![41]
[41] Voir les Matanasiennes, 8º, p. 6o. Lyon, 1837. Ce charmant opuscule fut publié sans nom d'auteur, par M. Rostain, de Lyon, un des plus savants bibliophiles de France, et toujours prêt à mettre ses connaissances littéraires au service de ses amis. On trouve dans cette brochure des détails fort intéressants sur plusieurs autres pastiches latins qui ont déjoué la perspicacité des lettrés des 17me et 18me siècles.
Il est singulier que Scaliger, sachant par expérience que Muret imitait si bien les anciens poètes latins, qu'on pouvait aisément s'y tromper, s'y soit néanmoins laissé prendre une seconde fois, comme le raconte Vossius, dans son commentaire sur Catulle.[42] Menken, qui cite le fait, ajoute que Douza, le fils, fut induit en erreur de la même manière par Jérôme Groslot de Lisle, à l'occasion du Pervigilium Veneris,[43] dont on ne connaît que les quatre vers suivants:
[42] "Menken, de la Charlatanerie des savants," p. 83, édit. de 1721.
[43] Français Noël, dans ses notes sur Catulle, tome i. p. 343, assure au contraire que ce fut van der Does qui voulut imiter le tour que Muret avait joué, et qui prétendit qu'un de ses amis avait vu, dans une bibliothèque de France, un Pervigilium Veneris différent de celui que nous possédons, et dont il rapporte quatre vers. "On trouva à ce fragment, ajoute Noël, un goût et un ton antique; et quand on fut détrompé, on se consola, comme Scaliger, par des injures."
Quelquefois le critique trompé ne veut pas être désabusé et persiste dans l'erreur. Henri Estienne avait inséré dans ses Satyrici Minores, une satire De Lite, qu'il croyait ancienne, et qui était du Chancelier de l'Hospital. Le philologue Boxhorn ne voulut jamais croire J. F. Gronovius, qui le prévint de la supercherie, et soutint que l'Hospital devait avoir découvert cette pièce excellente, et qu'il pouvait citer des savants qui l'avaient lue dans des manuscrits anciens! C'est peut-être une semblable conviction qui engagea Alde le jeune à publier Philodoxios Fabula[44] comme pièce ancienne, quoiqu'il ne soit pas probable qu'il ignorât qu'Albert Eybe en avait déjà donné quelques scènes dans sa Margarita poetica, où elle est attribuée à Charles d'Arezzo, de la famille des Marsuppini, mort à Florence, en 1453.[45]
[44] Lepidi Comici Veteris Philodoxios Fabula, ex antiquitate eruta ab Aldo Manucio, in 8º. Lucæ, 1558. Ce livre extrêmement rare a été vendu jusqu'à dix guinées à la vente de la Bibliothèque de B. Butler.
[45] Voir Renouard.
Malgré l'étude profonde de l'antiquité que possédaient incontestablement les savants de cette époque, on serait presque tenté de douter de leur esprit critique, lorsqu'on les voit se tromper aussi fréquemment.
Guez de Balzac, un des créateurs de la langue française, et dont le grand Corneille, Gassendi, Sarrasin, etc., s'accordent à vanter le talent pour la versification latine, a été à son tour la cause d'une mystification (dont on a cherché à le justifier), quoiqu'il eut pris d'amples précautions pour cacher sa petite supercherie. Il inséra dans ses œuvres,[46] parmi ses poésies et épîtres latines, un morceau intitulé: "Indignatio in poetas Neronianorum temporum, majoris operis fragmentum."
[46] Deux volumes in fol., p. 38. Paris, 1665.
Il déclare qu'il avait trouvé dans un parchemin pourri en plusieurs endroits, et à demi rongé de vieillesse, des vers d'un auteur inconnu sur les hommages prodigués à Néron, que les Chrétiens croyaient être l'Antéchrist. Il faut que l'auteur ait écrit sous le règne de Néron, ajoute-t-il, quoique son caractère soit plus ancien, et qu'il ait cherché une autre manière, et une plus belle expression que celle des écrits de ce temps-là. Mais de plus, nos amis du pays latin trouvent que son génie est hardi.
J. Ch. Wernsdorff, éditeur d'un recueil estimé, les Poetæ Latini Minores, inséra ce fragment d'une trentaine de vers, comme l'œuvre du poète Turnus. Burmann et plusieurs autres crurent également à l'authenticité de cette pièce. A. Perreau, le traducteur de Perse, a fait, dit-il, d'inutiles recherches (et on peut l'en croire), pour se procurer le manuscrit d'où Balzac avait tiré ces beaux vers; et le savant Boissonade jugea que la conjecture était probable, qui les attribuait au satirique Turnus, contemporain de Martial. Seulement il exprimait de grands regrets que Balzac, qui le premier les avait publiés, n'eut pas pris le soin de nous faire connaître leur origine, et la source d'où il tenait son vieux manuscrit.
Cette prétendue satire de Turnus fut reconnue véritable par Lemaire, Naudet, Quicherat, et traduite par Théry, Ach. Perreau et Charpentier, dans les collections classiques!
Le spirituel auteur des Matanasiennes a voulu disculper Balzac, et prouver que si on avait lu avec plus d'attention les lettres de celui-ci adressées à Conrart, à Chapelain, et à d'autres, ainsi que ses "Entretiens, ou dissertations littéraires," on aurait vu que l'auteur n'avait pas l'intention de tromper les savants.
Il faut avouer pourtant que Balzac aimait ces jeux d'esprit, et s'exprimait d'un air de grande bonne foi, en les présentant comme anciens; et excellent latiniste comme il l'était,[47] il n'est pas étonnant qu'il déçut quelquefois le public lettré. Dans son quatrième discours, adressé à Madame la Marquise de Rambouillet, il cite des paroles de Cassius et de Caton, une lettre de Fabricius à Pyrrhus, un billet de César à Cléopâtre, comme extraits d'un vieux manuscrit, qui lui est heureusement tombé entre les mains. Toutefois ici, comme la supposition est flagrante, il ajoute une explication, qui laisse entrevoir la vérité: "L'auteur de ce manuscrit n'est pas un inconnu, un enfant de la terre; il a un nom et un pays, et porte des marques de sa naissance. Il est vrai pourtant, Madame, que je ne vous parle pas si affirmativement de la vérité de ces lettres qu'il ne vous soit permis de suspendre encore votre jugement.
[47] Le philosophe Gassendi lui a rendu ce témoignage, "Balzacius cui nemo, non gallicè modò, sed latinè etiam scribentium elegantiæ palmam non facilè cedat."
"Puisqu'en ce pays de Grèce, il y a quantité de gens de bonne volonté et de grand loisir; puisque les sophistes ont servi de secrétaires à Phalaris et à d'autres princes, je ne sais combien de siècles après leur mort, ils pourraient bien avoir rendu le même service à César. Au surplus, si ces pièces ont été contrefaites, ç'a été, je pense, à peu près au siècle d'Auguste."
Ce demi-aveu même laisse exister le doute, par les derniers mots, sur l'intention de Balzac d'induire en erreur Madame de Rambouillet.
Suffit-il pour empêcher le lecteur d'être pris au piège, que dans une édition des poésies latines de Balzac, publiée par Ménage en 1650,[48] on trouve, à la page 189, huit petites pièces de vers avec l'intitulé: Ficta pro antiquis, sous lequel l'éditeur a placé le fragment attribué à Turnus?
[48] Joann. Ludov. Balzacii Carminum libri iii., in 8º. Paris, 1650.
Ces peccadilles contribuèrent peut-être à faire traiter si rudement Balzac par le P. Goulu, général des Feuillants, qui écrivit contre lui deux volumes d'injures. Bautru disait de Balzac, qu'il était attractif d'injures.
La France n'était pas le seul pays où l'on pratiquait ces sortes de supercheries; en Espagne le pastiche et les suppositions d'auteur prospéraient singulièrement.
Le biscayen Antonio de Guevara, moine franciscain, auteur de plusieurs ouvrages, pourvu de deux évêchés, et historiographe de Charle-Quint, ouvre la marche par son Horloge des Princes, espèce de roman philosophique dont Marc-Aurèle est le héros, et qui ressemble à la Cyropédie de Xénophon.[49]
[49] Relox de Principes.
On sait que cet ouvrage a fourni à Lafontaine son admirable fable du paysan du Danube, d'après une traduction française par R. B. De la Grise, conduit en Espagne, après la bataille de Pavie.
Cette traduction, revue et corrigée par N. De Herberay, seigneur des Essarts, fut suivie de si près par Lafontaine, qu'il s'appropria non seulement toutes les idées, mais même les expressions du traducteur. Voyez l'édition des Fables de Lafontaine, par Robert.
L'auteur prétendit qu'il avait traduit cet ouvrage sur un manuscrit très ancien trouvé à Florence. Le public ajouta foi à cette assertion; mais enfin un professeur de littérature au collège de Soria, nommé Petro de Rua, prouva que c'était une œuvre moderne, et défia l'auteur de montrer le manuscrit.
Guevara fut alors assailli de toute part, avec d'autant plus d'animosité que les pastiches d'Annius de Viterbe avaient récemment encore excité la colère des savants.
"Je m'imagine, dit Bayle, dans son dictionnaire, que le succès qu'avait eu d'abord le Marc-Aurèle de Guevara, encouragea l'anglais Thomas Elyot à une fraude du même genre."
Cet auteur publia à Londres, sous le règne de Henri VIII., un ouvrage qu'il prétendit avoir traduit sur un manuscrit grec d'Encolpius, auquel Alexandre Sévère était fort attaché, et qui est connu pour avoir publié la vie de cet empereur.
Elyot avançait qu'un gentilhomme napolitain, nommé Puderico, lui avait prêté l'original. Le public fut trompé pendant quelque temps; mais Wotton, dans son Histoire Romaine, fit voir sans réplique, que ce n'était là qu'une supposition d'auteur.
Revenons à l'Espagne, où l'époque dont nous parlons pourrait être désignée comme l'âge d'or des supercheries littéraires. Au nombre des plus remarquables, on trouve l'histoire de la conquête de l'Espagne par les Arabes, traduite d'une chronique contemporaine des événements.
Les écrivains du pays, pleins de foi en l'authenticité de ce document, s'en servirent pour la composition de leur histoire; mais voilà qu'après un examen trop tardif, Don Nicolas Antonio commença à jeter des doutes sur le livre. Bientôt d'autres critiques entrent dans la même voie, et enfin la fraude non seulement est prouvée, mais on découvre même quel en est l'auteur. Michael de Luna, interprète d'Arabe, au service de Philippe III., avait calqué son œuvre avec beaucoup d'art sur d'anciens documents peu connus.
