← Retour

Une grande dame de la cour de Louis XV: La duchesse d'Aiguillon (1726-1796)

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Une grande dame de la cour de Louis XV: La duchesse d'Aiguillon (1726-1796)

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Une grande dame de la cour de Louis XV: La duchesse d'Aiguillon (1726-1796)

Author: Paul d' Estrée

Albert Callet

Author of introduction, etc.: Frantz Funck-Brentano

Release date: December 26, 2021 [eBook #67010]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Chuck Greif, Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UNE GRANDE DAME DE LA COUR DE LOUIS XV: LA DUCHESSE D'AIGUILLON (1726-1796) ***

INDEX ALPHABÉTIQUE DES NOMS CITÉS
TABLE DES MATIÈRES

LA
DUCHESSE D’AIGUILLON

OUVRAGES DE PAUL D’ESTRÉE

Œuvres inédites de Motin (avec notice et notes). Paris, librairie des bibliophiles, 1883.

Mémoires de Voltaire, écrits par lui-même (avec notes et commentaires). Paris, Kolb, 1891.

Les Hohenzollern (en collaboration avec E. Neukomm). Paris, Perrin et Cⁱᵉ, 1892.

Un policier homme de lettres. L’Inspecteur Meusnier (1748-1757). Paris, aux bureaux de la Nouvelle Revue rétrospective, 1892.

Les Explosifs au XVIIIᵉ siècle. Paris, aux bureaux de la Nouvelle Revue rétrospective, 1894.

Journal inédit du lieutenant de police Feydeau de Marville (1744). Paris, aux bureaux de la Nouvelle Revue rétrospective, 1897.

Les théâtres libertins du XVIIIᵉ siècle (en collaboration avec Henri d’Alméras). Paris, Daragon, 1905. Épuisé.

Les organes de l’Opinion publique dans l’Ancienne France (en collaboration avec Fr. Funck-Brentano). Paris, Hachette et Cⁱᵉ.

    I. Les Nouvellistes, 2ᵉ édition, 1905.

    II. Figaro et ses devanciers, 1909.

EN PRÉPARATION:

    III. La Presse clandestine.

Le Père Duchesne. Hébert et la Commune de Paris (1792-1794). (Couronné par l’Académie française). Paris, Ambert et Cⁱᵉ, 1909.

OUVRAGES DE ALBERT CALLET

Virien le Grand. Son château. Ses Seigneurs. Chez Montbarbon (Belley).

Ph. Berthelier, fondateur de la République de Genève. Chez Fishbacher.

Honoré Fabri. Un Savant oublié.

Le Vieux Paris Universitaire. Chez Delagrave.

L’agonie du Vieux Paris. Chez H. Daragon.

[Pas d'image disponible.]

La Duchesse d’Aiguillon, née Plélo

(Galerie du Marquis de Chabrillan)


UNE GRANDE DAME DE LA COUR DE LOUIS XV

LA
DUCHESSE D’AIGUILLON
(1726-1796)

d’après des documents inédits

PAR

PAUL D’ESTRÉE et ALBERT CALLET

PRÉFACE DE F. FUNCK-BRENTANO

———
TROISIÈME ÉDITION
———

PARIS
ÉMILE-PAUL, ÉDITEURS
100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
——
1912

A Madame la Marquise de Chabrillan,

Ce livre est dédié en témoignage de notre profonde et respectueuse gratitude.

C’est à elle, c’est aux documents d’archives familiales dont sa bienveillance nous ouvrit le trésor, que nous avons dû de mieux connaître, de mieux apprécier les vertus de son illustre aïeule, la duchesse d’Aiguillon, cette noble inspiratrice de notre travail.

Ainsi se perpétue d’âge en âge, entre de pieuses mains et pour le plus grand honneur de l’Histoire, ce culte éclairé de la tradition qui n’est pas une des moindres gloires de notre chère France.

Paul d’Estrée. Albert Callet.

 

PRÉFACE

Deux charmants érudits, M. Paul d’Estrée et M. A. Callet, ont uni leur savoir et leur talent pour écrire ce livre, dont le cadre est beaucoup plus vaste que le titre en sa modestie ne consent à nous l’indiquer; car voici en réalité une histoire de la fin du règne de Louis XV et du commencement de celui de Louis XVI, de cette époque inquiète, troublée, troublante, où, sans que les contemporains s’en doutassent, se jouaient, autour de futiles intrigues de Cour, les destinées d’un peuple, on peut dire d’une civilisation.

La bonne et intelligente duchesse d’Aiguillon sert de guide en ce dédale souvent confus—confus, non par le fait des auteurs, mais par celui des événements, multiples et complexes, qu’ils avaient à présenter. M. Paul d’Estrée est un historien du théâtre, un des plus brillants lauréats de la Société de l’Histoire du Théâtre, et peut-être nous pardonnera-t-il la familiarité trop grande de la comparaison que nous oserons hasarder, et sans doute nous la pardonnera-t-il d’autant plus volontiers que c’est du «petit» théâtre, du théâtre de foire et de tréteaux, qu’il s’est occupé avec le plus d’érudition et de succès. Mᵐᵉ la duchesse d’Aiguillon nous fait penser en ce livre à une commère de revue; oh! à une commère très distinguée, très réservée, très grande dame; mais en somme à une commère qui joue en réalité un rôle secondaire dans l’ouvrage, mais qui en est le guide, parmi tant de faits divers et pressés l’un sur l’autre; guide gracieux qui permet au spectateur, je veux dire au lecteur, de comprendre et de s’y retrouver.

Et comme il s’agit d’un livre, notre commère ne parle pas comme en une pièce de théâtre, elle écrit—d’une plume alerte, limpide, intelligente et gracieusement française—des lettres qui sont autant de foyers de lumière dans l’ensemble du récit. Ces lettres, pour la plupart inédites, retrouvées par MM. Paul d’Estrée et A. Callet en des sources diverses, éclairent non seulement le caractère de l’active et charmante duchesse, mais les nombreux événements auxquels, de par les fonctions et les faits et gestes de son mari, elle s’est trouvée directement mêlée.

Nouvelle et importante contribution à cette histoire, tant discutée depuis quelques années, du duc d’Aiguillon, de son administration, de sa direction au ministère des Affaires étrangères, et dont Balzac, par ce génie de divination historique qui l’a si étonnamment caractérisé, prévoyait dès 1828 les conclusions de plus en plus généralement admises aujourd’hui, quand il écrivait dans la préface de ce livre admirable, les Chouans:

«La prospérité de la Bretagne était le fond même du procès entre La Chalotais et d’Aiguillon. Le mouvement rapide des esprits vers la Révolution a empêché jusqu’ici la révision de ce célèbre procès, mais lorsqu’un ami de la vérité jettera quelque lumière sur cette lutte, les physionomies historiques de l’oppresseur et de l’opprimé prendront des aspects bien différents de ceux que leur a donnés l’opinion des contemporains. Le patriotisme national d’un homme (Aiguillon), qui ne cherchait peut-être qu’à faire le bien qu’au profit du fisc et de la royauté, rencontra ce patriotisme de localité si funeste au progrès des lumières. Le ministre avait raison, mais il opprimait; la victime avait tort, mais elle était dans les fers; et en France le sentiment de la générosité étouffe même la raison. L’oppression est aussi odieuse au nom de la vérité qu’au nom de l’erreur.

«M. d’Aiguillon avait tenté d’abattre les haies de la Bretagne, de lui donner du pain en introduisant la culture du blé, d’y tracer des chemins, des canaux, d’y faire parler le français, d’y perfectionner le commerce et l’agriculture, enfin d’y mettre le germe de l’aisance pour le plus grand nombre et la lumière pour tous: tels étaient les résultats éloignés des mesures dont la pensée donna lieu à ce grand débat. L’avenir du pays devenait une riche et féconde espérance.

«Que de gens de bonne foi seraient étonnés d’apprendre que la victime (La Chalotais) défendait les abus, l’ignorance, la féodalité, l’aristocratie et n’invoquait la tolérance que pour perpétuer le mal dans son pays! Il y avait deux hommes dans cet homme: le Français qui, dans les hautes questions d’intérêt général, proclamait, d’une voix généreuse, les plus salutaires principes; le Breton, auquel d’antiques préjugés étaient si chers que, semblable au héros de Cervantès, il déraisonnait avec éloquence et fermeté, aussitôt qu’il s’agissait de guérir les plaies de la Bretagne.»

Ces pages, admirables de clairvoyance et d’intelligence historique, méritaient d’être imprimées en tête de ce livre consacré, en grande partie, au duc d’Aiguillon et à sa lutte en Bretagne contre les partisans des traditions et des coutumes locales. Balzac s’y est montré une fois de plus l’écrivain du XIXᵉ siècle qui a été le mieux doué pour écrire l’histoire; de quoi il a d’ailleurs laissé des preuves ineffaçables dans les Mémoires de deux jeunes mariées, dans le Cabinet des Antiques, dans l’Envers de l’Histoire contemporaine et dans les Chouans que nous venons de citer.

On aura notamment remarqué le passage où il oppose l’esprit «national» du duc d’Aiguillon à l’esprit tout imprégné d’idées locales et particularistes de La Chalotais; c’est déjà le «patriotisme» des hommes de la Révolution, opposé au «fédéralisme» qu’ils combattront avec une si terrifiante rigueur.

Le duc d’Aiguillon avait compris la nécessité de la réforme administrative qui s’imposait dans la seconde moitié du XVIIIᵉ siècle à la France entière.

Les hommes qui, comme lui, comme Maupeou, comme Vergennes, et quelques autres, eurent l’intelligence des besoins d’une société nouvelle, ne purent malheureusement réaliser leur tâche: les La Chalotais se trouvèrent trop nombreux devant eux pour que les réformes pussent aboutir par des voies de douceur. La Révolution les accomplira avec l’aide efficace de la guillotine; et la Restauration, en pleine réaction, ne songera plus un instant à revenir sur l’œuvre accomplie.

Pour Maupeou, l’un des collaborateurs du duc d’Aiguillon, MM. Paul d’Estrée et A. Callet se montrent sévères, trop sévères à notre avis. Maupeou poursuivait, dans le domaine de la justice, le même but que son collègue, l’ancien gouverneur de la Bretagne, dans le domaine administratif; il le poursuivit par les mêmes moyens, et l’histoire doit aujourd’hui lui donner raison, à lui également. Maupeou tombe du ministère et les parlementaires qui voudront résister aux réformes qu’il avait préconisées ne tarderont pas à expier leur résistance sous le couperet de la guillotine. Après quoi, nous avons eu les réformes judiciaires que Maupeou avait voulu nous donner.

Aiguillon et Maupeou ont donc connu le destin des précurseurs. Problèmes aux vastes horizons, mais où le lecteur se promène en ce charmant ouvrage, dû à la plume attentive de MM. d’Estrée et Callet, comme en une campagne infiniment accidentée et pittoresque, où l’on ne circule que par mille agréables détours, non sans être captivé, de-ci, de-là, par les points de vue les plus «flatteurs»—comme on disait au temps de la bonne et séduisante duchesse d’Aiguillon.

Frantz Funck-Brentano.

LA

DUCHESSE D’AIGUILLON


I

Mère et fille.—Parallèle de la duchesse de Choiseul et de la duchesse d’Aiguillon: analogies de leurs destinées respectives.—Pourquoi l’Histoire les a traitées inégalement.—La Correspondance et les Correspondants de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Son style et son écriture.—Les papiers du chevalier de Balleroy.—Utilité documentaire des lettres de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Leur corrélation avec la biographie du ministre de Louis XV.

Une très grande dame de la Cour de Louis XV, la duchesse d’Aiguillon, était fille du comte de Bréhan-Plélo, ambassadeur de France à Copenhague, qui fut tué au siège de Dantzick en 1734 et de Louise-Françoise Phélypeaux de la Vrillière, morte trois ans après, en mars 1737.

A l’exemple de cette martyre de l’amour conjugal, Louise-Félicité de Bréhan-Plélo, sa fille, qui devait se marier, le 4 février 1740[1], avec le comte d’Agénois[2], depuis duc accomplie, la mère attentive, la gardienne, vigilante et irréprochable, de la fortune familiale et de l’honneur du nom, en un mot la femme forte de l’Écriture.

Si la nature, trop souvent ingrate aux belles âmes, ne départit pas à la mère et à la fille les avantages physiques, toutes deux reçurent, en compensation, les dons les plus heureux de l’esprit et du cœur. Mais, hélas! combien ces qualités, moins brillantes que solides, pèsent peu dans les balances, où, trop souvent, la seule frivolité détermine la valeur des réputations mondaines!

