Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 5/8)
Le roi fut épouvanté «non tant, ajoute Tavannes, des huguenots, que de sa mère et de son frère dont il sait la finesse, ambition et puissance dans son état.» Il laissa donc apercevoir un trouble et des foiblesses dont l'adroite Catherine ne manqua point de profiter. Par une dissimulation plus profonde encore, elle feint alors un mécontentement que rien ne peut apaiser, le quitte brusquement et se retire dans une maison voisine. Le roi se précipite sur ses pas, et la trouve entourée du duc d'Anjou et de ses conseillers les plus intimes, les sieurs de Rets, de Tavannes et de Sauve, ayant l'air de délibérer entre eux. Ceci augmente ses inquiétudes; et, craignant qu'il ne se machine entre eux quelque chose contre lui, il entre le premier en explication, et demande que du moins on lui fasse connoître les nouveaux crimes des calvinistes. C'étoit là qu'on l'attendoit: tous s'empressent aussitôt de lui répondre; tous les accusent à l'envi des prétentions les plus audacieuses, des projets les plus séditieux; on cherche les preuves de ces accusations dans l'insolence de leurs discours; et il est certain qu'en cela ils prêtoient des armes terribles à leurs ennemis, et fournissoient contre eux-mêmes tout ce que ceux-ci pouvoient désirer, sinon pour entraîner entièrement le roi, du moins pour le jeter dans de nouvelles anxiétés. Cependant cette scène n'avoit été arrangée par Catherine que pour préparer son fils au coup hardi qu'elle étoit décidée de frapper: car il avoit été d'avance résolu entre elle et le duc d'Anjou de se défaire de l'amiral.
Nous apprenons de ce prince qu'ils mirent madame de Nemours dans la confidence «pour la haine mortelle qu'elle portoit à l'amiral[65]; qu'ils envoyèrent chercher incontinent un capitaine gascon dont ils ne voulurent se servir, parce qu'il les avoit trop brusquement assurés de sa bonne volonté, sans réservation d'aucune personne; qu'ils jetèrent les yeux sur Maurevel[66], expérimenté à l'assassinat que peu devant il avoit commis en la personne de Mouï; qu'il fallut débattre quelque temps; qu'on le mena au point où on vouloit, en lui représentant que l'amiral lui feroit mauvais parti pour le meurtre de son favori ami Mouï.» Cette considération l'ayant déterminé, madame de Nemours prêta la maison de Vilaine, l'un des siens, et tout y fut préparé.
Mécontents de l'accueil que le roi faisoit aux calvinistes, et de la préférence qu'il sembloit leur accorder, les Guises avoient quitté brusquement la cour, ne laissant point ignorer la cause de leur départ précipité. Des messages leur furent aussitôt adressés pour les engager à y revenir; et afin de hâter leur retour, on les assuroit qu'il y avoit péril pour la cause royale, s'ils restoient plus long-temps éloignés. On les vit donc bientôt reparoître, accompagnés d'une suite nombreuse de gentilshommes; et leur retour parut naturel au moment où l'on alloit célébrer le mariage de la sœur du roi avec le prince de Béarn. Assurés dès lors d'un tel secours qui, dans aucun cas, ne pouvoit leur manquer, quoiqu'ils se fussent bien gardés de mettre ces seigneurs dans leur confidence, les chefs du complot convinrent entre eux de ne pas attendre plus de quatre jours après la solennité des noces, pour se débarrasser des craintes que leur causoit Coligni.
En effet, le vendredi suivant, 22 août, vers onze heures du matin, l'amiral revenant à pied du Louvre à sa maison, située rue Bétizy, fut frappé d'un coup d'arquebuse qu'on lui tira de cette maison dont nous venons de parler, et par une fenêtre recouverte d'un rideau. L'arquebuse étoit chargée de deux balles dont une lui emporta l'index de la main droite, et l'autre le blessa au côté gauche, à la hauteur du coude[67]. «Voilà, dit-il en s'arrêtant, le fruit de ma réconciliation avec le duc de Guise;» puis, sans témoigner la moindre émotion, il désigna la maison d'où le coup étoit parti. Les portes en furent sur-le-champ enfoncées par les gens de sa suite; mais Maurevel étoit déjà sorti par une porte de derrière; et, s'élançant sur un cheval qu'on lui tenoit tout prêt, il s'étoit sauvé à toute bride.
Le trouble que cet événement jeta parmi les calvinistes ne se peut concevoir. Les uns menaçoient, d'autres paroissoient accablés; on s'épuisoit en conjectures; on donnoit à la fois mille avis différents, qui jetoient encore plus d'incertitude sur le parti qu'il convenoit de prendre. Enfin, après ces premiers moments de surprise et d'indignation, il fut arrêté qu'on iroit se plaindre au roi, et lui demander justice: le roi de Navarre et le prince de Condé se chargèrent de présenter la requête.
Ils trouvèrent Charles irrité[68] au dernier point de ce qui venoit de se passer; et cette colère n'étoit pas feinte, puisqu'il n'avoit point été initié à ce complot, et qu'il en ignoroit encore les auteurs. La reine mère joua les mêmes sentiments; et tous les deux les assurèrent qu'un attentat aussi affreux ne demeureroit point impuni. Charles surtout jura d'en tirer la plus terrible vengeance; des ordres furent donnés aussitôt afin que l'on prît toutes les mesures nécessaires pour arrêter l'assassin[69], et le même jour le jeune monarque alla lui-même rendre visite à l'amiral, accompagné de sa mère, du duc d'Anjou, des maréchaux de France et d'un cortége nombreux et brillant.
L'indignation du roi, nous le répétons, étoit sincère: en abordant l'amiral, il chercha à le consoler, et lui renouvela la promesse qu'il avoit faite, de tirer vengeance de ses assassins; il le fit même avec des mouvements et des paroles si impétueuses, que Catherine en fut épouvantée. Toujours placée auprès de son fils pendant cette visite, qui dura près d'une heure, elle étudioit tous ses gestes, prêtoit une oreille attentive à ses moindres discours, et s'efforçoit surtout de ne pas perdre un mot de ce que disoit Coligni. Celui-ci, après avoir remercié le roi de l'intérêt qu'il lui témoignoit, et protesté de nouveau et en peu de paroles de sa fidélité, parla de la guerre de Flandre, qui étoit sa pensée dominante, et à laquelle il revenoit sans cesse, se plaignant de ce qu'on tardoit trop à la faire, et montrant les résultats fâcheux de ces délais; il se plaignit aussi de l'inexécution des édits rendus en faveur des calvinistes; puis il demanda de dire au roi quelques mots en particulier. Alors Charles fit signe à sa mère et à son frère de se retirer. «Nous restâmes debout au milieu de la chambre, dit le duc d'Anjou, pendant ce colloque privé, qui nous donna un grand soupçon; mais encore plus lorsque nous nous vîmes entourés de plus de deux cents gentilshommes et capitaines du parti de l'amiral qui étoient dans la chambre, dans la pièce d'à-côté et dans la salle basse, lesquels, avec des faces tristes, gestes et contenance de gens malcontents, parlementoient aux oreilles les uns des autres, passant et repassant devant et derrière nous, et non avec tant d'honneur et de respect qu'ils devoient... Nous fûmes donc surpris de crainte de nous voir là enfermés, comme depuis me l'a avoué la reine ma mère, et qu'elle n'étoit onques entrée en lieu où il y eût plus d'occasion de peur, et d'où elle fût sortie avec plus de plaisir.» Tous les deux savoient que le premier mouvement du roi étoit terrible; et dans cette chambre, où ils étoient entourés de calvinistes, il ne falloit qu'un seul mot pour les perdre, s'il eût découvert qu'on le jouoit, et que ce crime, dont ils feignoient de chercher avec lui les coupables, étoit effectivement leur ouvrage.
Catherine, dont l'effroi augmentoit de moment en moment, se hâta de mettre fin à cet entretien secret, sous le prétexte honnête que le blessé pourroit en être fatigué, ce qui se fit «non sans fâcher le roi», continue le duc d'Anjou, qui vouloit ouïr le reste de ce qu'avoit à lui dire l'amiral. Il ajoute que «retirés, elle le pressa de leur faire part de ce qui lui avoit été dit; que le roi le refusa par plusieurs fois; mais qu'enfin importuné, et par trop pressé, il leur dit brusquement et avec déplaisir, jurant par la mort... que ce que lui avoit dit l'amiral étoit vrai, que les rois ne se reconnoissoient en France qu'autant qu'ils ont de puissance de bien et de mal faire à leurs sujets et serviteurs; que cette puissance et maniement d'affaires de tout l'état s'étoit finement écoulée entre nos mains; mais que cette superintendance et autorité lui pouvoient être un jour grandement préjudiciable et à tout son royaume, et qu'il la devoit tenir pour suspecte et y prendre garde; dont il l'avoit bien voulu avertir comme un de ses meilleurs et plus fidèles sujets et serviteurs avant de mourir. Eh bien, mort!...... continua le roi, puisque vous l'avez voulu savoir, c'est ce que me disoit l'amiral.» On conçoit à quel point une telle révélation dut accroître les ressentiments de la femme la plus vindicative qui fut jamais.
Cependant il parut que Coligni n'avoit rien dit qui pût les compromettre: car, après cette visite, le roi continua de porter ses soupçons sur le duc de Guise, soupçons que Catherine elle-même avoit eu l'adresse de faire naître, essayant en même temps d'excuser cet attentat par le juste ressentiment que ce duc devoit conserver de l'assassinat de son père, dont l'amiral avoit été si justement soupçonné, sans avoir jamais pu s'en justifier. «Elle lui rappela en même temps, dit la reine Marguerite[70], l'assassinat qu'avoit fait ledit amiral de Charry, maître de camp de la garde du roi, personne si valeureuse et qui l'avoit si fidèlement assistée pendant sa régence et la puérilité dudit roi Charles», ajoutant que cet assassinat «le rendoit digne de tel traitement. Bien que telles paroles pussent faire juger au roi Charles que la vengeance de la mort dudit Charry n'étoit pas sortie du cœur de la reine ma mère, son âme passionnée de douleur de la perte des personnes qu'il pensoit, comme j'ai dit, lui être un jour utiles, offusqua tellement son jugement, qu'il ne put modérer ni changer ce passionné désir d'en faire justice, commandant toujours qu'on cherchât monsieur de Guise, qu'on le prît, et qu'il ne vouloit point qu'un tel acte demeurât impuni.» Ce que voyant, la reine et le duc d'Anjou commencèrent à craindre que cette fureur, que rien ne pouvoit apaiser, n'eût des suites funestes pour eux, et jugèrent que le moment étoit venu de lui tout révéler. Le maréchal de Retz, qui avoit la confiance du roi, fut chargé de faire les premières ouvertures de ce fatal secret, et s'acquitta avec dextérité de cette commission difficile, faisant entendre que la reine et le duc d'Anjou n'en étoient venus à de telles extrémités que pour échapper aux menées sourdes de ce rebelle, qui avoit juré leur perte à tous deux. À peine ces premiers aveux sont-ils faits, que Catherine survient comme on en étoit convenu, accompagnée du duc d'Anjou, du comte de Nevers, de Birague, garde des sceaux, et du maréchal de Tavannes. Elle confirme à son fils tout ce qui vient de lui être dit; lui rappelle l'insolence et l'esprit de révolte des calvinistes; les lui montre dans cette circonstance, prêts à se porter aux dernières extrémités, et à assouvir leur vengeance, non-seulement sur le duc de Guise, mais sur le souverain lui-même; elle lui fait entendre «que le parti huguenot armoit; que les capitaines étoient déjà dans les provinces, où ils faisoient des levées; que l'amiral, depuis sa blessure, avoit déjà fait partir des courriers pour l'Allemagne et la Suisse, d'où il espéroit tirer vingt mille hommes, avec lesquels il lui seroit facile d'opérer une révolution, dans le dénuement absolu où l'on se trouvoit alors d'hommes et d'argent; que pour comble de malheur, les catholiques, lassés d'une guerre où le roi ne leur servoit de rien, alloient s'armer contre les huguenots sans sa participation; qu'ainsi il demeureroit seul enveloppé, en grand danger, sans puissance ni autorité; qu'un tel malheur pourroit être détourné par un coup d'épée; qu'il falloit seulement tuer l'amiral et quelques chefs du parti[71].» À l'appui de ce discours venoient les paroles téméraires, criminelles même des calvinistes, qui en effet, depuis la blessure de l'amiral, étoient entrés dans une sorte de fureur et ne savoient plus se contenir[72]. Le duc d'Anjou et les autres parlent dans le même sens, «n'oubliant rien qui y pût servir, tellement que le roi entra en extrême colère et comme en fureur. Mais ne voulant au commencement aucunement convenir qu'on touchât à l'amiral; cependant il étoit piqué et grandement touché de la crainte du danger...; et, voulant savoir si par un autre moyen on pourroit y remédier, il souhaita que chacun en dît son opinion. Tous furent de l'avis de la reine, à l'exception du maréchal de Retz, qui trompa bien notre espérance (c'est encore le duc d'Anjou qui parle), disant que s'il y avoit homme qui dût haïr l'amiral et son parti, c'étoit lui; qu'il a diffamé toute sa race par sales impressions qui avoient couru toute la France et aux nations voisines; mais qu'il ne vouloit pas, aux dépens de son roi et de son maître, se venger de ses ennemis par un conseil à lui si dommageable et à tout le royaume; que nous serions à bon droit taxés de perfidie et de déloyauté. Ces raisons, continue le prince, nous ôtèrent la parole de la bouche, voire la volonté de l'exécution. Mais, n'étant pas secondé d'aucun, et reprenant tous la parole, nous l'emportâmes et reconnûmes une soudaine mutation au roi qui, nous imposant silence, dit de fureur et de colère, en jurant par la mort..... Puisque nous trouvions bon qu'on tuât l'amiral, qu'il le vouloit, mais aussi tous les huguenots de France, afin qu'il n'en demeurât pas un qui lui pût reprocher après, et que nous y donnassions ordre promptement.»
Ce récit, que nous donnons des circonstances qui précédèrent la nuit de la Saint-Barthélemi, est fidèlement tracé sur les mémoires du temps les plus authentiques. Tout s'y suit, tout s'y enchaîne naturellement. Ce sont les principaux acteurs ou témoins de ces scènes mystérieuses, qui les racontent eux-mêmes; leurs témoignages sont uniformes, et d'autant plus croyables qu'ils ne cherchent point à se justifier d'un acte qu'ils jugeoient nécessaire et dont ils paroissent n'avoir pas senti toute l'énormité. Le caractère tout à la fois foible et ardent de Charles IX; la dissimulation profonde, la perversité machiavélique de Catherine; ses prédilections pour son second fils, déjà initié dans tous ses secrets; ce qu'étoit celui-ci, indice trop certain de ce qu'il seroit un jour; tout les présente ici tels que les montrent toutes les autres pages de l'histoire; tout se réunit pour prouver jusqu'à l'évidence qu'il n'y avoit rien que de subit dans leur fatale résolution, et qu'ils furent poussés à ce second crime pour n'avoir pas réussi dans le premier; la suite va nous montrer que les choses allèrent plus loin qu'ils n'avoient voulu, et achèvera d'expliquer et de confirmer tout ce qui a précédé.
Il s'agit maintenant de raconter l'événement lui-même; et ici les difficultés se multiplient au milieu de mille récits contradictoires où chaque historien a puisé selon ses passions et ses préjugés, où le vrai est obscur, où l'exagération et le mensonge sont manifestes, où il faut choisir la manière de raconter un fait entre vingt manières dont il est raconté. Nous essayerons, autant qu'il nous sera possible, d'y démêler la vérité.
Maintenant qu'on avoit obtenu ou plutôt arraché le consentement du roi, la prudence vouloit qu'on ne perdît pas un moment pour l'exécution: il fut convenu qu'elle auroit lieu le lendemain même 24 août, fête de saint Barthélemi, et qu'elle commenceroit au point du jour.
Le reste de la journée fut employé à tout préparer; et Charles se prêta dès lors à tous les déguisements nécessaires pour en assurer le succès. Sur quelques craintes que l'amiral avoit témoignées d'un mouvement populaire dirigé contre lui, il fit placer devant sa porte une compagnie de gardes, y trouvant le double avantage de lui inspirer une entière sécurité, et de s'emparer ainsi de toutes les avenues de sa maison; en même temps tous les catholiques du voisinage reçurent l'ordre de céder leurs logements aux religionnaires qui voudroient se rapprocher de leur chef. Ceci fait, les troupes dont se composoit la garde du roi furent rangées dans la cour du Louvre et devant la porte; les ducs de Montpensier, de Nevers, et plusieurs autres seigneurs dont on étoit sûr, demeurèrent en armes dans ses appartements.
Cependant ce prince avoit fait appeler le duc de Guise, et, lui découvrant la résolution qu'il venoit de prendre, l'avoit chargé de faire tuer l'amiral et de diriger toutes les suites de cette sanglante exécution. Il accepta une telle commission en homme depuis long-temps impatient de venger la mort de son père. Toutefois il ne l'accepta (et la suite en fournira la preuve) que parce qu'il partageoit cette opinion adoptée par beaucoup d'autres, que les ordres du roi pouvoient légitimer un pareil acte; que c'étoit une manière d'exercer la justice qui entroit dans les attributions royales et que certaines circonstances pouvoient autoriser; enfin, que les coups d'état étoient permis.
Immédiatement après, le prévôt des marchands, Jean Charron, et Marcel, son prédécesseur, qui tous les deux avoient la confiance des Parisiens, furent mandés, et l'ordre leur fut donné devant le roi par le maréchal de Tavannes, d'armer les compagnies bourgeoises et de les tenir prêtes à minuit à l'Hôtel-de-Ville. Ici les Mémoires de Brantôme nous présentent un fait qu'il est important de recueillir. Comme ce fut une nécessité de faire connoître à ces deux magistrats le but d'un semblable armement, ils ne furent pas maîtres de dissimuler l'horreur qu'ils en ressentoient et commencèrent à s'excuser sur leur conscience; mais, Tavannes les ayant alors menacés de l'indignation du roi, et ayant excité contre eux le jeune prince, beaucoup moins animé que lui «les pauvres diables ne pouvant pas faire autre chose, répondirent alors: Eh! le prenez-vous là, Sire, et vous, monsieur? nous vous jurons que vous en aurez nouvelle, car nous y mènerons si bien les mains, à tort et à travers, qu'il en sera mémoire à jamais[73].»
Ils reçurent ensuite les instructions suivantes, savoir: que le signal seroit donné par la cloche de l'horloge du Palais; qu'on mettroit des flambeaux aux fenêtres; que les chaînes seroient tendues; qu'ils établiroient des corps-de-garde dans toutes les places et carrefours, et que pour se reconnoître ils porteroient une écharpe blanche au bras gauche et une croix de même couleur au chapeau.
On assure que dans un dernier conseil secret qui fut tenu aux Tuileries, pour se concerter sur les dernières mesures, conseil qui se composoit du duc d'Anjou, du duc de Nevers, du comte d'Angoulême, frère naturel du roi et grand prieur de France, des maréchaux de Tavannes, et de Retz, on mit en délibération si l'on envelopperoit dans la proscription le roi de Navarre (c'est ainsi que nous devrons désormais appeler le prince de Béarn), le prince de Condé, les maréchaux de Montmorenci et de Damville; que Tavannes et le duc de Nevers s'y opposèrent fortement, et parvinrent à les sauver.
«On reposa deux heures, dit le duc d'Anjou, et au point du jour, le roi, la reine ma mère et moi allâmes au portail du Louvre joignant le jeu de paume, en une chambre qui regarde sur la place de la basse-cour, pour voir le commencement de l'exécution.» Un coup de pistolet se fait entendre: «Ne saurois dire en quel endroit, ajoute le prince, ni s'il offensa quelqu'un; bien sais-je que le son nous blessa tous trois si avant dans l'esprit, qu'il offensa nos sens et notre jugement, épris de terreur et d'appréhension des grands désordres qui s'alloient commettre.» Qui ne reconnoît encore dans cette terreur soudaine dont tous les trois furent frappés, l'effet à peu près inévitable d'un dessein concerté à la hâte et dont les suites n'avoient point été suffisamment calculées? Dans le trouble où les avoit jetés ce petit incident, ils envoyèrent sur-le-champ vers le duc de Guise pour révoquer l'ordre qui lui avoit été donné; mais il n'étoit plus temps. «Nous retournâmes à notre première délibération, dit le prince, et peu à peu nous laissâmes suivre le cours et le fil de l'entreprise et de l'exécution.»
En effet, un peu avant minuit, le duc de Guise, accompagné du duc d'Aumale, du comte d'Angoulême et d'une troupe de capitaines et de soldats d'élite, au nombre de trois cents, s'étoit mis en marche vers la demeure de l'amiral: arrivé à la porte de son hôtel, il ordonna[74] que les portes de la basse-cour en fussent enfoncées; et après quelque résistance de la part des soldats huguenots que l'amiral y avoit placés pour sa garde intérieure, lesquels furent tous assommés ou massacrés, La Besme, Allemand et domestique du duc de Guise, Achille Patrucci, Siennois, Sarlabous, mestre de camp et quelques autres, montèrent à l'appartement de l'amiral.
Au bruit qui se faisoit dans sa maison, celui-ci avoit jugé d'abord qu'on en vouloit à ses jours; et il n'en douta plus au moment où il vit paroître La Besme, qui entra le premier, armé d'un large épieu. Les circonstances de ce qui se passa dans ce moment fatal sont racontées diversement par les historiens[75]; mais ce qui est certain, c'est que La Besme lui enfonça presque aussitôt son épieu dans la poitrine; les autres l'achevèrent de plusieurs coups de poignard, et, aussitôt qu'il fut expiré, le jetèrent par les fenêtres. Voyant ainsi son ennemi mort à ses pieds, le duc de Guise sut assez se contenir pour ne rien laisser paroître, ni sur son visage, ni dans ses paroles, de la joie que lui causoit cette vue, et continua de donner ses ordres pour que l'on massacrât tous les huguenots qui se trouvoient tant dans l'hôtel de l'amiral que dans les maisons environnantes. Tous furent sabrés, arquebusés ou poignardés sans qu'il en échappât un seul[76].
Dans le même moment de semblables exécutions se faisoient au Louvre, où une douzaine de gentilshommes du roi de Navarre furent tués à coup de hallebarde et d'épée. On les poursuivoit jusque dans les appartements des princes et des princesses; mais plusieurs y trouvèrent leur salut, et les scènes de carnage furent moins violentes dans le palais du roi que partout ailleurs[77].
Tandis que ces choses se passoient dans la demeure royale et dans celle de Coligni, le signal ayant été donné à l'horloge du Palais, les soldats et les bourgeois armés que l'on avoit répandus dans les divers quartiers de Paris, y exerçoient de terribles cruautés «au grand regret des conseillers, dit Tavannes, n'ayant été résolu que la mort des chefs et des factieux.» Ils n'avoient point prévu les excès auxquels ne pouvoit manquer de se livrer un peuple depuis long-temps animé d'une haine implacable contre les huguenots, qui conservoit un profond ressentiment des outrages et des violences qu'il en avoit plusieurs fois éprouvés, et à qui l'on fournissoit si imprudemment l'occasion de se venger. Ainsi donc, pour les avoir acharnés[78], ils allèrent plus loin qu'on n'auroit voulu; et ce fut de ce côté que se passèrent les scènes les plus affreuses et les plus lamentables: car partout où ces furieux savoient qu'il y avoit des huguenots, ils alloient les massacrer et les assommer, sans distinction d'âge, de sexe et de condition, bourgeois, gentilshommes, magistrats, artisans. Plusieurs même se servirent de cette horrible occasion pour assouvir leurs vengeances particulières ou leur avidité; et des catholiques désignés comme huguenots à la fureur du peuple, furent enveloppés dans le massacre[79]. «C'étoit être huguenot, dit Mézeray, que d'avoir de l'argent, ou des charges enviées, ou des héritiers affamés.» Ici un auteur protestant rend à l'humanité des chefs catholiques un hommage qui ne peut paroître suspect; et son récit, qui contredit d'autres narrations adoptées de préférence par l'esprit de parti, confirme encore tant d'autres preuves accumulées sur toutes les circonstances de cet affreux événement, pour démontrer qu'en effet on ne vouloit que la mort des chefs et des factieux, c'est-à-dire, de ceux qui avoient porté les armes, qui étoient prêts à se rallier au premier signal qui leur seroit donné; et que tout le reste n'avoit été ni prévu ni ordonné et ne fut point approuvé. «Entre les seigneurs françois, dit La Popelinière[80], qui furent remarqués avoir garanti la vie à plus de confédérés, les ducs de Guise, d'Aumale, Biron, Bellièvre et Walsingham, ambassadeur Anglois, les obligèrent plus.... après même qu'on eut fait entendre au peuple que les huguenots, pour tuer le roi, avoient voulu forcer les corps-de-garde, et que jà ils avoient tué plus de vingt soldats catholiques. Alors ce peuple, guidé d'un désir de religion, joint à l'affection qu'il porte à son prince, en eût montré beaucoup davantage, si quelques seigneurs, contents de la mort des chefs, ne l'eussent souvent détourné; plusieurs Italiens même, courant montés et armés par les rues, tant de la ville que des faubourgs, avoient ouvert leurs maisons à la seule retraite des plus heureux.»
