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Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 5/8)

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The Project Gutenberg eBook of Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 5/8)

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Title: Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 5/8)

Author: J. B. de Saint-Victor

Release date: February 2, 2013 [eBook #41970]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Guy de Montpellier, Christine
P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TABLEAU HISTORIQUE ET PITTORESQUE DE PARIS DEPUIS LES GAULOIS JUSQU'À NOS JOURS (VOLUME 5/8) ***

TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS.

IMPRIMERIE DE COSSON, RUE GARENCIÈRE, No 5.

TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS,
DEPUIS LES GAULOIS JUSQU'À NOS JOURS.

Dédié au Roi
Par J. B. de Saint-Victor.

Seconde Édition,
REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE.
TOME TROISIÈME.—PREMIÈRE PARTIE.

Miratur molem..... Magalia quondam.
Æneid., lib. 1.

Enseigne

PARIS,
À LA LIBRAIRIE CLASSIQUE-ÉLÉMENTAIRE,
CHEZ LESAGE, RUE DU PAON, No 8.

M DCCC XXIII.

TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS.

QUARTIER DE LA PLACE MAUBERT.

Ce quartier est borné à l'Orient par les extrémités des faubourgs Saint-Victor et Saint-Marcel jusqu'aux barrières; au Septentrion, par les quais de la Tournelle et de Saint-Bernard inclusivement; à l'Occident, par la rue du Pavé-de-la-place-Maubert, le marché de ladite place, la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, et par les rues Bordet, Moufetard et de l'Oursine inclusivement; au Midi, par les extrémités du faubourg Saint-Marcel, jusqu'aux barrières.

On y comptoit, en 1789, soixante-neuf rues, quatre culs-de-sacs, quatre places ou marchés, cinq paroisses, une abbaye, un chapitre, dix colléges; dont sept sans exercice, deux couvents d'hommes, quatre de filles, trois communautés d'hommes, trois de filles, quatre hôpitaux, quatre séminaires, etc., etc.

PARIS SOUS HENRI II, FRANÇOIS II, CHARLES IX, HENRI III ET HENRI IV.

La partie de la ville de Paris qui nous reste à décrire pour compléter l'histoire de cette capitale, est séparée de celle que nous venons de quitter, par la Seine qui coule au milieu: elle en occupe la rive méridionale; et, quoique moins considérable que l'autre, il ne lui fallut pas moins de temps pour acquérir son dernier degré d'accroissement. Avant d'y parvenir, elle éprouva un grand nombre de révolutions qui vont successivement se développer dans la description de ses rues et de ses principaux édifices.

Cette portion de Paris, connue sous le nom d'Université, célèbre pour avoir été en quelque sorte le berceau et depuis le séjour continuel de la compagnie à laquelle elle doit ce nom, ne l'est pas moins dans les annales de cette ville, pour avoir vu naître dans son sein les nouveautés religieuses qui, pendant plus d'un demi-siècle, firent de la capitale de la France un foyer de révoltes, d'anarchie et de crimes. Le faubourg Saint-Germain, qui y est renfermé, en reçut même le nom de Petite-Genève; et presque tous les quartiers dont elle se compose, devinrent, tour à tour, le théâtre des scènes ou tragiques ou scandaleuses qui se reproduisirent si souvent à Paris pendant cette longue et désastreuse tempête politique. La marche de cet ouvrage nous conduit naturellement à tracer ici le tableau de ces horreurs; et c'est en effet sa véritable place. Ce tableau se liera plus encore qu'aucun de ceux qui l'ont précédé, à l'histoire de la France entière, devenue, comme sa ville capitale, une arène sanglante, où la haine, l'ambition, la jalousie, la vengeance, toutes les passions atroces et perverses qui, depuis si long-temps, fermentoient dans le fond des cœurs, sortant tout à coup de leurs abîmes, se répandirent comme un vaste incendie, et se servirent trop souvent du voile de la religion pour assouvir leurs fureurs.

Comprimés par les lois sévères que François Ier avoit rendues contre eux, et par la terreur des supplices, les partisans de la nouvelle hérésie, attendant des circonstances plus favorables, avoient mis, pendant les dernières années du règne de ce prince, et dans leurs mouvements et dans les actes de leur prosélytisme, une circonspection qui les faisoit échapper à l'œil vigilant de la police. Cependant Calvin venoit de succéder à Luther: plus savant que les premiers réformateurs dans les lettres sacrées, écrivain plus poli et plus élégant, esprit plus pénétrant et plus subtil, il avoit d'abord reconnu, en adoptant leurs erreurs, que ces chefs de secte n'avoient en effet ni principes suivis, ni corps de doctrine, ni profession de foi, ni règles fixes de discipline; et, comprenant que la réforme ne pouvoit subsister, si l'on ne parvenoit à la ramener à une sorte d'unité, il rassembla ses erreurs principales, auxquelles il joignit encore des erreurs nouvelles empruntées à tous les hérésiarques[1] anciens et modernes, et composa du tout un système complet de théologie, au moyen duquel il sut entraîner beaucoup d'esprits que Luther et ses premiers disciples n'avoient qu'ébranlés. Ce fut ce système détestable, dans lequel l'esprit de révolte se fortifie de ce que le fanatisme a de plus farouche et le fatalisme de plus désespérant, qui prévalut parmi nous. Genève étoit le lieu d'asile où s'étoit réfugié le nouvel hérésiarque: c'étoit là qu'il avoit établi sa chaire pontificale et qu'il dogmatisoit en sûreté, tandis que ses émissaires, dispersés en Italie, dans la Flandre, dans la Navarre, surtout en France, répandoient de toutes parts les poisons de sa nouvelle doctrine. Lorsque le roi mourut, elle comptoit déjà de nombreux partisants, à la cour, à la ville, dans le parlement, jusque dans les dernières classes de la société, dans le clergé lui-même; elle avoit perverti la reine Marguerite de Navarre, et par elle presque toute sa famille et une grande partie de ses sujets: ce qui fut, comme nous le verrons bientôt, la plus grande victoire qu'elle eût pu remporter et le plus grand mal qu'elle eût pu produire.

(1547) Henri II monta sur le trône; et la réforme espéra un moment d'obtenir quelques adoucissements aux rigueurs que François Ier avoit exercées contre elle; mais le nouveau roi lui fit voir d'abord qu'elle n'auroit point de plus redoutable ennemi. Il confirma les édits rendus par son père, et y ajouta des règlements encore plus sévères; il confisqua les biens de tous ceux qui s'étoient retirés à Genève; et les tribunaux ecclésiastiques et séculiers reçurent l'ordre de tenir la main à l'exécution des lois portées contre les sectaires, et de se montrer inflexibles. Ces mesures rigoureuses imposant aux novateurs, les apparences du calme se rétablirent aussitôt; et pendant les deux premières années de son règne, il ne se passa rien de remarquable à Paris, ni même dans le reste de la France.

Tranquille sur ce point, toute l'attention du roi se porta sur l'empereur Charles-Quint, dont les armes et la politique avoient achevé de subjuguer l'Allemagne, et dont l'ambition effrénée menaçoit alors la liberté de l'Europe entière. Dans le même temps, il se préparoit en Angleterre un événement qui ne causoit pas de moindres inquiétudes au cabinet françois, puisqu'il n'étoit question de rien moins que de lui enlever à jamais l'alliance de l'Écosse, en réunissant ce royaume à la Grande-Bretagne par le mariage du jeune roi Édouard avec Marie Stuart, qui en étoit héritière. (1548) Henri II para ce coup en faisant venir en France cette princesse encore en bas âge. Marie épousa depuis le Dauphin, qui fut roi sous le nom de François II; et comme elle étoit, par sa mère Marie de Lorraine, nièce des princes lorrains, ce mariage, plus encore que les grandes qualités de François, duc de Guise, et du cardinal de Lorraine son frère, fut le principe de l'élévation prodigieuse et du crédit sans égal que cette famille des Guises obtint sous les règnes suivants. (1550) Deux ans après l'arrivée de l'héritière d'Écosse, le roi rentra dans Boulogne, dont les Anglois s'étoient emparés pendant les dernières années de François Ier, et qu'ils refusoient de rendre conformément au traité. On auroit pu s'en emparer de vive force; mais Henri, qui avoit besoin de l'alliance de l'Angleterre ou du moins de sa neutralité dans les circonstances difficiles où il se trouvoit, aima mieux employer la voie des négociations; et c'est à tort que quelques-uns de nos historiens ont blâmé le connétable de Montmorenci d'avoir acheté cette place à prix d'argent, lorsqu'un assaut pouvoit la lui livrer: il avoit pris, de concert avec son maître, le parti le plus politique et le plus avantageux.

Ce seigneur, disgrâcié sous le règne précédent, jouissoit alors de la plus haute faveur auprès de Henri II, dont il étoit l'ami le plus intime, le conseiller secret, et pour ainsi dire le tuteur. L'abus qu'il fit de son crédit pour élever sa famille, le rendit odieux à tous les grands, mais donna une grande force à son parti, que rien ne put balancer à la cour, si l'on en excepte celui des Guises. Indépendamment de la considération personnelle que leur donnoient les hautes qualités et le rang qu'ils tenoient auprès du roi, ils étoient soutenus par le crédit de la célèbre Diane de Poitiers dont l'empire étoit grand sur l'esprit de Henri II, et qui méritoit, sous bien des rapports, la confiance entière qu'il lui avoit accordée. Le maréchal de Saint-André, à qui sa charge de premier chambellan donnoit un libre accès auprès de lui, partageoit aussi ses bonnes grâces; Catherine de Médicis, peu considérée de son époux, trouvoit cependant le moyen de se conserver quelque crédit en se ménageant entre ces divers partis, qu'elle détestoit; et l'on pouvoit déjà reconnoître dans sa conduite cet esprit artificieux et cette dissimulation profonde qui signalèrent depuis sa carrière politique. Au milieu de ces factions rivales, les princes du sang étoient négligés et réduits à la nullité la plus absolue.

(1551) Cependant les alarmes qu'inspiroit Charles-Quint augmentoient de jour en jour; la France, qui avoit inutilement tenté d'armer contre lui les Turcs et les Vénitiens, avoit trouvé un foible allié dans le pape Paul III; et son successeur Jules III, après avoir cherché pendant quelque temps à garder une sorte de neutralité entre ces deux puissances rivales, qui le pressoient également par les négociations et par les armes, avoit fini par se jeter entièrement dans le parti de l'empereur, parce que c'étoit alors le souverain qu'il avoit sujet de craindre davantage. On vit bientôt les deux monarques commencer à se faire la guerre, en paroissant seulement comme auxiliaires dans les démêlés qui s'élevèrent entre ce pontife et les Farnèses, au sujet des duchés de Parme et de Plaisance; mais l'empereur ne put qu'agir bien foiblement pour le pape dans cette querelle, parce que des soins plus importants attiroient toute son attention du côté de l'Allemagne, où l'électeur de Saxe, Maurice, que lui-même avoit élevé à la dignité qu'il possédoit, soulevoit le corps germanique tout entier contre lui, et lui préparoit les revers inouïs qui marquèrent la fin d'un règne tout rempli de prospérités. Presque entièrement abandonné par son puissant allié, et bientôt réduit par le roi de France aux dernières extrémités, Jules III se vit forcé de demander, en suppliant, une paix que ce prince lui accorda sans aucune peine, parce que les affaires d'Allemagne avoient donné une marche toute différente à sa politique. (1552) La défection de Maurice étoit l'événement le plus heureux qui pût lui arriver; et ses intrigues continuelles auprès des princes allemands n'avoient pas peu contribué à la faire naître. Ainsi continuoient de se développer les conséquences de cette politique ambitieuse et perverse que nous avons déjà signalée; politique qui, séparant entièrement les intérêts des gouvernements de ceux de la religion, achevoit de corrompre la chrétienté, déjà tourmentée d'un mal intérieur et violent que l'union intime de ses princes temporels avec le chef de l'Église, et l'accord simultané de tout ce qu'ils avoient de force et d'influence, auroit pu seul arrêter dans ses progrès. On voyoit, au contraire, les deux premières puissances de cette Europe chrétienne, poussées par un esprit de vertige qu'on peut à peine concevoir, mettre le père des fidèles dans la nécessité cruelle de prendre part aux manœuvres de leurs négociations artificieuses, avilissant ainsi et comme à plaisir, l'autorité vénérable, qu'il étoit de leur devoir et, dans ce moment surtout, de leur intérêt le plus pressant, d'honorer, d'accroître et de raffermir. Ainsi Charles-Quint, trouvant quelque avantage à suspendre un moment la querelle des protestants avec les catholiques d'Allemagne, avoit publié ce fameux interim dans lequel il faisoit aux premiers les concessions les plus attentatoires aux droits du saint siége; de son côté, Henri II refusoit de recevoir les décrets du concile de Trente; et pour quelques petits mécontentements qu'il avoit éprouvés de la part du pontife, le menaçoit d'assembler un concile national, et de sa propre autorité attribuoit aux tribunaux de l'Ordinaire tous les droits de la cour de Rome dans les affaires ecclésiastiques. Enfin, à peine le corps germanique avoit-il levé l'étendard de la révolte, qu'un traité d'alliance fut conclu entre lui et la France; et l'on vit le roi très-chrétien s'unir aux princes protestants, tout en déclarant qu'il n'avoit en vue que le plus grand bien de l'église catholique.

Il s'agissoit ici de faire une guerre décisive contre l'ennemi le plus formidable de la France; et le plus difficile n'étoit pas de réunir de nombreuses armées, mais de se procurer des fonds assez considérables pour les stipendier, et pour acquitter les subsides promis aux confédérés. Le désordre des finances étoit tel, que déjà, pour soutenir l'expédition d'Italie, le roi avoit été forcé de faire plusieurs emprunts aux principales villes de son royaume, emprunts dans lesquels la ville de Paris s'étoit engagée pour 240,000 liv. Elle avoit en même temps accordé un don gratuit à ce prince, et obtenu comme indemnité un octroi sur les vins qui se consommoient dans son enceinte; mais ces petits expédients ne répondoient plus à l'immensité des besoins: il fallut trouver des moyens plus puissants pour une circonstance si impérieuse. Le garde des sceaux Bertrand en imagina plusieurs; et le roi, les ayant goûtés, parce qu'ils remplissoient le but qu'il se proposoit d'avoir sur-le-champ des sommes considérables, vint, le 12 février de cette année, tenir un lit de justice au parlement.

Il y déclara que, son intention étant de prévenir les mauvais desseins de son ennemi en allant lui-même, à la tête de ses armées, porter le premier la guerre dans ses états, il laissoit, en son absence, le gouvernement du royaume à la reine son épouse, assistée du dauphin et de quelques personnages expérimentés qui formeroient son conseil; que, dans cette circonstance extraordinaire, il enjoignoit formellement à la compagnie de montrer, dans l'enregistrement des édits qui lui seroient adressés, une soumission sans bornes; ajoutant qu'il ne prétendoit point lui ôter par là le droit de remontrances, mais qu'il ne le lui laissoit que sous la condition formelle d'exécuter sans délai les ordres qui lui seroient donnés, si le conseil jugeoit à propos de ne pas obtempérer à ses demandes.

Après que le roi eut cessé de parler, le connétable, prenant la parole, développa dans un long discours ce que le prince n'avoit fait qu'indiquer dans le sien: les motifs qui le portoient à commencer la guerre avant que son perfide ennemi eût fait des préparatifs suffisants pour fondre sur lui avec avantage et dévaster la France; les ressources qu'il trouvoit tant dans les forces de son royaume que dans le concours d'alliés qu'attachoient à sa cause l'ambition et la mauvaise foi de l'empereur, etc. Il finit en invitant le parlement à correspondre dignement aux intentions salutaires du souverain.

Le premier président Le Maître ne répondit que par des protestations d'un dévouement sans bornes, tant aux ordres du roi qu'à ceux des personnes augustes qu'il avoit nommées pour le représenter pendant son absence; «et vous nous trouverez, Sire, ajouta-t-il, vos très-humbles, très-obéissants sujets, fermes, immuables et perpétuels.»

On n'a point oublié combien, sous le règne précédent la volonté inflexible du monarque avoit fait perdre à cette cour de sa hauteur et de son influence politique. Toute l'autorité qu'elle s'étoit arrogée dans les matières de gouvernement, s'étoit peu à peu concentrée dans le grand conseil; et un affront qu'elle avoit été forcée de dévorer[2], deux ans auparavant, avoit achevé de lui faire perdre le peu de considération que le feu roi ne lui avoit pas enlevé. On peut dire qu'anéanti par tant de coups, le parlement, si l'on en excepte l'administration de la justice, étoit réduit maintenant à la nullité la plus absolue; toutefois il conservoit dans son abaissement tout son ancien orgueil, toutes ses prétentions ambitieuses, et pour rentrer dans ses voies, sembloit n'attendre que les fautes de la cour ou le malheur des temps. C'étoit lui en offrir l'occasion que de présenter à son examen de nouveaux édits bursaux; et ce n'étoit pas sans doute un des moindres inconvénients de ces guerres impolitiques et lointaines, que cette nécessité à laquelle elles réduisoient le gouvernement d'imposer aux peuples des charges extraordinaires, et de venir en quelque sorte rendre compte de sa conduite devant une assemblée toute populaire, dont il accroissoit ainsi l'importance et fortifioit l'esprit d'opposition.

Le parlement n'avoit donc garde, en cette circonstance, de se manquer à lui-même. Aussi, malgré toutes les protestations qu'il avoit faites d'obéir sans réplique aux ordres qui lui seroient intimés, s'éleva-t-il avec la plus grande chaleur contre les nouveaux édits. Le roi étant déjà parti, ce fut au conseil qu'il adressa ses représentations qui ne furent point écoutées: il hasarda de renvoyer ses députés avec des représentations nouvelles; mais la reine leur ayant défendu d'approcher, et ayant adressé au parlement, avec menaces, un ordre positif d'enregistrer dans le plus bref délai, il se détermina à obéir, parce qu'il n'étoit point encore en mesure de persister dans son refus; et l'enregistrement se fit avec les formes usitées en pareil cas.

L'expédition de Henri II commença sous les plus heureux auspices: tandis que Maurice poursuivoit jusque dans le Tyrol, et forçoit à sortir de l'Allemagne ce même empereur qui, peu de temps auparavant, la parcouroit en triomphateur, et y commandoit en maître absolu, le roi s'emparoit de Metz, Toul, Verdun, et s'avançoit, sans rencontrer d'obstacle, dans le dessein d'opérer sa jonction avec les princes de la ligue protestante; mais la suite ne répondit point à d'aussi beaux commencements. La politique astucieuse et profonde de Charles-Quint ne tarda pas à jeter la division au milieu de semblables alliés. La pacification de Passau lui ramena et Maurice et les autres chefs de la ligue. Resté seul contre son ennemi, Henri II, loin de pouvoir porter chez lui la guerre, se vit bientôt forcé de revenir sur ses pas pour défendre ses propres états attaqués avec avantage du côté de la Picardie par Marie d'Autriche, sœur de Charles-Quint, et gouvernante des Pays-Bas. D'autres considérations le déterminèrent d'ailleurs à précipiter son retour: on n'approuvoit en France ni cette guerre, dont le motif étoit de protéger des hérétiques qui faisoient horreur à la masse de la nation, ni les moyens violents employés pour la soutenir. Le mécontentement alla même si loin, que deux prédicateurs, l'un cordelier, l'autre jacobin, eurent l'audace de faire à ce sujet des déclamations séditieuses dans les principales églises de Paris, déclamations qui portoient principalement sur la spoliation du clergé[3], dont les biens étoient employés, dans une guerre impie, à faire triompher les plus dangereux ennemis de la véritable religion. Le cardinal de Bourbon, alors gouverneur de cette capitale, les fit traîner en prison; mais cette mesure n'arrêta point les murmures du peuple. Des placards menaçants furent affichés aux charniers des Innocents et à la porte du Grand-Châtelet; et ces premiers symptômes d'une fermentation sourde et générale devinrent d'autant plus alarmants, que, malgré toutes les précautions que le connétable de Montmorenci avoit pu prendre pour couvrir les frontières, l'ennemi avoit pénétré en France sans trouver beaucoup de résistance, et s'étoit même tellement avancé dans l'intérieur du pays, que la ville de Compiègne, craignant pour sa sûreté, avoit envoyé demander des secours à la ville de Paris. On lui envoya la compagnie des arquebusiers; et l'épouvante fut telle dans cette capitale, qu'elle ne se crut pas elle-même à l'abri d'un coup de main: car à cette époque elle se trouvoit presque entièrement ouverte du côté de Vincennes. Afin de pourvoir à la sûreté commune, on établit une taxe proportionnelle sur tous les propriétaires de maisons; avec l'argent qu'elle produisit on creusa des fossés, et l'on éleva un boulevard sur le terrain qu'occupe aujourd'hui l'Arsenal.

Ce fut pendant cette guerre que commencèrent à se faire connoître les deux chefs de la maison de Lorraine, François, duc de Guise et le cardinal son frère; et que l'on vit se développer dans le premier de ces deux princes les qualités héroïques qui depuis lui firent jouer un si grand rôle dans les affaires de l'état. (1553) Placé par sa belle défense de Metz, qui fut son premier fait d'armes, au rang des plus habiles et des plus valeureux capitaines, il avoit été, immédiatement après, chargé de la guerre d'Italie, guerre entreprise de concert avec le pape, et dont le résultat devoit être pour la France la conquête du royaume de Naples, mais qui n'aboutit qu'à montrer combien étoit douloureuse la position du père commun des files, ainsi pressé entre deux puissants rivaux qu'il ne pouvoit s'empêcher de considérer l'un et l'autre comme les ennemis des libertés de l'Italie, et dont les secours ne le menaçoient pas moins que les hostilités. Il arriva donc que, mal secondé par la cour de Rome, qui commençoit à négocier secrètement pour la paix avec le duc d'Albe, général des troupes espagnoles, le duc de Guise se trouvoit déjà dans une situation désagréable et embarrassante, lorsque la bataille désastreuse de Saint-Quentin[4], perdue par la faute du connétable, le fit rappeler en France comme le seul homme qui, dans de telles extrémités, fût capable de rétablir les affaires. Nommé lieutenant-général du royaume, une suite non interrompue de victoires et l'événement décisif de la prise de Calais prouvèrent qu'il étoit digne de cette haute mission qui lui avoit été confiée. Devenu l'idole d'un peuple qui le considéroit avec juste raison comme l'instrument de son salut, le crédit de sa maison, déjà si grand à la cour, s'accrut encore par le mariage qui se fit alors de sa nièce, la reine Marie d'Écosse, avec l'héritier présomptif de la couronne; et toutes les factions qui agitoient cette cour, s'éclipsèrent devant celle des Guises et de la duchesse de Valentinois. (1559) Ce fut au milieu de ces succès éclatants et lorsque la France commençoit à reprendre un ascendant marqué sur l'Espagne, que Henri signa avec son nouveau roi, Philippe II, la paix de Cateau-Cambrésis, paix qui fit murmurer alors ceux qu'éblouissoit la gloire dont la France venoit de se couvrir; que depuis quelques historiens superficiels, qui ne voient de prospérité pour les états que dans l'étendue de leurs conquêtes, ont appelée désastreuse et déshonorante; mais que de meilleurs esprits ont jugée un acte de prudence et de véritable politique, et dans laquelle la France même, en ayant l'air de faire des sacrifices, conserva réellement tous les véritables avantages que la guerre et la victoire lui avoient procurés[5].

En effet, quel étoit le motif principal de ces guerres acharnées, dans lesquelles le salut même de l'état avoit été plusieurs fois compromis? Quelques portions de territoire, que la France s'étoit jusqu'alors obstinée à conquérir et qu'il lui étoit impossible de conserver; et que de maux étoient résultés de cette fatale obstination! On a vu combien étoit grand l'épuisement des finances au moment où la guerre avoit commencé, et quels moyens violents il avoit fallu employer pour se procurer de l'argent: de nouveaux besoins avoient bientôt exigé de nouvelles ressources; et dans l'impossibilité où l'on se trouvoit de les obtenir par les recettes ordinaires, il avoit fallu recourir encore à ces opérations financières contre lesquelles le parlement ne cessoit point de s'élever, et qui s'exécutoient toujours malgré ses oppositions. Il avoit fortement réclamé, à l'ouverture de la première campagne, contre les créations d'offices: peu de temps après on fut obligé de recommencer, et ce fut dans son propre sein que l'on résolut de faire les nouvelles créations. Il avoit d'abord laissé passer, non sans beaucoup de difficultés, quelques édits bursaux qui aliénoient et le domaine du roi et les revenus publics; mais quand on vint à proposer l'établissement de quatre nouveaux présidents et de trente-sept conseillers, en laissant à la cour, devenue par là trop nombreuse, le droit de se partager par semestre, ces nouveautés, qui portoient, disoit-elle, une atteinte directe à sa constitution, y excitèrent les plus violentes agitations. Elle y opposa les remontrances, les protestations, tous les moyens de résistance qu'elle étoit accoutumée d'employer; et les enregistrements ne se firent qu'avec la formule de révolte, déjà si souvent répétée: «du très-exprès commandement du roi, plusieurs fois réitéré.» Cependant les besoins sans cesse renaissants forçoient de renouveler sans cesse ces tristes et fâcheux expédients. Ventes de domaines, emprunts forcés, multiplication excessive des charges dans toute espèce de juridiction, telles étoient les opérations ruineuses qui dévoroient l'état. Le parlement retrouvoit aussi sans cesse pour les combattre, le zèle opiniâtre, et cet esprit de mutinerie que rien ne pouvoit ni lasser ni rebuter, qui lui attiroient sans doute, et à chaque instant, des disgrâces nouvelles et de nouveaux affronts, mais qui accroissoient sa faveur populaire et préparoient ses triomphes pour des temps encore plus malheureux.