C'est aussi en ces temps que le jésuite, Jérome Higuera, s'associa Torialba, son confrère, lequel prétendit avoir trouvé dans la bibliothèque de Fulde en Allemagne, un manuscrit que Higuera enrichit de notes, pour éclaircir différentes parties du texte; puis une copie du tout fut envoyée à J. Calderon, qui le publia à Saragosse, sous le titre de: "Fragmentum Chronici Flav. Dextri cum chronico Marci Maximi, et additionibus S. Branlionis et Helecani."
Ces ouvrages supposés étaient composés avec beaucoup plus d'ingéniosité que ceux de Bérose et de Manéthon, dont nous avons parlé ci-dessus. C'est ce qui fut la cause que l'on eut bien plus de foi en leur authenticité. Toutefois comme les savants ne purent jamais obtenir de voir le manuscrit original, et remarquèrent quelques anachronismes, des doutes commencèrent à s'élever. Puis Gabriel Pennot, augustin de la Navarre, publia un examen de la chronique, dans lequel il donnait d'excellentes raisons pour prouver l'invraisemblance de ces documents, et malgré la défense qu'entreprit Th. Vargas, la supposition d'auteur fut définitivement reconnue par le monde lettré.[50]
[50] Voir Historia critica de los falsos cronicones de Señor Alcantara. L'auteur décrit avec précision l'origine, la formation, et les vicissitudes de ces chroniques.
Pour ce qui concerne les supercheries littéraires de l'Espagne, on doit consulter l'excellente histoire de la littérature de l'Espagne, par George Ticknor. 3 vols. 8º.
Higuera n'eut pas le chagrin de voir ce résultat, car il mourut en 1611, huit ans avant la publication de cette histoire critique, et soutenant toujours l'antiquité de son œuvre.
Ceci se passait sous Philippe III., gouverné, de même que l'Espagne, par le duc de Lerme. Dix ans plus tard Philippe IV. montait sur le trône, encore mineur, sous la tutelle du duc d'Olivares, qui créait comte de la Roca, un des plus habiles écrivains de pastiches trompeurs qu'ait produits l'Espagne.
"Don Juan Antonio de Vera y Zunîga" annonça qu'il avait découvert un in 4º imprimé à Burgos en 1499, renfermant cent et cinq lettres de Ferdinand Gomez de Cibdareal, médecin et confident du Roi Jean III., recueil intitulé: "Centon Epistolario." Cette correspondance, qui avait eu lieu entre 1425 et 1454, rapportait des faits très intéressants, et des détails anecdotiques sur des événements d'une haute importance. Pendant près de deux cents ans, ce livre réimprimé en 1775, par le secrétaire de l'Académie Historique d'Espagne, fut cité comme autorité dans maints ouvrages. Dans l'intervalle, l'esprit de recherches et d'examen avait fait des progrès. L'on analysa plus scrupuleusement, et l'on trouva d'abord que dans aucune chronique, histoire, ni correspondance, on ne rencontre le nom d'un Gomez de Cibdareal, médecin et confident du Roi Jean.
Cependant les renseignements sur la cour de ce souverain sont abondants. Ensuite aucun manuscrit de cette correspondance avec les principaux personnages du royaume, n'existe nulle part. Enfin tous les bibliographes s'accordèrent à dire que l'édition de Burgos de 1499 est fictive, et accuse une impression postérieure à 1600.
L'ouvrage présente aussi plusieurs anachronismes dans les faits et dans le style. On y rencontre des phrases et l'emploi de mots inconnus avant la première moitié du seizième siècle. Somme toute, la supposition d'auteur devint évidente, et fut duement constatée.
On voit, comme nous l'avons dit, que c'était vraiment en Espagne l'âge d'or des supercheries littéraires.
L'Italie et la France ne restaient pas en arrière dans la même voie.
semblait être la devise.
Martin Fumée, sieur de Genillé, publia en 1599, comme traduit du grec d'Athénagoras, philosophe Athénien, qui florissait vers la fin du deuxième siècle, "Les amours honnêtes de Théogone et de Charide; de Férécide et de Mélangénie."
Ce fut, comme presque toujours, l'impossibilité de trouver la moindre trace du texte grec de ce livre, qui éveilla les soupçons, et l'on reconnut bientôt que c'était encore là, une supposition d'auteur et un pastiche de romans connus.[51]
[51] Voir Struvius, De doctis impostoribus.
A propos de ce roman, rappelons ici la discussion qui n'est pas encore fermée, au sujet d'un autre roman grec, beaucoup plus célèbre, "Daphnis et Chloé," que quelques critiques regardent comme un pastiche élégant du neuvième siècle, œuvre ingénieuse et patiente d'un homme de goût, égaré dans la barbarie d'un âge ignorant. Consultez Les Romanciers Grecs et Latins, par Victor Chauvin, p. 134.
"Corpus putat esse, quod umbra est."
Une supercherie d'une toute autre importance fut pratiquée en Italie un peu plus tard.
Curzio Ingherami, érudit qui s'était occupé toute sa vie d'antiquités, publia des fragments d'histoire étrusque soi-disant écrits par un certain Prosper Fesulanus, en l'an 700 de Rome.
On y établissait entr'autres faits historiques, qu'il y avait eu des rapports entre les Etrusques et les Hébreux; que le roi David avait imité, dans ses écrits, ceux de Noé et de ses descendants. Cette chronique rapporte même des discours et des anecdotes de Noé.[52]
[52] D'Israeli, "Curiosities of Literature," tom. iii.
Léon Allatius et Henri Ernst eurent beau donner des preuves de la fausseté de cet ouvrage. Ingherami défendit l'authenticité de sa découverte, en faisant imprimer à Florence, en 1637, un gros in 4º intitulé, "Discorso sopra l'opposizione fatte all'antichità Toscane." Attaqué de nouveau avec renfort d'arguments, il céda, et s'excusa, en disant qu'il s'en était laissé imposer par un faussaire. Ceux qui se sont occupés de la question, pensent qu'il y a des raisons pour croire en sa bonne foi.[53]
[53] Dictionnaire Critique de Bayle, et Huet: Traité de l'origine des Romans.
Le souvenir de cette invention était presque effacé, lorsqu'un aventurier sicilien, Joseph Valla, annonça qu'il avait découvert les livres de Tite-Live qui nous manquent. C'était une traduction en Arabe qu'il avait achetée d'un Français, lequel avait enlevé le manuscrit des rayons de la bibliothèque de Constantinople.
Il ajoutait qu'il possédait aussi un codex, provenant de la même source, et contenant l'histoire de la Sicile durant la domination des Arabes. Comme il montrait les manuscrits arabes, il obtint la confiance, et ces trésors historiques attirèrent honneurs et pensions sur leur heureux possesseur. Le roi de Naples lui fournit de l'argent pour continuer ses recherches. Enfin, un volume fut publié, mais un orientaliste découvrit, peu après, que le texte du manuscrit arabe sur la Sicile avait été falsifié, page par page, et presque ligne par ligne. L'original ne contenait autre chose qu'une histoire de Mahomet et de sa famille.
Valla, condamné à l'emprisonnement et menacé de la torture, avoua sa malheureuse supercherie.[54]
[54] Il y eut plusieurs savants de ce nom: 1er Laurent Valla, au XVme siècle, qui réfuta la prétendue donation de Constantin; 2me George Valla, qui fleurit vers la fin du même siècle, et expira comme l'hérésiarque Arius; 3me Nicolas Valla, à la même époque, traducteur de l'Iliade et d'Hésiode. Notre faussaire a été oublié par Bayle. Voir "Curiosités Littéraires," par Lalanne.
Le Portugal, à son tour, vit le pastiche s'emparer d'un petit chef-d'œuvre, les Lettres Portugaises, écrites vers 1663, par Mariana Alcaforada, et tellement admirées dans le siècle de Louis XIV., qu'elles étaient comparées à celles d'Héloïse à Abailard. La meilleure édition en a été donnée par M. de Souza,[55] qui démontra l'authenticité des cinq premières, mais qui émit l'opinion que les sept autres n'étaient qu'un pauvre pastiche fabriqué par un écrivain français, dans un but de spéculation de librairie.[56] C'est un mêlange d'affectation et de recherche en contradiction avec les usages portugais.
[55] Paris: F. Didot. 1824. In 12º.
[56] Consultez, à ce sujet, "l'Histoire Littéraire du Portugal et du Brésil," par M. Ferdinand Denis, ouvrage devenu rare et qui mériterait d'être réimprimé.
Les écrivains de faux mémoires, tels que nous en verrons un si grand nombre au dix-neuvième siècle, avaient déjà un modèle à suivre dès le dix-septième.
Sandras de Courtilz, né en 1644, fut célèbre en ce genre. Il composa les Mémoires de D'Artagnan,[57] de la Marquise de Fresne, de La Fontaine, du Marquis de Montbrun, etc. Sa manie était poussée si loin, qu'il publiait parfois de faux mémoires lorsque les véritables existaient: tels sont ceux du Marquis de Langallerie, sur la guerre d'Italie, écrits par lui-même dans sa prison à Vienne, et publiés par Gautier de Fagel, en 1743.[58]
[57] Lesquels Alexandre Dumas n'a fait que copier dans ses "Trois Mousquetaires."
[58] Niceron a consacré un article à Sandras de Courtilz, ainsi que Quérard, dans ses "Supercheries Littéraires," tome ii. p. 523.
Toutes les productions semi-historiques de cet auteur fécond ne méritent aucune confiance.
Arrêtons-nous ici un moment à des suppléments d'auteur, véritables pastiches, parcequ'ils ne furent jamais avoués par ceux qui les composèrent avec l'intention de tromper le public.
Aujourd'hui, l'authenticité de plusieurs fragments ajoutés au roman satirique de Pétrone, n'a plus de partisans; mais il y eut une époque où ils soulevèrent les passions de la critique, et passèrent par des phases assez curieuses pour nous engager à entrer dans quelques détails.
On sait que c'est au Pogge, ce célèbre dénicheur de manuscrits anciens, que nous devons la première connaissance d'un livre de Pétrone,[59] découverte encore bien partielle, car il paraît que les nombreux écrivains qui n'ont cessé de citer cet auteur pendant les six premiers siècles de notre ère, avaient des textes beaucoup plus complets que les nôtres.
