← Retour

Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 5/8)

16px
100%

Mayenne montra, dans cette circonstance critique, autant d'adresse que d'habileté. À la suite d'une conférence qu'il eut à Saint-Denis, avec le légat et l'ambassadeur d'Espagne, des courriers furent expédiés en toute hâte à Rome et vers Philippe II pour demander des secours; le duc de Parme, gouverneur des Pays-Bas, reçut plus promptement encore un message par lequel il étoit conjuré de ne pas perdre un moment pour faire entrer des troupes en France, et s'il étoit nécessaire, d'y venir lui-même avec toute son armée. Le commandement de la ville de Paris fut donné au duc de Nemours; et pour achever d'en rassurer les habitants sur les suites de la bataille d'Ivry, Mayenne affecta d'y laisser sa mère, sa sœur, sa femme et ses enfants; le légat consentit aussi à s'y établir pour que la confiance devînt entière; et afin de gagner du temps, il fut convenu que l'on amuserait Henri IV par quelques apparences de négociation. Villeroy en fut l'agent, sans même se douter que c'étoit le duc qui le faisoit agir; et le roi écouta les propositions qui lui furent faites, sans arrêter un seul instant les opérations qui devoient achever le blocus de Paris. Il étoit déjà maître du bas de la rivière: la prise de Corbeil et de Lagny, situés au-dessus de cette capitale, achevèrent d'en fermer tous les passages; et ainsi commença à s'effectuer le plan qu'il s'étoit fait d'essayer de la réduire par famine, son armée étant trop peu considérable pour s'en emparer de vive force. Alors les négociations qui n'avoient plus aucun but furent tout-à-fait rompues de l'un et de l'autre côté.

Le duc de Nemours fit, en cette occasion, tout ce qu'il étoit possible d'attendre d'un chef courageux et expérimenté. Les remparts furent garnis d'artillerie, et les endroits foibles fortifiés; il logea les Suisses dans le Temple; confia aux Seize la garde des portes, et aux lansquenets celle des murailles, depuis la porte Neuve jusqu'à l'Arsenal. Une chaîne fut tendue à travers la rivière, tenant d'un côté à la Tournelle, de l'autre aux Célestins. Quant à la Bastille, on ne pouvoit la laisser en des mains plus sûres que celles de Bussi-le-Clerc, qui en étoit déjà gouverneur: il fut donc chargé du soin de la défendre. Le peu de vivres qu'il y avoit pour un si grand nombre d'habitants, fut distribué de telle manière, que ceux sur qui l'on pouvoit compter davantage en furent plus abondamment pourvus, afin que, ne se laissant point abattre, ils pussent au besoin soutenir les autres. En même temps, des espions répandus partout contenoient les royaux et les politiques, épioient toutes leurs démarches, dénonçoient leurs moindres paroles; et, bien que le nombre de ceux-ci fût assez grand, ils surent leur inspirer une telle terreur, que, de long-temps, aucun d'eux n'osa remuer ni exercer la moindre influence; des corps-de-garde furent établis dans les quartiers les plus populeux; de fréquentes patrouilles en parcoururent les rues; enfin, tout prit dans Paris les apparences d'une défense vigoureuse et opiniâtre.

Sur ces entrefaites, le cardinal de Bourbon mourut[162]. Il sembloit que cette mort dût ôter à Mayenne tout prétexte d'exercer le pouvoir suprême qu'il ne s'étoit attribué qu'au nom de ce roi captif, et que le roi d'Espagne dût être également embarrassé d'envoyer désormais des secours aux ligueurs, qu'il n'avoit aidés jusqu'alors que comme sujets de Charles X, et combattant pour délivrer leur souverain. Mais au fond, la situation étoit la même, puisque l'hérésie de Henri IV étoit le seul motif qui, aux yeux du parti catholique, l'avoit fait exclure du trône: on sembla même n'y voir qu'une occasion de donner plus d'éclat encore à cette exclusion; et ce fut à la Sorbonne que l'on s'adressa encore pour obtenir une décision solennelle sur ce point important. Ainsi fut rendu le décret fameux par lequel elle déclara «Henri de Bourbon, hérétique relaps, fauteur d'hérétiques, et quand bien même il obtiendroit son absolution, incapable de succéder au trône.» Décision inouïe jusqu'alors, par laquelle cette compagnie mettoit son autorité au-dessus même de celle du pape[163], s'emparoit du pouvoir spirituel qu'elle déclaroit ouvertement populaire, et imprimoit à la ligue, et particulièrement à celle de Paris, le caractère de révolte qui, jusqu'à un certain point, a justifié les reproches que lui adressent ses détracteurs. Toutefois, et l'on ne sauroit se lasser de le redire, ce pouvoir usurpé se montroit ici ce que les rois eux-mêmes l'avoient fait; c'étoit au profit de leur despotisme qu'ils avoient enfin secoué le joug du chef de la religion: ils avoient créé l'anarchie dans l'Église, et ils en subissoient toutes les conséquences.

Le décret de la Sorbonne fut envoyé à toutes les villes liguées; et comme on s'aperçut que l'ardeur du peuple de Paris en étoit augmentée, on jugea à propos de développer toutes les pompes de la religion pour achever de le rendre inébranlable dans ses résolutions. Une procession générale fut ordonnée: elle se rendit aux Petits-Augustins, où, après une messe solennelle, le légat, revêtu de ses habits pontificaux, et tenant ouvert le livre des Évangiles, reçut un serment nouveau de tous les princes, princesses, prélats, chefs de corps civils et militaires, par lequel ils promirent de répandre jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour le maintien de la religion catholique, jurant en même temps de défendre Paris et les autres villes de l'Union, et de ne se jamais soumettre à un roi hérétique. Immédiatement après, ce serment fut prêté par le peuple entre les mains des chefs de quartiers.

À la suite de cette cérémonie, il s'en fit une autre sur laquelle les écrivains modernes ont épuisé tous leurs sarcasmes; qui, dans nos mœurs actuelles, paroîtroit bizarre, ridicule même; qui étoit loin de l'être alors, et dont le spectacle frappa tous les esprits. Le zèle religieux persuadoit alors que, quand la société étoit menacée dans le principe même de son existence, c'est-à-dire dans son culte et dans sa foi, les prêtres étoient appelés comme les autres, et même avant tous les autres, à s'armer pour la défendre; et ce n'étoit point là une tradition nouvelle: elle étoit aussi ancienne que la monarchie, et chaque fois que des périls aussi extrêmes s'étoient présentés, elle avoit reçu son application[164]. On se croyoit réduit alors à ces extrémités terribles où il s'agissoit pour la France chrétienne d'être ou de ne pas être; et ces considérations si graves et si pressantes avoient déterminé des prêtres, des religieux, et parmi ceux-ci, les ordres les plus austères de Paris[165], à s'enrôler et à former une espèce de régiment. Ce même jour, ayant à leur tête Rose, évêque de Senlis, et Hamilton, curé de Saint-Côme, qui faisoit les fonctions de sergent, ils firent une promenade dans Paris, au nombre d'environ treize cents hommes, armés de pied en cap sur leur froc, le casque en tête, la cuirasse sur le dos, tenant dans leurs mains des épées, des piques, des hallebardes, des mousquets, et marchant en ordre de bataille, au milieu d'une population immense qui se pressoit sur leur passage, et que de tels exemples remplissoient d'une nouvelle ardeur[166]. Tandis que ces choses se passoient, un arrêt du parlement défendoit, sous peine de la vie, de parler de paix ni d'aucune composition avec Henri de Bourbon, et il courut des billets par lesquels on menaçoit de jeter dans la rivière les premiers qui oseroient proférer la moindre plainte.

Cependant, dès que Henri eut assuré ses postes, brûlé les moulins et investi la ville de tous les côtés, la disette commença à se faire sentir; des fouilles que les magistrats ordonnèrent dans les maisons qu'ils soupçonnoient contenir des provisions, apportèrent d'abord quelque soulagement à la misère publique; l'ambassadeur d'Espagne, le légat, les princesses, s'empressèrent de venir au secours des plus pauvres, et vendirent jusqu'à leur vaisselle pour les soulager; l'or, l'argenterie des églises, les meubles et les joyaux de la couronne étoient en même temps employés par le duc de Nemours, tant pour la solde des troupes que pour subvenir aux besoins publics, sans que personne pensât à y mettre opposition. Un même zèle animoit les grands et les petits.

Henri ne s'étoit point attendu à une défense aussi opiniâtre, et après trois mois de blocus, se voyoit aussi peu avancé que le premier jour[167]. Il prit donc la résolution de resserrer encore davantage la ville, et pour y parvenir, de donner un assaut général aux faubourgs, ce qui fut exécuté le 27 juillet. Tous furent emportés avec une facilité qui passa ses espérances. Ses troupes se logèrent et se fortifièrent vis-à-vis de toutes les portes[168]; et quoique le nombre de ses soldats fût peu considérable, par comparaison avec celui des assiégés, ils surent s'y maintenir et ôtèrent ainsi aux Parisiens les dernières ressources qu'ils trouvoient encore au dehors pour subsister[169].

C'est alors qu'ils se trouvèrent réduits aux plus effroyables extrémités. Jusque là, les légumes, les racines, les fruits que la campagne commençoit à produire, avoient été un soulagement pour les dernières classes du peuple; dès le mois de juin, le pain commençant à devenir rare, on y avoit substitué un pain de son et d'avoine, que ne dédaignoient pas même les plus aisés, et l'on faisoit des distributions de bouillies, composées de diverses farines, et dont le légat et l'ambassadeur d'Espagne faisoient particulièrement les frais. Alors cette ressource même venant à manquer, on eut recours à la chair des plus vils animaux; on mangea les chevaux, les ânes, les chats, les rats, les souris; les plus malheureux essayèrent de soutenir leur existence avec de vieux cuirs qu'ils amollissoient dans l'eau bouillante; plusieurs se virent réduits à manger l'herbe des rues les moins fréquentées; et les maladies que causèrent ces nourritures malsaines, vinrent accroître encore les ravages causés par la famine. Plus de treize mille personnes moururent de faim, sans que la constance des autres en parût ébranlée.

Il est vrai que les chefs n'oublioient rien pour la soutenir; ils partageoient toutes ces misères, et continuoient toujours d'employer tous leurs efforts pour les soulager. D'accord avec eux, les prédicateurs adressoient tous les jours à ce peuple malheureux les exhortations les plus pathétiques; et ce qui n'étoit pas sans doute moins efficace, on punissoit à l'instant même, et avec la dernière rigueur, les moindres mutineries. Ce fut au moyen de ces soins vigilants et de cette sévérité, que le duc de Nemours vint à bout de déconcerter plusieurs conspirations dont le but étoit de livrer la ville aux assiégeants. Les premières intelligences avec l'ennemi, bien qu'elles eussent été découvertes, firent justement craindre qu'il ne s'en formât d'autres; la situation de la ville qui, de jour en jour devenoit plus intolérable, ne permettoit pas d'espérer que l'on pût long-temps encore contenir une population entière qui n'avoit presque plus d'autre sentiment que celui de ses maux; déjà des rassemblements s'étoient formés aux portes du palais: la multitude furieuse qui les assiégeoit avoit demandé à grands cris du pain et la paix; et l'on avoit lieu de craindre que si la fermentation continuoit à s'étendre, il suffît d'un seul assaut pour que la ville fût emportée et saccagée. Il fut donc résolu, dans ces extrémités, et malgré les serments jurés, l'arrêt du parlement et les décisions de la Sorbonne, qu'on essayeroit d'entrer en négociation avec le roi, et qu'il lui seroit envoyé des députés.

Nous avons déjà indiqué quelle étoit la base de ces négociations plus d'une fois tentées. On ne demandoit qu'une seule chose: c'est que le roi rentrât dans le sein de la religion catholique, et à l'instant même la ligue entière offroit de se soumettre à lui. Certes la proposition étoit juste, raisonnable, et il étoit même impossible qu'on lui en fît une autre, puisque c'étoit uniquement parce qu'il étoit calviniste que l'on avoit pris les armes contre lui. Jusque là, qu'avoit-il répondu, et lorsque Henri III l'en sollicitoit, et lorsque, depuis, les ligueurs lui avoient adressé les mêmes sollicitations? «Qu'il n'étoit point opiniâtre, mais aussi qu'il n'étoit point persuadé; qu'il promettoit de se faire instruire, d'examiner les deux croyances, et de quitter à l'instant même la religion protestante, dès que la vérité de la religion romaine lui seroit démontrée.» Cette réponse étoit loyale; elle étoit d'un cœur droit, d'un prince qui avoit de l'honneur et de la conscience; mais en même temps elle légitimoit la guerre que lui faisoit un parti qui mettoit Dieu avant tout, et qui vouloit que le roi reconnût sa religion, afin qu'il pût à son tour reconnoître le roi. Que les détracteurs de la ligue déclament donc contre elle autant qu'il leur plaira, mais qu'il soit permis à des chrétiens d'admirer qu'au milieu des horreurs de la plus cruelle famine, et malgré tant de calamités dont la ville de Paris étoit accablée ou menacée, cette condition de se faire catholique pour que les Parisiens se rendissent à lui, fut la première que présentèrent à Henri IV le cardinal de Gondi, leur évêque, et l'archevêque de Lyon, que l'on avoit envoyés vers lui.

Le roi les reçut au faubourg Saint-Antoine, mais plus froidement qu'ils ne l'avoient espéré; il leur parla cette fois-ci en vainqueur et comme sûr que la ville ne pouvoit lui échapper. Sur cette proposition qu'ils lui firent de changer de religion, il répondit qu'il n'appartenoit point aux sujets d'imposer des lois à leur souverain[170]; qu'il étoit prêt à les recevoir s'ils vouloient recourir à sa clémence; et que pour mériter le pardon qu'il leur offroit, ils n'avoient d'autre moyen que de se rendre à lui sans délai et sans conditions. Les deux prélats lui ayant alors déclaré que, suivant l'ordre qui leur avoit été donné, ils ne pouvoient rien conclure avant d'avoir vu le duc de Mayenne, il leur refusa la permission qu'ils lui demandèrent de l'aller trouver et les congédia. Cette réponse du roi, que l'on eût soin de rendre plus dure encore qu'il ne l'avoit faite, et la nouvelle certaine que l'on reçut presque aussitôt de l'arrivée des troupes espagnoles, relevèrent les courages abattus.

Mayenne l'avoit enfin obtenu ce secours si long-temps et si inutilement demandé; et il n'avoit fallu rien moins que ces extrémités auxquelles étoit réduite la ville de Paris, pour déterminer Philippe II à donner au duc de Parme l'ordre formel d'entrer en France et de voler au secours des assiégés.

Ce prince, le plus habile capitaine qu'il y eût alors en Europe, n'obéit qu'avec répugnance, les affaires des Pays-Bas ne pouvant que souffrir beaucoup d'une semblable diversion[171]; toutefois il obéit, mais ne s'engagea en France qu'avec les plus grandes précautions, à la tête d'une armée très-forte[172], et qu'il maintenoit dans la discipline la plus sévère. Sa marche, très-bien combinée, fut lente; et il n'arriva que le 22 août à Meaux, où le duc de Mayenne l'attendoit avec un corps de troupes d'environ dix mille hommes, qu'il avoit formé des débris de la bataille d'Ivry.

Ce fut alors le roi qui se trouva embarrassé. Tenir tête à l'armée espagnole et conserver en même temps ses postes étoit tout-à-fait impossible avec des troupes aussi peu nombreuses que les siennes: dans la nécessité où il étoit de prendre l'un des deux partis, il sut choisir le meilleur, c'est-à-dire qu'il leva le siége, vint présenter la bataille à l'ennemi, et tenta tous les moyens pour l'engager à l'accepter. Mais il avoit affaire à un général trop expérimenté pour se laisser prendre à un pareil piége; et le duc de Parme se garda bien d'exposer au hasard d'un combat le succès d'une opération qu'il tenoit pour ainsi dire dans ses mains. Alors le roi revint au blocus, et s'appliqua à resserrer tellement les passages, que les Espagnols n'y pussent pénétrer qu'en risquant enfin cette action qu'ils vouloient éviter.