Aussi les noms de la comtesse de Plélo et de la duchesse d’Aiguillon n’ont-ils laissé qu’une trace à peine visible dans les Mémoires et Souvenirs contemporains. Depuis, le premier dut à une étude, parue ces dernières années, de sortir de l’oubli, où il était resté si longtemps enseveli[3].

Le second a droit à la même justice.

Un des rares écrivains qui l’aient signalé, et le premier qui ait pris l’initiative de cette tardive réparation, n’a, il est vrai, qu’une autorité très discutable.

Il importe néanmoins de citer la mention que Soulavie, ce publiciste discrédité, a consacrée à la duchesse d’Aiguillon; car, non seulement, elle en résume, avec une rigoureuse exactitude, la vie si droite et si pure, mais encore elle lui associe, par le plus ingénieux des rapprochements, celle d’une autre femme qui, ayant connu, dans les rangs adverses, la même fortune, subit la même disgrâce, sans rien perdre de la noblesse de son attitude, ni du souci de sa dignité.

«Mᵐᵉˢ d’Aiguillon et de Choiseul, écrit Soulavie, veuves respectables par leur caractère et leurs vertus, modestes et pleines de réserve pendant le ministère de leurs époux, ne voulurent jamais se mêler d’aucune intrigue[4]

A peu près oubliées par une Révolution qui devenait moins sanglante et plus humaine, ces deux femmes vivaient encore, au moment où elles recevaient un hommage si justement mérité.

L’une d’elles n’était déjà plus et l’autre allait, à son tour, disparaître, quand, dix ans plus tard, Soulavie reprenait ce double éloge, au cours d’une[5] de ses nombreuses publications[6], dans un parallèle moins concis et fort judicieux. Les portraits restaient les mêmes, avec des nuances toutefois dans l’expression de la physionomie.

«Mᵐᵉ de Choiseul, dit Soulavie, développa, comme son mari, un très grand caractère... Elle voulut le défendre contre les dernières injustices de Louis XV... Elle fut courageuse, patiente, résignée, mais fière comme son époux...

Mᵐᵉ d’Aiguillon était d’un caractère opposé, simple, timide, silencieuse, mais vertueuse et sensible...»

Le panégyriste qui, partout ailleurs, s’est heurté à de si vives contradictions, n’a reçu ici aucun démenti: il a trouvé la note juste.

Le crayon qu’il a tracé de Mᵐᵉ de Choiseul est en effet des plus ressemblants: celui de Mᵐᵉ d’Aiguillon n’est pas moins exact. Mais ce que Soulavie a certainement ignoré, c’est que, tout en paraissant «timide et silencieuse» à côté de Mᵐᵉ de Choiseul, Mᵐᵉ d’Aiguillon a su, comme elle, défendre vaillamment son mari, le soutenir et l’encourager dans les circonstances les plus critiques.

D’ailleurs que d’analogies entre les destinées respectives de ces deux femmes!

Elles étaient mariées à des hommes d’Etat, qui, sous le même roi, en devinrent successivement le premier, ou «principal» ministre. Si elles leur gardèrent pieusement la foi conjugale, elles ne furent certes pas payées de retour. Les bonnes fortunes de Choiseul et de d’Aiguillon ne se comptaient plus; et chacun d’eux, s’il faut en croire la chronique scandaleuse du temps, put inscrire, sur la liste de ses conquêtes, au moins une favorite royale.

L’un et l’autre, frappés par la disgrâce, furent exilés dans leurs terres; et la vie de château, à laquelle ils étaient désormais condamnés, démontra avec quelle dignité souriante leurs femmes s’entendaient à leur en abréger les trop longues heures par la variété des plus ingénieuses distractions.

Choiseul et d’Aiguillon, ces irréconciliables ennemis, se suivirent d’assez près dans la tombe. Il fallut alors payer les dettes qu’avaient accumulées leur faste et l’honneur d’avoir servi un maître ingrat. Leur fortune en fut singulièrement amoindrie. Puis la Révolution survint qui en acheva la ruine. Les deux veuves vécurent ignorées; et la mort les trouva pauvres.

Alors, pourquoi ce caprice du sort, qui, plus d’un demi-siècle après, met l’une en belle lumière et laisse l’autre en pleine obscurité?

C’est qu’en restituant dans leur intégrité les lettres de Mᵐᵉ Du Deffand et de ses amis, dont le XIXᵉ siècle n’avait connu jusqu’alors qu’une copie maladroite et une version imparfaite, l’inspiration heureuse, et presque simultanée, de deux érudits sut dégager de cette correspondance la noble et touchante figure de la duchesse de Choiseul, hier ignorée, inoubliable aujourd’hui.

 

La femme naît épistolière. D’illustres exemples le prouvent de reste. Ils déterminent mieux encore le degré de perfection auquel peut atteindre un don naturel sous l’influence d’une culture intellectuelle raffinée et continue.

Or, dans la vie familiale et dans la vie mondaine—les deux pôles contraires de notre organisme social—la femme trouve des éléments d’observation qui aiguisent ses relations épistolaires, si banales soient-elles, des traits les plus fins et les plus délicats. Et la plus humble, la moins lettrée saisira le détail qui sait peindre, le mot qui sait toucher, s’agirait-il de l’incident le plus vulgaire de la vie courante; car la femme écrit presque toujours sous l’impression de son imagination ou de sa sensibilité.

C’est ainsi que nous apparaît Mᵐᵉ de Choiseul dans sa correspondance. Elle se souvient quelquefois encore qu’elle fut la femme du ministre, mais elle est surtout son amie vigilante et dévouée, soucieuse de son repos bien que glorieuse de son nom, bonne, obligeante, affectueuse pour chacun, en un mot, la «grand’maman» comme se plaisaient à l’appeler ses familiers.

Par sa disgrâce, son mari, cet égoïste voluptueux, l’avait, pour ainsi dire, mise en vedette. L’opposition avait pris fait et cause pour Choiseul exilé à Chanteloup[7]. Chanteloup n’était pas trop éloigné de Versailles. Ce fut du dernier bon goût—le snobisme d’alors—de faire le pèlerinage de Chanteloup. Les princes, les rois eux-mêmes y coururent. Et, pour comble de fortune, Mᵐᵉ Du Deffand, l’amie des philosophes, et ses entours devinrent les gazetiers de la magnifique retraite, dont la duchesse faisait, avec la meilleure grâce du monde, les fatigants honneurs.

 

Mᵐᵉ d’Aiguillon eut un exil moins riant et moins doré. Son mari était tombé du pouvoir, ne laissant de regrets qu’à ses créatures. Odieux à cette même opposition parlementaire qui lui reprochait la détention des La Chalotais et la disgrâce de Choiseul, méprisé des philosophes qui le croyaient acquis aux jésuites, exécré à la Cour et détesté surtout de Marie-Antoinette qui ne lui avait jamais pardonné son alliance avec la Du Barry, le duc d’Aiguillon avait dû se confiner à l’extrémité de la France, dans son domaine de l’Agénois, où les visites du peu d’amis restés fidèles à son infortune ne rappelaient que de très loin la cohue brillante des défilés de Chanteloup.

La duchesse n’eut pas à lutter contre ce torrent de haine où se débattait vainement son époux. Elle était ignorée de tous. D’ailleurs, sa personnalité s’était déjà effacée dans l’ombre d’une autre duchesse d’Aiguillon, née Crussol, sa belle-mère la douairière, qui, elle aussi, était grande amie de Mᵐᵉ Du Deffand et de sa coterie. Et cette coterie, celle des philosophes, des encyclopédistes, des économistes, fut, il faut bien le reconnaître, la meilleure des agences de publicité pour les réputations du XVIIIᵉ siècle.

... Nul n’aura d’esprit hors nous et nos amis.

La douairière d’Aiguillon lui doit ce surnom-réclame, qui la fit passer à la postérité: la sœur du pot des philosophes.

Sa belle-fille, qui se serait bien gardée d’en briguer la survivance, ne reçut donc pas des dispensateurs de renommée contemporaine l’investiture dont bénéficièrent la douairière d’Aiguillon et la duchesse de Choiseul. Et cependant sa correspondance la désignerait pour occuper un rang presque égal, quoiqu’elle n’ait eu pour destinataires qu’un très petit nombre de privilégiés, eux-mêmes fort peu connus.

Car Mᵐᵉ d’Aiguillon est bien l’épistolière qui sommeille dans le cœur de toute femme, mais l’épistolière d’élite. Elle a son originalité propre; elle a le mot qui fait image, le trait qui porte loin. Ses lettres sont courtes d’ordinaire, mais substantielles. Le style en est simple, net et concis, plutôt négligé; il ne vise pas à l’effet: il veut surtout persuader.

Mᵐᵉ d’Aiguillon n’écrit pas, en effet, pour la galerie: elle cause en toute sincérité avec des amis à qui elle ouvre son cœur, à qui elle confie successivement ses espérances, ses joies, ses déceptions, ses rancœurs, ses tristesses, ses douleurs, sa résignation. Elle sait d’avance la solidité de leur affection et peut compter sur leur discrétion, surtout sur leur indulgence, d’autant qu’elle est affligée d’un terrible défaut—même une tare pour quiconque veut avoir avec ses parents et ses amis une correspondance suivie. Mᵐᵉ d’Aiguillon est illisible dans toute l’acception du mot. Outre que l’orthographe est le moindre de ses soucis, elle a une écriture déconcertante: c’est un fouillis de pattes de mouches, trop souvent microscopiques, dépourvu de toute ponctuation, dans lequel un mot se trouve étroitement soudé à un autre ou découpé en deux et même trois tranches.

«J’avais oublié de vous dire, de la part de la Reine, lui raconte, certain jour, sa belle-mère, que votre écriture est indéchiffrable, qu’elle (la Reine) a mis 2 paires de lunettes et Mᵐᵉ de Villars autant, sans en venir à bout.»

C’est peut-être à cette infirmité graphique qu’il faut attribuer sinon le peu de lettres, du moins le peu de correspondants qu’ait jamais eus la duchesse d’Aiguillon.

La douairière et la comtesse de Maurepas se plaignent fréquemment de son silence. La femme de l’ancien ministre était une La Vrillière, par conséquent la tante propre de la duchesse: celle-ci lui rendait cependant de nombreuses visites à Pontchartrain[8]; et nous verrons plus loin qu’elle avait pour sa belle-mère le plus tendre attachement. Mais elle ne paraît jamais avoir eu de correspondance suivie qu’avec Mᵐᵉ de Chauvelin, le comte de Scheffer et le chevalier de Balleroy.

C’est dans les papiers de ce dernier que nous avons découvert une liasse considérable de lettres qui lui furent adressées par la duchesse d’Aiguillon, accompagnées de quelques billets de son mari.

Le chevalier François-Auguste de Balleroy était petit-fils de cette marquise de La Cour Balleroy, née Caumartin, qui, pendant la Régence, recevait, en son château, près de Bayeux, des lettres parisiennes, si intéressantes et si piquantes, publiées en 1883 par E. de Barthélemy.

François-Auguste avait, comme son frère aîné, Charles-Auguste, marquis de Balleroy, coopéré à la campagne menée victorieusement en Bretagne par le duc d’Aiguillon contre les Anglais. Les deux frères furent guillotinés le 6 germinal an II. Le marquis séjournait à Balleroy. Le chevalier, quand il fut arrêté, demeurait alors rue Saint-Dominique[9] à Paris. Les papiers, saisis à son domicile, furent versés, après sa condamnation, aux Archives Nationales.

On n’y trouve, pas plus du reste qu’au château de Balleroy, aucune lettre, ni aucun document revêtu de sa signature.

Par contre, un carton des Archives[10] est, en partie, occupé par toute une série de lettres à l’adresse du chevalier, lettres émanées de divers correspondants.

Celles de la duchesse d’Aiguillon, les seules qui nous intéressent, ne font pas seulement valoir un beau caractère; elles apportent encore une contribution, qui n’est pas à dédaigner, à l’histoire des dernières années du règne de Louis XV et des premières du règne de Louis XVI.

Cette correspondance commence à la fin de 1767 et se termine en 1785. Elle accompagne en quelque sorte le duc d’Aiguillon dans une des périodes les plus agitées et les plus brillantes de sa vie politique, depuis l’heure où il quitte la Bretagne, chargé de toutes les malédictions de la province, jusqu’au jour où sa victoire sur ses adversaires, singulièrement appuyée par Mᵐᵉ Du Barry, reçoit la plus éclatante des sanctions, dans la nomination de M. d’Aiguillon comme ministre des affaires étrangères. Chemin faisant, la duchesse note les nouvelles de Cour les plus importantes: la mort de la Reine, le mariage du comte de Provence,—sans parler des intrigues et des cabales qui amèneront, après la mort du maître, la chute du favori. L’exil dans ce domaine d’Aiguillon n’empêche pas la duchesse de donner, par intermittences, quelques lignes à la politique: cadre qui s’élargira, quand il sera permis au courtisan disgrâcié de rentrer à Paris. Et brusquement, la correspondance s’arrête, trois années avant la mort de M. d’Aiguillon.