Il étoit de la sagesse du roi d'arrêter les progrès de ce mal intérieur; et la paix seule pouvoit en être le remède. D'ailleurs un ennemi domestique, plus dangereux mille fois que celui du dehors, appeloit de nouveau toute son attention et toutes ses sollicitudes. L'hérésie, quelques instants comprimée par la terreur des supplices, avoit su habilement profiter de ces troubles et de ces dangers de l'état, qui la faisoient observer de moins près, pour reprendre, avec plus de précautions sans doute, mais avec non moins d'ardeur et de fanatisme, son plan de prosélytisme, et les manœuvres propres à le faire réussir. Dès l'an 1549, deux ans après l'avénement du roi, les calvinistes répandus dans la capitale avoient recommencé à donner de telles inquiétudes, qu'à la suite d'une procession générale, où l'on porta les reliques des principales églises de Paris, et à laquelle assista le roi avec toute sa cour, il avoit été tenu, dans une des salles du palais, une assemblée de notables, à l'effet de trouver les moyens d'arrêter les progrès effrayants de cette secte dangereuse. Le cardinal de Guise y avoit parlé pour le clergé, le président Lizet pour les magistrats, le prévôt des marchands pour le peuple; et tous les trois s'étoient accordés à supplier le roi de remettre en vigueur les derniers édits, et de prendre plus de précautions qu'on n'avoit fait jusqu'alors pour en assurer l'exécution. Cette séance solennelle avoit été suivie de supplice d'un grand nombre de réformés qu'on tenoit depuis long-temps enfermés dans les prisons de la Conciergerie. Ils furent livrés aux flammes au milieu des fêtes et des réjouissances que l'on célébroit à Paris pour l'entrée du monarque.

Ces rigueurs, loin de ralentir le zèle des religionnaires, semblèrent l'accroître encore davantage; et le spectacle de la corruption du clergé, qui étoit grande alors, ne contribua pas peu à augmenter le nombre de leurs prosélytes. Dès le règne de François Ier, comme nous l'avons déjà dit, ils avoient trouvé des appuis dans les plus hautes classes de la société; et la célèbre Marguerite de Valois, sœur de ce monarque, n'avoit pas craint d'embrasser les erreurs de Calvin sous les yeux d'un frère qui punissoit les calvinistes du dernier supplice. Il comptèrent bientôt, et nous l'avons dit encore, des partisants et des protecteurs dans tous les ordres de l'état; et en peu d'années le nombre en devint si considérable, qu'ils pensèrent à donner une forme régulière à leur institution en créant une église sur le modèle de celle de Genève. Ce fut en 1555, époque à jamais fameuse dans nos annales, que s'établirent en France les premières églises prétendues réformées; et ce fut à Paris, sous les yeux de magistrats vigilants et si intéressés à empêcher un tel scandale, que la première de toutes fut formée. Elle le fut dans le faubourg Saint-Germain, par un gentilhomme du Maine, nommé Ferrière-Maligni; et, dès ce moment, les ministres protestants, qui jusqu'alors, sans poste fixe, sans asile, souvent sans ressources, disparoissoient au premier orage, et laissoient sans pasteurs et sans administration de foibles troupeaux rassemblés avec tant de dangers, eurent une résidence fixe, permanente, purent correspondre entre eux, former de proche en proche de nouvelles colonies, et propager leurs principes avec plus de sûreté et de rapidité. La contagion se répandit alors partout; elle gagna jusqu'aux magistrats chargés de veiller à l'exécution des édits rendus contre les hérétiques; et, comme la juridiction ecclésiastique étoit alors extrêmement bornée par l'appel aux tribunaux séculiers, ils échappoient presque toujours, par ce moyen, aux peines que la loi avoit prononcées contre eux.

Ce fut pour arrêter les effets de ce mal, toujours croissant, et qui menaçoit de détruire entièrement la religion en France, qu'on proposa dans le conseil du roi de rendre à la juridiction ecclésiastique son ancienne vigueur, ou pour mieux dire, de former des tribunaux d'inquisition tels qu'ils étoient établis en Espagne et en Italie; ce fut aussi dans cette occasion que le parlement (et ce trait peint mieux l'esprit de cette compagnie, que tout ce qu'il seroit possible d'en dire) retrouva, pour s'y opposer, cette ancienne vigueur que l'on croyoit éteinte sous le poids de ses disgrâces et de ses humiliations. Sur les lettres de jussion qui lui furent envoyées pour procéder à l'enregistrement du nouvel édit, il refusa positivement d'obtempérer; des remontrances furent sur-le-champ arrêtées, et le président Seguier, chargé de les porter au pied du trône, parla devant le roi avec une force et une chaleur à laquelle on n'étoit plus accoutumé. Il s'attacha à démontrer que si une semblable mesure étoit adoptée, son effet seroit de ne laisser à aucun citoyen, pas même aux plus grands de l'état, de sûreté pour ses biens, pour sa vie, pour son honneur; ce qui étoit établir, en d'autres termes, qu'il n'y avoit de principes d'équité que dans la conscience des laïques, et qu'un prêtre, par cela même qu'il étoit soumis à des règles de morale plus sévères, présentoit moins de garanties, et pouvoit être plus justement soupçonné de devenir un juge inique et prévaricateur. Les préjugés déplorables de la cour de France à l'égard de l'autorité du saint siége, préjugés qui, par une contradiction dont l'évidence va de moment en moment nous frapper davantage, favorisoient cette même hérésie que Henri II vouloit détruire, rendirent ces absurdités raisonnables à ses yeux; et les arguments de celui qui les débitoit parurent si invincibles à lui et à son conseil, que ce monarque, bien que ses préventions contre le parlement ne fussent point diminuées, et qu'il fût surtout décidé à ne lui jamais rien céder, consentit à la suspension de l'édit. Cependant que ce fût un moyen de salut, et même dans de si grands dangers le seul vraiment efficace, c'est ce que l'on ne peut s'empêcher de reconnoître aujourd'hui. La voix de l'histoire est plus forte que les cris des sophistes; et devant ces puissants témoignages s'évanouissent toutes leurs vaines déclamations. Elle va nous montrer l'Italie et l'Espagne paisibles et florissantes, sous la protection vigilante de leurs tribunaux ecclésiastiques; la France, inondée de sang et couverte de ruines, en proie à toutes les calamités, malgré ses tribunaux séculiers; heureuse encore si l'anarchie n'y eût pas souvent trouvé des prôneurs, l'hérésie des partisants et la révolte des complices.

Cependant les calvinistes profitoient de cette indécision du gouvernement. Les malheurs de la guerre, les embarras qu'elle causoit, ne permettant pas de les observer avec la même vigilance, ils en vinrent à ce degré d'audace de tenir fréquemment des assemblées nocturnes; et, négligeant peu à peu les précautions extrêmes qu'ils avoient prises jusqu'alors, ils ne craignirent point d'établir leurs prêches et de célébrer la cène dans les quartiers même les plus populeux de Paris. Le peuple de cette ville, fortement attaché à sa religion, voyoit avec impatience ce scandale et ces insolences; et tout sembloit présager quelque mouvement violent contre les hérétiques. Cette haine populaire éclata enfin en 1557. Une assemblée plus nombreuse, et probablement plus solennelle que les autres, avoit été indiquée rue Saint-Jacques, dans une maison attenante à la Sorbonne, et située en face du collége du Plessis: le concours extraordinaire d'hommes et de femmes de toutes conditions que l'on vit entrer, à une heure indue, dans cette maison, fit naître des soupçons qui se répandirent bientôt dans tout le quartier. Dans un moment la rue se trouve illuminée; chacun s'arme; la foule se presse autour de la maison, et des cris de mort se font entendre contre les protestants. Dans ce péril extrême, les plus déterminés entre ceux-ci, se précipitent, l'épée à la main, sur cette populace furieuse, mais désarmée, la dissipent devant eux, et ouvrent ainsi le passage à tous ceux qui ont la résolution de les suivre. Le reste, composé de femmes et de vieillards, que l'âge ou la peur avoit empêché de profiter de cette unique voie de salut, se voit assailli de nouveau par une multitude dont la fureur étoit encore redoublée; et ce fut un bonheur pour eux que la force publique vînt les arracher à une mort affreuse et inévitable en les traînant en prison au milieu des huées, des menaces et des outrages de leurs ennemis. On les renferma au Châtelet, et là on reconnut avec étonnement, parmi ces prisonniers, des dames du palais, des filles d'honneur de la reine et plusieurs autres personnes d'une haute distinction. Le procès s'instruisit au parlement, et d'abord on y déploya la plus grande rigueur. Cinq de ces malheureux furent brûlés sur la place de Grève; mais le nombre et la qualité des coupables déterminèrent bientôt à adoucir d'aussi terribles jugements. Les accusés furent aidés dans tous les moyens qu'ils purent employer pour échapper au supplice; les cantons protestants et l'électeur Palatin, alors alliés du roi, sollicitèrent eux-mêmes leur élargissement, et ces motifs politiques déterminèrent ce prince à l'accorder.

Henri II n'en étoit pas moins l'ennemi le plus ardent de la nouvelle secte; et, aussi inexorable que François Ier son père, on ne peut douter que, s'il eût vécu plus long-temps, il n'est point de moyens qu'il n'eût employés pour parvenir à l'étouffer entièrement. Une scène nouvelle dont Paris fut le théâtre lui fit sentir plus vivement encore toute la grandeur du mal: le dauphin et la jeune reine Marie, ayant atteint tous les deux l'âge nubile, leur mariage venoit d'être consommé[6]; et les noces en avoient été célébrées avec la plus grande magnificence. Peu de temps après ces fêtes, le roi étoit parti pour la Champagne où l'appeloient des opérations militaires, laissant dans la capitale Antoine de Bourbon, roi de Navarre, Jeanne d'Albret sa femme, le prince et la princesse de Condé, que cette solennité y avoit attirés, et qui depuis long-temps n'avoient point paru dans une cour où ils étoient dédaignés. Profondément irrités de ce mépris, ils profitèrent du temps qu'ils passèrent à Paris, pour y pratiquer les ministres du culte réformé qu'ils avoient secrètement embrassé, plutôt pour se créer un parti[7] que par une entière conviction. Ils fréquentèrent leurs assemblées et les exhortèrent à redoubler de zèle et d'activité. Soutenus par des protecteurs aussi puissants, excités par Calvin lui-même, qui, du fond de la Suisse, leur reprochoit leur tiédeur et leur pusillanimité, enhardis par l'absence du roi, les protestants résolurent de tenter un coup d'éclat; et quelque périlleux qu'il fût pour eux de faire un semblable essai de leurs forces, les Parisiens virent alors un spectacle étrange et tel qu'ils osoient à peine en croire le témoignage de leurs yeux. Pendant deux ou trois jours consécutifs plus de quatre mille personnes traversèrent en plein jour, et en forme de procession, une partie des rues du faubourg Saint-Germain, et se rendirent ainsi dans le Pré-aux-Clercs, chantant à haute voix les psaumes de Marot, et protégées dans leur marche par une compagnie de gentilshommes armés, qui menaçoit ceux qui osoient leur barrer le chemin, et repoussoit avec violence la multitude attirée à ce spectacle par la simple curiosité. Les magistrats préposés à la police, effrayés d'un mouvement aussi extraordinaire, firent fermer les portes de la ville qui communiquoient avec le quartier de l'université et le faubourg Saint-Germain, et se bornèrent à faire des informations secrètes, tandis que l'évêque de Paris envoyoit en toute hâte au roi un récit circonstancié de cette entreprise audacieuse, toutefois sans oser lui en nommer les principaux auteurs. Henri, rapprochant cet événement d'un avis donné depuis peu au cardinal de Lorraine sur une conspiration prête à éclater, fit partir le garde des sceaux Bertrand, avec ordre de procéder sur-le-champ et dans la plus grande rigueur à la punition des coupables. Celui-ci arriva, disposé à exécuter strictement les ordres de son maître, et s'exprima même à ce sujet avec la plus grande vigueur dans une séance du parlement; mais, dès qu'il eut connu et le nom et la qualité des chefs de l'émeute, il jugea à propos de ne pas pousser plus loin les informations.

Cependant le monarque frémit d'indignation en se voyant en quelque sorte investi de calvinistes[8]. Bien qu'il ne pût blâmer les motifs qui avoient porté le garde des sceaux et le parlement à user d'indulgence dans une circonstance où il auroit fallu chercher des coupables jusque dans sa propre famille, il n'en résolut pas moins d'exterminer, à quelque prix que ce fût, une secte qu'il regardoit comme le fléau le plus dangereux de l'état, puisqu'elle détruisoit la religion sur laquelle l'état étoit principalement fondé. Ce fut, nous le répétons, l'un des motifs qui lui firent hâter la conclusion de la paix avec l'Espagne, et le déterminèrent, dans un péril si imminent, à se relâcher sur quelques conditions du traité, qui, quoi qu'on en ait pu dire, n'avoient point l'importance qu'on s'est plu à leur donner.

Libre des soins que lui avoit causés une guerre aussi longue et aussi dispendieuse, ce prince, désormais uniquement occupé d'un projet aussi important, porta d'abord son attention sur les tribunaux, depuis long-temps soupçonnés pour la plupart de favoriser les hérétiques, qu'ils devoient punir, et reconnut que cette corruption avoit pénétré jusque dans le parlement, où l'on remarquoit depuis long-temps une discordance frappante dans les jugements rendus contre ces sectaires, suivant qu'ils avoient été jugés dans la Grand'Chambre ou dans celle des Tournelles. Il s'en plaignit d'abord avec douceur; mais peu de temps après un procès de cette nature, dans lequel quatre écoliers, convaincus d'hérésie par leurs propres aveux, avoient été condamnés par cette dernière chambre à un simple bannissement, lui ouvrit entièrement les yeux sur la collusion coupable qui existoit entre ses membres et les disciples de Calvin; et les déclarations secrètes et positives que lui firent à ce sujet plusieurs des principaux membres de la cour ne lui permirent plus d'en douter. Déterminé à la faire cesser, il choisit pour se rendre au parlement le moment où cette compagnie tenoit des mercuriales que les gens du roi avoient provoquées à l'occasion de ce jugement, et dont l'objet étoit justement d'aviser aux moyens de faire cesser ces contradictions choquantes qui déshonoroient depuis quelque temps les arrêts de la cour. Henri, arrivant au milieu de la discussion qui s'étoit élevée à ce sujet, et s'apercevant que sa présence jetoit quelque effroi parmi ceux qui se préparoient à parler, leur ordonna d'un air serein et affable de continuer, faisant entendre qu'il n'étoit venu que pour s'éclairer en recueillant leurs avis divers. On le crut; et plusieurs conseillers, entre autres Louis Dufaur et Anne Dubourg, attachés au fond du cœur à la nouvelle doctrine, laissèrent échapper leur secret, en proposant des mesures de douceur à l'égard des protestants, et surtout la convocation d'un concile[9] dans la même forme que ceux-ci qui l'avoient toujours demandé. Alors le roi, dépouillant cette contrainte qu'il s'étoit jusque-là imposée, s'écria qu'il n'étoit que trop vrai, quoiqu'il eût refusé de le croire avant de s'en être assuré lui-même, qu'il y avoit un grand nombre d'hérétiques dans son parlement, que le corps entier méritoit sans doute d'être puni, pour les avoir supportés si long-temps dans son sein, mais que cependant il ne confondroit point l'innocent avec le coupable. À peine eut-il achevé ces mots, que le connétable alla, par son ordre, saisir sur leurs siéges Dufaur et Dubourg, et les remit à Montgommeri, capitaine des gardes, qui les conduisit à la Bastille. Six autres conseillers, qui n'avoient pas été plus réservés dans leurs opinions, furent également désignés par le roi; mais ils étoient sortis de l'assemblée, et l'on n'en put arrêter que trois. Les autres trouvèrent le moyen de s'évader.

Ce coup d'autorité retentit dans l'Europe entière, et le parti protestant parut écrasé sans retour. On en rechercha les sectaires avec plus de rigueur que jamais; dans un moment les prisons en furent remplies, et la terreur qu'inspiroit la colère du monarque fit taire toutes les voix qui auroient pu s'élever en leur faveur[10]. Maître absolu dans son royaume, en paix avec tous ses voisins, pouvant disposer de toutes les forces de l'état pour rétablir le calme intérieur, Henri II paroissoit résolu d'exterminer jusqu'au nom des sectes qui y portoient le désordre, et il y seroit probablement parvenu, lorsque sa mort imprévue et prématurée vint tout à coup ranimer leur courage et leurs espérances. Blessé à mort dans un tournois qu'il donnoit au palais des Tournelles[11], en courant contre le comte de Montgommeri, capitaine de la garde écossaise, ce prince expira peu de jours après, le 10 juillet 1559.

L'esprit de parti n'a point épargné la mémoire de Henri II. Des historiens qui ne lui pardonnoient pas d'avoir humilié le parlement; d'autres de s'être montré terrible et inexorable à l'égard des hérétiques, l'ont présenté comme un roi foible que gouvernoient ses maîtresses et ses favoris. Nous cherchons vainement dans ce règne, trop court pour le malheur de la France, ce qui peut justifier de semblables reproches. Nous voyons, pour ainsi dire à tous ses moments, un prince vigilant, appliqué aux affaires, sachant faire à propos la guerre et la paix, aimé de ses peuples, respecté dans l'Europe entière. À la vérité il avoit des ministres qu'il écoutoit: il lui arrivoit même de prendre pour eux de l'attachement; mais l'événement fit voir, à l'égard de plusieurs, qu'il pouvoit aussi s'en détacher lorsqu'ils abusoient de sa confiance, ou qu'ils l'ayoient mal servi. Celui qu'il avoit le plus aimé, le connétable de Montmorenci tomba dans sa disgrâce après la perte de la bataille de Saint-Quentin; et les Guises, qui occupèrent depuis le ministère, étoient loin de le maîtriser. La seule duchesse Valentinois sut acquérir et conserver sur son esprit un ascendant que rien ne put jamais altérer ni détruire; et, si l'on écarte de leur intimité le soupçon d'un commerce criminel, que le grand âge de cette dame rend peu vraisemblable, et qui n'est d'ailleurs appuyé que sur les témoignages passionnés des écrivains du parti protestant, on peut dire qu'elle méritoit cette entière confiance qu'il lui avoit accordée, par la sagesse et la vigueur des conseils qu'elle sut lui donner dans toutes les circonstances les plus graves, et particulièrement dans ce qui touchoit la religion, qu'il aimoit sincèrement et à laquelle elle paroît aussi avoir été fermement attachée. Cette conformité de sentiments, les grâces de son esprit, la modération de son caractère, soutenus sans doute d'assez d'adresse pour faire entrer ce prince dans ses vues sans avoir l'air de le gouverner, cimentèrent une liaison qui, de tout autre manière, n'eût point été durable: car on ne gouverne jamais que jusqu'à un certain point les princes véritablement et solidement religieux. En un mot, foible comme il étoit, Henri II seroit un roi que l'on trouveroit trop fort aujourd'hui.

Les règnes de ses fils, dont les trois aînés montèrent sur le trône et en qui s'éteignit la branche des Valois, firent bien voir ce que la France avoit perdu en perdant un tel monarque. Ces trois règnes composent une des époques les plus funestes de son histoire; les maux qu'ils produisirent, les germes de corruption qu'ils achevèrent de développer, bien que les règnes suivants en aient arrêté ou du moins pallié les effets, ne cessèrent point d'exercer sur la société une action, de jour en jour plus funeste, l'amenant par degrés au point où nous le voyons aujourd'hui; et les désordres inouïs de nos jours prennent leur source dans les désordres de ce temps-là.

Lorsque François II succéda à son père, deux factions partageoient la cour, celle des Guises et celle du connétable de Montmorenci. Le nouveau roi, à peine sorti de l'enfance, d'un corps foible et valétudinaire, d'un esprit indolent et borné, sembloit ne devoir être qu'un instrument entre les mains qui se montreroient les plus promptes et les plus adroites à le saisir. Dans cette situation nouvelle des choses, les intrigues se compliquèrent, et de nouveaux personnages parurent sur la scène: d'un côté les princes du sang, que la politique des deux règnes précédents avoit constamment réduits à la nullité la plus absolue[12]; de l'autre, la reine mère qui, peu considérée du feu roi, avoit su dissimuler tant qu'il avoit vécu, et avec un artifice dont un caractère italien étoit seul capable, et l'amour du pouvoir dont elle étoit dévorée, et la haine qu'elle ressentoit pour la rivale qui lui avoit enlevé le cœur de son époux. Oncles de la jeune reine dont l'influence étoit grande sur son époux, les Guises surent profiter de cet avantage immense qu'ils avoient sur leurs rivaux; et, partageant aussitôt leur autorité pour la mieux affermir, ils eurent l'art, et ce fut pour eux un coup décisif, de faire entrer dans leur parti Catherine de Médicis, ce qu'ils obtinrent en abandonnant à son caractère vindicatif tous ceux qui, sous le règne précédent, avoient eu le malheur de lui déplaire[13]; surtout en flattant cette soif qu'elle avoit de commander par les marques du plus entier dévouement. Le cardinal de Lorraine fut nommé premier ministre, et le duc de Guise généralissime.

Entièrement livré aux conseils de sa mère et de ses deux ministres, recevant sans la moindre résistance toutes les impressions qu'ils lui donnoient, le monarque enfant laissa tomber entre leurs mains un sceptre qu'il n'avoit pas la force de porter. Ce fut vainement que le connétable de Montmorenci tenta de se rallier aux princes[14] du sang pour former une faction capable de balancer celle des princes lorrains: la méfiance et l'indécision impolitique du roi de Navarre, Antoine de Bourbon, empêchèrent l'heureux effet d'une réunion qui auroit pu être décisive si elle eût été formée sur-le-champ; et lorsqu'il eut enfin pris son parti, il étoit trop tard. Mal reçu à la cour, où les Guises bien préparés l'attendoient sans la moindre inquiétude, il acheva de tout perdre par l'inconséquence et la foiblesse de sa conduite. Les mécontents qui s'étoient ralliés autour de lui, prêts d'abord à tout faire pour l'aider à abattre ses puissants ennemis, bientôt découragés par le peu d'énergie d'un tel chef, n'osèrent plus se montrer; quelques-uns même se rallièrent au parti dominant. Vainement le foible prince, forcé en quelque sorte de s'enfuir de Saint-Germain, où la cour séjournoit alors, vint-il à Paris pour essayer d'y faire naître un mouvement en sa faveur: le parlement, qu'il tenta de gagner, demeura attaché aux Guises, parce qu'ils protégeoient la religion catholique, et qu'on ne pouvoit plus ignorer qu'Antoine de Bourbon et le prince de Condé son frère soutenoient secrètement le parti des réformés. Cependant comme il s'obstinoit à rester dans cette ville, les Guises trouvèrent le moyen de l'en faire sortir, en lui faisant voir le roi d'Espagne, alors allié du roi de France, dont il alloit épouser la sœur, prêt à fondre sur les débris de ses états, s'il s'obstinoit à troubler l'administration intérieure du royaume. Antoine épouvanté ne chercha plus qu'un prétexte qui lui fournit l'occasion de s'éloigner sans déshonneur. On lui offrit de conduire la jeune princesse à son époux; il y consentit, et se retira ensuite dans le Béarn, abandonnant mécontents et réformés, et bien décidé désormais à ne plus se mêler des affaires.