Mais, pendant ce temps, le duc préparoit lui-même une ruse de guerre mieux combinée, et qui lui réussit complétement. Durant le court intervalle que leur avoit laissé la levée du blocus, les Parisiens avoient reçu quelques provisions, toutefois en trop petite quantité pour produire autre chose qu'un soulagement momentané: quelques jours d'un nouveau blocus renouvelèrent bientôt toutes les misères; et par cela même que le secours qu'ils avoient si long-temps attendu étoit plus près d'eux, ils se montrèrent plus impatients et éclatèrent en plaintes et en murmures. Alors le général espagnol sort de son camp, comme s'il ne pouvoit plus résister à ces clameurs; et publie hautement qu'il va enfin tenter le sort des armes. Henri, à cette nouvelle, est transporté de joie, et vole au-devant de son ennemi avec toute son armée qui, comme lui, brûle de combattre. Le duc de Parme se range en bataille et s'avance au petit pas; mais au moment même où l'action paroissoit sur le point de s'engager, il se replie dans un vallon où il prend une position inattaquable, envoie sur-le-champ son artillerie contre Lagni, poste important sur la Marne, dont nous avons déjà dit que le roi s'étoit emparé, et au-dessus duquel les ligueurs avoient rassemblé d'immenses approvisionnements; l'assiége sous les yeux même de Henri, qui craint à la fois et d'attaquer inutilement l'ennemi dans ses retranchements, et de laisser la plaine libre en allant au secours de la ville assiégée. Pendant ces incertitudes, l'Espagnol redouble ses assauts, emporte la place, délivre ainsi la rivière, qui se couvre de bateaux et ramène à l'instant l'abondance dans Paris.

Ce dernier coup renversoit tous les projets du roi; et son chagrin fut d'autant plus grand, qu'il vit que le courage de son armée en étoit fort abattu[173], et que le zèle de la noblesse, si vif pour son service après la bataille d'Ivry, en étoit aussi fort refroidi[174]. Il sentit qu'il falloit lever le siége: cependant, avant de renoncer de ce côté à toute espérance, il voulut du moins faire un dernier effort, et tenter, comme dernier moyen, l'escalade que jusque là il avoit rejetée. Le comte de Châtillon reçut ordre de diriger cette entreprise, et le roi lui confiant à cet effet une bonne partie de son infanterie, le suivit de près à la tête d'une troupe de cavaliers.

Châtillon arriva sur les onze heures du soir, et dans la nuit du 9 au 10 septembre, dans le faubourg Saint-Jacques, qui étoit presque entièrement abandonné depuis que l'armée royale l'avoit occupé. Les troupes ne purent avancer dans ce faubourg sans faire quelque bruit. Ce bruit fut entendu dans la partie de la muraille qui avoisinoit Sainte-Geneviève, et que gardoient les jésuites, dont le collége étoit dans le voisinage, de cette église; ils donnèrent l'alarme, et les bourgeois accoururent sur les remparts.

Alors Châtillon fit faire halte à sa troupe, et ordonna le plus profond silence. N'entendant plus rien, les Parisiens crurent que c'étoit une fausse alerte et se retirèrent. Il ne resta dans le corps-de-garde que les jésuites et quelques bourgeois qui étoient de garde cette nuit là. Cependant les soldats royaux continuoient de s'avancer, se glissant le long des murs du faubourg avec plus de précautions qu'ils n'avoient d'abord fait; en sorte que vers les quatre heures du matin ils arrivèrent sur les bords du fossé. Quelques-uns y descendirent aussitôt, gagnèrent le pied de la muraille sans être aperçus, y appliquèrent plusieurs échelles, justement à l'endroit que gardoient les jésuites, et où l'un d'eux étoit en faction avec un libraire et un avocat[175]. Dès qu'ils aperçurent le premier assaillant, ils crièrent aux armes et renversèrent eux-mêmes la première échelle chargée d'hommes qui étoient prêts à s'élancer sur le parapet. Les corps-de-garde voisins accoururent au premier cri; en peu de temps les murailles furent garnies de soldats; et Châtillon ne voyant plus aucune apparence de mener plus loin cette entreprise, fit sonner la retraite.

Sur la nouvelle de ce mauvais succès, le roi se décida enfin à s'éloigner de Paris: il partagea son armée en plusieurs corps, qu'il envoya dans diverses provinces, ce qui étoit pour lui le seul moyen de la conserver; mit de fortes garnisons dans les villes menacées, et ne se réserva qu'un camp volant, avec lequel il suivit le général espagnol, observant toutes ses démarches et s'apprêtant à traverser tous ses desseins. Après avoir perdu un mois entier à s'emparer de Corbeil, qui fut repris presque aussitôt par les troupes royalistes, le duc de Parme se remit en marche pour rentrer en Flandre, harcelé sans cesse par le roi, du reste mécontent des ligueurs, qui tous, si l'on en excepte les Seize et leurs partisans, lui avoient semblé très-opposés, et dans leurs intérêts et dans leur politique, à la politique et aux intérêts du roi d'Espagne. En se séparant du duc de Mayenne, il ne lui en promit pas moins de revenir, le printemps suivant, avec toutes ses forces, si son secours étoit encore nécessaire au parti catholique que son maître étoit résolu de ne point abandonner.

Tandis que ces choses se passoient à Paris et dans ses environs, les provinces n'étoient pas moins fertiles en événements qu'il est important de faire connoître. Dès le commencement des opérations militaires du roi, lorsque ses principales forces étoient occupées en Beauce, en Anjou, dans le Maine, et que le duc de Mayenne concentroit les siennes dans Paris, les deux partis en étoient venus souvent aux mains dans diverses parties du royaume et avec des succès divers. La Valette, gouverneur de Provence, où il ne s'étoit pas moins fait haïr que son frère d'Épernon, se soutenoit difficilement contre les chefs du parti catholique, qui ne lui laissoient pas un moment de repos; en Dauphiné, Lesdiguères, plus heureux, bloquoit Grenoble; en Auvergne, le comte de Rendan, qui en étoit gouverneur, avoit fait soulever cette province presque entière en faveur de la ligue, et ravageoit les campagnes aux environs des villes qui tenoient encore pour le roi; d'Épernon se défendoit avec plus de succès que son frère dans les gouvernements qui lui avoient été confiés, et protégeoit, avec ses troupes, l'Angoumois et le Limousin; la Guienne et la ville de Bordeaux, sa capitale, demeuroient neutres au milieu de cette agitation des autres provinces, et devoient cette neutralité, plus heureuse pour elles, et au fond plus profitable au roi[176], au gouverneur de cette ville, le maréchal de Matignon, dont les conseils à la fois fermes et modérés, surent persuader au parlement de cette province de prendre ce parti, où s'accordoient dans une juste mesure ce qui étoit dû au roi, ce qui étoit dû à la religion; les parlements de Toulouse, Aix, Rouen, Grenoble, s'étoient hautement déclarés pour le parti catholique; en Bretagne, le duc de Mercœur, qui en tenoit le gouvernement de Henri III, cherchoit à s'y créer une principauté indépendante; et le roi d'Espagne soutenoit ses prétentions avec l'intention secrète de faire lui-même valoir plus tard les siennes sur cette province[177].

Mais c'étoit surtout à cette autre extrémité du royaume où nous avons d'abord montré la position des divers partis, que le désordre étoit plus grand, et que les événements étoient plus décisifs. Déjà maître, avant la mort du dernier roi, du marquisat de Saluces, le duc de Savoie avoit porté plus loin ses vues ambitieuses; et ces discordes intestines dont la France étoit agitée, lui avoient fait concevoir le projet téméraire d'y étendre ses conquêtes et sa domination. La haine que l'on portoit en Provence à La Valette, le favorisa; les ligueurs en profitèrent pour former un parti qui invita ce prince étranger à se présenter comme défenseur et protecteur de la province. On n'a pas de peine à croire qu'il accepta avec empressement ce titre qu'on lui offroit, et qu'il se hâta de donner le secours qu'on lui demandoit: il passa donc la frontière avec un corps de troupes; la ville d'Aix lui ouvrit ses portes, et il y fut déclaré, dans une séance solennelle du parlement, gouverneur et lieutenant-général en Provence, sous la couronne de France. En même temps Lesdiguères s'emparoit de Grenoble, dont le roi le nomma gouverneur.

Sixte V étoit mort pendant le siége de Paris: et si l'on en croit nos historiens, ce fut un événement très-nuisible aux affaires du roi. Ce pontife, disent-ils, estimoit Henri IV; depuis quelque temps il écoutoit avec plus de faveur son ambassadeur, le duc de Luxembourg; il avoit pénétré la politique artificieuse de l'Espagne, et il étoit loin d'être satisfait de la manière d'agir des ligueurs. Tout cela peut être vrai: le caractère du roi étoit digne d'estime; l'esprit de la ligue de Paris étoit fait pour choquer un pape du caractère de Sixte V; et les intrigues du cabinet espagnol, auxquelles il ignoroit sans doute que son légat prît une part si active, pouvoient l'inquiéter et lui déplaire: mais qu'en peut-on conclure relativement à la grande question qui seule occupoit alors tous les esprits? Supposera-t-on que le chef de l'Église auroit pu être amené, par ces considérations diverses, à se relâcher des principes inflexibles du saint siége, et à reconnoître pour roi de France un prince hérétique? On n'oseroit le dire: qu'importe alors les dispositions de Sixte V, dans ses rapports privés avec Henri IV, puisqu'il ne pouvoit, comme pape, lui faire aucune concession qu'après son retour à la religion catholique? La ligue générale elle-même ne demandoit pas autre chose, mais vouloit aussi et absolument ce que vouloit la cour de Rome. Rien n'étoit donc changé et ne pouvoit changer à l'égard de ce prince, sur un point que l'autorité spirituelle étoit seule appelée à décider; et cette autorité ne seroit point divine, si elle eût dépendu des caprices ou des affections des hommes; si celui qui l'exerce n'étoit le premier à se soumettre à sa loi et à ses traditions. Sixte V, s'il eût vécu, n'eût pu agir autrement que Grégoire XIV[178] qui vint après lui; et bien que l'on accuse le cardinal Gaëtan, qui quitta Paris aussitôt qu'il eût reçu la nouvelle de la mort de ce pontife, d'avoir fait naître cette animosité que son successeur fit bientôt éclater contre le roi de France, celui-ci ayant paru en effet s'intéresser davantage aux succès des ligueurs, et leur ayant même accordé un secours en hommes et en argent, il n'en est pas moins vrai que le nouveau légat qu'il envoya auprès d'eux, ne fit autre chose que de renouveler, en deux monitoires qu'il publia à Reims, toutes les clauses de l'excommunication déjà lancée par Sixte V. Seulement, et en vertu de cette sentence qui l'avoit déclaré hérétique, relaps, persécuteur de l'Église, etc., il étoit ordonné dans ces monitoires, à tous les membres du clergé et de la noblesse qui s'étoient attachés à sa cause, de s'en séparer quinze jours après leur publication. Les parlements royaux invoquèrent aussitôt les libertés gallicanes, et traitèrent cet acte de l'autorité spirituelle d'attentat aux droits des souverains. Le roi y répondit de son côté, défendant son hérésie avec les priviléges de l'Église de France; mais encore un coup, rien n'étoit changé, et pour le reconnoître roi, la ligue et la cour de Rome lui demandoient, avec Grégoire XIV, de même qu'avec Sixte V, de se faire catholique.

(1591) Les opérations militaires qui ouvrirent la campagne de cette année, n'eurent aucun succès, ni pour l'un ni pour l'autre parti. Dans la nuit du 3 janvier, un détachement de la garnison de Paris, ayant tenté de surprendre Saint-Denis, dont De Vic étoit gouverneur pour le roi, pénétra effectivement dans la ville, mais en fut à l'instant même chassé, laissant parmi les morts le chevalier d'Aumale qui le commandoit. Une tentative que le roi fit de son côté, et dans le même mois, pour s'emparer de Paris, n'eut pas une fin plus heureuse. Soixante capitaines déguisés en paysans et menant des ânes, des chevaux et des charrettes chargées de farine, se présentèrent à la porte Saint-Honoré, et demandèrent à entrer dans la ville; leur dessein étoit d'embarrasser cette porte avec tout cet attirail dont ils étoient accompagnés, de se rendre maîtres des corps-de-garde, et d'y tenir ferme jusqu'à l'arrivée des soldats qui les suivoient et que l'on tenoit cachés dans le faubourg; mais soit que le projet eût été éventé, soit simple soupçon, on refusa de les recevoir; les Parisiens coururent aux armes; et le roi, qui n'avoit préparé qu'une surprise[179], n'osa risquer une attaque. Il retira donc ses troupes, et continua de s'emparer des villes voisines, et de gêner, autant qu'il étoit en lui, les approvisionnements de Paris. Cependant, Mayenne qui étoit alors en Picardie, ayant appris ce qui s'étoit passé, profita de cet événement pour y introduire une forte garnison espagnole; et ce résultat fut plus fâcheux pour le roi que l'échec qu'il avoit éprouvé.

Cependant les intrigues se compliquoient, les événements se pressoient, et les difficultés sembloient s'accroître de jour en jour pour tous les partis. Philippe II ne dissimuloit plus ses projets sur la couronne de France[180]: il les manifesta même hautement au président Jeannin que la ligue avoit envoyé vers lui pour solliciter de nouveaux secours; et l'habileté du négociateur fut de les avoir obtenus en lui laissant croire qu'on les acceptoit à ce prix. Toutefois l'impression qu'il en reçut fut telle, qu'à son retour il engagea Mayenne à faire sa paix avec le roi, et que celui-ci fut ébranlé. D'un autre côté Henri, au milieu de ses conquêtes, ne contenoit qu'avec peine cette portion de la noblesse catholique qui, n'ayant point assez de zèle religieux pour se tourner contre lui, le servoit uniquement par intérêt, et le tourmentoit continuellement de ses demandes et de ses mutineries. Cependant le cardinal Charles de Bourbon, fils de Louis, prince de Condé[181], poussé par quelques seigneurs catholiques, mécontents des délais continuels que le roi apportoit à sa conversion, formoit en même temps un tiers-parti au moyen duquel il espéroit se frayer la route du trône: les ligueurs favorisoient son entreprise, qui ne manqua peut-être que parce qu'un heureux hasard la fit découvrir au roi avant qu'elle eût éclaté[182]; et celui-ci, menacé d'être abandonné par les catholiques, s'il persistoit dans son hérésie, voyoit, d'un autre côté, les calvinistes décidés à ne plus le reconnoître pour chef s'il changeoit de religion. Sur ces entrefaites, le jeune duc de Guise, renfermé depuis la mort de son père dans le château de Tours, trouva le moyen de s'échapper, et de pénétrer dans la ville de Paris, où les ligueurs le reçurent avec les transports de la joie la plus vive, et comme un nouveau gage du succès de leur entreprise. Cet événement, dont le roi conçut d'abord quelque inquiétude, lui fut plutôt avantageux que nuisible, en ce qu'il donna un chef de plus au parti de la ligue, et par conséquent y accrut encore la division. C'est ainsi que, de l'une et de l'autre part, la position étoit également embarrassante; et si le roi ne se maintenoit contre les cabales dont il étoit entouré que par une suite continuelle de triomphes, Mayenne avoit à combattre des ennemis domestiques plus dangereux encore, et n'avoit pas, comme son ennemi, les prestiges de la victoire à leur opposer.