Notre étude serait incomplète, si nous la bornions à cet intervalle de dix-huit années que remplit la correspondance. Il importe de rétablir intégralement la biographie de la duchesse, d’après les documents que nous avons pu recueillir, et qui, nous ne saurions trop le répéter, sont en fort petit nombre. Rapprochés de ceux que l’histoire a conservés sur le duc d’Aiguillon, leur intérêt s’augmente de cette comparaison et n’en accuse que d’un plus saisissant relief la noble figure de la digne fille des Plélo.

Enfin, une autre série de lettres et de pièces, dont nous devons la communication à la bienveillance de M. le marquis de Chabrillan, nous a permis de continuer la biographie de la duchesse, jusqu’à la mort de la veuve du premier ministre.

II

Les premières années de Louise de Plélo: son conseil de famille.—Son mariage avec le duc d’Agénois.—Le digne cousin du maréchal de Richelieu.—Ses amours avec la marquise de la Tournelle.—Une scapinade de Richelieu.—Hésitations d’une amante et coquetteries d’une maîtresse.—La duchesse d’Agénois et sa protectrice.—Amitié véritable entre bru et belle-mère.—Une lettre de la grosse duchesse.—D’Agénois un Caton!—Mᵐᵉ d’Agénois dame du palais.

Louise-Félicité de Bréhan Plélo était encore une enfant (elle avait onze ans à peine), quand la mort de sa mère la laissa, sinon sans fortune, du moins dans une situation fort embarrassée. L’orpheline était, surtout, moralement abandonnée. Ce n’était pas qu’elle n’eût une famille nombreuse et bien en cour: malheureusement, ses plus proches parents n’avaient guère qualité pour lui donner l’éducation qui convînt à l’héritière des Plélo. La marquise de la Vrillière devenue, contre échange de cent mille écus, duchesse de Mazarin, était la grand’mère de Louise-Félicité, et, de ce fait, sa tutrice; mais elle n’était pas d’une conduite exemplaire[11]. Saint-Florentin, le ministre, frère de la comtesse de Plélo, qui avait été désigné comme tuteur de sa nièce, n’était pas non plus le modèle de toutes les vertus. C’était un courtisan aussi plat qu’il était orgueilleux, autoritaire, opiniâtre et ne reculant devant aucune mesure arbitraire pour satisfaire au moindre caprice de son maître. Il déclina la mission qui lui incombait; et, à son défaut, Maurepas, ministre lui aussi, qui avait épousé une sœur de Mᵐᵉ de Plélo, accepta la tutelle de l’orpheline. Aussi souple d’échine que Saint-Florentin, mais plus fin, plus délié et plus aimable, quoique très vain et très frivole, le comte de Maurepas ne professait, comme tant d’autres de ses contemporains, que des principes d’une morale facile et sans préjugés.

Dans ses lettres, Louise-Félicité rappelle fort peu cette période de sa vie. Nous avons été même assez surpris de n’y point trouver le souvenir de sa mère. Une seule fois elle parle de son enfance, et à propos d’un mariage: la note ne laisse pas d’être piquante.

«Ma vieillesse, écrit-elle, le 12 novembre 1769, au chevalier de Balleroy—et elle n’a encore que quarante-trois ans—ma vieillesse me retient prisonnière chez moi, ce qui, comme vous jugez bien, ne me coûte pas beaucoup, mais je sens que j’aurais de l’humeur, si elle m’empêchait d’aller à la noce du cousin Quélen qui, enfin, va passer sous le joug matrimonial. Ce n’est pas sans peine, en vérité, et il n’a pas perdu pour attendre. Il épouse Mˡˡᵉ Hocquart, nièce de l’ancien intendant de la marine, qui a 200.000 livres en mariage et à qui on en assure encore autant. J’en suis aussi aise que lui. Vous savez combien je m’y intéresse personnellement, et les obligations que j’ai eues dans ma jeunesse à son père[12]. Si je parviens après à marier mon oncle Bréhan, je ne désespérerai de rien, pas même pour vous[13]

Quand elle s’était inclinée sous «ce joug matrimonial», qu’il lui semble si plaisant de voir imposer aux autres, Mˡˡᵉ de Plélo n’était pas encore entrée dans sa quinzième année.—S’il est des tuteurs qui ne sont jamais pressés d’établir leurs pupilles, combien ont hâte d’en finir avec une responsabilité qu’ils repassent volontiers à un mari! Maurepas s’était-il lassé de sa mission ou craignait-il de ne pas rencontrer pour sa nièce un parti plus sortable? Toujours est-il qu’assisté de Saint-Florentin, il demandait au roi son agrément pour le prochain mariage de Mˡˡᵉ de Plélo avec le comte d’Agénois «à qui son père cédait son duché[14]». L’alliance d’Emmanuel-Armand Du Plessis-Richelieu, qui devait, à la mort de son père, porter le titre de duc d’Aiguillon, ne pouvait que jeter un nouvel éclat sur les familles de Mailly et de Phélypeaux. Le nouveau duc d’Agénois descendait par une ligne collatérale, comme son parent le duc de Richelieu, du cardinal-ministre. Il était âgé de vingt ans; et une physionomie des plus heureuses, une noble prestance[15], une rare élégance de manières le faisaient passer pour un des plus beaux hommes de la Cour. Les avantages physiques de Mˡˡᵉ de Plélo ne répondaient certes pas à ceux de M. d’Agénois: la jeune fiancée était plutôt laide et son «teint échauffé» avait des variations de coloris sur lesquelles nous reviendrons plus tard.

Le mariage se fit néanmoins. Fut-il heureux? Il est permis d’en douter, étant donné l’humeur volage et le tempérament passionné de l’époux, qu’il fût duc d’Agénois ou duc d’Aiguillon. La duchesse ne put en ignorer; elle était intelligente et fine; et elle dut beaucoup en souffrir; car elle avait en même temps qu’un véritable culte pour la famille dans laquelle elle était entrée, un profond et sincère amour pour l’homme qui en était un des représentants. Mais, comme elle était également très digne, il ne semble pas qu’elle se soit jamais plainte des nombreuses infidélités de son mari. En tout cas, aucune de ses lettres n’en laisse percer la moindre trace; elles respirent au contraire un vif enjouement, tempéré d’une douce sérénité, si ce n’est quand elle croit ou qu’elle voit son époux en butte à la calomnie ou à des manœuvres perfides. Une telle égalité d’humeur, discrète et souriante, chez une femme trompée, est plus et mieux que de la résignation: c’est, en quelque sorte, un héroïsme élégant.

Les illusions de Mᵐᵉ d’Agénois furent de courte durée. Elle était mariée du 4 février 1740; et, vers la fin de cette même année, le duc la trompait avec la marquise de La Tournelle[16].

Peut-être se demandera-t-on s’il n’en avait pas été pour les d’Agénois comme pour les Plélo. Louise-Félicité n’avait pas, nous l’avons dit, quinze ans, le jour de son mariage. Voulut-on séparer momentanément un couple qu’avaient uni des raisons d’intérêt ou des questions de convenance, et qui n’était pas encore mûr pour les réalités du mariage? C’est fort possible. En tout cas, d’Agénois se serait bien gardé d’enlever, à l’exemple de feu son beau-père[17], sa jeune femme; il était trop occupé avec la maîtresse, si captivante dans son orgueilleuse beauté, qui l’avait choisi comme le plus désirable des amants.

La liaison de la future duchesse de Châteauroux avec d’Agénois appartient à l’histoire; et les Goncourt lui ont consacré quelques pages de leur curieuse monographie sur la favorite, si longuement recherchée et si ardemment aimée du plus indifférent des rois.

Le marquis d’Argenson, avec son philosophisme sceptique, grincheux, mais presque toujours exact, définit, dans une note de ses Mémoires, la raison de l’irrésistible entraînement de la Châteauroux pour d’Agénois, devenu son parent par son mariage avec Mˡˡᵉ de Plélo: «Elle a eu jusqu’à trois affaires, M. de la Trémoïlle, M. de Soubise, M. d’Agénois. Le premier la séduisit par ses charmes, M. de Soubise par intérêt et par vues: elle avait besoin de lui pour que la maison de Rohan et Mᵐᵉ de Tallard s’intéressassent à elle, en vue d’entrer chez la dauphine; elle ne lui permit que la petite oie, et elle eut M. d’Agénois, pour se procurer les conseils de M. de Richelieu, qui était en partie carrée avec elle, son cousin le petit d’Agénois et Mᵐᵉ de Flavacourt[18]

En effet, le duc de Richelieu joua dans cette «affaire» un singulier rôle, mais qui ne saurait surprendre chez un courtisan aussi adroit et toujours si empressé à devancer les désirs du maître. Certes, il aimait bien son cousin; et la correspondance de Mᵐᵉ d’Aiguillon atteste que cette affection familiale était partagée. Mais, précisément, parce qu’il était «en partie carrée», c’est-à-dire en communauté d’intérêts politiques avec d’Agénois et Mᵐᵉ de la Tournelle, il n’entendit pas sacrifier à leur délicieux roman la satisfaction de ses vues ambitieuses. Il voulut assurer au roi l’entière et définitive possession d’une femme que le prince convoitait depuis longtemps; et peut-être aussi dans l’intérêt, bien compris, d’un parent dont l’obstination amoureuse pouvait compromettre la fortune et le crédit, il imagina, lui aussi, un roman, ou plutôt une comédie à la Marivaux pour rompre une liaison qui menaçait de s’éterniser.

Au cours d’un voyage en Languedoc, d’Agénois rencontre une jeune femme fort jolie, très spirituelle et d’une grâce exquise, qui, à l’aspect de ce beau gentilhomme, semble avoir reçu le coup de foudre. Jamais coquette ne fut plus aguichante, ni ne mit autant de charmes dans un sourire. D’Agénois se laisse séduire par cette sirène. Tous deux ne sauraient d’ailleurs se résigner à ce que l’aventure n’eût pas de lendemain. On se sépare, mais en jurant de s’écrire, très secrètement bien entendu; et d’Agénois compte bien que la marquise de la Tournelle ignorera toujours son infidélité; mais, un matin, celle-ci voit entrer le Roi qui lui met sous les yeux tout un paquet de lettres, brûlantes de passion: Ah! lui dit-il, le beau billet qu’a la Châtre! tenez, voilà ce que m’envoie la poste.

La ruse de Richelieu avait réussi... C’était lui, en effet, qui, sous promesse d’une «grande situation à Paris», avait «aposté» l’enchanteresse, chargée d’ensorceler d’Agénois; c’était lui encore qui avait tendu le piège de la correspondance; et... le Cabinet Noir avait fait le reste.

Richelieu avait voulu que Mᵐᵉ de la Tournelle oubliât son amant; les railleries continuelles du roi sur la prétendue fidélité de d’Agénois hâtèrent cette solution.

Et cependant la marquise lutta longtemps encore contre l’idée d’une telle rupture. Elle écrivait à Richelieu pour lui déclarer tout net qu’elle n’était pas dupe de «sa fourberie»; mais elle sentait bien que, si elle congédiait d’Agénois, celui-ci ne lui pardonnerait jamais cette injure: aussi voulait-elle qu’il lui rendît ses lettres, car elle ne se souciait pas qu’il les communiquât à sa mère, et surtout à Maurepas. Puis elle se ravisait: elle «revenait» à d’Agénois. Les lettres, interceptées par la poste, disait-elle, ne prouvent pas que le duc ait trahi ses serments; tout au plus s’est-il permis un caprice...[19], une passade.

Sans se prononcer aussi catégoriquement que le marquis d’Argenson, mais en se gardant bien d’exposer la savante et perfide stratégie de Richelieu, le duc de Luynes ne dissimule pas, dans ses Mémoires, que Mᵐᵉ de la Tournelle, après la disgrâce de sa sœur, Mᵐᵉ de Mailly, se conduisit, en coquette consommée, envers le roi. Soulavie[20], de son côté, précise le manège de l’artificieuse créature. Elle prenait un faux air de modestie. Elle cachait son joli minois sous une baigneuse que le roi relevait doucement pour l’admirer, puis pour dévorer ses joues d’ardents baisers, alors qu’elle dardait sur lui des yeux étincelants. Et, tout aussitôt, elle se ressaisissait... «elle faisait la fière.» C’était alors une autre antienne. Elle continuait à dire et à faire dire, écrit le duc de Luynes[21], «qu’elle était aimée de M. d’Agénois, et qu’elle l’aimait, qu’elle n’avait nul désir d’avoir le roi, qu’il lui ferait plaisir de la laisser comme elle est et qu’elle ne veut consentir à ses propositions qu’à des conditions sûres et avantageuses». Mise en scène évidemment réglée par Richelieu.