[59] 1380-1459.
Un très-ancien manuscrit, provenant des dépouilles du sac de la ville de Bude, lorsqu'elle fut prise par le fameux Mathias Corvin, passa de la bibliothèque de ce prince, dans celle de Pierre Pithou.[60]
[60] 1539-1596.
Ce savant le compara avec d'autres manuscrits du Satyricon, et trouva qu'il contenait des additions importantes. Comme il n'y avait pas le moindre doute sur son authenticité, il le publia. Les commentaires qui suivirent cette publication, excitèrent la curiosité, et les savants ambitionnèrent la gloire de compléter l'œuvre de Pétrone. C'est alors que Jean Lucius, de Frau, en Dalmatie, publia à Padoue, en 1664, un nouveau manuscrit découvert dans la bibliothèque de Nicholas Cippi. Il contenait un fragment inconnu considérable,[61] qui fut reproduit par les presses des principales villes de l'Europe.
[61] Il commence par les mots: "Ipse nescit quid habent" (chap. 37), et finit par: "Ex incendio fugimus" (chap. 78), ce qui fait 41 chapitres, (moins le 55me déjà connu), sur les 141 qu'on trouve dans le Pétrone de Burmann et dans celui d'Anton.
On mit une ardeur extrême à attaquer l'authenticité du manuscrit de Frau. On s'imagina que les additions n'étaient qu'un jeu d'esprit de quelque savant, qui avait su imiter le style de l'auteur latin. Enfin, le célèbre Lyonnais, Jacob Spon, se convainquit, après avoir soigneusement examiné le manuscrit, que le fragment nouveau était bien authentique, et cette opinion fut généralement adoptée.[62]
[62] Voir "Nouvelles recherches historiques et critiques sur Pétrone," par J. E. Pétrequin. 1 vol. gr. in 8º. Paris: Ballière. 1869.
L'œuvre encore incomplète de Pétrone en était là, lorsqu'en 1693, François Nodot, officier français, publia à Paris, un Satyricon soi-disant complet d'après le manuscrit original d'un renégat grec, manuscrit d'une antiquité de mille ans, et acheté durant le siège de Belgrade.
Malheureusement on ne put jamais obtenir de voir ni l'original, ni la copie que Nodot dit avoir prise. Les débats prouvèrent que nous n'avions ici qu'un véritable pastiche, et même un pastiche maladroit d'après une savante critique.[63]
[63] Voir "Observations sur le Pétrone trouvé à Belgrade en 1688, et imprimé à Paris, en 1693, et à Lyon, l'année suivante," 1 vol. in 12º, de 214 pages.
Cela n'a pas empêché que tous les éditeurs de Pétrone depuis 1693, jusqu'aujourd'hui, ont cru devoir reproduire les fragments de Nodot, parcequ'ils remplissent ingénieusement les lacunes du récit. Néanmoins tous s'accordent à les déclarer supposés.
Ce fut Basnage qui poussa le cri d'alarme, dès que le Pétrone de Nodot vit le jour. Celui-ci se défendit d'être l'auteur de ces additions, avec une ténacité qui ne s'est jamais démentie. L'auteur des Matanasiennes, que nous avons déjà cité, conjecture que cette dénégation pourrait bien être fondée, et montre qu'il y a des probabilités pour croire que ces derniers fragments furent composés par Nicolas Chorier, auteur de l'Aloysia, et par son ami P. Linage.
Depuis longtemps les discussions relatives au Pétrone de Nodot avaient cessé, et la question était chose jugée, lorsque l'attention des érudits fut réveillée en 1800, par la publication d'un nouveau passage de l'auteur latin, trouvé, disait-on, dans la bibliothèque de Saint-Gall. Il remplissait la lacune que l'on soupçonnait dans l'endroit du chapitre 26, où Encolpe regarde avec Quartilla, par les fentes de la porte, les jeux de Giton et de la petite Pannychis.
Ce fragment n'est qu'un pastiche, dit Charles Brunet, dans son "Manuel du Libraire;" mais l'auteur, caché sous le nom de Lallemand, a imité avec tant de perfection l'esprit et la manière de Pétrone, que plusieurs savants s'y trompèrent d'abord.[64] Le véritable auteur était Joseph Marchéna, littérateur espagnol, employé dans l'administration de l'armée du Rhin.[65] Encouragé par ce premier succès, il fit ensuite imprimer chez Firmin Didot, un prétendu fragment de Catulle, qui cette fois ne trompa personne:[66]
[64] Noël, dans son édition de Catulle, a reproduit le morceau qu'il considère aussi comme une parfaite imitation de l'original. Il est omis dans la traduction de Pétrone, par Heguin de Guerle, mais texte et traduction sont donnés dans le Pétrone de Baillard, publié sous la direction de Nisard.
[65] G. Peignot a décrit l'historique des supercheries de Nodot et de Marchéna, dans son "Dictionnaire raisonné de Bibliologie," et dans son "Répertoire de Bibliographie Universelle."
[66] Frédéric Schoell, Répertoire de la Littérature ancienne, 2 vols. 8º. Paris, 1803.
"Fructu non respondente labori,"
comme dit Ovide.
Afin de résumer tout ce qui regardait les pastiches de Pétrone, nous avons interrompu l'ordre chronologique de notre récit. Revenons à la fin du dix-septième siècle.
On sait que Louis Racine avait fait des notes marginales à de fausses lettres de Madame de Maintenon, si parfaitement imitées, que ces notes sur les détails qu'elles renferment, ont été reconnu fondées de tous points. Voltaire, que l'on retrouve partout, quelque sujet que l'on traite, s'est moqué de ces lettres et des pastiches en général, dans son "Commentaire Historique" qui n'a pas été reproduit dans toutes les éditions: "En France, dit-il, nous avons eu de puissants génies à deux sols la feuille, qui ont fait des lettres de Ninon, de Maintenon, du Cardinal Alberoni, de la Reine Christine, de Mandrin, etc. Le plus naturel de ces beaux esprits était celui qui disait:[67] Je m'occupe à-présent à faire des pensées de La Rochefoucauld."
[67] Capron, dentiste très connu de son temps.
Après ce ton dédaigneux pour ceux qui composent des pastiches, soupçonnerait-on que Voltaire se fût laissé aller plus d'une fois à essayer de tromper le monde en ce genre? Trois lettres de Caius Memmius Gemellus à Cicéron,[68] présentées une fois au public comme traduites du latin en russe, sur un manuscrit de la bibliothèque du Vatican, et du russe en français, furent réimprimées dans les "Questions sur l'Encyclopédie," où, pour mieux faire croire à leur authenticité, il prévient le crédule lecteur que les savants les ont reconnues pour être véritablement de Memmius. Dans une lettre à D'Alembert, du 27 Novembre 1772, Voltaire en parle dans le même sens, et soutient sa fraude, qui fut bientôt avérée. On peut dire que c'était là une plaisanterie; mais la bonne foi ne peut guère admettre que tant de précautions soient prises pour l'entourer de toutes les apparences de la vérité.
[68] Ce fut pour ce Memmius que Lucretius Carus composa son grand poème, "De naturâ rerum."
Si Voltaire est, d'après Quérard, l'écrivain français qui a poussé le plus loin la manie de la supposition d'auteur et du pseudonyme, il s'est néanmoins laissé prendre au même piège. On lit dans sa "Philosophie de l'Histoire:" "Un hasard fort heureux a procuré à la bibliothèque de Paris, un ancien livre des Brames, c'est l'Ezour-Védam, ou commentaire des Védas, écrit avant l'expédition d'Alexandre dans l'Inde. C'est un des plus précieux manuscrits de l'Orient." Il en reparle encore dans La Défense de mon oncle.
Or cet "Ezour-Védam" que le Baron de Sainte-Croix publia en français, en 1778, n'est qu'un pastiche religieux.
Le manuscrit sanscrit, bien loin de renfermer la véritable doctrine des anciens Brahmes, tend à saper cette doctrine pour la remplacer par celle du Christianisme.
Les savants ont établi que ce prétendu commentaire des Védas a été fabriqué par quelque missionnaire catholique, mettant en pratique le veris falsa remiscet d'Horace. On a trouvé dans la bibliothèque des missionnaires à Pondicherry d'autres parties des Védas, travesties de la même manière.[69]
[69] Voir Asiatic Researches, vol. xiv., Calcutta, 1822, in 4º, où l'on trouve à ce sujet une notice de Francis Ellis.
La traduction française de ce faux Ezour-Védam, avec observations préliminaires de 172 pages, et des éclaircissements historiques de 259 pages, 2 vols. in 12º, Yverdon, imprimerie de M. De Felice, 1778, est devenu un livre fort rare. Il existe aussi une traduction allemande.
Une supercherie à peu près du même genre a trompé le savant sanscritiste, Sir William Jones. Un Hindou, désireux de s'attirer la faveur des pieux Européens, composa un pastiche d'un nombre de versets du Purana, dans lesquels il introduisit l'histoire de Noé et de ses enfants, sous la désignation de Satyavatra. Il communiqua ce travail au capitaine Wilford, lequel en fit part à Sir William Jones, qui en donna une traduction comme un fragment des plus curieux. Ce ne fut qu'après la collation de plusieurs manuscrits des Puranas, qu'on s'aperçut de la fraude.[70]
[70] "Curiosities of Literature," par Isaac d'Israeli.
Malheureusement toutes ces fraudes n'ont pas été découvertes si vite.
Une publication qui attira l'attention publique au dix-huitième siècle, trompa les historiens pendant vingt ans. Ce fut la Rym-Kronyck, etc. door Broeder Klaas Kolyn, publiée dans les "Analecta Belgica," de Gérard Dumbar, et attribuée à un Bénédictin de l'Abbaye d'Egmont, près de Haarlem, qui vivait vers la fin du douzième siècle. Cet ouvrage obtint la confiance générale, et on le cita dans nombre de travaux historiques. A la longue cependant le doute s'éveilla, et enfin les recherches de Wagenaar, de Van Wyn, et d'autres critiques, prouvèrent que le moine était bien innocent dans cette cause, et que c'était l'œuvre d'un avocat de Bois-le-Duc, nommé Henri Graham, aidé d'un graveur, Regnier de Graaf. Ce fut ce dernier qui révéla la vérité, lors de la vente à Corneille van Alkemade, du manuscrit original.[71]
[71] Voir Foppens, "Bibliotheca Belgica;" Van Wyn, "Loisirs Domestiques;" et Ypey, "Histoire de la Langue Hollandaise."