Sur la simple autorité de Brantôme, écrivain dont le témoignage est si justement suspect, et qui ne présente même cette anecdote que comme un simple ouï-dire, la plupart des historiens et même quelques-uns des plus graves ont raconté que Charles IX, placé à l'une des fenêtres du Louvre, tiroit avec une carabine sur les calvinistes qui essayoient, en traversant la rivière, de se sauver au faubourg Saint-Germain. Cette circonstance devenue fameuse et qui, jusqu'à nos jours, a servi de texte à tant de déclamations furibondes, est, parmi tant d'autres que rejette la saine critique, celle dont il est le plus facile de démontrer la fausseté[81]. Ce qui est plus vrai, c'est que le massacre, loin d'avoir duré trois jours, comme le dit le même écrivain, cessa dans la journée même. «Le roi, vers le soir du dimanche, dit La Popelinière, fit faire défense à son de trompe, que ceux de la garde et des officiers de la ville ne prissent les armes ni prisonnier, sur sa vie; ains que tous fussent mis ès mains de la justice, et qu'ils se retirassent en leurs maisons clauses, ce qui devoit apaiser la fureur du peuple, et donner loisir à plusieurs de se retirer hors de là[82].»
À l'exception du corps de l'amiral, qui fut traîné par la populace dans les rues de Paris, mutilé et pendu au gibet de Montfaucon[83], tous les cadavres furent jetés dans la rivière; et cette circonstance, sur laquelle nous allons revenir, nous servira à éclaircir une autre circonstance des plus importantes parmi toutes celles qui accompagnèrent cet affreux événement.
Qu'on repasse maintenant tout ce qui a précédé, et l'on y cherchera vainement la moindre trace du fanatisme religieux, si ce n'est dans quelques agents subalternes de ces massacres, dont les chefs étoient si loin d'approuver la furie que, par toutes sortes de moyens, ils essayèrent d'en arrêter les excès. Qui ne sait quelle étoit la religion de Catherine, qui conçut la première pensée de ces assassinats? et encore un coup, quels sont les moyens qu'elle emploie pour entraîner à frapper un tel coup le fils dont elle connoissoit si bien le caractère, et dont elle savoit si adroitement maîtriser et diriger toutes les affections? Elle lui montre les partis en présence, la guerre civile sur le point d'éclater, sa couronne prête à lui échapper, ses jours menacés, les rebelles l'assiégeant déjà dans son propre palais; et, à vrai dire, le tableau qu'elle lui présentoit n'étoit point chargé. Sans doute l'assassinat de Coligni, premier crime dont elle étoit seule coupable, et qui doit retomber uniquement sur sa tête, avoit excité les fureurs des calvinistes et réduit les choses à cette extrémité; mais enfin elles y étoient parvenues, et le danger étoit imminent. Enfin le dirons-nous? ce même Charles, en sa qualité de roi (et les rois d'alors croyoient ne devoir compte qu'à Dieu), crut n'exercer ici qu'un acte de justice dans des formes extraordinaires, et suffisamment justifiées à ses yeux par la situation presque désespérée à laquelle il se trouvoit réduit[84]. Il ne vouloit, nous le répétons, que la mort des chefs et des factieux: il eut même beaucoup de peine à y consentir; et, comme il le déclara lui-même plus d'une fois à sa sœur Marguerite, si on ne lui eût fait entendre qu'il y alloit de sa VIE et de son ÉTAT, il ne l'eût jamais fait. Cette action n'en est pas moins horrible, contraire à toutes les maximes de l'Évangile, à toutes ces lois d'équité, de douceur, d'humanité, qu'il a introduites au milieu des sociétés qui vivent sous son empire; mais enfin nous racontons des faits et rien de plus; nous cherchons à les présenter sous leur véritable point de vue; et plus une telle conduite est indigne d'un roi chrétien, plus nous prouvons la vérité de ce que nous avons voulu d'abord établir, que la religion fut entièrement étrangère à la pensée du crime et à son exécution.
De ce que le massacre de la Saint-Barthélemi n'a point été prémédité[85], il s'ensuit que la proscription n'a pu regarder que Paris et qu'elle ne s'étendoit point au delà. En effet, bien que la plupart de nos historiens aient écrit que, le jour même qui précéda ce massacre, des courriers avoient été expédiés à tous les gouverneurs de provinces, pour leur enjoindre de faire prendre les armes aux catholiques et de faire main basse sur les huguenots, les monuments les plus authentiques, les dates de ces exécutions sanglantes dans les villes qui en furent le théâtre, les circonstances qui les accompagnèrent, tout prouve que les courriers du roi, loin de porter des ordres aussi atroces, étoient réellement chargés d'instructions toutes contraires; et c'est un point historique sur lequel la saine raison a jeté, dans le siècle dernier, tant de lumières, qu'il n'est plus permis de se montrer assez ignorant pour répéter ce mensonge emprunté à M. de Thou et aux écrivains protestants[86].
De même en lisant ces écrivains menteurs et passionnés, on se fait de ce massacre des images si effroyables, si exagérées, qu'il semble qu'à aucune autre des époques les plus tragiques de l'histoire autant de sang n'a été versé. Si l'on en croit les récits de d'Aubigné et de quelques autres, les rues étoient jonchées de cadavres; les portes cochères en étoient encombrées; on les entassoit dans le Louvre par monceaux; ils arrêtoient le cours des rivières, et leurs eaux en étoient infectées. Il n'y eut que trop de victimes dans cette nuit détestable et dans les imitations qui en furent faites dans plusieurs villes de France; mais lorsque l'on vient, écartant ces exagérations, à consulter des témoignages plus sûrs, on est confondu de la légèreté téméraire avec laquelle tant d'historiens ont accrédité les erreurs et les impostures des calvinistes, comme s'ils eussent eu le même intérêt qu'eux à aigrir les haines et à accroître l'horreur que doit inspirer ce sinistre événement[87]. Il faut donc le dire: tout horrible qu'elle est, l'exécution de la Saint-Barthélemi et celles qui la suivirent furent moins sanglantes que tant d'autres dont les calvinistes avoient épouvanté la France: les premiers ils donnèrent l'exemple de tant de barbarie, et si la vengeance étoit permise à des chrétiens; on pourroit dire que jamais plus cruels outrages n'excitèrent de plus justes ressentiments. Qui pourroit en compter le nombre et en exprimer les excès, pendant douze années déjà écoulées d'une guerre civile dont ils étoient seuls les auteurs? Que faisoient-ils partout où ils se montroient les plus forts? Ils ravageoient les campagnes, brûloient ou démolissoient les églises, les dépouilloient de leurs richesses, y commettoient les plus exécrables profanations[88]; massacroient les prêtres et les religieux qui ne vouloient pas racheter leurs jours par l'apostasie; passoient des populations entières au fil de l'épée, inventoient des supplices nouveaux pour les catholiques qui tomboient entre leurs mains[89], et poussoient leur rage sacrilége jusqu'à violer les tombeaux[90]. Les habitants de Paris pouvoient-ils oublier le tumulte de Saint-Médard[91] et tant d'autres violences dont ils s'étoient rendus coupables envers eux, chaque fois que l'autorité, foiblissant en leur faveur, avoit encouragé leur fanatisme et leur insolence? Deux entreprises de ces rebelles sur deux rois[92], dont l'un ne parvint que par une espèce de prodige à se réfugier dans leurs murs, ne suffisoient-elles pas pour exaspérer un peuple qui aimoit et respectoit ses souverains? Que vouloient-ils? que prétendoient-ils? quelle étoit leur mission? sur quoi fondoient-ils leur autorité? où étoient leurs miracles pour prêcher un nouvel Évangile et prétendre imposer une religion nouvelle à vingt millions d'hommes qui trouvoient bonne celle qu'ils avoient, et ne vouloient point en changer? pouvoient-ils opérer un tel changement sans bouleverser l'état? Partout où ils avoient introduit leurs doctrines, n'avoient-ils pas opéré des bouleversements; et dans un tel cas, n'étoit-ce pas, nous ne dirons pas seulement un droit, mais un devoir pour l'état de les traiter comme ses plus dangereux ennemis, d'exercer sur eux les plus terribles châtiments? Si la Providence, dont les décrets sont impénétrables et qui sans doute vouloit éprouver et punir la France, ne lui eût point enlevé, par un nouveau crime de ces sectaires, l'homme incomparable qui, ayant reconnu toute la grandeur du mal, étoit enfin parvenu à rassembler entre ses mains tout ce qu'il falloit de puissance pour y appliquer le remède, l'hérésie, poursuivie sans relâche, attaquée jusque dans sa racine, eût été ou détruite ou expulsée de ce beau royaume; et ces maux, ainsi que ces crimes, qui naquirent de la foiblesse du gouvernement et de la révolte des sujets, ne seroient jamais arrivés. Oui, sans doute, on fut coupable des deux côtés: au milieu de tant de désordres et de calamités, les esprits s'exaltèrent, les caractères s'endurcirent, les mœurs devinrent atroces et les catholiques se montrèrent à leur tour factieux, rebelles, fanatiques; mais ils ne le furent que parce que les calvinistes l'avoient été avant eux; s'ils portèrent depuis leurs fureurs jusqu'au régicide, les calvinistes leur en avoient donné des leçons; les François, nous le répétons, n'étoient point tels auparavant: ils furent alors ce que les calvinistes les avoient faits; et, ce mal dont ceux-ci sont les seuls auteurs, étant retombé sur leur tête, nous avons le droit d'en gémir et de le détester: ils n'ont pas celui de nous le reprocher et de s'en plaindre.
Parmi les chefs du parti huguenot dont on avoit particulièrement résolu la mort, plusieurs se sauvèrent, entre autres Rohan, le vidame de Chartres, Montgommeri, Grammont, Duras, Gamache, Bouchavannes: quelques-uns de ceux-ci obtinrent leur grâce du roi. Ce prince, lorsque la première fureur du massacre eut été un peu amortie, avoit fait venir dans son cabinet le roi de Navarre et le prince de Condé; et jetant sur eux des regards pleins de courroux: «Je me venge aujourd'hui de mes ennemis, leur dit-il, j'aurois pu vous mettre du nombre, puisque c'est sous votre autorité qu'ils m'ont fait la guerre. La tendresse que j'ai pour les princes de mon sang, l'emporte sur ma justice: je vous pardonne le passé; mais j'entends que vous repreniez la religion des rois nos ancêtres, et que vous renonciez à une hérésie dont la fureur a mis tout mon royaume en combustion. Sans cela il me sera impossible de vous sauver de la furie du peuple, qui fera lui-même une justice que je ne puis me résoudre à faire[93].» Le roi de Navarre se montra disposé à obéir; le prince de Condé fit plus de résistance: sur quoi le roi s'emportant contre lui, le chassa de sa présence, lui donnant trois jours pour se décider: c'est ainsi que l'on obtint l'abjuration de l'un et de l'autre[94].
On agita dans le conseil si Charles IX se déclareroit l'auteur de la Saint-Barthélemi, ou si l'on continueroit de la rejeter, comme l'avoient fait d'abord ses lettres aux gouverneurs de provinces, sur l'ancienne animosité des maisons de Guise et de Châtillon. Il fut résolu qu'on avoueroit que le tout avoit été fait par ses ordres, le duc de Guise ayant refusé de se charger d'une action qui, de simple exécuteur des commandements du roi, le transformoit en assassin; et la reine ayant fait voir que reconnoître que de tels actes de vengeance pouvoient s'exécuter impunément sous les yeux du monarque, c'étoit s'accuser soi-même de foiblesse et d'impuissance, et compromettre l'autorité. En conséquence, le mardi suivant, le roi se rendit au parlement, où il tint un lit de justice, menant avec lui tous les princes du sang, et notamment le roi de Navarre. Il y déclara que Coligni, mille fois coupable de révoltes et d'attentats contre son souverain[95], et mille fois pardonné, avoit voulu mettre le comble à ses crimes en formant la résolution d'exterminer le roi et toute la famille royale, à l'exception du prince de Condé, dont il auroit fait un fantôme de souverain pour gouverner à sa place, faire régner l'hérésie dans le royaume et y détruire jusqu'aux moindres vestiges de la religion catholique. Il finit en disant que, nonobstant des crimes aussi énormes, qui avoient attiré sur la tête des coupables de si justes châtiments, son intention étoit de ne gêner la conscience de personne et de faire observer les édits de pacification, à la réserve de la profession publique du calvinisme, qu'il étoit absolument résolu de ne point souffrir. Le président de Thou loua la prudence du roi dans cette grave circonstance, reconnoissant, d'après l'exposé que Sa Majesté venoit d'en faire, qu'elle avoit pris le seul moyen possible d'arrêter les effets d'une conjuration qui avoit menacé à la fois et sa personne sacrée et la famille royale et le salut de l'état. Gui de Pibrac, avocat général, ayant alors requis que l'on informât contre l'amiral et ses complices, le parlement fit instruire leur procès, et rendit un arrêt par lequel Coligni fut déclaré criminel de lèse-majesté, perturbateur du repos public, chef de conspiration contre le roi et l'état; il fut ordonné que son corps ou son effigie seroit traîné sur la claie par le bourreau, attaché à une potence en place de Grève, et de là porté à Monfaucon; que sa mémoire seroit condamnée, sa maison de Châtillon-sur-Loing rasée; et que, tous les ans, on feroit une procession générale dans Paris pour remercier Dieu de la découverte de cette conspiration[96].
Cependant, revenus de la consternation où le premier moment les avoit plongés, les huguenots se rallièrent dans leurs places de sûreté, et refusèrent de se rendre: ainsi commença la quatrième guerre civile, immédiatement après la Saint-Barthélemi. (1573) Le siége de La Rochelle, principal boulevard du parti, entrepris par le duc d'Anjou, et l'un des plus meurtriers de cette époque, ne réussit point, et finit par un accord que l'empressement de ce prince à terminer cette opération rendit plus avantageux aux assiégés qu'ils n'auroient dû l'espérer. Il venoit d'être appelé au trône de Pologne, et son impatience étoit grande de se rendre aux vœux de ses nouveaux sujets. La reine mère, qui n'en étoit pas moins impatiente que lui, ne craignoit rien tant que de voir quelque obstacle arrêter le cours des destinées glorieuses de son fils bien-aimé; et de son côté le roi n'étoit pas fâché de voir s'éloigner de lui un frère qu'il aimoit peu et dont il étoit jaloux. Toutes ces petites passions tournèrent au profit des sectaires, qui, poursuivis de toutes parts par les commandants de provinces, et dans ce moment hors d'état de résister, obtinrent tout à coup une paix sur laquelle ils étoient loin de compter; paix fallacieuse, et dont le duc d'Anjou eut tout le temps de se repentir, lorsque, peu après, il fut devenu roi. En se rendant, les Rochelois demeurèrent maîtres de leur ville; et le parti huguenot, à qui l'on donnoit ainsi le temps de respirer, ne tarda point à reprendre une audace qui annonçoit des ressources inconnues, et se montra bientôt plus effrayant peut-être qu'il n'avoit encore été.
C'est alors que ses chefs organisèrent dans le Languedoc une espèce de gouvernement dont Nîmes et Montauban furent comme les capitales. On y correspondoit régulièrement avec les conseils secrets que le parti avoit dans les provinces plus éloignées; et de ces deux points partoient les ordres auxquels tous les membres de l'association étoient tenus d'obéir. Ils garnirent de soldats les places qui leur avoient été laissées, firent de nouveaux enrôlements, levèrent des contributions comme en temps de guerre dans tous les lieux où ils étoient les plus forts; et bientôt leurs requêtes pour le libre exercice de leur religion, plus insolentes qu'elles n'avoient encore été, vinrent épouvanter la cour, qui se montra foible, parce qu'elle avoit été imprévoyante, et se crut obligée d'écouter les rebelles au lieu de les punir. Encouragés par ce signe de foiblesse, ils resserrèrent de plus en plus les nœuds de leur confédération, dans laquelle entrèrent toutes les églises réformées de France; l'acte en fut dressé à Milhau dans le Rouergue, le 16 décembre de cette même année: ils continuèrent de se fortifier de jour en jour davantage dans le Languedoc, le Vivarais, le Gévaudan, le Béarn, le Quercy, le Rouergue, le Dauphiné, toutes ces provinces étant remplies de montagnes où il leur étoit aisé de se défendre, où les catholiques pouvoient difficilement les attaquer. Le plan qu'ils avoient formé d'une république commença aussitôt à recevoir son exécution[97]; et les hostilités recommencèrent dans les provinces, sans nul égard pour les ordres du roi, et comme s'il n'y avoit point eu de capitulation.
(1574) Toutefois si, depuis la mort de Henri II et l'administration funeste de Catherine, la cour n'eût pas été un foyer de factions sans cesse renaissantes, se succédant sans cesse les unes aux autres, tel étoit en France l'ascendant de la monarchie, et la force que lui avoient donnée tant de siècles de christianisme, l'établissement si solide et l'influence si étendue de son clergé, que les chefs des huguenots, quelles que fussent leur puissance et leurs ressources, n'auroient pu y opposer une longue résistance; et que l'hérésie, triomphante en tant de lieux, y eût été facilement étouffée. Mais les rivalités des grands prolongèrent ces troubles et amenèrent de nouveaux malheurs. Les princes lorrains, à qui, même en les supposant ambitieux, il faut rendre cette justice qu'ils n'abandonnèrent jamais le parti de la religion, et par conséquent les véritables intérêts de la monarchie, étoient, depuis la mort de Coligni, plus puissants qu'ils n'avoient jamais été. Le jeune duc de Guise succédoit à cet amour du peuple, à cette confiance de la noblesse dont avoit joui son illustre père, et qui avoient fini par le rendre l'arbitre de l'état; et la reine mère, qui voyoit Charles IX atteint d'une maladie dont les suites pouvoient être mortelles, s'étoit politiquement attachée à ce parti, le seul qui pût alors soutenir le trône et l'assurer à son second fils, si le roi venoit à mourir. C'en fut assez pour allumer la jalousie d'une autre famille puissante, celle des Montmorencis. Réunissant donc autour d'eux tous ceux qui croyoient avoir à se plaindre du gouvernement, les chefs de cette famille formèrent, sous le nom de malcontents ou politiques, un tiers parti qui n'eut point la religion pour prétexte, mais le soulagement des peuples, et la réformation des abus. Il lui falloit un chef qui pût en imposer: ils le trouvèrent dans le duc d'Alençon, troisième frère du roi, esprit inquiet, borné, présomptueux, que les préférences de Catherine pour son second fils et quelques injustices dont il croyoit avoir à se plaindre, avoient exaspéré, et qui se trouvoit ainsi, et par ses ressentiments et par son caractère, l'instrument le plus propre à servir les passions des autres, même contre ses véritables intérêts. Les moyens que ce parti employa furent les plus odieux qu'il soit possible d'imaginer, et prouvent une corruption qui étonne, même dans ces malheureux temps. Ses principaux agents commencèrent par jeter de fausses alarmes au milieu des huguenots pour les maintenir dans leur révolte, et n'eurent pas honte ensuite de former avec eux une association à laquelle ceux-ci se prêtèrent volontiers, chacun des deux partis se servant ainsi de l'autre pour arriver au but de ses desseins pernicieux. L'accord ainsi fait entre les calvinistes et les politiques, il fut convenu qu'un corps de cavalerie huguenote se présenteroit le jour du mardi gras aux portes de Saint-Germain, où étoit alors la cour, pour enlever le duc d'Alençon, et qu'aussitôt on recommenceroit la guerre civile; mais cette entreprise, célèbre dans l'histoire sous le nom des jours gras, manqua, tant par la foiblesse de ce prince, qui, au moment même de l'exécution et poussé par La Mole, l'un de ses favoris, alla tout avouer à sa mère, que par l'activité, la prudence, la fermeté que Catherine déploya en cette occasion. Instruite à minuit d'un complot qui devoit éclater le lendemain, elle ordonna à l'instant même et en toute hâte, le départ pour Paris. Le roi, déjà trop malade pour voyager à cheval, y fut transporté en litière; le duc d'Alençon et le roi de Navarre furent enfermés à Vincennes; on mit à la Bastille les maréchaux de Cossé et de Montmorenci; ce même La Mole, qui étoit cause de la découverte de la conspiration, Coconnas, gentilhomme piémontais, comme lui fort avant dans la faveur du jeune duc, furent jetés en prison, et l'on instruisit leur procès. Pour obtenir sa grâce, le prince avoua tout, s'inquiétant peu du danger où il mettoit ceux qui l'avoient servi; tous les deux eurent la tête tranchée; et les huguenots n'en continuèrent pas moins la guerre, sûrs d'être soutenus par le tiers-parti, que ces arrestations et ces exécutions avoient pu déconcerter, mais non détruire.
Sur ces entrefaites et au milieu de ces nouveaux ferments de désordres, le roi mourut; et son frère, Henri, roi de Pologne, fut appelé au trône de France. Le règne honteux et déplorable de celui-ci fit bientôt voir que, des trois frères, Charles IX étoit celui qui étoit doué du plus heureux naturel, et dont, avec de meilleurs conseillers, il eût été plus facile de faire un bon roi. Dans le petit nombre d'occasions qu'il eut de montrer ce qu'il étoit, il prouva qu'il avoit du courage, un sens droit, de la vivacité d'esprit, un zèle sincère pour la religion. Catherine arrêta en lui le développement de quelques-unes de ces heureuses dispositions, et abusa des autres au profit de ses desseins ambitieux. L'asservissement dans lequel elle eut l'art de le retenir jusqu'au dernier moment, les séductions et les artifices dont elle ne cessa point de l'obséder, doivent l'absoudre aux yeux de tout homme raisonnable, du seul acte violent de son règne auquel il ait pris part, et dont il n'étoit point réellement le véritable auteur; et d'ailleurs nous en avons dit assez pour prouver jusqu'à la dernière évidence qu'il ne crut point commettre un crime, mais défendre sa vie et son état selon le droit qu'il en avoit, en ordonnant l'exécution de la Saint-Barthélemi. Aussi ne mourut-il point du chagrin et des remords qu'il ressentit de cette action, comme l'ont écrit tant d'historiens, mais de l'épuisement dans lequel l'avoit jeté son goût pour les exercices violents, et particulièrement pour la chasse, à laquelle il se livroit avec une sorte de fureur.
L'état de la France étoit affreux: il va le devenir encore davantage; les fautes d'un gouvernement qui, depuis tant d'années, n'avoit point cessé d'en commettre, paroîtront encore plus à découvert; des circonstances nouvelles, singulières, inattendues, nous permettront de sonder plus profondément encore cette plaie hideuse qui dévoroit l'état; et les principes politiques et religieux que nous avons posés, s'affermiront de plus en plus par des applications dont l'évidence frappera tous les bons esprits.
La première chose que fit Henri III, dès que la nouvelle de la mort de son frère lui fut parvenue, fut d'envoyer à la reine mère des lettres de confirmation de la régence qui lui avoit été provisoirement dévolue pendant l'absence du nouveau roi; puis son unique pensée fut de trouver le moyen de quitter la Pologne, ou plutôt de s'en échapper, car il n'y avoit point pour lui d'autre moyen d'en sortir. Il y parvint d'une manière presque romanesque, et non sans avoir couru plus d'un danger; puis, prenant la route de l'Italie pour éviter de nouveaux dangers qui l'attendoient, s'il eût traversé les états des princes protestants, et s'arrêtant chez le duc de Savoie, il y commença les actes de son règne par la concession gratuite et impolitique qu'il fit à ce prince habile et guerrier, des places que la France possédoit encore dans le Piémont. Cette faute, qu'il commit malgré les avis et les remontrances de ses plus habiles conseillers, et uniquement pour reconnoître le bon accueil qu'il avoit reçu du duc de Savoie, eut des suites graves que nous ferons successivement connoître, et qui se prolongèrent jusque sous le règne suivant.