Elle les eut ces «conditions sûres et avantageuses» avec son brevet de duchesse de Châteauroux. Mais elle avait su jouer, bien qu’on en fît une sotte, du duc d’Agénois. Elle l’aimait cependant, et d’un amour qui survécut à leur séparation..., peut-être moins réelle qu’on n’a voulu le prétendre. Lorsque d’Agénois, qui était entré au service à dix-sept ans et s’était fait remarquer par sa vaillance pendant la guerre de la succession d’Autriche, fut très grièvement blessé à la tête, au siège de Château Dauphin, «la marquise de la Tournelle se sentit blessée du même coup[22]». On ajoute qu’elle s’évanouit à cette nouvelle. Le roi en fut très vivement piqué. Il la tança d’importance. Et ce ne fut pas la seule fois qu’il la querella pour des retours de tendresse dont elle ne pouvait se défendre.

 

Que devenait, au milieu de ces intrigues de cour et de cœur, la petite duchesse d’Agénois, si délaissée, si oubliée, si inconnue même du grand public, qu’elle semblait n’avoir jamais existé?

Elle avait pour protectrice, pour amie, pour consolatrice peut-être, une grande dame, la première de France, qui, elle aussi, était oubliée et délaissée pour la même femme, si profondément énamourée du beau d’Agénois.

Marie Lesczinska s’était toujours souvenue que Plélo avait sacrifié sa vie à la cause du roi de Pologne Stanislas; elle tenait à payer à la fille la dette de reconnaissance qu’elle avait contractée envers le père. Si, en raison des exigences du protocole et de la tyrannie de l’étiquette, il lui fut d’abord impossible d’attacher directement à sa personne Mᵐᵉ d’Agénois, elle lui fit assurer une pension honorable sur la cassette royale et favorisa de toute son influence (hélas! bien restreinte) l’accession de la jeune femme aux emplois et dignités de la cour. Le 21 septembre 1742, alors que la duchesse d’Agénois était une des «six dames du deuil de la duchesse de Mazarin», le roi «fit envoyer chez elle un de ses gentilshommes[23]». A un an de distance[24] la fatalité voulut (que de larmes coûtaient de tels honneurs!) que Mᵐᵉ d’Agénois «fût à la présentation de Mᵐᵉ de la Tournelle comme duchesse de Châteauroux»; elle était «parmi les huit dames dont cinq assises»; et sa belle-mère, la duchesse d’Aiguillon, était également du nombre.

Mais, en dehors de cette vie officielle, Mᵐᵉ d’Agénois était du cercle de la reine; admise dans l’intimité de la princesse et l’une de ses plus chères favorites, elle garda toujours, comme nous le verrons plus tard par sa correspondance, un souvenir attendri de Marie Lesczinska. Elle devait vouer la même gratitude à la mémoire de sa belle-mère Mᵐᵉ d’Aiguillon, la grosse duchesse, la bonne duchesse, comme on l’appelait encore dans le salon de Mᵐᵉ Du Deffand.

«Mon arrivée dans cette maison[25], écrit-elle de Paris, le 27 août 1772, a renouvelé l’horreur de la perte que j’ai faite (la duchesse douairière était morte le 15 juin); j’étais accoutumée que, quand je revenais, la première personne que je voyais, c’était ma malheureuse belle-mère.»

Et à quelques mois de là (6 décembre 1772), elle parle encore avec émotion de la bonne duchesse, «qu’elle n’aurait ni plus aimée, ni plus respectée, quand elle aurait été sa propre mère».

C’était justice. Car l’excellente femme qu’était la douairière avait su, dans les circonstances les plus difficiles, conserver l’estime et l’affection de tous, sans rien abdiquer de ses croyances, ni se soustraire à ses devoirs. Née Crussol, elle avait épousé le duc d’Aiguillon, personnage «de la première distinction», mais le plus insignifiant, le plus nul des hommes. Tout son orgueil d’épouse s’était alors confondu avec ses espérances de mère. Et désormais elle ne vécut que par son fils, ce séduisant gentilhomme qui avait si brillamment débuté à la cour.

Elle a pour lui une admiration qui fait sourire. Mᵐᵉ de Maurepas s’étant plaint de voir trop rarement sa nièce, et le duc d’Agénois ayant opiné, sans doute par calcul, dans le même sens, la grosse duchesse avait cru devoir présenter à sa bru «des exhortations d’économie et d’honnêteté pour ses parents». Louise-Félicité lui avait répondu un peu vivement. Et sa belle-mère s’était efforcée de calmer ce semblant d’irritation s’adressant aussi bien à son intervention personnelle qu’aux observations de Mᵐᵉ de Maurepas: «C’est par amitié qu’on se plaint de vous. Ce qui doit vous occuper et conduire votre marche, est ce qui plaît à votre mari, et lui convient. C’est le devoir d’une femme en général, mais bien avec lui qui est un Caton et qui pourrait gouverner père, mère, et toute la famille, et jusqu’aux cousins![26]»

D’Agénois, un Caton! C’était un peu excessif. Mais pourquoi ce mouvement d’humeur chez la jeune femme? Toute sa vie, elle fut pour sa tante une nièce respectueuse et même dévouée. Mais il semble qu’elle éprouvât vis-à-vis d’elle une certaine gêne, et même quelque froideur. L’insistance de son mari avait-elle fait ombrage à ses sentiments de délicatesse? Il y eut certainement dans les rapports de la nièce avec la tante un de ces mystères du cœur féminin dont il est souvent impossible de découvrir la clef.

La douairière d’Aiguillon s’était prise d’une tendresse sincère pour sa bru, compagne aimante et fidèle de son fils, qui méritait mieux que les regards distraits et l’affection intermittente de son mari, mais qui avait l’âme assez haute pour ne jamais se plaindre. Et cependant Mᵐᵉ d’Aiguillon avait pénétré les secrètes douleurs de Mᵐᵉ d’Agénois. Elle ne l’en aima que plus tendrement, la consolant sans en avoir reçu les confidences, la réconfortant toutefois, si elle voyait fléchir une énergie qui n’accusait personne de son découragement.

—Eh! si la vie est sans attrait pour vous, lui écrivait-elle[27], pour qui peut-elle avoir des charmes?

Ce billet date de 1760. Et nous connaîtrons bientôt la cause probable de cette tendance à la mélancolie que ne laisse certes pas supposer la correspondance adressée au chevalier de Balleroy.

D’autre part, les Mémoires de Luynes nous disent assez avec quelle ardeur la bonne duchesse, trop heureuse de servir les intentions de la reine, s’employait à la fortune de Mᵐᵉ d’Agénois:

Mai 1744.—«Mᵐᵉ d’Aiguillon sollicitait le maréchal de Richelieu pour que sa belle-fille pût être attachée à la Dauphine; et M. de Richelieu lui répondit en badinant que la nièce de deux ministres n’avait pas besoin de protections.»

Enfin, le 2 mars 1748, la reine obtenait gain de cause et Mᵐᵉ d’Agénois «était présentée comme nouvelle dame du palais».

III

Les maternités de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Débuts de la guerre de Sept Ans.—Bataille de Saint-Cast en Bretagne.—Félicitations de Mᵐᵉ de Pompadour au vainqueur.—Flirt de la Grande Marquise.—Maussaderie de d’Aiguillon.—Cavendish.—Les «fols de Bretons».—D’Aiguillon eût préféré le Languedoc.—Le commencement des «Affaires de Bretagne».

Le duc d’Agénois, ce bourreau des cœurs, trompait ouvertement et copieusement sa femme; mais, à l’exemple de la plupart des grands seigneurs du XVIIIᵉ siècle, il estimait qu’il devait à son nom et à la conservation de sa race, de ne pas oublier, quand l’occasion s’en présentait, qu’il existait encore de par le monde une duchesse d’Agénois. D’où les six maternités qu’eut à subir Louise-Félicité, pendant une période de vingt années (1746-1765); nous disons subir, parce qu’elle eut encore ce trait commun de ressemblance avec sa mère, qu’elle passa par des couches particulièrement laborieuses qui mirent ses jours en péril. La naissance de son premier enfant, une fille, Armande-Félicité, qui devait mourir en 1751, avait provoqué une certaine émotion dans le monde médical; et ce ne fut pas la dernière. L’accouchement était difficile, et Pérat, l’opérateur, avait fait venir un chirurgien célèbre, Pujos, qui, contrairement à l’avis de son confrère, avait réussi à délivrer la patiente par l’application du forceps. Or, les ennemis de Pérat prétendirent qu’en raison de son âge, le bonhomme n’avait plus ni la tête, ni la force voulue pour continuer son service à la Cour, d’autant qu’il était désigné pour accoucher la Dauphine. Et Pérat, un très honnête homme, à qui la dévotion donnait des scrupules, écrivit à Bouillon, Helvétius et La Peyronie, médecins et chirurgiens du roi, pour décliner la mission qui lui était confiée. Il avouait humblement qu’il «s’était trompé à la couche de la duchesse d’Agénois». Mais on ne voulut pas tenir compte à la Cour de cette résignation si touchante, et on le maintint dans ses fonctions[28].

La duchesse d’Agénois s’était rétablie, non sans peine, d’une telle alerte, lorsqu’on apprit, dans les premiers mois de 1747, sa nouvelle grossesse: «L’état où elle avait été à sa dernière couche, écrit le duc de Luynes, faisait beaucoup craindre pour celle-ci[29], d’autant plus que Mᵐᵉ de Plélo, sa mère, était toujours fort mal en accouchante.» On en fut quitte cette fois pour la peur, et, le 20 décembre, Mᵐᵉ d’Agénois donnait facilement naissance à une seconde fille[30], Innocente-Aglaë, qui devait être un jour la marquise de Chabrillan.

Cependant, le jeune duc, après avoir guerroyé fort honorablement à l’étranger, était rentré en France, dans le courant de février 1749; et, devenu duc d’Aiguillon par la mort de son père, en 1750, avait été nommé successivement lieutenant général au comté Nantais, et commandant en chef de Bretagne—province dont M. de Penthièvre était le gouverneur.

De cette époque date l’ascension[31], lente, mais sûre, aux premières dignités de l’État, de cet homme que la tourbe de ses ennemis, grossissant à mesure qu’il s’élevait, nommait un «courtisan noir et profond».

La cause déterminante d’une faveur, si jalousée, fut le rôle décisif joué par d’Aiguillon, en Bretagne, au commencement de cette guerre de Sept Ans, dont l’issue devait être désastreuse pour la fortune et l’honneur de la France. Et, ici encore, le cœur de la jeune duchesse eut peut-être à souffrir d’une profonde et cuisante blessure. Car, si le triomphe du nouveau commandant de Bretagne sur les armes anglaises fut mis à cette époque en pleine et belle lumière, ce fut grâce à la marquise de Pompadour qui s’était prise d’un vif et tendre enthousiasme pour le vainqueur.

Est-ce l’explication de la lettre, datée de 1760, où la jeune duchesse confiait à sa belle-mère que «la vie était pour elle sans attrait»?

La suite de ce récit dira si notre hypothèse est fondée, si Mᵐᵉ d’Aiguillon était en droit de reprocher à son mari—et jamais, que nous sachions, le grief n’est sorti de sa bouche—de nouveaux torts et de graves infidélités.

On sait quelle fut une des causes principales de la guerre de Sept Ans[32]: la haine irréductible de Mᵐᵉ de Pompadour contre Frédéric II qui avait cyniquement raillé l’influence de la maîtresse du roi dans les conseils du prince et sa participation aux affaires de l’État. La Grande Marquise voulut prouver à l’insolent monarque qu’il avait deviné juste, en alliant la France à l’Autriche contre la Prusse et l’Angleterre. Ce fut sa guerre à elle; et ce furent ses plus chers favoris, les hommes d’État ou les généraux qui s’employèrent à servir sa cause, c’est-à-dire ses rancunes, pendant cette période de sept années.

L’expédition, dirigée en 1758 par l’Angleterre contre les côtes de France, marqua la première phase des hostilités. Une flotte considérable, qui avait embarqué un corps d’armée de 15.000 hommes, cingla

[Pas d'image disponible.]