C'est ici qu'il faut remarquer à quel point tout s'enchaîne mutuellement dans l'ordre politique et dans l'ordre religieux. En même temps que, par suite des maximes funestes dont étoit imbu le clergé de France, le pouvoir religieux y devenoit populaire et scandaleusement anarchique, des démagogues essayoient de s'emparer à leur tour du pouvoir temporel; et ce que la Sorbonne avoit fait dans l'Église, les Seize prétendoient le faire dans l'État. C'étoient là les véritables factieux de la ligue; ce sont eux seuls que présentent ses ennemis lorsqu'ils veulent en médire; et cependant, toute la suite des faits démontre qu'ils étoient odieux et insupportables aux véritables ligueurs; et que, dès le commencement, on n'avoit pas cessé un seul instant de s'en méfier et de les surveiller. Mayenne y réussissoit tant qu'il étoit à Paris: alors l'autorité se concentroit en sa personne, et sa main ferme savoit les intimider et les contenir. Dès que la guerre ou les négociations le forçoient d'en sortir, ils revenoient à leurs licences accoutumées; et la faction espagnole trouvoit en eux les instruments les plus actifs et les plus ardents de ses intrigues et de ses machinations. Ils ne pouvoient pardonner au duc de leur avoir ôté la plus grande part de leur influence dans les affaires; et c'étoit principalement pour se venger de lui et pour détruire son autorité qu'ils s'étoient livrés aux agents de l'Espagne, qu'ils étoient entrés dans leur projet de faire donner la couronne de France à l'infante et à celui des princes catholiques qui seroit désigné pour l'épouser. La garnison espagnole que Mayenne avoit fait entrer depuis peu dans Paris, leur étoit alors d'un puissant secours pour l'exécution de semblables desseins; et ces étrangers qui, depuis, furent le dernier et le plus grand obstacle que le roi trouva pour se rendre maître de sa capitale, étoient dès-lors, pour le chef de la ligue, de perfides et dangereux auxiliaires. Soutenus par cette soldatesque, les Seize se montrèrent encore plus audacieux et plus entreprenants: ils tinrent des assemblées particulières, où ils déclamèrent hautement contre la lenteur des opérations du lieutenant-général. Ils osèrent lui présenter une requête, dans laquelle ils lui demandoient formellement d'exclure du conseil des membres qui ne leur sembloient ni assez habiles, ni assez affectionnés à la Sainte-Union. Enfin ils poussèrent l'insolence jusqu'à accuser le parlement de ne pas faire justice des agents du Béarnais lorsqu'ils étoient traduits devant son tribunal[183]. Traités avec hauteur par Mayenne, qui leur enjoignit durement de se renfermer dans les limites de leurs attributions, outrés contre la cour, qui, continuant à juger suivant la justice et les lois, refusoit de se rendre l'instrument de leurs fureurs, ils résolurent, puisqu'ils étoient encore impuissants contre le duc, de tirer du moins une vengeance éclatante du parlement. Son président Brisson leur étoit surtout odieux: ils jurèrent sa mort; et voici les manœuvres qu'ils employèrent pour revêtir cet assassinat d'une forme de justice, et lui donner, tant pour leur sûreté que pour l'exemple, l'apparence d'un décret du conseil de l'Union.

Sous prétexte que les délibérations ne pouvoient demeurer secrètes entre un si grand nombre de personnes qui composoient l'assemblée générale, ils demandèrent et obtinrent, à force de brigues et d'importunités, la formation d'un comité de douze personnes, auquel on donna plein pouvoir d'expédier les affaires les plus pressantes, sous la condition de communiquer à l'assemblée les résolutions de quelque importance avant leur exécution. Ils trouvèrent ensuite le moyen de composer ce comité comme ils voulurent, c'est-à-dire des hommes les plus violents et les plus déterminés de leur parti. On comptoit parmi ses membres, Bussi-Leclerc, gouverneur de la Bastille; Cromé, conseiller au grand conseil; Louchard, commissaire; Ameline, avocat; Emmonot, Cochery et Anroux, capitaines de quartiers et chefs du complot. On conçoit qu'ainsi réunis et maîtres d'une grande partie des affaires, ces douze hommes durent acquérir une grande prépondérance dans l'assemblée générale. Tous les jours ils assembloient le conseil général de l'Union et le fatiguoient de rapports, de dénonciations, et contre Mayenne et contre le parlement; ils proposoient quelquefois des remontrances au lieutenant-général: dans d'autres moments ils vouloient qu'on employât les voies de fait contre la trahison; et dans ces alarmes continuelles, qu'il étoit si facile de répandre au milieu d'un grand nombre d'hommes assemblés, il leur arrivoit souvent de prendre, comme par inspiration, des résolutions inattendues, le plus souvent inutiles et insignifiantes, et auxquelles, dans ce dernier cas, les plus sages croyoient devoir céder, dans la crainte de pire. Dans ces décisions obtenues ainsi à l'improviste, ils s'avisèrent plusieurs fois de faire circuler au milieu de l'assemblée un papier blanc, sous prétexte qu'on n'avoit pas le temps de rédiger la formule du décret: ils y mettoient d'abord leur nom; leurs affidés signoient après eux, et l'exemple entraînant ceux qui auroient été disposés à résister, tout le monde finissoit par signer.

Ils écrivent alors sur une de ces feuilles, et au-dessus de ces signatures, l'arrêt de mort de Brisson, et y joignent celui de Claude Larcher, conseiller au parlement, et de Jean Tardif, conseiller au Châtelet, qui leur étoient également odieux. Munis de cette pièce, Bussi, Louchard et Anroux, suivis de quelques satellites vont, le 15 novembre au matin, attendre le premier président sur le pont Saint-Michel, où il falloit qu'il passât pour se rendre au palais; ils se saisissent de lui et le font entrer au Petit-Châtelet. On le fait aussitôt monter à la chambre du conseil, où Cochery, Cromé et plusieurs autres étoient assis comme exerçant les fonctions de juges; Cromé procède aussitôt à son interrogatoire; et pendant ce temps, Charlier, qui se disoit lieutenant du grand prévôt de l'Union, et le curé de Saint-Côme, suivi de quelques archers, vont arrêter, chacun de leur côté, les sieurs Larcher et Tardif. Tous les trois furent condamnés à être pendus: on exécuta l'arrêt dans la prison; et le lendemain leurs corps furent exposés à une potence en place de Grève[184].

Les Seize avoient espéré soulever le peuple par ce spectacle, exciter une émeute et se rendre ainsi maîtres de la ville; leur espérance fut trompée. Vainement leurs émissaires circulèrent au milieu de la foule, se répandant en injures et en calomnies contre les trois victimes: le peuple demeura muet et ne fit aucun mouvement; mais ce fut alors que les projets de ces factieux paroissant à découvert, les parlementaires et les familles les plus considérables de Paris, qui jusqu'alors avoient agi de concert avec eux, s'en séparèrent sans retour. Justement alarmés pour eux-mêmes, ils envoyèrent courriers sur courriers à Mayenne, le conjurant de venir à leur secours. La chose lui parut tellement grave que, laissant là toute autre affaire, il partit de Laon, où il étoit alors, avec quelques troupes, marchant à grandes journées vers Paris; et il étoit déjà à la porte Saint-Antoine, avant que les Seize, qui savoient qu'il étoit en chemin, eussent pu prendre toutes leurs mesures pour l'empêcher d'entrer dans la ville.

Dès qu'il y fut arrivé, il convoqua une assemblée à l'Hôtel-de-Ville, où se trouvèrent les principaux parmi les Seize, et un grand nombre de magistrats et de bourgeois les plus considérables. Les premiers essayèrent de se justifier de l'exécution qu'ils avoient faite, accusant Brisson et les deux autres conseillers d'être d'intelligence avec les huguenots; les autres demandèrent justice d'un tel attentat. Le duc, qui n'étoit pas sans inquiétude sur les dispositions de la garnison, et qui ne connoissoit pas encore celles du peuple, répondit en termes vagues et généraux, qui firent croire que, s'il étoit résolu de prendre des mesures pour que de semblables excès ne se renouvelassent pas, il l'étoit également de ne point revenir sur le passé. On dit même qu'en sortant de l'assemblée, il mena quelques-uns des Seize souper avec lui au Louvre, et que le repas se passa avec toutes les apparences du meilleur accord.

Mais ses ordres étoient donnés: pendant la nuit ses soldats s'emparèrent des postes les plus importants, et à quatre heures du matin, on alla enlever dans leur lit Anroux, Emmonot et Ameline; ils furent conduits au Louvre, où le bourreau les attendoit, et pendus sur-le-champ à une solive de la salle basse; le commissaire Louchard, arrêté quelques moments après, arriva comme l'exécution venoit d'être achevée, et eut le même sort que ses trois compagnons. Cochery et Cromé, les plus coupables de tous, s'évadèrent; et Bussi-Leclerc, qui s'étoit renfermé dans la Bastille, se rendit sous la condition qu'il auroit la vie sauve, et la permission de se retirer où bon lui sembleroit[185]. Il y eut amnistie pour les autres; mais avec défense, sous peine de la vie, de tenir désormais des assemblées particulières. Cet acte de vigueur parut abattre la puissance des Seize; mais ils n'en continuèrent pas moins de correspondre secrètement avec la faction d'Espagne; et jusqu'à la fin, quoi que Mayenne pût faire, il y eut trois partis dans Paris, le sien, celui des Seize et des Espagnols, le parti des royaux ou politiques.

Cependant la France continuoit d'être la proie des étrangers. Tandis que l'armée de la ligue se renforçoit de soldats espagnols et italiens, le roi, qui venoit de recevoir de l'Angleterre un secours considérable en argent et quelques troupes auxiliaires, s'avançoit jusqu'à Sédan pour faire sa jonction avec une armée de reîtres et de lansquenets que ses négociations lui avoient fait obtenir des princes protestants d'Allemagne. Se trouvant alors en mesure de tenter des entreprises plus décisives, il reprit la route de la Normandie, se présenta devant sa capitale et la fit sommer de se rendre. Il lui fut répondu que tous les habitants étoient résolus de s'ensevelir sous les ruines de leur ville, plutôt que de reconnoître pour roi de France un prince hérétique; et alors commença le siége de Rouen, l'un des plus fameux de ces longues guerres civiles, tant par la résistance des assiégés que par les grands événements dont il devint l'occasion.

On continuoit aussi de se battre avec acharnement dans un grand nombre de provinces, dans le Poitou, où les ligueurs étoient maîtres de Poitiers; en Limousin, dans le Quercy, en Bretagne, dans le Boulonnois; mais c'étoit toujours en Provence et en Dauphiné que se portoient les plus grands coups. On a vu comment le duc de Savoie avoit trouvé le moyen de s'y introduire comme allié et protecteur du parti catholique: depuis il avoit convoqué à Aix une assemblée d'états, où des mesures avoient été prises pour mettre à sa disposition toutes les forces de la province: plusieurs villes s'étoient soulevées en sa faveur; Marseille lui avoit ouvert ses portes; et Lavalette, dont les troupes étoient peu nombreuses, n'avoit aucun moyen de lui résister, lorsque Lesdiguères qu'il avoit appelé à son secours, quittant Grenoble et accourant avec une armée qu'il avoit accoutumée à vaincre, fit changer la face des choses. Le duc, battu de toutes parts, arrêté tout court dans ses projets de conquête, et perdant bientôt par ses continuelles défaites, l'estime et la confiance qu'il avoit d'abord inspirées aux Provençaux, se vit désormais dans l'impossibilité de rien entreprendre de considérable. Tandis que ces choses se passoient dans le midi de la France, le duc de Parme y rentroit par les frontières du nord, pressé par Mayenne de venir l'aider à faire lever le siége de Rouen, qu'il étoit si important pour le parti catholique de ne pas laisser tomber au pouvoir du roi. Mais avant de combattre, le général espagnol avoit ordre de négocier; et des conférences s'ouvrirent, dans lesquelles les négociateurs de Philippe II s'expliquèrent enfin nettement sur le prix que leur maître mettoit à son alliance et à ses secours, et demandèrent à la fois la convocation des états généraux et la couronne de France pour l'infante. Ce fut encore le président Jeannin qui, de la part de la ligue, fut chargé de conduire ces conférences, et il ne s'en tira pas avec moins d'habileté qu'il n'avoit déjà fait de son ambassade, promettant ce qu'il étoit assuré qu'on ne tiendroit pas, demandant des choses qu'il savoit bien que l'Espagne étoit hors d'état d'accorder, faisant naître des obstacles, entretenant avec soin les espérances, et continuant toujours de négocier, jusqu'à ce qu'il fût devenu impossible au duc de Parme de tarder plus long-temps à aller au secours de la ville assiégée. C'est alors que commença cette fameuse campagne entre le roi et le général espagnol, c'est-à-dire entre les deux plus habiles capitaines de l'Europe, campagne également remarquable et par leurs fautes et par leurs belles manœuvres. Henri se vit forcé d'abandonner le siége de Rouen; mais le duc de Parme, blessé au siége de Caudebec, ne sauva qu'avec peine son armée sur le point d'être enveloppée par celle de l'ennemi. Cette retraite, que l'on considère comme le chef-d'œuvre, de ce grand capitaine, fut aussi le dernier de ses exploits militaires: il mourut dans les Pays-Bas, cette même année, des suites de sa blessure, et lorsqu'il s'apprêtoit à rentrer en France pour la troisième fois.

Ainsi, en dernier résultat, le roi étoit encore sorti victorieux de cette lutte périlleuse; tous les événements de la guerre avoient d'ailleurs prouvé que Mayenne ne pouvoit seul se soutenir contre lui: et cependant la victoire ne changeoit presque rien à sa situation, et son royaume presque entier lui restoit toujours à conquérir. C'est ce que l'on ne sauroit trop faire remarquer. Dès qu'il avoit triomphé des obstacles que lui présentoient ses ennemis, des obstacles nouveaux, souvent plus difficiles à surmonter, s'élevoient contre lui au sein de sa propre armée, et de la part de ceux-là même qui l'avoient aidé à vaincre: c'est qu'au fond une grande partie de la noblesse catholique qui s'étoit attachée à lui, ne l'ayant fait que sur cette espérance qu'il n'avoit cessé de lui donner de sa prochaine conversion, attendoit de jour en jour avec plus d'impatience l'effet de ses promesses, et dans cette attente, étoit si loin de vouloir la destruction entière de la ligue, que la plupart de ces gentilshommes étoient résolus de passer de son côté, si ce prince tardoit encore à se convertir. Ces dispositions dans lesquelles ils n'avoient pas cessé d'être un seul instant, et qui se montrèrent plus à découvert en cette circonstance que dans aucune autre; et la mutinerie des soldats étrangers qui refusent de passer la Seine, parce qu'on ne pouvoit leur fournir l'argent qui leur avoit été promis, le forcèrent, ainsi qu'il avoit été dans la nécessité de le faire après le siége de Paris, à congédier une partie de son armée et à cantonner l'autre, ne gardant avec lui qu'un corps de neuf à dix mille hommes, avec lequel il suivit et harcela le duc de Parme, jusqu'à ce qu'il eût dépassé les frontières de France.

Cependant les partis se divisoient et s'aigrissoient de jour en jour davantage. Les intrigues des agents de l'Espagne tendoient de plus en plus à enlever à Mayenne toute son influence; ils lui opposoient son neveu, le duc de Guise: l'ambition de ce jeune prince étoit excitée par l'espérance qu'ils lui donnoient de lui faire épouser l'infante, dès qu'ils seroient parvenus à la faire couronner reine de France; et les choses furent poussées si loin que le chef de la ligue parut, pour la première fois peut-être, véritablement disposé à traiter avec le roi. Villeroy fut encore l'agent de cette négociation, dans laquelle Mayenne demanda sans doute de grands avantages pour lui et pour sa famille, mais où il insista avant toutes choses sur le point essentiel de la conversion de Henri[186], déclarant en même temps sa ferme résolution de ne rien terminer sans le consentement du pape, et sans le concours des principaux chefs de son parti, qu'il promettoit d'assembler à cet effet et très-incessamment[187]. Tout fut conduit si habilement de sa part dans ces conférences, que le secret en ayant bientôt transpiré, il ne craignit point de les avouer hautement, répétant ce qu'il avoit dit au roi, qu'il ne traiteroit point sans l'assentiment de ses alliés, et ajoutant qu'il n'auroit jamais d'autre règle de sa conduite que son honneur, l'utilité publique et le bien du royaume. De nombreux incidents ralentirent la marche de cette négociation, mais ne la rompirent point entièrement: nous y reviendrons bientôt.