La France, au siècle dernier (et durant celui-ci, comme nous le verrons bientôt) a été peut-être de tous les pays, le plus fécond en pastiches et en supercheries littéraires, comme le prouvent suffisamment les travaux bibliographiques de l'infatigable Quérard.
De 1757 à 59 l'habile ministre de Louis XV., Choiseul, composa, dans un intérêt politique, un curieux pastiche dans une collection de lettres supposées écrites d'Amérique par le général français, Marquis de Montcalm, à son cousin M. De Berryer, résidant en France. On y trouve une très-juste appréciation de la situation des colonies d'Amérique, et une prédiction bien nette de la Révolution qui se préparait. Ces lettres eurent le plus grand retentissement dans les deux continents. Bancroft, dans son Histoire des Etats Unis, les qualifie nettement de contrefaçon.[72]
[72] Vol. iv. chap. ix. page 128, en note. Voir aussi Notes and Queries, 4me Série, viii., Novembre 11, 1871, page 397.
Les Mémoires de Bachaumont rapportent qu'en 1773, un pamphlétaire inconnu, hostile aux derniers ministres de Louis XV., fit paraître une soi-disant lettre du père Caussin au Cardinal de Richelieu, qui contrefaisait merveilleusement le style figuré de ce temps-là, ainsi que la manière du vieux Jésuite. Elle peut être considérée comme un pastiche remarquable, ajoute notre auteur.
Nous avons déjà signalé un des plus fameux pasticheurs de cette époque, Courtilz de Sandras.[73]
[73] A notre époque il a trouvé un continuateur du genre, qui, par sa prodigieuse fécondité, a surpassé son modèle, nous voulons parler de Lamothe-Langon, au sujet duquel on peut consulter Quérard.
Lors de la nouveauté du poème de Voltaire, "La Guerre de Genève," la société de Paris courut après les chants épars de cet ouvrage, dont on avait le premier sans le second, le troisième sans le quatrième. C'est alors que Cazotte imagina de donner le septième chant de la Guerre de Genève, pour satisfaire l'impatience du public, et pour jouer un tour au poète. Il l'intitula septième chant, pour flatter l'espérance des amateurs auxquels il eut la satisfaction d'entendre dire, trompés qu'il étaient, que puisqu'il y avait sept chants, on pouvait se flatter d'en avoir au moins douze.
Pendant huit jours l'ouvrage passa pour être de la même main que le commencement.
On y suppose les événements des 5me et 6me chants qui n'ont jamais été faits par Voltaire. Vachine, la sorcière dont la baguette a causé les désordres précédents, métamorphose l'Ennui en brouillard épais qui s'appesantit sur la ville. Les dames de Genève pour se dérober à son influence, se sauvent à Ferney, chez Voltaire:—
"La Guerre de Genève, une des taches de la vieillesse de Voltaire, dit La Harpe,[74] misérable production, aussi mal conçue que mal écrite, eut pourtant un moment de succès, et donna lieu à un plaisant pastiche."
[74] "Cours de Littérature," tome iii., page 224, édition in 8º d'Agasse, an vii.
Pendant quelque temps, Horace parut être en France l'auteur ancien dont on affectionna de donner des pastiches au public. Sans parler d'une huitaine d'hexamètres placés à la tête de la dixième satire du 1er livre,[75] ni des vingt vers imaginés par je ne sais quel confrère de Nodot, pour remplir un vide que plusieurs avaient soupçonné dans l'ode à Manucius Plancus,[76] racontons la découverte de M. Edm. Ch. Genet,[77] frère de Madame Campan, de deux petites odes d'Horace, jusqu'alors inconnues. Elles avaient été trouvées par un prince Gaspar Pallavicini, dans un vieux manuscrit de Rome. On n'explique pas comment une copie passa du noble personnage à M. Genet.
[75] Voir l'édition de Dacier, et le Dictionnaire de Bayle, à l'article Lucilius.
[76] M. F. Parison dit les avoir trouvés écrits sur un vieil exemplaire d'Horace qui paraissait avoir appartenu à G. Bachet de Méziriac:—Auraient-ils été fabriqués par le savant académicien?" suggère l'auteur du pamphlet d'où nous tirons ces renseignements.
[77] Alors jeune secrétaire d'ambassade, et qui devait être plus tard ministre de France aux Etats Unis, où il présenta au Président Jackson, une fausse médaille de Jules César qu'il prétendit avoir déterrée.
Quoiqu'il en soit, celui-ci s'empressa de communiquer cette précieuse trouvaille au savant d'Ansse de Villoison, qui les inséra dans les notes d'une édition de Daphnis et Chloé dont il s'occupait alors. Ces deux odes nouvelles étant venu à la connaissance du prince Egon de Furstemberg, qui faisait imprimer à Prague une édition de luxe d'Horace,[78] il les intercala dans son texte.
[78] Deux volumes in 8º. Cette édition publiée sans date, et sans nom d'imprimeur, était entièrement destinée à des présents. C'est un livre d'une excessive rareté.
Lemaire, Van der Bourg et d'autres ont montré que ces vers ne peuvent être attribués au grand poète romain, et que même le prince Pallavicini ne fut pas le plus adroit des faiseurs de pastiches, car nul autre ne doit être réputé coupable de la composition de ces vers que cet homme de loisir trouva tout simple de mettre sur le compte d'Horace.[79]
[79] Voir sur toute cette affaire une curieuse brochure anonyme, intitulée: "Une imposture littéraire, appendice aux Mêlanges Philologiques de Chardon de la Rochette, d'après son manuscrit complété par P. F. T. Servan de Sugny; in 8º de 39 pages." Ces deux odes pastiches ont trouvé place dans l'édition polyglotte d'Horace, par Monfalcon.
"Habet sua quisque pericula lusus."
On a du reste de lui, d'autres essais en ce genre.
Il est possible qu'il ait été encouragé par le succès des Lettres de Ganganelli (Clément XIV.), fabriquées par le Marquis de Caraccioli, et publiées en 1779. Tout le monde en a été longtemps la dupe. Il en fut de même des vigoureux pamphlets qui rendirent Boulanger odieux aux catholiques, et dont Damilaville était l'auteur, comme maintenant on le sait à n'en pas douter.[80]
[80] Nodier, "Questions de Littérature Légale," page 74.
Une des plus heureuses supercheries de la dernière moitié de ce siècle, fut la chanson attribuée à Marie Stuart:—
Elle parut pour la première fois en 1765, dans l'Anthologie Française (4 vol. 8º.), comme tirée du manuscrit de Buckingham, et la supposition fut répétée jusque dans la première édition de la Biographie Universelle de Michaud. Cependant dans le volume de Septembre 1781, de l'Esprit des Journaux,[81] on prouve déjà que la Reine d'Ecosse, qui n'a jamais fait que de très pauvres vers, ne peut être l'auteur de ceux-ci.
[81] "Mêlanges d'Histoire et de Littérature," par M. De Villenfagne.
Philareste Chasle,[82] Viollet-le-Duc,[83] et Sainte Beuve,[84] eurent beau répéter la même chose, M. Dargand, dans une vie de Marie Stuart, publiée il y a peu de temps, persiste à dire: "Ces vers sont désormais inséparables du nom de cette reine, qui les acheva quelques semaines plus tard à Holyrood."
[82] Revue des deux mondes, du 1er Juin 1844.
[83] Bibliothèque Poétique, 2ième Partie, page 20.
[84] "Derniers Portraits Littéraires," page 63.
M. Feuillet de Conches a également donné quelques détails sur ces vers, dans ses Causeries d'un Curieux, tome iv., page 424.
Il faut restituer ces vers à un journaliste, Meunier de Querlon, fabricant d'autres pastiches ingénieux,[85] et qui finit par avouer son innocente fraude, dans une lettre à Mercier de St Léger.
[85] Voir "Les Innocentes Impostures, ou Opuscules par M——." Magdebourg, 1761.
"L'Esprit dans l'histoire," par Ed. Fournier, page 111.
La fille de Querlon, dont la mémoire anecdotique était encore fraîche, dans un âge avancé, s'égayait volontiers sur la crédulité publique, à propos des suppositions d'auteur et des pastiches de son père. Celui-ci avait puisé l'idée dans Brantôme qui fait exprimer en prose, à Marie Stuart, les mêmes regrets, presque dans les mêmes termes que l'Anthologie lui prête en vers.
N'oublions pas, à propos de cette chanson supposée, de rappeler des pastiches vraiment tragiques, des vers et des lettres de cette reine d'Ecosse, qui ont principalement contribué à sa condamnation. L'innocence ou la culpabilité de Marie Stuart est une question historique qui dépend de l'authenticité ou de la fausseté d'une correspondance avec le Comte de Bothwell, son troisième mari.
Cette correspondance était renfermée dans un coffret d'argent ayant appartenu à François II., et que Bothwell oublia dans le château d'Edimbourg, lorsqu'il prit la fuite.
Deux publications récentes ont renversé l'accusation qu'avait soutenue M. Mignet, dans sa "Vie de Marie Stuart," et elles ont prouvé jusqu'à l'évidence, que les lettres et papiers qui ont formé la base de la condamnation, n'étaient que de mauvais pastiches et une coupable supposition d'auteur.[86] Ils furent forgés par les ennemis de la reine, surtout par le traître Buchanan, et l'on y énonce des sentiments et des faits, en contradiction directe avec la vérité.
[86] Voir: L. Wiesener, "Marie Stuart et le Comte de Bothwell." Paris, 1863. 8º. "Mary Stuart and the Casket Letters." By T. F. N., with an Introduction by H. Glassford Bell. London: Hamilton, Adams & Co. 1870. 8º. Voir aussi le Gentleman's Magazine de 1760.
L. Wiesener qualifie de la manière suivante les documents accusateurs: "Le mensonge y est flagrant partout; le mensonge par insinuation, le mensonge qui se ménage, en détournant le sens des faits, le mensonge qui les suppose hardiment, le mensonge qui, à propos, sait approprier à ses fins un lambeau de vérité, ou se cacher derrière elle, le mensonge qui s'attendrit, celui qui s'indigne, en un mot, un chef-d'œuvre de mensonge. Et c'est par de pareils documents que Mignet s'est laissé guider![87]
[87] L. Wiesener fournit les preuves de cet enchaînement de mensonges.