Le Duc d’Aiguillon

(Galerie du Marquis de Chabrillan)

vers la Normandie et la Bretagne, semant la terreur et la ruine sur son passage. Cherbourg fut détruit et Saint-Malo bombardé: la flotte ennemie menaçait le littoral, du Havre à Brest. Enfin, elle débarqua, sur les Côtes-du-Nord, 13.000 hommes, qui étaient à peine descendus à terre, qu’ils étaient aussitôt attaqués et battus à Saint-Cast[33]. En effet, d’Aiguillon, accouru à leur rencontre, à la tête des miliciens bretons, les avait enveloppés et culbutés, leur avait tué 3.000 hommes et fait 800 prisonniers, au nombre desquels se trouvait lord Cavendish, troisième fils du duc de Devonshire. Le reste avait repris précipitamment la mer, sous la protection de la flotte, qui avait dû assister, impuissante, à ce désastre.

Ce fut par toute la France un cri de triomphe, un élan de reconnaissance pour les vaillants soldats qui avaient si bien défendu le sol de la patrie, pour le chef et pour les officiers qui les avaient si valeureusement conduits à la victoire. Des estampes furent gravées qui représentaient le commandant à Saint-Cast, et des médailles commémoratives de ce haut fait d’armes furent frappées aux frais des Etats de Bretagne; enfin d’Aiguillon recevait de la marquise de Pompadour la lettre suivante:

«C’est avec bien du regret, Monsieur, que je ne vous ai pas dit tout ce que je pensais, avant-hier, sur la gloire dont vous venez de vous couvrir; mais ma tête était si douloureuse que je n’eus de force que pour vous dire un mot.

«Nous avons chanté aujourd’hui votre Te Deum, et je vous assure que ç’a été avec la plus grande satisfaction; j’avais prédit vos succès et, en effet, comment était-il possible qu’avec autant de zèle, d’intelligence, une tête aussi froide et des troupes qui brûlaient, ainsi que leur chef, de venger le roi, vous ne fussiez pas vainqueur? Cela ne se pouvait pas. Un petit billet, que je vous ai écrit avant votre brillante journée, a dû vous faire connaître ma façon de penser pour vous et la justice dont je fais profession. Dites-moi, je vous prie, actuellement, si vous êtes bien fâché contre moi de n’avoir pas cédé à vos instances et aux belles raisons que vous m’avez contées. Elles ne valaient rien dans le temps; et je les trouverais encore plus détestables aujourd’hui. Un autre n’aurait pas fait aussi bien que vous; je serais dans la douleur au lieu d’être dans la joie. Vous seriez perdu et il y aurait bien de quoi. Osez dire maintenant que ma tête ne vaut pas mieux que la vôtre, je vous en défie[34]

Cette lettre, si affectueuse, vibre en même temps comme une fanfare. Elle célèbre la gloire d’un brillant protégé; mais il s’y mêle des accents de doux reproche. Vraisemblablement, grâce à l’entremise de Richelieu qui avait tant de droits à la bienveillance de la marquise, celle-ci s’était intéressée au nouveau duc d’Aiguillon et l’avait fait nommer au commandement de Bretagne, d’autant que par sa femme, une Plélo, il pouvait y prétendre, sans que cette grâce fût taxée de favoritisme. Mais les Bretons étaient gens peu maniables, têtus et violents: d’Aiguillon ne s’en était que trop aperçu et il est probable qu’avant l’affaire de Saint-Cast il s’était déjà adressé à Mᵐᵉ de Pompadour pour être relevé d’un commandement de gestion si difficile. D’où l’allusion de ton si amical qui perce dans les dernières lignes de la lettre, et le petit air de bravoure qui la termine de si gentille façon.

Cette aimable familiarité se continue dans les billets suivants. La marquise, suivant l’habitude qu’elle a prise avec ses entours, donne à son correspondant un surnom, celui de M. de Cavendish, qui rappelle la capture faite par d’Aiguillon à Saint-Cast. Le billet du 25 septembre 1758 est caractéristique. Elle lutte de délicatesse avec le commandant de Bretagne: celui-ci avait «sollicité des grâces» pour ses compagnons d’armes, le marquis de Balleroy entre autres, qui fut un des héros de la journée. Mais Mᵐᵉ de Pompadour n’entend intervenir que pour d’Aiguillon, qui d’ailleurs sera nommé lieutenant général. Bientôt la conversation tourne au flirt, ainsi qu’on appelle aujourd’hui le galant badinage si prompt, en maintes circonstances, à changer de voie.

«Vous voulez donc, absolument, écrit la marquise, que je compte sur votre cœur, mais vraiment je ne me ferai pas une grande violence pour désirer que vous soyiez capable d’une amitié digne de celle que je suis très disposée à avoir pour vous.»

C’est du Marivaux et du meilleur. Mais, au diapason atteint déjà par le dialogue, ne semble-t-il pas qu’il doive en sortir l’aveu d’un sentiment plus tendre que l’amitié; et n’est-on pas autorisé, de ce fait, à rechercher quelle était et quelle fut par la suite la nature des relations qui s’établirent entre le duc d’Aiguillon et la marquise de Pompadour[35]?

Or, la plus intelligente des maîtresses de Louis XV en fut aussi la moins passionnée. Elle en convenait d’ailleurs elle-même, puisqu’elle disait qu’elle avait un tempérament de «macreuse»[36]. Et quoique en aient prétendu des pamphlétaires, aux gages de rivales plus ou moins agréées, il n’a jamais été prouvé que Mᵐᵉ de Pompadour, pendant son règne, ait honoré tel ou tel de ses faveurs, le maréchal de Richelieu, par exemple, ou même le duc de Choiseul. On a parlé moins encore de M. d’Aiguillon.

Mais si, chez la marquise, les sens étaient en léthargie, le cerveau, par contre, était toujours en ébullition. Elle avait une grande activité d’esprit; elle adorait la politique, qui était alors un jeu d’intrigues, comme les grandes coquettes du théâtre de ce temps se plaisaient aux intrigues qui sont la politique de l’amour. Mᵐᵉ de Pompadour avait de plus infiniment de charme et savait employer le trésor de ses séductions à se constituer une petite cour de fidèles, d’alliés et d’amis, dévoués à sa fortune qui était en même temps la leur. Aussi, dans ses relations avec ceux qu’elle distinguait plus particulièrement, jouait-elle à merveille de ce sentiment qu’un de nos modernes a si bien dénommé amitié amoureuse et qui devait donner aux familiers de la marquise des espérances suivies, hélas! de promptes désillusions.

A notre avis, les lettres ou billets de Mᵐᵉ de Pompadour au duc d’Aiguillon sont écrits sous l’inspiration de l’amitié amoureuse, en cette langue spirituelle, un peu subtile, légèrement maniérée, d’allure indépendante et de ton plaisant, qui caractérise la correspondance de cette femme supérieure.

Mᵐᵉ d’Aiguillon ne s’y trouve pas oubliée: elle reçut même une lettre de la marquise qui la félicitait du succès retentissant de son mari. Mais eut-elle jamais connaissance des missives où l’expression un peu vive de la pensée pouvait lui suggérer de fâcheuses interprétations?

Cependant, tout en échangeant de la quintessence de sentiment avec le vainqueur de Saint-Cast, Mᵐᵉ de Pompadour ne perdait pas de vue la direction d’une guerre dont les résultats, du moins l’espérait-elle, devaient la venger de l’outrage reçu. Et pour mieux y inciter d’Aiguillon, elle le couvrait de fleurs: elle le reconnaissait «citoyen, sujet zélé et éclairé, et une petite tête très bonne dans ce moment, dont elle disait tous les biens du monde parce qu’elle les pensait».

Dans une autre lettre[37], elle le remerciait de «chercher des ressources pour nos affaires». Le premier éditeur de cette correspondance croit voir dans la phrase qui précède (et nous partageons son avis) une allusion aux préparatifs d’une descente en Angleterre, pour laquelle d’Aiguillon réunissait secrètement à Vannes une armée et des moyens de transport. Mais pourquoi faut-il que de tout temps l’argent soit le nerf de la guerre? Et la vindicative marquise de s’écrier douloureusement: «Où trouver les quarante millions?» Le Trésor français n’a que trop connu de telles impossibilités. Néanmoins, à dix mois de là, alors que d’Aiguillon est encore à Vannes (il avait été désigné pour commander l’expédition)[38], Mᵐᵉ de Pompadour lui écrit une lettre des plus réconfortantes. Elle a vu le contrôleur général, Bertin, qui lui a «donné de l’espérance sur notre projet», d’autant que «celui que va exécuter la marine est grand».

Autant de rêves qu’une réalité cruelle se chargea de dissiper. Le projet de descente sur la côte anglaise fut abandonné; et la marine française subit dans cette funeste guerre des échecs dont elle ne put se relever.

Que le duc d’Aiguillon ait été ambitieux et, à ce titre, dépourvu de scrupules, comme d’ailleurs tous les hommes d’Etat soucieux de parvenir, rien n’est moins contestable; mais que, pour donner libre cours à ses aspirations politiques, il ait été précisément choisir la Bretagne comme champ d’expérience, la seule lecture de la correspondance à laquelle nous avons déjà fait divers emprunts, démontrerait, de reste, l’inanité d’une telle hypothèse.

Que de fois, au contraire, d’Aiguillon, parlant du commandement de Bretagne à sa protectrice, dut lui écrire: Détournez de moi ce calice d’amertume! Car Mᵐᵉ de Pompadour ne cesse de le morigéner sur ce chapitre, tout en s’excusant de la liberté grande:

«... J’ai osé vous dire qu’avec les meilleures et les plus grandes qualités vous aviez une petite tête qui s’échauffait vite!... Vous voulez quitter la Bretagne, belle folie qui vous passe par la tête!... Souvenez-vous bien que si vous aviez suivi votre premier mouvement, vous ne seriez pas Cavendish... Ah! fi, je rougis de vous voir moins de courage que moi. Vous avez le désagrément de votre petit commandement et moi ceux de toutes les administrations, puisqu’il n’est point de ministre qui ne vienne me conter ses chagrins![39]»

Les parlements sont en révolte contre l’autorité royale et d’Aiguillon s’en irrite, d’autant que celui de Bretagne lui a déjà donné de la tablature: «Le projet d’arrangement de M. de Choiseul, adopté par le Conseil, écrit la marquise, m’a fait le plus grand plaisir, parce qu’il nous donne le moyen de nous passer de ces indignes citoyens qui abusent des besoins de l’Etat pour faire faire à leur maître des actes de faiblesse. Il ne faut pas songer à quitter pendant la guerre ces fols de Bretons; cherchez cependant qui pourra vous remplacer, je n’ai personne en vue...[40]»

D’Aiguillon devait donc rester à son poste; cette contrainte l’exaspérait et la marquise recevait les éclaboussures de sa méchante humeur. Aussi ne lui épargne-t-elle pas les reproches, mais toujours avec enjouement. Pourquoi «monte-t-il sur ses grands chevaux» pour une inoffensive plaisanterie? Et voudrait-il la «pouiller», comme il l’a fait pour le contrôleur général; mais, qu’il prenne garde; elle n’est pas «si douce» que ce ministre; et «s’ensuivrait que nous nous battrions et que j’aurais peut-être la tête cassée[41]». Son protégé eût échangé volontiers le gouvernement de Bretagne contre celui où se trouvait son domaine patrimonial d’Aiguillon; et cependant, après la mort de son père, il n’avait guère eu à se louer du «corps de ville d’Agen et de Condom» qui, lors de «son entrée dans son fief, s’étaient distingués par leurs mauvaises façons, en voulant lui refuser les mêmes honneurs rendus en 1642, à la duchesse d’Aiguillon, nièce du grand cardinal[42]. Il est vrai que le nouveau duc avait exigé et obtenu ce cérémonial pour contenir les républicains du pays[43]». Mais Mᵐᵉ de Pompadour lui dit positivement de ne pas compter sur le gouvernement de son choix, en lui laissant toutefois cette fiche de consolation: «Il faudra bien vous débarrasser de votre Bretagne, si elle vous chagrine trop».

Elle le chagrinait si bien qu’en 1761 il voulait donner sa démission. Et Mᵐᵉ de Pompadour de l’admonester vivement, mais comme on gronde un enfant gâté: «L’âme de M. d’Aiguillon doit être au-dessus de pareilles misères et n’avoir pour but que l’utilité dont il peut être à son maître... Je suis fâchée, mais très fâchée contre vous. La petite tête dont je vous parlais, le jour de votre départ, a joué un trop grand rôle... Je ne sais quand je vous pardonnerai: vous mériteriez bien que je ne m’intéresse pas à vous. Bonsoir, Monsieur, rancune tenante, et très fort.[44]»

Et «la rancune» tenait si peu que, quelque temps après, la marquise, sortant d’une de ces poussées de tuberculose qui devait bientôt l’emporter, écrivait gaîment à cet ami naturellement grincheux et maussade: «Réjouissez-vous, monsieur de Cavendish, je ne suis pas morte et (malgré votre méchant petit cœur) je veux me flatter que vous n’en êtes pas fâché...»