C'est alors que paroît sur la scène ce fameux prince de Condé, âme ardente et fière, caractère profond et audacieux, d'autant plus dangereux qu'il cachoit ses grandes qualités sous les apparences d'une gaieté insouciante et d'un goût très-vif pour les plaisirs les plus frivoles. Écarté par la reine et par les princes lorrains de toutes les places, de tous les gouvernements, blessé jusqu'au fond du cœur du rôle humiliant et obscur qu'il étoit forcé de jouer à la cour, il se déclara ouvertement le chef de la faction que son frère venoit d'abandonner. C'est alors que l'on put reconnoître ce qu'étoit un parti religieux dans l'état, et combien on avoit eu raison d'en concevoir des alarmes et de déployer contre lui toute la sévérité des lois. Il devint un parti politique, dès qu'un chef mécontent voulut en faire l'instrument de son ambition; et les doctrines nouvelles en avoient su lier indissolublement toutes les parties, avant que la révolte, dont elles consacroient d'ailleurs toutes les maximes, s'en fût emparé. L'amiral Coligni et ses deux frères, d'Andelot et le cardinal de Châtillon, étoient tout à la fois les chefs des nouveaux religionnaires et les principaux agents de la faction du connétable leur oncle, que les Guises venoient de renverser. Leurs intérêts politiques étant absolument les mêmes que ceux du prince de Condé, ils se rattachèrent donc à lui de nouveau: un rendez-vous fut indiqué dans son château de la Ferté, en Champagne; et ce fut dans cette réunion fameuse que les trois frères développèrent à ses yeux toutes les ressources du parti protestant, qui, malgré la terreur des supplices et la violence des persécutions, n'avoit cessé de s'accroître dans l'ombre, comptoit des partisants dans toutes les classes de la société, pouvoit, s'il étoit rallié, braver tout, et étoit prêt à tout. Ce qu'ils en dirent frappa tellement le prince; le nombre et l'ardeur des réformés lui parurent tellement répondre à la grandeur de ses desseins, qu'il n'hésita plus à professer hautement leurs principes qui, au fond du cœur, étoient les siens; et ce fut ainsi qu'il les attacha invariablement à sa fortune. L'effet de cette entrevue fut tel qu'avant qu'ils se fussent séparés, le plan d'une conspiration dont le but étoit de renverser les Guises fut définitivement arrêté; et que le prince, secondé de l'amiral Coligni, s'occupa sans relâche des moyens de la faire réussir.

Mais ils avoient affaire à deux hommes qu'il n'étoit pas aisé de surprendre; et qui, pour la hauteur des vues, la fermeté de caractère, l'activité dans l'exécution, l'emportoient encore sur les plus habiles d'entre eux. Les Guises avoient saisi du premier coup d'œil et le principe et les conséquences de la réforme, et les dangers dont elle menaçoit l'état, et les dangers de leur propre position. Ils ne négligèrent donc rien de tout ce que la prudence humaine peut suggérer pour se mettre en mesure contre d'aussi redoutables ennemis. Ils surent rallier à leur parti tous ceux qui n'appartenoient point à celui des mécontents, en répandant sur eux les honneurs et les bienfaits. Ils rendirent une foule d'édits très-sages, qui affermirent encore davantage la faveur populaire dont ils jouissoient; et pour jeter l'effroi dans le parti contraire, ils firent reprendre le procès de Dubourg et des autres conseillers, interrompu par la mort de Henri II. Les protestants avoient espéré que cet événement se termineroit par la délivrance des accusés; mais leur étonnement fut grand lorsqu'ils virent les poursuites commencées contre eux se réveiller avec plus d'animosité que jamais, et se diriger principalement contre ce même Dubourg, qu'on soupçonnoit avec raison d'être le plus zélé de tous pour la nouvelle religion. Traduit d'abord devant l'officialité en sa qualité de conseiller-clerc; condamné par ce tribunal devant lequel il professa ouvertement les principes de Calvin, il en appela au parlement, qui reçut son appel. Amené devant ce nouveau tribunal, Dubourg prétendit d'abord faire valoir des motifs de récusation contre plusieurs membres de la cour, et entre autres contre le président Minart, qu'il regardoit comme son ennemi particulier, et l'instrument des haines et des vengeances des Guises; mais la cour ne les trouvant pas valables, rejeta sa demande, et Minart continua de siéger parmi les juges. Ce fut un malheur pour lui: le 12 décembre, ce magistrat revenant du palais, monté sur sa mule, fut assassiné d'un coup de pistolet dans la vieille rue du Temple. Cette action hardie et furieuse fit voir dès-lors tout ce que le fanatisme religionnaire étoit capable d'entreprendre; cependant, malgré l'indignation générale que causa un tel événement, il n'est point de moyens que le parlement lui-même ne mît en usage pour sauver Dubourg; et il y seroit parvenu, si cet homme inflexible et d'un courage digne d'une meilleure cause, n'eût rejeté absolument tous les moyens de salut, parce qu'il falloit les acheter par la dissimulation de ses sentiments. Dix jours après l'assassinat de Minart, il fut condamné à être pendu et brûlé, et subit son supplice avec la plus grande fermeté. Les quatre autres conseillers arrêtés avec lui furent traités moins rigoureusement; la procédure entamée contre eux, d'abord avec un grand appareil, se ralentit peu à peu, et finit par être entièrement anéantie.

Pendant le cours de cette affaire, les réformés de l'église de Paris, effrayés du caractère violent que prenoient les mesures exercées contre eux, avoient hasardé d'écrire à la reine mère une lettre par laquelle ils la supplioient dans les termes les plus touchants de prendre sous sa protection de malheureux François, innocents des crimes et des erreurs qu'on leur imputoit, et que l'on avoit jusqu'ici calomniés et opprimés, parce qu'on n'avoit pas voulu les entendre. Cette démarche avoit paru produire quelque effet sur Catherine; et, commençant dès-lors à donner quelques indices de ce caractère incertain et de ces opinions vacillantes qui rendirent depuis sa politique si funeste à la France, elle s'étoit même montrée disposée à modérer la rigueur des Guises, et à écouter les ministres du nouveau culte; mais la secte ne tarda pas à perdre la faveur momentanée qu'elle venoit d'obtenir, en faisant suivre cette première lettre d'une seconde, dans laquelle, se plaignant de l'acharnement avec lequel on poursuivoit Dubourg, les sectaires eurent l'imprudence de joindre des menaces à leurs prières, et de faire craindre un soulèvement, si l'on refusoit de leur rendre justice. La reine indignée les abandonna alors entièrement; et, abandonnés par elle, ils cessèrent de se contraindre. Ils tinrent des assemblées plus fréquentes, répandirent en prose et en vers une foule de libelles, dans lesquels, mêlant les affaires politiques aux questions religieuses, ils accusoient hautement les Guises de tyrannie envers le peuple, et de séduction à l'égard du roi. Les Guises de leur côté ne s'oublioient pas: sûrs du parlement, qui, malgré ses erreurs et ses préjugés, présentoit une majorité fidèle au roi et attachée à la religion catholique, et s'empressoit d'entrer dans toutes leurs vues, ils renouveloient les anciennes ordonnances; ils suscitoient des délateurs par l'appât des récompenses; et dans les apologies qu'ils faisoient répandre en réponse aux libelles de leurs ennemis, ils ne manquoient pas d'aigrir par les peintures les plus fortes les haines que le peuple françois, et surtout celui de Paris, avoit depuis long-temps conçues contre ces nouveautés[15]. Les poursuites contre les fauteurs de l'hérésie recommencèrent alors avec plus de rigueur que jamais. On en jeta un grand nombre dans les prisons; ils y furent traînés en plein jour, et ce spectacle ne fit qu'accroître contre eux les fureurs de la multitude.

Cependant les réformés étoient si loin de perdre courage, qu'au milieu même de ces persécutions si violentes, ils avoient tenté d'enlever de sa prison Dubourg, dont on instruisoit alors le procès. La trame avoit été découverte; mais pour avoir échoué dans cette entreprise, ils n'en étoient pas moins pleins d'espérances, attendant le succès, qu'ils considéroient comme immanquable, d'un plus vaste complot qui devoit opérer une révolution complète dans leurs destinées et dans celles de l'état.

Ce complot est l'entreprise fameuse connue dans l'histoire sous le nom de conspiration d'Amboise, dont le but étoit d'enlever le roi au milieu de ses deux ministres, de s'emparer de ceux-ci, et de les massacrer, ce qui paroissoit plus sûr que de leur faire leur procès. Jamais plan ne fut concerté avec autant de prudence, un mystère aussi profond, et jamais succès n'avoit semblé plus infaillible. Le chef apparent étoit un gentilhomme du Périgord nommé La Renaudie, homme rempli d'intelligence, brave jusqu'à la témérité, et dans une situation à pouvoir tout risquer; le prince de Condé étoit le chef réel et l'âme de tout le complot; Dandelot et le Vidame de Chartres en dirigeoient toutes les manœuvres. Pour écarter tout soupçon, des assemblées furent formées à Nantes, ville éloignée de Blois où le jeune roi étoit allé respirer un air plus favorable à sa santé chancelante. De ce point de réunion les conjurés, se divisant par petites troupes, s'assignèrent des rendez-vous dans diverses stations plus rapprochées de la cour; des levées furent faites secrètement par des agents dévoués; des chefs furent assignés aux calvinistes dans toutes les provinces: car il étoit nécessaire que le succès de la conspiration fût ensuite soutenu d'un mouvement général; La Renaudie fut envoyé en Angleterre où régnoit alors Élisabeth dont la politique alloit profiter de tous les désordres qui se préparoient; et il en rapporta de bonnes espérances pour les conjurés; on établit des correspondances avec les protestants d'Allemagne pour en obtenir des renforts; enfin les précautions furent poussées au point que, pour légitimer aux yeux des plus timides un acte qui avoit les apparences de la violence et de la rébellion, on fit décider par des jurisconsultes et des théologiens de la secte, qu'elle n'avoit rien que de juste et d'honorable.

Malgré leur activité et leur pénétration, les Guises n'avoient pu obtenir par leurs espions que des renseignements incertains. Ils voyoient dans l'intérieur de la France des mouvements qui les alarmoient, mais il s'en falloit de beaucoup cependant qu'ils fussent sur la voie du coup qui les menaçoit; et l'on ne peut douter qu'ils n'eussent été pris au dépourvu, si l'homme le plus intéressé au succès de l'entreprise, La Renaudie, n'en eût lui-même laissé échapper le secret. Venu à Paris pour conférer avec le ministre et les anciens de l'église qui y étoit établie, il étoit allé se loger au faubourg Saint-Germain, chez un avocat nommé des Avenelles, lequel professoit secrètement la religion réformée. Au point où en étoient les choses, il crut pouvoir sans danger confier la conspiration à un homme de son parti, et qui déjà en avoit conçu quelques soupçons: celui-ci, ou frappé de terreur, ou poussé par quelque motif d'intérêt, aussitôt après le départ de son hôte, alla tout révéler; et les Guises, à qui cet homme fut envoyé à Amboise, connurent enfin le précipice dans lequel ils étoient sur le point de tomber. Ils furent surpris, mais non déconcertés; et l'on peut dire que, dans aucune circonstance ces deux hommes extraordinaires, et particulièrement le duc de Guise, ne se montrèrent aussi calmes dans le danger, aussi féconds en ressources, aussi prompts dans l'exécution.

L'avis du conseil étoit de faire un appel à la noblesse de France, de rassembler des troupes, et de dissiper ainsi la conjuration, avant qu'elle eût commencé d'éclater. Le duc de Guise, dirigé par des vues plus hautes, jugea qu'une telle mesure n'alloit point à la source du mal, que c'étoit seulement l'éloigner et non le détruire; et les forces dont il pouvoit alors disposer lui paroissant suffisantes pour triompher des rebelles, les armes à la main, il trouvoit à les laisser s'avancer et à les prendre sur le fait, le double avantage de répandre l'épouvante au milieu de leur parti, et de justifier aux yeux de la France toutes les rigueurs que l'on pourroit exercer désormais contre l'hérésie et ses fauteurs. Ce parti pris, le duc de Guise l'exécuta avec sa vigueur accoutumée. La ville de Blois étant ouverte de toutes parts, il fit conduire le roi au château d'Amboise, sans laisser paroître la moindre marque d'inquiétude et de méfiance, et comme si ce voyage, dont le prince de Condé faisoit partie, n'eût été qu'une simple partie de plaisir. Les conjurés ne tardèrent point à paroître; et tandis que, sur tous les points, il les faisoit attaquer, envelopper et tailler en pièces, avant qu'ils eussent eu le temps de se rallier, plaçant le prince de Condé au milieu d'une troupe dévouée, qui surveilloit ses moindres mouvements, il sut dissimuler avec lui jusqu'au point de le charger de la garde d'une des portes du château. Presque tous les conjurés, entre autres La Renaudie, se battirent en désespérés et restèrent morts sur le champ de bataille; la plupart des prisonniers que l'on fit, furent, suivant leur condition, ou décapités, ou noyés dans la Loire, ou pendus aux créneaux du château, et sans qu'aucun d'eux eût chargé le prince de Condé assez positivement pour qu'il fût possible de l'impliquer dans leur procès. Toutefois ce prince, à qui l'on avoit donné des gardes, et qui n'étoit pas sans alarmes pour sa vie, fut obligé de comparoître devant le roi pour y protester de son innocence, et se justifier d'avoir pris aucune part à une conspiration dont il étoit le principal auteur, conspiration qu'il se vit forcé de reconnoître comme criminelle au premier chef, puisqu'elle avoit été dirigée contre la personne même du monarque[16]; par conséquent comme ayant mérité le châtiment terrible dont elle venoit d'être punie. Telle fut l'issue de ce grand événement, le premier dans lequel les protestants de France aient osé tirer l'épée contre leur légitime souverain.

Quelques historiens ont pensé que les preuves recueillies sur la complicité du prince de Condé, étoient suffisantes pour le faire mettre en jugement et monter sur l'échafaud; mais que les Guises n'osèrent, en ce moment, en venir à de telles extrémités. Il étoit prince du sang, et leurs ennemis les accusoient hautement d'avoir formé le projet d'exterminer la famille royale, pour s'emparer du trône et se mettre à sa place: tout absurdes qu'étoient ces bruits[17], ils craignirent de les accréditer; ils considéroient en outre que le parti avoit d'autres chefs qui n'étoient pas alors en la puissance du roi, et que cette exécution sanglante pousseroit nécessairement à des actes de désespoir, dont les suites pouvoient être un soulèvement général de tout le parti religionnaire, auquel n'auroient pas manqué de se joindre ce grand nombre de mécontents qu'avoient faits et leur faveur et le pouvoir auxquels ils étoient parvenus. Ils jugèrent donc prudent de dissimuler, et d'attendre quelque autre occasion plus favorable, où ils pussent envelopper tous ces ennemis de l'état dans le même piége et dans la même accusation.

Dans la conspiration d'Amboise, dit un auteur contemporain, il y eut plus de malcontentement que de huguenoterie[18]. C'est là une parole très-remarquable, et qui exprime le véritable caractère de ces guerres de religion, dont cette conspiration fut l'odieux et coupable prélude, et dans lesquelles le fanatisme des subalternes ne doit être considéré que comme l'instrument dont se servoient des chefs hypocrites et froidement ambitieux; et ce qui le prouve particulièrement en cette circonstance, c'est que des gens très-attachés à la religion catholique, désiroient ardemment la révolution que le succès d'un tel complot devoit amener. De ce nombre étoit le connétable de Montmorenci, qui avoit à se venger des princes lorrains, et qui ne respiroit que la ruine de ces fiers et puissants ennemis. Bien persuadés qu'il n'étoit point étranger à la conspiration, les Guises lui firent malignement donner la commission périlleuse d'aller au parlement de Paris, faire le rapport de ce qui s'étoit passé, espérant le prendre par ses propres paroles, et le rendre odieux au roi s'il ménageoit les conjurés, ou suspect à ses amis s'il condamnoit trop fortement leur conduite. Montmorenci se tira avec adresse d'un pas si dangereux: il rendit compte du fait le plus brièvement possible et avec une négligence affectée, louant la prudence des ministres, blâmant les conjurés, mais se taisant sur le point principal du rapport qu'il étoit surtout chargé de faire valoir, qui étoit que l'entreprise avoit été faite contre la personne même du roi, ce que les Guises vouloient par dessus tout persuader au parlement et à la France[19]. Toutefois cette compagnie parut le comprendre ainsi, puisque, dans les remercîments qu'elle fit au roi du message qu'il avoit daigné lui envoyer, elle donna au duc de Guise le titre de Conservateur de la patrie.

Ce fut à cette époque que la mort du chancelier Olivier fit entrer dans le conseil un homme à qui le siècle qui vient de finir et celui qui commence ont, pour la première fois, élevé des statues, ce qui seul suffiroit pour rendre suspecte sa grande renommée. Cet homme, qui prouva ce que tant d'autres ont prouvé après lui, qu'on peut être un très-habile légiste et en même temps un esprit faux, médiocre, et un très-mauvais politique, est Michel de l'Hôpital. Il avoit long-temps étudié; il connoissoit à fond la littérature ancienne et moderne, la philosophie, la jurisprudence, et paroissoit fort enflé de cette vaine science, sachant en effet beaucoup de choses, hors la seule qu'il importoit alors de savoir à ceux qui avoient la prétention de se mêler des affaires publiques: c'est que la nouvelle religion étoit le mal le plus effrayant et le plus dangereux qui eût encore menacé l'état; et il étoit si loin de le savoir, qu'il en approuvoit les maximes, prêchant d'ailleurs la tolérance comme auroient pu le faire les déistes et les athées de nos jours, et sous cette modération apparente qu'il essayoit de légitimer par quelques démonstrations hypocrites de catholicisme, cachant, ainsi que plusieurs l'ont cru avec beaucoup de vraisemblance, une philosophie toute païenne, et une indifférence complète pour toute espèce de religion. Il entra donc au conseil pour y devenir un dangereux auxiliaire de la reine Catherine, qui, de même indifférente à toutes croyances religieuses, n'étoit possédée que d'une seule passion, l'amour du pouvoir. Remplie de cette unique pensée, ne portant point ses regards au-delà de la sphère bornée des intrigues de la cour, sa politique étroite et artificieuse ne connoissoit qu'une seule manœuvre: c'étoit d'opposer sans cesse les partis aux partis, de soutenir l'un pour diminuer l'influence de l'autre, et formant entre eux un parti mitoyen, de parvenir ainsi à s'élever sur la ruine de tous.

Le crédit et la puissance des Guises commençoient à l'effrayer: elle crut que le temps étoit arrivé, non pas de s'associer à leurs ennemis, mais de ménager ceux-ci pour entraver du moins la marche inquiétante de ceux-là. Les Châtillons étant revenus à la cour, en furent donc bien accueillis; il s'établit même entre elle et l'amiral une correspondance écrite touchant l'état actuel des affaires, dans laquelle on peut penser qu'il lui donnoit des conseils fort différents des desseins vigoureux qu'avoient formés les deux ministres. L'impression qu'elle en reçut fut telle, que ceux-ci, commençant à se méfier de ses dispositions, et la voyant en outre prêter l'oreille aux suggestions du nouveau chancelier, qui ne parloit jamais que de tout apaiser et de tout concilier, jugèrent prudent, dans cette circonstance, de se relâcher un peu d'une rigueur qu'ils avoient d'abord résolu de pousser aussi loin que possible contre les hérétiques. Ce fut à cette opposition de vues et d'intérêts et à ces intrigues secrètes du cabinet que ceux-ci durent l'édit de Romorantin, le premier qui ait été rendu en leur faveur, édit qui restraignoit de beaucoup la sévérité des précédents, et n'établissoit de poursuites judiciaires que contre ceux des réformés qui auroient été convaincus de violences, de séditions et de conventicules.

Ceci précéda une assemblée des plus grands personnages de l'état, que le roi convoqua extraordinairement à Fontainebleau pour le mois d'août suivant, désirant les consulter sur les moyens de rendre le repos à l'état. Cependant, par suite de la conspiration d'Amboise, et pour n'avoir pas été avertis à temps de son mauvais succès, les calvinistes se soulevèrent en plusieurs provinces, en Normandie, en Provence, dans le Dauphiné, et l'on eut quelque peine à apaiser ces mouvements. C'étoient là de sinistres avant-coureurs de l'orage qui se préparoit, et comme un essai que le parti faisoit de la guerre civile à laquelle il se préparoit.

Ce parti étoit partout; et il falloit tout ce que les Guises avoient de fermeté et de vigilance pour le contenir et l'intimider. C'est en quoi ils se montrèrent admirables dans toutes les circonstances: au moment marqué pour l'ouverture de l'assemblée de Fontainebleau, la garde du roi fut doublée, et ils en confièrent le commandement à des officiers dont le dévouement étoit à toute épreuve; instruits que le connétable, son neveu et ceux de leur parti, devoient s'y rendre, accompagnés d'une escorte nombreuse et bien armée, et toutes leurs mesures militaires n'étant pas encore prises, ils surent par de faux avis inquiéter le roi de Navarre et le prince de Condé sur les desseins de la cour à leur égard, et les empêcher ainsi de venir renforcer de leur suite et de leurs partisans cette troupe, déjà assez considérable pour qu'il fût nécessaire de l'observer, et de se tenir devant elle comme en présence de l'ennemi. Les conférences s'ouvrirent; et déjà plus avancés dans leurs projets, les chefs du parti s'y montrèrent plus audacieux qu'ils n'avoient fait encore jusqu'à ce moment: l'amiral ne craignit point de demander, au nom des nouveaux religionnaires, le libre et public exercice de leur culte; des évêques, partisants secrets de la réforme[20], y parlèrent dans le même sens, proposant la convocation d'un concile national, à cause, disoient-ils, de l'opposition que l'on avoit trouvée, depuis plusieurs siècles, de la part de la cour de Rome, à la convocation d'un concile général[21]. À ses demandes insolentes, Coligni osa mêler des plaintes amères et véhémentes sur cette garde extraordinaire et nouvelle que l'on venoit de rassembler autour du roi, dont l'amour de ses sujets étoit la garde la plus honorable et la plus sûre; espèce d'argument que nous avons vu reproduire de nos jours avec la même violence et la même amertume[22], ce qui prouve que les factieux, ayant dans tous les temps les mêmes desseins, ont aussi dans tous les temps à peu près le même langage, et cherchent à réussir par les mêmes moyens. Mais on ne trouve pas, dans tous les temps, des Guises pour les confondre et les abattre. Tous les deux répondirent sur tous les points en véritables hommes d'état, et particulièrement le duc, qui mêla à ses discours une ironie si sanglante contre l'amiral et tous ces fidèles de son parti, auxquels il vouloit que le roi fût abandonné sans garde et sans méfiance, que celui-ci en conçut un ressentiment que rien ne put éteindre: ce fut là l'origine de cette haine qu'il garda au fond de son cœur contre son noble ennemi, et qui eut par la suite de si détestables effets.

Cependant ce qui causa une surprise générale, c'est que cette assemblée, qui n'avoit été faite que pour parvenir à se passer des états-généraux, que l'on considéroit justement comme un moyen extrême et dangereux, se termina par la convocation qu'en fit le roi pour un terme très-peu éloigné. Les Guises avoient depuis changé de sentiment, et méditoient un grand dessein.

Ils vouloient forcer le prince de Condé à se déclarer rebelle en refusant de s'y rendre, ou, s'il s'y rendoit, le faire arrêter, ayant acquis et acquérant chaque jour de nouvelles preuves de ses machinations contre l'état. Ils tenoient alors entre leurs mains une grande partie des fils de cette trame: l'arrestation d'un des agents du prince leur livra ceux qui leur manquoient encore, et sa correspondance, dont cet agent étoit porteur, leur découvrit tout le plan des conjurés. Le roi de Navarre et son frère devoient, en s'approchant de la cour, s'emparer de quelques-unes des principales villes qui se trouveroient sur leur route; pendant ce temps le connétable se seroit rendu maître de Paris, dont son fils le maréchal de Montmorenci étoit gouverneur; et au moyen des intelligences que le parti avoit en Bretagne et en Picardie, on étoit sûr de faire soulever ces deux provinces. Après avoir ainsi assuré de tous les côtés la retraite, les deux princes arrivoient aux états suivis d'une armée de huguenots; ils ôtoient le gouvernement à la reine et aux princes lorrains; faisoient déclarer le roi mineur jusqu'à vingt-deux ans, suivant d'anciennes coutumes du royaume qu'ils faisoient revivre, et s'emparoient de la régence conjointement avec le connétable. Toute cette partie étoit si bien liée, que l'arrestation de son agent et la saisie de sa correspondance n'empêchèrent point le prince de Condé de suivre l'exécution de son plan, et d'en tenter la première entreprise, qui étoit de se saisir de la ville de Lyon. Malgré la résolution des deux frères Maligny, qui en avoient été chargés, elle manqua par la vigilance et la fermeté du gouvernement, et surtout à cause de l'indécision du roi de Navarre. Cet événement accrut encore le crédit et le pouvoir des Guises; et il n'est pas besoin de dire qu'ils surent en profiter. Plus fermes, plus actifs, plus intrépides que jamais, et, suivant la belle expression d'un de nos grands écrivains, ne laissant rien à la fortune de ce qu'ils pouvoient lui ôter, ils augmentèrent encore la garde, déjà si nombreuse, dont le roi étoit environné; sous divers prétextes, les commandants des places et les gouverneurs de provinces dont ils n'étoient pas sûrs, furent rappelés; et ceux qui les remplacèrent, choisis parmi les serviteurs les plus dévoués et les plus intrépides, reçurent en cette circonstance des pouvoirs illimités et l'ordre de faire main basse sur les huguenots, partout où ils les verroient s'assembler. Tout ce qu'ils avoient de crédit, d'influence et d'autorité dans les provinces fut employé, avec autant d'adresse que de bonheur, à ne faire élire pour les états généraux que des députés qui fussent sincèrement catholiques. La ville de Meaux, indiquée d'abord pour le lieu de l'assemblée, ne leur paroissant pas assez sûre, parce qu'elle étoit remplie de nouveaux religionnaires, ils choisirent Orléans; et le roi partant alors de Fontainebleau, et traversant Paris au milieu d'un appareil militaire qui ressembloit à une véritable armée, vint s'établir dans cette ville dont les troupes royales occupoient déjà tous les postes, et dont tous les bourgeois avoient été désarmés. Ce fut alors que, pouvant parler en maîtres, les deux ministres firent sommer au nom du roi, et le prince de Condé et le roi de Navarre, de se rendre aux états-généraux; et que l'on vit ceux-ci, réduits à un état presque désespéré, ne pouvoir faire autrement que de s'y rendre, à la vue de leurs partisans abattus et déconcertés; eux-mêmes n'ignorant point le danger auquel ils alloient s'exposer, et qu'il n'y avoit plus pour eux aucun moyen d'éviter.