Les Lords se réunissent en armes contre la reine, au commencement de Juin, sous prétexte des faits mentionnés dans ces lettres; elle est faite prisonnière le 15 de ce mois, enfermée le 16 à Lochleven, et ce n'est que le 20 que se trouve le coffret! Le 26 Juin, une proclamation dénonce Bothwell, comme meurtrier de Darnley, et publie l'emprisonnement de la reine; mais nulle mention n'est faite de ces lettres si terriblement accusatrices.
Le 17 Juillet suivant, un acte du Conseil de Régence ôte à Marie Stuart sa liste civile, mais dans les motifs, rien encore quant aux lettres. Bien plus, dans tous les Conseils tenus par les révoltés, du 20 Juin au 4 Décembre, il n'y a pas la moindre allusion à ces pièces fatales. Un ambassadeur français arrive en Ecosse, le 23 Juin, pour prendre connaissance des causes de la captivité de la souveraine, mais on ne lui parle aucunement de cette correspondance. Throgmorton, l'envoyé de la reine Elisabeth, n'en sait rien non plus. Ce n'est que lorsqu'une assemblée générale a prié le Régent et les Lords du Parlement de faire connaître les causes de la détention de Marie, qu'il est enfin fait mention de ces coupables lettres, dans un acte du Conseil secret du 4 Décembre 1567, et c'est le 20 Juin que le coffret avait été trouvé!
La reine d'Angleterre demande qu'on lui communique ces documents, et on en transmet une traduction en Anglais, sous prétexte que plusieurs sont écrites en écossais, dialecte ignoré de Marie. Enfin l'accusée elle-même, malgré ses demandes réitérées, ne put jamais obtenir de voir ces pièces, même en copie, quoiqu'elle déclarât pouvoir prouver leur fausseté. En effet, le contenu montre à l'évidence que Buchanan les traduisit en latin, sur un texte écossais, et nous venons de le dire, la reine ne parlait pas ce dialecte. Ce qui démontre encore mieux la fraude, c'est que le régent Murray soutint plus tard, à Londres, que les originaux étaient en français, assertion contradictoire. Jamais ces originaux ne furent communiqués, jamais ils ne furent imprimés, et ils disparurent dès le seizième siècle, ne laissant subsister que les menteuses accusations de Buchanan.
Mignet, dans son ouvrage cité plus haut, a consacré l'appendice G. de son premier volume, à l'examen de l'authenticité de ces lettres de Marie Stuart, et il se pose ces deux questions:—1. Les copies qui nous restent de ces documents, sont-elles conformes, quant au contenu, aux originaux perdus ou détruits? 2. Ces originaux étaient-ils de la main de Marie?
Mignet répond affirmativement; mais le professeur Wiesener démontre sans réplique que c'est sans preuves valables.[88]
[88] Ces cassettes supposées, de lettres d'amour, ont, à plusieurs reprises, servi à calomnier d'illustres personnages. La prétendue cassette de Monsieur le Grand, renfermant les poulets écrits à Saint-Mars, a répandu, de son temps, de cruelles médisances. N'en fut-il pas de même, plus tard, des mille mensonges sortis de la merveilleuse cassette de ce fat de Lauzun? Une des plus cruelles de ces inventions, moins atroce pourtant que les lettres à Bothwell, fut la cassette du surintendant Fouquet. Louis XIV, seul avec sa mère et Le Tellier, virent les véritables lettres de cette cassette, et celles qui auraient causé trop de scandale, furent brûlées. Néanmoins les passions du moment et l'envie en répandirent bientôt de supposées, en profusion. Voir: Causeries d'un Curieux, tome ii. page 503.
Après cette digression rétrospective que le pastiche de Meunier de Querlon nous a mis en mémoire, revenons à la fin du 18me siècle, et parlons d'une supposition d'auteur et de pastiches qui ont fait grand bruit, et sur le compte desquels on ne sait la vérité que depuis très-peu de temps.
La question avait été examinée par les plus célèbres critiques; mais récemment M. Antoine Macé l'a résolue par la publication de documents inédits.[89]
[89] "Les Poésies de Clotilde de Surville, études nouvelles, suivies de documents inédits," par Antoine Macé. Grenoble, 1870. Un vol. in 8º.
L'abbé Brizard ne produisit pas un aussi long doute par son Fragment de Xénophon, trouvé dans les ruines de Palmyre, et qu'il publia en 1783.
Comme c'est une des curiosités de l'histoire des pastiches, donnons un résumé de la discussion. M. Raynouard, dans le Journal des Savants, n'hésite pas à mettre les poésies de Clotilde sur la même ligne que les inventions du poète anglais Chatterton et que les Poésies Occitaniques, habile pastiche du style des troubadours, publié par Fabre d'Olivet, précisément à la même époque, et chez le même éditeur chez lequel Vanderbourg avait fait paraître son recueil.
Villemain déclare que ces œuvres de Clotilde sont une petite construction gothique élevée à plaisir par un moderne architecte. Daunou et Ségur suivent la même opinion.
Sainte Beuve consacre à cette question une étude spéciale: "M. De Surville, dit-il, profita de l'espèce d'engouement qui, pendant plus de trente ans,[90] et jusqu'en 89, s'attachait à la renaissance de la vieille poésie française, sous sa forme naïve et chevaleresque. Rien ne manquait en l'air, en quelque sorte, pour susciter ici ou là un Surville."
[90] Qu'on lise comme un exemple du roman pastiche de cette époque, et qui eut un instant de grande vogue: "L'Histoire amoureuse de Pierre le Long et de Blanche Bazu," par Sauvigny.
Enfin aux yeux de la critique, la question paraissait décidée, résolue, tranchée définitivement. Quoique les écrivains que nous venons de nommer ne s'entendent pas sur l'auteur de ces poésies, les uns les donnant au Marquis de Surville, les autres à Vanderbourg, tous s'accordent du moins à proclamer qu'elles sont de fabrication moderne, et n'ont rien d'authentique.
Dans le Journal de l'Instruction Publique,[91] M. Macé commence par analyser vingt-huit documents inédits, d'une authenticité qui défie tout soupçon, et toute espèce de doute. Il en déduit que tous les critiques précédents se sont trompés. Il examine les jugements, les opinions et les systèmes accrédités jusqu'alors, par des écrivains qui sont justement célèbres, mais auxquels manquaient les pièces du procès. Il prouve la faiblesse des arguments les plus convainquants: d'abord que ces poésies sont trop parfaites pour le 15me siècle; que l'orthographe est fautive; que l'auteur observe des règles de versification que ce siècle ne connaissait pas, etc. etc. etc.
[91] Tome xxxii. des 31 Janvier, 4 Février, et 23 Mars, 1863.
Quant aux faits vraiment irréfutables comme, par exemple, que dans cette œuvre on combat le système astronomique de Ptolémée, en faveur de celui de Copernic, qui n'était qu'un tout jeune enfant, même à la fin de la longue vie de Clotilde; 2º, qu'on y réfute les doctrines matérialistes de Lucrèce, dont le poème ne fut retrouvé que l'année même de la naissance de Copernic (1473); 3º, qu'on y fait mention des sept satellites de la planète de Saturne, qui n'ont été découverts et observés qu'aux 17me et 18me siècles, par Huyghens, D. Cassini et W. Herschell, ces trois arguments, en apparence formidables, sont réduits à néant par la simple raison que les pièces où se trouvent tous ces faits, n'existent pas dans la première édition des poésies de Clotilde, donnée par Vanderbourg, en 1803.[92] On ne les rencontre pour la première fois que dans une publication faite en 1826, sous le titre de: "Poésies inédites de Clotilde de Surville, par M. M. De Roujoux et Nodier."
[92] Paris, Nepveu éditeur, in 8º, in 12º, et in 18º, avec gravures d'après Colin, élève de Girodet. Ce même libraire Nepveu publia, en 1824, une nouvelle édition du recueil livré au public par Van der Bourg, mais les pastiches de Nodier-Roujoux ne s'y trouvent pas davantage.
"Il est très curieux, fait observer Sainte Beuve, de voir Nodier se faire le champion de Clotilde, au point de publier en son honneur ses poésies inédites, tandis que dans ses 'Questions de Littérature Légale,' il attaque leur authenticité, et il les attribue au Marquis de Surville."[93]
[93] "Tableau de la Poésie Française au XVIme siècle."
Du reste la plupart de ces poésies soi-disant inédites, sont simplement transcrites du Journal Littéraire de Lausanne, publié de 1794 à 1798, et rédigé par Madame la Chanoinesse de Polier.[94] C'est dans ce journal qu'avec maints autres contributeurs, le Marquis de Surville inséra les premiers extraits des œuvres de Clotilde. Jamais toutefois il ne donna comme composées par sa parente, les pièces publiées par Nodier.
[94] Dix volumes in 8º, avec l'épigraphe: Il emprunte d'ailleurs ce qui fait son éclat.
Madame Polier avait, sur sa demande, communiqué à ce dernier divers manuscrits qu'elle n'avait pas jugé à propos d'insérer dans son journal. M. Macé produit des pièces de poésie du Marquis de Surville, et démontre par leur comparaison avec celles de Clotilde, qu'il était incapable d'inventer celles-ci.
Le style, ainsi que le fond des compositions du marquis, sont pauvres d'idées, sans harmonie et sans rhythme. Or, les pièces évoquées furent écrites de 1782 à 1787, lorsque de Surville est supposé avoir fabriqué les manuscrits de son aïeule.
Pour ceux qui regardent Vanderbourg comme auteur et arrangeur, c'est pis encore. Il ne se trouvait pas en Europe en 1787, et il ne put jamais, dit-il lui-même, dans une lettre confidentielle, se procurer les numéros du Journal Littéraire de Lausanne où se trouvaient les pièces qu'il aurait inventées.
Raynouard et Daunou ont eu vraiment la main malheureuse.
Il est prouvé que le frère du Marquis de Surville avait vu entre les mains de celui-ci, de vieux manuscrits récemment découverts dans des papiers de famille, et qu'il les avait péniblement transcrits avec l'aide d'un feudiste.
M. M. Villeneuve, Dupetit-Thouart, et d'autres personnes, dont la sincérité ne peut être mise en doute, donnent témoignage qu'ils ont vu le Marquis de Surville, avant et pendant l'émigration, absorbé par le déchiffrement de manuscrits, qui disparurent très vraisemblablement dans l'auto-da-fé qui consuma les titres et papiers de famille des Surville, à Veviers, pendant la terreur.