 

Ce qui ressort de ce gracieux caquetage, c’est que d’Aiguillon, à peine arrivé en Bretagne, y jouait déjà le rôle du commandant malgré lui. Par conséquent, les premières années de son principat, si calmes, si belles, si heureuses, dont parlent plusieurs historiens, furent peut-être l’âge d’or pour les Bretons, mais nullement pour leur gouverneur. En effet, ils l’avaient pris en telle affection que les députés des États vinrent, de leur part, solliciter l’honneur—Mᵐᵉ d’Aiguillon se trouvant sur la fin d’une grossesse—de tenir l’enfant, s’il était mâle, sur les fonts baptismaux. Mais l’enfant mourut avant terme. Et les députés recommencèrent leur démarche en 1764, lors d’une nouvelle grossesse de Mᵐᵉ d’Aiguillon: la couche, cette fois, fut heureuse; seulement ce fut une fille, Agathe-Rosalie, le sixième et dernier enfant de la duchesse, qui naquit en 1765 et qui devait mourir en 1770. En somme, la Bretagne avait eu à cœur de donner un témoignage solennel de sa reconnaissance[45] à l’homme qui lui rendait chaque jour de nouveaux services, par son administration éclairée et paternelle, s’efforçant d’importer en France les grains de la province, défrichant les landes, ouvrant des canaux et jusqu’à huit cent lieues de voies de communication, alors qu’à la veille de son avènement, il n’y avait encore qu’une seule route, celle de Rennes à Brest.

Donc la désaffection des Bretons pour leur commandant ne se produisit guère qu’en 1765. Et la tempête qu’elle souleva ne resta pas circonscrite à la province; elle gagna Paris, envahit toute la France et déborda même à l’étranger. On ne parla bientôt plus que des Affaires de Bretagne et pendant combien d’années! Les parlements, les ministres, le roi lui-même furent mêlés à une querelle qu’envenimaient les plus violents factums et les plus mordants pamphlets. Toujours très ardente, au moment où commence la correspondance que nous avons retrouvée de Mᵐᵉ d’Aiguillon, la lutte s’était cependant déplacée et, comme nous l’avons dit, généralisée. La duchesse y soutint énergiquement, d’après les rares témoignages que nous en ont conservés ses contemporains, la cause de son mari. Ses lettres au chevalier de Balleroy le prouvent également, et—particularité qu’il est intéressant de relever—chaque fois qu’elles mettent en cause les Bretons, c’est pour apprécier leur conduite dans les termes mêmes dont s’est servi Mᵐᵉ de Pompadour.

Aujourd’hui encore, les Affaires de Bretagne ont eu le privilège de réveiller des polémiques qui se sont traduites, soit par des thèses ou par des livres spécialement écrits sur ce sujet, soit par des discussions dans divers ouvrages consacrés à d’autres études. Nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de ce travail; mais d’ores et déjà, nous devons constater qu’à l’encontre des Correspondances et Mémoires contemporains, presque unanimes à flétrir d’Aiguillon des termes les plus ignominieux, un certain nombre de nos publicistes modernes ont entrepris, et non sans succès, la réhabilitation de ce grand coupable qui, pour être désagréable et antipathique au premier chef, n’en fut pas moins un fonctionnaire intègre et pénétré de son devoir.

IV

Privilèges et résistances des Bretons.—Premières escarmouches.—Griefs réciproques de d’Aiguillon et de La Chalotais.—Attaques du Parlement.—D’Aiguillon dissout les États.—La duchesse est son auxiliaire le plus dévoué.—Un impair de la Noue.—D’Aiguillon se dit de plus en plus dégoûté de sa tâche: il part pour Veretz.—Beautés de cette résidence seigneuriale.—L’amour de la retraite chez le duc d’Aiguillon et chez la marquise de Pompadour.—Vie de château.—La science économique de la duchesse.—Une histoire de chiens: Balleroy grand veneur.

Le premier grief de d’Aiguillon contre ces Bretons, alors si contents de lui, grief que l’on perçoit entre les lignes de la correspondance de Mᵐᵉ de Pompadour, ce fut la résistance opiniâtre de ses administrés aux impôts, chaque jour plus nombreux et plus lourds qu’il en réclamait, de la part d’un gouvernement prodigue, dissipateur, partant toujours besogneux.

Depuis la réunion de la Bretagne à la Couronne de France, cette province dont une administration habile et sage s’était efforcée de gagner et de conserver le cœur, jouissait de privilèges séculaires. Pour prendre un exemple, elle n’avait à payer que le minimum de taille par tête, alors que, dans d’autres pays, la capitation s’élevait au double. Mais les besoins du Trésor augmentant, les gouverneurs de Bretagne durent demander aux États des suppléments de ressources qui étaient régulièrement et catégoriquement repoussés. Il suffit de parcourir les lettres de Mᵐᵉ de Sévigné, soit aux Rochers, soit à Vitré, soit à Rennes, pour constater les luttes formidables et parfois sanglantes que soutint, à ce sujet, le duc de Chaulnes, représentant fastueux d’un roi qui n’était économe, ni du sang, ni de l’or de son peuple.

D’Aiguillon, qui devait occuper le poste et exercer les fonctions de gouverneur, avec le titre de lieutenant général de Bretagne (1ᵉʳ janvier 1762)[46] joua tout d’abord son rôle avec autant de modération que de fermeté[47]. Car si, dans le Conseil du roi, il combattait l’aggravation des charges imposées aux contribuables, il lui fallait encore combattre, pour faire accepter des États celles qu’il n’avait pu leur éviter.

Néanmoins, les Bretons ne lui en gardaient pas rigueur; et, d’autre part, son zèle avait été apprécié à la Cour, puisqu’en 1762 il avait pu obtenir, favorisé évidemment par la protection de la marquise, «ses entrées à la Chambre» et sa nomination de Gouverneur en second, le duc de Penthièvre restant toujours gouverneur titulaire de la province.

Il n’en persistait pas moins à réclamer son changement de poste; et le motif, suffisamment avouable, qu’il alléguait à l’appui de sa demande, c’était qu’il était «écrasé par les frais de représentation». Le Contrôleur général, qui s’était définitivement brouillé avec lui, malgré l’obligeante intervention de la Pompadour, disait, avec sa brusquerie ordinaire, au prince de Croÿ, candidat, en 1763, à cette succession éventuelle, qu’il doutait fort de la gêne du plaignant, attendu «que celui-ci portait tout sur ses états de dépense jusqu’à une chaise»; et le contrôleur général en concluait que le duc d’Aiguillon aspirait, au contraire, à retourner dans son gouvernement de Bretagne[48].

Il y retourna; mais de nouveaux tracas l’y attendaient. La reine avait écrit à Mᵐᵉ d’Aiguillon que son mari profitât de la tenue des États pour protester contre les arrêts du Parlement et provoquer le rappel des Jésuites; de son côté, le Dauphin, qui protégeait d’Aiguillon, insistait auprès de lui pour qu’il s’opposât à la ruine des maisons de la Société en Bretagne[49]. Et déjà le bruit courait dans la province que le commandant prenait fait et cause pour les Jésuites. D’Aiguillon, énervé, en écrivit à son oncle Saint-Florentin qui lui répondit immédiatement d’observer la plus stricte neutralité[50].

Le Parlement de Rennes avait alors, comme procureur général parmi les gens du roi, un homme d’une parfaite honnêteté mais de caractère entier, autoritaire, emporté, orgueilleux, janséniste convaincu, à l’égal de presque tous les parlementaires et prévenu jusqu’à la haine contre le duc d’Aiguillon: Caradeuc de la Chalotais. Voici, au dire d’un historien[51], l’origine d’une telle animosité. Dans sa morgue d’homme d’épée, le commandant de Bretagne s’était amusé aux dépens de la vanité du robin: il prétendait que celui-ci ou l’un de ses ascendants avait transformé, dans un tableau de famille, la toque et la toge d’un échevin en casque et en cuirasse de chevalier. La Chalotais rendit coup pour coup au mauvais plaisant qui l’avait ainsi drapé.

Il rappela malicieusement que le vainqueur de Saint-Cast s’était abrité, pendant une bonne partie de l’action (ce qui était inexact), dans un moulin, comme pour diriger de cet observatoire les opérations militaires; cette attitude lui avait inspiré une épigramme que les Mémoires de Bachaumont publièrent sous cette forme:

Couvert de farine et de gloire,
De Saint-Cast héros trop fameux,
Sois plus modeste en ta victoire;
On peut, d’un souffle dangereux,
Te les enlever toutes deux[52].

Ce fut à cette époque (1764), qu’à la suite de conférences tenues chez Mᵐᵉ de Pompadour, entre La Chalotais et Choiseul, s’organisa, s’il faut en croire Soulavie[53], une entente de ces trois personnages pour perdre le duc d’Aiguillon. Ce coup de théâtre est inexplicable et invraisemblable, surtout en ce qui concerne Mᵐᵉ de Pompadour. Quelle faute, ou plutôt quel crime avait donc commis le favori de la maîtresse du roi, pour que celle-ci cherchât à l’abaisser autant qu’elle l’avait élevé? Serait-ce qu’elle eût ajouté foi aux bruits de Cour qui faisaient du gouverneur de Bretagne l’allié de ces jésuites qu’elle avait proscrits, et surtout le confident du Dauphin de qui elle avait reçu le plus outrageant des surnoms? Toutefois, malgré le peu de créance qu’on accorde aux assertions de Soulavie[54], et bien qu’on assigne à la rivalité de Choiseul et d’Aiguillon une date postérieure, nombre d’historiens admettent l’existence de ce pacte et en considèrent la mise à exécution comme le point de départ des Affaires de Bretagne.

Ce qui est indiscutable, c’est qu’en 1765 le Parlement partit en guerre contre d’Aiguillon, l’accusant d’abus de pouvoir, de tyrannie, d’exactions, méconnaissant ainsi les ordres du Roi, feignant même de les ignorer, pour s’en tenir à la seule responsabilité du sous-gouverneur, qu’avait mise en jeu, et dans les termes les plus véhéments, le procureur général La Chalotais.

Encore aux yeux du chevalier de Fontette, grand ami de M. d’Aiguillon, La Chalotais n’est-il pas le vrai coupable, mais son intime Kerguézec, dont «les intrigues ont mis toute la province en combustion»[55].

Or, le duc qui n’entendait pas être sacrifié, comme l’avaient été certains de ses collègues dans leur lutte contre les parlements provinciaux, se défendit énergiquement et fit dissoudre les États[56]. Pendant la lutte, il avait trouvé, combattant à ses côtés, le plus infatigable et le plus dévoué des auxiliaires dans la personne de la duchesse «qui aimait son mari et qui poussait plus loin que lui le désir de tirer une vengeance éclatante de la vilaine conduite du Parlement envers lui»[57]. En raison de son origine bretonne, elle parcourait le pays pour y chercher des armes contre les adversaires de son mari. Ce fut ainsi qu’elle fit demander, de très bonne foi, à M. de Robien, l’ennemi des Caradeuc de La Chalotais (le père et le fils détenus étaient sous le coup d’un procès criminel) les preuves de culpabilité qu’il pouvait produire, au cours de l’instance, contre les accusés. Robien ne connaissait rien à leur charge: il le dit. La Noue, l’agent trop zélé de la duchesse, n’inscrivit pas moins Robien sur la liste des témoins appelés à déposer contre les La Chalotais. Or le témoin... malgré lui vint trouver, tout estomaqué, Mᵐᵉ d’Aiguillon qui le pria simplement de «ne pas se faire le chevalier de ces Messieurs». Mais le duc, à qui La Noue envoya sa fameuse liste à Bagnères où il était en traitement, se fâcha de ce qu’il appelait «une bêtise et une platitude» et refusa de s’en servir[58].

L’anecdote tendrait à démontrer la sincérité des dénégations qu’avait opposées d’Aiguillon à la déclaration du Parlement de Bretagne qui le représentait comme l’auteur de la poursuite criminelle dirigée contre La Chalotais[59].

Le duc, rentré à Paris, dans le courant de mars 1765, après la dissolution des États, avait rencontré Croÿ et lui avait annoncé l’apaisement des Bretons. Il comptait bien achever «les Grands Chemins» de la province, mais il paraissait profondément dégoûté, comme du reste presque tous ses collaborateurs[60], de la tâche ingrate à laquelle l’avait trop longtemps rivé le despotisme d’une jolie femme.