Cette démarche du chef de la ligue étant devenue publique, la faction espagnole n'en fut que plus active à marcher vers le but qu'elle vouloit atteindre. On a vu comment elle étoit parvenue à faire des Seize, hommes violents ou grossiers et chez qui le zèle religieux n'étoit que du fanatisme, de serviles instruments de sa politique adroite et intéressée. Ceux-ci avoient été fort abattus par la catastrophe tragique de leurs principaux chefs: profitant du premier moment de leur consternation, les habitants les plus considérables de la ville, dont les uns étoient disposés à reconnoître le roi au moment même où il déclareroit son abjuration, dont les autres, que nous avons si souvent désignés sous le nom de politiques, lui étoient dévoués uniquement par ambition et par intérêt, et l'auroient accepté sans aucune condition, s'étoient réunis pour abattre une tyrannie qui les menaçoit tous également; et ils étoient venus à bout de deux choses d'une grande importance, la première, d'exclure la plupart des Seize des magistratures municipales qui se conféroient par voie d'élection, la seconde de faire rendre aux colonels de quartiers le droit, usurpé dès le commencement des troubles par ces factieux, de commander chacun dans la division de la ville à laquelle étoient attachées leurs compagnies. Or, parmi ces colonels, il y en avoit treize qui étoient ennemis jurés des Seize, non moins ennemis de la faction espagnole, et bien résolus à ne point souffrir qu'elle introduisît dans Paris de nouvelles troupes de sa nation. Ces mesures avoient fort affoibli sans doute le parti de leurs adversaires; mais ceux-ci ne laissoient pas que d'être encore redoutables, et à cause de cette garnison étrangère sur laquelle ils pouvoient compter de même qu'elle comptoit sur eux, et par l'influence qu'ils continuoient d'exercer sur la populace. Les deux partis étoient donc comme en présence, au milieu de Paris. Il étoit quelquefois à craindre qu'ils n'en vinssent aux mains, et c'est ce que l'on vouloit surtout éviter.

Mayenne tenta de les concilier, mais vainement; et les conférences qui se tinrent à ce sujet n'eurent aucun résultat, parce que les Seize exigeoient, pour première condition, que l'on ajoutât à l'ancien serment de la ligue, que «jamais on ne traiteroit avec le roi de Navarre et avec ses adhérents.» Cependant ce qui fit voir qu'ils étoient en effet les plus foibles, c'est que, n'ayant pu dominer dans les assemblées, ce fut avec aussi peu de succès qu'ils essayèrent de remettre en scène leurs prédicateurs qui recommencèrent à déclamer dans les chaires, et leurs docteurs (car leurs partisans étoient encore les plus nombreux dans la Sorbonne) qui présentèrent au duc un mémoire, afin qu'il renouvelât les défenses déjà faites de jamais reconnoître un roi hérétique et excommunié. Les sermons produisirent peu d'effet, et le mémoire n'obtint qu'une réponse vague et peu satisfaisante.

Tel étoit alors l'état de Paris; et des divisions semblables éclatèrent en même temps dans plusieurs autres villes de la ligue, où elles affoiblirent, de même que dans la capitale, le parti dévoué aux Espagnols, empêchèrent ceux-ci d'y devenir maîtres, ainsi qu'ils en avoient partout le projet, et furent, par cette raison, très-avantageuses au roi.

Pendant le cours de cette année, son armée et celle du duc de Mayenne avoient opéré plusieurs mouvements dans la Normandie, principal théâtre de la guerre, mouvements dont le but étoit, d'un côté, de serrer de plus près la ville de Rouen par la prise des places environnantes; de l'autre, de conserver libres les approches de cette ville en dégageant les places assiégées. Ces opérations militaires ne produisirent rien de décisif. En Bretagne le duc de Mercœur eut un avantage signalé contre les troupes royales commandées par le prince de Conti, ce qui ranima le parti de la ligue dans le Maine et dans l'Anjou, où il commençoit à s'affoiblir; mais les affaires du roi en souffrirent peu, parce que, malgré les succès qu'il avoit obtenus, ce duc ayant fini par s'apercevoir que le roi d'Espagne ne l'aidoit en apparence à s'emparer de cette province, que pour l'en dépouiller à son tour, ne profita pas de ses avantages autant qu'il l'auroit fait, s'il n'avoit point eu un semblable auxiliaire. Du reste, le roi avoit lieu d'être satisfait de ce qui se passoit dans le midi: en Languedoc, l'armée du duc de Joyeuse qui y commandoit pour la ligue, avoit été entièrement détruite par les troupes royales[188]; en Provence, il y avoit eu quelque désordre parmi les royalistes, et la mort du gouverneur de la province, Lavalette[189], en avoit été la cause; mais ce désordre ne dura qu'un moment: Lesdiguères accourut une seconde fois à leur secours, et la terreur de son nom suffit pour rétablir les affaires. Le duc de Savoie, contre qui la ville d'Arles venoit de se soulever, commençant alors à désespérer de réussir dans ce qu'il avoit entrepris, se retira à Nice pour y attendre les événements; et sans la diversion que le duc de Nemours, qui gouvernoit alors le Lyonnois, opéra dans le Dauphiné, diversion qui força Lesdiguères à abandonner tout pour revenir défendre son gouvernement, il est probable que la Provence entière eût été conquise dans cette campagne, au nom du roi, par cet heureux et vaillant capitaine. D'Épernon, que Henri avoit été en quelque sorte forcé d'en nommer gouverneur à la place de son frère[190], y arriva sur ces entrefaites et sut soutenir la prépondérance que le parti royaliste venoit d'y acquérir. Mais ce qui acheva de la consolider, ce fut le projet hardi que conçut Lesdiguères et qu'il exécuta avec son habileté et son bonheur accoutumés, de porter la guerre dans le Piémont, et de forcer le duc de Savoie, qui n'avoit pas encore entièrement abandonné ses rêves de conquête sur la France, à repasser les Alpes pour venir défendre ses propres états.

(1593) Tel étoit l'état des choses, lorsque les états de la ligue s'ouvrirent à Paris. Ils le furent d'après une bulle du pape qui ordonnoit de les assembler pour l'élection d'un roi catholique. C'étoit à la décision suprême de cette assemblée que les négociateurs de Mayenne avoient sans cesse renvoyé ceux de l'Espagne, sur le principal objet des demandes de leur souverain; tous les partis la désiroient, parce qu'ils espéroient tous sortir, par ce moyen, de la situation fatigante et précaire dans laquelle ils étoient depuis si long-temps; tous comptoient y gagner quelque chose: le roi seul pouvoit y perdre, puisque tous ces intérêts, si opposés entre eux, étoient en effet réunis contre lui; aussi cette assemblée attira-t-elle toute son attention.

Ce fut dans cette circonstance décisive que l'on put voir plus à découvert tous ces intérêts purement humains qui s'étoient successivement mêlés à ce grand intérêt religieux dont la ligue avoit d'abord paru uniquement animée. La couronne de France étant, depuis la mort de Henri III, considérée comme vacante, le malheur des temps avoit fait qu'elle avoit pu devenir, dans un très-court espace de temps, l'objet des vœux et des espérances d'un très-grand nombre. Parmi tant de concurrents, il n'étoit presque pas un prince de la maison de Lorraine qui n'eût un moment rêvé qu'il ne lui étoit pas impossible de devenir roi de la première monarchie de l'Europe; et s'ils s'étoient vus forcés ensuite d'y renoncer, chacun d'eux vouloit du moins conserver son gouvernement, et quelques-uns d'eux aspiroient même à s'y faire des souverainetés. Le duc de Nemours fut un des derniers à renoncer à ces brillantes illusions du pouvoir suprême; et il ne craignit pas de faire à ce sujet auprès de Mayenne, son frère utérin, quelques tentatives qui furent repoussées. Restoit le jeune duc de Guise, le seul qui eût quelques chances de succès, le parti catholique continuant de reporter sur lui une partie de l'affection qu'il avoit eue pour son père, et la faction espagnole étant disposée à le soutenir, si, pour prix de son élection, il consentoit à épouser l'infante. Point de doute qu'il eût été roi, si Mayenne l'eût voulu; mais ce chef de la ligue, ne pouvant lui-même s'emparer de ce trône tant envié et tant disputé[191], parce que cette même faction qui y portoit son neveu, se seroit élevée contre lui, ne pardonnoit point à celui-ci de s'être ainsi allié à ses ennemis, d'avoir essayé de le renverser pour se mettre à sa place, et employoit pour traverser son dessein tout ce qu'il avoit d'influence et d'activité. Ainsi donc, ne voulant point nommer un roi de France dans sa famille, étant dans l'impossibilité de se faire roi lui-même, résolu en outre à ne pas souffrir que cette belle couronne devint la proie d'une famille étrangère, on ne peut supposer qu'il eût maintenant d'autres desseins que de finir la guerre par un arrangement avec Henri, si ce prince consentait à faire lui-même ce qui seul pouvoit le rendre possible; mais il est probable aussi qu'il vouloit rendre cet arrangement assez difficile pour pouvoir en dicter les conditions. Telle étoit sans doute sa politique, et pour en assurer le succès, il commença à agir, comme s'il eût été plus que jamais opposé à ce dessein.

Ce fut au point que, quelques jours avant l'ouverture des États, il avoit publié une déclaration par laquelle il invitoit «tous les catholiques qui suivoient encore le parti du roi de Navarre, à abandonner enfin un prince hérétique qui les avoit long-temps abusés de la fausse espérance de sa conversion, et à se réunir à lui et aux États pour l'élection d'un roi catholique comme eux, à qui seul il pouvoit appartenir de rendre la tranquillité au royaume et de leur donner des sûretés pour la religion, les rendant responsables, s'ils refusoient, de tous les malheurs qui pouvoient suivre un tel refus.» Ceci fut saisi avec beaucoup d'habileté par le conseil de Henri; et aussitôt «les princes, prélats, officiers de la couronne, et principaux seigneurs, tant conseillers du roi que autres étant auprès de Sa Majesté» parlant en leur propre nom, firent savoir au duc de Mayenne qu'ils acceptoient la proposition qui leur étoit faite de conférer avec les catholiques-ligueurs sur ces deux points importants, et l'invitèrent à leur indiquer un lieu convenable entre Paris et Saint-Denis où se réuniroient des députés envoyés par les deux partis, afin d'y délibérer ensemble sur les moyens de parvenir à une fin si désirable.

Cette lettre, apportée à Paris par un trompette et rendue publique, deux jours après l'ouverture des États, y jeta un grand trouble dans les esprits. Mayenne, que cet incident embarrassoit en ce moment plus qu'aucun autre, différa de répondre au message du roi, jusqu'à ce qu'il eût conféré avec le nouvel ambassadeur d'Espagne, le comte de Feria, qui venoit d'entrer en France avec l'armée des Pays-Bas commandée par le comte Charles de Mansfeld[192]. Le chef de la ligue alla donc le trouver à Soissons: l'entrevue qu'ils eurent ensemble fut très-vive: l'ambassadeur espagnol y voulant traiter les choses avec hauteur[193], Mayenne parla encore plus haut que lui, et n'eut pas de peine à lui démontrer que c'étoit une grande illusion de croire que, dans la position où il étoit en France, le roi d'Espagne y pût exécuter, sans sa coopération, les desseins qu'il avoit formés sur ce royaume. Toutefois ils ne se quittèrent point sans une apparente réconciliation, le plan que suivoit le duc voulant qu'il ne se brouillât point entièrement avec la faction étrangère, afin d'inquiéter le roi sur ses propres dispositions; tandis qu'au même instant il écrivoit secrètement à ses agents à Paris qu'ils se hâtassent de faire accepter par les États la conférence qu'avoient proposée les catholiques royalistes, mesure qui devoit, d'un autre côté, jeter de l'inquiétude parmi les partisans de l'Espagne: c'est ainsi qu'il espéroit se rendre maître des traités qu'il seroit dans le cas de faire avec l'un ou l'autre parti, et que mêlant désormais à l'intérêt public ses propres intérêts, il changeoit, d'un moment à l'autre, de manière d'agir et de résolution.

Immédiatement après cette entrevue, l'armée espagnole, qui venoit de s'emparer de Noyon et de plusieurs autres places, au lieu de s'approcher de Paris, fit un mouvement rétrograde vers les frontières, mouvement qui s'opéra d'un commun accord entre le duc et l'ambassadeur, mais dans des vues fort différentes: Mayenne ne se soucioit pas que, pendant la tenue des États, cette armée vînt camper dans le voisinage de la capitale, de peur que les partisans de l'Espagne ne s'en prévalussent; le comte de Feria, en différant ainsi de faire le siége de Saint-Denis et de lever le blocus de Paris (car, le roi, de retour depuis peu avec une partie de son armée dans les environs de Paris, en avoit de nouveau bouché toutes les avenues, soit en s'emparant des villes circonvoisines, soit en occupant les grands chemins, et en interceptant le cours des rivières), se persuadoit que les habitants de cette ville, fatigués de la disette dont ils éprouvoient de jour en jour davantage les incommodités, forceroient les États à faire enfin cette élection qui devoit être le signal de leur délivrance.

Dès l'ouverture de cette assemblée, l'indécision des chefs et l'opposition de leurs vues s'étoit fait remarquer, quoique tous affectassent de n'avoir qu'une même pensée, le désir de mettre fin aux troubles qui désoloient la France. Dans la déclaration dont nous avons déjà parlé, Mayenne avoit fait entendre ce qui avoit été dit tant de fois, que l'hérésie du roi de Navarre étoit le seul obstacle qui pût l'empêcher d'être reconnu pour roi de France: dès la seconde séance, les agents espagnols, soutenus par le légat[194], voulurent faire établir en principe qu'un hérétique relaps ne pouvoit prétendre au trône, et devoit être rejeté, quand bien même il viendroit à se convertir. Ils n'y réussirent point. L'absence du duc fit ensuite languir les délibérations; et quelques séances de peu d'importance qui se tinrent pendant cet intervalle, ne servirent qu'à faire éclater l'aigreur et l'animosité qui existoient entre les diverses factions. Le désordre et la confusion s'accrurent donc encore, lorsque l'archevêque de Lyon et le président Jeannin, d'après les instructions qu'ils avoient reçues de Mayenne, y proposèrent de fixer enfin un jour à la conférence depuis si long-temps attendue par les catholiques royalistes. Ce fut vainement que la faction espagnole s'y opposa avec une violence qu'elle n'avoit point encore montrée jusqu'alors: il étoit si juste d'accepter ce que l'on avoit soi-même proposé; un procédé contraire eût été si déraisonnable[195], et il en pouvoit résulter des impressions si défavorables sur l'esprit du peuple que touchoient peu les intérêts particuliers et les passions ambitieuses de ses chefs, qu'enfin, après deux mois de contestations, de messages et de pourparlers, cette conférence fut indiquée pour le 21 avril, au village de Surène. Toutefois, pour ne pas blesser les Espagnols, il fut statué que «durant la conférence, on n'auroit aucun commerce direct ou indirect avec le roi de Navarre, ni avec quelque autre hérétique que ce fût; et qu'on ne traiteroit qu'avec les catholiques du parti contraire.»