Une foule d'autres raisons qu'il serait trop long de développer ici, et qu'on peut lire dans l'ouvrage de M. Macé, prouve l'existence d'une femme poète au 15me siècle, ayant composé de très beaux vers, inspirés par l'amour maternel, l'affection conjugale et de nobles sentiments patriotiques. Ces vers cependant ne nous sont pas parvenus dans leur originalité, ou, si l'on veut, dans leur rudesse primitive. Néanmoins tous ceux que Vanderbourg, en homme de sens et de goût, a insérés dans son recueil, en faisant un choix et un triage rigoureux, ne sont vraisemblablement que très peu altérés, falsifiés, gâtés et embellis, dans le sens moderne. Telle a été jusqu'à la fin de sa vie, l'opinion de Vanderbourg, comme cela résulte de deux lettres tout récemment publiées, qu'il écrivait à M. de Surville, jeune, en 1822 et 1824, au moment où il préparait une nouvelle édition des poésies de Clotilde. Les originaux ont incontestablement existé, mais ils furent remaniés par Jeanne de Vallon, au 17me siècle, et par le Marquis de Surville, au dix-huitième. Un éminent critique a comparé ces vers à un excellent tableau original, retouché par des mains plus ou moins habiles.
On sait que le Marquis de Surville fut traduit devant un conseil de guerre, condamné à mort et fusillé le 2 Octobre 1798, au Puy-en-Velay, comme criminel d'État.
Ici se présente un nouvel exemple de l'incurie et de la négligence des biographes au sujet de cette victime de la Révolution. Barbier, Charles Brunet, et Quérard répètent, on ne sait pourquoi, que le marquis fut condamné comme voleur de diligences! Nodier, qui prétend l'avoir rencontré deux fois, le fait mourir à La Flèche.[95]
[95] M. Leber, tome i. p. 271, du catalogue raisonné de sa bibliothèque, léguée à la ville de Rouen, fait mention d'un portrait de Clotilde de Surville, peint à l'aquarelle, d'après un émail de Mme Jaquotot, et ajoute: "Ce portrait, plein de charmes, n'est, comme la publication de Vanderbourg, que le rêve d'un talent admirable." C'est dommage que Leber n'ait pu lire l'ouvrage de Macé.
Si, dans ce que nous venons de rapporter, l'on a regardé comme des pastiches des pièces de poésie qui n'en étaient pas, un poète, aussi du 15me siècle, a passé jusqu'en ces derniers temps pour authentique, lorsque ses compositions étaient l'œuvre d'un autre. En effet, avant l'édition des Vaux-de-Vire, publiée en 1811, par les soins de M. Asselin, sous-préfet de Vire, le nom d'Olivier Basselin était peu connu hors de la Normandie. Quant aux chansons de ce poète Virois, elles étaient à peu près ignorées.[96] Quoiqu'il existât deux exemplaires d'une édition de 1670, qui contenait des chansons sous le nom de Vaux-de-Vire, le nom d'Olivier Basselin ne s'y trouvait pas même mentionné. Aussi notre poète normand n'avait qu'une vague existence avant la publication de 1811, et aurait pu être rejeté dans le mystérieux domaine des auteurs imaginaires. Jusqu'aujourd'hui aucun document nouveau, depuis la notice de M. Asselin, ne s'est produit, qui puisse établir avec certitude à quelle époque vivait Olivier Basselin.
[96] Voir l'Introduction de la nouvelle édition des Vaux-de-Vire d'Olivier de Basselin et de Jean le Houx, par le Bibliophile Jacob. 1 vol. 12º. Paris: A. Delahays. 1858.
Jean Le Houx, un des meilleurs poètes du milieu du 16me siècle, fit imprimer d'anciennes chansons qui passèrent pour avoir été composées par Basselin, et y mêla les siennes propres. Il n'eut pas grand'chose à faire pour s'approprier ces anciens Vaux-de-Vire, il n'eut qu'à les recueillir de la bouche des anciens du pays, ou plutôt qu'à les écrire, comme il les avait appris quand il commençait lui-même à faire des chansons. En les recueillant le premier, Le Houx les rajeunit, si toutefois il ne les a pas composés lui-même sous le nom d'Olivier Basselin, connu en Normandie à cause d'une ancienne chanson qui se chantait du temps de Guillaume Cretin, et dans laquelle il était fait mention de ce nom. Du reste Jean Le Houx ne voulant pas sans doute qu'on l'accusât plus tard de plagiat, a rassemblé tout ce qu'on savait par tradition de la vie d'Olivier Basselin, dans un de ses Vaux-de-Vire qu'il adresse à Farin du Gast.
"Qu'Olivier Basselin et Jean Le Houx ne fassent qu'un seul et même poète, conclut le Bibliophile Jacob, peu importe; ce n'est pas Horace, ce n'est pas Anacréon, c'est un bon biberon qui chante le cidre et le vin avec une gaieté toute gauloise."
Cette opinion n'a pour but que de laisser indécise la question de savoir si c'est Jean Le Houx ou Basselin qui a composé les chansons. Si plusieurs des célèbres Vaux-de-Vire, soi-disant de ce dernier, sont l'œuvre d'un poète beaucoup plus moderne, Jean Le Houx, un grand nombre aussi sont le produit d'un jeu d'esprit de M. Julien Travers, membre de la société des antiquaires de la Normandie, qui en a fait l'aveu à la réunion des délégués des sociétés savantes à la Sorbonne, au mois d'avril 1866.[97]
[97] Voir la Revue des sociétés savantes, quatrième série, tome iii. pages 445 et 574.
Moncrif, lecteur de la Reine Marie Leczinska, a fait une substitution semblable, d'une chanson de sa composition, en 1742, à une des pièces de Robert de Champagne.[98] Ce même écrivain, dans un choix d'anciennes chansons, donné au public, rima encore, dans le ton du bon vieux temps, ses deux célèbres romances: "Les constantes amours d'Alix et d'Alexis," et "Les infortunes inouïes de la tant belle Comtesse de Saulx." Elles trompèrent longtemps bien des lecteurs. Dans l'Almanach des Muses, publié par Santreau de Marsy, en 1765, les rondeaux, triolets et fabliaux, soi-disant anciens, foisonnent, les vers pastiches ne manquent pas, les suppositions d'auteur non plus, et l'on prêtait surtout des chansons aux anciens rois de France.[99]
[98] Voir la curieuse anecdote du Duc de Luynes, dans les Mémoires, année 1742, tome ix. p. 188.
[99] Sainte Beuve "Histoire Critique de la Poésie Française au XVIme siècle."
Avant d'entamer le sujet, en ce qui concerne le siècle présent, voyons ce qu'a produit l'Angleterre en pastiches et suppositions d'auteur, au dix-huitième.
Nous croyons que bien peu de pastiches dans ce pays présentent l'originalité de celui du célèbre docteur Johnson, que le docteur Matty, biographe de William Pitt, inséra dans son livre, même du vivant de Johnson, comme un exemple "de l'éloquence du noble lord, dans le style vigoureux de Démosthènes, uni à la manière spirituelle et ironique de Cicéron."
Voici comme la chose arriva. Dans le Gentleman's Magazine, édité alors par Edward Cave, on trouve, à partir du mois de Juin 1738, jusqu'en Février 1743, une analyse des débats du parlement anglais, sous le titre de "Debates in the Senate of Lilliput." Il était à cette époque strictement défendu d'imprimer quoique ce fût, des discussions et discours du parlement; de là, la nécessité de déguiser plus ou moins les discours. Or, le docteur Johnson n'avait jamais assisté à aucune des séances; mais Edward Cave avait gagné un des huissiers, et fut mis à même de prendre note du sujet de la discussion et des noms des orateurs, ainsi que des principaux points de leurs arguments. Ces matériaux étaient communiqués à Johnson, qui s'en servait pour composer son compte-rendu des débats.
On peut voir dans le Gentleman's Magazine, de l'époque, le discours de ce dernier, que la biographie de Pitt par le docteur Matty cite comme un exemple remarquable de l'éloquence de son héros, et qui est véritablement un excellent pastiche de la manière du ministre anglais.[100]
[100] Voir The Proof Sheet, Journal Littéraire Américain, de Mars, 1869, 2me vol. No. 5, p. 67.
Nous ne citerons que pour mémoire l'Alphabet Formosan, et la Traduction Formosane de la Bible par Psalmanazar, que l'évêque de Londres Compton avait placés parmi les curiosités les plus précieuses de sa bibliothèque.
Il y a lieu de s'arrêter plus longtemps sur les poèmes d'Ossian, que son premier éditeur, Macpherson, est supposé avoir fabriqués. Ils eurent d'abord un tel succès, qu'admirés par Goethe et par Schiller, ils furent bientôt traduits en allemand, en français, en italien, en danois, en polonais, et en latin.
Enfin pourtant on réfléchit qu'il était presque incroyable que des poèmes aussi longs que Fingal et Temora, nous eussent été transmis par la tradition orale seule, depuis un laps de plusieurs siècles. Finalement le docteur Samuel Johnson, alors au zénith de sa renommée, déclara que le tout n'était qu'une impudente supercherie. Sans employer un langage aussi violent, Malcolm Laing et David Hume développèrent des opinions analogues.
Philareste Chasles, dans ses "Etudes sur le dix-huitième siècle," est du même avis: "La sentimentalité de Richardson, la tristesse de Young, la chevalerie de Tressan, le parallèlisme de la Bible, composent ce pastiche. L'auteur fit disparaître les Ecossais du quatrième siècle, hommes nus, à demi sauvages, avec un petit bouclier de cuir ou d'écorce, un dard, et des canots creusés dans un tronc d'arbre. Il les remplace par des héros généreux, des filles mélancoliques; il invente des armures d'acier, de grandes fêtes dans des tourelles, dont les murs sont couverts de mousse et de lierre, de jolis vaisseaux traversant la mer, etc."
M. Laing, auteur d'une histoire d'Ecosse, examine non seulement presque chaque ligne de la traduction de Macpherson, mais une foule d'autres ouvrages, anciens et modernes, relatifs à ce sujet, et il arrive à la conclusion que l'ensemble est pris à cent sources diverses, et que ce n'est qu'une espèce de centon.