En attendant de nouvelles luttes, il allait se refaire et goûter, dans sa magnifique résidence de Veretz, les douceurs d’un repos bien mérité—si toutefois on peut donner le nom de repos à cette vie de plaisirs et de fêtes, agitée, tumultueuse, turbulente que menaient alors les grands seigneurs en leurs maisons des champs.

*
* *

Par un de ces contrastes qui n’attestent que trop la vanité des choses humaines, il ne reste rien ou presque rien de l’œuvre lapidaire créée par le grand ministre à qui la France doit l’achèvement de son indestructible unité.

N’était le Palais-Royal—et encore combien semblerait-il méconnaissable à Richelieu si cette ombre illustre revenait jamais errer dans son ancien jardin!—tous les

[Pas d'image disponible.]

Cliché Lauzun.

Le Château de Veretz en 1771, d’après Van Blarenberghe.

(Le Château de Veretz par Philippe Lauzun)

bâtiments, constructions et travaux entrepris par le ministre de Louis XIII n’existent plus, à l’heure présente, qu’à l’état de vestiges. Richelieu, ce château grandiose, édifié si amoureusement en quelque sorte par le cardinal dans le bourg qui rappelle son nom, n’est plus qu’une ruine. A Ruel, on a peine à trouver les traces du superbe manoir, dont Richelieu avait fait sa maison de campagne. Brouage, qui, dans la pensée du premier ministre, devait anéantir la fortune commerciale et politique de La Rochelle, n’est plus aujourd’hui, dans l’enceinte de ses fortifications délaissées, qu’un misérable village de pêcheurs, et son port un marais fangeux.

La même fatalité s’est acharnée après les domaines des petits-neveux du cardinal, qu’ils fussent Richelieu ou d’Aiguillon.

Veretz a même complètement disparu comme château et presque entièrement comme propriété. Sans les jolies gouaches de Vanblarenberghe[61] qui datent de 1771 et se trouvent actuellement à la préfecture d’Agen, on n’aurait plus aujourd’hui le moindre aspect de l’antique demeure des De La Barre[62], édifiée au commencement de la Renaissance et transformée, dans le cours des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, par les La Porte et les d’Aiguillon.

Arrière-petit-neveu de Richelieu par son père, et de Mazarin par sa mère Marie-Charlotte de la Porte de la Meilleraye, le duc d’Aiguillon, qui mourut en 1750, avait fait un «Versailles en miniature»—un mot du temps—de cette propriété campée sur un coteau dominant le Cher, aux portes de Veretz, petite ville à deux lieues de Tours. C’était, disent les biographes, «un rendez-vous de lettrés et d’artistes»; mais la chronique scandaleuse ajoute: un cabaret élégant s’ouvrant, dans un site admirable, sur de voluptueux boudoirs, où le maître composa (et ce fut son seul titre de gloire) le recueil de Veretz, qui n’est pas précisément un recueil de morale, en compagnie de l’abbé de Grécourt et de Louise Elisabeth de Condé, princesse de Conti. Au reste, tous les embellissements apportés par le duc d’Aiguillon aux constructions et au parc de Veretz, étaient autant de témoignages d’une affection aussi tendre que respectueuse à l’adresse de cette grande dame, qui était une protectrice, et mieux peut-être pour le châtelain, s’il faut en croire les mauvaises langues du temps[63].

Nous ne connaissons qu’une seule description de ce beau domaine[64]: elle remonte à 1736, et, sous forme d’une «lettre à M. D...», s’étend, avec une abondante complaisance, rehaussée d’allégories mythologiques, sur toutes les merveilles réunies dans ce ravissant séjour, pour la plus grande satisfaction de «la Déesse»; ce qui, par parenthèse, ne l’était guère pour celle de la bonne «grosse duchesse».

Le château, féodal par ses deux tours massives, dans la partie qui regardait le plateau, tout à fait moderne, avec son vaste corps de logis que flanquaient deux pavillons carrés faisant face au vallon et à la rivière, accédait, en pente douce, jusqu’au Cher, par un quai large de 8 toises et long de plus de 100, dans l’encadrement vert et fleuri d’un parterre à jets d’eau.

Dans l’épaisseur du mur de la construction principale, se dressait, comme pour faire un grandiose accueil au visiteur, qui entrait par la cour d’honneur, la statue équestre de François Iᵉʳ, toute bardée de fer, dont la dorure avait résisté aux injures du temps. L’effigie du roi-chevalier, celle des salamandres qui couraient sur la façade du château, en indiquaient, de reste, la date et les origines. Mais les hautes et larges croisées qui laissaient passer à flots l’air et la lumière dans les bâtiments, les balcons ajourés qui les décoraient, et mieux encore la disposition élégante d’appartements spacieux et commodes disait assez que le grand style du XVIIᵉ siècle et la grâce du XVIIIᵉ avaient contribué à faire du château de Veretz une des plus belles résidences du «beau pays de la Touraine».

C’était surtout dans l’appartement du premier étage, réservé à la princesse de Conti, que les embellissements, réalisés par le duc d’Aiguillon, avaient multiplié des créations d’un goût raffiné. Le grand salon, éclairé par quatre fenêtres très élevées sur des balcons à courbes artistiques; les boudoirs délicieusement meublés de bergères, de guéridons, de consoles délicatement ouvrés; la bibliothèque et le cabinet de travail étaient ornés de glaces d’une pureté impeccable, hautes de six pieds sur quatre de large, reflétant, à l’infini, les soirs de réception, le blanc et doux éclat des lustres de cristal.

Une partie des pièces donnait sur le parc, dont les vues, très variées, étaient un des plus grands attraits de Veretz et en constituaient, aux yeux de la princesse, le véritable charme. Dans cette enceinte immense, où des prairies, que traversait une superbe avenue, étaient également coupées de bouquets d’arbres et de ruisseaux, le terrain montait jusqu’au sommet du coteau, pour y former une terrasse, jadis chantée par les poètes et célébrée par Mᵐᵉ de Sévigné. Cette merveille de la nature, qu’avait embellie encore la main de l’homme, ne comptait pas moins de 1.600 pieds de long sur 45 de large. Elle atteignait, sur certains points, une hauteur de 80 pieds, et se fermait, dans toute sa longueur, d’une balustrade en pierre de taille à hauteur d’appui; la roche opposée disparaissait sous une odorante tapisserie de roses, de chèvrefeuille et de jasmin. Une autre terrasse, de plain-pied avec le bois et le reste du parc, venait croiser la première, pour aboutir avec elle à un belvédère dominant tout le paysage.

Comme si cette grandiose simplicité n’eût pas été une beauté suffisante, d’Aiguillon lui avait prodigué tous les ornements d’une architecture à la fois savante et gracieuse; à l’extrémité de la grande terrasse, en face du belvédère, la statue d’Esculape; au milieu de la balustrade un balcon en saillie et vis-à-vis un escalier accédant de la première à la seconde terrasse; sur les degrés des statues et des urnes, le long des pilastres de riches motifs d’architecture; contre le balcon central un salon élégamment décoré. Plus loin se dressait avec son «toit en impériale» un pavillon, s’ouvrant du côté de la rivière, dans lequel pouvaient s’asseoir vingt-cinq personnes; en dessous, un salon voûté, qui prenait vue sur le vallon et qui offrait au visiteur, lassé par la fatigue et la chaleur, la fraîcheur d’un agréable repos.

C’était à l’intersection de la seconde terrasse par la première, sur le prolongement du vallon, et près d’un petit belvédère ménageant à la vue un horizon de plusieurs lieues, que la princesse de Conti s’était fait aménager le «petit ermitage», où elle se confinait volontiers. Les pièces en étaient de moyenne grandeur mais délicieusement ornées, les murs revêtus de carreaux de faïence qui formaient les plus jolis dessins du monde. Cette galante retraite, entourée de bosquets, s’étendait par une suite de parterres, qui s’encadraient d’arceaux de jasmin, jusqu’à la grande allée descendant vers la rivière. Une glacière se trouvait dans les environs; et l’inspiration d’un aimable poète, qui sait? peut-être de Grécourt? lui avait fait graver cette inscription:

Près d’un antre où l’hiver a renfermé ses glaces,
Il était un réduit ignoré de l’Amour.
Elisabeth y vient; elle y conduit les Grâces;
Et l’Amour à jamais y fixe son séjour.

On a souvent prétendu que le XVIIIᵉ siècle, partagé entre les conceptions d’une audacieuse philosophie, le goût très prononcé des voluptés terrestres et le culte d’un pastoralisme aussi mièvre qu’il était faux, n’a jamais eu le sentiment bien net des beautés réelles de la nature, à ce point qu’il admira toujours moins, dans Jean-Jacques, leur prestigieux évocateur que le déclamateur maladif des plus malsains paradoxes.

Eh bien! il est facile de se convaincre par la lecture de la relation à laquelle nous empruntons ses principales lignes, que le metteur en scène des sites de Veretz, et l’écrivain, qui en trace la description, avaient la vision exacte de ces incomparables paysages. Sans doute, notre narrateur s’attendrit à l’aspect des brebis et des agneaux bondissant dans les grasses prairies, du fier taureau et des vaches «tigrées blanc et noir», couchées au milieu des herbages; il note les cascades, les digues et les moulins, il croque les honnêtes villageois qui peuplent ces riches vallées; mais il admire, avec une émotion qui n’est pas factice, cette vue du fleuve et des prairies jusqu’à Tours, embrassant une partie de la ville, l’abbaye de Marmoutier et la ligne sinueuse des coteaux de la Loire. Au Nord, c’est la plaine entre le Cher et la Loire avec la «maison» historique des La Bourdaisière, et courant aux pieds du château de Veretz les eaux vives et transparentes de la rivière, que divisent, sans les ralentir, les deux îles où le narrateur relevait tous les... accessoires de son tableau champêtre.

Et, comme s’il éprouvait quelque regret de s’être attardé à un aussi beau spectacle, il termine, après avoir visité la «ménagerie» où il compte les paons et les pintades, sur la description de la fête donnée par le duc d’Aiguillon à Mᵐᵉ de Conti (l’abbesse). Que de splendeurs! le noble châtelain avait «illuminé tout le parc avec quatre mille lampions!»[65].

*
* *

Après la mort de ce père prodigue, sa femme, la bonne duchesse, ayant conservé comme habitation Ruel, ancienne propriété du cardinal, le duc d’Agénois, devenu duc d’Aiguillon, avait, comme bien on pense, préféré à sa gentilhommière du Midi, la somptueuse demeure de Veretz.

Le pays était à mi-chemin de Rennes et de Versailles; et, depuis plusieurs années déjà, le gouverneur de Bretagne y venait passer l’été au milieu de réceptions et de fêtes, qui apportaient un puissant dérivatif à ses soucis d’homme d’État. Mais comme il savait dissimuler son ambition sous un détachement affecté des vanités terrestres! Mᵐᵉ de Pompadour était seule capable de lui donner à cet égard la réplique. En 1760, alors que, dans une de ces heures de découragement, qui lui avaient déjà valu de si tendres reproches, il avait sans doute exprimé à sa correspondante son intention de finir ses jours dans la retraite, la marquise lui avait répondu, le 28 juin:

«Tout ce que vous me dites des âmes de Bretons n’est rien en comparaison des âmes de ce pays-ci; et je pense absolument pour Ménars, comme vous pour Verest... Quoique je ne me propose pas de vivre avec mon voisinage, vous serez excepté de la loi générale. Vous voyez que je ne vous cède en rien pour l’horreur du monde...»

Mᵐᵉ de Pompadour n’alla guère à son château de Ménars.

Quant à cet autre amant de la solitude, il ne la comprenait que peuplée de ses familiers, de ses amis, de sa petite cour.

En 1765[66] et en 1766[67], il mena grand train et joyeuse vie à Veretz, surtout en 1766; il ne pensait qu’aux prochaines noces de sa fille avec M. de Chabrillan. C’était, chaque jour, fête nouvelle et réjouissances de toute sorte, en compagnie de ses fidèles et féaux de la Châtre, de Broc, de Balleroy, de la Noue, etc.

Et Mᵐᵉ d’Aiguillon, qui avait révélé, depuis longtemps déjà, des talents d’organisation et d’administration de premier ordre, faisait les honneurs de Veretz, avec ce tact de la femme intelligente qui ne veut paraître que l’auxiliaire de son mari, avec l’attention délicate de la maîtresse de maison qui tient à prévenir le moindre désir de ses hôtes.