Cependant Catherine, en attendant le retour du roi, essayoit autant qu'il étoit en elle d'arrêter le cours des nouveaux désordres que préparoit la réunion déjà fort avancée des politiques avec les protestants. Pour y parvenir, elle employoit tour à tour et suivant les circonstances, la force ou les traités, mais sans autre succès que de ralentir momentanément les effets d'un mal que ni elle ni son fils n'étoient capables de détruire.
La faction des politiques reconnoissoit alors pour chef le maréchal de Damville, frère du maréchal de Montmorenci, que le complot des jours gras retenoit encore prisonnier à la Bastille; il étoit gouverneur du Languedoc, et ce gouvernement considérable placé dans le centre même de la confédération protestante, en faisoit un ennemi extrêmement dangereux. Le roi, qui le savoit, manqua cependant l'occasion de le faire arrêter à Turin, où il avoit eu l'imprudence de se présenter pour lui faire d'apparentes soumissions; et ce fut une seconde faute non moins impardonnable que la première. L'accord entre les mécontents et les calvinistes avoit été signé à Milhau avant ce voyage de Damville; de son côté le prince de Condé, réfugié en Allemagne, y négocioit auprès des princes protestants; et les deux partis réunis s'apprêtèrent à la guerre, désespérant d'obtenir la paix. Il falloit leur accorder cette paix que, dans les premiers moments, ils désiroient avec ardeur, et qu'ils eussent reçue à des conditions très-modérées, ou pousser cette guerre avec franchise et vigueur. La politique chancelante et artificieuse du nouveau roi, ses mœurs inexplicables, mélange bizarre de débauches et de pratiques religieuses, son inapplication aux affaires, ses prodigalités insensées pour d'indignes favoris, servirent ses ennemis au delà de ce qu'ils pouvoient espérer. En même temps qu'il mécontentoit les grands, il s'aliénoit l'esprit des peuples; et le parti catholique, dont il étoit le chef naturel, et auquel un prince ferme et actif eût donné une force irrésistible, se montra pour la première fois plus foible que ceux dont il avoit jusqu'alors toujours triomphé. Les troupes royales qu'il avoit lui-même si souvent conduites à la victoire, furent battues presque partout; et Henri III étoit à peine rentré dans ses états, que des rebelles que son retour avoit fait trembler, lui imposoient déjà, dans leurs requêtes insolentes, les plus dures conditions. Il avoit rendu la liberté au roi de Navarre et au duc d'Alençon: celui-ci n'en ayant fait usage que pour conspirer de nouveau, il falloit ou le faire rentrer dans sa prison, ou se l'attacher par de bons traitements; Henri sembla se plaire à redoubler les craintes, à aigrir les ressentiments de ce caractère ombrageux et jaloux, essayant en même temps, et par de puériles intrigues, de le brouiller avec le roi de Navarre, et de contenir l'un et l'autre en fomentant ces divisions. (1575) Leur intérêt ne tarda point à rétablir entre eux l'accord: un plan est concerté entre eux; le duc d'Anjou quitte furtivement la cour et se réfugie à Dreux; les mécontents, huguenots et catholiques, accourent en foule autour de lui; les Allemands, qui sembloient n'attendre que ce signal, entrent en même temps en France, marchant au secours des rebelles, et le roi se trouve ainsi réduit par une suite inconcevable de fautes, aux plus fâcheuses extrémités.
On fit toutefois ce qu'il étoit possible de faire dans de telles circonstances, où le trésor étoit épuisé, où le découragement et le mécontentement étoient partout; et Catherine, fort supérieure à son fils en adresse et en ressources, reparut à la tête des affaires auxquelles, depuis le nouveau règne, elle avoit pris peu de part. On rassembla de toutes les parties de la France des troupes dont on forma une armée de dix mille hommes qui, sous les ordres du duc de Guise, marcha vers les frontières de la Champagne pour s'opposer à l'entrée des Allemands[98]. Par son conseil, les maréchaux de Cossé et de Montmorenci furent tirés de leur prison, et employés à ramener le duc d'Alençon, sur lequel ils avoient un grand ascendant, et que l'on vouloit, à tout prix, arracher aux rebelles; ils promirent de le faire, de demeurer désormais fidèles au roi, et tinrent leur promesse. Des négociations furent aussitôt entamées avec le jeune prince; mais malgré toute l'habileté des négociateurs, elles n'eurent d'autres résultats qu'une trève de six mois, accordée aux conditions les plus dures, conditions que la cour accepta, bien que le duc de Guise eût taillé en pièces un corps de reîtres qui avoit déjà passé le Rhin, et par cette action d'éclat relevé le courage et les espérances du parti catholique. Par cette convention temporaire, Henri s'engageoit à livrer six places de sûreté aux rebelles, à congédier la plus grande partie de ses troupes, à tenir tous les anciens traités faits avec les protestants; enfin, à payer aux Allemands une somme considérable pour qu'ils ne passassent point le Rhin. Cependant les commandants des places désignées dans les traités, refusèrent de les rendre aux huguenots; et les Parisiens indignés ne voulurent donner au roi qu'une partie des subsides qu'il leur demandoit. Alors Casimir, prince palatin, ne recevant point l'argent promis, s'avance dans la Bourgogne à la tête de ses soldats, ayant pour guide le prince de Condé: le duc d'Alençon va le rejoindre avec ses troupes; et de cette réunion se compose une armée de trente-cinq mille hommes à laquelle il ne sembloit pas que le roi pût résister (1576). En même temps le roi de Navarre, que l'on sembloit prendre à tâche de mécontenter, s'échappe de la cour; se réfugie dans son gouvernement de Guienne, où l'affluence des mécontents auprès de lui est bientôt plus grande encore qu'auprès du duc d'Alençon; fait de nouveau profession du calvinisme, et envoie des députés à l'armée des confédérés. Si l'argent ne leur eût manqué, ceux-ci devenoient les arbitres des destinées de la France; mais, parce qu'ils n'en avoient point assez pour retenir les Allemands sous leurs drapeaux, ils accordèrent insolemment à leur souverain une paix qu'il leur demandoit avec instances et dont ils se trouvoient avoir autant besoin que lui. De là un nouvel édit de pacification dans lequel huguenots et politiques obtinrent des conditions dont le résultat devoit être la destruction entière de la monarchie et de la religion catholique en France, si quelque événement qu'il n'étoit pas difficile de prévoir ne fournissoit bientôt le moyen de revenir sur un traité aussi désastreux[99]. Les rebelles le sentirent, et signèrent cette paix, bien résolus de se tenir prêts à faire de nouveau la guerre: le roi de Navarre se cantonna dans la Guienne, le prince de Condé dans les environs de la Guienne, Damville dans son gouvernement de Languedoc, où les politiques se réunirent autour de lui; Casimir quitta la France, chargé de ses dépouilles, se tenant sur les bords du Rhin et tout prêt à y rentrer; et le duc d'Alençon, devenu duc d'Anjou par l'augmentation de ses apanages, revint triomphant à la cour, où le roi se vit forcé de le bien recevoir.
Les catholiques avoient la rage dans le cœur; le roi, qui n'avoit pu, par tant de honteuses concessions, gagner la confiance des rebelles, étoit devenu pour toutes les classes de ses sujets un objet de haine et de mépris. On s'effrayoit des dangers que couroient la monarchie et la religion; on s'indignoit de la lâcheté du prince; et c'est dans cette disposition extraordinaire des esprits qu'il faut chercher l'origine de cette confédération singulière, jusqu'alors sans exemple chez les peuples chrétiens, si fameuse dans notre histoire sous le nom de LA SAINTE LIGUE, confédération que le plus grand nombre de nos historiens nous semble avoir aussi mal comprise que le reste, tant dans ses causes que dans ses effets, et que nous allons expliquer comme nous la comprenons.
Pour être d'accord avec nous sur ce point de notre histoire, il est nécessaire que l'on adopte certains principes que les temps où nous vivons ont rendus plus manifestes qu'ils ne l'avoient été jusqu'alors; et dont l'application aux sociétés chrétiennes est plus frappante maintenant qu'elle ne l'a jamais été. Il est donc également nécessaire que nous présentions de nouveau, et avec de plus longs développements, ces mêmes principes, souvent indiqués dans le cours de cet ouvrage, où ils ont éclairé notre marche et ouvert le point de vue sous lequel nous avons considéré tant de grands événements.
Sans la religion tout pouvoir politique ne seroit qu'une force aveugle et matérielle, puisque, séparé de la raison divine, il seroit dépourvu de toute conscience et par conséquent de toute justice. On peut même dire que, dans cet état complet de violence et d'abrutissement, il lui seroit impossible d'exercer la moindre action sur des intelligences et de conserver quelques moments d'existence; d'où il résulte que plus la loi divine à laquelle il est tenu d'obéir et qui fait sa véritable force, est précise et développée, plus ce pouvoir a de force par cela même qu'il a plus de raison, de conscience et d'équité. Partout, et jusque chez les peuples les moins civilisés, c'est la religion qui le défend de ses propres excès; après avoir renversé toutes les barrières, il s'arrête toujours devant celle-là, et quelquefois vient s'y briser.
C'est dans la religion chrétienne que cette loi a reçu son dernier développement: c'est donc dans les sociétés chrétiennes que l'opposition morale a le plus de force. C'est dans ces sociétés que le pouvoir politique, soumis à des préceptes qui ne l'obligent pas moins que le dernier de ceux qui lui obéissent, est contraint, quelques efforts qu'il fasse pour en sortir, de rentrer à chaque instant dans les limites de l'ordre et de la justice, de pratiquer les vertus qui en dérivent, enfin de se montrer intelligent, pour commander à des intelligences.
L'Apôtre a dit: «Tout pouvoir vient de Dieu[100].» Oui, sans doute; et de même que Dieu l'a fondé dans l'ordre religieux par sa parole immédiate, de même il l'a établi, dans l'ordre temporel, en le créant naturellement au sein de la famille[101], premier type de toute autorité qui s'élève ensuite dans l'état. Mais, pour être sorties de la même source, s'ensuit-il que ces deux puissances soient égales? S'il en est une qui ait reçu le privilége exclusif de publier et d'interpréter les préceptes et les commandements qui doivent être la règle de toutes les deux, n'est-ce point là une véritable suprématie; et dans tout ce qui a rapport à ces commandements et à ces préceptes, l'autre n'est-elle pas tenue de l'écouter et de lui obéir? Oui, nous en convenons, le pouvoir des princes de la terre vient de Dieu immédiatement; mais ce n'est point immédiatement de lui qu'ils reçoivent la loi qui dirige et circonscrit ce pouvoir. Soutenir que, sous toute espèce de rapports, ces princes sont indépendants de cette autre puissance divinement établie sur la terre, c'est faire de ce pouvoir qui leur a été confié, une seconde religion qui ne devroit pas être moins infaillible que l'autre; c'est consacrer tous les crimes que les rois peuvent commettre; c'est légitimer toutes les tyrannies; c'est avancer la plus monstrueuse, ou pour mieux dire la plus coupable des absurdités.
Dieu n'a établi dans un rapport direct et immédiat avec lui qu'un seul pouvoir, celui de son église: il en a fait une monarchie, parce que lui-même est monarque, et qu'il tend sans cesse à tout ramener à son unité. Le successeur de Pierre est pour les chrétiens le représentant de Dieu; parmi tous les rois il est le seul qui relève immédiatement de lui, le seul par conséquent dont le pouvoir soit infaillible; le seul qui ait mission spéciale pour interpréter sa loi et exiger qu'on lui obéisse; le seul enfin qui ait droit de commander aux intelligences et de tout exiger d'elles, sans qu'on puisse jamais l'accuser de tyrannie.
Il commande aux intelligences; il est le pouvoir spirituel: c'est ainsi qu'on le nomme et d'un accord unanime. Il faut donc, encore un coup, et par toutes les raisons que nous venons de dire, que le pouvoir temporel lui obéisse en tout ce qui tient à l'ordre spirituel, parce que lui-même doit être intelligence, et ce sous peine de ne point exister. Aussi, dès que la société politique fut devenue chrétienne, vit-on la suprématie du Saint-Siége s'établir d'elle-même et partout sur les peuples et sur les rois, n'éprouvant de résistance que de la part de ceux-ci, dont elle arrêtoit les injustices et les violences; sans cesse bénie et invoquée par ceux-là, dont elle étoit souvent le seul refuge contre l'oppression et la tyrannie. Nous avons fait voir comment le pouvoir spirituel introduisit par degré la civilisation parmi les conquérants barbares de la première race; comment, sous la seconde, il fut le salut de ces sociétés naissantes qui, à peine formées, alloient se dissoudre, si elles ne se fussent jetées dans son sein pour y retrouver l'ordre et la vie[102]. C'est seulement sous la troisième race que l'on voit le pouvoir temporel, mieux affermi, commencer à se montrer moins soumis; faire l'essai de ses forces en se soulevant contre cette autorité sainte; et montrer qu'il étoit de l'homme, par son orgueil et par sa révolte contre ce qui étoit de Dieu[103]. Il se passa du temps avant qu'il fût parvenu à briser ce joug, qu'il ne supportoit plus qu'avec impatience; et dans cette lutte des deux pouvoirs, ou pour mieux dire des enfants contre le père, ce que les papes montrèrent de zèle, de fermeté, de lumières pour le maintien de la foi et de l'orthodoxie, de courage et de haute politique pour la défense des libertés de l'Italie, de douceur, de prévoyance, d'esprit de charité et de conciliation pour réprimer l'abus de la force, apaiser les guerres, rétablir la concorde entre les princes, ne se peut assez admirer, et ne s'explique que par une assistance continuelle de cette Providence qui avoit promis de les assister et d'être avec eux jusqu'à la fin des temps.
Nous avons fait voir comment le grand schisme d'Occident et les deux conciles fameux qui le suivirent, favorisèrent cette rébellion des princes temporels contre le chef de la chrétienté[104]; et particulièrement ce qui en arriva en France, où le clergé lui-même, allant au-devant des servitudes qu'on lui préparoit, aida les rois à secouer ce joug salutaire, dont leur fausse politique alloit bientôt dégager aussi leurs peuples; révolution fatale qui, laissant toujours subsister l'opposition religieuse, puisque ces peuples continuoient d'être religieux, eut pour résultat de la déplacer et de la transporter du chef de l'Église à ses membres. Ainsi, du dogme de la souveraineté des conciles découla nécessairement celui de la souveraineté du peuple[105]; et le pouvoir temporel fut ébranlé en même temps qu'il dépouilloit le pouvoir spirituel d'une prépondérance qu'il auroit dû plutôt accroître, s'il eût bien entendu ses propres intérêts. On a vu que ce fut dans le parlement que se forma par degré cette opposition tout à la fois politique et religieuse[106] que nos monarques se plurent à favoriser, s'isolant de jour en jour davantage du souverain pontife, se plaisant même à l'humilier comme prince temporel, le sacrifiant sans respect pour son caractère aux moindres caprices de leur ambition; abusant, sous ce rapport, de sa foiblesse contre toute justice, de leur force contre toute générosité[107]. De cette conduite, presque toujours hostile et quelquefois même jusqu'au scandale, il résulta comme une espèce de schisme toujours prêt à éclater entre la France et la cour de Rome[108]. Dans tout ce qui touchoit à la discipline, on peut dire que le roi s'y étoit fait chef de l'Église; encouragé par un tel exemple, le parlement ne tarda point à s'y ériger en tribunal ecclésiastique; et, pour prix de sa complaisance envers le pouvoir temporel, le clergé se vit dépouiller, et pour toujours, de sa juridiction.
Que l'on considère attentivement cette fausse position dans laquelle tout l'ordre social venoit d'être placé: tous les maux dont nous avons tracé l'histoire, tous ceux qui vont les suivre en dérivent. À la faveur de ces maximes relâchées sur le pouvoir des papes, le protestantisme étoit né en Allemagne: il s'y étoit accru, sans que les armes spirituelles dont ces chefs de l'Église faisoient jadis un usage si prompt et si terrible, eussent pu en arrêter les progrès et les ravages; par la même raison, il n'éprouva que de foibles obstacles pour s'introduire et se propager en France; et c'est alors que se montre à découvert le vice radical de cette politique anti-chrétienne, si malheureusement adoptée par le roi très-chrétien.
Trois siècles plus tôt que fût-il arrivé? Sous peine de partager l'anathème dont les hérétiques étoient frappés, nos rois, fils aînés de l'Église, eussent reçu, du haut de la chaire pontificale, l'ordre d'employer tous les moyens que Dieu avoit mis entre leurs mains pour détruire l'hérésie jusque dans ses racines; princes et sujets se seroient ralliés à l'instant même pour une cause aussi sainte; un tel ordre eût produit une sorte de croisade contre l'erreur et l'impiété; le mal eût été arrêté dans sa source; et à peine quelques gouttes eussent été versées de ce sang qui coula par torrents pendant plus d'un demi-siècle.
Mais ces temps d'harmonie et de subordination entre les deux pouvoirs étoient passés: non-seulement les rois de France avoient rendu leur politique indépendante de la puissance religieuse; mais ils avoient même voulu qu'elle fût entièrement étrangère à la religion. Ce n'étoit plus qu'un calcul d'intérêts purement matériels qui présentoit souvent les résultats les plus contradictoires et les plus révoltants: ainsi nous avons vu François Ier, en même temps qu'il signoit un traité d'alliance avec le successeur de Mahomet, faire brûler à Paris les disciples de Calvin[109]; et son fils Henri II, se montrer en France l'ennemi le plus terrible de ces hérétiques, en Allemagne, leur protecteur et leur allié. C'étoit le parlement qui lançoit les anathèmes contre ceux-là, en même temps qu'il approuvoit les traités faits avec ceux-ci[110].
Toutefois jusqu'à la fin du règne de ce dernier prince, le mal ne se manifesta point aussi grand qu'il l'étoit en effet, parce que François Ier et son fils se montrèrent, dans l'intérieur de leur royaume, ce qu'ils devoient être, et se mirent d'eux-mêmes à la tête de cette grande opposition qui se forma d'une nation presque tout entière catholique contre un nombre encore peu considérable de novateurs religieux. Ainsi, d'accord avec la plus grande partie de la population, l'autorité monarchique eut un moment tous les effets de l'autorité religieuse; mais il lui manquoit ce caractère miraculeux de perpétuité et d'infaillibilité que Dieu n'accorde qu'à l'Église et à son chef; tout dépendoit ici du caractère de deux hommes, et étoit comme eux passager et périssable. Que leur successeur fût ou moins zélé, ou plus foible, ou plus corrompu, un désordre réel remplaçoit aussitôt les apparences de l'ordre: c'est ce qui arriva.
Sous les deux rois enfants qui succédèrent à Henri II, deux factions ne cessèrent point de se disputer le pouvoir: le pouvoir en fut affoibli; et bientôt se développèrent les dernières conséquences de ce système désastreux. On y vit les Guises se placer d'abord à la tête du parti catholique, marcher franchement et fermement dans cette unique voie de salut, rallier ainsi la France entière autour d'eux et attaquer de front l'hérésie, décidés qu'ils étoient à ne lui point laisser de relâche jusqu'à son entière extermination. Avec une telle résolution et des vues aussi droites, point de doute, s'ils eussent été rois, qu'ils n'y fussent parvenus; mais ils ne possédoient qu'un pouvoir emprunté; et Catherine de Médicis, dont la politique étoit fondée sur une indifférence religieuse poussée beaucoup plus loin qu'on ne l'avoit fait jusqu'alors en France, leur disputant sans cesse ce pouvoir qu'elle vouloit leur arracher, se plaça aussitôt entre les deux partis, tantôt catholique et tantôt protestante suivant ses intérêts; craignant la destruction de l'un, parce qu'elle ne vouloit pas le triomphe entier de l'autre; quelquefois entraînée par la force des choses à s'unir aux vues religieuses et monarchiques de ses adversaires et à faire cause commune avec eux; s'en écartant aussitôt qu'elle croyoit pouvoir le faire sans danger, non pour se jeter dans le parti contraire, mais pour se tenir au milieu des deux partis; isolant ainsi le pouvoir du roi entre ses amis et ses ennemis, et lui ôtant l'appui des Français catholiques, en même temps qu'elle accroissoit la force et aigrissoit le fanatisme des sectaires. Cette politique astucieuse trouva des partisans dans des familles puissantes et particulièrement dans celle des Montmorencis: ainsi se forma le tiers-parti que nous avons déjà signalé; parti le plus funeste de tous, à qui l'on doit d'avoir prolongé cette lutte sanglante, et qui acheva de tout corrompre dans cette cour déjà si profondément corrompue.
Ainsi les circonstances ayant forcé Catherine à abandonner, après la Saint-Barthélemi, la marche qu'elle avoit suivie jusqu'alors, et à se jeter entièrement dans le parti catholique, qui, comme nous l'avons si souvent répété, étoit à la fois celui des Guises et de la nation, on vit, ce qui étoit jusqu'alors sans exemple, des hommes puissants qui n'avoient point abjuré le nom de catholiques, se jeter ouvertement dans le parti huguenot; et le tiers-parti se montra dès le commencement ce qu'il étoit, prêt à tout et capable de tout.
Henri III acheva de tout perdre: élevé à l'école de sa mère, il s'en montra un digne élève; et, dès qu'il fut monté sur le trône, on le vit faire de lui-même et pour son propre compte, ce qu'elle avoit fait depuis si long-temps, lorsqu'elle gouvernoit sous le nom de Charles IX. Un témoignage qui ne peut être contesté[111] nous apprend qu'il lisoit très-souvent Machiavel; qu'il avoit pris un goût très-vif pour ses ouvrages, dont avant lui, Catherine avoit fait sans doute son profit; et que, même avant son départ pour la Pologne, il s'étoit fait un système politique fondé sur les doctrines de ce dangereux écrivain.
Il prétendit donc se servir des mêmes artifices que sa mère, et s'isola comme elle au milieu de tous les partis, s'obstinant à ne pas voir que, parmi ces partis, il en étoit un qui étoit celui de l'état, c'est-à-dire le sien. Il ne vit pas encore que, ce parti ne s'étant formé que parce qu'il y avoit péril pour la religion, il se trouvoit poussé par un aussi grand intérêt à invoquer une autorité au-dessus de celle du prince, si celle du prince venoit à lui manquer; parce que la religion est une loi qui oblige le prince comme les sujets, et que, dussent-ils désobéir au prince, il est impossible, lorsqu'elle commande, qu'ils ne lui obéissent pas.
Il falloit comprendre ces choses, reconnoître que tout pouvoir venant de Dieu, tout pouvoir perd sa force dès qu'il tente de s'en séparer. Henri III au contraire étoit imbu de cette maxime machiavélique, que le prince est lui-même le principe de son autorité; qu'elle est pour lui l'intérêt auquel doivent céder tous les autres intérêts; qu'avant toute chose, il s'agit pour lui de la maintenir; et que tous moyens sont bons, que toutes voies sont permises pour arriver à ce but. Avec de semblables idées, il crut que le sublime de la politique étoit de se jouer à la fois des chefs catholiques et des chefs protestants; en les trompant de les détruire les uns par les autres, afin de fonder solidement sa puissance absolue sur la ruine de tous. C'est ainsi qu'il se trouva placé entre deux partis, dont l'un étoit en révolte ouverte contre lui, dont l'autre reconnoissoit comme supérieure à la sienne l'autorité dont il lui avoit plu de se séparer.
Cependant, chose étrange! ce parti catholique qui vouloit, avant toutes choses, se montrer obéissant au pouvoir religieux, se trouvoit lui-même hors de ses voies légitimes; parce que, sous certains rapports, il avoit lui-même déplacé ce pouvoir et le reconnoissoit où il n'étoit pas, ne se montrant pas sans doute entièrement indépendant du centre de l'autorité spirituelle, mais aussi ne s'y montrant pas entièrement soumis. Ce fut cette position équivoque, suite nécessaire de tant d'entreprises faites contre la cour de Rome, qui rendit souvent séditieuse sous le rapport politique, quelquefois fanatique sous le rapport religieux, une association dont le motif étoit bon, dont les effets pouvoient être salutaires, si elle ne se fût jamais écartée de ce principe d'unité qui est le caractère essentiel du catholicisme, qui seul en fait la force et en assure la durée. C'est aux événements à prouver maintenant si nous avons bien compris l'état de la société, tel qu'il étoit à l'époque dont nous traçons l'histoire; si la Ligue, dont nous ne dissimulerons ni les fautes, ni les désordres, ni les excès, ne fut pas néanmoins, et dans ses derniers résultats, plutôt un bien qu'un mal, puisque, sans elle, il est évident que la France entière devenoit hérétique; et que, subissant toutes les conséquences de l'hérésie, elle changeoit les destinées de l'Europe chrétienne, et par une suite nécessaire, celles du monde.