C'était là, à peu près, le sentiment général lorsqu'un nouveau champion est entré dans la lice, et a cherché à prouver l'authenticité des poèmes d'Ossian, dans une magnifique édition publiée aux frais du Marquis de Bute.[101]
[101] "The Poems of Ossian, in the original Gaëlic, with a literal translation into English," &c., by the Rev. Archibald Clerk, &c. William Blackwood, 1870, 2 vol. gr. in 8º. Le texte gaëlic ou Erse avait déjà été publié en partie, avec la version en prose, 1º, en 1762: "Fingal, an epic poem in six books;" 2º, en 1763, "Temora, an epic in eight books." Il fut publié en entier en 1806.
Dans une dissertation préliminaire de 66 pages, le nouvel éditeur établit d'abord que cette publication renferme des poèmes en partie autres que ceux donnés par Macpherson. "Plusieurs, dit-il, remontent à une haute antiquité, et mon texte ressemble peu à celui de mon prédécesseur, composé de vagues généralités, tandis qu'ici on trouva partout une fraîcheur primitive, un riche coloris, et des détails entièrement gaëliques. Il serait aussi impossible de reconstruire Homère avec la traduction de Pope, qu'Ossian avec celle de Macpherson."
On a droit d'exiger, semble-t-il, du nouvel éditeur qu'il ait connaissance des recherches antérieures pour établir l'authenticité des œuvres d'Ossian. Or, en 1806 une enquête avait été établie pour s'assurer de ce point.[102] Les conclusions du comité, composé des hommes les plus versés dans l'histoire du pays et de la langue, furent que Macpherson avait adapté et amalgamé d'anciennes poésies erses, dans lesquelles il était question d'Ossian et de Fingal. Lorsque la Société Ecossaise travailla à cette enquête, elle ne put découvrir aucun manuscrit original, remontant à l'époque supposée des poèmes publiés par Macpherson, et nul n'a été découvert depuis. Cependant la littérature keltique est l'objet de plus de recherches que jamais, et les travaux de Reeves, de Henthorn Todd, et d'autres antiquaires, ont étonné la présente génération par les lumières qu'ils ont jetées sur les institutions civiles et sociales de l'époque du Fingal de Macpherson. Ces renseignements sont irréconciliables avec les institutions et les mœurs des poèmes de ce dernier. Pourtant, chose étrange! M. Archibald Clerk ne fait aucune mention des recherches des savants que nous venons de nommer. Ne les a-t-il pas connus? ou n'a-t-il pu les contredire?
[102] Report of the Committee of the Highland Society of Scotland, appointed to inquire into the authenticity of the Poems of Ossian.
En attendant, n'est-on pas justifié en rejettant l'Ossian dans la région fabuleuse de la louve de Romulus, et des héros Merlin, Hengist et Horsa?
Quant au texte nouveau de l'édition de M. Clerk, qui n'est appuyée que sur des manuscrits relativement modernes, nous adoptons l'opinion de l'éditeur du Saturday Review, du 28 Janvier 1871, qui se récuse dans cette querelle, parcequ'il ne sait pas le Gaëlique; mais qui avoue néanmoins qu'il n'a pas la moindre foi dans l'existence du poète Ossian.[103]
[103] Fin Magnussen a prouvé, dans son Essai, en danois, sur Ossian, que ce nom se rapporte à une source scandinave et non pas keltique. On peut aussi consulter sur l'édition de M. Clerk un intéressant article dans le journal The Scotsman, du 7 Mars 1871, où l'on rappelle que les héros de Fingal appartiennent à des traditions irlandaises plutôt qu'écossaises.
Si Macpherson fit fortune avec ses supercheries, il en fut bien autrement de l'infortuné Thomas Chatterton, dont les poèmes supposés du moine Rowley sont pourtant bien supérieurs au pseudo-Ossian, et dont l'auteur périt de misère en 1770.
Ces compositions pastiches sont tellement remarquables que nous nous y arrêterons un moment. Warton, l'historien critique de la poésie anglaise, regarde ce jeune homme, ou plutôt cet adolescent, comme un prodige de génie, qui eût été un des plus grands poètes de l'Angleterre, s'il fût arrivé à l'âge d'homme.
Dans la chambre aux archives de l'église de Sainte Marie, de Redcliffe Hill, à Bristol, étaient enfermés depuis de bien longues années, six ou sept vieux coffres de chêne, contenant une quantité considérable d'anciens parchemins, chartes, contrats de vente et d'achats, etc., que l'opinion publique faisait remonter jusqu'à l'époque de la guerre des deux Roses.
Au nombre de ces coffres en était un, cerclé de fer, et à six serrures, mentionné dans des documents du XVme siècle, sous le nom de Coffre de William Canynge. Vers 1730, tous ces coffres avaient été forcés, les pièces considérées comme les plus importantes, dans l'intérêt de l'église, déposées dans un autre local, et le reste abandonné comme inutile. Cette chambre aux archives était attenante à la maison paternelle de Chatterton, descendant d'une longue suite de bedaux de l'église de Sainte Marie, depuis cent cinquante ans.
La famille se servait des parchemins abandonnés, à toute sorte d'usages. Le père en recouvrait les livres des élèves de son école, et la mère en découpait des patrons d'habillements.
Le jeune Chatterton, d'abord d'une intelligence assez obtuse en apparence, devint amoureux, ainsi que s'exprime sa mère "fell in love," d'un vieux manuscrit à lettres capitales enluminées, et celle-ci, mettant cette passion à profit, se servit de ce manuscrit pour apprendre à lire à son fils.
L'enfant ayant été admis à l'école publique de Bristol, commença à donner dès-lors, comme le prouvent des témoignages contemporains, des preuves d'une intelligence et d'une pénétration exceptionnelles. A douze ans, affirment des personnes chez lesquelles il se rendait souvent au sortir de l'école, il avait déjà conçu l'idée d'une série d'anciens poèmes de Thomas Rowley, moine du XVme siècle, poèmes dont quelques-uns devaient plus tard embarrasser de savants critiques, des littérateurs habiles, et nombre d'éditeurs instruits. En avait-il découvert des traces parmi les vieux parchemins, au milieu desquels il passait des heures entières à peindre des lettres anciennes, et à copier de vieilles écritures? C'est ce que nous verrons tout à l'heure.
Chatterton avait à peine quinze ans, lorsqu'il donna à un de ses amis, George Catcott, une ballade en vieux style: "The Bristow Tragedie," si parfaitement imitée, qu'elle eut plus tard l'honneur d'être considérée par Horace Walpole, comme un des pastiches du Dr Percy, l'éditeur des "Relics of Ancient English Poetry."
A l'antiquaire Barrett il fit présent d'un autre poème, "The Battle of Hastings," supposé écrit par le moine Saxon Turgot, et traduit par Thomas Rowley, en 1469. Barrett, qui avait reçu la copie écrite de la main de Chatterton, insista à plusieurs reprises pour voir l'original, et enfin celui-ci finit par avouer que c'était son propre ouvrage.[104] Comme imitation d'une pièce ancienne, le critique avoue que c'est là une production étonnante pour un adolescent. D'autres morceaux succédèrent, donnés à d'autres amis, et toujours supposés écrits par le moine du XVme siècle.
[104] Sur toutes les suppositions d'auteur, imitations, et pastiches de notre jeune homme, voir l'excellente Etude biographique en anglais, par Daniel Wilson. Un vol. in 8º. Macmillan, 1869.
On ne voulut pas admettre alors, et même bien longtemps après, que le jeune poète fut capable d'écrire rien de pareil. On fut persuadé qu'il avait découvert tout cela dans les coffres de la chambre aux archives.
Aujourd'hui un examen plus attentif et plus minutieux, ainsi qu'une critique plus exercée, ne laissent plus aucun doute sur la supercherie.
Ce n'était pas seulement le style et la manière du quinzième siècle, que Chatterton savait imiter avec beaucoup de talent, mais encore on trouve insérés dans ses œuvres, bien d'autres imitations, par exemple, deux pastiches parfaits d'Ossian, que, par une ignorance facile à expliquer dans un enfant de seize ans, il dit être traduit du Saxon.[105]
[105] Lorsqu'on lit une ode composée par Pope à douze ans, et une autre par Cowley à treize, on peut avec vraisemblance supposer, vu les circonstances, qu'un parent, un ami, ou un professeur leur est venu en aide. Quant à Chatterton, il n'avait ni parent, ni ami, ni professeur pour l'aider.
En 1766, beaucoup de personnes avaient encore une foi entière dans l'existence d'un William Canynge, maire de Bristol, du temps de Chaucer, de ses descendants à l'époque de la guerre des deux Roses, et du bon moine Rowley. Il a fallu plus de vingt cinq ans pour détromper le public.
M. Daniel Wilson a fait voir dans sa biographie que la prose et les vers de Chatterton présentent l'ensemble d'un roman historique où sont groupés des caractères très fidèlement dessinés, pleins de vie, et doués parfois d'une tendresse toute lyrique. Peu d'anglais même savent quelle riche veine de poésie et de fiction romantique se trouve cachée dans les poésies de Rowley, lorsqu'on leur ôte leur antique phraséologie.
Nous citerons deux exemples; le premier est une ode à la Liberté, supposé chantée par un chœur de Saxons, à la fin d'une scène où le roi Edouard le Confesseur avoue sa partialité pour les Normands.
[106] To freeze.
[107] Undismayed.
[108] Pointed.
[109] Raised.
Cette ode finit abruptement, et le professeur Daniel Wilson, en citant ce morceau, dit que rien de plus poétique n'a été écrit sur ce sujet, depuis la magnifique apostrophe à la Liberté, par l'ancien poète Barbour, dans le poème de Bruce.
Voici la seconde pièce, extraite du poème dramatique d'Ælla.
C'est une complainte chantée par un Ménestrel de la cour:—
Le drame d'Ælla, dans le goût antique, est le chef-d'œuvre de Chatterton, et fut transcrit sur le manuscrit écrit de sa propre main, en date de 1769, lorsqu'il n'avait que seize ans.
En quittant l'école de Bristol, Chatterton était entré, en qualité de clerc, chez un notaire de cette ville. Bientôt fatigué de cette vie d'asservissement, il partit pour Londres, le 29 Avril 1770, flattant sa mère et sa sœur de la perspective de brillants succès littéraires dans la capitale. Il emportait avec lui plusieurs poèmes écrits en style du 15me siècle, qui aurait formé un volume suffisant, dit Daniel Wilson, pour établir la fortune et la gloire d'un poète, quelqu'il fût.