Il étoit manifeste que les destinées de Henri dépendoient du résultat de cette conférence; et qu'elle n'en pouvoit avoir aucun qui ne lui fût contraire, à moins qu'il ne se déclarât enfin sur cette conversion si long-temps et si impatiemment attendue. S'il tardoit encore, il étoit à craindre que les catholiques de son parti, se lassant de ces délais continuels, ne l'abandonnassent enfin tout-à-fait, comme ils l'en avoient tant de fois menacé, ou pour se rallier au nouveau roi que l'on étoit sur le point d'élire, ou pour ranimer ce tiers parti qu'il avoit essayé d'étouffer dès sa naissance[196], et dont la pensée commençoit à renaître dans beaucoup d'esprits. Les députés que l'on avoit choisis pour cette conférence sentirent que tout étoit perdu pour ce prince, s'ils ne pouvoient donner à ce sujet des paroles positives, et ne voulurent point la commencer, sans s'en être expliqués très-nettement avec lui. Leur joie fut grande, lorsqu'ils apprirent de la bouche même de Henri, qu'il étoit prêt à leur donner à cet égard toute satisfaction; qu'il y pensoit depuis long-temps; que depuis long-temps il étoit convaincu; et que s'il avoit différé jusqu'à ce moment à faire publiquement connoître son retour à la religion, il l'avoit fait par des raisons de politique et de convenances qu'il se plut à leur développer[197]. Forts de cette déclaration, les députés royalistes eurent l'adresse, dès les premières conférences, de réduire les contestations à ce point unique de la conversion du roi; et le 16 mai suivant, l'archevêque de Bourges, portant la parole dans l'assemblée au nom des seigneurs royalistes, présenta aux députés de la ligue une déclaration de ce prince, par laquelle il leur signifioit lui-même qu'il ne vouloit plus apporter aucun délai à sa conversion; et cette conversion fut, à l'instant même, présentée comme base d'un accommodement, lequel deviendroit nul, si elle n'étoit consommée dans un temps prescrit. Pour y parvenir, ils proposoient une trève générale de trois mois.

C'est ici que tout prend un nouveau caractère, et que l'on peut mieux connoître ce qu'il y avoit de juste et de salutaire dans la ligue, par ce qu'elle offrit dès ce moment, et sous certains rapports, d'injuste et de passionné. Le trouble et l'embarras de ses chefs furent grands, lorsque leurs députés leur apportèrent une semblable nouvelle; mais à peine eut-elle été répandue dans le peuple et parmi ce grand nombre de catholiques, qui n'avoient point d'autre intérêt que d'être gouvernés par un roi de leur religion, que leurs dispositions changèrent dès ce moment. C'est alors que les intérêts particuliers qui animoient ces chefs se manifestèrent plus ouvertement; et que ces ligueurs de bonne foi, qui jusque là les avoient aveuglément suivis, commencèrent à s'en détacher.

Il est vrai de dire toutefois que les difficultés que présentoient les députés de la ligue, contre l'admission subite de cette proposition, étoient fondées et pouvoient être difficilement combattues. Qui leur assuroit que ce retour étoit sincère, lorsque le roi l'avoit différé jusqu'à ce moment critique, où tout étoit évidemment perdu pour lui, s'il le différoit davantage; et lorsque, dans ce moment même, il favorisoit des établissements destinés à répandre dans tout le royaume le poison de l'hérésie?[198] Ils refusèrent donc de répondre à la proposition des députés royalistes, avant que les États en eussent délibéré; et c'est alors que cette proposition, apportée au sein de cette assemblée, y excita des divisions nouvelles, et y fit naître une plus grande confusion. Les Espagnols et leurs partisans vouloient que l'on rompît sur-le-champ les conférences; les autres jugèrent que la chose seroit aussi par trop odieuse, et le légat lui-même, choqué d'un tel emportement se rangea de leur avis. Toutefois il fut décidé que l'absolution du pape étoit une condition nécessaire, sans laquelle il étoit impossible que Henri de Navarre fût jamais reconnu roi de France, quand bien même il reviendroit à la foi catholique.

Les conférences suspendues à Surène, se rouvrirent alors le 5 juin suivant, à la Roquette, dans le faubourg Saint-Martin; et cette réponse des états y fut portée. Les députés royalistes la rejetèrent, parce qu'ils crurent y voir reproduire cette ancienne prétention que l'on attribuoit aux papes de disposer arbitrairement des couronnes, prétention, il ne faut point se lasser de le redire, qu'ils n'eurent jamais, qui eût été absurde dans son principe, impossible dans son exécution; mais que les préjugés gallicans auxquels tant d'esprits étoient si opiniâtrement attachés, faisoient voir dans toute espèce d'influence légitime que vouloit exercer la puissance spirituelle sur la puissance temporelle, établissant en principe que celle-ci devoit être, et sous tous les rapports, entièrement indépendante de l'autre. Les libertés gallicanes furent donc mises encore une fois en avant pour repousser l'intervention du pape dans tout ce qui touchoit au droit de succession au trône, de capacité ou d'incapacité à le posséder; il en résulta que les conférences furent de nouveau suspendues, sans que l'on eût rien arrêté au sujet de la trève proposée, incident qui fit cesser aussi la suspension d'armes qu'elles avoient un moment opérée entre les deux partis.

Les ligueurs en avoient profité pour faire entrer des vivres dans Paris; les Espagnols auroient désiré la prolonger pour avoir le temps de faire approcher leur armée de cette capitale, afin d'appuyer par la force des armes la résolution décisive qu'ils vouloient enfin obtenir des États. Henri, qui pénétra leur dessein, n'en mit que plus d'activité dans ses opérations; et tandis que les factions s'agitoient de nouveau au sein de cette assemblée il fit investir la ville de Dreux, dont la prise, en de telles circonstances, pouvoit avoir pour lui les plus grandes conséquences.

Tandis que le roi pressoit ce siége avec sa vigueur accoutumée, les ministres espagnols, sentant qu'ils n'avoient plus eux-mêmes un seul moment à perdre, se montrèrent tout-à-fait à découvert et demandèrent hautement la couronne de France pour leur infante; mais ils virent leur demande rejetée aussitôt, même par les plus déterminés ligueurs, qui, tout en contestant au roi de Navarre et à cause de son hérésie, le droit qu'il avoit de succéder au trône, ne vouloient pas cependant que l'on touchât aux constitutions de l'État, et à la loi salique qui en est le principe fondamental. Ils essayèrent, avec aussi peu de succès, de faire asseoir sur le trône leur jeune princesse en proposant de lui faire épouser un archiduc: personne ne voulut consentir à faire de la France une province de l'Autriche. Déconcertés de ces résistances, ils se réduisirent enfin à proposer son mariage avec un prince français, qui partageroit avec elle le pouvoir souverain, comprenant sous ce titre les princes lorrains, et faisant entendre au cardinal de Lorraine et au duc de Guise, que ce choix les regarderoit exclusivement. Plusieurs furent pris à cette amorce; et l'on sembla ne plus disputer avec eux que sur la forme, les ministres espagnols voulant que l'élection se fît avant le mariage, les États demandant que le mariage se fît d'abord, et qu'on ne procédât qu'après à l'élection.

Cette négociation jeta de vives alarmes dans le conseil du roi; et les députés royalistes qui, depuis la deuxième suspension des conférences, étoient toujours demeurés à Saint-Denis, commençoient à prendre des mesures pour la déjouer, lorsqu'un événement auquel on étoit loin de s'attendre, vint ranimer leurs espérances et jeter de nouveau le trouble au milieu des partis. Le parlement qui conservoit encore les anciennes traditions monarchiques de la France, alors qu'il en altéroit de jour en jour davantage les traditions religieuses, indigné des prétentions insolentes de la faction étrangère, s'assemble tout à coup, délibère, et donne, le 28 juin, cet arrêt fameux par lequel «il enjoint à Jean Lemaître, président, accompagné d'un nombre suffisant de conseillers, de se retirer par devers le lieutenant-général de la couronne, et là, en présence des princes et seigneurs assemblés pour cet effet, de lui recommander qu'en vertu de l'autorité suprême dont il est revêtu, il ait à prendre les mesures les plus sûres, afin que, sous prétexte de religion, on ne mette pas une maison étrangère sur le trône de nos rois, et qu'il ne soit fait aucun traité, pacte ou convention tendant à transférer la couronne à quelque prince ou princesse d'une autre nation, déclarant au surplus lesdits traités, si aucuns ont été faits, nuls, contraires à la loi salique et aux autres lois fondamentales du royaume.»

Ces remontrances surprirent le duc de Mayenne: il se plaignit d'abord d'une démarche qu'il traita d'attentatoire à son autorité; le président Lemaître lui répondit avec dignité, avec fermeté; et le chef de la ligue, qui peut-être n'étoit point fâché de voir s'élever un nouvel obstacle aux projets des Espagnols, finit par s'adoucir, et parut même entrer dans les raisons que lui donna ce magistrat. Ceux-ci, que cet arrêt avoit fort troublés, faisoient alors tous leurs efforts pour faire rejeter la trève que les députés royalistes offroient de nouveau, et que la plus grande partie des Parisiens, et particulièrement dans le peuple et dans l'ordre de la noblesse, étoit d'avis que l'on acceptât. Ce fut alors qu'abandonnant ces prétentions hautaines qui d'abord avoient choqué tous les esprits, ils déclarèrent positivement que l'intention de leur maître étoit que le duc de Guise épousât l'infante et fût déclaré roi par l'effet de ce mariage, pourvu que, sans différer davantage, on procédât à son élection.

Ce nom de Guise réveilla à l'instant même dans le peuple de Paris ces anciennes affections que rien n'avoit pu effacer: ce qu'il venoit de recevoir d'impressions favorables à la cause du roi, n'étoit point encore assez fort pour les contrebalancer; et cette proposition nouvelle en fut reçue avec des transports de joie qui allumèrent dans l'âme de Mayenne plus de ressentiment qu'il n'en avoit encore éprouvé contre les Espagnols. L'idée de voir son neveu devenir son maître lui étoit insupportable; et dans les premiers moments de son dépit, il pensa, dit-on, à faire renaître le parti qui, un moment, avoit porté au trône le cardinal de Bourbon. Abandonnant ensuite ce dessein qui n'offroit que peu de chances de succès, ce fut en face de ses adversaires et dans le sein même des États, qu'il combattit ce dernier projet, leur prouvant qu'ils n'étoient ni autorisés à le proposer, ni en mesure de l'exécuter[199]. Les politiques l'y aidèrent de tous leurs efforts; et il eut ensuite assez d'adresse pour en dégoûter son neveu que l'éclat d'une couronne avoit d'abord ébloui, et à qui il sut montrer tous les périls d'une semblable entreprise. Les Seize se déchaînèrent contre lui; il méprisa leur rage impuissante; quelques prédicateurs tentèrent, dans leurs sermons, de soulever les esprits: il les réduisit au silence en les menaçant de les faire jeter dans la rivière; les Espagnols ayant alors essayé de le regagner pour l'empêcher du moins d'accepter la trève proposée, ce fut une raison pour le déterminer à la conclure au plus tôt. Enfin le légat lui-même, instruit par les lettres de Rome que le pape commençoit à écouter avec bienveillance ceux qui négocioient auprès de lui au nom du roi, cessa de s'opposer à cette trève à laquelle les ministres d'Espagne se virent alors forcés eux-mêmes de consentir. Des commissaires furent nommés de part et d'autre pour en régler les conditions.

Cependant Henri hâtoit de toutes ses forces le moment de son abjuration. Une assemblée d'évêques et de théologiens qu'il avoit convoquée à Mantes, l'ayant trouvé suffisamment instruit, jugea qu'elle pouvoit recevoir cette abjuration, sous la condition qu'il enverroit une députation au pape pour lui demander l'absolution. Le roi y consentit; et voulant donner à sa réconciliation avec l'Église tout l'éclat qu'il étoit nécessaire qu'elle eût en de telles circonstances, il se transporta à Saint-Denis accompagné de ce cortége de prélats et de docteurs; et c'est là qu'elle se fit avec une pompe et une magnificence vraiment royale. Malgré une protestation nouvelle du légat, accompagnée de menaces d'excommunication contre tous ceux qui assisteroient à cette solennité[200], malgré les défenses que fit Mayenne de sortir de la ville, une foule de Parisiens échappant aux gardes qu'il avoit mis aux portes de la ville, ou franchissant les remparts, courut à Saint-Denis, et mêla ses actions de grâce et ses cris de joie à ceux des royalistes. Encore un coup le peuple français ne vouloit qu'un roi catholique.

C'est ici que les intrigues des chefs se compliquent encore davantage, et que l'on voit Mayenne s'enfoncer de plus en plus dans cette fausse politique dont les résultats furent si différens de ceux qu'il en avoit espérés. Dès que la trève eut été signée, il ne fut plus question de l'élection de l'infante dont on l'avoit si long-temps fatigué: tranquille de ce côté, et n'ayant plus à s'occuper que des moyens de traiter avec le roi aux conditions les plus avantageuses qu'il lui seroit possible d'obtenir, il crut pouvoir se servir des ministres espagnols eux-mêmes pour arriver à ce but; il se fit entre eux et lui un traité secret dont la principale condition étoit de ne point reconnoître Henri pour roi de France, quelque acte qu'il pût faire de catholicisme avant son absolution; tous se réunirent ensuite pour traverser cette absolution que les députés du roi[201] sollicitoient en ce moment auprès du pape; et afin de se rendre agréable au pontife que l'on faisoit ainsi l'arbitre suprême des destinées de tous les partis, le chef de la ligue fit recevoir le concile de Trente en France, par l'autorisation formelle des États[202].

Leurs manœuvres réussirent donc à rendre suspecte cette conversion du roi, et à retarder ainsi l'acte qui devoit mettre le sceau à sa réconciliation avec l'Église. Il est certain que le pape ne devoit pas absoudre légèrement un prince relaps sur la première demande qu'il lui en faisoit, et sans s'assurer si sa conversion étoit sincère; tous les monuments qui nous restent de cette négociation fameuse attestent combien, en cette circonstance, fut raisonnable, prudente, modérée, la marche que suivit Clément VIII; et il étoit impossible en effet qu'il n'écoutât pas les objections que lui présentoient les ennemis du roi, et même qu'il ne les prît pas en très-grande considération[203]. Mais en se montrant sévère à l'égard de celui-ci, il ne le fut que dans la juste mesure qu'il falloit pour ne pas rebuter entièrement ses négociateurs et leur ôter tout espoir de réussir. Ainsi donc rien n'étoit fini encore lorsque la trève expira.

Mayenne en demanda la prolongation; le roi, qui avoit découvert ses dernières menées avec les Espagnols,[204] la refusa d'abord et lui fit même connoître les motifs de son refus; le chef de la ligue ayant alors protesté que tout ce qu'il avoit fait n'avoit eu d'autre but que d'arriver à une paix plus sûre et plus avantageuse pour tous les partis, obtint que cette trève continueroit encore pendant deux mois; mais de nouvelles preuves que le roi acquit bientôt que son ennemi n'en agissoit pas franchement avec lui[205], le déterminèrent à ne plus entendre les propositions nouvelles qui lui furent faites de la prolonger de nouveau, après les deux mois expirés. Toutefois tel étoit l'effet du refus que faisoit le pape de se prononcer sur l'absolution demandée, que, depuis cinq mois, la conversion de Henri n'avoit eu d'autre résultat que d'empêcher l'élection d'un autre roi; et que, bien que le nombre de ses partisans se fût considérablement augmenté, aucune ville considérable ne s'étoit encore détachée de l'Union catholique.