Ce danger étoit en effet le plus grand qu'ils eussent jamais couru; et le projet des Guises étoit, comme ils le dirent bientôt hautement, «de couper en deux coups et tout d'un coup la tête à la rébellion et à l'hérésie.» Au moment même où ils arrivèrent, les deux princes furent arrêtés. Le prince de Condé, jugé à l'instant même par des commissaires que le roi chargea d'instruire son procès, et convaincu de trahison, fut condamné à perdre la tête; sa sentence de mort, suspendue un moment, parce qu'on vouloit y envelopper le roi de Navarre et le connétable, alloit être exécutée; le parti protestant sembloit perdu sans retour, lorsque la mort subite et imprévue de François II, vint une seconde fois ranimer les ambitions, rendre l'espérance aux factieux, et changer entièrement la face des événements.

L'occasion étoit la plus favorable qui se fût encore présentée pour la politique versatile de Catherine; et pour la première fois elle alloit se trouver entre deux partis, dont l'un perdoit ce qui avoit fait sa force, dont l'autre n'avoit point encore recouvré celle qu'il avoit perdue. Le roi respirant encore, les Guises, qui prévoyoient le coup dont ils étoient menacés, l'avoient pressée de faire exécuter, sans tarder davantage, l'arrêt rendu contre le prince de Condé: elle avoit refusé d'y consentir, d'après le conseil de l'Hôpital; puis au moment même où elle faisoit ce refus, montrant au roi de Navarre la hache suspendue sur la tête de son frère et ses propres jours menacés, elle exigeoit de lui, pour prix de leur commune délivrance, qu'il renonçât à la régence et qu'il se reconciliât avec les princes lorrains, qu'elle vouloit abaisser, mais non pas entièrement abattre. C'est ainsi qu'elle essayoit d'établir entre les deux factions ennemies une balance impossible à maintenir, décidée qu'elle étoit, si l'équilibre venoit à se rompre, à se mettre à la tête du plus fort pour écraser le plus foible. Tels étoient les projets, tel étoit le caractère de cette princesse ambitieuse, et pour qui le bien et le mal, le juste et l'injuste, étoient uniquement dans ce qui lui sembloit favorable ou contraire à son ambition. C'est ainsi que la mort de François II fut pour la France une calamité presque aussi grande que celle de son père; et que la minorité de Charles IX la replongea dans tous les périls dont l'habileté des Guises étoit sur le point de la faire sortir.

Le connétable revint aussitôt à la cour, et sa présence y rendit le courage aux Colignis et au roi de Navarre, qui, pour prix de la régence à laquelle il avoit été forcé de renoncer, avoit obtenu le titre de lieutenant-général du royaume. Le vieux guerrier, accueilli de la reine mère et du jeune roi avec toutes les marques les plus flatteuses de confiance et d'affection, y reprit aussitôt l'ascendant que lui donnoit sa haute dignité; et le prince de Condé, tiré à l'instant même de sa prison, selon la promesse qui lui en avoit été faite, fut envoyé à son château de La Fère, accompagné d'une garde qu'on lui donna seulement pour la forme, et jusqu'à ce que son innocence eût été proclamée par un arrêt des cours souveraines. Les Guises virent ce changement qui s'opéroit dans leur fortune, sans se déconcerter, sans songer un seul instant à quitter la partie; parce qu'ils prévoyoient que Catherine auroit incessamment besoin d'eux, et ne se livreroit point entièrement à leurs ennemis. Ils se tinrent seulement sur leurs gardes, et rallièrent leurs partisans; ce que firent de leur côté les chefs de l'autre parti, la reine continuant de se ménager entre eux, flattant de part et d'autre les espérances et les prétentions, et les empêchant ainsi de se porter à de fâcheuses extrémités.

Il y eut donc, grâce à ses intrigues, comme une apparence de rapprochement entre les partis (1560) pendant les états d'Orléans, qui, ainsi que l'observe très-judicieusement le président Hénault, ne produisirent aucun bien, et dans lesquels les réformés obtinrent quelques concessions, et conçurent de grandes espérances. Mais les cœurs étoient trop ulcérés: le prince de Condé ne pouvoit pardonner aux Guises l'arrêt de mort qu'ils avoient fait rendre contre lui; les Colignis, persuadés qu'ils avoient voulu les envelopper dans sa perte, ne respiroient que haine et vengeance; la reine Marguerite de Navarre, calviniste opiniâtre jusqu'au fanatisme, ne cessoit d'exciter son mari contre les princes lorrains, essayant par tous les moyens de le faire sortir de son indolence et de son indécision; et le chancelier, tout dévoué à la cause des religionnaires, la secondoit de tous ses efforts. Il ne s'agissoit plus que d'entraîner tout-à-fait le connétable qui flottoit encore entre ce qu'il croyoit son intérêt, celui de ses liaisons de famille, et l'attachement sincère qu'il avoit pour la religion catholique. S'ils eussent pu parvenir à le décider, leur manœuvre étoit prête; et cette manœuvre, concertée entre eux à Paris, consistoit à profiter de la circonstance particulière des états de l'Île de France, qui alloient s'assembler dans cette ville, pour faire demander hautement par le roi de Navarre, le renvoi des deux ministres. Comme on ne doutoit point que la reine, dans le système qu'elle avoit adopté, ne refusât absolument une semblable demande, ce prince devoit sur-le-champ quitter la cour et se rendre à Paris avec le connétable; et l'on se tenoit assuré qu'au moyen de l'influence du maréchal de Montmorenci, gouverneur de la ville, les états de la province, d'une voix unanime, reconnoîtroient ce prince régent du royaume, exemple qui, joint aux mesures qu'on avoit prises, entraîneroit infailliblement le reste de la nation. La scène eut lieu à Fontainebleau, où étoit alors le roi, comme elle avoit été concertée à Paris, et le trouble, la terreur de Catherine, furent portés au dernier degré; mais un expédient que proposa le cardinal de Tournon, comme par une inspiration subite, changea en un moment la face des choses. Au moment où le connétable, que les conjurés avoient enfin su gagner, faisoit les préparatifs de son départ, le jeune roi le fit venir dans son appartement, et lui enjoignit, au nom du salut de l'état, de rester auprès lui. Frappé de la manière dont cet ordre lui fut donné, et nourri dès son enfance dans un respect profond pour ses maîtres, le vieillard obéit, le roi de Navarre n'osa partir seul, et le complot avorta.

Bientôt ce qui se passa à ces mêmes états de Paris, assemblés uniquement pour nommer des députés à une nouvelle assemblée d'états-généraux indiquée à Pontoise, acheva de fixer les irrésolutions du connétable, et de ruiner les desseins des factieux. C'est alors que cet illustre personnage fit bien voir que, si l'esprit avoit pu se tromper en lui, le cœur n'avoit jamais défailli. Dans les conférences de ces états, que les menées du maréchal de Montmorenci avoient su composer de réformés, de brouillons, d'un grand nombre de gens qui avoient à se plaindre de l'ancien gouvernement, on agita sur l'administration du royaume des questions si étranges, les sectaires et leurs chefs s'y montrèrent si à découvert, qu'ils fournirent eux-mêmes à leurs adversaires ce qui leur manquoit encore pour attacher sans retour à leur parti le seul personnage qui pût en assurer l'ascendant. Pressé de toutes parts, et par la duchesse de Valentinois qui, du fond de sa retraite, le sollicitoit sans cesse de se déclarer enfin contre les ennemis de l'ancienne religion, lesquels par cela même étoient ceux de l'état; par sa femme Madeleine de Savoie, zélée catholique, et mécontente en outre de la faveur excessive qu'il accordoit dans sa famille aux Colignis; par les Guises, qui, sentant plus que personne de quelle importance étoit pour eux une semblable conquête, n'épargnoient ni caresses, ni prévenances, ni protestations pour l'attirer à eux: il y fut surtout déterminé, et par son aversion pour les nouveautés, et par les craintes que sut lui inspirer le maréchal de Saint-André, en lui mettant sous les yeux les mauvaises dispositions qui venoient de se manifester dans les états de Paris, particulièrement à l'égard de ceux qui avoient eu le plus de part aux faveurs de Henri II: or, les réformés avoient dominé dans cette assemblée, et c'étoient eux qui avoient montré le plus d'acharnement contre les favoris, qu'ils avoient traités hautement de dilapidateurs de la fortune publique. Telles furent les premières causes de cette réunion fameuse des Guises, du connétable et du maréchal de Saint-André, connue sous le nom de triumvirat. Dès ce moment, le noble vieillard, irrévocablement uni au parti qui défendoit l'autel et le trône, n'eut plus aucuns ménagements pour les huguenots, et se montra jusqu'à la fin leur ennemi le plus déclaré.

Cette alliance d'aussi puissants personnages dérangeoit tous les plans de Catherine; leur association alloit donner au parti catholique une prépondérance qui renversoit au moment même où elle venoit de le former, cet équilibre des partis dont elle faisoit toujours sa chimère favorite: toutefois ce ne fut point assez pour lui en démontrer la folie et l'impossibilité, et pour la faire revenir à des idées plus justes et à une plus noble politique. On la vit donc, dès ce moment, et en même temps qu'elle feignoit d'approuver et le zèle religieux du connétable et les liaisons nouvelles qu'il venoit de former, se retourner du côté du roi de Navarre, et, lui promettant des édits favorables aux huguenots, essayer de former avec lui et le chancelier un tiers-parti capable de balancer cette influence que menaçoit de prendre le triumvirat. En effet la politique profonde des princes lorrains, de foible qu'il étoit encore, alloit bientôt le rendre dominant dans l'état.

Il suffit de ce retour de Catherine vers les ennemis des Guises, pour rendre aux chefs du parti religionnaire toute leur audace et toute leur activité. Ils présentèrent aussitôt au roi, et par les mains du roi de Navarre, une requête dans laquelle ils accusoient le parlement d'avoir violé l'édit de Romorantin qui, lui interdisant la connoissance des crimes d'hérésie, l'attribuoit exclusivement aux évêques[23]; et en même temps d'avoir adopté et fait exécuter de nouvelles mesures de rigueur contre les hérétiques. Le parlement fut aussitôt mandé au conseil d'état pour y rendre compte de sa conduite, et pour y recevoir de nouveau l'ordre, tant de fois répété, d'enregistrer les ordonnances du roi sans délai et sans modifications. Au sujet d'une émeute excitée par les protestants, et dans laquelle ces sectaires étoient évidemment punissables, on rendit plusieurs ordonnances nouvelles tellement favorables au calvinisme, qu'ils assimiloient presque son culte à celui des catholiques; et le chancelier, prévoyant l'opposition que la cour ne manqueroit pas d'y apporter, ne craignit point de déroger à l'ancienne forme, et de les adresser directement aux tribunaux inférieurs. L'étonnement du parlement fut grand, ses remontrances furent très-vives, et, dans cette circonstance, d'une telle force de raison, qu'on ne jugea pas à propos d'y répliquer. Cependant ces ordonnances s'exécutoient: c'étoient les catholiques qui, par une révolution inouïe, étoient devenus les opprimés; et les calvinistes montrèrent bien, dans cette circonstance, l'esprit de faction et d'indépendance qui faisoit le caractère de leur secte, par la manière dont ils abusèrent de ce moment de prospérité. Leur insolence et la publicité qu'ils donnèrent à leurs prêches à Paris, où ils étoient moins nombreux que partout ailleurs, excitèrent de nouveau la fureur du peuple. Il y eut encore des rixes au faubourg Saint-Germain, dans lesquelles les hérétiques, la plupart gentilshommes, eurent facilement l'avantage contre des écoliers et des bourgeois. Ils en tuèrent plusieurs, jetèrent l'épouvante parmi les autres, et, montrant ensuite les ordonnances du roi, bravèrent impunément les tribunaux qui osèrent sévir contre eux. De tels excès produisirent, du reste, une commotion subite et générale dans le royaume, et firent prévoir des désordres encore plus grands.

(1561) Cette agitation extraordinaire des esprits causa de vives inquiétudes à la cour; le parti de la reine sentit le danger qu'il y avoit d'employer des moyens arbitraires aussi violents; et il fut décidé qu'on réuniroit ensemble le conseil et le parlement pour statuer sur la liberté civile qu'il étoit convenable d'accorder à ceux qui professoient la nouvelle doctrine[24]. Le résultat de ces conférences fut l'édit connu sous le nom d'édit de juillet, et donné quelques jours après à Saint-Germain, lequel, quoique moins rigoureux que celui de Romorantin, ne fit qu'aigrir les ressentiments de tout le parti, parce que, si l'on en excepte la peine de mort que les sectaires cessoient d'encourir lorsqu'ils étoient convaincus, ils se trouvèrent du reste dans une position aussi fâcheuse qu'auparavant, et surtout privés de la permission momentanée qu'ils avoient obtenue de s'assembler publiquement.

Ainsi Catherine n'avait recueilli jusqu'alors d'autre fruit de tous ses vains ménagements que d'irriter encore davantage les chefs du parti protestant, en se privant de l'appui qu'elle auroit pu trouver dans ceux du parti catholique. Toutefois cet édit produisit un calme apparent et de feintes réconciliations, parmi lesquelles on remarqua celle du prince de Condé et du duc de Guise, qui, par ordre du roi, se virent et même s'embrassèrent. Deux événements d'une plus grande importance vinrent bientôt occuper les esprits: d'abord les états-généraux tenus à Pontoise, où l'administration du royaume pour laquelle elle avoit tout sacrifié, et sa conscience et ses véritables intérêts, fut confirmée à la reine; dans lesquels, par une contradiction sans doute fort étrange, tandis que la France entière se soulevoit contre l'hérésie, le clergé fut humilié et mis à contribution; ensuite le colloque de Poissy, où des ministres protestants, ce qui étoit encore sans exemple, se rendirent, munis de sauf-conduits, pour disputer contre des évêques catholiques.

La reine avoit elle-même provoqué cette conférence fameuse; et elle l'avoit fait pour calmer l'amiral, qui l'accusoit d'être le principal auteur de l'édit de juillet. Elle eut donc lieu, malgré les fortes et judicieuses représentations du cardinal de Tournon, qui n'eut pas de peine à démontrer que rien n'étoit plus dangereux que de permettre que l'on disputât publiquement sur une religion dont les preuves invincibles étoient fondées sur l'autorité; et qu'en cette circonstance, le danger étoit d'autant plus grand, que beaucoup d'esprits étoient déjà ou corrompus ou ébranlés par toutes ces doctrines nouvelles, uniquement fondées sur le raisonnement. Mais Catherine s'inquiétoit peu de ces graves considérations: elle suivoit la marche que lui traçoient les intérêts du moment; et nous avons déjà fait voir, et plus d'une fois, que ces intérêts étoient à peu près sa seule religion[25].

À ce colloque parurent, du côté des protestants, le célèbre Théodore de Bèze et quelques docteurs de l'église calviniste et sacramentaire. Si l'on eût attendu quelque temps, on eût pu, sans prendre la peine de disputer contre eux, les mettre aux prises avec des docteurs luthériens qu'avoient députés quelques princes d'Allemagne; et offrir ainsi le spectacle frappant de la réforme s'élevant déjà contre elle-même, et dès sa naissance, portant dans son sein des germes de division et de mort. Mais ceux-ci n'arrivèrent qu'après les conférences, lesquelles eurent d'ailleurs le caractère et l'issue qu'elles devoient avoir. Théodore de Bèze, qui porta la parole au nom des députés de sa secte, cita l'Écriture, les pères, les conciles, interprétant à sa manière les textes et les traditions, pour justifier sa doctrine et ses opinions; le cardinal de Tournon et plus particulièrement encore le cardinal de Lorraine lui montrèrent avec beaucoup de solidité combien étoient vains tous ces raisonnements, par cela seul qu'ils n'étoient que des raisonnements, auxquels on pouvoit en opposer d'autres et à l'infini, les sens de l'Écriture et de la tradition étant susceptibles de recevoir un grand nombre d'interprétations diverses: d'où ils conclurent que, sans un interprète vivant et irrécusable, la religion chrétienne ne présenteroit plus qu'un abyme d'éternelles contradictions, et qu'il falloit ou la rejeter entièrement, ou reconnoître l'autorité infaillible qui seule pouvoit lui donner force de loi. Toute la science et toutes les subtilités de l'orateur protestant vinrent échouer contre cet invincible argument[26]; toutefois lui et les siens ne s'en attribuèrent pas moins la victoire, répandant partout qu'on ne leur avoit point répondu, parce que, dans le sens qu'ils l'entendoient, on ne devoit point en effet leur répondre; et ainsi furent démontrés le danger et l'inutilité de semblables conférences.

Ce colloque de Poissy ne servit qu'à faire éclater encore davantage le mauvais esprit du chancelier, qui se montra plus à découvert dans cette circonstance qu'il ne l'avoit fait jusqu'alors; et à rendre évidente cette disposition où étoit alors la reine de favoriser le parti réformé. Mais il produisit aussi cet heureux effet que le roi de Navarre, frappé des variations de la doctrine protestante et de la mauvaise foi de ses défenseurs, commença à être ébranlé et à montrer quelque penchant à rentrer dans le sein de l'église catholique. Les Guises, qui le suivoient, pour ainsi dire, pas à pas, n'avoient garde de manquer une occasion si décisive de se délivrer enfin et pour toujours des intrigues fatigantes et de la politique inconstante et perfide de Catherine, de se donner ainsi le seul appui qui leur manquoit encore pour n'avoir plus rien à craindre de personne et se rendre redoutables à tous. Toute leur habileté et toutes leurs ressources furent donc mises en œuvre pour achever ce que le colloque de Poissy avoit commencé: ils appelèrent à leur secours le pape et le roi d'Espagne, qui entrèrent avec beaucoup d'ardeur dans cette négociation. Aux motifs de conscience qui étoient de nature à faire impression sur le roi de Navarre, dont le cœur étoit naturellement simple et droit, ils surent joindre des motifs d'intérêt personnels propres à le toucher vivement[27]; enfin par une de ces révolutions si fréquentes dans cette déplorable époque de notre histoire, tandis que Catherine se faisoit en quelque sorte de catholique protestante, Antoine de Bourbon s'apprêtoit à quitter le parti protestant pour se mettre à la tête du parti catholique.

Toutefois avant que ce prince timide et irrésolu se fût entièrement décidé, cette protection marquée que la reine mère accordoit déjà aux hérétiques causa de nouveaux troubles dans Paris. Les prédicateurs tonnèrent dans les chaires contre une aussi coupable indulgence; et comme, dans ces temps malheureux, et par des causes que nous avons déjà fait connoître, l'esprit de révolte étoit partout; et que ceux-là mêmes qui défendoient les vraies doctrines, protestoient secrètement contre l'autorité, qui en est la seule sauve garde, ce zèle religieux, qui n'avoit plus ni règle ni frein, s'emporta jusqu'à l'outrage contre ceux qui étoient chargés de l'administration publique, et la chaire retentit de maximes séditieuses et subversives de toute puissance légitime. Ces fougueux orateurs parloient à un peuple qui n'étoit que trop disposé à les écouter: on craignit les suites de ces sermons fanatiques, et, pour en arrêter le cours, le prince de La Roche-sur-Yon fit enlever au milieu de la nuit et conduire dans les prisons de Saint-Germain le plus violent de ces prédicateurs. Le lendemain il jugea à propos d'en donner avis au parlement, en lui communiquant l'ordre qu'il avoit reçu du roi: à peine cette nouvelle se fut-elle répandue, que les cours du palais se remplirent de citoyens de tous les rangs; les principaux bourgeois rendirent plainte contre cette violence publique; et leur animosité alla si loin, que, n'obtenant rien du parlement, ils ne craignirent pas d'aller à Saint-Germain porter au roi lui-même leurs réclamations; et là ils s'exprimèrent avec si peu de ménagements, ils poussèrent de telles clameurs, qu'on fut obligé de leur rendre le prisonnier, qu'ils ramenèrent en triomphe dans l'église de Saint-Barthélemi, où il avoit prononcé son sermon.

Les réformés, par leur conduite insolente et pleine de violence, sembloient prendre à tâche de justifier cette haine et de l'aigrir de jour en jour davantage. Ils tenoient leurs principales assemblées à l'enseigne du Patriarche, dans une vaste maison qui touchoit presque à l'église Saint-Marceau, dans le faubourg du même nom. Il arriva que, s'étant rassemblés, le 26 décembre, fête de Saint-Étienne, pour entendre le prêche d'un de leurs ministres, ils se trouvèrent importunés par le bruit des cloches qui, dans le même temps, appeloient les paroissiens à Vêpres. Quelques-uns des leurs, envoyés par eux pour faire cesser ce bruit, s'acquittèrent de cette commission imprudente avec une telle hauteur, qu'on ne leur répondit qu'en les maltraitant et en les chassant de l'église. Aussitôt les réformés, parmi lesquels il y avoit beaucoup de gentilshommes, sortent en fureur de leur temple, courent à l'église où les catholiques s'étoient renfermés, en enfoncent les portes, et tombent, l'épée à la main, sur cette multitude désarmée. Ils tuèrent un grand nombre de ces malheureux, et furent aidés, dans cette sanglante exécution, par la maréchaussée et une partie du guet, qui, appelés pour maintenir l'ordre, écrasoient sous les pieds de leurs chevaux ou abattoient à grands coups d'épée ceux qui cherchoient à s'enfuir. Ce fut en vain que quelques-uns d'entre eux, réfugiés dans le clocher, sonnèrent le tocsin pour appeler le peuple à leur secours. Les bourgeois, dépouillés de leurs armes depuis environ deux ans, n'avoient aucun moyen de les tirer du danger, et se trouvoient d'ailleurs arrêtés au coin des rues par des corps-de-garde que le commandant du guet y avoit placés. Plus fanatiques encore que leurs adversaires qu'ils accusoient de fanatisme, les réformés, après avoir assouvi leur première fureur sur cette foule sans défense, la tournèrent sur les objets du culte catholique, brisèrent les portes du tabernacle, en arrachèrent les vases sacrés, foulèrent aux pieds les hosties consacrées, renversèrent l'autel, mirent en pièces les croix, les images et les statues. Ils firent plus, ils osèrent lier de cordes trente-deux prisonniers, prêtres ou bourgeois; et ce fut un spectacle nouveau et révoltant de voir, dans le sein de la capitale de la France, des protestants conduisant des catholiques en prison, au milieu d'une population toute catholique. Ils ne tardèrent pas à être délivrés, et l'on donna même des ordres pour informer contre les auteurs de la sédition; mais on prit en même temps les arrangements nécessaires pour en éluder l'effet[28], parce qu'il étoit décidé à la cour, c'est-à-dire, dans le parti de la reine, de ménager en tout les réformés.

En effet le roi de Navarre s'étoit enfin déclaré: son union avec les triumvirs n'étoit plus un mystère; et Catherine, à qui jusqu'alors ce parti avoit semblé peu redoutable, épouvantée d'une alliance qui n'alloit pas moins qu'à ruiner en un moment ce qu'elle avoit acquis par tant d'artifices et de travaux, ne vit plus pour elle d'autre ressource que de se jeter entre les bras des réformés. Par l'entremise de l'Hôpital, que l'on voit toujours mêlé à ces funestes intrigues, et, dans le conseil de cette princesse, toujours opinant pour le plus mauvais parti, une alliance étroite fut donc formée entre elle, le prince de Condé et les Colignis; et le nouveau gage de cette union fut la promesse formelle qu'elle leur fit de révoquer l'édit de juillet et de faire enfin obtenir aux réformés ce qu'ils désiroient depuis si long-temps, l'exercice public de leur culte. Ce fut, dit-on, à cette occasion que l'amiral, qui la croyoit sincèrement calviniste, crut pouvoir s'ouvrir entièrement à elle, et lui découvrir les ressources immenses de sa faction[29]: aveu indiscret qui lui apprit bien des choses qu'elle ignoroit encore, et qu'elle renferma dans le fond de son cœur pour en faire son profit, selon que le demanderoient les circonstances et son intérêt.