Il est remarquable que les protestants, qui ont élevé tant de cris de fureur contre la ligue, en avoient eux-mêmes fourni l'exemple et le modèle dans leurs diverses confédérations et notamment dans celle de Milhau. Les rapports singuliers qu'un historien huguenot[112] a trouvés lui-même entre les formules d'association des deux partis, en fournissent une preuve convaincante; et ceci confirme ce que nous avons déjà dit, que ces sectaires n'ont le droit de rien reprocher à leurs ennemis: ils étoient les premiers auteurs de ces nouveautés étranges et de ces désordres jusqu'alors inouïs qui corrompoient et troubloient l'état; et sans eux, la France ne les eût point connus.
Dans ces premières formules, que nous a conservées l'auteur protestant déjà cité, l'autorité du souverain semble être mise au-dessous de celle du chef de la ligue, et tout y porte les caractères d'une entière rébellion. Après les états de Blois, qui se tinrent à la fin de cette année et au commencement de l'autre, un dernier formulaire fut rédigé à Péronne, dans lequel «les confédérés déclarent que leur association n'a été formée que pour le maintien de la religion catholique et de l'état et monarchie de France, ayant reconnu que le roi n'étoit plus assez fort pour les défendre, jurant et promettant toutefois de lui conserver fidélité à lui et à ses successeurs, n'ayant d'autre but dans tout ce qu'ils pourroient entreprendre que l'intérêt de l'état et de la religion.» Cet acte est dressé au nom des princes, seigneurs, gentilshommes et autres, tant de l'état ecclésiastique que de la noblesse et tiers-état du pays de Picardie.
Plusieurs pensent que le cardinal de Lorraine avoit eu depuis long-temps, et même immédiatement après la bataille de Dreux, la première idée d'une association de ce genre; et que même il en avoit fait le plan de concert avec le pape Pie IV et le roi d'Espagne. S'il en étoit ainsi, il est probable que, passionné comme il étoit pour l'élévation et l'éclat de sa maison, il n'avoit en cela d'autre but que d'en consolider la puissance en liant ses intérêts à ceux de la monarchie et de la religion catholique; il vouloit voir les Guises dominer dans les conseils, commander dans les armées, et rien de plus. S'il eût vécu, il eût été tout à la fois le chef et le modérateur de cette grande entreprise qui, sans doute, auroit eu alors des résultats plus heureux et plus salutaires; mais sa mort subite et prématurée[113], qui arriva peu de temps après le commencement du nouveau règne, changea entièrement la face des choses. Son neveu, le duc de Guise, jeune, ardent, ambitieux, se trouva seul alors à la tête du parti catholique, et désormais le principal héritier de ces affections populaires qui sembloient être un privilége exclusif de son illustre maison. La ligue, dont il devenoit ainsi le chef naturel au moment même où elle venoit de se former, lui donna bientôt dans l'état une puissance au-dessus de celle que devoit avoir un simple sujet, et telle qu'aucun autre, quelque grand qu'il fût, ne l'avoit jamais eue avant lui.
Tout porte à croire que ce fut à Paris même que la ligue prit naissance. Les alarmes qu'y faisoit naître une paix qui, en assimilant presque le culte des hérétiques à celui des fidèles, sembloit menacer la religion même d'une ruine totale, agitoient tous les esprits; c'étoit dans cette grande ville l'ordinaire entretien de toutes les classes de la société. Les frondeurs les plus ardents de ce nouvel ordre de choses, bourgeois, marchands, gens de palais et autres, s'étant plus intimement liés par l'exaspération même de leurs opinions, en vinrent par degrés, non plus à se réunir seulement par occasion, pour s'entretenir des malheurs de l'état et de la religion, mais à tenir des assemblées secrètes, dont le but étoit uniquement de traiter de ces matières; et c'est là que, leur zèle s'échauffant de plus en plus, il fut proposé d'imiter l'exemple de leurs ennemis, et d'opposer à leurs dangereuses confédérations, l'union de tous les vrais catholiques. Cette idée, adoptée par quelques-uns, gagna de proche en proche, et avec une telle rapidité, qu'avant la fin de l'année, il y eut un nombre considérable de gentilshommes, d'ecclésiastiques, de bourgeois les plus accrédités de la capitale, des villes considérables, même des provinces entières, affiliés à la ligue. Les huguenots commencèrent à être insultés dans plusieurs villes; et l'alarme se répandit aussitôt dans tout leur parti.
Cependant, par une indolence vraiment incompréhensible, ou par une politique qu'il est également impossible à comprendre, Henri sembloit demeurer spectateur indifférent de cette lutte dans laquelle la nation entière alloit se trouver engagée. La ligue se formoit sous ses yeux; il savoit que son chef traitoit secrètement avec l'Espagne comme les huguenots avoient traité avec les princes protestants: en se mettant de lui-même et franchement à la tête du nouveau parti, il en faisoit, et nous l'avons déjà dit, le sien et celui de l'état; il détruisoit la puissance de ce chef qu'il craignoit et haïssoit; et quels que fussent ses desseins, à l'instant même il les faisoit avorter. Il ne fit rien de tout cela: on le vit demeurer indécis entre les catholiques et les protestants, entre une paix qu'on ne pouvoit conserver et une guerre qu'il étoit impossible d'éviter, comme si, au milieu de ces discordes intestines et de ces graves intérêts, le pouvoir eût pu se faire indépendant de la guerre et de la paix. Cependant la ligue grandissoit de jour en jour; et, lorsque s'ouvrirent les états de Blois, presque entièrement composés de ligueurs, elle étoit déjà si puissante, que ce prince, entraîné par la crainte qu'elle lui inspiroit, fit forcément ce qu'il auroit dû faire depuis long-temps et volontairement, comme monarque et comme chrétien: il reconnut enfin cette confédération, et s'en déclara lui-même le chef et le protecteur. Il y avoit lieu de croire qu'il agiroit en raison de cette détermination, qui, bien que tardive, pouvoit devenir aussi honorable que salutaire; et que les choses alloient enfin changer de face: il en fut autrement. Les états demandoient que l'édit de pacification fût cassé, et que l'on déclarât sur-le-champ la guerre aux hérétiques: le roi, sans accepter ni refuser, dit qu'il n'agiroit point hostilement contre des princes de son sang, avant de s'être assuré s'ils n'étoient point disposés à rentrer dans le sein de l'Église et dans l'obéissance qu'ils dévoient à leur légitime souverain; et en conséquence de ce vœu, qu'il avoit exprimé, des députés furent envoyés aux divers chefs des confédérés. Pendant ces négociations, qui ne réussirent ni auprès des huguenots ni auprès des politiques, le roi et la reine mère agitoient sans cesse dans leur conseil cette question de la paix et de la guerre, ne pouvant sortir ni l'un ni l'autre de leur fatale indécision, et se montrant même plus indécis qu'ils n'avoient jamais été. Enfin les états se séparèrent n'ayant eu d'autre résultat que de lui faire signer la ligue; c'est-à-dire que Henri légitimoit et fortifioit un parti sans oser s'en servir pour faire la guerre, s'ôtant en même temps tout moyen de conserver la paix avec l'autre parti[114].
La guerre recommença donc: deux armées entrèrent en campagne sous les ordres du duc d'Anjou et du duc de Mayenne. Elles eurent d'abord des succès qui montrèrent assez quelle étoit la foiblesse des ennemis qu'elles avoient à combattre, et combien il eût été facile de les détruire, si le roi eût su prendre une résolution et l'exécuter avec vigueur (1577). Mais en même temps que ses armées se battoient, la cour ne cessoit point de négocier; et cette guerre étoit à peine commencée, que le roi, au mépris de la déclaration solennelle qu'il avoit faite dans les états, de ne plus souffrir, dans son royaume, l'exercice de la religion prétendue réformée, accorda la paix au roi de Navarre et au prince de Condé, et signa à Poitiers un nouvel édit de pacification, moins favorable sans doute aux hérétiques que celui qui l'avoit précédé[115], mais tel cependant qu'il étoit impossible qu'il ne blessât pas profondément le parti catholique. Damville et ses politiques furent compris dans ce traité, qui sépara pour toujours leur cause de celle du parti protestant[116].
(1578) Personne ne pensoit que cette paix pût durer: elle ne servit qu'à montrer à quel degré d'avilissement l'autorité royale étoit tombée, puisque les partis, plus animés que jamais les uns contre les autres, n'en continuèrent pas moins de se faire la guerre ou de s'y préparer. C'est alors que l'on voit paroître dans le Dauphiné ce Lesdiguières depuis si fameux, alors comme tant d'autres, simple chef de partisans, mais déjà l'un des plus dangereux par le crédit que son courage et son habileté lui avoient acquis parmi les siens. Il commençoit à nouer avec le duc de Savoie ces intrigues qui devoient par la suite jeter un si grand désordre dans le midi de la France; et le roi d'Espagne, si fermement catholique chez lui, au dehors catholique ou protestant, suivant ses intérêts, étoit mêlé à ces manœuvres ténébreuses, en même temps qu'il encourageoit la ligue et traitoit avec les ligueurs. Plusieurs chefs, et dans les deux partis, que les troubles avoient rendus considérables dans leurs provinces, et à qui la paix enlevoit presque toute leur influence, ne pensoient qu'à rallumer ce feu mal éteint. Ce fut donc vainement que la reine mère fit un voyage en Guienne, sous prétexte de conduire au roi de Navarre la reine Marguerite sa femme, voyage dont le véritable but étoit d'essayer de le gagner et de le faire revenir à la cour: ce prince refusa de traiter sans le concours des autres chefs de son parti; et les conférences de Nérac qui s'ouvrirent à ce sujet n'eurent d'autre résultat que de produire de nouvelles interprétations de l'édit de Poitiers, presque toutes favorables aux calvinistes, et de faire obtenir aux confédérés de nouvelles places de sûreté, qu'ils se hâtèrent de faire fortifier, dont ils chassèrent les prêtres, où ils vexèrent les catholiques, et tout cela contre la parole formelle qu'ils en avoient donnée. C'étoit ainsi que, grâce à la foiblesse de la cour, ils lui faisoient acheter si chèrement et si follement une paix qu'ils étoient disposés à rompre les premiers.
(1579) Aussi, en acceptant ces places pour les rendre dans un délai fixé, leur intention étoit-elle de ne s'en point dessaisir; et, lorsqu'on les leur redemanda de la part du roi, la réponse qu'ils firent fut de courir aux armes et de recommencer les hostilités tant dans la Guienne que dans le Languedoc. Ils surprirent des places, dévastèrent le pays, et ce fut dans cette campagne que le roi de Navarre commença à jeter de l'éclat et à fixer les yeux de l'Europe sur lui par le courage intrépide et les talents militaires qu'il déploya dans l'attaque et la prise de la ville de Cahors: ce beau fait d'armes le fit dès lors considérer comme l'espoir d'un parti dont il étoit déjà le personnage le plus considérable. Toutefois les entreprises des confédérés avortèrent presque toutes, pour avoir été commencées avec trop de précipitation; et dès qu'ils eurent besoin de la paix pour mieux prendre leurs mesures, la cour s'empressa de nouveau de la leur accorder.
(De 1580 à 1583) Ce fut par la médiation du duc d'Anjou que se fit cette paix nouvelle; et il en avoit besoin plus encore que les huguenots, pour que rien ne s'opposât à l'exécution du projet qu'il avoit formé, et dont ses intrigues et celles de sa sœur Marguerite avoient depuis long-temps préparé toutes les voies, projet qui étoit de profiter des troubles des Pays-Bas pour les enlever au roi d'Espagne, et se faire déclarer duc de Brabant. Il venoit enfin d'obtenir pour cette expédition le consentement de son frère, que celui-ci lui avoit long-temps refusé; et c'est ainsi que la politique perfide de Philippe II se trouvoit payée de perfidies toutes semblables. Il n'est point de notre sujet de raconter cet événement, qui commença par d'heureux succès et finit par les revers les plus humiliants; dans lequel ce prince malhabile, fut la dupe de tout le monde, et de ses alliés comme de ses ennemis, du prince d'Orange, qui seul en profita, de la reine Élisabeth, du duc de Parme, gouverneur de ces provinces pour le roi d'Espagne; jusqu'à ce que, forcé d'abandonner son entreprise, il revint en France, où sa mort, qui arriva peu de temps après, ouvrit un champ plus vaste à toutes les passions, aggrava les dangers de toutes les positions, et devint, comme nous l'allons voir, la cause et le signal des plus grands événements.
Pendant cet intervalle d'une paix trompeuse, achetée par les concessions les plus humiliantes, et lorsque tout échappoit à son pouvoir, catholiques et protestants, que faisoit Henri III? Comme si cette paix d'un moment eût dû ne jamais finir, il se replongeoit et plus avant encore, dans cette indolence presque stupide, dans ces lâches voluptés qui l'avoient rendu, dès les premiers moments de son règne, la risée de ses ennemis et de ses sujets. Les mémoires du temps nous ont conservé des détails qui semblent incroyables de ce mélange de superstitions, de débauches, de bizarreries indécentes dont se composoit la vie de ce foible et malheureux prince. Aux mascarades, aux tournois, aux courses de bague, où il paroissoit dans des parures efféminées, indignes non seulement d'un roi, mais de tout homme qui auroit conservé quelque respect pour lui-même, succédoient des retraites, des processions, dans lesquelles, par un excès non moins ridicule, il paroissoit couvert d'un sac de pénitent, portant une discipline et un chapelet attachés à sa ceinture; puis, après avoir visité les couvents et adoré les reliques, il retournoit à ses mignons. C'étoit le nom que l'on avoit donné à quelques jeunes débauchés de la cour[117], pour lesquels il avoit une affection, ou pour mieux dire, des tendresses effrénées et dont le scandale alloit au delà de ce qu'il est possible d'exprimer. On étoit également révolté et des profusions extravagantes auxquelles il se livroit pour eux, et de l'insolence extrême où les jetoit un tel excès de faveur; la reine mère elle-même souffroit comme les autres de la désordonnée outre-cuidance des mignons; et il n'étoit personne qui n'attendît avec impatience quelque événement qui mît fin à des désordres aussi honteux. On eut quelque espérance de s'en voir délivrer après la mort tragique de Caylus, Maugiron et Saint-Mégrin[118]; mais le roi, qu'on avoit cru un moment inconsolable de leur perte, ne tarda pas à les remplacer par de nouveaux favoris (Joyeuse et La Valette, depuis duc d'Épernon) qui devinrent, comme les premiers, l'objet de ses folles complaisances et de ses prodigalités[119]. On murmuroit de voir les impôts extraordinaires dont les peuples étoient accablés, détournés de leur emploi légitime, qui étoit de mettre fin aux guerres civiles, pour devenir la proie de ces infâmes favoris; on lui reprochoit amèrement et les places de sûreté si imprudemment livrées au roi de Navarre, et la protection ouverte qu'il accordoit à Genève, principal foyer du calvinisme, et les secours donnés à son frère pour une expédition dont le but étoit de faire triompher en Flandre un parti qui vouloit y abolir la religion catholique. D'un autre côté, cette haine contre un monarque si complètement avili sembloit accroître encore la faveur populaire du duc de Guise; et celui-ci, profondément ulcéré de se voir sans crédit à la cour et supplanté dans le rang qu'il lui appartenoit d'y tenir par de si méprisables rivaux, mêloit des projets d'ambition et de vengeance à ce zèle héréditaire qu'il tenoit de ses pères pour l'état et la religion; les princes de sa maison le secondoient, guidés par les mêmes vues et animés du même esprit; presque toute la noblesse catholique le reconnoissoit depuis long-temps pour son chef, confondoit ses intérêts avec les siens; et, justement effrayé des derniers priviléges accordés aux hérétiques, le clergé s'attachoit maintenant à lui comme au seul défenseur qui restât à l'Église au milieu des dangers imminents dont elle étoit de nouveau menacée. Ainsi, dans une apparente obscurité, ce seigneur étoit devenu le centre du parti formidable dont le roi s'étoit si impolitiquement séparé, et qui, par cela même qu'il n'étoit pas conduit et dirigé par lui, alloit se soulever contre lui.
Cependant, tandis que l'on conspiroit ainsi sous ses propres yeux, Henri sembloit prendre plaisir à renchérir sur les extravagances auxquelles il étoit si misérablement livré. Aux processions bizarres dont nous avons déjà parlé, dans lesquelles il traînoit après lui, princes, ministres, cardinaux, et dont la populace faisoit d'insolentes dérisions, jusqu'aux portes de son palais[120], il ajoutoit des pèlerinages pour obtenir du ciel la grâce d'avoir des enfants[121]; et se renfermant tour à tour dans le monastère des Minimes et dans celui des Feuillants, il y poussoit l'oubli de sa dignité jusqu'à haranguer ces religieux en plein chapitre. Au plaisir de la représentation, qui étoit une de ses manies principales, se joignoit en ceci le désir de persuader le peuple de Paris de son attachement pour la religion catholique; mais les ligueurs, qui épioient toutes ses démarches, s'empressèrent de lui enlever cette ressource, en excitant les prédicateurs à tonner, dans la chaire, contre ces processions et ces retraites, à traiter d'hypocrisie et de momeries tout cet appareil de pénitence et de dévotion; et le roi, soit foiblesse, soit insouciance, ne punit de si graves insultes que par des réprimandes ou quelques légers châtiments dont l'effet fut d'enhardir encore davantage ces fougueux et insolents orateurs[122]. Ainsi vivoit ce prince vraiment inexplicable, fermant l'oreille aux clameurs publiques qui le poursuivoient de toutes parts; entouré d'ennemis sans avoir l'air de se douter seulement de leur existence; entièrement abandonné à des plaisirs honteux ou à de puérils amusements, lorsque l'orage grossissoit à tous moments sur sa tête, et qu'il ne falloit plus qu'un dernier événement pour le faire éclater.
(1584) La mort du duc d'Anjou fut cet événement fatal: le roi n'ayant point d'enfants, ce seul frère qui lui restoit étoit l'héritier présomptif de la couronne; et par sa mort, cet héritage se trouvoit transporté au roi de Navarre, qui venoit de rentrer si malheureusement dans le parti protestant, et de faire abjuration solennelle de la religion catholique. Sans la ligue, on ne voit aucun obstacle qui eût pu l'empêcher de parvenir au trône: les grands, par ambition, par intérêt, par tous les motifs humains qui attachent à là faveur des cours, eussent, pour la plupart, suivi la religion du prince; le peuple, par degrés, se fût laissé corrompre; et, nous le répétons, la France, qui est encore aujourd'hui l'espoir de la chrétienté, seroit, depuis long-temps livrée à l'hérésie et à toutes ses funestes conséquences. Quels qu'aient été les excès ou les desseins ambitieux de quelques ligueurs, par ce seul fait incontestable la ligue est justifiée.
Encore un coup, gardons-nous de juger un siècle avec les doctrines et les préjugés d'un autre. Essayons de sortir d'un malheureux âge, abruti par le matérialisme, où toutes les affections généreuses sont éteintes; où il n'y a plus de croyances communes et par conséquent plus de vertus publiques, et transportons-nous au milieu d'une génération qui croit en Dieu, qui croit en la loi que ce Dieu lui a donnée, qui, par cela même qu'elle y croit, la met nécessairement au-dessus de tout. Elle voit cette loi en péril; elle ne peut s'en prendre qu'au prince qui a juré de la protéger, de la faire respecter, et qui ne règne en effet qu'à cette condition: cette génération doit-elle se précipiter tout entière dans les voies criminelles où il vient de s'engager; et, si la volonté de Dieu lui est connue d'une manière positive, légale, incontestable, osera-t-on dire qu'elle doit obéir à un homme plutôt qu'à Dieu? Continuons nos récits: ils nous apprendront si toutes ces conditions furent remplies; si la ligue fut innocente ou coupable, ou si elle ne fut pas, comme la plupart des choses humaines, mélangée de bien et de mal.
Cette mort du duc d'Anjou aggravant ainsi tous les dangers, on jugea que le moment d'éclater étoit venu. Déjà, avant qu'il eût rendu le dernier soupir, mais sa maladie ne laissant plus d'espérance, le duc de Guise avoit rassemblé les principaux chefs des ligueurs[123] à Nancy, dans une maison appartenante au sieur de Bassompierre; et dans cette assemblée à laquelle avoit assisté l'ambassadeur d'Espagne, il avoit été reconnu que l'association que l'on venoit de former, étoit le seul moyen de tirer la France du triste état où elle étoit plongée. Peu de temps après, une seconde assemblée fut tenue à Joinville, dans laquelle on arrêta de reconnoître pour successeur au trône le cardinal de Bourbon, oncle du roi de Navarre, dans le cas où le roi mourroit sans postérité, et de faire recevoir le concile de Trente dans le royaume, sans aucune restriction. Aussitôt l'ordre fut envoyé dans toutes les provinces à ceux qui avoient signé la ligue, de se tenir prêts à prendre les armes; aux ecclésiastiques qui la favorisoient d'y préparer tous les esprits.
Bientôt il ne fut plus question dans la France entière que du danger que l'on couroit de voir monter sur le trône un prince hérétique. On ne parloit d'autre chose: les prédicateurs dans les chaires, les curés dans leurs prônes, les professeurs dans leurs écoles, se répandoient en invectives contre la cour et contre le roi de Navarre, et produisoient d'autant plus d'impression sur leurs auditeurs, que ce n'étoit point en effet un danger imaginaire qu'ils leur représentoient; et que rien n'étoit plus réel que les maux dont la monarchie et la religion étoient menacées.
Que manquoit-il donc à ce mouvement d'une nation entière, poussée par un sentiment religieux à tout entreprendre et à tout braver, pour conserver au milieu d'elle le dépôt précieux de la foi qu'elle avoit reçue de ses pères? Une autorité légitime qui la dirigeât, qui, contenant le zèle dans de justes bornes, sût défendre les droits de la religion sans porter atteinte à ceux du trône, prenant ainsi temporairement la place d'un roi, qui s'obstinoit à ne pas remplir ses devoirs les plus sacrés, et à négliger ses plus grands intérêts. Le pape étoit cette autorité; voilà quel étoit le chef naturel de la ligue, celui à qui il appartenoit exclusivement de la conduire: c'est alors qu'elle fût devenue en effet la ligue sainte; et que cet esprit de prudence, de conciliation, et tout à la fois de fermeté inflexible qui fait le caractère de la cour de Rome, gouvernant et modérant ses conseils, tout s'y fût fait dans le double intérêt de l'État et de la religion. Mais les malheureux préjugés, que nous avons si souvent signalés, étoient trop enracinés en France, pour qu'il fût possible d'y espérer d'aussi grands et d'aussi beaux résultats: on s'y étoit mis dans une position fausse et mitoyenne, où l'on n'admettoit ni ne rejetoit entièrement la puissance du chef de l'Église. Il étoit réduit alors à négocier où il commandoit autrefois; et nous avons vu, sous Charles IX, ses légats dans la triste nécessité de se mêler aux intrigues de cour pour créer des obstacles aux progrès toujours croissants de l'hérésie. Les ligueurs infatués des mêmes principes suivirent une marche toute semblable; et il fut décidé, non que l'on mettroit le pape à la tête de la ligue, mais qu'on essaieroit de l'attirer dans son parti.
Ici les ennemis de l'autorité du Saint-Siége triomphent, parce qu'ils croient voir quelque chose de contradictoire dans les décisions de deux papes consultés par quelques ligueurs sur la question de savoir si cette entreprise, dont le but étoit de maintenir dans le royaume la religion catholique, offroit un motif suffisant pour dispenser des sujets de l'obéissance qu'ils dévoient à leur souverain. Grégoire XIII, qui régnoit alors, répondit nettement que toute guerre, concertée en faveur de la religion catholique et pour la destruction de l'hérésie étoit juste, légitime, et non-seulement contre les hérétiques, mais encore contre les personnes qui les favoriseroient, fussent-elles même de qualité royale.
Sixte V, qui bientôt après monta sur le trône pontifical, parut n'être point aussi favorable à cette confédération, qu'il traita de faction séditieuse, de complot pernicieux, et dans laquelle il ne vit d'abord que des sujets révoltés contre leur souverain. Mais, en même temps qu'il publioit une bulle, par laquelle il excommunioit tous ceux qui seroient si hardis que de s'attaquer à la puissance royale, il en faisoit paroître une autre contre le roi de Navarre et le prince de Condé; et cette, bulle frappoit d'excommunication ces deux princes, les privoit eux et leurs successeurs de leurs états, spécialement du droit de succession à la couronne de France, et délioit leurs sujets du serment de fidélité.