La ville de Meaux fut la première; et elle lui fut livrée au moment de l'expiration de la trève, par Vitry son gouverneur. Prêt à reprendre les armes, le roi publia une déclaration dans laquelle, promettant amnistie entière pour le passé à tous ceux qui se soumettroient à lui dans l'espace d'un mois, il accusoit le duc de Mayenne de mettre obstacle à la paix, non par un zèle véritable pour la religion, mais uniquement dans son intérêt et dans celui des Espagnols. Cette déclaration rendue publique à Paris, y produisit une grande sensation; plusieurs députés des villes liguées pressèrent alors le duc de conclure enfin cette paix qui étoit devenue l'objet des vœux de tout ce qu'il y avoit de plus honorable dans le parti catholique. Tandis qu'il hésitoit et à leur accorder et à leur refuser leur demande, les Seize, dont cette démarche avoit réveillé les méfiances, reprirent leur audace, et appuyés de la faction étrangère derrière laquelle ils cachoient toujours leurs manœuvres, ne tardèrent point à lui prouver que son autorité n'étoit plus la même dans Paris: car ils le forcèrent d'en chasser les principaux membres de la faction des politiques, lorsqu'il étoit loin de vouloir en venir avec ceux-ci à de telles extrémités; ils lui firent ensuite demander la destitution du gouverneur de la ville, le comte de Belin; et il n'osa pas la leur refuser. Il n'en fut pas de même de la proposition qu'ils lui firent de nommer à sa place le duc de Guise: Mayenne n'y voulut point absolument consentir. Alors ils lui demandèrent le comte de Brissac, se souvenant de la vigueur qu'il avoit montrée à la journée des barricades, et le considérant, par ce fait, comme un homme à jamais irréconciliable avec le roi. Le duc, qui pensoit aussi pouvoir compter sur lui, l'accepta et augmenta en même temps la garnison françoise de Paris, son projet étant, dit-on, de contenir d'un côté les Seize et la faction espagnole par les soldats françois, de l'autre, les politiques par les troupes étrangères: telle étoit la position fausse et singulière dans laquelle ses hésitations continuelles l'avoient placé.

Ses embarras s'accrurent, lorsque l'expiration de la trève eût fait recommencer les hostilités. La garnison de Saint-Denis attaqua aussitôt le poste de Charenton; et s'en étant emparée, Paris se trouva ainsi plus resserré que jamais. Plusieurs villes se rendirent successivement au roi; la seconde ville de France, Lyon lui fut livré par ses habitants: la soumission de cette ville entraîna celle de Bourges et d'Orléans; et l'on savoit que Rouen traitoit avec lui de sa reddition. Ce fut au milieu de ces heureux et brillants succès que le sacre du roi se fit à Chartres avec le plus grand appareil et toutes les cérémonies accoutumées[206].

Cet événement accrut encore le nombre de ses partisans dans les villes liguées; il y eut beaucoup de gentilshommes qui quittèrent alors l'armée de la ligue pour passer dans la sienne; les politiques en devinrent aussi bien plus entreprenants dans Paris, et ils y exercèrent bientôt une telle influence, que Mayenne, qui n'osoit pas les en faire sortir, parce que les Seize, plus dangereux encore pour lui, en seroient à l'instant même devenus maîtres, se trouva réduit aux plus fâcheuses alternatives. Résolu d'aller sur la frontière au-devant des troupes espagnoles que Mansfeld lui amenoit et qui étoient sa dernière ressource, soit pour l'aider à ranimer son parti, soit pour lui faire obtenir du roi une paix au moins tolérable; d'un autre côté quittant à regret Paris, où il laissoit des ennemis si nombreux, il éprouvoit un trouble qu'il lui étoit impossible de vaincre et qu'il avoit peine à dissimuler. Il partit enfin, après avoir fait jurer au comte de Brissac de conserver le dépôt qu'il laissoit entre ses mains, et lui recommandant de se tenir surtout en garde contre les politiques qu'une extrême vigilance pouvoit seule prévenir dans leurs desseins. Le nouveau gouverneur promit de remplir fidèlement les fonctions qui lui étoient confiées; mais la situation des choses étoit telle qu'il pouvoit ne pas se croire fort engagé par de semblables promesses.

En effet, Brissac n'avoit pas les mêmes intérêts, et n'étoit pas excité par les mêmes passions. Ne pouvant se dissimuler cet ascendant marqué du roi, qui s'accroissoit de jour en jour, examinant attentivement la situation et la force des divers partis, il n'eut pas de peine à se convaincre qu'une longue résistance étoit impossible et que tôt ou tard il lui faudroit succomber. Ce gouvernement de Paris qui pouvoit faire sa perte, pouvoit aussi devenir pour lui un moyen de parvenir à une plus haute fortune; il avoit sous les yeux l'exemple de plusieurs qui avoient déjà traité avec le roi et en avoient retiré de grands avantages; depuis l'abjuration de ce prince, les motifs qui l'avoient retenu si long-temps dans le parti contraire, étoient fort affoiblis; enfin les offres et les sollicitations que Henri lui faisoit faire secrètement, achevèrent de le déterminer.

Il s'ouvrit d'abord de son dessein au sieur Lullier, prévôt des marchands, et à Langlois, échevin, qu'il savoit être tous les deux dans les intérêts du roi; bientôt, le président Lemaître le procureur-général Molé, Neret, autre échevin, quelques conseillers, plusieurs colonels et capitaines de la milice bourgeoise sur lesquels on pouvoit compter, furent admis dans cette confidence. Il eut ensuite une entrevue à l'abbaye Saint-Antoine, avec le sieur de Saint-Luc son parent: ce fut là que furent arrêtées les dernières mesures à prendre pour introduire le roi à Paris. Le 22 mars fut le jour dont ils convinrent entre eux.

Pour éloigner tout soupçon, le roi quitta Saint-Denis et s'en alla à Senlis; puis il revint le 21, et rassembla toutes ses troupes dans la vallée de Montmorenci, faisant répandre le bruit qu'il alloit marcher à la rencontre de l'armée espagnole, et y ajoutant tous les préparatifs qui pouvoient rendre vraisemblable, une semblable manœuvre militaire. Ce fut dans cette position qu'il attendit le moment fixé par Brissac pour l'exécution de cette grande entreprise.

Celui-ci se conduisit dans une circonstance si périlleuse et si délicate, avec un sang-froid, une adresse et un courage, dignes des plus grands éloges. Le départ de Mayenne avoit consterné les Seize et leurs partisans: ils avoient quelque sujet de se méfier du nouveau gouverneur; et les alarmes, les terreurs dont ils étoient agités redoubloient leur vigilance, leur donnoient une sorte de courage qui ressembloit au désespoir, mais qui n'en étoit que plus redoutable. Leur correspondance avec les Espagnols devint alors plus active que jamais; ils rétablirent leurs anciennes assemblées qui leur avoient été si sévèrement interdites; firent des dépôts d'armes, en distribuèrent à leurs partisans, et les prédications séditieuses recommencèrent avec plus de violence que jamais. On les voyoit parcourir les rues, armés de toutes pièces, menaçant ceux qu'ils soupçonnoient d'être royalistes, parlant avec emphase de leurs forces et de leurs projets, se montrant déterminés à employer tous les moyens, à livrer Paris aux flammes, et à s'ensevelir sous ses ruines plutôt que de se rendre au Navarrois. Les gens paisibles étoient consternés. Brissac, allant toujours à ses fins, sans précipiter ni ralentir sa marche, se servit de l'autorité du parlement, pour comprimer les séditieux; et en même temps qu'il obtenoit contre eux des arrêts, dont il ne faisoit usage qu'autant qu'il le falloit pour suspendre le cours de leurs violences, sans les pousser aux dernières extrémités, il cherchoit d'un autre côté, en affectant un dévouement sans bornes, à captiver la confiance du général espagnol; et s'il n'y parvint pas entièrement, du moins eut-il l'art de diminuer beaucoup les soupçons qu'il lui avoit inspirés.

Le soir de ce même jour, 21 mars, tandis que l'armée entière attendoit au delà de Saint-Denis le signal de se mettre en marche, il trouva le moyen de faire sortir de Paris un régiment étranger, dont il lui importoit de se débarrasser, en l'envoyant à la poursuite d'un convoi d'argent destiné pour le roi, et qui, suivant l'avis qu'il prétendoit en avoir reçu, étoit passé du côté de Palaiseau. Ce régiment sortit par la porte Saint-Jacques qui fut aussitôt refermée sur lui, et battit la campagne toute la nuit pour chercher ce qu'il ne devoit point trouver.

En même temps le prévôt des marchands et l'échevin Langlois envoyoient aux capitaines initiés dans le secret l'ordre de faire avertir tous les bourgeois royalistes de leurs quartiers de se tenir prêts, assignoient les postes où chaque compagnie devoit se rendre, et donnoient toutes les instructions nécessaires pour l'attaque ou la résistance. Ils placèrent aussi dans ces postes et pour les employer au besoin, un grand nombre de soldats de l'armée royale, qui s'étoient introduits, les jours précédents, dans la ville, les uns comme déserteurs, les autres à la faveur de divers déguisements. Feignant de vouloir faire murer, pour plus de sûreté, la porte Neuve qui depuis long-temps étoit bouchée, le gouverneur avoit fait enlever la terre dont elle étoit entourée, de manière à ce qu'il devenoit facile de l'ouvrir: c'étoit par cette porte et par celle de Saint-Denis que les troupes royales devoient entrer. Langlois et Neret y placèrent, ainsi qu'aux portes Saint-Martin et Saint-Honoré, de nombreux corps-de-gardes de leurs gens les plus affidés. D'autres furent postés au boulevart des Célestins pour s'emparer du cours de la rivière; et des bateliers qui les accompagnoient, devoient, au signal donné, baisser la chaîne qui la fermoit de ce côté. Tout cela se fit sans que les Espagnols en conçussent le moindre soupçon.

Cependant un avis secret étoit parvenu, on ne sait comment, au comte de Feria et à l'ambassadeur d'Espagne que, cette nuit même, il y auroit une entreprise sur Paris. Leur confiance dans Brissac n'étoit pas telle, ainsi que nous l'avons déjà dit, qu'ils crussent pouvoir négliger un tel avis. Ils firent donc mettre leurs troupes sous les armes, à toutes les avenues de leur quartier; et un message qu'ils envoyèrent au gouverneur l'instruisit en même temps des motifs de cette mesure. Il prit aussitôt le seul parti qu'il y eût à prendre: ce fut de les aller trouver, de les tranquilliser d'abord par cette démarche, et pour achever de leur donner une entière sécurité, de s'offrir à faire lui-même la ronde sur les murailles. Afin de les mieux tromper, il pria même le général espagnol de lui donner quelques-uns de ses capitaines dont il seroit bien aise, disoit-il, d'être accompagné. Celui-ci s'empressa de les lui accorder; et ce qui prouve que Brissac étoit loin de l'avoir complètement persuadé, c'est qu'il leur donna secrètement l'ordre de le poignarder au moindre bruit qu'ils entendroient au-dehors.

Ils commencèrent leur ronde à minuit, et n'entendirent absolument rien dans la campagne, les troupes royales ne devant s'approcher des portes que vers quatre heures du matin. Brissac promena ainsi les officiers espagnols, pendant une partie de la nuit, et de corps-de-garde en corps-de-garde, affectant tant de zèle et de vigilance qu'entièrement rassurés sur de telles apparences, et fatigués d'une course aussi longue, ils se retirèrent à deux heures du matin, bien convaincus qu'ils n'avoient rien à craindre pour cette nuit et qu'ils avoient reçu un faux avis.

Vers trois heures, les bourgeois du parti royaliste commencèrent à sortir de chez eux et à se rendre aux postes qui leur avoient été assignés; et lorsque l'horloge sonna quatre heures, Langlois sortit par la porte Saint-Denis et alla au-devant des troupes du roi. Elles se firent un peu attendre, le mauvais temps les ayant retardées; enfin elles parurent de ce côté, commandées par M. de Vitry, et la porte leur fut livrée. Pendant ce temps, le roi qui s'étoit avancé jusqu'aux Tuileries, envoya M. d'O à la porte Neuve où il fut reçu; et tournant aussitôt à gauche sur le rempart, il se saisit de la porte Saint-Honoré. D'autres troupes filèrent vers Saint-Germain-l'Auxerrois, ayant à leur tête Louis de Montmorenci Bouteville: ce fut là qu'un corps-de-garde de lansquenets ayant voulu se mettre en défense, fut sur-le-champ enveloppé et détruit; et dans ce grand événement, il n'y eut point d'autre sang répandu. On s'empara ensuite du palais, de la tête des ponts, des deux Châtelets; et sur tous ces points rien ne résista.

Tout étant ainsi assuré, Henri entra par la porte Neuve, avec le reste de ses troupes commandées par le duc de Retz, et entouré d'un gros corps de noblesse. Le comte de Brissac vint au-devant de lui: le roi l'embrassa et le nomma sur-le-champ maréchal de France. Immédiatement après parurent le prévôt des marchands et les échevins qui lui présentèrent les clefs de la ville. Il les reçut ainsi que le méritoient des gens qui venoient de lui rendre un aussi signalé service.

Une capitulation fut offerte sur-le-champ au comte de Feria qui s'étoit retranché dans le Temple, déterminé à se défendre s'il étoit attaqué; elle fut acceptée et le jour même la garnison espagnole sortit de Paris avec tous les honneurs de la guerre. Au moment même de son entrée, le vainqueur avoit envoyé assurer de sa protection les duchesses de Nemours et de Montpensier; et ses manières à leur égard furent si obligeantes qu'elles ne purent s'empêcher d'exprimer hautement à quel point elles en étoient pénétrées.

Enfin tous les quartiers étant occupés par ses troupes, le roi, bien assuré qu'il n'y avoit plus rien à craindre, se rendit à la cathédrale où il entendit la messe, et assista au Te Deum; il dîna ensuite au Louvre en public, d'où il alla à la porte Saint-Denis voir sortir et défiler les troupes espagnoles[207]. Pendant ce temps, toutes les boutiques s'étoient ouvertes, chacun avoit pris l'écharpe blanche, et l'on n'entendoit plus d'autre bruit dans Paris que les cris de vive le roi qui retentissoient de toutes parts.

Henri avoit invité le cardinal-légat à le venir voir: sur la prière que lui fit ce prélat de vouloir bien le dispenser de cette entrevue, il le fit reconduire honorablement hors de Paris par l'évêque d'Évreux, du Perron, qui l'accompagna jusqu'à Montargis. Plusieurs ligueurs et quelques-uns des Seize sortirent aussi de Paris, et ne voulurent point profiter de l'amnistie générale qui avoit été publiée.

Il ne restoit pour achever la conquête de Paris que de devenir maître de la Bastille et du château de Vincennes: ils furent rendus, cinq jours après, par ceux qui les commandoient, sous la condition qu'ils sortiroient eux et leurs soldats avec leurs armes, et qu'ils seroient libres d'aller rejoindre Mayenne, ce qui leur fut accordé.

La clémence du roi, son activité, la vigueur de son esprit, éclatèrent dès les premiers jours, et produisirent une révolution complète dans les esprits. La faculté de théologie ayant à sa tête le recteur de l'université donna la première l'exemple de la soumission; et loin de témoigner le moindre ressentiment des injures qu'il en avoit reçues, ce prince se plut à lui rendre compte de sa foi, essayant de lever les derniers scrupules qu'elle pouvoit encore avoir[208]. Il remercia le parlement de la conduite courageuse qu'il avoit tenue dans ces temps difficiles, reconnoissant qu'il devoit beaucoup à son zèle, quoique le malheur des temps eût forcé cette compagnie à suivre un autre parti que le sien; et la seule différence qu'il mît entre ses membres présents et ceux qui s'étoient exilés pour lui demeurer fidèles, c'est que ces derniers précédèrent les autres, quel que fût leur rang d'ancienneté. Dès lors les séances des cours souveraines reprirent leur marche accoutumée, comme s'il n'y avoit point eu de guerre civile; des arrêts du parlement flétrirent tout ce qui s'étoit fait d'attentatoire à la puissance et à la majesté royale; le pouvoir donné au duc de Mayenne fut solennellement révoqué; tous les emplois ou bénéfices qu'il avoit conférés demeurant néanmoins à ceux qui les possédoient, sous la seule condition de prendre des provisions nouvelles; le roi voulut bien aussi rétablir ou confirmer les Parisiens dans tous leurs anciens priviléges; et il fut arrêté que, dans Paris et dix lieues à la ronde, il n'y auroit point d'autre culte que celui de la religion catholique; enfin les arrêts et les déclarations qui parurent dans ces premiers jours réglèrent tellement toutes choses tant pour la police que pour l'administration intérieure, que cette grande ville reprit en peu de temps tout son éclat et toute son ancienne prospérité.