(1562) Le moment présent demandoit qu'elle fît ce qui étoit agréable aux réformés; et, comme elle n'étoit pas sûre du conseil, où dominoit alors le parti des Guises, elle convoqua à Saint-Germain et pour le mois de janvier suivant, une assemblée de notables, particulièrement composée de députés de tous les parlements et de toutes les autres cours souveraines: assemblée à laquelle les triumvirs refusèrent d'assister, et que ses manœuvres et celles du chancelier avoient su composer de telle manière que l'édit de juillet y fut révoqué, et remplacé par l'édit scandaleux et devenu à jamais célèbre sous le nom d'édit de janvier, dans lequel il fut enfin accordé aux huguenots d'exercer publiquement leur culte, et d'élever autel contre autel, dans le royaume très-chrétien. C'est alors que l'on put commencer à connoître cette fausse position dans laquelle s'étoit placé le parlement, qui depuis si long-temps combattoit à la fois pour la vraie religion et contre la puissance du chef de l'église. Cette puissance, si elle eût été respectée en France comme elle l'avoit été jadis et comme elle devoit l'être, si elle y eût exercé la juste influence qu'il lui appartenoit d'y avoir, eût coupé à l'instant même le mal dans sa racine; et la sentence qu'elle eût portée en cette grave circonstance devenant obligatoire pour tous, cette cour de justice, où dominoit toujours le parti catholique, se seroit trouvée dans le cas d'une résistance légitime contre l'autorité même de son propre souverain, ou de ceux qui le représentoient. Mais, parce que le parlement avoit voulu se faire indépendant de l'autorité spirituelle, le cri de sa conscience contre un acte de l'autorité temporelle devint un cri de révolte; et il put apprendre à ses dépens que ces deux puissances devoient exercer un empire égal, quoique bien différent, sur les sociétés chrétiennes; que vouloir se soustraire à l'une, c'étoit se faire nécessairement esclave de l'autre. Lorsqu'il fut question d'enregistrer cet édit monstrueux, ce fut vainement qu'à deux reprises il fit les remontrances les plus énergiques, et que deux fois il refusa l'enregistrement. Les menaces n'ayant pu vaincre son obstination, on employa contre lui la violence[30]; et il lui fallut céder. Les autres parlements ne résistèrent pas avec moins d'opiniâtreté; mais, si l'on en excepte celui de Dijon, tous enregistrèrent également, parce que l'on alla jusqu'à déployer contre eux l'appareil de la force militaire. Cependant, comme nous le verrons bientôt, cet édit si odieux aux catholiques accrut l'audace des huguenots sans les satisfaire; et, au moyen de ce système funeste de conciliation et de prétendue justice distributive, les ressentiments n'en devinrent que plus violents et plus implacables.

Cependant à peine eut-il été rendu, que commencèrent à éclater tous les désordres qui en étoient l'inévitable conséquence; et que dans toutes les parties de la France les scandales se multiplièrent avec les symptômes les plus effrayants: un grand nombre se déclaroient calvinistes, qu'on n'avoit point jusque-là soupçonnés de l'être; des religieux et des religieuses désertoient leur cloître et apostasioient publiquement; des clercs et des prêtres alloient se marier au prêche en vertu de l'édit; et de toutes parts les catholiques étoient de nouveau et impunément insultés et menacés. Mais, dans le temps même que les réformés se réjouissoient de ces déplorables triomphes, la politique profonde des Guises préparoit dans l'ombre les ressorts qui devoient porter un coup terrible à leurs ennemis, et changer entièrement le cours des événements.

Voici quelle étoit alors la position des choses; et il convient de la bien connoître pour entendre clairement ce qui va suivre. L'édit de janvier avoit profondément affligé le souverain pontife, réduit alors à négocier et à solliciter en faveur de la religion, au lieu de commander en maître comme il lui auroit appartenu de le faire. Il savoit que c'étoient les pernicieux conseils des Colignis qui avoient poussé la reine à prendre d'aussi funestes résolutions: soutenu de l'ambassadeur d'Espagne, son légat, le cardinal de Ferrare, pressa donc Antoine de Bourbon d'user de toute l'autorité que lui donnoit sa charge de lieutenant-général du royaume, pour les faire exiler de la cour; et tous les deux lui firent entendre que le traité entamé avec lui pour la restitution de la Navarre, ou pour un équivalent à cette restitution, ne pouvoit se conclure qu'à ce prix.

Par suite de ces instances du légat, ce prince demanda avec beaucoup d'instances à la reine d'éloigner les Colignis. Catherine crut trouver dans cette demande une occasion favorable de se délivrer en même temps des principaux chefs du triumvirat, qu'elle craignoit beaucoup plus qu'elle ne prenoit d'intérêt aux chefs des réformés. Elle consentit donc sans beaucoup de peine à l'éloignement de ceux-ci, toutefois sous la condition expresse que les Guises et le maréchal de Saint-André s'éloigneroient en même temps qu'eux; et ce qui dut sans doute causer quelque étonnement, c'est que tous acceptèrent cette espèce d'exil sans en paroître nullement affectés. En effet, chacun d'eux n'y voyoit rien qui pût lui nuire et croyoit au contraire y trouver son avantage. Les princes lorrains laissoient à la cour le roi de Navarre entre les mains du légat et de l'ambassadeur d'Espagne, auxquels il ne pouvoit plus désormais échapper; les Colignis ainsi que le prince de Condé comptoient sur la reine à cause de la frayeur que lui causoit le triumvirat, et pensoient que, délivrée de la présence des Guises, elle auroit plus de moyens de consolider l'alliance qu'elle avoit contractée avec eux. La séparation se fit à Saint-Germain: le duc de Guise se retira à Joinville, et le cardinal son frère à Reims; le prince de Condé et les Colignis se rendirent à Paris; la reine emmena le roi à la maison royale de Monceaux située à quelque distance de la ville de Meaux; et chacun s'occupa sans relâche de mettre son absence à profit.

Les chefs des réformés avoient un grand projet. Ils vouloient s'emparer de Paris, et c'étoit dans ce dessein qu'ils venoient de choisir cette ville pour le lieu de leur retraite. Avant cette époque, le prince de Condé y avoit déjà fait de fréquents voyages; il y entretenoit de nombreuses correspondances; et, plutôt que de s'en éloigner, il avoit refusé la commission importante d'aller en Gascogne et en Guienne pour y faire exécuter l'édit de janvier. Sa présence y ranima sans doute le courage de ses partisans; toutefois l'entreprise qu'il méditoit, présentoit des obstacles insurmontables et qu'il n'avoit pas su prévoir: car, bien que cette ville eût été en effet le berceau de la nouvelle doctrine, et que les principes de cette doctrine n'eussent point cessé d'y être prêchés, même pendant le feu des plus violentes persécutions, cependant l'exemple des premiers magistrats, la vigilance des officiers de police, et bien plus encore la multitude des confréries religieuses dans lesquelles chaque citoyen, classé suivant son rang ou sa profession, trouvoit une sorte de sauve garde contre les nouveautés religieuses, avoient empêché que l'hérésie ne se propageât dans l'ordre des vrais bourgeois; et si quelques relations nous parlent d'assemblées de réformés montant à dix mille personnes, il faut sans doute y comprendre une foule d'étrangers, de désœuvrés, de mendiants, de vagabonds, espèce de gens qui abondent toujours dans les grandes villes, qu'attirent tous les spectacles, et qui n'ont d'autre mobile que l'intérêt ou la curiosité; mais les monuments les plus authentiques témoignent que le nombre des vrais réformés ne passoit pas deux mille, et qu'à peine y comptoit-on un tiers de bourgeois. Quelques mouvements que se fût donnés le prince pour accroître ce troupeau, il ne paroît pas qu'il eût fait de grands progrès: car les nouvelles dispositions du roi de Navarre ne furent pas plus tôt connues, qu'on vit disparoître des prêches une grande partie de cette multitude confuse, sur laquelle d'ailleurs on avoit peu compté; et, quoiqu'il se tînt encore des assemblées de sept à huit mille personnes, les seules forces effectives dont il fût possible de tirer quelque parti, se réduisoient à environ quatre cents gentilshommes, trois cents vieux soldats amenés par d'Andelot, trois cents étudiants, et un nombre à peu près égal de bourgeois qui manquoient d'armes. Il étoit impossible de se rendre maître, avec cette poignée d'hommes, d'une ville aussi étendue que Paris l'étoit dès ce temps-là; et cependant le péril croissoit de moment en moment, car les manœuvres des triumvirs, combinées avec autant de justesse que de profondeur, étoient sur le point d'éclater.

En effet les Guises n'avoient point perdu leur temps dans cet exil volontaire auquel ils s'étoient si facilement résignés; ou pour mieux dire, ils ne l'avoient jamais plus habilement employé: car des négociations qu'ils entamèrent aussitôt avec les princes luthériens d'Allemagne, et dans lesquelles ils profitèrent, avec la plus grande dextérité, de la division qui régnoit déjà entre leur église et celle des calvinistes, eurent le résultat décisif qu'ils vouloient obtenir, qui étoit d'arrêter les secours que ceux-ci avoient d'abord été disposés à donner aux religionnaires de France. Pendant ce temps, le légat et l'ambassadeur d'Espagne achevoient de conclure avec le roi de Navarre le traité qui l'enchaînoit irrévocablement au parti catholique. Enfin cet accord tant désiré est signé; et, pour premier gage de la nouvelle alliance, il est convenu que le roi de Navarre commencera par forcer le prince de Condé de quitter Paris, et appellera aussitôt tous les chefs catholiques auprès de lui pour frapper immédiatement après de plus grands coups.

Cependant, à mesure que ce dénouement approchoit, l'état de crise dans lequel se trouvoit la capitale du royaume prenoit un caractère plus alarmant. Instruit de ce qui se tramoit contre lui, et désespéré de voir que tant d'efforts qu'il avoit faits, tant de mouvements qu'il s'étoit donnés, n'avoient pu relever le foible parti qu'il avoit dans ses murs, jugeant enfin qu'il n'y avoit plus un moment à perdre, s'il ne vouloit s'exposer à quitter comme un fugitif une ville où il avoit eu un moment l'espoir de commander en maître, le prince de Condé avoit résolu de tenter un coup de main; et, pour y parvenir, il avoit imaginé de se renforcer secrètement de cinq à six mille hommes tirés des églises de Champagne, lesquels devoient arriver par pelotons, et se cacher ou dans les faubourgs ou chez ceux des bourgeois réformés qui occupoient des maisons entières dans la ville. Mais l'excès même des précautions qu'il prit pour le succès de son projet ne servit qu'à le faire transpirer, et à jeter de nouvelles alarmes parmi les Parisiens: car le bruit se répandit partout qu'il se tramoit parmi les huguenots une horrible conspiration, dont l'objet étoit de saccager la ville et d'en massacrer les habitants; et tandis que d'un côté les réformés sollicitoient de la reine mère la permission de s'armer pour repousser les violences d'une populace insolente et séditieuse, de l'autre les Parisiens redemandoient à grands cris leurs armes pour échapper à la mort dont les menaçoient leurs cruels ennemis, et exigeoient le renvoi de leur gouverneur, le maréchal de Montmorenci, dont la connivence avec les hérétiques devenoit de jour en jour plus frappante. Dans cet état de choses le duc de Guise, appelé hautement par le roi de Navarre à la défense de la capitale du royaume et de la religion catholique, partit de Joinville à la tête de sa compagnie d'ordonnance, tandis que le connétable, quittant son château d'Écouen, accompagné de toute sa maison, dirigeoit sa marche vers Nanteuil, pour faire sa jonction avec lui. C'est ainsi que Catherine, recevant le juste prix de ses artifices, se trouva enfin délaissée de tous, et un objet d'animadversion pour tous; haïe des catholiques, que l'édit de janvier avoit soulevés d'indignation contre elle; accusée de trahison par les huguenots, qui lui reprochoient d'avoir forcé le prince de Condé à s'éloigner de la cour, et par ses hésitations de les avoir amenés aux extrémités auxquelles ils se trouvoient réduits.

Ce fut dans ce voyage du duc de Guise qu'arriva l'événement célèbre que les huguenots, par une de ces exagérations qui leur étoient si familières, désignèrent sous le nom de Massacre de Vassy, qu'ils présentèrent de toutes parts, en France et à l'étranger, sous les couleurs les plus fausses et avec les circonstances les plus odieuses, dont ils prétendirent se faire une excuse pour tant d'excès détestables auxquels ils se livrèrent depuis, et pour ces longues discordes civiles dont ils furent les seuls auteurs et qui couvrirent la France de ruines et de sang[31].

La marche du duc n'en fut point arrêtée; elle ne le fut pas davantage par les instances que lui fit la reine, de venir trouver le roi à Monceaux pour y tenter, avec le prince de Condé, de nouveaux projets de conciliation; et, redoublant de vitesse à mesure qu'il approchoit de Paris, il entra dans cette capitale le 16 mars, à la tête d'une troupe de quinze cents cavaliers bien armés.

Jamais entrée royale n'eut un appareil plus brillant. Parti de la porte Saint-Denis, ce seigneur traversa la ville aux acclamations redoublées d'un peuple entier dans le délire de la joie, et qui croyoit voir en lui son unique libérateur. Il fut harangué, comme le souverain lui-même, par le prévôt des marchands et les échevins; et, saisis du même enthousiasme que le peuple, ces magistrats le prièrent de disposer de leurs bras et de leurs fortunes pour la défense de la religion. Le duc reçut leurs offres, mais au nom du roi de Navarre, déclarant qu'il n'étoit que son soldat, arrivé par son ordre dans la capitale du royaume, et prêt à servir l'état partout où il lui plairoit de l'envoyer.

Paris se trouva alors partagé en deux partis, dont les chefs, formant deux conseils séparés, ne marchoient qu'entourés de soldats, et dans l'appareil menaçant des ennemis les plus acharnés; avec cette différence que le chef de l'un de ces partis avoit pour lui la population entière de la ville, tandis que l'autre, réduit à une escorte d'un petit nombre de gentilshommes déterminés, qui s'étoient attachés à sa fortune, voyoit croître de moment en moment les périls de sa situation. Catherine, qui croyoit alors sa puissance et sa fortune attachées à celle du prince de Condé partageoit toutes ses inquiétudes, s'unissoit plus intimement que jamais à sa faction, et tentoit tous les moyens possibles d'abattre celle des triumvirs. Sur l'invitation qu'elle lui en avoit faite, le roi de Navarre étoit allé la rejoindre à Monceaux, sûr qu'il étoit maintenant de n'éprouver aucun obstacle pour la quitter, dès que l'intérêt de son parti le rappelleroit à Paris. Elle auroit bien voulu y attirer aussi le duc de Guise; et alors, les retenant tous les deux prisonniers, elle eût d'un seul coup abattu leur faction. Mais celui-ci étoit trop habile pour donner dans un semblable piège. Ce fut lui au contraire qui envoya vers le roi de Navarre le prévôt des marchands, pour l'inviter à revenir dans la capitale, où sa présence seule pouvoit en imposer aux partis prêts à en venir aux mains. Il s'y rendit aussitôt; et c'est alors que, commençant à exécuter le plan convenu entre eux, il invita son frère, le prince de Condé, à en sortir, au nom du salut de l'état et de la paix publique. Celui-ci ayant refusé de le faire avec toute la hauteur de son caractère, le roi de Navarre écrivit sur-le-champ à la reine qui, le dépit dans le cœur, se vit alors forcée de lui en donner, et au nom du roi, le commandement absolu. Il partit, ne respirant que la vengeance; et, comme tous ses projets et tous ses intérêts étoient liés alors aux intérêts et aux projets de la reine, le duc de Guise, se doutant bien qu'au sortir de Paris ce prince iroit se concerter avec elle; et, jugeant avec sa sagacité accoutumée qu'au point où en étoient les choses, si elle se livroit, et le roi avec elle, au parti huguenot, le parti catholique deviendrait alors le parti rebelle, il sut faire comprendre au connétable et au roi de Navarre que, comme ils ne pouvoient conserver aucune espérance de la gagner, il n'y avoit plus un moment à perdre pour s'emparer de la mère et du fils; que ce qu'ils avoient à Paris de gens armés suffisoit à ce dessein, dessein que le prince de Condé exécuteroit sans doute lui-même et très-incessamment, s'il n'étoit prévenu: car de toutes parts il recevoit des avis que ses partisans accouroient se réunir à lui de tous les coins du royaume.

Ce prince étoit alors à Meaux, où l'amiral et son frère étoient venus le rejoindre; et tous les trois travailloient effectivement avec la plus grande activité à réunir un nombre de soldats suffisants pour voler au secours de Catherine qui, se doutant du projet des triumvirs, avoit quitté précipitamment Monceau, et de Fontainebleau, où elle s'étoit retirée, lui écrivoit lettre sur lettre pour qu'il se hâtât de venir la sauver des mains de ceux qu'elle appeloit alors ses ennemis. Mais les triumvirs avoient des ressources plus promptes et plus sûres, et ne mettoient pas une moindre vigilance dans leurs entreprises. Convaincus que le moment étoit décisif, ils partent de Paris avec un corps nombreux de cavalerie, arrivent à Fontainebleau, et déclarent à la reine qu'ils viennent chercher le roi, lui laissant, du reste la liberté de l'accompagner, ou de se retirer où bon lui sembleroit. Catherine veut résister, emploie tour à tour les prières et les menaces; mais pendant ce temps le connétable fait démeubler les appartements; et donne le signal du départ. Ce fut une nécessité pour elle de suivre son fils: muette de colère et de douleur, elle se laissa conduire à Melun au milieu de ses femmes éplorées, et tenant entre ses bras le jeune roi, qui, frappé d'un tel événement, versoit des larmes comme s'il étoit tombé entre les mains de ses plus cruels ennemis.

Quelques heures plus tôt, le prince de Condé enlevoit aux triumvirs une proie si précieuse; et il n'étoit plus qu'à quelques lieues de Fontainebleau, lorsqu'il apprit que ceux-ci l'avoient gagné de vitesse, et que le roi étoit en leur pouvoir. Profondément affligé d'un revers dont toutes les conséquences se présentent à son esprit, mais trop courageux pour en être accablé, il tourne bride aussitôt, arrive sous les murs de Paris, où il cause un moment de frayeur, mais dont il s'éloigne dès qu'on lui a accordé le passage de ses troupes sur le pont de Saint Cloud; puis de là s'avance, à marches forcées, vers Orléans, où d'Andelot, entré furtivement quelques jours auparavant avec un petit nombre de soldats déguisés, se battoit alors contre les catholiques, qui l'avoient découvert, et qui vouloient l'en chasser. L'arrivée du prince décida de la victoire, et rendit son parti maître d'une place d'armes capable de lui servir de retraite et de point d'appui. Le prince y empêcha le pillage et les violences que ses soldats vouloient exercer contre les habitants; mais il leur abandonna les églises, dont les richesses furent pillées, et où il se commit d'horribles profanations.

Cependant les triumvirs avoient fait conduire le jeune roi de Melun à Vincennes et de là à Paris, seul lieu où ils jugeassent que sa personne fût en sûreté. Ce fut là que l'on reçut la nouvelle des excès qui venoient de se commettre à Orléans; le connétable voulut lui-même en tirer la première vengeance qui fût possible en ce moment; et se mettant à la tête d'une troupe de soldats, il alla lui-même dans les faubourgs donner la chasse aux ministres protestants, fit raser le prêche de Popincourt, et brûler les bancs et la chaire d'un autre prêche[32] situé sur les fossés de la porte Saint-Jacques, ne regardant pas, disoit-il, de telles expéditions comme indignes de lui, puisqu'il s'agissoit du bien de la religion. Ces actes de sévérité et l'arrestation d'un des plus furieux agents de la réforme, répandirent une telle épouvante dans tout le parti, que l'exercice du culte cessa à l'instant même à Paris, et que les ministres s'enfuirent tous à Orléans, où s'organisoit déjà un gouvernement, et se rassembloit une force militaire capable de rivaliser avec celle des triumvirs.

On se prépara des deux côtés à la guerre: les chefs catholiques, maîtres de la personne du roi, traitant le prince de Condé et ses partisans de rebelles à la puissance légitime; le prince prétextant la captivité du monarque et de sa mère pour ôter à sa conduite le caractère de rébellion. Toutefois les moyens et les avantages étoient bien différents. C'étoit vainement que le parti réformé rejetoit les déclarations de Charles et de Catherine, comme extorquées par la tyrannie des triumvirs: ceux-ci, maîtres de la personne du roi, soutenus de la population entière de la capitale et de la majeure partie de la nation, défenseurs de la religion de l'état, avoient non-seulement les apparences, mais aussi toute la force du parti légitime; et le parlement, auquel le prince de Condé s'adressa, le lui fit bien voir en repoussant avec amertume les apologies, déclarations et protestations qu'il jugea à propos de lui envoyer. Cependant, à peine la nouvelle du prétendu massacre de Vassy et de la prise d'Orléans se fut-elle répandue, que les protestants, qui sembloient n'attendre que le signal de la rébellion, coururent de toutes parts aux armes, et s'emparèrent par surprise d'un grand nombre de villes, et entre autres de la ville de Rouen, où ils se livrèrent aux plus grands excès. De l'or et de l'argent des églises, qui furent dévastées et profanées partout où passèrent leurs armées, le prince de Condé fit battre monnoie pour payer ses soldats; et, tandis que les triumvirs négocioient avec le pape, le roi d'Espagne, le duc de Savoie, il renouoit ses négociations avec les princes allemands et avec la reine d'Angleterre, qui s'apprêtoit à lui faire payer cher son alliance et ses secours. On commença à se battre dans le Languedoc, dans la Guienne, dans le Dauphiné; et, dès les premiers moments de cette guerre coupable et impie, les huguenots furent ce qu'ils ne cessèrent point d'être jusqu'à la fin, fanatiques et cruels jusqu'à la plus atroce barbarie, comme s'ils eussent pris à tâche de justifier les terribles représailles que les catholiques devoient bientôt exercer contre eux[33]. Aux simples gentilshommes se joignirent bientôt beaucoup de seigneurs des plus considérables de la cour, dont plusieurs avoient eu des commandements dans les armées, et qui, par leur réputation, leur habileté et leur influence, firent depuis la principale force du parti. Enfin le mal devint si violent et si général, qu'il eût fallu une armée catholique presque dans chaque province pour en arrêter les progrès; et que, sans la fermeté de Blaise de Montluc, commandant pour le roi dans la Guienne, et l'arrivée des troupes italiennes et des garnisons françoises qui entrèrent dans le Dauphiné, c'en étoit fait peut-être en France et de l'autorité royale et de la religion.

Ce fut dans des circonstances aussi critiques que l'Hôpital osa proposer dans le conseil un moyen de conciliation, qui étoit que le duc de Guise, le connétable et le maréchal de Saint-André s'éloignassent de la cour, conditions auxquelles le prince de Condé promettoit de mettre bas les armes. Cet avis, qu'il avoit concerté avec la reine, dont la politique étoit toujours la même, et qui suivoit avec le même entêtement ses premiers projets désormais impraticables, n'eut d'autre effet que de le démasquer davantage auprès de gens bien autrement habiles que lui; et, sous prétexte qu'il étoit homme de robe, il fut entièrement exclu des conseils de guerre.

Prêts à quitter Paris pour aller à la rencontre de l'ennemi, les chefs du parti catholique jugèrent qu'il étoit prudent de mettre une ville aussi importante dans un état de défense respectable. Il y avoit déjà quelque temps que le maréchal de Montmorenci n'en étoit plus gouverneur; on lui avoit ôté cette place à cause de ses liaisons avec le parti réformé, et elle avoit été donnée au cardinal de Bourbon. On substitua encore à celui-ci le maréchal de Brissac, l'un des plus grands hommes de guerre de son temps, exercé dans les longues campagnes de Piémont à établir dans les villes une police peu différente de celle d'un camp. «Distribuant cette capitale en quartiers à peu près égaux, laissant aux bourgeois le choix de leurs colonels et de leurs capitaines, assignant à chaque quartier son département et ses heures de service, il remplit parfaitement, dit un historien, l'idée qu'on s'étoit formée de ses talents, mais rendit un mauvais service à la monarchie, en donnant une constitution trop vigoureuse à une multitude difficile à gouverner. Il est certain, ajoute-t-il, que, depuis cet établissement, les Parisiens, à portée de calculer leurs forces, se montrèrent moins respectueux et moins dociles qu'auparavant, et qu'on peut dater de cette époque le principe d'une effervescence qui a duré avec plus ou moins d'éclat pendant près de deux siècles.» Dans la première revue que fit le maréchal de ces milices bourgeoises, il y compta vingt-quatre mille hommes bien armés, et dont la plupart auroient pu figurer parmi des troupes de ligne.