Ces deux jugements qui, dans certaines parties, semblent contradictoires, partent néanmoins du même principe et ne sont au fond qu'un seul et même jugement. Il y a des deux côtés réprobation entière et sans réserve de toute doctrine hétérodoxe et de ses adhérents; mais Grégoire XIII considère la question généralement et dans le sens composé: c'est pourquoi il déclare qu'il est juste, légitime, de s'armer contre tout fauteur d'hérésie, fût-il même de qualité royale. Sixte V divise la même question: il voit des révoltés dans les ligueurs, parce qu'il veut voir encore dans Henri III un prince catholique et qu'il suppose disposé à agir comme le doit le roi très-chrétien et le fils aîné de l'Église; mais, comme en même temps il excommunie un prince hérétique et le prive, par cette seule raison, de son droit au trône qui, sans cela, n'auroit pu lui être contesté, il prononce, de même que Grégoire XIII, un anathème dont les personnes royales ne sont pas exemptes; et cette distinction pleine de prudence, que son prédécesseur n'avoit point été dans le cas de faire, ne prouve qu'une seule chose: c'est que ce pape, en consacrant le principe, craint d'en appliquer à faux les conséquences, ne connoissant point assez le fond des choses. Or ceci ne seroit point arrivé, il faut le dire encore, si, dans la plénitude de sa puissance; et comme il lui avoit été donné de le faire dans des temps plus heureux, il eût pu appeler et le monarque et ses sujets au pied de son tribunal pour connoître de leurs différends sur un point dont il lui appartenoit de décider exclusivement. Alors Henri III eût été forcément ce qu'il devoit être, eût fait malgré lui ce qu'il devoit faire, et la ligue fût devenue de toutes les associations la plus noble et la plus salutaire. Il en fut autrement parce que tout avoit été déplacé dans la hiérarchie du monde chrétien. Toutefois la suite fera voir que Sixte V favorisoit réellement la ligue; et en effet, malgré toutes ses fautes et tous ses écarts, les voies qu'elle suivoit dans ces graves circonstances, où il s'agissoit d'intérêts au-dessus de tout pouvoir humain, étoient bien préférables à celles où Henri III se laissoit entraîner.
(1585) Cependant Grégoire XIII vivoit encore; et le duc de Guise, se voyant ainsi soutenu de l'assentiment du pape et assuré du secours des Espagnols, ne balança point à se déclarer ouvertement. Vers la fin du mois de mars de cette année parut le manifeste de la ligue: il fut publié à Péronne sous le nom seul du cardinal de Bourbon, qui s'y donnoit la qualité de premier prince du sang, et l'on y nommoit toutes les puissances qui s'étoient associées à cette confédération: c'étoit presque toute la chrétienté. On s'y plaignoit de la mauvaise administration du royaume, de la multiplicité des impôts, de l'avidité insatiable des favoris, de la faveur accordée aux huguenots, de l'oppression de tous les ordres de l'état, etc.; mais le motif principal, qu'on y faisoit valoir, étoit le danger extrême que couroit la religion catholique en France, si un prince hérétique venoit à monter sur le trône. L'impression que produisit ce manifeste fut la plus grande qu'il fut possible d'en attendre. Il remua les esprits dans toutes les classes de la société; et la plupart de ceux qui jusque-là avoient encore hésité, ne balancèrent plus à se jeter dans un parti qui se présentoit avec de si puissants appuis, et dans lequel ils voyoient tout à la fois sûreté pour leur conscience et pour leurs intérêts.
Tous les chefs de la confédération qui étoient gouverneurs de province, s'étoient assurés des principales places de leurs gouvernements; et le duc de Guise commença les hostilités en s'emparant de Verdun et de Mézières; une ruse de Mandelot, gouverneur de Lyon, rendit les ligueurs maîtres de cette ville importante.
Tous nos historiens disent qu'en ce moment rien n'étoit plus facile au roi que d'accabler le duc de Guise, celui-ci n'ayant encore que quatre mille hommes de pied et mille chevaux; et qu'il écrasoit la rébellion sans retour, s'il eût armé sa maison et marché à l'instant même contre les rebelles. Nous sommes loin de partager cet avis: un premier revers eût pu arrêter les progrès de la ligue, mais non la détruire; elle avoit ses profondes racines dans les croyances de la nation, et il n'y a point de projet plus insensé que de prétendre gouverner un peuple contre sa Foi. Henri III, nous ne nous lasserons point de le répéter, n'avoit point d'autre parti à prendre que se mettre à la tête de ce grand mouvement et de le conduire, au lieu de s'en laisser entraîner. Il ne le fit point; et, comme si la source de son pouvoir eût été en lui-même, il s'obstina à chercher un équilibre impossible entre la religion et l'hérésie: de là toutes ses fautes et tous ses revers. Aux entreprises hardies du duc de Guise, il répondit par un manifeste dans lequel, mettant à découvert l'extrême foiblesse de son caractère, il promettoit amnistie entière à tous ceux qui abandonneroient le parti de la ligue; il envoya en même temps un message au roi de Navarre pour l'inviter à se réunir à lui, et à faire avorter tous les desseins des ligueurs en revenant à la religion catholique; et ces négociations infructueuses avec un prince que rejetoit alors la France entière, lui aliénèrent encore davantage les esprits; enfin la dernière de ces fausses démarches fut de montrer la crainte qu'il avoit de ses ennemis et l'impuissance où il étoit de leur résister, en offrant le premier de traiter avec eux. Ce fut, dit-on, Catherine qui l'y détermina par la haine qu'elle portoit au roi de Navarre, et par le désir qu'elle avoit de faire tomber la couronne au jeune prince de Lorraine son petit-fils, étant enfin parvenue à lui faire comprendre combien étoit redoutable un parti qui se composoit de la France catholique soutenue de toute la catholicité. Elle n'exageroit point en lui démontrant les dangers d'une vaine résistance; mais, avec un tel parti, il falloit lui conseiller de traiter comme chef et comme roi, non comme ennemi.
Ce fut elle qu'il chargea de la négociation: les conférences se tinrent d'abord à Épernay, ensuite à Reims; le duc de Guise et le cardinal de Bourbon traitant au nom de la ligue. Tout ce qu'il leur plut de demander, la reine le leur accorda; et le résultat de ces conférences, fut le fameux traité de Nemours, dans lequel Henri, réduit par sa propre faute à recevoir la loi de ses sujets, révoquoit entièrement tous les priviléges accordés aux hérétiques par l'édit de Poitiers, s'engageoit à ne souffrir dans son royaume l'exercice d'aucune autre religion que de la religion catholique, en chassoit tous les ministres calvinistes, et promettoit de déclarer de nouveau la guerre aux chefs des religionnaires, s'ils refusoient de rendre les places qui leur avoient été accordées. Par des articles secrets, il fut convenu que le roi solderoit de ses propres deniers les troupes étrangères qu'avoit levées le duc de Guise, et qu'il donneroit à la ligue plusieurs places de sûreté.
Ce traité jeta d'abord le roi de Navarre dans un abattement difficile à exprimer[124]; et ce fut immédiatement après un événement si fatal à lui-même et à son parti, que Sixte V fulmina contre lui cette bulle d'excommunication qui sembloit lui porter le dernier coup, et qui étoit en effet le plus grand triomphe que pussent remporter ses ennemis. Ce fut aussi dans cette situation presque désespérée que l'on put voir quelle étoit la grandeur de ce courage si digne d'une meilleure cause: il répondit d'abord par une protestation contre la bulle du pape, qu'il trouva moyen de faire afficher aux portes mêmes du Vatican; il répandit partout des manifestes et les adressa à tous les ordres de l'État; il offrit le duel au duc de Guise pour épargner le sang françois que la guerre civile alloit répandre, l'accusant hautement de vouloir se frayer un chemin au trône par la destruction de la famille régnante[125]; enfin, ranimant par son énergie le courage presque abattu des siens, on le vit bientôt, lorsqu'on le croyoit perdu sans ressource, en mesure de se défendre et même d'attaquer.
Cependant le traité de Nemours n'avoit point calmé l'animadversion publique dont Henri III étoit l'objet, parce qu'on ne voyoit point qu'il s'empressât d'en remplir les clauses. La démarche qu'il avoit faite à l'égard du roi de Navarre, le faisoit même soupçonner de quelque projet d'alliance avec les huguenots. Ce qui confirmoit ces soupçons, c'est qu'il ne faisoit contre lui aucuns préparatifs de guerre; et cette guerre, tout le parti catholique la demandoit à grands cris. Bientôt l'agitation des esprits fut plus grande qu'elle n'avoit jamais été; et ce fut au milieu de ces alarmes nouvelles, excitées par la foiblesse d'un malheureux prince, qui ne pouvoit se résoudre à prendre un parti, que se forma la ligue particulière de Paris.
La première idée en fut conçue par un bourgeois de cette ville, nommé La Rocheblond. Tourmenté comme tant d'autres des dangers que couroit la religion, il se persuada, dans le zèle dont il étoit dévoré, que tout catholique étoit appelé à la défendre par tous les moyens qui étoient en son pouvoir, et s'ouvrit là-dessus à plusieurs curés, docteurs et prédicateurs de Paris, depuis long-temps attachés à la ligue, et même du nombre des ligueurs les plus ardents[126]. Ceux-ci goûtèrent son projet, et en ayant délibéré ensemble, ils arrêtèrent le plan d'une association dont le but étoit de s'assurer de Paris, et de mettre une ville d'aussi grande importance sous l'entière influence des chefs du parti catholique. Leur société s'étant bientôt accrue d'un certain nombre de leurs amis les plus sûrs dont ils se répondirent mutuellement[127], ils formèrent un conseil de dix membres, tant ecclésiastiques que laïques, qui se tint d'abord dans une chambre de la Sorbonne, ensuite au collége de Fortet; et six d'entre eux furent choisis, auxquels on partagea les seize quartiers dont on composoit la ville de Paris. Leur mission étoit d'y faire des partisans à la nouvelle ligue, d'y semer les bruits qui pourroient être utiles au parti, et d'y porter les ordres du conseil secret. De là le nom de faction des Seize, donné à cette association qui, depuis, joua un si grand rôle et se rendit si formidable.
Les progrès en furent plus rapides qu'on n'auroit osé espérer, non-seulement parmi le peuple, mais encore dans le clergé et dans la noblesse; et le secret en fut si bien gardé, que le roi et ses ministres, bien qu'ils s'aperçussent qu'en effet il se tramoit quelque chose, ne purent se procurer aucuns documents positifs sur ce complot, le plus dangereux cependant que l'on eût encore formé. Le duc de Guise et le cardinal de Bourbon n'en eurent eux-mêmes aucune connoissance jusqu'au moment où ses chefs, jugeant leur confédération assez nombreuse et assez solidement constituée pour pouvoir se mettre utilement en rapport avec la ligue générale du royaume, leur firent savoir ce qu'ils avoient fait, leur apportant la nouvelle si agréable et si inespérée que la capitale de la France étoit à eux, et que, quand il leur plairoit, ils y commanderoient en maîtres absolus. Aussitôt la correspondance la plus active s'établit entre les ligués de Paris et ceux des provinces; et ce fut alors que le duc de Guise se crut assez fort pour sommer Henri III, de faire la guerre au roi de Navarre et d'exécuter toutes les conditions du traité de Nemours.
Cette guerre étoit ce que Henri redoutoit le plus, parce qu'il s'étoit mis dans une position telle que son effet inévitable devoit être d'accroître la puissance de ceux qu'il continuoit de considérer comme ses plus mortels ennemis; il imagina donc encore deux moyens de temporisation qui, de même que tout ce qu'il avoit fait jusqu'alors tournèrent contre lui: le premier fut d'envoyer un nouveau message au roi de Navarre pour l'engager à accéder au traité de Nemours, et à mettre fin à ces discordes intestines en se faisant catholique; n'ayant point réussi, il imagina d'essayer s'il ne jetteroit point quelques embarras parmi les ligueurs en leur exposant la pénurie des finances, et en leur déclarant la nécessité où il se trouvoit de lever de nouveaux impôts pour subvenir aux frais de cette guerre, dont le retard leur causoit une si vive impatience. Il manda donc au Louvre le premier président du parlement de Paris, le prévôt des marchands, le doyen de la cathédrale, et voulut que le cardinal de Guise les accompagnât.
«Je suis charmé, leur dit-il, en les abordant d'un air ironique, d'avoir enfin suivi les bons conseils qu'on m'a donnés, et de m'être déterminé, à votre sollicitation, à révoquer le dernier édit que j'avois fait en faveur des protestants. J'avoue que j'ai eu de la peine à m'y résoudre; non pas que j'aie moins de zèle qu'aucun autre pour les intérêts de la religion; mais parce que l'expérience du passé m'avoit appris que j'allois faire une entreprise où je trouverois des obstacles que je ne croyois pas surmontables. Mais, puisque enfin le sort en est jeté, j'espère qu'assisté des secours et des conseils de tant de braves gens, je pourrai terminer heureusement une guerre si considérable.
»Pour l'entreprendre et la finir avec honneur, j'ai besoin de trois armées. L'une restera auprès de moi, j'enverrai l'autre en Guienne, et la troisième je la destine à marcher sur la frontière, pour empêcher les Allemands d'entrer en France: car, quoi qu'on puisse dire au contraire, il est certain qu'ils se disposent à venir nous voir. J'ai toujours cru qu'il étoit dangereux de révoquer le dernier édit; et depuis que la guerre est résolue, j'y vois encore plus de difficultés, et c'est à quoi il faut pourvoir de bonne heure: car il ne sera plus temps d'y penser quand l'ennemi sera à vos portes, et que de vos fenêtres vous verrez brûler vos métairies et vos moulins, comme il est déjà arrivé autrefois. C'est contre mon avis que j'ai entrepris cette guerre; mais n'importe, je suis résolu à n'y épargner ni soin ni dépense pour qu'elle réussisse; et, puisque vous n'avez pas voulu me croire lorsque je vous ai conseillé de ne point penser à rompre la paix, il est juste du moins que vous m'aidiez à faire la guerre. Comme ce n'est que par vos conseils que je l'ai entreprise, je ne prétends pas être le seul à en porter tout le faix.»
Puis se tournant vers M. de Harlai: «M. le premier président, lui dit-il, je loue fort votre zèle et celui de vos collègues, qui ont aussi approuvé la révocation de l'édit, et m'ont exhorté si vivement à prendre en main la défense de la religion; mais aussi je veux bien qu'ils sachent que la guerre ne se fait pas sans argent, et que, tant que celle-ci durera, c'est en vain qu'ils viendront me rompre la tête au sujet de la suppression de leurs gages. Pour vous, ajouta-t-il, M. le prévôt des marchands, vous devez être persuadé que je n'en ferai pas moins à l'égard des rentes de l'Hôtel-de-Ville. Ainsi, assemblez ce matin les bourgeois de ma bonne ville de Paris, et leur déclarez que, puisque la révocation de l'édit leur a fait tant de plaisir, j'espère qu'ils ne seront pas fâchés de me fournir deux cent mille écus d'or dont j'ai besoin pour cette guerre: car, de compte fait, je trouve que la dépense montera à quatre cent mille écus par mois.»
Ensuite s'adressant au cardinal de Guise: «Vous voyez, monsieur, lui dit-il d'un air irrité, que je m'arrange, et que de mes revenus, joints à ce que je tirerai des particuliers, je puis espérer fournir, pendant le premier mois, à l'entretien de cette guerre. C'est à vous d'avoir soin que le clergé fasse le reste car je ne prétends pas être le seul chargé de ce fardeau, ni me ruiner pour cela; et ne vous imaginez pas que j'attende le consentement du pape: car, comme il s'agit d'une guerre de religion, je suis très-persuadé que je puis en conscience, et que je dois même me servir des revenus de l'Église, et que je ne m'en ferai aucun scrupule. C'est surtout à la sollicitation du clergé que je me suis chargé de cette entreprise: c'est une guerre sainte; ainsi c'est au clergé à la soutenir.»
Comme tous vouloient répliquer et lui montrer la difficulté de trouver de l'argent à cause de l'épuisement de tous les corps de l'état: «Il falloit donc m'en croire, dit-il, en les interrompant brusquement et d'un ton animé, et conserver la paix plutôt que de se mêler de décider la guerre dans une boutique ou dans un chœur; j'appréhende fort que, pensant détruire le prêche, nous ne mettions la messe en grand danger. Au reste, il est question d'effets et non de paroles.» Ayant dit ces mots, il les congédia.
Cette harangue, comme l'observe avec raison l'historien de Thou, n'eut d'autre effet que de mettre à découvert les dispositions secrètes du roi, et de le rendre plus méprisable encore à ceux qui le réduisoient à faire ainsi la guerre malgré lui. L'obstacle qu'il présentoit fut bientôt levé: pour commencer enfin cette guerre si ardemment désirée, on se montra prêt à faire tous les sacrifices; les Parisiens furent les plus prompts à se cotiser, et fournirent en très-peu de temps une somme de deux cent mille écus.
Telle fut l'origine de la guerre dite des Trois Henris, Henri, roi de France, Henri, duc de Guise, et Henri de Navarre. Le prince de Condé a d'abord en Bretagne quelques succès, que suivent des revers tels, qu'il est forcé à travers mille périls de se sauver en Angleterre pour pouvoir ensuite gagner La Rochelle. Le roi de Navarre, réduit à ses propres forces, soutient la lutte en Poitou, en Saintonge, dans la Guienne, par des prodiges de courage et d'activité. (1586) L'année suivante, quatre armées sont mises en campagne; on se bat en Guienne, en Dauphiné, dans la Provence; et tandis que le duc de Guise manœuvre sur les frontières de la Bourgogne et de la Champagne pour s'opposer à l'entrée des Allemands, son frère, le duc de Mayenne, poursuit le roi de Navarre avec des forces supérieures, négligeant les siéges des villes, et ne cherchant autre chose qu'à s'emparer du prince lui-même, qui ne sembloit pas pouvoir lui échapper. Ce fut le roi lui-même qui lui fit ouvrir une voie pour se réfugier à La Rochelle: car il étoit loin de vouloir la destruction du parti huguenot dont il pensoit dès lors avoir un jour besoin contre les ligueurs qu'il haïssoit par-dessus tout. Mayenne, qui vit bientôt dépérir son armée, parce qu'on ne lui envoyoit ni argent ni renforts, revint à la cour se plaignant hautement d'avoir été trahi; et la haine publique s'en accrut contre le roi, que l'on accusa de cette trahison.
Cette accusation, nous le répétons, n'étoit point sans fondement[128]: Henri III avoit d'autres armées: elles étoient commandées par d'Épernon, La Valette son frère et le maréchal de Biron; et c'étoit à entretenir ces armées, dans lesquelles il plaçoit toutes ses espérances, qu'il mettoit tous ses soins et employoit toutes les ressources de ses finances. Ces trois seigneurs appartenoient au parti politique: ce parti, qui venoit de prendre le nom de royaliste, et qui croyoit l'être sans doute parce qu'il séparoit la royauté de la religion, commençoit alors à reparoître sur cette scène de désordres qu'il ne devoit plus quitter, et dont il alloit accroître la confusion. Ainsi le roi craignoit de détruire les huguenots, cherchoit son appui dans les politiques, et étoit impuissant contre les ligueurs!
Aussi les murmures furent-ils très-violents lorsqu'il fut de nouveau question de fournir de l'argent pour les frais d'une guerre dans laquelle il n'avoit montré jusqu'alors ni franchise ni vigueur: le parlement n'enregistra que forcément ses édits bursaux, et le clergé ne lui fournit des contributions qu'à des conditions humiliantes pour lui[129]. La guerre recommença donc en Saintonge, sous le commandement du maréchal de Biron, qui n'agit que mollement contre l'ennemi, et confirma ainsi tous les soupçons que les ligueurs avoient conçu contre la politique tortueuse de la cour. Alors le duc de Guise jugea que les intérêts de son parti demandoient qu'il commençât à se montrer plus ouvertement: il s'y décida et s'empara aussitôt de plusieurs places fortes sur les frontières de la Champagne, où il stationnoit toujours avec son armée, remplaçant par des ligueurs les commandants qu'il en faisoit sortir. Au moment même où il tentoit un coup si hardi, on apprit que des troupes allemandes étoient sur le point de passer la frontière; et Henri III se trouva de nouveau seul au milieu de tous les partis et de tous les intérêts. De nouvelles tentatives qu'il fit alors auprès du roi de Navarre pour l'engager à changer de religion et à se réunir à lui, ne réussirent pas davantage que celles qui les avoient précédées, et le mécontentement des chefs de la ligue s'en accrut à un tel point que, dans une assemblée qu'ils tinrent dans une abbaye du cardinal de Guise, ils jurèrent de ne point quitter les armes, de quelque part que l'ordre leur en fût donné, qu'ils n'eussent détruit ou chassé du royaume jusqu'au dernier des huguenots.
Cependant les Allemands appelés en France par le roi de Navarre alloient y entrer; l'alarme étoit vive dans toutes les provinces; et les Seize, ayant répandu partout que c'étoit le roi lui-même qui, d'accord avec le Navarrois, livroit son royaume à l'étranger[130], l'indignation contre lui fut au comble, surtout à Paris; et par les résolutions extrêmes que prirent dès lors les ligueurs de cette ville, on put prévoir les excès auxquels se livreroit plus tard cette faction turbulente des Seize, composée fortuitement de gens de tous états, et dont un grand nombre avoit été pris dans les classes inférieures de la société. Il y fut arrêté que l'on offriroit au roi des troupes et de l'argent pour chasser de France cette soldatesque étrangère; que s'il rejetoit cette offre, la ligue les lèveroit elle-même et choisiroit un prince catholique pour les commander. On alla même jusqu'à prévoir le cas où le roi mourroit; et la chose arrivant, toutes les troupes de Paris devoient se réunir entre Paris et Orléans; une assemblée d'états se formoit alors sous leur protection, et l'on y procédoit sur-le-champ à l'élection d'un roi catholique; le concile de Trente étoit reçu en France sans aucune restriction; et le pape ainsi que le roi d'Espagne étoient invités à soutenir l'élection nouvelle, l'un par ses armes, l'autre par son autorité.
(1587) Tel fut le projet qu'envoyèrent les ligueurs de Paris dans toutes les provinces, l'accompagnant d'une formule de serment que devoient signer tous ceux qui s'engageroient avec eux à l'exécuter. Mais, trop emportés pour attendre le résultat d'un concert général de la ligue, ils étoient à tout moment sur le point d'éclater; et les plus furieux ne parloient pas moins que de soulever le peuple, de s'emparer de la Bastille, du Temple, de l'Arsenal, des deux Châtelets, du Palais, du Louvre, et de se saisir de la personne du roi. Mayenne qui, depuis son retour de l'armée, n'avoit point quitté Paris, où il dirigeoit secrètement leurs conseils, effrayé des dangers auxquels alloient l'exposer des furieux qu'il ne pouvoit plus contenir, et qui paroissoient résolus d'agir, lorsque rien n'étoit encore suffisamment préparé, étoit résolu d'en sortir au plus tôt, persuadé que Henri, informé (et il ne pouvoit douter qu'il ne le fût) d'une partie de ces complots, éclateroit lui-même le premier. Le duc de Guise, qui voyoit une ville si considérable perdue pour lui, si son frère y abandonnoit les ligueurs sans chef et à la merci d'un roi outragé, le conjuroit d'y rester, lui montrant le salut de son parti et même celui de leur famille[131] attaché à la conservation de la capitale du royaume. La situation étoit périlleuse, et le péril s'accrut encore par l'arrivée du duc d'Épernon, qui revenoit de Provence, amenant un corps de troupes avec lui. C'étoit pour le roi le moment de faire avorter tous les desseins des ligueurs; et même le projet en avoit été arrêté dans son conseil avant l'arrivée de cette petite armée; mais il retomba bientôt dans ses irrésolutions accoutumées, et l'audace des Seize en redoubla. Enfin, pour le déterminer à sortir de cette inconcevable indolence, il fallut que le complot eût été formé de l'enlever un jour qu'il devoit se rendre à la foire Saint-Germain. Il n'y alla point; et, l'avis lui étant bientôt apporté que le duc d'Épernon, qu'il y avoit envoyé à sa place, avoit été insulté et poursuivi par ceux qui l'y attendoient lui-même, il jeta promptement des soldats dans la Bastille, dans l'Arsenal, sur tous les points dont les conjurés avoient résolu de s'emparer; et ainsi le complot fut déconcerté avec une facilité qui auroit dû lui apprendre ce qu'il pouvoit encore dans cette ville de Paris qu'il étoit si important pour lui de conserver.