Ici finissent les troubles de Paris, sous ce règne qui continua si long-temps encore d'être agité; et fidèles au plan que nous nous sommes tracé et que demandent les convenances de notre sujet, c'est par un récit rapide et des considérations générales que nous nous hâterons d'arriver jusqu'à la nouvelle époque où les annales de la France se rattacheront de nouveau à celle de sa capitale. La prise de cette ville ne parut pas tellement décisive aux ennemis de Henri IV qu'ils crussent devoir lui abandonner en même temps le reste de son royaume; et tant de villes qui tombèrent immédiatement après, ou qui se soumirent volontairement, n'empêchèrent point Mayenne en Bourgogne, le duc de Mercœur en Bretagne, les Espagnols sur plusieurs points et principalement sur la frontière du nord, de continuer une guerre très-active, et dont les succès furent long-temps balancés. Heureux toutefois le prince magnanime qui les combattoit, s'il n'eût eu que de tels adversaires! mais ce fut parmi ceux-là même qui l'avoient aidé à reconquérir son royaume qu'il trouva ses ennemis les plus dangereux. Mayenne mêla sans doute trop d'ambition à son zèle religieux et aux justes ressentiments qui d'abord lui avoient mis les armes à la main; mais quels qu'eussent été les faux calculs de sa politique, dès que le dernier prétexte qui pouvoit légitimer sa résistance eut cessé d'exister, dès que le roi eut été absous, il cessa de le combattre, reçut sans se plaindre les conditions qu'il lui plut de lui accorder; et, à partir de cet instant, Henri n'eut point de sujet plus fidèle et plus dévoué. Il en fut de même de tous les vrais catholiques qui s'étoient ligués contre lui, et qui n'avoient méconnu son pouvoir que parce qu'ils obéissoient à une plus grande autorité. Ce furent là ses sujets les plus fidèles, et l'on ne sauroit trop le remarquer. C'étoient là ces francs et honorables ligueurs, qui rendirent au roi ce qu'ils devoient au roi, dès que le roi lui-même eut rendu à Dieu ce qu'il devoit à Dieu, parce qu'ils savoient qu'en Dieu seul est le principe de tout pouvoir et de toute obéissance.

Que faisoient alors ces politiques qui l'avoient servi dans l'indifférence religieuse la plus entière; et ces parlementaires qui l'avoient combattu au nom de la religion et dans un esprit de révolte contre le pouvoir religieux; et ces calvinistes qu'un fanatisme farouche avoit attachés à sa cause, malgré leur haine pour la royauté? Tous s'élevoient alors contre son autorité; et chacun d'eux, selon ses passions, ses préjugés et ses intérêts particuliers. Nous avons déjà eu occasion de signaler dans le récit d'un des événements les plus mémorables de ce règne[209], jusqu'où alloit l'audace et l'esprit de mutinerie du parlement de Paris; jusqu'à quel point Henri IV eut à souffrir de ses usurpations; quelles concessions il se vit obligé de lui faire dans ces premières années où son pouvoir n'étoit point encore assez affermi pour arrêter ses insolences et ses excès; obligé qu'il étoit de souffrir qu'une assemblée de gens de robe «rendît des arrêts, sans lui en demander congé ni advis, sans daigner même lui en donner connoissance, prêts en outre à lever l'étendard du SCHISME qui n'étoit déjà que trop avancé, si la cour de Rome eût osé se plaindre de ses violences et de ses usurpations[210]». Quelle étoit en même temps la conduite des politiques? D'Épernon se mettoit en révolte ouverte contre lui; refusoit, les armes à la main, de remettre le gouvernement de Provence à celui qui avoit été nommé pour le remplacer; et il est bon de remarquer que ce nouveau gouverneur étoit un de ces chefs de la ligue[211] en qui le roi estimoit avec juste raison devoir se confier davantage qu'en de tels anciens serviteurs; d'un autre côté, Biron le trahissoit en pratiquant des intelligences avec les ennemis du dehors, et ses machinations ne tendoient pas à moins qu'à précipiter du trône le maître qu'il avoit aidé à y monter, et à se créer des débris de la France une souveraineté indépendante[212]. Mais qui pourroit exprimer tout ce que ce grand prince eut à souffrir des religionnaires, les outrages que lui firent ces sectaires, les dangers auxquels ils l'exposèrent, à quel point ils abusèrent de sa patience et de sa bonté? À peine avoit-il fait son abjuration, qu'ils lui déclarèrent hautement que ni l'édit de Poitiers, ni les conférences de Nérac et de Flex ne pouvoient plus les satisfaire, eux qui, quatorze ans auparavant, avoient reçu et cet édit et le résultat de ces conférences comme la faveur la plus signalée qu'il leur fût possible de jamais espérer. À cette déclaration succédèrent leurs assemblées séditieuses de Saumur, où ils poussèrent l'insolence jusqu'à décider qu'ils pourroient se réunir et délibérer sur leurs affaires sans la permission du roi[213], la rébellion jusqu'à se saisir des recettes et des deniers royaux pour l'entretien de leurs troupes et de leurs places de sûreté[214]; non seulement insensibles aux prières et aux exhortations paternelles de leur maître[215], mais encore à ces extrémités cruelles auxquelles la France étoit alors réduite, et les mettant bassement à profit pour arracher de lui cet Édit de Nantes[216] si malheureusement fameux, dont ils dictèrent toutes les clauses, également funestes et dans leur principe et dans leurs conséquences, pour y contrevenir ensuite dans celles qu'il ne leur plaisoit pas d'exécuter[217]. Tant d'attentats et les justes alarmes qu'ils faisoient naître parmi les catholiques, prolongèrent seuls en Bretagne la résistance du duc de Mercœur, le dernier des princes ligués qui fit sa paix avec le roi, parce qu'il se trouvoit, par sa situation, le plus exposé aux entreprises de ces factieux; et l'on ne peut douter que si le roi n'eût point réussi dans le siége d'Amiens, ils n'attendissent ce dernier et terrible revers pour replonger la France dans les discordes sanglantes et dans toutes les confusions d'où elle venoit à peine de sortir. Enfin les armes du roi étant partout victorieuses, et la paix de Vervins, si glorieuse pour lui, l'ayant enfin rendu maître dans ses États, ils commencèrent à sentir le poids de cette main si ferme qui, jusque là, n'avoit osé s'appesantir sur eux: ce fut une nécessité pour eux de céder à la force, sans cesser toutefois de conspirer en secret, et de même que des esclaves impatients de leurs chaînes, n'attendant qu'une occasion nouvelle de se révolter.

Henri IV avoit montré dans la guerre et au milieu de l'adversité, un esprit vigoureux, actif, pénétrant, fécond en ressources, l'habileté d'un grand capitaine, et le courage d'un héros: il ne fut pas moins grand dans la paix. Son administration ferme et éclairée réprima par degrés tous ces désordres que les guerres civiles avoient introduits dans toutes les institutions et dans toutes les classes de la société, fit fleurir l'industrie et le commerce, rétablit les finances épuisées, mit sur tous les points de ses frontières la France à l'abri des insultes de ses ennemis, et se rendit lui-même l'arbitre de cette Europe qu'il avoit vue, peu d'années auparavant, presque tout entière armée contre lui. À cette sagesse dans les conseils[218], à cette valeur dans les combats, il joignoit encore toutes ces qualités aimables qui gagnent les cœurs, des manières pleines de grâce et d'aménité, une noble franchise, des sentiments généreux et chevaleresques, une clémence presque inépuisable, et qui ne s'arrêtoit qu'où commençoit le danger de l'État. Il vouloit ardemment le bonheur de son peuple, il le faisoit autant qu'il lui étoit possible de le faire, et jamais roi n'en fut plus tendrement aimé. Enfin, sans ses foiblesses amoureuses qu'il est impossible d'excuser, et sans le scandale public, plus inexcusable encore, dont elles furent si malheureusement accompagnées, la France, dans cette troisième race de ses rois, n'en compteroit pas un seul peut-être, saint Louis excepté, qui dût lui être préféré[219].

Quant à sa politique extérieure, elle est loin de mériter les mêmes éloges que son administration; et les projets qu'elle lui avoit inspirés, projets qu'il n'eut point le temps d'achever, sur lesquels on a fait beaucoup de raisonnements et de conjectures, sans qu'ils ayent été jusqu'à présent bien clairement expliqués, peuvent être appréciés aujourd'hui beaucoup plus sûrement qu'autrefois. Ces projets prouvent que les vues de Henri IV ne s'élevoient point au-dessus des systèmes et des préjugés qui, depuis environ deux siècles, préparoient en Europe la dissolution de l'ordre social; il n'entendoit pas mieux ce qu'étoit la chrétienté que ses prédécesseurs; et comme eux il croyoit devoir séparer la politique de la religion. Ce fut à rabaisser la maison d'Autriche, c'est-à-dire la seule puissance catholique qui pût désormais, conjointement avec la France, soutenir l'édifice ébranlé de la société chrétienne, que tendirent constamment tous ses efforts; et ce fut lorsqu'il n'avoit plus rien à en redouter ni pour lui ni pour son royaume qu'il conçut un tel dessein. Philippe II avoit été sans doute un prince rempli d'artifices; et le zèle religieux ne fut le plus souvent qu'un voile sous lequel se cachoit cette ambition effrénée dont les illusions l'égarèrent si long-temps, et qui lui coûta si cher; mais enfin, bien qu'il lui fût arrivé plus d'une fois de se montrer peu scrupuleux sur les moyens, et de se servir des calvinistes comme des catholiques pour arriver à son but, il ne donna pas du moins à l'Europe ce scandale qu'avant lui avoit déjà donné la France, de faire alliance contre des princes catholiques avec les fauteurs de l'hérésie; et, quelles que fussent ses intentions secrètes, on ne contestera point que les secours qu'il avoit accordés à la ligue pouvoient être justifiés dans leur principe, et sous ce rapport méritoient même d'être approuvés. En peut-on dire autant de Henri IV, qui, pendant plusieurs années, amassa des trésors, combina des plans, entama des négociations avec tous les souverains protestants du Nord, pour former une ligue contre cette maison d'Autriche à laquelle, nous le répétons, et la saine politique et son titre de roi très-chrétien lui commandoient de s'unir étroitement? et il lui étoit facile de le faire: car tout favorisoit cette union; et le pape, qui en sentoit l'importance, qui s'offroit avec ardeur et chaque fois que l'occasion s'en présentoit pour en être l'intermédiaire, auroit su la former, et la cimenter. La mort empêcha le roi d'exécuter le triste dessein qu'il avoit conçu; mais il le légua à son successeur, qui trouva un ministre capable de le mener à sa fin. Nous ferons voir quels en furent les funestes effets; et les progrès de ce machiavélisme de la politique européenne se montreront, et pour ainsi dire de jour en jour, plus rapides et plus effrayants jusqu'à cette grande et dernière catastrophe où la société entière a cessé d'être ce que la religion chrétienne l'avoit faite, sans que l'on puisse savoir encore ce qu'il lui est réservé de devenir, et quelles dernières destinées lui gardent les impénétrables desseins de la Providence.

Grâces aux maximes détestables et aux passions fanatiques que les calvinistes et les prédicateurs et docteurs anarchistes de la ligue avoient propagées et allumées, il n'est pas un seul de nos rois contre lesquels des mains régicides aient plus souvent attenté. Barrière, immédiatement après son abjuration, Jean Châtel, peu de temps après qu'il se fut rendu maître de Paris, avoient voulu l'assassiner; d'autres semblables tentatives, qui furent faites pendant le cours de son règne[220], prouvèrent que ce dessein exécrable n'avoit pas été un seul instant abandonné. Enfin Ravaillac l'exécuta; et ce grand roi mourut sous les coups de ce dernier assassin le vendredi 14 mai 1610, à l'âge de cinquante-sept ans[221].

ORIGINE DU QUARTIER.

On sait qu'avant le règne de Philippe-Auguste toute la partie méridionale de Paris, connue sous le nom d'Université, n'étoit qu'un grand espace rempli de terres labourées, de vignobles, de terrains vagues, au milieu desquels s'élevoient des églises ou des monastères, qu'entouroient des bourgades et des groupes de maisons. Peu à peu ces habitations se multiplièrent, se rapprochèrent les unes des autres en se prolongeant dans tous les sens; et lorsque ce grand monarque eut décidé d'agrandir au nord l'ancienne enceinte de sa capitale, il résolut en même temps d'enfermer d'une muraille les bâtiments construits au midi, et qui déjà présentoient l'aspect d'une ville aussi considérable que la partie septentrionale.

Toutefois dans cette enceinte, la seule qui ait été élevée de ce côté jusqu'au siècle dernier, on ne renferma alors qu'une très-petite portion du quartier que nous allons décrire, et cette portion, qui forme un angle à son extrémité occidentale, est exactement indiquée par les rues des Fossés Saint-Bernard et des Fossés Saint-Victor, qui se prolongent maintenant sur les limites extérieures des anciennes murailles. Le reste du quartier se composoit de deux faubourgs (les faubourgs Saint-Victor et Saint-Marcel), séparés l'un de l'autre par divers clos et cultures, parmi lesquels on distinguoit le clos du Chardonnet, la terre d'Aletz, le territoire de Copeau, etc. La petite rivière de Bièvre passoit au milieu du faubourg Saint-Marcel.

La description historique des rues et des monuments expliquera par quels degrés ce quartier est successivement arrivé à l'étendue qu'il occupe aujourd'hui.

PORTE SAINT-BERNARD.

Cette porte, élevée sur le bord de la rivière, terminoit, de ce côté, l'enceinte méridionale de Philippe-Auguste. Elle subsista telle que ce prince l'avoit fait construire jusqu'en 1606[222], qu'elle fut rebâtie par les soins du célèbre prévôt des marchands Miron. On reconstruisit en même temps le pont qui traversoit le fossé et le pavillon qui étoit au-dessus de la porte: tous ces ouvrages furent achevés en 1608.

Ils restèrent en cet état jusqu'en 1670, que la résolution fut prise de changer en arc de triomphe les principales portes de la ville de Paris, dont les murailles venoient d'être abattues. L'exécution du monument nouveau qui devoit être élevé sur l'emplacement de la porte Saint-Bernard fut confiée au célèbre architecte Blondel, mais avec des restrictions qui ne lui permirent pas de développer tout ce que son génie étoit capable de produire. Les premières constructions ne furent démolies qu'en partie, parce qu'on voulut conserver les logements qui avoient été ménagés dans l'épaisseur de l'ancienne porte. Ce fut, à proprement parler, et comme il le dit lui-même, un rhabillage qu'il fut chargé de faire, opération qui lui donna beaucoup plus de peine que l'élévation d'un édifice tout nouveau n'auroit pu lui coûter, et dont il fut loin de tirer autant de gloire.

Cette porte, haute de dix toises et large de huit, présentoit deux portiques avec une pile au milieu. Au-dessus de cette double arcade régnoit de chaque côté un très-grand bas-relief, qui s'étendoit dans toute la largeur du monument. Sur la face du côté de la ville on avoit représenté le roi répandant l'abondance, avec cette inscription:

Ludovico Magno, abundantiâ partâ. Præf. et Ædil. poni c. c. anno R. S. H. M. DC. LXXIV[223].

Sur celle qui regardoit le faubourg le monarque paroissoit avec les attributs d'une divinité antique, conduisant le gouvernail d'un grand navire, précédé et suivi des chœurs des divinités de la mer. On y lisoit l'inscription suivante:

Ludovici Magni Providentiæ. Præf. et Ædil. poni c. c. anno R. S. H. M. DC. LXXIV.

Trois vertus étoient placées sur les piles au-dessous de l'imposte; et toutes ces sculptures, qui n'étoient pas sans mérite, avoient été exécutées par Baptiste Tuby. Toutes ces constructions furent achevées seulement en 1674, ainsi que le prouvent les inscriptions.