Horace Walpole avait publié en 1764, son pastiche du "Castle of Otranto," d'après un manuscrit italien, affirmait-il, d'Omphrio Muralto, trouvé dans une ancienne bibliothèque, et imprimé à Naples en 1529. Il jouissait du reste d'une brillante réputation littéraire et d'une grande fortune.
Il était donc tout naturel que Chatterton songeât à s'adresser à ce personnage important, romancier, dramatiste, et poète, pour faire accepter au public les écrits du moine Rowley. D'ailleurs, il avait écrit au grand seigneur qu'il invoquait son appui comme fils d'une pauvre veuve qui avait grand'peine à soutenir sa famille, et que ce qu'il avait composé jusqu'alors ne lui avait rapporté ni renommée ni argent. Puis dans une autre lettre, accompagnée d'une histoire supposée de la peinture en Angleterre, écrite par le moine Rowley en 1469, pour Maître Canynge, il annonçait à Walpole qu'il avait en sa possession encore plusieurs autres manuscrits anciens qu'il lui offrait. On a prétendu que cette dernière lettre n'était point parvenue à son adresse; mais il est bien établi aujourd'hui que Walpole les reçut toutes les deux.
Quant à la première, il ne peut exister de doute, l'adresse était exacte, la lettre était fermée avec un pain à cacheter; et adresse, timbre de la poste, et pain à cacheter peuvent encore se voir à présent au Musée Britannique, parmi nombre d'autres autographes du jeune homme.
Une réponse de Walpole lui-même prouve qu'il avait reçu l'autre lettre. Ainsi, dit le révérend Walter W. Skeat,[110] "When afterwards Walpole had the hardihood to deny that he ever received the piece in question, in this falsehood he stands self-convicted."
[110] "The Poetical Works of Thomas Chatterton, with an Essay on the Rowley Poems, &c." 2 vol. 8º. Bell and Dalby: London, 1871.
Dans cette excellente édition on a suivi un système conseillé dans la Biographie du professeur Wilson, citée plus haut, celui de changer les mots archaïques en anglais moderne.
Walpole fit valoir encore une autre excuse, après la catastrophe; c'est que Chatterton avait voulu le tromper, le mystifier. Il semble qu'il n'avait guère le droit de se montrer si susceptible, lui qui avait fabriqué une lettre supposée écrite par le Roi de Prusse, Frédéric, où il tournait Jean Jacques Rousseau en ridicule, avec une amère ironie, et où toutes les convenances étaient blessées.[111] Celui-ci en fut cruellement affecté.
[111] Cette lettre fut écrite au moment où David Hume flattait et caressait le plus J. J. Rousseau, et il avoue avoir pris part à ce persiflage; plus particulièrement odieux envers un homme alors proscrit, qui se mettait entièrement à la disposition de ceux qu'il croyait ses amis.
Voir sur l'affaire de cette supposition d'auteur, "l'Histoire de la Vie et des Ouvrages de J. J. Rousseau, par Musset-Pathay."
Chatterton, repoussé avec hauteur par Walpole, et profondément blessé, vécut pendant quelque temps du produit de ses articles dans les journaux littéraires; mais bientôt en proie à la misère et à la faim, mécontent du monde, sauvage, ulcéré, trop fier pour accepter des secours, le jeune homme mit fin à sa vie par le poison, à l'âge de dix-sept ans, laissant à la postérité des preuves de la plus haute intelligence poétique. On trouva sa chambrette jonchée d'une masse de papiers déchirés sans doute dans son désespoir; et ainsi fut détruite peut-être plus d'une œuvre remarquable.
Walpole, qui aurait pu le sauver, écrivait, longtemps après la mort du poète, dans une lettre à la Comtesse d'Ossory, "Chatterton was a gigantic genius."
En effet, s'adaptant à tous les genres de styles, il sut prendre tour-à-tour, avoue la critique anglaise, l'esprit satirique de Churchill, le ton noble, mais amer, de Junius, la rude vigueur de Smollett, singer parfois la douceur rhythmique et les antithèses de Pope, la grâce travaillée de Gray et de Collins, ou bien, encore sous le manteau du moine Saxon Rowley, rivaliser avec l'héroïque affectation d'Ossian. Il est probable, dit le professeur Daniel Wilson, que la puissance intellectuelle de Chatterton a rarement été surpassée, et peut-être n'a-t-elle jamais été égalée au même âge.
Aussi après sa mort, ce fut un concert de magnifiques éloges en prose et en vers. Sir Herbert Croft fut un des premiers à faire connaître au public le génie et le sort fatal de Chatterton.[112] Malone, dans ses observations sur les poèmes de Rowley, le regarde comme le plus grand poète qu'ait produit l'Angleterre depuis Shakespeare. Le docteur Johnson avoue que "This is the most extraordinary young man that has encountered my knowledge." Coleridge, Wordsworth, et une foule d'autres auteurs exaltent la vigueur de son génie.
[112] "Love and Madness. A story too true," &c. 1 vol. 8º. London, 1780.
Dans le Monthly Magazine de Novembre 1799, Southey a fait connaître par quelle supercherie peu honorable Sir Herbert Croft s'empara des manuscrits de Chatterton et les publia.
A côté du phénomène douloureux qu'offre cette existence tourmentée, à peine ose-t-on nommer le pseudo-Shakespeare, Ireland, héros de la petite pièce après la tragédie, comme le dit Philareste Chasles.
Samuel Ireland, le père, avait passé sa vie à voyager sur les bords de l'Avon, pélerinage dont il consigna les résultats dans un curieux volume tout rempli de crédulité.
William Ireland, le fils, voyant son père disposé à bien payer une signature de Shakespeare, lui apporta successivement un reçu, un acte par-devant notaire, et des lettres d'amour de la jeunesse de cet illustre écrivain. Cet appât eut du succès, et notre jeune homme s'enhardit à fabriquer d'autres documents, griffonnés sur de vieux parchemins souillés, salis et enfumés. Il couronna son œuvre par une tragédie du Roi Lear corrigée, et par une autre tragédie soi-disant inédite du même auteur, intitulée, Vortigern et Rowena.
L'excellent père publia, sur beau papier, la fraude de son fils, de la meilleure foi du monde. L'imitation était assez adroite pour qu'elle trompât d'abord quelques érudits. On discuta sur les dates, on analysa la couleur de l'encre, la forme des lettres, etc.[113]
[113] "Le Dix-huitième Siècle en Angleterre: Etudes Humoristiques par Philareste Chasles." Un vol. 12º. Paris, 1846.
Le même auteur a donné aussi, comme on l'a vu ci-dessus, quelques renseignements sur Ossian et sur Chatterton; mais ils sont de tous points insuffisants pour l'appréciation de ces supercheries littéraires.
Malone, le savant commentateur et critique de Shakespeare, signala le premier ce pastiche. Néanmoins la tragédie de Vortigern fut représentée comme originale, sur le théâtre de Drury Lane, dont Sheridan était alors directeur. Trois cents livres sterlings furent payées au père du pasticheur, avec droit de partage aux bénéfices pour les 60 premières représentations. Il y a lieu de s'étonner qu'un écrivain dramatique tel que Sheridan s'en soit laissé imposer, car la pièce était assez mauvaise pour qu'elle tombât dès la première représentation. Huit jours auparavant, Malone avait proclamé partout que ce drame n'était incontestablement qu'une supercherie.
Lorsque tous ses pastiches eurent été complétement éventés, Ireland fils publia ses Confessions, livre très curieux, où il explique l'origine et le mode de fabrication de ces fraudes, ainsi que le profit qu'il en a retiré. On y rencontre aussi nombre d'anecdotes sur l'époque, des extraits des deux tragédies, et diverses autres compositions d'Ireland, qui ne manquent pas de talent.[114] On pourrait même dire qu'en Angleterre, aux 18me et 19me siècles, ceux qui ont cherché à tromper les lecteurs, en se couvrant d'un masque plus ou moins ancien, ont montré un talent supérieur à celui de leurs confrères dans les autres pays.
[114] "The Confessions of William Henry Ireland, containing the particulars of his fabrications of the Shakespeare manuscripts, together with anecdotes and opinions of many distinguished persons." 1 vol. 8º, avec fac-similes. London, 1805.
Quoiqu'Allan Cunningham, vrai poète en son genre, ne tienne pas à beaucoup près dans la république des lettres, le même rang que l'adolescent de Bristol, il offre un cas analogue, sauf le fatal dénoûment, et qui montre combien est grande cette tentation de déguisement littéraire.
En 1809, M. R. H. Cromek faisait un pélerinage en Ecosse pour y découvrir de vieilles chansons du pays. Il rencontra à Dumfries le jeune Allan Cunningham, qui gagnait dix-huit shellings par semaine comme maçon, mais qui possédait une connaissance extraordinaire de la poésie populaire de l'Ecosse, en même temps qu'une lecture étendue en ce genre. Il s'essayait même à faire des vers, et produisit quelques morceaux à M. Cromek, que ce critique reçut d'un air de grande condescendance, car il n'avait nul goût pour la poésie moderne. Son ambition était de rivaliser avec l'évêque Percy et Walter Scott, en publiant les œuvres de quelque vieux barde oublié. Le jeune maçon avec la perspicacité de sa race, s'aperçut bien vite de ce faible, et chercha à le satisfaire en apportant à Cromek d'anciennes pièces de vers que celui-ci déclara divins!—"Dites-moi, je vous prie, écrivait-il à un de ses correspondants à Londres, quels sont les noms des anciens poètes de Nithsdale et de Galloway?"
Le correspondant, qui n'était pas disposé à inventer un nouveau Rowley, répondit d'une manière évasive, et les pastiches du jeune homme ignoré furent publiés dans un beau volume, portant sur le titre le nom de Cromek, comme éditeur. Les critiques de la capitale félicitèrent leur confrère de la riche trouvaille qu'il avait faite dans une région stérile jusqu'alors en ce genre. Ce ne fut que plus tard que la ruse se découvrit.
On s'est très rarement occupé en Angleterre de ces supercheries en littérature. Il appartenait à Isaac d'Israeli de donner un résumé de ce sujet, mais il n'en a guère tiré partie dans ses mélanges fort curieux d'ailleurs, et annonçant une vaste lecture. Les quelques pages qu'il y a consacrées, ne contiennent pas même l'indication des sources qu'on pourrait consulter.[115]