Mais qu'en arriva-t-il? Mayenne, qui vit aussitôt tout ce qu'il avoit à craindre pour sa propre sûreté, après un tel coup d'autorité, lui demanda la permission de se retirer et le prince débonnaire la lui accorda, se contentant de lui dire lorsqu'il vint prendre congé de lui: «Mais quoi! mon cousin, abandonnez-vous ainsi les bons ligueurs de Paris?—Je ne sais ce que veut dire Votre Majesté,» répondit Mayenne, qui monta aussitôt à cheval, et partit sans que le roi lui demandât d'autres éclaircissements; satisfait seulement d'avoir déjoué la conspiration et de s'être assuré des principaux postes de Paris, il ne poussa pas plus loin ses recherches, et rentra dans son repos.
Le duc de Guise, informé de ce qui s'étoit passé, envoya un message aux Seize pour se plaindre de cette précipitation imprudente qui avoit manqué tout perdre, et les menaça même, dit-on, de les abandonner. Il étoit cependant bien éloigné de vouloir rompre avec eux; et, rassuré bientôt par cette molle conduite du roi, qui passoit même, en cette circonstance, toutes les idées qu'il s'étoit faites de sa foiblesse, il resserra au contraire les liens qui l'unissoient à leur faction, leur promettant que, s'ils vouloient se laisser conduire par ses avis, de son côté il ne leur manqueroit pas, et qu'au premier signal il voleroit à leur secours.
Cependant les événements se pressoient et sembloient devoir amener des résultats décisifs. Trente mille Allemands venoient d'entrer en France, mais uniquement pour combattre la ligue, et prêts à se réunir au roi, si celui-ci vouloit se réunir aux calvinistes[132]. Au moment où ils passoient la frontière, le roi de Navarre gagnoit la bataille de Coutras, où Joyeuse, l'un des favoris de Henri III, perdit la vie avec l'armée qui lui avoit été confiée; où son vainqueur perdit lui-même tout le fruit de sa victoire en suivant le conseil funeste que lui donnèrent quelques-uns de ses capitaines, de diviser ses troupes, au lieu de les conduire au-devant de ses alliés, et d'opérer ainsi avec eux une jonction à laquelle rien n'eût pu résister[133]. Le duc de Guise, à qui le roi n'avoit donné qu'un très-petit nombre de soldats pour soutenir les premiers efforts des Allemands espérant le voir succomber dans cette lutte inégale, manœuvra au contraire avec tant d'habileté, toujours à la suite de l'ennemi, le harcelant sans cesse, lui coupant les vivres, enlevant ses bagages, l'arrêtant au passage des gués et des rivières, qu'il le réduisit en peu de temps aux dernières extrémités. Forcé alors par les cris des parisiens de voler à son secours, le roi se rendit à l'armée; et l'on ne peut disconvenir qu'il s'y comporta de manière à rappeler le souvenir des campagnes brillantes du duc d'Anjou. Les Suisses, qui pensoient que ce prince seroit pour eux, le voyant contre eux, saisirent cette occasion de faire un traité particulier qui leur fournît les moyens de s'en retourner avec sûreté dans leur pays; le reste des troupes allemandes ne tarda point à se débander; les calvinistes, Châtillon à leur tête, firent leur retraite dans le Vivarais; et il ne resta bientôt plus vestige de cette armée qui, pendant quelques moments, avoit menacé les destinées de la France.
Le roi revint à Paris. Il avoit eu sans doute une grande part au succès de la campagne: la haine publique, fomentée par les Seize, en rapporta toute la gloire du duc Guise; il sembla même que cette haine en étoit augmentée. Jamais les prédications n'avoient été plus violentes contre lui; jamais le peuple ne s'étoit montré plus disposé à un soulèvement; et les chefs qui le tenoient entre leurs mains étoient plus ardents qu'ils n'avoient encore été à ourdir des complots. Le roi étoit instruit de tout par Nicolas Poulain, lieutenant du prévôt de Paris, qui lui étoit entièrement dévoué. Cet homme avoit eu l'adresse de s'introduire dans les conseils les plus secrets de ligueurs, et de gagner leur confiance au point que, trahis sans cesse et cherchant à connoître la main invisible qui soulevoit ainsi le voile épais dont ils avoient soin de s'envelopper, ils n'imaginèrent jamais de jeter leurs soupçons sur lui. C'étoit par ses avis que l'enlèvement de la foire Saint-Germain avoit manqué; et il continuoit ainsi de révéler à Henri tous leurs projets, lui faisant connoître les lieux et les heures de leurs assemblées, de manière qu'il ne tint qu'à lui de saisir, le même jour, les principaux chefs des conjurés et d'abattre ainsi, d'un seul coup, toute la conjuration. C'étoit d'abord son dessein; mais, retombant ensuite dans ses irrésolutions, et dans ce système de temporisations qu'il ne pouvoit se résoudre à abandonner, il manda devant lui les plus mutins pour leur faire de vaines menaces, comme s'il fût chargé de les avertir lui-même de conspirer à l'avenir avec plus de précautions. Ils n'en devinrent que plus audacieux; d'autres incidents survinrent qui dérangèrent des mesures si mal concertées; et ce fut ainsi qu'il ruina toujours ses affaires pour ne pas savoir prendre un parti.
(1588) Cependant le duc de Guise, qui avoit poursuivi jusqu'au delà des frontières les débris de l'armée allemande, se rendit à Nancy au mois de février de cette année; et là les chefs de la ligue générale étant venus le rejoindre, il y fut arrêté que le roi seroit fortement invité à vouloir bien prendre enfin des mesures plus[134] efficaces que par le passé, pour la destruction de l'hérésie; et les plus grands ennemis du parti catholique ne peuvent disconvenir que s'il eût voulu suivre franchement les conseils que renfermoit la requête des ligueurs, et dans un moment aussi favorable que celui où la défaite des Allemands ôtoit aux huguenots l'appui sur lequel ils avoient le plus compté, ceux-ci étoient perdus, et toutes ses fautes pouvoient être réparées. Mais, nous le répétons, et il faudra le répéter encore, rien ne pouvoit déterminer ce malheureux prince à prendre une ferme résolution; et cette indécision, dans laquelle il sembloit demeurer comme à plaisir, lui faisoit plus de tort auprès du parti catholique, que s'il se fût ouvertement déclaré son ennemi. Il fit donc une réponse favorable au mémoire de Nancy, protesta qu'il étoit plus déterminé que jamais à ne point épargner les hérétiques; et après ces belles promesses, on ne vit pas même en lui un commencement d'exécution.
Alors le mécontentement fut porté à son comble; alors recommencèrent contre lui les invectives et les malédictions. Les prédicateurs l'outrageoient dans les chaires; les agents des Seize excitoient la populace contre lui et contre ses favoris, dans leurs assemblées particulières; et bientôt ils revinrent au projet de se saisir de sa personne et d'opérer enfin une révolution complète dans l'État. Ils devoient d'abord l'enlever au milieu d'une procession de pénitents; un autre jour, dans un voyage qu'il devoit faire à Vincennes; et c'étoit la duchesse de Montpensier, sœur du duc de Guise, qui s'étoit chargée de ce dernier coup: l'un et l'autre manquèrent par la vigilance de Poulain. Il fit savoir en outre au roi que, d'accord avec le duc de Guise, les Seize faisoient des amas d'armes, établissoient des points de ralliement, préparoient une attaque contre le Louvre; et qu'ils n'attendoient pour agir que l'arrivée à Paris de ce chef suprême de la ligue générale. Ce fidèle serviteur indiqua en même temps la maison où les conjurés tenoient leur dernière assemblée, et au moment même où ils la tenoient.
Il falloit exécuter enfin ce qu'on avoit déjà si maladroitement manqué, investir cette maison et s'emparer d'eux. Mais dans cette circonstance si périlleuse, le roi ne fit, comme dans toutes les autres, que justement la moitié de ce qu'il falloit faire. Quatre mille Suisses, qui étoient à Lagni reçurent l'ordre de se tenir prêts à marcher, au premier signal; il fit porter en plein jour une grande quantité d'armes dans le Louvre; il envoya à Soissons Bellièvre avec la commission de signifier au duc de Guise la défense expresse de venir à Paris; il fit de nouveau mander les principaux de la faction pour leur répéter les menaces qu'il leur avoit déjà faites, mais avec plus de violence et en des termes qui leur firent comprendre que tout étoit découvert. Cette fois-ci ils se crurent perdus; mais le roi, s'arrêtant là, leur fit voir que l'audace pouvoit être encore pour eux un moyen de salut.
Ils envoyèrent donc au duc de Guise députés sur députés, lui faisant connoître la grandeur du péril dans lequel ils se trouvoient, et le conjurant de ne pas perdre un moment pour voler à leurs secours. Celui-ci avoit promis à l'envoyé du roi de retarder son départ pour Paris de trois jours, si sa majesté vouloit lui donner sa parole royale qu'il ne seroit rien attenté contre les royalistes de Paris; une négligence inconcevable et le contre-temps le plus fâcheux l'empêchèrent de recevoir, dans le temps prescrit, la réponse du monarque[135], réponse où toutes les sûretés qu'il demandoit lui étoient accordées, tant pour les Parisiens que pour lui et pour ceux de sa maison. Alors, voyant le danger au comble, et bien qu'il ne se dissimulât point le danger plus grand encore auquel il alloit s'exposer, il n'hésita plus; et le lundi 29 mai, il arriva à Paris vers l'heure de midi.
Il y entra par la porte Saint-Denis, accompagné seulement de sept personnes, tant maîtres que valets. «Mais, dit Davila, comme une pelote de neige s'augmente en roulant, et devient bientôt aussi grosse que la montagne d'où elle s'est détachée; de même, au premier bruit de son arrivée, les Parisiens quittèrent leurs maisons pour le suivre; et en un moment la foule s'accrut de manière qu'avant d'être au milieu de la ville, il avoit déjà plus de trente mille personnes autour de lui.»
Ce fut au milieu de ce cortége qu'il parvint jusqu'à l'hôtel de Soissons, où demeuroit alors la reine mère. La surprise de Catherine fut grande lorsqu'il se présenta devant elle: l'émotion qu'elle en ressentit fut assez forte pour pouvoir être remarquée de ceux qui l'entouroient; et même en cherchant à se remettre, elle ne put s'empêcher de lui dire que, dans de telles circonstances, elle auroit mieux aimé qu'il ne fût point venu. Il répondit que l'envie de se justifier auprès du roi ne lui avoit pas permis de différer davantage, et la pria de vouloir bien l'informer de sa venue et le faire conduire vers lui. À l'instant même la reine fit partir un de ses officiers qu'elle chargea de remplir ce message; et la réponse ayant été que le roi consentoit à le recevoir, ils s'acheminèrent ensemble vers le Louvre.
La reine étoit dans sa chaise; lui la suivoit à pied au milieu de cette même foule, qui ne l'avoit point quitté depuis son entrée dans Paris. Elle inondoit les rues; les fenêtres et jusqu'aux toits des maisons étoient garnis de spectateurs; sur son passage l'air retentissoit de mille acclamations: on l'appeloit le défenseur de l'Église et de la religion catholique, le sauveur de Paris; de toutes parts on le saluoit, on le couvroit de bénédictions; on en vit fléchir les genoux devant lui, et ceux qui étoient assez heureux pour l'approcher de plus près, baisoient sa main et le bas de ses habits; de leurs croisées les dames jetoient sur lui des fleurs et des rameaux. À tant de démonstrations de respect et d'amour, Guise, d'un visage tranquille et serein, répondoit avec ces manières gracieuses et populaires qui lui étoient naturelles et qui, depuis si long-temps, lui avoient gagné tous les cœurs; il saluoit aux fenêtres d'un air riant, faisoit des signes de la main aux plus éloignés, disoit des paroles honnêtes à ceux qui l'environnoient. Cette espèce de pompe triomphale l'accompagna jusqu'au palais du roi.
Ce prince l'attendoit; et lorsqu'on lui avoit annoncé sa venue, sa première pensée avoit été de le faire poignarder. Mais, ayant laissé entrevoir ce dessein à ceux qui l'environnoient, Villequier et La Guiche l'en détournèrent, lui en faisant voir les suites, qui auroient été de faire investir le Louvre à l'instant même par cent mille hommes armés, et de l'exposer, lui et toute la famille royale, aux derniers attentats. Ils ajoutèrent que sans doute le duc de Guise ne seroit pas assez téméraire pour venir ainsi au Louvre se livrer entre les mains de son maître qu'il savoit irrité contre lui, s'il n'avoit à lui donner des raisons dont il dût être satisfait; qu'il convenoit du moins de l'entendre, et qu'ensuite on verroit ce qu'on auroit à faire. Le roi fut, sinon persuadé, du moins ébranlé par ces paroles; il rentra dans ses irrésolutions accoutumées, et le duc de Guise leur dut son salut.
En passant dans la cour du Louvre, il trouva les gardes doublées et rangées en haie sur son passage, ayant à leur tête Crillon, qui ne l'aimoit pas et qui reçut très-froidement son salut; les archers et une foule de gentilshommes garnissoient les salles qu'il falloit traverser: leur contenance morne le frappa. On dit que se voyant engagé si avant, sa fermeté l'abandonna un moment, et qu'on le vit pâlir.
Suivant l'ordre qui avoit été donné, il fut introduit dans la chambre de la jeune reine, dans laquelle le roi entra par une porte dont lui seul avoit la clef. Le duc s'avançant alors pour lui faire la révérence: «Qui vous amène ici? lui dit-il, d'un air sévère, je vous avois fait avertir de ne point venir.—Sachant, reprit le duc, les calomnies dont on me noircissoit auprès de Votre Majesté, je lui apporte ma tête, si elle juge que je sois coupable. Je ne serois cependant pas venu, si elle eût daigné m'en faire une défense plus expresse.» Ce dernier mot amena une explication entre lui et Bellièvre, que le roi appela pour convaincre le duc qu'il avoit reçu cette défense et qu'il avoit désobéi. Le duc jura que les dernières lettres qu'on disoit lui avoir écrites à ce sujet, ne lui étoient point parvenues[136]. Voyant alors une certaine hésitation, tant dans les paroles du roi que dans l'expression de son visage, il profita habilement de ce moment, fit une révérence profonde et se retira. Tout court qu'avoit été cet entretien, il lui avoit paru bien long; et une fois hors d'un semblable danger, il se promit bien de n'y plus retomber. En le revoyant, le peuple poussa un cri de joie, et le reconduisit avec les mêmes transports qui l'avoient déjà accompagné, jusque dans le quartier Saint-Avoie, où son hôtel étoit situé[137].
Le reste du jour et de nuit entière se passèrent, de part et d'autre, dans une grande agitation. Les gardes furent doublées au Louvre; le duc prit des précautions toutes semblables autour de son hôtel où se rassemblèrent tous les gentilshommes attachés à son parti; les bourgeois se tinrent en armes dans leurs maisons, et prêts au premier signal à se rendre à leurs divers points de ralliement; les espions des deux partis parcouroient la ville, et alloient rendre compte de ce qui se passoit, les uns au Louvre, les autres aux Seize et au duc de Guise.
Ce même jour dans l'après-midi, il avoit eu une nouvelle conférence avec le roi chez la reine mère et dans le jardin de l'hôtel de Soissons. Mais cette fois-ci, il avoit eu soin de s'y rendre, bien accompagné de gentilshommes qui tous étoient armés sous leurs habits. Là il y eut des plaintes, des justifications, des remontrances réciproques: le foible monarque se vit réduit à faire de sa conduite des apologies qui ne demeurèrent point sans réponse; et le duc se résumant, demanda en termes respectueux que le roi se déterminât franchement à faire aux huguenots une guerre d'extermination, et qu'il chassât de la cour, d'Épernon, La Valette son frère, et tous les conseillers perfides dont il étoit entouré.
Le roi promit tout ce qui lui étoit demandé, mais sous la condition que le duc ne s'opposeroit point à ce qu'il fît sortir de Paris tous les étrangers, soldats et gens sans aveu, dont la ville étoit remplie. Celui-ci eut l'air d'y consentir; et aussitôt des commissaires furent nommés à cet effet. Ils firent des recherches partout, tant dans les hôtelleries que dans les maisons des particuliers; mais, ainsi que Guise l'avoit bien prévu, elles n'eurent aucun succès, et il n'avoit garde de favoriser une semblable mesure. Les uns se cachèrent, et leurs hôtes eux-mêmes les aidèrent à échapper aux perquisitions; les autres, au lieu de sortir de Paris, alloient se réfugier dans l'hôtel du duc et dans les quartiers où ils savoient que les ligueurs étoient les plus forts. Alors le foible prince s'aperçut, mais trop tard, qu'il n'y avoit rien à attendre pour lui que de la force; et se décida enfin à exécuter ce qu'il auroit dû faire trois jours plutôt: les Suisses reçurent l'ordre d'entrer dans Paris.
Il y entrèrent, le 12 mai, à la pointe du jour, au nombre de quatre mille que suivoient deux mille soldats des troupes royales. Cette petite armée fut partagée en trois corps, dont l'un fut établi au marché des Innocents, un autre à la Grève et le troisième au marché Neuf. Les gardes-françoises se rangèrent en ordre de bataille sur le Petit-Pont, sur le pont Saint-Michel et sur le pont Notre-Dame. Crillon, colonel de cette troupe, vouloit aussi se saisir de la place Maubert, poste, dans une semblable conjoncture, de la plus grande importance, puisqu'il servoit de point de communication avec le quartier de l'université, et presque toute cette partie de la ville qui est au midi et à l'orient de la rivière; mais, par une suite de ce système de demi-mesures que l'on ne pouvoit se résoudre à abandonner, même lorsque l'on prenoit l'offensive et pour ainsi dire au milieu de la mêlée, il avoit reçu l'ordre exprès de ne point employer la violence; et, trouvant cette place couverte d'une grande multitude de peuple en armes, il se vit contraint de se retirer contre son sentiment, qui étoit d'attaquer et de s'emparer de ce poste, à quelque prix que ce fût.
Il ne se pouvoit sans doute commettre une plus grande faute: le peuple, voyant qu'on n'osoit l'attaquer, en devint plus hardi; et les Seize demeurèrent les maîtres du quartier de l'université, dans lequel ils avoient le plus grand nombre de leurs affidés; et c'est en effet de ce côté que l'émeute commença.
Au premier cri d'alarme, les bourgeois et les écoliers sortirent armés de leurs maisons, et se rendirent dans leurs corps-de-garde respectifs. Au même instant les officiers que le duc de Guise avoit amenés avec lui, se partagèrent entre ces divers rassemblements pour en gouverner les mouvements et y empêcher la confusion. Ce fut le comte de Brissac qui, ayant rencontré une de ces troupes, fit faire la première barricade dans ce même quartier de l'université où son poste lui avoit été assigné; d'autres leur succédèrent rapidement et furent poussées jusqu'au petit Châtelet, où déjà les officiers des troupes royales posoient des sentinelles que les soldats de la ligue forcèrent à se replier. La même manœuvre se fit au même instant dans toutes les autres parties de la ville; on tendit les chaînes dans les principales rues; et les barricades, toujours poussées en avant, étoient soutenues par des corps de mousquetaires. Tout cela fut fait si rapidement, qu'avant midi les plus avancées n'étoient plus qu'à cinquante pas du Louvre; et c'est de là que cette journée fut appelée la Journée des barricades. Ainsi, les troupes du roi se trouvèrent enfermées de toutes parts, exposées aux coups de fusils et aux grêles de pierres dont on s'apprêtoit à les accabler par les fenêtres, et dans l'impuissance absolue de se frayer aucun passage.
Cependant on n'attaquoit point encore, les Parisiens se contentant de tenir ces soldats ainsi resserrés et bloqués. Alors, dans ce moment si critique, la cour consternée tenta la voie de la négociation; et la reine-mère se détermina à aller elle-même à l'hôtel de Guise pour y traiter avec le duc. Les barricades l'empêchèrent de s'y rendre en carrosse; et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'elle y passa en chaise, les bourgeois ne détendant leurs chaînes qu'avec les plus grandes précautions, pour les rétablir aussitôt qu'ils lui avoient livré passage. Cette conférence commença par des observations générales, par des plaintes vagues, par diverses difficultés que Guise faisoit naître à dessein, prolongeant ainsi l'entretien jusqu'à ce qu'il fût bien instruit de l'état des choses. En ayant enfin reçu des avis certains, il se déclara nettement, disant qu'il ne lui convenoit point de quitter Paris, et d'abandonner à la fureur des mauvais conseillers dont le roi étoit entouré, tant de bons catholiques qui ne s'étoient armés que pour défendre leur vie que l'on menaçoit, leur religion que l'on vouloit détruire; que, du reste, il étoit étranger à tout ce qui se passoit en ce moment, et qu'il ne dépendoit pas de lui d'arrêter un mouvement populaire que la cour elle-même avoit excité par ses démarches imprudentes.
La reine étant revenue au Louvre, et le roi ne sachant plus quel parti prendre, l'ordre fut envoyé aux troupes de quitter leurs postes et de se replier vers le château; mais il n'étoit plus temps: un coup de fusil tiré du Marché-Neuf, où étoient les Suisses, par un soldat de l'un ou de l'autre parti, avoit été le signal de l'attaque. On commença aussitôt à tirer sur eux des fenêtres, et à leur lancer des pierres. Il y en eut une vingtaine de tués et un plus grand nombre de blessés; et, se voyant ainsi enveloppés et dans l'impossibilité de se défendre, ils ne tardèrent point à demander quartier, criant de toutes leurs forces: bons catholiques, faisant signe du chapeau et montrant leurs chapelets. Alors le comte de Brissac fit cesser les mousquetades; et après les avoir désarmés, les fit renfermer dans les boucheries du Marché-Neuf. Il en fut de même dans toutes les autres parties de la ville, où les troupes du roi se rendirent aux divers capitaines qui les commandoient.
Apprenant cet heureux succès, Guise sortit de son hôtel sans autres armes que son épée; et, au milieu des cris de joie qui s'élevoient sur son passage, il alla de barricade en barricade, apaisant le peuple et l'empêchant de faire violence aux troupes royales, auxquelles il faisoit rendre leurs armes, avec la liberté de se retirer vers le Louvre. La nuit se passa pour la cour dans les mêmes inquiétudes, du côté opposé dans une grande agitation; les Seize vouloient pousser les choses à la dernière extrémité, et se saisir de la personne du roi.
Il se tint plusieurs conseils au Louvre: le résultat des délibérations fut que la reine seroit chargée d'un nouveau message auprès du duc; et qu'elle feroit tous ses efforts pour l'engager à faire quitter les armes aux Parisiens, et à traiter avec le roi, qui lui accorderoit toutes les satisfactions qu'il pouvoit désirer.
Si l'on en croit Davila, il se montra à découvert dans cette dernière conférence: il demanda «à être déclaré lieutenant-général du roi, avec l'autorité la plus étendue sur les troupes, et pour tout ce qui regardoit la guerre; autorité qui seroit confirmée par les états généraux que Henri III s'engageroit d'assembler incessamment à Paris; qu'on lui donnât en outre dix places de sûreté dans le royaume avec de l'argent pour payer les troupes qu'on y mettroit. Il insistoit vivement sur un édit qui déclareroit les princes de la maison de Bourbon, déchus, comme hérétiques, du droit de succession à la couronne. Il demandoit aussi le gouvernement de Paris pour le comte de Brissac, dont il étoit sûr; ceux de Picardie, de Normandie, de Lyon et des principales provinces, avec des emplois militaires et des charges de la couronne pour ses parents et amis. Il exigeoit l'exil de d'Épernon et de plusieurs autres, non-seulement hors de la cour, mais même hors du royaume. Enfin il vouloit que le roi se contentât de sa garde ordinaire, et cassât les quarante-cinq gentilshommes dont il avoit cru devoir, depuis peu, se faire un rempart contre les entreprises des ligueurs.»
La reine avoit pensé qu'il se contenteroit de demander l'exil des favoris, qu'elle ne désiroit pas moins ardemment que lui, espérant reprendre ainsi l'influence qu'elle avoit perdue dans le gouvernement. Surprise au dernier point de ces prétentions exorbitantes du duc, alarmée des allées et des venues des bourgeois et gens de guerre, qui venoient à tout moment interrompre cet entretien et lui parler à l'oreille, elle conçut des alarmes; et, soupçonnant qu'il se tramoit quelque chose contre la personne du roi[138], elle envoya aussitôt un de ses gentilshommes pour lui en donner avis, et lui conseiller le seul parti qu'il y avoit à prendre dans de telles extrémités; puis elle continua de parler et de négocier. Bientôt arriva Menneville, qui vint annoncer au duc que le roi avoit quitté Paris. À cette nouvelle inattendue, il parut consterné, et dit brusquement à la reine: «Madame, vous m'amusez et vous me perdez.» La reine feignit de ne rien savoir; et, rompant aussitôt la conférence, elle s'en retourna au Louvre[139].