Enfin les deux armées entrèrent en campagne, et l'on négocia d'abord au lieu de combattre; la reine espérant toujours profiter de ces négociations aux dépens des deux partis, et la timidité naturelle du roi de Navarre le portant à saisir avec empressement tout ce qui sembloit ouvrir quelque voie à une conciliation. Toutefois ces moyens ne réussirent pas. Au point où en étoient les choses, ils ne pouvoient en effet réussir; et le duc de Guise y triompha, par sa noble et franche conduite, de tous les artifices que l'on employoit de part et d'autre dans ces négociations. Cependant aux édits menaçants lancés contre les rebelles, et qui ne laissoient pas que de jeter quelque trouble au milieu d'eux, les chefs catholiques joignirent bientôt l'avantage, plus décisif sans doute, d'une armée plus nombreuse, mieux aguerrie, qui se renforçoit de jour en jour davantage, tandis que celle des réformés, composée en grande partie de gentilshommes qui faisoient la campagne à leurs propres dépens, se fondit pour ainsi dire à vue d'œil, dès que la guerre eut commencé à traîner en longueur. Enfin, six mille Suisses que l'on attendoit étant venus se joindre aux troupes royales, il arriva que le prince de Condé, désormais incapable d'agir jusqu'à ce qu'il eût reçu lui-même des secours étrangers, fut réduit à se renfermer dans Orléans pour y attendre le succès de ses négociations, tandis que l'armée du roi, maîtresse de la campagne, s'avançoit sans obstacle dans une partie des provinces où, peu de temps auparavant, dominoit le parti des rebelles, soumettant sans résistance presque toutes les villes dont ceux-ci s'étoient emparés et qui tenoient encore pour eux. C'étoit le duc de Guise qui avoit tracé le plan de cette expédition brillante, dont le résultat étoit d'isoler le prince de Condé dans Orléans, le siége de cette ville, qui ne pouvoit manquer d'être long et meurtrier, devant terminer cette suite d'opérations militaires. Ce fut dans ces extrémités que ce prince consomma sa trahison en livrant le Hâvre à la reine d'Angleterre pour prix des secours qu'elle promettoit de lui donner. Cet événement, qui commença à ouvrir les yeux de Catherine et à la détacher du parti des réformés[34], détermina les chefs de l'armée royale à presser le siége de Rouen, la seule ville qui, dans cette partie de la France fût encore au pouvoir des huguenots, et la seule dont on n'avoit pas jugé nécessaire de s'emparer avant d'assiéger Orléans. La ville fut prise; mais le roi de Navarre y fut mortellement blessé, et ainsi commença à s'affoiblir le seul parti qui voulût sincèrement le bien de l'état. Il alloit bientôt éprouver une perte, bien autrement difficile à réparer.

Ce fut dans cette situation extrême, et lorsqu'il ne lui restoit plus, de toutes les villes de son parti, que Lyon et Orléans, trop éloignées pour pouvoir correspondre ensemble, que le prince reçut enfin un renfort de huit mille Allemands, que d'Andelot lui avoit amenés à travers mille obstacles, et avec des peines infinies. L'arrivée de cette troupe releva ses espérances, que la défaite entière d'un corps de partisans qu'on lui amenoit de la Guienne avoit fort abattues; et, sortant aussitôt d'Orléans, il marcha droit sur Paris. Il faut croire que son plan étoit seulement d'en épouvanter les habitants, et de les dégoûter d'une guerre qu'ils avoient si vivement désirée, en dévastant leurs campagnes, et en brûlant leurs faubourgs: car, d'entreprendre le siége d'une ville aussi considérable, avec un si petit nombre de soldats, étoit un projet dangereux et tout-à-fait insensé. Quelle que fut son intention, la suite prouva qu'il n'étoit guère possible de prendre un plus mauvais parti. Catherine l'attendoit avec de nouvelles négociations, qu'il eut la foiblesse d'écouter, ce qui donna le temps de couvrir d'un rempart trois immenses faubourgs entièrement ouverts[35], et que le prince eût pu détruire d'abord avec la plus grande facilité. Quant à la ville, munie d'une garnison de cinq à six mille hommes de troupes réglées, et de plus de vingt mille hommes de milices bourgeoises, elle étoit absolument hors de toute insulte. Les conférences eurent pour objet l'édit de janvier, que la reine offroit de rétablir en le modifiant, tandis que le prince s'obstinoit à en demander l'entière exécution. On ne s'accorda point, et pendant ce temps, non-seulement les fortifications qui assuroient la conservation des faubourgs furent achevées, mais une partie de l'armée royale, alors en Normandie, vint se cantonner dans les villes et bourgs voisins de Paris, tenant ainsi en échec l'armée des confédérés, qui, campée en pleine campagne au commencement de l'hiver, souffroit horriblement du manque de vivres et des rigueurs de la saison. Si l'on en excepte une escarmouche que le prince tenta au faubourg Saint-Marceau, et qui n'eut d'autre succès que de jeter un moment l'alarme dans la ville, on y étoit du reste si tranquille sur les suites de ce siège extravagant, que tandis qu'il développoit son armée dans les plaines de Montrouge, consumant un temps précieux en vaines bravades, se présentant presque tous les jours à la vue des tranchées, qu'il n'osoit cependant attaquer, parce qu'il manquoit d'artillerie, le peuple de Paris, plus calme et plus docile qu'il ne l'avoit jamais été en pareille circonstance, ne paroissoit pas plus s'occuper de cette troupe ennemie, que si elle eût été sous les murs d'Orléans. Le parlement n'interrompit pas un seul jour l'exercice de ses fonctions, l'université continua ses leçons, les boutiques restèrent ouvertes, et tout présenta l'image de la plus profonde sécurité.

Cependant la reine fit proposer au prince une dernière conférence qui fut encore acceptée, et se tint dans un moulin, à une distance égale de Montrouge et des tranchées du faubourg Saint-Jacques. Les débats qu'elle fit naître prirent encore plusieurs jours, pendant lesquels le duc de Montpensier revenant de la Guienne, où les réformés n'osoient plus remuer, s'approcha à marches forcées de la capitale, à la tête d'une armée de sept mille hommes, composée de Gascons et de troupes espagnoles. Ce fut alors que le prince reconnut, trop tard sans doute, l'embarras de sa situation, et le motif de ces conférences dans lesquelles ses ennemis s'étoient montrés bien plus habiles que lui. Sa retraite, facile quinze jours auparavant, devenoit maintenant extrêmement périlleuse au mois de décembre, avec des troupes découragées, en présence d'une armée supérieure, conduite par des chefs expérimentés, et maîtresse de tous les passages. Cependant, quelque pressant que fût le danger, il lui en coûtoit tellement d'abandonner sa proie, qu'il ne voulut point lever le siége avant d'avoir fait une dernière tentative contre les faubourgs. Cette attaque, qui devoit être exécutée la nuit, n'ayant pas mieux réussi que le reste, par la défection d'un de ses principaux officiers, il se décida enfin à faire sa retraite, en dirigeant sa marche du côté de la Normandie: l'armée royale se mit aussitôt à sa poursuite.

Elle l'atteignit près de la ville de Dreux, et c'est là que fut livrée la bataille fameuse qui en a conservé le nom, et que ses diverses circonstances rendent l'une des plus extraordinaires dont il soit fait mention dans l'histoire. On se battit avec acharnement pendant sept heures, et avec des alternatives de succès vraiment singulières. Les chefs des deux armées, le prince de Condé et le connétable de Montmorenci, furent faits prisonniers. Vers la fin de l'action, le maréchal de Saint-André fut tué, et la victoire des confédérés paroissoit certaine, lorsque le duc de Guise, qui n'avoit aucun commandement, s'ébranlant à propos, avec un corps de réserve, et tombant sur cette troupe en désordre et fatiguée de carnage, décida du sort de la journée. La nouvelle qu'on reçut à Paris d'une victoire aussi éclatante y fit naître une joie d'autant plus vive, que les premiers courriers y avoient répandu l'accablement et la terreur, en annonçant la perte de la bataille. Catherine fut la seule qui ne partagea point cette ivresse générale. Quel que fût le parti qui triomphât, elle n'avoit qu'à perdre avec lui de son influence et de son autorité; et l'intérêt de son ambition n'étoit point que les choses en vinssent à des extrémités telles, que les chefs de l'une ou l'autre faction fussent les maîtres absolus des affaires.

Le résultat de cet événement sembloit devenir plus inquiétant encore pour elle, par la mort du maréchal de Saint-André, et par la captivité du connétable. Le duc de Guise, désormais sans ennemis et sans rivaux, jetoit un si grand éclat, jouissoit d'une telle faveur auprès du peuple et de l'armée, qu'il eût été imprudent, peut-être même dangereux d'essayer de lui ôter la conduite des affaires, dont il étoit alors le maître plus qu'il ne l'avoit jamais été; et, pour être bien dirigées, elles avoient plus que jamais besoin d'une tête aussi forte et d'une main aussi vigoureuse. La victoire de Dreux avoit affoibli sans doute le parti des rebelles; mais il s'en falloit de beaucoup qu'il fût entièrement abattu. Les catholiques et les protestants continuoient de se battre dans presque toutes les provinces, particulièrement dans le midi de la France, avec des succès divers et tout l'acharnement qui caractérise les guerres civiles; et les princes alliés ou voisins profitoient de ces désordres pour faire acheter leur alliance ou leur neutralité. Le duc de Savoie y gagna le Piémont, qu'on fut obligé de lui restituer; l'empereur demandoit qu'on lui rendît Metz, Toul et Verdun; et la négociation que l'on eut aussitôt l'adresse d'ouvrir, du mariage d'Élisabeth de Hongrie, sa petite-fille, avec Charles IX, put seule le déterminer à se désister de ses prétentions; enfin, le roi d'Espagne Philippe II commençoit à mettre en jeu toutes les ressources de son génie artificieux pour entretenir cette guerre intérieure de la France, trompant à la fois tous les cabinets et tous les partis, et se montrant plus habile qu'aucun prince de son temps dans l'art funeste de faire de la religion un instrument de ses desseins ambitieux.

Telle étoit alors la triste situation de la France. Cependant l'amiral, retiré en Normandie avec les débris de l'armée confédérée, y désoloit le pays, sans que le maréchal de Brissac, alors chargé du commandement de la ville de Rouen, et dont les troupes peu nombreuses étoient employées à tenir en échec la garnison anglaise qui occupoit le Hâvre, pût opposer le moindre obstacle à ses mouvements et à ses entreprises. Ce fut au milieu de ces circonstances difficiles que le duc de Guise fit ses préparatifs pour le siége d'Orléans, qu'il commença malgré la rigueur de la saison; et ses mesures étoient tellement combinées, qu'immédiatement après la prise de cette ville, toutes les forces du royaume qu'il mettoit secrètement en mouvement vers un point commun, devoient se trouver réunies pour accabler d'un seul coup l'amiral, lequel tombant, tout le parti dont ce chef étoit désormais l'unique appui, tomboit nécessairement avec lui.

Un tel plan conçu et exécuté par un tel homme, ne pouvoit manquer de réussir; et déjà, la ville d'Orléans étoit sur le point de succomber à ses dispositions savantes et vigoureuses, lorsque, le 18 février, retournant le soir à son quartier, après avoir tout disposé pour l'attaque du lendemain, le duc de Guise fut atteint d'un coup de pistolet que lui tira de derrière une haie Jean Poltrot de Merey, gentilhomme angoumois; sept jours après, il mourut des suites de cette blessure. L'amiral fut fortement soupçonné d'avoir conduit le bras de l'assassin[36], et la manière même dont il s'en défendit, ne servit qu'à confirmer ce soupçon[37], qui seul suffiroit pour déshonorer sa mémoire, que déshonorent tant d'autres actions coupables et cruelles; qui seul détruit toute la pitié que pourroit inspirer sa fin, plus malheureuse encore et plus tragique que celle de son ennemi.

Le duc de Guise mourut comme il avoit vécu, en héros et en chrétien[38]; et cette mort, long-temps méditée par ses ennemis, et qui prouvoit à quel point il leur étoit devenu redoutable, fut sans doute le plus grand malheur qui pouvoit arriver alors à la France. Lui seul, aidé de son digne frère, l'avoit soutenue au milieu de tant de périls que n'avoient cessé de lui susciter la foiblesse des deux minorités (car François II peut être aussi considéré comme un roi mineur), la corruption et les intrigues de la cour, les fureurs des factions; eux seuls, parmi tous ceux qui étoient appelés à prendre part au gouvernement de l'état, avoient compris le véritable esprit de la réforme, où la révolte contre la puissance politique étoit une suite nécessaire de la révolte contre l'autorité religieuse; et, comprenant si bien ce qu'elle étoit capable de faire, le duc de Guise avoit seul, et dans la force de sa volonté, et dans l'autorité que tant d'exploits et de services lui avoient acquise, et dans sa longue expérience, et dans le bonheur qui avoit constamment accompagné toutes ses entreprises, et dans la confiance, enfin qu'il inspiroit à tous les ordres de citoyens, lui seul, disons-nous, avoit ce qu'il falloit pour détruire, jusque dans sa racine un mal qui menaçoit de tout détruire. Il avoit déjà montré que, pour y parvenir, il étoit prêt à employer les moyens les plus rigoureux, et à ne pas même épargner le sang le plus illustre, dès qu'il trouveroit juste de le verser; personne ne sachant mieux que lui que ce n'est pas en faisant des concessions aux traîtres qu'on vient à bout de la trahison, et que la clémence pour les méchants est un déni de justice pour les bons. Il étoit ambitieux, disent ceux qui ne savent quel reproche faire à ce personnage accompli[39]. Certes un prince issu d'une maison souveraine, allié à presque toutes les familles royales de l'Europe, pouvoit prétendre, sans trop d'ambition, à devenir ministre du roi de France; dans les circonstances périlleuses où se trouvoit l'état, eût-il aimé l'obscurité et le repos, c'eût été un devoir pour un tel personnage de lui faire le sacrifice de ses goûts et ses habitudes; et sans doute le plus grand service qu'il pouvoit lui rendre, étoit d'en saisir le timon de sa main vigoureuse, et de s'opposer aux machinations d'une femme ambitieuse et perverse, toujours préparée, au contraire, à tout sacrifier et l'état lui-même, à son aveugle et insatiable amour du pouvoir. C'est ce qu'il ne cessa point de faire jusqu'à la fin, au milieu de tous les obstacles, de toutes les résistances, et avec une profondeur de vues et une fécondité de ressources que l'on ne sauroit trop admirer. Enfin il aimoit la religion et l'état, dit un écrivain du siècle suivant[40], qui a fait ainsi en deux mots l'éloge complet de ce héros chrétien; et s'il dut éprouver quelque grande douleur en quittant la vie, ce fut sans doute d'abandonner la France aux mains foibles et perfides de cette même Catherine, qu'il avoit si long-temps contenue, et que désormais rien ne pourroit plus contenir. Sa mort fut en effet comme le signal des malheurs inouïs qui nous restent à raconter.

On ne peut exprimer la douleur dont le peuple de Paris fut saisi à la nouvelle de ce triste événement. Il se précipita tout entier au-devant du corps de cette illustre victime, lorsqu'il fut apporté dans la ville; et les funérailles que lui décerna le vœu unanime des habitants furent plus remarquables encore par les pleurs et les gémissements de la multitude innombrable des assistants, que par une magnificence qui ne le céda guère à celle que l'on déployoit pour les rois, dans ces dernières solennités.

Devenue maîtresse absolue des affaires, Catherine rentra dans ses voies accoutumées: l'Hôpital domina de nouveau dans le conseil; et l'on reprit aussitôt ces projets de conciliation que les Guises avoient toujours repoussés, parce qu'ils en avoient reconnu le danger et l'impossibilité. Les deux prisonniers, le connétable et le prince de Condé, furent amenés à des conférences dans lesquelles l'édit de janvier, reproduit d'un côté, combattu de l'autre, fut enfin rétabli sous le nom d'Édit d'Amboise, avec plusieurs modifications défavorables aux protestants, ce qui produisit le double effet de mécontenter ceux-ci, et de ne point satisfaire les catholiques, qui vouloient la suppression entière de cet édit scandaleux. Toutefois une paix simulée suivit ces négociations; et l'état, flottant entre deux partis, se trouva de nouveau dans cette position fausse et périlleuse d'où le duc de Guise avoit su le tirer. Pour avoir voulu ménager les intérêts de tous, la reine vit bientôt se multiplier ses embarras et se soulever contre elle tous les intérêts. Il lui fallut se justifier auprès du pape et des princes catholiques de cette paix qu'elle venoit d'accorder aux hérétiques; le mariage qu'elle continuoit de négocier, du roi son fils avec la petite-fille de l'empereur, l'obligeant de s'appuyer des Guises, dont cette princesse étoit la nièce, elle avoit mécontenté le connétable en donnant au jeune prince de Joinville la charge de grand-maître de la maison du roi, que possédoit son père, et il lui fallut apaiser l'ambitieux vieillard par d'autres concessions[41]; enfin, les Colignis s'étoient retirés dans leurs terres, furieux de la paix conclue par le prince de Condé, et après lui avoir prédit qu'il ne tarderoit point à s'en repentir. Celui-ci étoit le seul qui parût alors agir dans un véritable accord avec Catherine, soit qu'il fût las en effet de la guerre, soit qu'il fût ébloui des promesses qu'elle lui avoit faites[42]; ils prirent ensemble la résolution de faire la guerre aux Anglois, et de les chasser du Hâvre, que lui-même leur avoit livré.

Ce fut immédiatement après la prise de cette ville que, suivant toujours son plan d'arriver à une indépendance entière des partis, la reine conduisit à Rouen son fils, alors âgé de quatorze ans, et l'y fit déclarer majeur par le parlement de cette ville. Cette démarche déplut encore également aux chefs catholiques et aux chefs protestants, qui y virent une résolution bien formelle de les exclure du gouvernement. Le parlement de Paris n'en conçut pas un moins grand déplaisir, et ne craignit point de le manifester par les plus vives remontrances; mais le jeune roi, à qui sa mère et le chancelier avoient dicté sa réponse, parla à ses députés d'un ton à leur faire entendre qu'il vouloit être obéi, et qu'il prétendoit que désormais cette cour de justice se renfermât dans ses attributions[43]. Sur le refus qu'elle fit, même après avoir enregistré l'édit sur la majorité, d'en exécuter une des principales clauses, qui étoit le désarmement des Parisiens, le roi vint s'établir à Madrid[44] avec un corps de troupes, dont quelques compagnies furent même logées dans les faubourgs. On jugea prudent de prévenir les effets de sa colère; et le même jour, les bourgeois allèrent déposer leurs armes, les uns à l'Arsenal, les autres à l'Hôtel-de-Ville.

La paix avec l'Angleterre suivit de très-près la prise du Hâvre; et cette fois la reine Élisabeth ne recueillit point le fruit des divisions que sa politique trouvoit tant d'intérêt à fomenter en France; mais ces divisions renaissoient d'elles-mêmes, et tous les vains ménagements de Catherine ne servirent qu'à démontrer avec plus d'évidence que le plan qu'elle s'étoit fait étoit le plus mauvais qu'il fût possible d'adopter. Le prince de Condé, bien qu'il eût l'air de s'abandonner aux plaisirs que lui présentoit une cour brillante et voluptueuse, et de se laisser prendre aux séductions dont la reine s'étudioit à l'environner[45], n'en conservoit pas moins avec les Colignis des relations intimes que cimentoient leurs communs intérêts. Ceux-ci qui, ainsi que nous venons de le dire, se tenoient éloignés des affaires, n'en continuoient pas moins d'être le centre et le point de ralliement de tout leur parti; et à peine eut-on donné un commencement d'exécution à l'édit d'Amboise, que ce parti jeta les hauts cris, se plaignant de ce que cet édit, bien plus défavorable pour eux que l'édit de janvier, n'étoit encore qu'imparfaitement exécuté. Cependant la famille des Guises, soutenue de la faveur populaire, possédant encore parmi ses membres plusieurs personnages d'un mérite éminent, et dans le jeune prince de Joinville (depuis si malheureusement fameux sous le nom du Balafré), un fils qui sembloit devoir un jour marcher dignement sur les traces de son père, rallioit autour d'elle les nombreux amis du feu duc et toute la noblesse catholique, maintenoit avec le pape et l'Espagne les relations intimes qu'il avoit su si solidement établir, et se présentoit de nouveau comme la plus sûre espérance de l'état et de la religion. D'un autre côté, le connétable, profondément blessé de n'avoir aucune part au gouvernement, laissoit échapper des murmures contre la paix et même contre l'édit, qui cependant étoit en partie son propre ouvrage. Ces plaintes, avidement recueillies par ses partisans, avoient fait de sa maison le rendez-vous de tous ceux qui partageoient les mêmes opinions: on y déclamoit hautement contre les mesures impolitiques de la cour, et la guerre y étoit présentée comme le seul remède aux maux que préparoit l'avenir. On la désiroit ardemment, on l'appeloit hautement; une fermentation générale agitoit tous les esprits, et les dispositions des princes étrangers n'étoient pas plus rassurantes. Tous continuoient de témoigner, dans des communications fréquentes avec le cabinet françois, combien ils étoient mécontents de ces concessions, que Catherine avoit faites à l'hérésie dans un royaume aussi vaste, aussi puissant que la France, et dont l'influence étoit si grande sur les destinées de la grande société catholique et européenne.

C'est ici que les intrigues de Catherine deviennent encore plus compliquées, et que ses véritables intentions échappent au milieu de tant de mouvements qu'elle se donne, de tant de ressorts qu'elle fait jouer à la fois. Il fut décidé que le roi feroit un voyage aux Pyrénées, où une entrevue avoit été arrangée entre lui et sa sœur la reine d'Espagne; qu'il profiteroit de cette occasion pour visiter les principales provinces de son royaume; et tout fut préparé pour ce voyage mystérieux, qu'aucun historien n'est encore parvenu à expliquer d'une manière qui le fasse bien comprendre.

La marche du roi se dirigea d'abord vers la Lorraine, et Catherine profita de cette circonstance pour séduire les princes allemands, et les détacher à l'avenir de l'alliance du parti réformé: elle réussit auprès de quelques-uns. De là le roi s'avança à petites journées vers les parties méridionales de la France, au milieu d'une cour leste et galante, et dans un appareil de paix qui sembloit devoir bannir toute méfiance; mais il faisoit démanteler sur son passage les fortifications qui lui sembloient suspectes; des citadelles s'élevoient auprès des grandes villes, dont on soupçonnoit la fidélité; en même temps paroissoient des édits interprétatifs de celui d'Amboise, et qui effectivement en restreignoient de plus en plus les clauses favorables aux calvinistes. Ceux-ci se plaignirent encore; et le prince de Condé, commençant à ouvrir les yeux, adressa, de sa terre de Valleri, une longue remontrance au roi: il n'en reçut qu'une réponse sèche et peu satisfaisante (1565). Ce prince, continuant ensuite son voyage, s'arrêta à Avignon, où la reine mère eut des entretiens secrets avec un agent affidé du pape. Lorsqu'on fut arrivé à Bayonne, lieu fixé pour l'entrevue, les espions du parti calviniste remarquèrent avec inquiétude, dans la suite de la reine d'Espagne, le fameux duc d'Albe, confident intime de Philippe II; et ces inquiétudes augmentèrent lorsqu'ils découvrirent que Catherine avoit aussi avec lui de fréquentes conférences. Le retour ne fit que confirmer ces alarmes: on y remarqua que le jeune roi, traversant la Guienne, montroit à la reine de Navarre, qui l'avoit accompagné[46], les monastères renversés, les églises ruinées, les croix abattues, les statues mutilées, les campagnes semées d'ossements arrachés aux tombeaux, les villes démantelées, et laissoit exhaler le mécontentement que lui causoit un semblable spectacle en paroles pleines de dépit; cette reine surtout, attachée du fond du cœur à la nouvelle religion, en conçut une méfiance que rien depuis ne put dissiper.

On essaya vainement de diminuer ces méfiances qui se répandoient parmi les réformés, en faisant des efforts pour amener une réconciliation entre les deux maisons de Guise et de Châtillon. Aussitôt après la mort du duc, les princes lorrains, convaincus que Coligni étoit le principal auteur de son assassinat, n'avoient cessé d'en demander vengeance, et l'avoient poursuivi devant le parlement. Coligni étoit venu à Paris pour se défendre, mais dans un appareil si menaçant[47], que le roi, craignant les suites d'une querelle qui pouvoit rallumer la guerre civile, avoit évoqué l'affaire au grand conseil, et imposé silence aux deux parties pendant trois ans. (1566) Le terme expiroit cette année même; et l'on profita de l'assemblée qui se tint alors à Moulins, non pour juger l'affaire, mais pour essayer de rapprocher ces fiers et implacables ennemis. Ils y consentirent après les plus grandes difficultés: l'amiral jura qu'il étoit innocent de la mort du duc, et les Guises feignirent de le croire; brouillé avec le duc de Montmorenci qui, quelque temps auparavant, l'avoit gravement insulté[48], le cardinal de Lorraine parut aussi se réconcilier avec lui; tous les deux s'embrassèrent, se jurèrent amitié, et l'on se sépara, plus irrité, plus soupçonneux, plus déterminé que jamais à la vengeance.