Enfin un entablement soutenu par une corniche et un attique continu en forme de piédestal, terminoient ce monument, dont l'architecture médiocre et composée de parties incohérentes, ne méritoit que peu d'attention[224].

Cette porte a été abattue quelques années avant la révolution.

CHÂTEAU DE LA TOURNELLE.

Auprès de la porte Saint-Bernard étoit une ancienne tour, bâtie en même temps que l'enceinte de Philippe-Auguste. Cette tour avoit été élevée dans le principe pour défendre le passage de la rivière, ce qui avoit lieu au moyen d'une chaîne qu'on y fixoit, laquelle s'étendoit jusqu'à une autre tour appelée Loriaux ou Loriot, élevée dans l'île Notre-Dame (Saint-Louis), d'où une seconde chaîne alloit s'attacher à la tour Barbeau, sur le port Saint-Paul. Cet édifice tombant en ruines vers le milieu du seizième siècle, Henri II, qui régnoit alors, donna ordre à la ville de la faire rebâtir, ce qui fut exécuté vers l'année 1554[225]; cependant, dès le commencement du siècle suivant, elle n'étoit plus employée à aucun usage. C'étoit à cette époque que saint Vincent-de-Paul offroit le spectacle admirable de cette charité sans bornes qui embrassoit toutes les misères humaines. On sait que les malheureux condamnés aux galères étoient surtout l'objet de ses sollicitudes: avant qu'il se fût intéressé à leur triste destinée, ces coupables, en attendant le jour de leur départ, gémissoient dans les cachots de la Conciergerie, dénués de tout secours spirituel, consumés par la misère, et livrés à toute l'horreur de leur situation. L'homme apostolique obtint en 1618 la permission de les faire transférer au faubourg Saint-Honoré, près de Saint-Roch, dans une maison prise à loyer, où, pendant près de quinze ans, il leur prodigua tous les secours et toutes les consolations que ses forces et son zèle lui permirent de leur donner. Il s'agissoit pour consolider un établissement aussi utile de leur procurer une demeure stable: saint Vincent-de-Paul jeta les yeux sur cette tour abandonnée, l'obtint du roi en 1632, et chargea les prêtres de sa congrégation naissante de l'administration spirituelle de cette maison. Ils l'exercèrent pendant quelque temps; mais le petit nombre de sujets dont cette congrégation étoit alors composée et la multiplicité de leurs fonctions les rendant plus utiles et plus nécessaires dans le diocèse, l'archevêque de Paris se détermina à confier ce nouvel établissement au curé de Saint-Nicolas du Chardonnet, auquel il permit, le 2 septembre 1634, de faire célébrer, dans la chapelle de la Tournelle, la grand'messe, les fêtes et les dimanches, comme à la paroisse. Ce fut à la sollicitation de leur digne chef que les prêtres de la Mission furent déchargés de ce service, et c'est aussi par ses soins que les prêtres de Saint-Nicolas obtinrent une rétribution annuelle qu'il n'avoit jamais demandée pour les siens[226]. Quoique éloigné de ce misérable troupeau, le saint homme n'en continua pas moins de veiller sur lui, et de pourvoir à tous ses besoins: en 1639 une personne charitable voulut partager cette bonne œuvre, et légua à la Tournelle une rente de 6,000 liv., que la prudence et la sage économie des administrateurs sut depuis faire augmenter.

La Tournelle a été détruite, comme la porte Saint-Bernard, dans les deux années qui ont précédé la révolution.

LES MIRAMIONES,
AUTREMENT NOMMÉES
FILLES DE SAINTE-GENEVIÈVE.

Les historiens de Paris ont assigné différentes époques à l'établissement de cette communauté. Nous suivrons Jaillot, plus exact et plus instruit qu'aucun de ceux qui l'ont précédé.

En 1636 mademoiselle Blosset s'étant associé quelques filles pieuses, s'établit avec elles sur les fossés Saint-Victor, au coin de la rue des Boulangers. Elles vivoient en commun, sans clôture, sans aucune singularité dans leur habillement, et s'occupoient à visiter les pauvres malades, à tenir de petites écoles, à donner des instructions chrétiennes aux pensionnaires qu'on leur confioit, et même aux personnes du dehors. Cette communauté prit le nom de Filles de Sainte-Geneviève, sous lequel elle fut approuvée par l'archevêque de Paris: elle fut ensuite confirmée par lettres-patentes du mois de juillet 1661, enregistrées le 10 février suivant.

À peu près vers ce temps, madame Marie Bonneau, veuve de M. de Beauharnois de Miramion, conseiller au parlement, formoit une semblable communauté. Cette dame, restée veuve à l'âge de seize ans, résista aux sollicitations du fameux comte de Bussi-Rabutin[227], et préféra la retraite et l'exercice des œuvres de charité à tous les avantages que pouvoient lui procurer sa jeunesse, sa fortune et sa beauté. Elle rassembla, en 1661, six jeunes personnes dans la maison qu'elle occupoit rue Saint-Antoine, et donna le nom de la Sainte-Famille à cette petite société. Quelques circonstances particulières la déterminèrent peu de temps après, à venir demeurer près de Saint-Nicolas du Chardonnet.

Les rapports qui se trouvoient entre la communauté de Sainte-Geneviève et celle de la Sainte-Famille parurent à M. Feret, supérieur des deux maisons, un motif suffisant pour les réunir. Elles le furent sous le titre de Sainte-Geneviève le 14 août 1665, et M. l'archevêque consentit à cette union le 14 septembre suivant. On dressa ensuite des constitutions, qui furent approuvées, au mois de juin 1668, par M. le cardinal de Vendôme, alors légat à latere en France; elles furent confirmées par M. de Harlai le 4 février 1674, et par des lettres patentes du mois de mai suivant, enregistrées le 30 juillet de la même année.

Il est facile de voir par cet exposé que lorsque Lacaille, Robert et l'abbé Lebeuf ont donné l'année 1665 pour l'époque de l'établissement des filles de Sainte-Geneviève, ils ont considéré le temps de l'union, et non celui du premier établissement, qui est antérieur de quatre années[228].

Les filles de Sainte-Geneviève ne faisoient point de vœux, et se consacroient, comme nous l'avons déjà dit, à l'instruction des pauvres et au soulagement des blessés, pour lesquels elles préparoient des médicaments. Il y avoit dans leur maison cinquante cellules destinées aux personnes du sexe qui désiroient passer quelques jours dans la retraite et la pénitence. Madame de Miramion, l'une des fondatrices, mourut en odeur de sainteté le 24 mars de l'an 1696, âgée de soixante-sept ans[229].

HALLE AUX VEAUX.

L'ancienne place aux Veaux avoit été transférée, par arrêt du 8 février 1646, sur le quai des Ormes[230]. On ne tarda pas à s'apercevoir que cet endroit étoit peu convenable à une semblable destination, et devenoit même dangereux par la quantité de voitures que nécessite le transport des marchandises qui sont sans cesse débarquées tant sur ce quai que sur celui de la Grève. Toutefois ce ne fut qu'en 1770 qu'on s'avisa de proposer le jardin des Bernardins comme le lieu le plus propre à établir ce marché. Les magistrats adoptèrent cette idée; le terrain fut acquis, et, le roi ayant autorisé le nouvel établissement par des lettres-patentes données en 1772, on commença sur-le-champ les constructions du nouveau bâtiment. Il est isolé, et environné de quatre rues qui présentent trois issues, dont les deux principales donnent sur le quai de la Tournelle, la troisième communique à la rue des Bernardins. C'est une espèce de halle couverte, dont le rez-de-chaussée est élevé de trois pieds au-dessus du sol, et sous laquelle sont de très-grandes caves, qui ont leurs entrées fermées de grilles de fer aux coins intérieurs. Le pourtour est ouvert de toutes parts, et des piliers de pierre de taille soutiennent une charpente en arc surbaissé, au moyen de laquelle les animaux sont à l'abri des intempéries de l'air. Aux quatre coins de cette halle sont quatre pavillons, par lesquels on monte à de vastes greniers destinés à serrer les fourrages. Sur chacun de ces pavillons étoit autrefois une inscription en lettres d'or sur marbre noir. On doit la construction de cet édifice aux soins de M. de Sartine, lieutenant de police; il fut ouvert le 28 mars 1774.

Le marché au Suif y fut transporté le 26 janvier 1786, par arrêt du conseil du roi du 19 du même mois.

HALLE AU VIN.

Le projet de cette halle avoit été conçu par M. de Chamarande et par M. de Baas, maréchal des camps et armées du roi, qui, en 1656, obtinrent ensemble de Louis XIV la permission de le mettre à exécution. Ils y éprouvèrent d'abord quelque opposition de la part des administrateurs de l'hôpital général; mais ces obstacles furent enfin levés en 1662 par le consentement que ceux-ci donnèrent à l'enregistrement des lettres du roi, sous la condition toutefois qu'ils jouiroient de la moitié du bénéfice, et que les droits de 10 sous par muid accordés aux impétrants ne pourroient être augmentés[231].

Cette halle fut destinée à encaver une partie des vins destinés à l'approvisionnement de Paris. Au-dessus de ses caves étoient pratiqués des greniers et hangars qui servoient de magasins à tous les grains que l'on distribuoit ensuite dans les hôpitaux réunis à l'hôpital général, lequel avoit fini par devenir seul propriétaire de cette halle[232].

LES BERNARDINS.

Dans le temps où la célébrité de l'université de Paris y attiroit des étudiants de toutes les nations et de tous les ordres, on ne peut douter que l'ordre de Cîteaux n'eût déjà dans cette ville une maison destinée à recevoir les religieux que le désir de s'instruire engageoit à s'y rendre. Le célèbre saint Bernard y vint plusieurs fois, et vraisemblablement accompagné de quelques-uns de ses disciples. On lit dans les Annales de Cîteaux[233] du père Ange Manrique qu'en 1165 il y avoit à Paris une abbaye de cet ordre; mais aucun historien n'a pu désigner l'endroit où elle étoit située. Cependant le même auteur avance, sans en donner aucune preuve[234], que ces religieux demeuroient à l'hôtel des comtes de Champagne, bâti au même lieu qu'occupa depuis le monastère que nous décrivons. Mais en quelle année fut-il établi? Dom Félibien, Piganiol, Dubois et Labarre[235] fixent cette époque aux années 1244 et 1246; Corrozet et Sauval[236] disent que l'église et le collége furent fondés par Benoît XII en 1336; l'abbé Lebeuf[237] pense que ce fut en faveur des Bernardins que Guillaume III, évêque de Paris, fit construire, en 1230, dans l'enclos du Chardonnet, une chapelle de Saint-Bernard[238]; enfin les Annales de Cîteaux fixent l'époque de l'établissement du collége des Bernardins à Paris en 1225[239]. Ou y lit qu'Étienne de Lexinton, qui, d'abbé de Savigni, étoit devenu abbé de Clairvaux, le fit bâtir: Parisiense collegium primus struxit. Cependant, malgré cette autorité, Jaillot ne croit pas que cet établissement ait eu lieu avant 1244, et il s'appuie sur ce que cet Étienne de Lexinton ne fut élu abbé de Clairvaux qu'en 1242.

Ce qui donne à cette dernière date un nouveau degré de probabilité, c'est que, les religieux de l'ordre de Cîteaux étant dans l'usage de ne prendre leurs degrés dans les universités qu'avec la permission du souverain pontife, Étienne de Lexinton ne l'obtint pour eux qu'en 1244 du pape Innocent IV; ainsi, quoiqu'il pût y avoir avant cette époque quelques jeunes religieux de cet ordre étudiant à Paris, il n'y a pas d'apparence qu'ils y aient possédé un collége particulier avant d'avoir obtenu cette permission. Le savant critique que nous venons de citer croit même qu'ils n'en firent usage que deux ans après, «car, dit-il, ce ne fut que le 1er novembre 1246 que l'abbé Étienne prit à rente du chapitre Notre-Dame six arpents de vignes et une pièce de terre contiguë située au delà des murs près Saint-Victor, qu'il échangea quelques jours après contre un terrain à peu près égal dans le clos du Chardonnet[240].» Le Maire a mal à propos fixé cette époque en 1250[241].

Les Bernardins firent encore dans le même endroit quelques acquisitions qui formoient avant la révolution une censive assez étendue: ces acquisitions furent amorties par Philippe-le-Bel au mois de novembre 1294. Dès le 3 mai 1253 Alphonse, comte de Poitiers et de Toulouse, frère de saint Louis, s'étoit déclaré fondateur de ce collége. Il lui fit présent de 104 liv. de rente pour l'entretien de vingt religieux profès, dont treize devoient être prêtres; à cette somme il ajouta 20 liv. pour la fondation d'une messe. L'abbé et le couvent de Cîteaux, pour lui témoigner leur reconnoissance d'un tel bienfait, lui donnèrent ce collége en patronage[242].

Tel fut l'état de cet établissement jusqu'en 1320, que l'abbé et les religieux de Clairvaux en cédèrent la propriété avec toutes ses appartenances et dépendances à l'ordre de Cîteaux en général. Cette cession, datée du 14 septembre 1320, fut approuvée par Philippe-le-Long au mois de février suivant. Benoît XII, qui avoit été religieux de cet ordre, ne se contenta pas d'approuver et d'amplifier les réglements que le chapitre général avoit faits, il voulut encore lui donner des marques particulières de son affection en faisant rebâtir à ses dépens l'église et le monastère. C'est à cette occasion que les auteurs dont nous avons parlé ci-dessus ont dit que le collége et l'église avoient été bâtis en 1336. La vérité est que la première pierre de la nouvelle église fut posée le 24 mai 1338. Des lettres de Philippe-de-Valois, datées de ce jour, nous apprennent qu'à cette occasion Jeanne de Bourgogne, reine de France, donna 100 liv. de rente aux religieux de Cîteaux, somme que le receveur de Paris fut chargé de leur payer chaque année à pareil jour. Cependant Benoît XII n'ayant pu faire finir l'église, le cardinal Curti, surnommé Le Blanc, qui avoit été comme lui religieux de Cîteaux, entreprit de la faire achever; mais il ne vécut pas assez pour voir finir ce grand ouvrage, et, personne ne s'étant présenté depuis pour compléter cette bonne œuvre, le bâtiment resta imparfait jusqu'au moment de la révolution.

Les débordements de la rivière qui suivirent l'hiver de 1709 ayant mis dans la nécessité de relever le pavé de cette église, on jugea à propos d'en exhausser le sol d'environ cinq pieds. Dans le courant de l'année suivante, le monastère et l'église de Port-Royal-des-Champs ayant été démolis, les religieux de Cîteaux achetèrent la menuiserie du maître-autel et les stalles du chœur de ces religieuses, et en enrichirent leur église. Les panneaux de ces stalles, sculptés avec beaucoup de délicatesse et de goût, avoient été faits en 1556 par ordre du roi Henri II.

L'église des Bernardins passoit pour un des chefs-d'œuvre de l'architecture gothique[243]. Les voûtes en étoient très-élevées, légères et d'une courbe élégante; les chapelles qui régnoient des deux côtés attiroient l'attention par leur proportion heureuse avec le reste de l'ouvrage. Les curieux remarquoient principalement, parmi ces diverses constructions, un escalier placé à l'extrémité du bas-côté droit de l'église. Le plan de la cage étoit rond et à double vis, ce qui formoit deux escaliers tournant l'un sur l'autre, et ayant la tête de leurs marches enclavée dans le même noyau, de manière que deux personnes pouvoient monter et descendre sans se voir. Ce double escalier avoit dix pieds de diamètre, et offroit deux entrées, l'une par l'intérieur de l'église, l'autre par la sacristie.

Le comble de l'église étoit soutenu par des assemblages de pierres, taillées de manière qu'elles offroient à l'œil les apparences d'une charpente.

Chargement de la publicité...