Le roi avoit effectivement pris son parti à l'instant même où il avoit reçu le message de la reine. Les Suisses et les gardes-françoises furent mis d'abord en mouvement et le précédèrent de quelques instants; il se rendit ensuite aux Tuileries sous prétexte de s'y promener: des chevaux l'y attendoient, et il partit aussitôt, suivi d'un petit nombre de courtisans et d'officiers. Les bourgeois qui, de l'autre côté de la rivière, gardoient la porte de Nesle, furent témoins de ce départ, et, dans la fureur qu'il leur causa, tirèrent sur le prince et sur sa troupe. On assure, qu'après avoir fait quelque chemin, il se retourna vers Paris, et jura qu'il n'y rentreroit que par la brèche.
L'émotion qu'avoit éprouvée le duc de Guise n'avoit été que passagère: retrouvant bientôt son courage et son sang-froid, il pensa avant toutes choses à remettre l'ordre dans Paris, où tout étoit plus que jamais dans le trouble et dans la confusion. Il sortit donc à pied de son hôtel, et partout où il passa, fit détendre les chaînes et ouvrir les barricades. Cela fut exécuté par son ordre dans tous les quartiers; et tel étoit l'empire qu'il s'étoit acquis, que, le lendemain, il ne parut pas, dans cette grande ville, le moindre vestige des désordres de la veille. Mais en même temps qu'il rétablissoit la tranquillité dans Paris, il ne négligeoit aucune des précautions nécessaires pour en demeurer le maître. Il s'empara de l'Arsenal et de la Bastille, et nomma gouverneur de cette forteresse le procureur Bussi-le-Clerc; choix bizarre, sans doute, mais qu'il fit pour plaire aux bourgeois, et sûr qu'il étoit de cet homme, qui étoit comme l'âme de la faction des Seize, et de tous ceux qui la composoient le plus ardent et le plus déterminé; il se rendit maître du cours de la Seine en s'emparant de Corbeil et de Vincennes; dans une assemblée générale du peuple, qui fut convoquée par son ordre, on créa de nouveaux officiers municipaux[140] et de nouveaux capitaines de quartier, tous à sa dévotion[141]; il fit changer les principaux magistrats du Châtelet qui lui étoient suspects; il entraîna un grand nombre de membres du parlement qu'il détermina à reprendre, dès le lendemain, le cours de la justice; enfin les docteurs et les prédicateurs de la faction s'emparèrent à la Sorbonne de toute l'autorité; et les Parisiens demeurèrent plus que jamais soumis à leur fanatique influence. Ce fut ainsi que le duc assura son autorité dans Paris, en même temps qu'il répandoit dans toutes les provinces une apologie de sa conduite, dans laquelle, rendant compte à son avantage de ce qui s'étoit passé, il se déclaroit fidèle serviteur du roi, mais l'ennemi des conseillers perfides qui l'excitoient à favoriser l'hérésie et à persécuter les catholiques.
De son côté, le roi ne tarda point à faire paroître un manifeste où il dénonçoit à la France entière les Parisiens comme des séditieux, le duc comme un rebelle qui l'avoit forcé de sortir de sa capitale; et qui, par ces divisions funestes qu'il venoit de faire naître entre ses sujets, rompoit ainsi toutes les mesures que lui-même avoit pu prendre pour la destruction de l'hérésie. Les provinces prirent parti pour l'un ou pour l'autre, suivant les impressions qu'elles avoient reçues de ces deux écrits; le roi se fortifia à Chartres où il s'étoit retiré; ceux qui étoient dévoués au duc de Guise accoururent à Paris; et la guerre civile sembla prête à éclater entre les catholiques.
Cependant, malgré toutes ces apparences hostiles, la reine-mère continuoit de négocier à Paris avec le duc; et le roi donnoit de nouveaux signes de foiblesse en éloignant le duc d'Épernon de la cour. Les ligueurs de Paris surent en profiter: sous prétexte d'aller lui faire leur soumission, ils lui envoyèrent plusieurs députations, l'une de pénitents, composée en grande partie des plus ardents d'entre eux, et dont le véritable but étoit de venir conférer à Chartres avec ceux de leur parti et répandre dans cette ville des semences de révolte[142]; l'autre de chefs de la ligue, qui, sous la forme de requête, lui présentèrent les demandes les plus audacieuses, ou pour mieux dire, lui renouvelèrent les conditions les plus dures du traité de Nemours. Le roi n'osa point faire arrêter les premiers, et donna à ceux-ci des paroles de paix, leur annonçant en même temps qu'il assembleroit à Blois, et au mois de septembre suivant, les états-généraux de son royaume, pour mettre fin à tant de désordres dont il étoit agité. Le parlement qui lui envoya aussi des députés, fut reçu très-favorablement et remercié de ce qu'il n'avoit point discontinué d'administrer la justice.
Ces divisions étoient ce qui pouvoit arriver de plus favorable au roi de Navarre[143], que la réunion des troupes royales et de celles de la ligue, auroit certainement écrasé sans retour, dans un moment où il ne pouvoit compter sur le secours de l'Angleterre, alors menacée par l'Espagne de la plus terrible invasion. Ici plusieurs historiens, après avoir justement accusé le roi de n'avoir pas voulu, dans d'autres circonstances, la destruction des huguenots, reportent cette accusation sur le duc de Guise, supposant que l'existence de ce parti étoit nécessaire en ce moment au succès de ses desseins ambitieux; mais cette fois-ci ils ne donnent aucune preuve de leur accusation. N'y avoit-il pas autre chose que de l'ambition dans les motifs qui le faisoient agir? Que l'on considère toute la conduite du roi à son égard, la haine qu'il portoit à ce chef de parti, les extrémités auxquelles celui-ci étoit parvenu, entraîné tout à la fois et par le mouvement religieux des peuples que rien ne pouvoit plus arrêter, et par les craintes qu'il ne pouvoit s'empêcher de concevoir de ce méprisable caractère où la foiblesse étoit jointe à la perfidie, craintes qui, par la suite, ne furent que trop justifiées; et il sera facile de reconnoître qu'il n'y avoit plus de sûreté pour lui que dans l'exercice d'un pouvoir aussi étendu que celui qu'avoit possédé quelque temps son illustre père, sous la minorité de Charles IX. Il tendoit donc à se saisir d'un semblable pouvoir, pour l'intérêt de son parti et de la religion, sans doute aussi pour sa propre sûreté et pour son propre intérêt; et marcha vers ce but avec toute la puissance de son génie et toute la hauteur de son courage. Si le succès l'eût favorisé, l'état en eût été plus heureux, et Henri III un peu moins avili. Quant au projet criminel qu'on lui suppose d'avoir voulu usurper le trône, on n'en donne absolument aucune preuve; et les preuves du contraire se présentent plus d'une fois dans le cours de ce grand événement.
Nous pensons donc qu'il n'y a point d'autre manière d'expliquer cette dernière négociation du duc de Guise, dont le résultat fut un nouveau traité connu sous le nom d'édit d'union, traité dans lequel il faut bien avouer que le chef de la ligue dicta des conditions fort dures à son souverain; mais où il lui indiquoit en même temps, et ainsi qu'il l'avoit déjà fait plus d'une fois, les seuls véritables moyens d'abattre l'hérésie, et de recouvrer ainsi son pouvoir et sa dignité[144]. C'est ce que celui-ci étoit, depuis long-temps, hors d'état de comprendre: il ne vit, dans ce traité, que ce qu'il avoit d'offensant pour lui; et le signa cependant avec une facilité qui a fait croire à plusieurs qu'il méditoit déjà ce qu'il exécuta depuis. D'autres ont pensé qu'il n'avoit alors aucun projet arrêté, se laissant emporter par les événements, foible ou violent selon les circonstances, et ne cherchant jamais qu'à se tirer de l'embarras du moment. C'est là un point historique sur lequel il est impossible de rien affirmer; et l'on ne peut mieux peindre son caractère qu'en disant que l'une et l'autre de ces deux opinions présentent d'égales probabilités.
L'édit d'union fut signé à Rouen, où le roi avoit, depuis quelque temps, établi son séjour. Immédiatement après il revint à Chartres, refusant obstinément de retourner à Paris, quelques instances que l'on eût pu lui faire à ce sujet. Ce fut dans cette ville que le duc de Guise alla lui rendre ses respects et recevoir en quelque sorte le prix de sa victoire. Henri l'y reçut, ainsi que le cardinal de Bourbon dont il étoit accompagné, avec toutes les démonstrations de la plus grande bienveillance: le cardinal y fut déclaré premier prince du sang et héritier présomptif de la couronne; la lieutenance générale du royaume pour les armées, fut donnée au duc par lettres-patentes, et au titre près, avec tous les droits et toutes les prérogatives de connétable. Des commandements de places fortes, des gouvernements de provinces furent distribués à ceux de son parti; deux armées furent mises en mouvement dans le Poitou et dans le Dauphiné, pour agir sous sa direction suprême; et l'on peut dire qu'il devint, dès ce moment, l'arbitre de l'état.
Les états s'ouvrirent à Blois le 16 octobre de cette année. Peu de temps auparavant, le roi avoit presque entièrement renouvelé son conseil et disgrâcié parmi ceux qui le composoient, les personnes en qui il avoit paru jusqu'alors se confier davantage[145]. Ceci avoit surpris tout le monde: dans le degré de puissance où il étoit parvenu, Guise fut le seul qui n'y fit que peu d'attention. Dès la première séance, le roi y reconnut solennellement qu'un prince hérétique ne pouvoit régner sur la France; et dans la seconde, l'édit d'union fut reçu avec serment, tant de la part du roi que de celle des états, comme loi fondamentale du royaume.
Cependant les ressentiments du roi contre le duc de Guise s'aigrissoient de jour en jour davantage; et plusieurs incidents qui se succédèrent pendant la tenue de cette assemblée où dominoient les partisans de la ligue, les portèrent au dernier degré d'exaspération. Il le soupçonna d'avoir des intelligences avec le duc de Savoie qui venoit de s'emparer du marquisat de Saluces[146]. Les Seize ayant cherché par leurs intrigues à changer l'ordre établi dans les états, et à les rendre plus indépendants de la volonté royale, le duc de Guise fut encore soupçonné d'être le premier auteur de cette machination séditieuse[147]. On lui attribua encore la résolution qui fut prise par les trois chambres de changer la clause générale de l'édit qui excluoit du droit de succession au trône tout prince fauteur d'hérésie, pour en faire une application spéciale au roi de Navarre; mais ce qui irrita surtout Henri III, ce fut de le voir se réunir à ceux qui demandoient une diminution d'impôts, et s'efforcer de faire enfin recevoir le concile de Trente en France, lui supposant, dans ces deux actes, le double but de plaire à la cour de Rome et d'accroître sa popularité[148]. On prêtoit à la duchesse de Montpensier, sa sœur, et en qui il avoit toute confiance, des paroles pleines de mépris contre le roi[149]; on l'accusoit d'avoir tenté de corrompre, parmi les seigneurs de la cour attachés à la cause royale, ceux qui avoient le plus de puissance et de crédit. Enfin, les ennemis du duc, et il étoit difficile qu'il n'en eût pas dans cette haute fortune où il étoit parvenu, réussirent à persuader au foible prince que ses jours étoient en danger tant que vivroit un sujet si insolent et si ambitieux, et que la mort seule de ce rebelle pouvoit assurer sa vie. Ainsi excité de toutes parts et par les entreprises hardies et les manières sans doute trop hautaines de Guise, et par tant de rapports et d'insinuations que sembloient confirmer ce dont ses yeux étoient témoins, il résolut d'exécuter à Blois ce qu'il avoit un moment projeté à Paris.
Il ne s'ouvrit d'abord de son dessein qu'à quatre personnes, le maréchal d'Aumont, Nicolas et Louis d'Angennes, et Beauvais-Nangis. Tous ayant reconnu l'impossibilité d'arrêter le duc, conclurent contre lui à la mort comme coupable de lèse-majesté, déclarant «que cette justice du roi pouvoit être exercée à son égard, en passant sans scrupule sur les formalités que, dans la situation des choses, il étoit impossible d'observer.»
Il falloit, pour exécuter une telle sentence, un homme de tête et de résolution. Henri s'adressa d'abord à Crillon qui lui promit le secret, mais qui refusa de s'en charger, n'y voyant autre chose que l'office d'un bourreau. Loignac, premier gentilhomme de sa chambre et capitaine de la garde de quarante-cinq gentilshommes, que le duc avoit voulu faire supprimer, se montra moins scrupuleux; Larcher, autre capitaine des gardes, lui fut associé; et tous les deux choisirent neuf des plus déterminés parmi ceux de leurs compagnies. Le 23 décembre ces hommes furent introduits, avant le jour, dans les appartements particuliers du roi, et ne connurent le motif pour lequel on les avoit réunis, que lorsque Henri III, se faisant apporter des poignards, les leur mit lui-même entre les mains, leur enjoignant de faire cette exécution de justice sur l'homme le plus criminel de son royaume: tous jurèrent de lui obéir.
Bien que le secret du roi n'eût point été trahi, il en avoit transpiré quelque chose; et le duc reçut, le jour qui précéda l'exécution, un avis qui lui disoit de prendre garde à lui, que ses jours étoient menacés[150]. Il le dédaigna: pensant aux conséquences que devoit nécessairement avoir un acte aussi téméraire, il ne supposoit pas que son ennemi fût assez imprudent pour le tenter; ce fut cette confiance qui le perdit.
Tout étant ainsi préparé, ceux qui composoient le conseil, avoient reçu, la veille, l'ordre de se rendre de grand matin au château. Ils s'y réunirent dans une antichambre qui précédoit les appartements du roi. Le duc y arriva le dernier, accompagné du cardinal de Guise, son frère, et de l'archevêque de Lyon. Ils attendirent dans cette pièce jusqu'à huit heures. Vers cette heure là, un page vint lui dire que le roi le demandoit dans son cabinet: il y alla, traversa une courte galerie qui conduisoit à la chambre à coucher; dont la porte fut aussitôt fermée suivant la coutume, tourna vers le cabinet de la gauche où on lui dit que le roi étoit renfermé, et comme il levoit la tapisserie et se baissoit pour entrer, parce que la porte étoit un peu basse, il fut frappé de six coups de poignards qui ne lui laissèrent que le temps de proférer ces paroles: «Mon Dieu! ayez pitié de moi.» Tout ceci se passa dans l'espace de quelques instants.
Au bruit qui s'étoit fait, le cardinal de Guise et l'archevêque de Lyon étoient accourus: mais les gardes écossois leur présentant la pointe de leurs hallebardes, les empêchèrent d'avancer; et ils furent immédiatement arrêtés par ordre du roi. Il fit arrêter en même temps Anne d'Est, mère du duc, le duc de Nemours l'un de ses frères, son fils le jeune duc de Joinville, ses plus proches parents, ses principaux partisans, les députés de la ville de Paris[151], ligueurs les plus déterminés parmi les membres du tiers-états, le vieux cardinal de Bourbon. Dès le lendemain, Le Guat, capitaine aux gardes, ayant pris avec lui quatre soldats, alla, sur l'ordre qui leur en fut donné, dans le galetas où le cardinal de Guise et l'archevêque de Lyon avoient passé la nuit, s'empara de celui-ci et le fit massacrer à deux pas de là à coups de hallebarde. Henri qui le craignoit presque autant que son frère, et à qui il n'étoit guère moins odieux, avoit ordonné cette seconde exécution, sans prévoir les conséquences funestes qu'elle alloit avoir pour lui. Ainsi périrent ces deux illustres frères; et pour ne parler ici que du premier, on peut dire de lui que, doué de toutes les grandes qualités de son père, il fut autant que lui fidèle à Dieu, et que, sous un moins indigne prince, nul plus que lui n'eût été fidèle au roi.
(1589) Peu de jours après mourut Catherine de Médicis[152] sur laquelle nous ne porterons ici aucun jugement, ayant déjà fourni à nos lecteurs tant d'occasions de la juger. Ce fut pour Henri III, et dans d'aussi graves circonstances, la plus grande perte qu'il lui étoit possible de faire: car, si elle manquoit de conscience, elle avoit une longue expérience, et assez d'habileté, sinon pour le conduire dans les véritables voies qui pouvoient le sauver, du moins pour l'empêcher de tomber dans les abîmes où il se précipita[153].
Il étoit entré dans le plan du roi de s'emparer du duc de Mayenne: celui-ci s'échappa; le duc de Nemours parvint aussi à se sauver; et il étoit si mal servi, qu'à l'exception du duc d'Elbeuf, du cardinal de Bourbon et du jeune duc de Guise, tous ses prisonniers lui furent successivement enlevés. Quelques-uns ont prétendu que si ce prince, après la mort tragique des deux frères, eût rassemblé des troupes et marché droit sur Paris, au lieu de s'amuser à publier des manifestes et à recevoir des députations, c'en étoit fait de la ligue que ce coup terrible avoit consternée. Nous en doutons: la ligue, encore un coup, n'étoit point le parti du duc de Guise, mais celui de la religion; et un nouveau chef alloit la retrouver plus ardente, plus exaspérée qu'elle n'avoit jamais été. C'est ce que n'avoit jamais voulu comprendre Henri III. «Maintenant, je suis roi», s'étoit-il écrié après ces sanglantes exécutions: il alloit faire une triste expérience que jamais il ne l'avoit moins été.
En effet, le jour même où la fatale nouvelle leur étoit parvenue, les Seize avoient soulevé Paris; tout le peuple y avoit pris les armes comme à la journée des barricades; et l'on s'étoit emparé des postes les plus importants. Bientôt le duc de Nemours arriva au milieu d'eux; ils apprirent en même temps que le duc de Mayenne étoit en sûreté, qu'Orléans venoit de se déclarer en leur faveur, et alloit arrêter le roi qu'ils supposoient déjà en marche contre eux à la tête d'une armée. C'étoit déjà beaucoup pour les rassurer; mais lorsqu'ils virent qu'au lieu d'une armée, Henri III leur envoyoit un négociateur et poussoit la foiblesse jusqu'à leur rendre leurs prisonniers, ce qui leur restoit encore de crainte s'évanouit; cette pusillanimité donna de la détermination aux plus irrésolus; les prédicateurs, qui les premiers jours s'étoient contentés de gémir, tonnèrent alors dans les chaires; et faisant des peintures pathétiques du massacre de ces deux grandes victimes, excitèrent contre celui qu'ils appeloient leur assassin, des mouvements de fureur que ce peuple n'avoit point encore éprouvés. Dans toutes les églises on fit des services funéraires en l'honneur des Guises martyres de la foi; Henri de Valois, c'étoit le nom que l'on donnoit au roi, étoit publiquement traité d'hérétique et de tyran; son portrait fut abattu aux Grands-Augustins; on mit en pièces, dans l'église Saint-Paul, les mausolées qu'il avoit élevés à ses mignons. Mais ce qui ne sauroit être assez remarqué, c'est que, pour achever d'entraîner ceux dont la conscience résistoit encore, la faculté de théologie rendit un décret lequel «déclarant Henri ennemi de la religion catholique et de l'édit d'union, violateur des lois de la liberté naturelle par les meurtres qu'il avoit commis à Blois, délioit les François du serment de fidélité qu'ils lui avoient prêté, leur accordoit le droit de prendre les armes, de former une ligue, de lever de l'argent et d'employer tous les moyens nécessaires pour la conservation de la véritable religion.» Ainsi la Sorbonne s'arrogeoit sur les couronnes et sur le pouvoir temporel ce même droit qu'elle contestoit si violemment au chef suprême de l'Église; et c'étoit là ce qu'avoient gagné les rois, pour avoir voulu se soustraire à l'autorité des papes, d'être jugés en dernier ressort par un conciliabule de docteurs.
On savoit qu'Achille de Harlay, premier président du parlement et plusieurs autres membres de cette compagnie, n'approuvoient point ce qui se passoit: il fut résolu de les arrêter. Le 16 Janvier, Bussy-le-Clerc, suivi d'une troupe de gens armés, se saisit des portes du palais, entre dans la grande chambre au moment où les chambres étoient assemblées, et propose à la cour d'approuver le décret de la Sorbonne et de s'unir aux Parisiens pour la défense de la religion et de la capitale du royaume. Il sort un moment comme pour lui laisser le temps de délibérer, puis rentre, un pistolet à la main, tire de sa poche une liste, et ordonne à tous ceux qu'il va nommer de le suivre à l'Hôtel-de-Ville, où ils étoient mandés. À la tête de cette liste étoient inscrits le premier président et les présidents Pothier et de Thou. «Il est inutile d'en lire davantage, dit celui-ci dès qu'il entendit prononcer son nom; il n'y a personne ici qui ne soit prêt à suivre son chef.» Tous se levèrent à l'instant, et suivirent l'audacieux ligueur. Il les mena comme en triomphe au milieu des huées de la populace: arrivés à la place de Grève, ils vouloient tourner du côté de l'Hôtel-de-Ville; mais on les fit passer outre et marcher jusqu'à la Bastille, où ils furent renfermés. Dès le soir, ceux qui n'étoient pas sur la liste de Bussy furent relâchés; d'autres furent accordés au cautionnement de leurs amis; d'une partie de ceux-là, réunie aux membres qui ne s'étoient pas trouvés le matin au palais, on forma un nouveau parlement, à la tête duquel fut placé le président Brisson; et le lendemain, la justice avoit déjà repris son cours.
Le nouveau parlement et ses suppôts jurèrent sur la croix de rester à jamais fidèles à la ligue, et de venger avec elle la mort du duc de Guise. On forma au duc d'Aumale, que l'on avoit nommé gouverneur de Paris, un conseil de quarante personnes prises dans les trois ordres de l'état; et aussitôt une déclaration de ce conseil abolit une grande partie des impôts, et annonça pour la suite une réduction encore plus considérable. Ce moyen si usé et toujours si nouveau de séduire et d'entraîner les peuples, produisit son effet accoutumé, et le soulèvement commença à faire de toutes parts de grands progrès. Alors le duc de Mayenne se décida: il étoit parti de Lyon avec une petite troupe qui, se grossissant à mesure qu'il avançoit, finit par former une armée avec laquelle il s'empara de toutes les villes qui se trouvoient sur son passage, fit lever le siége d'Orléans déjà entamé par les troupes royales, et arriva en vainqueur dans les murs de Paris.
Il y fut reçu avec des transports de joie tels, que, s'il eût voulu se faire roi, à l'instant même on l'eût placé sur le trône; mais trop sage pour se livrer à de telles illusions, sa première pensée fut de diminuer l'influence des Seize qui dominoient dans le conseil, et dont il avoit tant de raisons de craindre les caprices et les emportements. Il atteignit ce but en augmentant le nombre des membres de ce conseil, et en y faisant entrer des personnages éminents, choisis dans les premiers ordres de l'état, et dont la prudence et la modération lui étoient connues. Un des premiers actes de cette assemblée fut de le déclarer lieutenant-général de l'état royal et couronne de France, titre jusqu'alors sans exemple, et qui lui fut confirmé par le parlement. Alors, de concert avec le conseil de l'union, il fit des réglements de police générale, nomma aux emplois, perçut les impôts, administra les domaines de la couronne, convoqua pour cette même année les états-généraux, exerça enfin la puissance souveraine dans toute son étendue.
Cependant la France presque entière avoit déjà pris parti pour la ligue; et partout où paroissoient ses émissaires, le zèle religieux leur gagnoit tous les esprits. Le Mans, Rouen, Poitiers, Laon, Rennes, Nantes, Bourges, Arles, Aix, Marseille, un grand nombre d'autres villes se déclarèrent pour elle; c'est ainsi que Henri, parvenu par degrés aux dernières conséquences de son fatal système, se trouva dans la ville de Blois, presque seul entre les catholiques et les protestants, également haï des uns et des autres, également en butte aux entreprises des deux partis; sans espoir surtout du côté des catholiques qui, la plupart, avoient cessé de le regarder comme leur roi.