Cependant le concile de Trente venoit de finir: l'occasion se présentera bientôt pour nous d'examiner avec quelque détail quels en furent les résultats relativement à la France, et de ramener l'attention sur cet état singulier dans lequel s'étoit volontairement placée la première nation de l'Europe, menacée intérieurement par les ennemis de la religion, prête à s'armer pour les combattre, prête à faire un schisme avec le chef de cette même religion auquel elle contestoit ses droits les plus essentiels, se montrant ainsi tout à la fois favorable et contraire à l'autorité de l'église et à son infaillibilité. L'esprit qui dirigeoit alors les autres puissances catholiques n'étoit ni meilleur ni plus raisonnable: elles affectoient un grand zèle pour la cause du catholicisme; elles offroient même à Catherine de former avec elle une ligue pour détruire en France le parti protestant; mais, si l'on en excepte la cour de Rome, qui agissoit de bonne foi, toutes avoient des vues plus ou moins intéressées et de nature à alarmer la France; et la reine, qui dans ces circonstances difficiles, commit tant de fautes, fit bien toutefois de refuser leurs dangereux secours. Tels étoient les fruits amers (et qu'on ne s'étonne point de nous voir ramener si souvent cette triste réflexion; nous la reproduirons encore bien des fois et à presque toutes les époques qui nous restent à parcourir de cette histoire, parce qu'il n'y a point d'autre moyen d'expliquer les fautes des gouvernements, les malheurs de la chrétienté, et ce mouvement plus ou moins rapide qui n'a cessé d'entraîner les sociétés chrétiennes vers cette entière dissolution dont nous sommes aujourd'hui les victimes et les témoins), tels étoient, disons-nous, les fruits amers de cette politique qui, depuis deux siècles, avoit appris aux princes chrétiens à se faire des intérêts séparés de ceux du christianisme, à se servir de la religion comme d'un instrument pour contenir leurs peuples, en même temps qu'ils prétendoient se rendre indépendants de ses lois et de sa discipline. Cette politique avoit, dès sa naissance, favorisé les progrès de l'hérésie, que l'accord unanime de ces princes avec le chef de l'église eût étouffé dans son germe; elle continuoit de les diviser entre eux, de les renfermer dans le cercle étroit d'une ambition mesquine et à peu près sans résultats; de les embarrasser dans une guerre de chicanes et de ruses diplomatiques, fondée sur des craintes chimériques ou sur des espérances incertaines; et cependant l'ennemi qui les menaçoit tous, s'avançoit rapidement, croissoit dans sa marche, et s'apprêtoit à tout envahir. Tandis que Philippe II, en apparence l'ennemi le plus ardent des réformés françois, continuoit, autant qu'il étoit en lui, de tout brouiller au sein de la France, de l'entraver dans ses alliances, de lui susciter des ennemis; que l'empereur, suivant les impressions qu'il recevoit de ce monarque artificieux, pensoit encore à recouvrer les villes que lui avoit fait perdre la paix de Cateau-Cambrésis; que le duc de Savoie comptoit également sur les troubles du royaume pour forcer enfin les François à évacuer les dernières places fortes qu'ils occupoient encore dans ses états, l'hérésie pénétroit dans les Pays-Bas, s'y manifestoit par ses excès et ses fureurs accoutumées, y allumoit un feu que bientôt toute la puissance du roi d'Espagne ne pourroit plus éteindre; et la révolution qu'elle y opéroit accroissoit en même temps, tant en France qu'en Allemagne, les forces du parti protestant. Ce règne et le suivant vont nous offrir encore bien d'autres déplorables effets de cette politique insensée; plus nous avancerons dans nos récits, plus il nous deviendra facile de la signaler; et ainsi sera éclairée d'un jour nouveau cette succession de grands événements que tant d'historiens ont infidèlement racontés, dont tant d'autres n'ont su se faire qu'une idée imparfaite, et qu'ils n'ont pu expliquer pour ne les avoir pas compris.

Cependant que faisoit Catherine? que prétendoit-elle? quel étoit son but? De même que les autres princes de l'Europe, elle avoit pour première pensée ses propres intérêts, qui étoient de conserver le pouvoir dont elle étoit enfin parvenue à s'emparer; et par cela même que ce qui touchoit l'état et la religion n'étoit pour elle que d'un intérêt secondaire, elle ne voyoit qu'à moitié ce qu'il falloit faire, n'avoit ni idées fixes, ni plan arrêté, et, au milieu de tant de dangers qui se multiplioient autour d'elle, continuoit de flotter au gré de ces intérêts, qui varioient eux-mêmes sans cesse au gré des événements. Elle n'étoit point à savoir maintenant combien le parti protestant étoit alarmant pour l'autorité royale et pour l'existence même du roi: elle avoit bien le projet de le renverser; mais elle eût désiré y parvenir sans être obligée d'armer contre lui le parti royaliste dont les chefs ne lui étoient guère moins redoutables; et c'est ainsi que voulant faire, sans troubler la paix, ce qui n'étoit possible que par la guerre, elle ne savoit faire en effet ni la guerre ni la paix. De là ce système de finesse et de dissimulation qui, lui ôtant la confiance des uns, n'avoit d'autre effet que d'exciter la méfiance des autres. Cependant le jeune roi, bien qu'exercé par sa mère à une dissimulation profonde, emporté par la violence de son caractère, ne pouvoit quelquefois s'empêcher de laisser éclater son indignation contre les prétentions toujours croissantes des sectaires; et les paroles menaçantes qui lui échappoient de temps en temps, étoient recueillies avec soin et transmises fidèlement aux chefs du parti. En même temps que le fils laissoit ainsi pénétrer les secrets desseins de sa mère, on peut dire que celle-ci se déceloit, pour ainsi dire, à force d'artifices et d'impostures, à cette foule d'yeux si clairvoyants et si intéressés à démêler le fond de sa pensée. Quelques efforts que l'on fît pour leur donner le change, ils s'aperçurent enfin qu'on ne temporisoit que pour les perdre plus sûrement, et commencèrent à renouer leurs anciennes intelligences, que fortifièrent des intelligences nouvelles avec les protestants des Pays-Bas. Il s'étoit toutefois présenté une occasion de lever des soldats et d'enrôler six mille Suisses au service de la France, sans qu'ils pussent en concevoir d'ombrage; et Catherine qui, peu auparavant et pour diminuer leurs soupçons, avoit commis la faute de licencier une partie des troupes royales, saisit cette occasion avec beaucoup d'adresse et d'habileté[49], suivant toujours son projet d'accabler tout à coup ses ennemis par des forces supérieures, et sans que l'on fût obligé de tirer l'épée. Mais il étoit impossible de faire avancer dans l'intérieur du royaume des régiments étrangers qui n'avoient été levés que sous prétexte de garantir les frontières contre les insultes de l'armée du duc d'Albe, sans porter l'alarme au plus haut degré dans le parti protestant. Les chefs de ce parti reçurent donc des avis certains du danger qui les menaçoit. Ils étoient gens qui savoient se décider; les exécutions sanglantes qui se faisoient dans cet instant même au sein des Pays-Bas[50] accroissoient encore leurs terreurs, et leur sembloient comme un premier résultat des conférences de Bayonne et des projets sinistres que l'on y avoit concertés contre eux. Ils se réunirent donc aussitôt, d'abord à Valleri dans le château du prince de Condé, ensuite dans celui de l'amiral, et y délibérèrent en hommes qui connoissoient le prix d'un moment.

Le duc de Guise leur avoit donné un grand exemple en s'emparant du roi avant de commencer les hostilités. «C'étoit ainsi, disoit l'amiral, que les triumvirs avoient su faire du parti protestant le parti de la rébellion, et revêtir le leur de cette force morale qui accompagne tout ce qui est juste et légitime.» Il proposa donc pour première entreprise de tenter un semblable enlèvement dont le succès rejetteroit ce nom toujours odieux de rebelles sur le parti contraire[51]. Monceaux, que la cour habitoit alors, étoit une maison de plaisance mal gardée et sans défense: à la vérité les Suisses n'en étoient pas éloignés; mais leurs quartiers étoient séparés. «Un corps de cavalerie qu'il se chargeoit de rassembler promptement et secrètement, suffiroit, ajoutoit-il, pour le succès de ce coup de main; et il répondoit de mettre le jeune prince hors de toute atteinte, avant que l'on pût lui apporter aucun secours.» Ce plan fut adopté.

La cour venoit effectivement de s'établir à Monceaux, où le roi avoit déclaré qu'il passeroit la belle saison; et Catherine, aveuglée par ses propres ruses, follement persuadée qu'elles étoient demeurées impénétrables à ses ennemis, étoit dans une telle sécurité et si éloignée de penser qu'ils eussent conçu un si hardi projet, qu'elle rejeta comme une fable ridicule le premier avis qui lui en fut apporté. Cependant, d'autres avis succédant à celui-ci, et arrivant coup sur coup et de tous les côtés et avec des circonstances plus alarmantes, elle sortit enfin de ce profond assoupissement, et n'en sortit toutefois que lorsque la troupe des conjurés, conduite par l'amiral et le prince de Condé, étoit déjà à Lagni et sur le point d'investir l'habitation du roi. Le connétable, conservant toute sa présence d'esprit au milieu d'un tel danger, expédia à l'instant même un courrier pour donner ordre aux Suisses qui étoient cantonnés à Château-Thierry, de se rendre à Meaux à marches forcées; et la cour, partant précipitamment de Monceaux et dans le plus grand désordre, vint se réfugier dans cette ville.

Un pourparler que l'on entama adroitement avec les rebelles retarda leur marche, et lorsqu'ils approchèrent de Meaux, les Suisses venoient d'arriver: toutefois le péril étoit grand encore. On tint conseil; et il fut question de décider si «à l'aide de ce renfort, le roi se retireroit à Paris, ou s'il resteroit à Meaux, au hasard d'y être assiégé par ses sujets. Le sentiment du plus grand nombre étoit qu'il ne seroit pas prudent d'exposer le roi en rase campagne avec de l'infanterie seule, contre un corps de cavalerie dont on ignoroit les forces; qu'il valoit mieux demeurer à Meaux et en faire sortir quelques seigneurs pour lever des troupes, et venir dégager les troupes en cas d'attaque. On ajoutoit que risquer une bataille, perte ou gain, ce seroit toujours rendre le roi irréconciliable, forcer les calvinistes à ne jamais remettre l'épée dans le fourreau, quand ils l'auroient une fois tirée contre la personne de leur souverain[52]

Ce conseil timide, bien digne de la politique qui avoit amené les choses au point où elles étoient, alloit prévaloir, et le connétable s'y laissoit aller, lorsque l'on apprit que les confédérés n'étoient pas aussi forts qu'on l'avoit cru d'abord. Sur cette assurance, le duc de Nemours, regardé en ce moment comme le chef de la maison de Guise, parce qu'il avoit épousé Anne d'Est, veuve du feu duc, soutint que le parti contraire étoit à la fois moins périlleux et plus digne d'un roi de France; et le cardinal de Lorraine, ainsi que tous ceux qui étoient de ce parti, se rangèrent à son avis. Mais ce fut principalement le colonel Fiffer, commandant des Suisses, qui décida la question. Ayant été admis dans le conseil, il y parla avec tant de force, de bon sens, de zèle pour la personne du roi; il supplia avec tant d'instances le jeune prince de s'abandonner à l'honneur et à la fidélité des braves troupes qu'il commandoit, s'engageant en leur nom à le rendre sain et sauf à Paris, qu'il entraîna tous les esprits, et qu'il fut décidé que l'on hasarderoit la retraite. «Allez faire reposer vos soldats, lui dit la reine; et demain, dès le matin, je confie à leur valeur le salut du roi et de son royaume.»

À minuit, les tambours battirent dans le quartier des Suisses: à ce bruit, ministres, ambassadeurs, le roi, la reine, ses enfants, ses femmes, se mettent en mouvement: les Suisses forment un bataillon carré, reçoivent Charles et sa suite au milieu, comme dans un fort, et partent, précédés du duc de Nemours, qui commandoit les chevau-légers de la garde soutenus par un gros de courtisans, sans autres armes que leurs épées.

«Ils n'avoient pas fait une lieue, que l'escadron du prince de Condé se présente, la lance en arrêt, prêt à charger: les Suisses, baissant la pique, se montrent disposés à soutenir l'attaque; cette fière contenance en imposa au prince, qui n'osa donner sur le front: d'Andelot et La Rochefoucauld tentèrent aussi inutilement d'entamer les côtés et l'arrière-garde. Ce fut dans cette occasion que le jeune monarque, outré de colère, chargea lui-même; et il auroit peut-être engagé l'action, si le connétable, plus prudent, ne l'eût arrêté. Les Suisses firent face partout, continuant toujours leur marche, quoique harcelés sans relâche par la cavalerie qui voltigeoit sur les ailes. La journée se passa en escarmouches peu considérables; sur le soir, le roi, la reine et les principaux de la cour prirent les devants, et gagnèrent Paris avec une escorte de trois cents cavaliers que leur amenèrent de cette ville le duc d'Aumale, le maréchal de Vieilleville et quelques autres seigneurs; le bataillon n'y arriva que bien avant dans la nuit. «Sans monsieur de Nemours, disoit depuis Charles IX, et mes bons compères les Suisses, ma vie ou ma liberté étoient en très-grand branle.»

C'étoit l'opinion de toute la cour; mais il étoit tout simple que les calvinistes, voyant leur coup manqué, s'en défendissent comme d'une horrible calomnie, répétant ce qu'ils n'avoient cessé de dire, qu'ils n'avoient pris les armes que pour chasser leurs ennemis, dont le roi étoit obsédé, et qui ne cessoient de l'aigrir contre ses sujets les plus fidèles. Toutefois le plan qu'ils avoient formé de s'emparer des villes les plus importantes, de se saisir du cardinal de Lorraine comme d'un otage, de tailler en pièces les Suisses, seule troupe qui leur semblât redoutable, ce plan, si bien combiné, avorta dans toutes ses parties; et de même que la lenteur et l'irrésolution avoient détruit tous les projets de Catherine, ce qui les fit échouer dans cette circonstance, ce fut une trop grande précipitation qui les poussa à commencer leur attaque avant d'avoir donné le temps à l'infanterie de rejoindre, d'où il arriva qu'au lieu d'une armée, ils n'eurent d'abord qu'un corps de cavalerie, propre, tout au plus à un coup de main. Malgré cette foiblesse si évidente de leurs moyens, et le mauvais succès de leur première entreprise, ils prirent la résolution de faire une seconde fois le siége de Paris, et vinrent audacieusement camper devant ses murailles.

Ce fut vainement que le roi envoya, dès le lendemain, dans leur camp, une déclaration portant l'ordre formel de mettre bas les armes dans les vingt-quatre heures, avec promesse d'amnistie pour ceux qui obéiroient, et menace de peine capitale contre les réfractaires: ils n'en persévérèrent pas moins dans le projet déraisonnable de bloquer cette grande capitale avec une poignée de gens, et de la réduire par la famine. Pour parvenir à ce but, ils brûlèrent les moulins, s'emparèrent des ponts qui dominoient le cours de la rivière, et mirent des garnisons dans les châteaux situés sur les passages qui communiquoient à la ville.

Ces dispositions alarmèrent d'abord Catherine, qui sur-le-champ crut devoir recourir à sa ressource accoutumée, la négociation. Les confédérés parurent entrer dans ses vues; et, quoique leurs prétentions fussent toujours exorbitantes, on en vint jusqu'à dresser un projet d'édit qui sembloit devoir concilier des intérêts si divers, lorsque le parti calviniste détruisit tout par une démarche qui donna une dernière preuve, la plus forte peut-être, de cet esprit de faction qui le dirigeoit, et des vues dangereuses dont on l'accusoit. Ses agents demandèrent hautement, dans les conférences, l'assemblée des États, le licenciement des troupes étrangères, l'exécution pleine et entière de l'édit de janvier, la diminution des impôts; et, ne prenant pas même la précaution de cacher le dessein qu'ils avoient de gagner la multitude par cet appât usé et cependant toujours employé avec succès, ils firent en même temps afficher dans les villes qu'ils occupoient une déclaration portant qu'ils n'avoient effectivement pris les armes que pour obtenir la diminution des taxes et le soulagement des peuples. La reine et son conseil, irrités au dernier point d'un semblable procédé, rompirent brusquement les conférences, et ne voulurent plus entendre parler d'accord.

Aussitôt un héraut envoyé par le roi se rendit dans la ville de Saint-Denis, dont les confédérés s'étoient emparés, et leur signifia un ordre de sa majesté, par lequel il leur étoit enjoint, ou de mettre sur-le-champ bas les armes, ou de déclarer qu'ils persistoient dans leur révolte. Cet ordre, accompagné de menaces et adressé nominativement à chacun des chefs, ne laissa pas que de jeter parmi eux quelque trouble, et d'abattre un peu de leur fierté. Ils le prouvèrent par une requête plus modeste qu'il présentèrent, et dont le résultat fut de renouer les conférences qui venoient d'être rompues. Elles se tinrent au village de la Chapelle, entre le connétable et le prince de Condé; mais le résultat n'en fut pas plus heureux, parce que, loin de faire aucune concession nouvelle aux huguenots, Montmorenci déclara formellement que celles mêmes qui leur avoient été accordées ne l'avoient été que pour un temps, et que l'intention du roi étoit définitivement de ne souffrir dans son royaume qu'une seule religion.

On se prépara donc à décider la question par les armes. Les troupes du prince, bien qu'elles se fussent considérablement augmentées pendant tous ces débats, et qu'elles lui fournissent alors des moyens suffisants pour s'établir dans ses postes et y attendre un corps de reîtres qu'on levoit pour lui en Allemagne, étoient loin cependant d'égaler l'armée royale renfermée dans Paris; et les royalistes ne pouvoient choisir un moment plus favorable pour l'attaquer. Les Parisiens surtout demandoient la bataille à grands cris, non qu'ils eussent beaucoup à souffrir du blocus, qui n'embrassoit qu'une partie de la ville, mais parce que les soldats calvinistes, répandus dans la campagne, pilloient leurs fermes et ravageoient leurs terres. Le connétable temporisoit; et la raison de ces délais, qui le faisoient soupçonner d'être d'intelligence avec les ennemis, étoit un message qu'il avoit envoyé au duc d'Albe, et dont il attendoit la réponse. Il demandoit à ce général, qui venoit de soumettre les Pays-Bas, de lui prêter quelques régiments au moyen desquels il auroit renfermé les rebelles entre deux armées et terminé la guerre d'un seul coup. Le succès étoit immanquable; et c'est à cause de cela même que le duc d'Albe, qui étoit dans le secret de son maître, employa, pour éviter de donner ce secours, mille subterfuges qui équivaloient à un refus. Philippe II ne s'étoit intéressé aux troubles de France, qu'à cause de ceux qui avoient éclaté dans ses propres provinces: l'incendie étoit éteint chez lui, il le croyoit du moins; et, tranquille pour son propre compte, il eût contribué lui-même à le rallumer chez ses voisins. C'étoit toujours la même politique; il la croyoit savante et profonde: il ne tarda pas beaucoup à apprendre ce qu'elle étoit.

Ayant acquis la certitude qu'il n'y avoit rien à espérer de ce côté, le connétable se décida enfin à donner la bataille. Elle fut livrée le 10 novembre, dans la plaine de Saint-Denis, d'où elle a pris son nom. Les royalistes avoient l'avantage du nombre, du terrain, et d'une artillerie supérieure; les calvinistes, attaqués à l'improviste, et dans un moment où, privés d'un gros détachement qu'ils avoient envoyé de l'autre côté de la rivière, ils n'avoient pas même la faculté de réunir toutes leurs forces, se défendirent cependant avec une vigueur qui fit un moment balancer la victoire; mais enfin, accablés par le nombre, ce fut une nécessité pour eux de céder, et les catholiques restèrent maîtres du champ de bataille.

Il leur coûta cher: plusieurs personnages de marque y perdirent la vie, entre autres le connétable lui-même. Blessé à mort vers la fin de ce combat acharné, dans lequel, suivant sa coutume, il avoit montré une vigueur de jeune homme et une valeur de soldat, il fut arraché avec beaucoup de peine des mains des calvinistes, qui vouloient l'enlever, et vint expirer à Paris, où il ne consentit à être transporté qu'après avoir vu fuir les derniers escadrons ennemis. Il y mourut trois jours après des suites de ses blessures, et dans de grands sentiments de religion. C'étoit un homme de bien et d'un grand courage, qui, de même que le duc de Guise, aimoit la religion et l'état, mais qui n'avoit été ni heureux à la guerre, ni habile dans les affaires. Catherine, qui l'avoit toujours haï, le regretta sincèrement, parce qu'il étoit maintenant le seul des chefs catholiques qui ne lui fût point suspect, et à qui elle croyoit pouvoir confier sans ombrage le commandement suprême des armées.

Les confédérés, dès le lendemain de leur défaite, firent la bravade de se présenter en bataille devant la ville. Ils y restèrent jusqu'au soir, et gagnèrent ensuite à grandes journées la frontière, pour y faire leur jonction avec les reîtres et les lansquenets qui venoient les renforcer[53].

L'armée royale, à la tête de laquelle on voit paroître pour la première fois le duc d'Anjou, frère du roi[54] (depuis Henri III), se mit aussitôt à leur poursuite: incapables de se mesurer avec elle, ils éprouvèrent dans leur retraite des peines et des fatigues infinies; et avant qu'ils eussent pu parvenir jusqu'à ces Allemands dans lesquels ils mettoient toute leur espérance, l'occasion se présenta de les détruire sans ressource par un seul combat de cavalerie. L'hésitation du maréchal de Cossé l'ayant fait manquer, ils opérèrent leur jonction avec leurs alliés, et on les vit rentrer en France avec une armée leste, pleine de confiance, et assez nombreuse pour braver celle du vainqueur. Toutefois la suite ne répondit point à d'aussi beaux commencements: l'activité de Catherine et ses intrigues; l'argent du roi distribué à propos pour exciter la désertion des Allemands; le mauvais succès du siége de Chartres, entrepris mal à propos par les confédérés; des promesses nouvelles d'amnistie de tolérance répandues dans le camp du prince; l'impossibilité où le prince de Condé se trouva de donner à ses avides auxiliaires autre chose que des promesses fondées sur le succès à venir de ses armes; le dénûment et la fatigue des soldats, qui ne recevoient point de solde, et ne vivoient que de pillage, telles furent les causes qui amenèrent en peu de temps la ruine de cette armée si florissante; et l'effet en fut si rapide, que les chefs, dans la crainte de se voir tout-à-fait abandonnés, consentirent à cette seconde paix (1568), qui fut de si courte durée, et dont chacun put prévoir la rupture au moment même où elle fut signée.

Il avoit été stipulé dans cet accord qu'on licencieroit les armées, et qu'à mesure que les Allemands évacueroient le royaume, les Suisses, les Espagnols et les soldats du pape, auxiliaires des troupes royales, retourneroient aussi dans leur pays; mais la cour fit dès-lors apercevoir ses desseins pour l'avenir, en songeant seulement à se débarrasser des auxiliaires du parti réformé. Ce ne fut pas toutefois une chose facile à exécuter; et l'impossibilité où l'on se trouva d'acquitter les fortes sommes qui leur étoient dues, sommes que le roi s'étoit engagé à payer par le traité, pensa être funeste à la capitale, et fit renaître un moment les alarmes dont elle venoit à peine de sortir. À la seule proposition qu'on lui fit d'accorder des délais pour le paiement, cette soldatesque intéressée entra en fureur, et tourna ses drapeaux vers Paris, menaçant de tout mettre à feu et à sang dans ses environs, si on ne lui donnoit une prompte satisfaction. Ce fut un nouvel embarras dont on eut beaucoup de peine à se tirer, et il fallut de longues négociations et de grands sacrifices pour parvenir à lui faire enfin passer la frontière.

Les chefs des calvinistes, revenus à l'état de simples particuliers, étoient retirés dans leurs châteaux. Cependant Catherine, toujours résolue de détruire un parti dont elle reconnoissoit depuis long-temps et avec raison que l'existence étoit incompatible avec celle de la monarchie, et toujours incapable de conduire une aussi grande entreprise par ces mesures franches et vigoureuses qui seules auroient pu en assurer le succès, continuoit le cours de ses intrigues et de ses artifices, adoptant toujours, par cette disposition perverse de son caractère, le parti le moins sûr et le plus dangereux, trouvant ainsi l'art de répandre de l'odieux sur la juste cause qu'elle s'étoit chargée de défendre. Il se forma donc un conseil secret composé des ministres, des princes du sang, de plusieurs autres personnages les plus considérables de la cour et les plus opposés aux sectaires; et les délibérations en furent enveloppées d'un mystère impénétrable, de manière que les chefs des réformés, jusqu'alors instruits par leurs agents secrets de tout ce qui se machinoit contre eux, se trouvèrent, dès ce moment, sans avis certains et dans des alarmes continuelles. Ce fut dans ce conseil que l'on arrêta le projet de mettre fin à la guerre en se saisissant, contre la foi des traités, de l'amiral et du prince de Condé; et toutes les mesures qui dévoient en assurer l'exécution y furent également prises dans le plus profond secret. On laissoit néanmoins transpirer tous ces mystères par le peu de ménagements que l'on gardoit avec les hérétiques, qui de leur côté se comportoient comme des gens qui n'avoient pas dû compter un seul instant sur ces vaines apparences de paix. Enfin les manifestes, les plaintes, les libelles, les apologétiques, signes avant-coureurs d'une rupture très-prochaine, se succédèrent rapidement dans les deux partis; tous les deux s'accusèrent mutuellement d'avoir manqué aux conditions du traité, et tous les deux y manquèrent en effet: car la cour ne congédioit point ses troupes étrangères, et les confédérés gardoient toutes les places qu'ils pouvoient conserver, entre autres La Rochelle qui, par la suite, devint leur ressource la plus importante.

On manque l'amiral et le prince de Condé[55]: ils se sauvent du château de Noyers en Bourgogne, et parviennent, à travers mille dangers, jusqu'à La Rochelle. Cette ville devient aussitôt le point de ralliement de tout le parti: on y accourt de toutes les provinces; la reine de Navarre s'y rend avec son fils, et sa présence accroît encore l'ardeur et l'espérance des confédérés. Il n'est plus question de faire une guerre de partisans, mais de rassembler tant de forces éparses dans un seul corps d'armée pour frapper enfin des coups décisifs. La cour n'étoit point préparée à ce mouvement subit des rebelles: il lui falloit maintenant employer la force où elle avoit cru que la ruse pouvoit lui suffire; et le temps qu'il lui fallut pour rassembler une armée et l'envoyer au delà de la Loire, favorisa le vaste plan des huguenots. Ils purent donc étendre facilement leurs conquêtes dans le Poitou, dans le pays d'Aunis, dans les provinces environnantes; et cette partie de la France devint le théâtre d'une guerre plus longue, plus opiniâtre qu'aucune de celles qui l'avoient précédée.

Elle offrit de part et d'autre bien des alternatives de bons et de mauvais succès. Les Allemands sont de nouveau rappelés dans le royaume par les confédérés et se préparent à y rentrer; la reine d'Angleterre, dont les intrigues, opposées à celles de Philippe II, tendoient également à tout brouiller sur le continent au profit de son ambition[56], donne un secours d'argent aux chefs huguenots, ne pouvant leur fournir des soldats; la cour, toujours incertaine dans sa marche, publie des édits contre les hérétiques, et cherche en même temps à entamer avec eux des négociations qui sont rejetées; vainqueur d'abord, et dans une situation tellement florissante, qu'il peut croire un moment que le chemin du trône lui étoit ouvert, le prince de Condé trouve à la bataille de Jarnac, qui fut perdue par sa faute et par celle de l'amiral, la fin de ses espérances ambitieuses et de sa vie[57]. (1569) Cette bataille fut gagnée par le duc d'Anjou qui, depuis le commencement de cette nouvelle guerre, commandoit l'armée françoise, ayant sous lui le maréchal de Tavannes; et ce fut là le commencement de cette haute réputation qui fixa depuis sur lui l'attention de l'Europe entière, et que, dans un rang plus élevé, il sut si mal soutenir.

Le parti protestant, que l'on croyoit écrasé par cette perte, est relevé par la reine de Navarre, qui montra dans cette mauvaise cause un caractère vraiment héroïque; le prince de Béarn, son fils, et Henri, fils du prince de Condé, sont déclarés chefs du parti protestant; le duc des Deux-Ponts entre en France à la tête de six mille reîtres et de cinq mille lansquenets; et le défaut de concert parmi les chefs de l'armée catholique lui permet de faire sa jonction avec l'amiral. Le duc d'Anjou victorieux, qui ne cherchoit que l'occasion d'engager de nouveaux combats, se voit alors forcé de se tenir sur la défensive: son armée se décourage; elle commence à se désorganiser; et, pour arrêter les progrès de ce mal, la reine se croit obligée de transporter la cour à Limoges, sur le théâtre même de la guerre, en même temps qu'elle pressoit l'arrivée d'un secours de troupes italiennes et allemandes qu'elle avoit obtenu du pape et des autres puissances catholiques alliées du roi. Ainsi, par le fait de nos discordes civiles, les étrangers étoient aux prises les uns contre les autres dans le sein même de la France. Des excès de tout genre furent commis et par les deux partis, avec toute la licence et toute la cruauté que l'on pouvoit attendre de haines aussi violentes et de passions aussi exaspérées. Cependant l'amiral, colorant sa rébellion du nom des deux jeunes princes qu'il avoit mis à la tête de son parti, étoit en effet l'âme de tous ses conseils et le chef suprême de son armée.

Ce fut dans cette guerre que le jeune duc de Guise commença à jeter de l'éclat par sa belle défense de Poitiers; ce brillant fait d'armes le fit admettre dans le conseil, et alors commença aussi pour lui cette carrière politique où il devoit jouer par la suite un rôle si élevé et si funeste. La bataille de Moncontour suivit de près la levée du siége de Poitiers: ce fut encore le duc d'Anjou qui la gagna; et cette dernière victoire sembla ne plus laisser aucune ressource au parti protestant. Il perdit vers ce temps-là l'un de ses plus fermes appuis: Dandelot mourut, et des trois frères il ne resta plus que l'amiral.

Les divisions de la cour firent le salut des révoltés. Il y avoit déjà long-temps que cette nomination du duc d'Anjou au commandement en chef de l'armée, causoit du mécontentement: la famille des Guises sut en profiter pour enlever à Catherine une partie de son crédit, en excitant la jalousie du roi contre son frère; et les vieux capitaines, outrés de se voir ainsi sacrifiés à la gloire d'un enfant, traversèrent les opérations du nouveau général; quelques-uns même allèrent jusqu'à favoriser le parti ennemi. Cet ennemi ne fut donc pas poursuivi comme il auroit dû l'être après un tel désastre. Coligni, condamné à mort par le parlement de Paris, ranime les vaincus, tandis que l'éclat d'une telle victoire accroît encore la jalousie du roi contre le duc d'Anjou. Enfin le projet mal conçu de faire des siéges qui ne réussirent point donne aux princes renfermés dans La Rochelle un délai précieux pour rétablir leurs affaires, délai dont ils savent si bien profiter, qu'ils se trouvent bientôt assez forts pour se rendre de nouveau redoutables et pour traiter en quelque sorte sur le pied de l'égalité dans les négociations qui terminèrent cette guerre. Au reste ces négociations n'avoient pas été un seul instant interrompues, même pendant la plus grande chaleur des hostilités.

(1570) Catherine fut encore la première qui, après la bataille de Moncontour, porta des paroles de paix; la reine de Navarre et Coligni les reçurent avec une grande méfiance, que le roi et sa mère s'efforcèrent de dissiper par toutes les assurances qu'il leur fut possible de donner, par toutes les concessions qu'il leur fut possible de faire. Enfin le traité fut signé à Saint-Germain-en-Laye, le 8 août de cette année; et quelque avantageux qu'il fût aux protestants, il est hors de doute qu'ils ne l'eussent point accepté si leurs affaires eussent été meilleures. Se renfermant dans les places de sûreté qui leur avoient été accordées, ils signèrent donc la paix en gens qui se tenoient toujours préparés à faire la guerre[58].

Nous entrons maintenant dans l'époque la plus horrible et en même temps la plus obscure de ce règne, tout rempli de malheurs et de crimes. La paix qu'obtinrent les réformés fut si avantageuse pour eux, tellement contraire aux dispositions que la cour avoit jusqu'alors manifestées à leur égard, que plusieurs de leurs chefs en conçurent de sinistres présages. Quelques historiens en ont même tiré cette conjecture, que dès lors le massacre connu sous le nom de la Saint-Barthélemi avoit été médité par ceux qui présidèrent depuis à son exécution, et que Charles IX étoit entré dans toute cette affreuse politique. Cette action est si exécrable en elle-même, qu'il devient inutile d'en augmenter encore l'horreur en présentant toute la suite des incidents qui l'ont précédée, comme le résultat de combinaisons qu'il est impossible d'établir sur des autorités suffisantes, et qu'il est si facile d'arranger après coup. Qui ne sait que dans les grands mouvements de la politique humaine, des circonstances imprévues et nouvelles inspirent tout à coup des résolutions, et poussent à des extrémités auxquelles on n'avoit point pensé dans le commencement? À travers les ténèbres répandues à dessein sur ce point de notre histoire par tant de gens intéressés à en altérer la vérité, il reste encore assez de clartés pour ne point s'égarer, pour démêler sûrement les véritables causes de ce tragique événement, et les dégager de tant d'imputations calomnieuses et d'assertions hasardées que la passion ou l'ignorance ont fait avancer au plus grand nombre de ceux qui s'en sont faits les historiens.

Et d'abord il convient de combattre l'accusation que quelques-uns ont élevée contre la religion, d'avoir été le motif principal du massacre de la Saint-Barthélemi. Cette accusation, tellement absurde que les écrivains protestants qui se respectoient un peu n'ont osé s'y arrêter, n'a d'autre consistance parmi nous que celle que lui donne l'autorité d'un poète impie et infâme, qui a passé sa vie presque entière à outrager le ciel et à mentir aux hommes[59]. Fût-il aussi vrai qu'il est incontestablement faux, que des prêtres eussent participé à cette atroce et sanglante exécution, que pourroit-on en conclure contre la religion, dont le nom seroit ainsi vaguement et malicieusement présenté, comme si en effet elle conseilloit le meurtre et faisoit des assassins de ses adorateurs? N'a-t-elle pas, au contraire, pour ce crime autant d'horreur que pour tous les autres crimes? Ne prononce-t-elle pas anathème contre ceux qui le commettent; et, sur ce point capital, toutes ses traditions ne sont-elles pas conformes à ses premiers commandements? Que prouveroit donc un tel attentat de la part de quelques-uns de ses ministres, sinon qu'ils seroient des violateurs de sa loi, et d'autant plus coupables et plus détestables à ses yeux, qu'ils auroient été plus rigoureusement astreints à en observer les préceptes? C'est cependant avec ce honteux et misérable argument que, depuis plusieurs siècles, les incrédules essayent de battre en ruine le christianisme; et les mauvais prêtres (car personne n'a jamais nié qu'il n'y en ait eu et dans tous les temps) ont toujours été pour eux la preuve sans réplique que ce n'étoit pas la bonne et vraie religion. Ici cette ressource leur sera même ôtée, et le simple récit des faits va prouver que la religion ne fut en aucune manière le motif de la Saint-Barthélemi; qu'aucun de ses ministres n'entra dans les conseils qui préparèrent cet événement et ne prit la moindre part à son exécution; enfin, que si la religion y exerça quelque influence, ce fut uniquement par les efforts que firent quelques-uns de ces mêmes ministres pour arrêter la fureur des assassins et diminuer le nombre des victimes.

On sait quels étoient les calvinistes: tel étoit le caractère de l'hérésie dont ils professoient les maximes, qu'elle jetoit les plus habiles dans l'indifférence religieuse, inspiroit aux simples et aux ignorants l'intolérance et le fanatisme, et mettoit à tous la révolte dans le cœur. Ils avoient appliqué à la politique toutes, les conséquences de leurs doctrines religieuses: l'autorité des princes temporels n'étoit pas plus respectable pour eux que celle du chef de l'Église; et ils avoient des raisonnements pour justifier au besoin le meurtre des souverains et le bouleversement des sociétés. Ce qu'avoit saisi d'abord le coup d'œil sûr et pénétrant des Guises, vingt années de calamités sans nombre, d'attentats sans exemple, et qui avoient à la fois mis en péril les jours de deux rois et les destinés de la monarchie, l'avoient fait enfin comprendre à Catherine et à ses conseillers; mais nous avons déjà fait voir comment la corruption de son cœur avoit égaré son esprit, et combien étoient fausses et souvent odieuses les mesures qu'elle avoit prises pour punir une faction criminelle, à laquelle elle donnoit ainsi le droit de se plaindre et même de se venger, lorsque le pouvoir légitime avoit celui de l'abattre et de la punir.

(1571) Catherine n'étoit point changée: cette dernière guerre, plus périlleuse qu'aucune de celles qui l'avoient précédée, avoit encore accru la haine et les alarmes que lui inspiroit le parti protestant. Elle ne voyoit de sûreté pour sa famille et de repos pour la France que dans la destruction de ce parti; mais sa fausse politique lui avoit laissé le temps de croître; et la force qui, quelques années plutôt, l'eût facilement renversé, étoit maintenant insuffisante contre lui. Elle appela donc à son secours ses ruses accoutumées, et, suivant toutes les apparences, rien de plus dans ces premiers moments. En effet, si l'on examine avec attention tout ce qui précéda l'événement lamentable que nous allons retracer, on demeure, nous ne dirons pas persuadé, mais convaincu, contre l'avis de quelques historiens calvinistes de cette époque, qui, du reste, n'apportent aucune preuve des conjectures qu'ils forment et dont le moindre examen prouve l'invraisemblance, on demeure, disons-nous, convaincu que ni la reine, ni Charles IX n'avoient alors dans l'âme le dessein sinistre qu'ils exécutèrent depuis. Ce qu'ils projetoient, c'étoit d'attirer à la cour l'amiral et les autres chefs protestants, par des prévenances, des caresses, et toutes les assurances qui pourroient les persuader que le passé étoit entièrement oublié; de les y retenir par de bons traitements; de les y rendre assez satisfaits de leur sort pour leur ôter la pensée de troubler désormais l'état; et, tout en affectant de leur accorder une confiance sans réserve, de les surveiller cependant d'assez près pour déconcerter à l'instant même les complots qu'ils pourroient former; de les en punir enfin, soit par la prison, soit par un châtiment juridique, si l'on parvenoit à réunir contre eux assez de preuves pour les faire condamner. Ces artifices ne réussirent point d'abord: Coligni savoit ce que valoient les promesses de Catherine; et c'étoit à l'abri des remparts de La Rochelle que lui et la reine de Navarre répondoient à toutes les avances que leur faisoit la cour. On vouloit vaincre à tout prix leurs méfiances: on y regardoit le salut de l'état comme engagé. Ce fut ce qui détermina Charles IX à proposer le mariage de Marguerite de Valois sa sœur avec le prince de Béarn. Cette proposition éblouit la reine de Navarre; elle l'accepta, et ne balança point à venir se remettre entre les mains du roi. La manière dont il la reçut acheva de dissiper ce qui pouvoit lui rester encore de soupçons et d'inquiétudes.

(1572) Ce n'étoit point assez pour Catherine et son fils: il falloit déterminer l'amiral à venir aussi se livrer à eux. Trop d'empressement à l'attirer à la cour n'eut produit d'autre effet que de l'en éloigner davantage. Il fournit lui-même l'occasion que l'on cherchoit de l'inviter très-naturellement à s'y rendre: on ne la laissa point échapper.

La dernière révolution qui devoit enlever pour toujours les Pays-Bas à l'Espagne venoit d'éclater; et la fortune du duc d'Albe étoit obligée de céder à celle du prince d'Orange. L'amiral, qui voyoit, dans le succès de cette révolution, l'événement le plus propre à consolider en France le parti protestant, et qui avoit cru s'apercevoir d'un commencement de mésintelligence entre la France et l'Espagne, imagina que rien ne pouvoit être plus avantageux à lui et aux siens, ni d'une plus habile politique que d'exciter sur ce sujet l'ambition du roi, et de le pousser à s'emparer des dix-sept provinces, dont la conquête, dans de telles circonstances, pouvoit être présentée comme une entreprise facile et peu hasardeuse. L'un de ses agents fut donc chargé d'aller trouver le roi, de lui en faire la proposition et de lui en développer tous les avantages. Instruit par sa mère à dissimuler, le jeune monarque parut entrer avec chaleur dans les idées de l'amiral, faisant toutefois entendre qu'un tel projet ne pouvoit avoir de succès complet que s'il étoit exécuté par celui-là même qui l'avoit conçu, par un homme qu'il considéroit comme le plus grand capitaine de son règne, et dont il regrettoit le plus de n'avoir pu employer jusqu'à présent à son service le courage et le talent. Il eut l'art d'entremêler ce discours de quelques marques d'aversion contre la maison de Lorraine, dont la guerre avec l'Espagne devoit abattre la puissance; on le vit, dès ce moment, agir dans tous ses rapports avec le cabinet de Madrid, comme si la rupture entre les deux puissances eût été prochaine et inévitable, et par toutes ses actions et toutes ses démarches, s'efforcer de prouver que son système de politique étoit totalement changé[60]. Coligni, entraîné tout à la fois et par ce désir si vif qu'il avoit de la guerre de Flandre, et par toutes ces apparences qu'il finit par croire sincères, se détermina enfin à se rendre à la cour.

Il y fut reçu ainsi que l'avoit été la reine de Navarre: le roi le combla de faveurs, d'éloges, de marques d'estime et de considération[61], et fit en même temps mille prévenances aux seigneurs protestants qui l'avoient accompagné. En cela il suivoit avec exactitude la leçon que sa mère lui avoit faite; et, si l'on en croit les mémoires du temps, les premières impressions qu'il reçut de ses rapports avec eux, furent loin de leur être favorables: ils se montrèrent, et particulièrement leur chef, insolents, arrogants; et, cette guerre de Flandre n'allant pas assez vite à leur gré, on les vit parler à leur souverain en hommes accoutumés à la révolte, et comme s'ils eussent traité de puissance à puissance[62]. Mais, soit que l'amiral se fût aperçu que de telles manières n'étoient pas un moyen de réussir auprès de Charles IX, soit que les caresses du jeune monarque eussent un peu adouci la rudesse de son caractère et tout-à-fait affermi sa confiance, il sut bientôt s'y prendre avec plus d'adresse, et parler un langage plus flatteur et plus persuasif. Une sorte d'intimité s'établit entre le maître et le sujet, et il en arriva ce que Catherine n'avoit ni prévu ni pu prévoir: c'est que le roi, dont le caractère étoit ardent et passionné pour la gloire militaire, séduit par les protestations de dévouement que lui prodiguoit l'amiral, ému des discours d'un guerrier qui avoit blanchi sous les armes, et qui étoit en effet le plus renommé capitaine de son temps, commença à le prendre en amitié et n'eut plus besoin de feindre pour lui donner des marques d'estime et d'affection. On le voyoit sans cesse avec lui en public et en particulier; il étoit presque toujours entouré des seigneurs huguenots, et se plaisoit à s'entretenir avec eux plus qu'avec aucune autre personne de sa cour.

Coligni montra ici ce qu'il étoit, un artisan d'intrigues et de complots, un conseiller perfide, un sujet ambitieux. Il savoit que le roi étoit jaloux du duc d'Anjou son frère; qu'il s'étoit montré quelquefois impatient du joug que Catherine continuoit de lui imposer: il profita de ces dispositions du fils et de la faveur dont il jouissoit auprès de lui, pour l'aigrir encore davantage contre sa mère, et s'efforcer de la détruire entièrement dans son esprit; il la lui représentoit sans cesse, abusant de cette déférence dont il s'étoit fait une habitude envers elle, pour s'emparer exclusivement des rênes de l'état, montrant le dessein de continuer à gouverner un roi majeur comme elle avoit gouverné un roi enfant, préférant la renommée de son second fils à la gloire du monarque et aux véritables intérêts de l'état. Toutes ces insinuations, présentées avec art, faisoient effet sur Charles IX que ses passions fougueuses portoient à recevoir facilement toutes sortes d'impressions. La reine et le duc d'Anjou ne tardèrent point à s'apercevoir qu'il s'opéroit en lui un grand changement à leur égard.

Cependant quelques-uns parmi les calvinistes se méfioient de cette révolution si extraordinaire et si soudaine qui s'étoit opérée dans les dispositions du roi à leur égard. La mort subite de la reine de Navarre vint accroître encore leurs alarmes. Le bruit se répandit dans la France entière qu'elle avoit été empoisonnée; et l'amiral, qui étoit alors à son château de Châtillon-sur-Loing, y reçut aussitôt des lettres d'un grand nombre de ses amis, dans lesquelles, réunissant toutes les conjectures qui pouvoient donner quelque poids à leurs craintes, ils le conjuroient, dans les termes les plus forts, de ne point retourner à la cour. Ces avertissements firent peu d'impression sur lui: il fut prouvé que la mort de la reine de Navarre étoit naturelle[63]; et les preuves que l'on en eut furent si évidentes, que le prince de Béarn lui-même n'hésita pas un seul instant à venir à la cour à l'époque indiquée pour son mariage.

L'amiral y revint aussi dans le même temps; ses conférences avec le roi devinrent plus fréquentes et plus mystérieuses; la reine et le duc d'Anjou, dont les yeux étoient toujours ouverts sur l'un et sur l'autre, et épioient leurs moindres démarches, remarquèrent que la tête du jeune monarque s'échauffoit de plus en plus sur cette guerre de Flandre, qu'il parloit souvent du dessein où il étoit de la conduire lui-même en personne, et de ne plus laisser recueillir à d'autres une gloire qui n'appartenoit qu'à lui. C'étoit là l'effet des manœuvres de Coligni. L'artificieux vieillard dressoit avec lui le plan de cette guerre, en régloit les opérations avec lui et profitoit de ces moments où Charles prenoit tant de plaisir à l'entretenir, pour l'exaspérer encore davantage contre sa mère et contre son frère. Les choses en vinrent au point «que s'ils l'abordoient (c'est le duc d'Anjou lui-même qui parle) après un de ces entretiens fréquents et secrets, pour lui parler d'affaires, même de celles qui ne regardoient que son plaisir, ils le trouvoient merveilleusement fougueux et refrogné, avec un visage et des contenances rudes; ses réponses n'étoient pas comme autrefois accompagnées d'honneur et de respect pour la reine et de faveur et bienveillance pour lui.» Il ajoute «que peu de temps avant la Saint-Barthélemi, étant entré chez le roi, au moment que l'amiral en sortoit, Charles IX, au lieu de lui parler, se promenoit furieusement et à grands pas, le regardant souvent de travers et de mauvais œil, mettant parfois la main sur sa dague avec tant d'émotion, qu'il n'attendoit, sinon qu'il le vint colleter pour le poignarder; qu'il en fut tellement effrayé, qu'il prit le parti de se sauver dextrement avec une révérence plus courte que celle de l'entrée; que le roi lui jeta de si fâcheuses œillades, qu'il fit bien son compte, comme on dit, de l'avoir échappée belle.» Telles sont les propres paroles de ce prince; et si l'on considère les circonstances dans lesquelles elles furent dites[64], et tous les témoignages qui les fortifient, il est impossible d'en suspecter la véracité.

L'amiral, semant ainsi la division dans la famille royale pour le seul intérêt de sa faction, non seulement jouoit un rôle odieux et criminel, mais se montroit en même temps imprudent et mauvais politique. Il falloit qu'il fût bien présomptueux et bien follement enivré de ce succès d'un jour qu'il venoit d'obtenir auprès du roi, pour pousser ainsi les choses hors de toutes mesures et se persuader qu'il parviendroit à détruire en si peu de temps cet ascendant que Catherine avoit pris, depuis de si longues années, sur son fils; ascendant que l'habitude et toutes les affections naturelles avoient continuellement accru et affermi, contre lequel il se pouvoit que la fougue de son caractère excitât de temps en temps quelques mouvements de révolte, mais des mouvements passagers qu'une femme aussi adroite, aussi féconde en ressources, connoissant si bien le foible de celui qu'elle gouvernoit depuis son enfance, sauroit calmer dès qu'elle y verroit un véritable danger, pour faire retomber ensuite sur le téméraire auteur de ces machinations, tout le poids de sa colère et sa vengeance.

C'est ce qui ne manqua pas d'arriver: jusque-là la reine, peu inquiète des menées de l'amiral, n'avoit pris contre lui que les mesures générales qu'exigeoit d'ailleurs la position où se trouvoit la cour, toute remplie alors de calvinistes; et ces mesures étoient de s'assurer, en cas de besoin, le secours des Guises, de leurs partisans, et de tous ceux qu'elle savoit appartenir à la cause royale et à la religion. La conduite toute nouvelle de son fils envers elle, et les avis qu'elle recevoit de plusieurs courtisans entièrement dévoués à sa personne, qui avoient aussi la confiance du roi, et qui l'assuroient que si elle tardoit à frapper quelque grand coup, ce prince alloit lui échapper pour se jeter dans les bras des religionnaires, avoient accru ses alarmes: cette dernière scène si effrayante qui venoit de se passer entre Charles IX et son frère, et que celui-ci vint lui raconter à l'instant même, acheva de la décider; et elle se résolut à montrer enfin ce qu'elle savoit faire.

On lit dans les Mémoires de Tavannes qu'elle jugea à propos de commencer par une explication avec son fils, saisissant pour l'entretenir en particulier, le moment d'une chasse, où ceux qui l'obsédoient venoient de se disperser; que l'entraînant alors dans un château voisin et s'y renfermant avec lui, elle éclata en reproches les plus amers, lui rappelant tout ce qu'elle avoit fait pour lui, les chagrins qu'elle avoit soufferts, les dangers qu'elle avoit courus, la haine qu'avoient pour elle et pour le duc d'Anjou ces mêmes hommes dont il avoit l'imprudence de faire ses plus intimes confidents; que, feignant ensuite de craindre pour ses propres jours, elle lui demanda avec larmes, pour elle la permission de retourner à Florence, pour son second fils le temps de se sauver de la fureur de ses ennemis.

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