Bientôt il ne se trouva plus en sûreté, même à Blois; et apprenant que Tours, ville plus grande et mieux fortifiée, étoit sur le point de lui échapper, il résolut de s'y rendre avec ce qu'il avoit conservé de serviteurs fidèles et de soldats qui ne l'avoient point abandonné. Ce fut là que, réduit aux dernières extrémités, et après avoir tenté auprès de Mayenne un dernier effort qui ne réussit point et qui ne devoit point réussir[154], il se décida à se jeter entre les bras du roi de Navarre. Celui-ci avoit déjà su profiter du désordre causé par la mort du duc de Guise, pour relever son parti; il s'avançoit vers la Loire, prenant des villes et livrant des combats dans lesquels il étoit presque toujours victorieux; il publioit en même temps une déclaration aux trois ordres de l'état, par laquelle il invitoit la France à s'unir à son roi, et offroit de remettre entre les mains de Henri III, son armée et sa propre personne, pour en disposer selon qu'il le jugeroit convenable pour le bien de l'état. Après cette déclaration, le roi ne balança plus: l'entrevue des deux princes se fit au Plessis-les-Tours, avec de grandes et sincères démonstrations de joie et de mutuelle affection; et les deux armées calviniste et royaliste, animées désormais d'un même esprit, se confondirent ensemble.
C'est ici que se montre plus à découvert la marche de la cour de Rome, aussi ferme, aussi invariable sous Sixte V, qu'elle l'avoit été sous Grégoire XIII. Le pape, comme nous l'avons vu, avoit long-temps balancé entre la ligue et Henri III, bien persuadé cependant que de l'accord entre le roi et la ligue pouvoit seul résulter le triomphe de la religion; et cette persuasion étoit telle que, dès qu'il avoit eu connoissance de l'édit d'union, ce pontife, sans vouloir pénétrer les causes qui l'avoient produit, et supposant naturellement que le roi ne pouvoit qu'avoir librement signé une convention si favorable au catholicisme, avoit écrit de sa propre main au duc de Guise comme au lieutenant-général du royaume pour l'encourager à poursuivre le noble et religieux dessein qu'il avoit formé pour l'entière destruction de l'hérésie. Malgré cette lettre et ces éloges, il est probable qu'il se fût peu inquiété de la mort violente de ce duc, dont il reçut peu de jours après la nouvelle, si cette mort n'eût été accompagnée de celle d'un prince de l'Église, injure qu'il ressentit vivement, et dont il crut devoir venger le Saint-Siége qui, par un tel acte, se trouvoit attaqué dans ses droits et dans ses priviléges. Il s'en exprima donc avec une indignation très-grande; et sans refuser irrévocablement l'absolution qui lui étoit demandée, il y mit des conditions très-sévères, dans lesquelles il consulta par dessus tout l'avantage du parti catholique[155]. Sur ces entrefaites, le roi ayant opéré sa jonction avec le roi de Navarre, et la ligue s'étant adressée au chef de l'Église pour implorer sa protection et demander qu'il reconnût la justice de sa cause, Sixte V se décida enfin à lancer contre un prince rebelle à l'Église et allié des hérétiques, l'excommunication qu'il avoit justement encourue.
Tout ceci ne se fit que successivement; et avant que la nouvelle de l'alliance des deux rois fût parvenue à Rome, et que le pape eût lancé ces foudres qu'il avoit si long-temps retenues[156], les deux armées étoient peu éloignées des murs de Paris, après avoir signalé leur marche par une suite de succès. Mayenne, qui étoit venu les attaquer jusque dans les faubourgs de Tours, en avoit été repoussé; les Parisiens, battus auprès de Senlis, avoient été forcés d'en lever le siége; un corps de troupes suisses et allemandes, levé par Sancy, avoit fait sa jonction avec l'armée royale; et cette armée, s'augmentant sans cesse à mesure qu'elle approchoit de la capitale, vint camper aux environs de Saint-Cloud, dans les derniers jours du mois de juillet.
Par un retour inespéré, Henri III se trouvoit ainsi à la vue de cette ville que naguère il avoit quittée en fugitif, à la tête d'une armée de plus de trente mille hommes aguerris, munis de bonnes armes, commandés par des chefs expérimentés. Mayenne, ainsi surpris, montra ce qu'il étoit en faisant toutes les dispositions de défense que, dans de telles circonstances, il lui étoit possible de faire. Il fit creuser des fossés, élever des bastions, tirer des lignes; mais il n'avoit que peu de troupes, mal armées et sans expérience de la guerre; elles étoient insuffisantes pour garnir une aussi vaste enceinte; et il n'y avoit nulle apparence qu'il pût s'y soutenir long-temps: la main d'un fanatique fit ce qu'en ce moment la ligue entière n'auroit pu opérer.
On a déjà vu ce que pouvoit produire le zèle religieux, livré sans frein à lui-même, et privé de l'appui de l'autorité tutélaire à qui il appartenoit d'en régler les mouvements et d'en arrêter les écarts. Dans l'expression de leur haine et de leur indignation contre le roi, les prédicateurs de Paris avoient passé toute mesure: leurs déclamations furibondes, et tous les jours renouvelées, entretenoient l'effervescence d'une population immense qui se pressoit pour les entendre; et aux outrages, aux malédictions dont ils accabloient ce malheureux prince, se mêloient les maximes abominables de la doctrine du tyrannicide, doctrine dont nous avons fait voir le principe dans les premières atteintes portées à cette autorité suprême de l'Église qui, de jour en jour, étoit plus méconnue. Dans toutes les chaires retentissoit cette parole qu'il étoit permis en conscience de tuer un tyran; et en même-temps Henri de Valois étoit dépeint comme le plus odieux des tyrans. Il étoit impossible qu'il ne se trouvât pas, parmi ceux qui écoutoient ces fougueux orateurs, quelque esprit foible et ardent, que leurs déclamations devoient exalter jusqu'au fanatisme, et conduire de là au dernier degré de la fureur. Telle fut en effet l'impression qu'elles produisirent sur un jeune religieux dominicain, ignorant, simple, superstitieux, nommé Jacques Clément; et sa tête s'échauffant de moment en moment davantage, il en vint jusqu'à concevoir l'affreux projet d'assassiner le roi. Il s'en ouvrit à son prieur qui y applaudit; et l'on assure que cet homme, plus coupable encore que lui, le confirma dans cette résolution par de prétendues révélations, lui faisant entendre des voix qu'il lui persuadoit venir du ciel par le ministère des anges[157]; on accuse aussi la duchesse de Montpensier d'avoir, plus que personne, encouragé ce malheureux à sa détestable entreprise. Quelques-uns des Seize en eurent connoissance, et en firent part aux ducs de Mayenne et d'Aumale qui, dit-on, ne la désapprouvèrent pas. Dès qu'on le vit bien déterminé, on pensa à lui fournir les moyens d'exécution. On parvint à obtenir pour lui une lettre de créance du premier président qui étoit toujours renfermé à la Bastille, en persuadant à ce magistrat que celui pour qui elle étoit demandée, avoit des choses de la plus grande importance à communiquer au roi. Trompé par les mêmes artifices, le comte de Brienne, comme lui prisonnier des ligueurs, lui délivra un passeport; le soir du 31 juillet, Jacques Clément sortit de Paris.
Il fut arrêté à Vaugirard par un corps de garde du roi de Navarre, et relâché par l'ordre même du foi, à cause de sa qualité de religieux. Arrivé à Saint-Cloud, il s'adressa au duc d'Angoulême pour parvenir à parler au roi. On tient de ce duc lui-même qu'il fut d'abord frappé de la physionomie sinistre de cet homme; toutefois sans faire à ce sujet aucune réflexion, il le renvoya, lui disant que le roi étoit déjà retiré et ne pouvoit pas le voir ce jour-là.
Clément alla trouver alors La Guesle, procureur-général, qui, ayant reconnu la main du premier président sur la lettre de créance qu'il lui présenta, lui promit l'audience qu'il demandoit pour le lendemain matin, et le conduisit en effet, vers huit heures, dans le cabinet du roi. Ce prince prit la lettre de créance et la lut; alors le procureur général et M. de Clermont qui étoient seuls dans le cabinet, s'étant éloignés de quelques pas, sur ce que Clément témoigna avoir quelque chose à dire en particulier au roi, ce malheureux tira un couteau de sa manche, le lui plongea dans le ventre et l'y laissa. Henri, poussant un grand cri, retira lui-même le couteau et en frappa l'assassin au visage. Celui-ci fut aussitôt assommé, percé de coups par les gardes qui accoururent au bruit, et jeté par les fenêtres.
Dès le soir même la blessure du roi fut jugée mortelle. Il se prépara dès lors à son dernier moment par les actes de la piété la plus humble et la plus ardente; se confessa deux fois, et reçut le saint viatique[158]. Avant de mourir il exhorta les seigneurs qui l'environnoient à reconnoître après lui Henri de Bourbon pour légitime souverain, et avertit celui-ci, qu'il embrassa et tint long-temps pressé sur son sein, qu'il ne seroit jamais roi de France, s'il ne se faisoit catholique. Henri III expira le lendemain, 2 août, vers les quatre heures du matin.
Peu s'en fallut que le roi de Navarre, que nous appellerons maintenant du beau nom de Henri IV, ne fît en ce moment même une triste épreuve de cette parole prophétique; et c'est ici que se fait voir le véritable caractère de la ligue générale de la France, si différente de la ligue particulière de Paris. À peine Henri III eut-il rendu le dernier soupir, qu'une fermentation sourde agita l'armée, et que toute cette noblesse catholique, qui avoit suivi avec tant d'ardeur le feu roi à la conquête de sa capitale, parut disposée à abandonner son successeur. Quelques-uns sans doute voulurent profiter de la circonstance pour faire acheter leurs services; mais l'événement prouva que le plus grand nombre n'écoutoit que son zèle religieux, et se faisoit scrupule de servir un roi huguenot. Ceux-ci le lui déclarèrent avec franchise et fermeté; et pour les ramener, il lui fallut toute la force de son caractère et toute l'adresse de sa politique. Il y réussit en grande partie, toutefois sous la promesse, confirmée par serment, de maintenir dans le royaume la religion catholique, sans rien innover à cet égard[159], de se faire instruire, et de se soumettre aux décisions d'un concile général ou national avant six mois. Cependant la défection de d'Épernon, que des mécontentements particuliers, plus que des motifs de religion, déterminèrent à se retirer avec ses troupes dans son gouvernement, fut d'un mauvais exemple pour plusieurs qui l'imitèrent, ce qui affoiblit tellement l'armée du roi, qu'il se vit dans la nécessite de lever le siége de Paris. Après avoir mis ordre aux affaires les plus pressantes, nommé ou confirmé dans les divers emplois les officiers civils ou militaires de provinces qui reconnoissoient sa domination, il partagea ses troupes en trois corps, dont les deux premiers furent envoyés en Champagne, tandis qu'à la tête du troisième, il se dirigea vers la Normandie pour y faire sa jonction avec l'armée auxiliaire que l'Angleterre avoit promis de lui envoyer.
Cependant la nouvelle de la mort de Henri III avoit été reçue à Paris avec les transports d'une joie frénétique. On y alluma des feux comme dans les réjouissances publiques; les prédicateurs élevèrent jusqu'au ciel le parricide de Jacques Clément, qu'ils présentèrent à la populace comme un martyr de la religion, et dont les images furent placées dans toutes les églises, et jusque sur les autels. Ainsi s'accroissoit le fanatisme de cette multitude. Les Seize et la duchesse de Montpensier l'excitoient par tous les moyens qu'ils pouvoient imaginer; Mayenne ne s'opposoit point à des excès qu'il considéroit comme autant de nouveaux liens qui attachoient sans retour les Parisiens à sa cause; et au milieu des emportements auxquels ils se livroient, ce chef de parti réfléchissoit avec tout ce qu'il avoit de prudence et de sagacité, sur le parti qu'il lui convenoit de prendre. Dans son enthousiasme pour le frère de son héros, le peuple voulut encore le faire roi: il se garda bien d'accepter un titre périlleux, qui, même dans sa propre famille, lui auroit été contesté, et dont le résultat eût été de lui enlever à l'instant même l'appui de la Savoie et de l'Espagne; l'aversion mutuelle qui existoit depuis long-temps entre les François et les Espagnols, l'éloignoit encore davantage de donner à la France un roi de cette nation, malgré le désir ardent qu'en avoit Philippe II: des deux parts, il ne voyoit que péril pour sa fortune ou pour son autorité; tandis qu'en donnant la couronne au cardinal de Bourbon, à qui, dans l'état actuel des choses, et au défaut de Henri IV que repoussoient à la fois et le pape et la ligue et tous les états catholiques, elle appartenoit légitimement, il maintenoit le bon droit et affermissoit son autorité, l'exerçant alors au nom d'un foible prince, en ce moment prisonnier de son rival, qui sans doute ne lui rendroit jamais la liberté.
Il se décida donc à reconnoître pour roi le vieux cardinal, refusa d'entendre toutes les propositions d'accommodement que Henri lui fit faire secrètement et à plusieurs reprises, employa tous les moyens que lui donnoient son titre de lieutenant-général et sa grande influence dans le nouveau parlement, pour raffermir entre elles, par des messages, des apologies, des déclarations, toutes les parties de l'Union; et après s'être concerté sur les opérations de la guerre avec le duc de Parme, qui commandoit en Flandre pour le roi d'Espagne, il sortit de Paris vers la fin de ce même mois d'août, à la tête d'une armée de vingt-cinq mille hommes, que la mort de Henri III avoit subitement rassemblée autour de lui, et se mit à la poursuite de Henri IV, publiant partout qu'il alloit prendre le Béarnais.
Ce n'étoit point une parole de fanfaron (et en effet ce prince, cantonné près de Dieppe, avec une petite armée que la désertion avoit réduite à moins de sept mille hommes, se trouvoit réduit aux plus grandes extrémités qui eussent encore menacé sa personne et sa vie). Son courage et son habileté le tirèrent de ce pas dangereux: il soutint d'abord avec ce foible corps tous les efforts de la nombreuse armée du duc, et le battit ensuite si complètement, à la journée d'Arques, que celui-ci se détermina à décamper et à gagner la Picardie, tandis que Henri, par une marche prompte et hardie, se dirigea vers Paris dont il lui étoit si important de s'emparer; et au moment même où des avis mensongers répandus dans cette ville, le représentoient investi dans son camp et perdu sans ressources, on le vit reparoître devant ses murs, fortifié de cinq mille Anglois qui venoient de le rejoindre, et de plusieurs corps de troupes qu'il avoit rappelés de la Champagne et de la Picardie.
Le lendemain même de son arrivée, premier novembre, et dès la pointe du jour, son armée, partagée en trois corps, attaqua les faubourgs de la partie méridionale de la ville, et avec une telle vigueur, qu'ils furent emportés en moins d'une heure. Les Parisiens qui étoient accourus pour les défendre, furent de toutes parts repoussés, et si vivement poursuivis qu'il s'en fallut peu que les vainqueurs n'entrassent pêle-mêle avec eux dans la ville, qu'ils eussent immanquablement prise, si le canon fût venu assez tôt pour en enfoncer les portes qu'à peine les fuyards avoient eu le temps de fermer: lorsqu'il fut arrivé, elles étoient déjà barricadées et à l'abri de toute insulte. Demeuré maître d'une partie des faubourgs, Henri y permit, quoique à regret, le pillage à ses troupes, parce qu'il n'avoit aucun moyen de les payer; mais toutes les autres violences qui se commettent ordinairement dans ces terribles catastrophes, furent sévèrement défendues. On épargna particulièrement les églises et les monastères; et ses soins à maintenir l'ordre furent si efficaces, qu'on y célébra le service divin comme en pleine paix, et que plusieurs officiers catholiques de son armée y assistèrent le jour même du combat. Pendant ce temps, le roi, monté dans le clocher de Saint-Germain, examinoit curieusement ce qui se passoit dans la ville. Il conserva sa conquête pendant quatre jours; mais ayant appris que le duc de Nemours et Mayenne venoient d'arriver avec un gros corps de troupes, il se décida à faire retraite, ce qu'il n'effectua toutefois qu'après avoir rangé son armée en bataille sous les murs de Paris, provoquant ainsi les chefs de la ligue à un combat qu'ils n'osèrent point accepter. Henri prit ensuite la route de Tours, soumettant toutes les villes qu'il rencontroit sur son passage; et, par sa modération, par la franchise et la noblesse de son caractère, consolidant ses conquêtes et gagnant tous les cœurs.
Cependant Sixte V, que tant d'écrits furieux, sortis alors de la plume des protestants ou des politiques, ont peint sous les couleurs les plus odieuses, se montroit alors ce qu'il devoit être, et ne dévioit point de la marche, tour à tour ferme et prudente, qu'il s'étoit tracée et qu'il avoit constamment suivie. Nous l'avons vu hésiter d'abord entre la ligue et Henri III, parce qu'il craignoit de favoriser la révolte et de se montrer injuste envers une tête couronnée; sans se détacher de celui-ci, il avoit ensuite applaudi et encouragé les ligueurs, uniquement occupé du désir de voir le monarque et les sujets réunir leurs efforts pour la destruction de l'hérésie; lorsque le roi de France, par un scandale sans exemple dans la chrétienté, avoit quitté le parti catholique pour faire alliance avec les huguenots, il s'étoit vu forcé de le séparer de la communion des fidèles, et ne l'avoit fait toutefois qu'à la dernière extrémité, et lorsqu'il ne lui étoit plus possible de suspendre l'excommunication sans manquer à ses devoirs de pontife et aux intérêts de la religion: maintenant, quels rapports pouvoit-il y avoir entre lui et Henri IV que, dès le principe, il avoit excommunié à cause de son hérésie, qui continuoit de demeurer hérétique, et se séparoit lui-même volontairement de l'Église et de son chef? Qui seroit assez déraisonnable pour dire ou que le pape ne devoit point se mêler de la religion en France, ou qu'il devoit reconnoître un prince huguenot pour le roi très-chrétien? Il prit donc alors hautement le parti de la ligue, et envoya près d'elle, pour légat, le cardinal Gaëtan.
Cependant le roi d'Espagne avoit déjà des desseins ambitieux sur la couronne de France, qu'il vouloit mettre sur la tête de sa fille, et Mayenne les avoit pénétrés. Il n'ignoroit point que les intrigues secrètes de son ambassadeur lui avoient déjà fait un parti puissant dans la faction des Seize[160]; et l'arrivée du cardinal Gaëtan, qu'il savoit entièrement dévoué à l'Espagne, alloit accroître encore les forces de ce parti. D'un autre côté, le duc de Lorraine, chef de sa propre famille, élevoit aussi des prétentions en faveur de son fils le marquis Du Pont, et intriguoit pour les faire réussir; le duc de Savoie lui-même ne craignoit pas de se mettre sur les rangs; et en attendant que l'on reconnût son prétendu droit, continuoit de faire sa proie de tout ce que le malheur des temps lui permettoit d'envahir sur la France. La position du chef de la ligue devenoit ainsi plus embarrassante que jamais. Il ne vit qu'un moyen d'en sortir: ce fut de faire proclamer publiquement Charles X roi de France; et il se résolut à l'employer. Cette proclamation se fit le 21 novembre, dans une séance solennelle du parlement, présidé par Brisson; et son titre de lieutenant-général du royaume lui fut confirmé pour tout le temps que dureroit la prison du nouveau roi.
Le cardinal Gaëtan arriva sur ces entrefaites à Paris, étant bien loin de s'attendre que les choses fussent aussi avancées; et son arrivée donna une activité nouvelle aux divers partis qui venoient de s'y élever. Il se réunit aussitôt à l'ambassadeur espagnol pour essayer de renverser Mayenne; et celui-ci sut se maintenir par une politique non moins adroite et tout aussi artificieuse que celle de ses rivaux. Le plan du roi d'Espagne fut de faire toujours des offres magnifiques, et de n'envoyer jamais à la ligue que de foibles secours, suffisants pour l'empêcher de succomber, et toutefois calculés de manière que, fatiguée de sa lutte et craignant toujours d'être accablée, elle fut amenée, dans ses embarras et dans sa lassitude, à se livrer enfin à lui sans réserve; celui de Mayenne, de conserver l'appui d'un aussi puissant monarque, et en même temps de ne point s'en laisser maîtriser. Tant que dura cette guerre, on les vit suivre tous les deux, et dans une opposition continuelle, cette marche qu'ils s'étoient tracée; le roi d'Espagne demandant sans cesse des gages pour l'assistance qu'on vouloit obtenir de lui, le duc menaçant sans cesse de se réconcilier avec le roi, si cette assistance lui étoit refusée. La suite des faits va le prouver.
Devenu plus fort contre la politique espagnole, par la reconnoissance légale et authentique du seul roi légitime que la France pût reconnoître, puisqu'elle rejetoit Henri IV, Mayenne conçut le projet hardi de casser le conseil de l'Union, où ses ennemis avoient de si dangereux auxiliaires; et la précaution qu'il avoit prise d'y introduire un grand nombre de personnes considérables et dévouées à sa cause, lui rendit facile une mesure dont, sans cela, l'exécution eût été périlleuse et peut-être impossible. Il convoqua donc ce conseil, donna d'abord de grands éloges au zèle de ceux qui le composoient, reconnut les grands services qu'ils avoient rendus; mais déclara en même temps que, depuis que la France avoit le bonheur de posséder un roi dont il étoit le lieutenant-général, une assemblée aussi nombreuse devenoit inutile, étoit même une institution contraire aux usages de la monarchie; qu'en conséquence il la supprimoit, se réservant de créer un conseil moins nombreux, en vertu de l'autorité suprême qui avoit été remise entre ses mains. Ce fut un coup de foudre pour les Seize et pour leurs partisans; mais ceux que Mayenne avoit dans le conseil ayant consenti à cette suppression, ils n'osèrent s'y opposer.
(1590) Alors le duc créa un garde des sceaux[161], nomma de nouveaux secrétaires d'état; convoqua pour le mois de février suivant et au nom du roi cardinal, une assemblée des états généraux, exerça enfin la puissance royale dans toute son étendue. Il voulut montrer qu'il étoit digne de cette confiance dont le parti catholique lui donnoit des marques si éclatantes, en se mettant aussitôt en campagne pour aller attaquer Henri qui, même au sein de l'hiver, poursuivoit le cours de ses conquêtes, et après avoir subjugué le Maine et une partie de la Normandie, dirigeoit de nouveau sa marche vers Paris. La rapidité de ses succès et le danger où ils mettoient de nouveau la ligue, avoient enfin déterminé le roi d'Espagne à envoyer à Mayenne un corps de troupes auxiliaires qui, sous les ordres du duc d'Egmont, fît sa jonction avec lui. Déjà celui-ci, dans ses diverses manœuvres, n'opposoit plus que des efforts presque impuissants aux manœuvres plus habiles de son ennemi, dont le courage et l'activité sembloient avoir passé dans l'âme de tous ses soldats. Ranimé par ce renfort, il se mit aussitôt sur les traces de Henri qui, dans ce moment, faisoit le siége de Dreux. Le roi le leva dès qu'il eut eu avis que l'armée des confédérés s'avançoit vers lui; mais au lieu de se retirer, il marcha lui-même vers elle, la rencontra dans les plaines d'Ivry, et là, remporta sur elle une victoire plus éclatante encore que celle d'Arques, et surtout plus décisive; victoire qui le rendit maître de tous les passages de la Seine, depuis Rouen jusqu'à Paris, et qui auroit eu les plus grands résultats, s'il étoit venu sur-le-champ camper sous les murs de cette ville. La consternation y fut si grande à la nouvelle de cette défaite, que les Parisiens en eussent probablement ouvert les portes aux vainqueurs, n'ayant alors pour toute garnison qu'un corps peu nombreux d'Espagnols, soutenu de quelque noblesse françoise et de bourgeois peu aguerris. Ce fut, suivant quelques-uns, le maréchal de Biron qui détourna le roi de prendre ce parti, parce qu'il craignoit de voir trop promptement finir une guerre qui le rendoit nécessaire; d'autres pensent qu'il en fut empêché par les suggestions de ses capitaines et ministres huguenots, qui craignoient son changement de religion, s'il s'arrangeoit trop facilement avec les Parisiens: on dit aussi que la mutinerie des Suisses qui refusèrent de marcher, parce qu'ils demandoient de l'argent qu'il ne pouvoit leur donner, fut le seul obstacle qui arrêta ce mouvement qu'il avoit résolu de faire aussitôt sur Paris. Quoi qu'il en puisse être, ce retard donna le temps au duc de Mayenne, au légat, à l'ambassadeur d'Espagne d'y ranimer les esprits, et de rendre également le courage aux autres villes qui tenoient pour la ligue, et qui se conduisoient toutes d'après les impressions qu'elles recevoient de la capitale.