Elle est en quelque sorte la surintendante du château. Elle en ordonne les réparations et les aménagements. Elle surveille les plantations et reçoit les fermiers. Mais c’est elle aussi qui s’occupe des pièces qui seront jouées au château, des décors, des costumes, des partitions. Elle pense aux livres et aux gazettes. Il n’est pas jusqu’à la chasse qui ne soit de son département. En 1768, avant que la vie de château ne soit commencée, elle écrit de Paris, le 16 août, au chevalier de Balleroy, toujours empressé à la servir, d’autant qu’il y trouve son intérêt, comme elle le laisse finement entendre à ce grand chasseur devant l’Eternel:

«... Je vous réponds courrier par courrier; mais c’est qu’il est question d’une grande nouvelle, d’une chienne de nouvelle, d’une nouvelle de chiens, oui de chiens, très fort de chiens, puisque c’est de ces fameux chiens que Milord Ken fait venir à Veretz. On a avis qu’ils sont arrivés à Nantes, non en quatre bateaux, mais dans un seul vaisseau et qu’ils étaient accompagnés de plusieurs autres, mais ce qui est fâcheux, c’est qu’on les avait adressés au bonhomme Laker, à qui M. d’Aiguillon avait oublié d’en faire donner avis, qui a été très étonné de voir arriver chez lui 18 chiens et 1 conducteur, lesquelles 19 créatures ne disent pas un mot de français, et ledit Laker pas un mot d’anglais. Cela fait que, très poliment, il a mis tout cela à la porte; et il faut que vous, qui êtes le grand veneur, vous vous mettiez à la poursuite de mes dits chiens et de leur gouverneur, et que vous donniez ordre pour faire embarquer tout cela sur la Loire, pour se rendre à Veretz.»

V

Le cure-dents de La Chalotais.—Le «bailliage d’Aiguillon».—Un échafaud fantastique.—Le Gouvernement ne veut pas rappeler d’Aiguillon.—Ours et Bretons.—Le Nouveau Parlement et les Etats de 1767.—Les trois duchesses.—La politique du Gouvernement et celle de d’Aiguillon.—Le roi et la duchesse d’Aiguillon chez la reine.—«Vous vous êtes conduit comme un ange!»

Le 11 novembre 1765[68], La Chalotais avait été arrêté avec son fils, sur la dénonciation de Saint-Florentin et de Calonne, maître des requêtes, qui lui reprochaient, tous deux, entre autres griefs, d’avoir écrit des lettres anonymes[69] peu respectueuses pour le roi. Toujours avec son fils, La Chalotais fut enfermé dans une tour de Saint-Malo, où «son cure-dent, écrit Voltaire, grave pour l’immortalité sur les murs de son cachot[70]».

D’autre part, d’Aiguillon s’était rendu de Bagnères à Fontainebleau[71], où séjournait alors la Cour, pour soumettre à Louis XV un projet de reconstitution du Parlement de Bretagne, avec les débris de l’ancien. Le roi y consentit, mais réduisit le nouveau à soixante charges. Or le gouverneur ne parvint que très péniblement à les remplir[72]. Fort peu de conseillers étaient restés ses partisans; et ce que ses adversaires appelaient, non sans dédain, le Bailliage d’Aiguillon, ne fut constitué que le 16 janvier 1766.

Siégeant à Rennes, le nouveau Parlement dut juger les prisonniers, dont la Chambre royale de Saint-Malo avait déjà commencé le procès.

Au dire de Soulavie, ce fut, pendant les deux premiers mois, une entente cordiale. Les magistrats ne pouvaient évidemment oublier qu’ils étaient les créatures du commandant: et, d’autre part, leur était-il facile de se soustraire à la pression de l’opinion publique favorable aux accusés? Toujours est-il que, le 3 mars, «de concert avec le premier président, le futur chancelier Maupeou», d’Aiguillon «faisait parler le roi en souverain[73]». La duchesse dut en être charmée; car—nous le verrons plus tard—elle tient pour le principe d’autorité, en un temps où le monarque, très soucieux cependant de son pouvoir absolu, semblait le compromettre par son indolence et son apathie. A l’encontre de son aïeul Louis XIV, il fuyait le tracas des affaires et laissait à ses ministres tout le poids des responsabilités.

L’année avait donc commencé, au Parlement de Bretagne, sous les plus favorables auspices. Le gouverneur venait à bout de toutes les difficultés; et, pour un peu, Soulavie proclamerait le duc d’Aiguillon «un génie». Mais, comme il arrivait si souvent à cette époque, les passions religieuses donnèrent à une affaire purement administrative une orientation toute politique. Les Bretons prenaient chaque jour plus à cœur la cause de La Chalotais qui était, nous l’avons dit, un janséniste renforcé. On vit dans les persécutions[74], réelles ou fausses, dont souffraient les captifs, une revanche des Jésuites chassés de France. Il faut reconnaître aussi que l’instruction avait commis maladresses sur maladresses. On avait éventré les bureaux du père et du fils pour y trouver des preuves de leur félonie. Et le rapporteur Le Noir[75], aussi bien que l’accusateur Calonne, avait fait du récit de ces perquisitions un pur «amphigouri[76]».

Il n’en fallut pas tant pour présenter les La Chalotais comme des martyrs: ils subissaient la plus étroite captivité[77] et les plus perfides interrogatoires. On affirma même, très sérieusement, que, pendant une nuit, on avait dressé un échafaud pour les exécuter dans l’intérieur de la prison; on avait vu entrer les planches et les madriers: on avait entendu les coups de marteau qui les assemblaient. Et, naturellement, les condamnés étaient innocents. C’était d’Aiguillon qui avait fabriqué les lettres anonymes. L’indignation fut générale; et le Parlement de Paris lui-même en murmura.

«La seule affaire dont on parlât, dit le prince de Croÿ dans son Journal (1766), c’était la suite du procès criminel de MM. de La Chalotais où M. d’Aiguillon paraissait avoir le dessous.»

Or, toutes ces nouvelles n’étaient, en majeure partie, que des racontars, ou, si l’on préfère cette autre expression empruntée au même vocabulaire, un bluff politique imaginé pour impressionner les masses. Ce sinistre convoi de planches, entré nuitamment dans la tour, pour y être affecté à une destination plus sinistre encore, était le matériel d’une équipe d’ouvriers qu’appelaient des réparations urgentes. On avait imprimé que le ministre de la marine, Praslin, cousin de Choiseul, avait expédié en toute hâte un courrier pour empêcher l’exécution. Cette fable avait été imaginée, afin d’«en jeter l’odieux sur d’Aiguillon, qui n’avait pas plus influé dans l’affaire de M. de la Chalotais que le roi de Prusse[78]».

Choiseul, lui-même, à qui les pamphlétaires attribuaient également l’expédition mise au compte de Praslin, protestait contre une telle invention, dans une lettre qu’il adressait, le 27 mai 1770, au duc d’Aiguillon: «Rien n’est si faux, si criminel et si bête que l’assertion de l’envoi d’un courrier de ma part, pour empêcher une exécution quelconque, en Bretagne[79]».

Entre temps, la reconstitution du Parlement de Bretagne, qui s’opérait si péniblement, quoiqu’en dise l’enthousiaste Soulavie, n’en restait pas moins une source très vive de griefs toujours renaissants contre le gouverneur, que l’opinion rendait responsable de l’ordonnance royale. Lui, d’Aiguillon, qui voyait l’orage s’amonceler sur sa tête, reprenait son éternelle antienne: il demandait, une fois de plus, les 11 et 16 février, à quitter la Bretagne[80]. Vainement, il avait déconseillé une procédure qui pouvait mettre en péril le prestige du pouvoir central et la tranquillité de la province; le ministre, indécis, irrésolu, s’arrêtait aux mesures les plus violentes, pour désavouer presque aussitôt ses agents, en prêtant l’oreille aux intrigues de Cour. Pas plus qu’il n’avait adhéré à la politique de sage et ferme modération préconisée par d’Aiguillon, il n’eut égard à sa demande de rappel.

Le roi ne voulut pas en entendre parler: il fut convenu, cependant, que d’Aiguillon ne «tiendrait pas les Etats» à la fin de l’année. Déjà, le 26 février, Saint-Florentin lui avait écrit[81]: «Il n’y a que votre présence à Rennes qui puisse maintenir le zèle des bons serviteurs du roi.»

Et puis Choiseul, alors grand favori de Louis XV, «cherchait à tenir éloigné, et en Bretagne, le duc d’Aiguillon, celui de ses ennemis qu’il craignait le plus[82]». Aussi avait-il su gré au prince de Croÿ d’avoir suivi ses conseils, en cessant de prétendre à la succession d’un gouverneur qui voulait toujours s’en aller. Mais, ajoute le mémorialiste, «le duc d’Aiguillon en fit tant qu’il fallut le rappeler (1766)». La phrase est ambiguë: elle semble laisser entendre que le fonctionnaire commit de tels excès de pouvoir qu’on dût en débarrasser le pays.

Ce qui est certain, c’est que les attaques redoublaient contre le despote, le «Bacha», comme l’appellera plus tard Mᵐᵉ Du Deffand. Choiseul, qui, en 1765, opinait pour «l’extrême rigueur», affirme d’Aiguillon, mais à la condition que celui-ci la conseillât d’abord,—tactique devant inévitablement servir à le discréditer davantage—Choiseul, en bon ami des philosophes, penchait secrètement pour les prisonniers de Saint-Malo. Il le prouva, du reste, par une manœuvre, que les ennemis de d’Aiguillon purent croire dirigée contre un homme, qu’on supposait acharné à la perte des détenus.

Ceux-ci furent, en effet, transférés de Rennes, où ils étaient incarcérés depuis le Iᵉʳ août, au château de la Bastille. Puis, en novembre, Louis XV, évoquant l’affaire à son conseil, s’y faisait rendre compte de la procédure, et, pour en finir, exilait, le 20 décembre, à Saintes les La Chalotais.

Au reste, leur procès ne fut jamais jugé; mais, déjà, en 1767, les violences du procureur général l’avaient singulièrement diminué auprès du grand public: car il faut reconnaître que ce «patriote» qui, du fond de son noir cachot, acceptait, de Saint-Florentin, la permission d’assister au mariage de sa fille, n’avait, ni épargné les sarcasmes, ni ménagé les injures aux «gens du roi» et au nouveau Parlement, qu’il prétendait vendus à la Cour et au duc d’Aiguillon, son ennemi personnel. C’était ainsi qu’il considérait le commandant de Bretagne, bien que celui-ci eût plutôt prêché l’indulgence et «voulu qu’on épuisât tous les moyens de justification de la Chalotais[83]». Car, aux yeux des juges, les fameux billets anonymes, dont l’origine restait mystérieuse, ne pouvaient plus avoir qu’une importance secondaire: mais, ce qui était d’ordre supérieur et de vérité indiscutable dans ce procès essentiellement politique, c’est qu’un agent du pouvoir avait résisté aux injonctions du roi et méconnu les ordres du gouvernement, prévariqué, en un mot, pour seconder les vues d’une aristocratie turbulente et rebelle, décidée à frapper d’impuissance l’autorité royale, sous le prétexte spécieux, perpétuellement invoqué, que la «religion du prince» avait été surprise par le ministre.

Mais alors que La Chalotais disparaissait en quelque sorte de la scène, cette noblesse bretonne, loin de désarmer, continuait la lutte avec plus d’acharnement que jamais.

Pendant que d’Aiguillon était en Touraine, tout entier au charme d’une villégiature que goûtait avec lui sa petite cour, on racontait à Paris qu’il était exilé à Veretz. Lui n’en savait pas un traître mot et ne s’en portait que mieux. Son médecin l’avait mis au lait d’ânesse[84]. D’Aiguillon, comme la plupart des ambitieux et surtout des ambitieux qui cachent leur jeu, était bilieux de tempérament; et la moitié de sa vie (la correspondance de la duchesse le dit assez), se passa en traitements de toute sorte chez lui, ou dans les stations d’eaux thermales, sans que son teint couleur citron en fût sensiblement modifié.

Mais cette quiétude devait bientôt finir. La convocation des Etats, où d’Aiguillon allait paraître en qualité de premier commissaire, était urgente: la tradition voulait que cette réunion fût biennale, en raison du vote des impôts. Et l’aristocratie bretonne, bien que peu satisfaite de l’issue du procès Chalotiste, avait conscience que son ennemi en revenait à Rennes singulièrement amoindri. Aussi lui ménageait-elle de nouvelles et désagréables surprises. D’Aiguillon s’y attendait d’ailleurs et s’y préparait peu philosophiquement, nous dit Belleval[85] admis dans son intimité. Le 9 octobre 1766, le jeune officier avait été prié à souper par la duchesse; et comme il n’était pas de service, il s’était rendu à l’invitation, d’autant que le duc, ainsi que la duchesse, lui avaient «toujours témoigné beaucoup de bonté». Ce soir-là, d’Aiguillon avait convié quelques amis. Il leur annonça qu’il avait pris congé du roi pour aller tenir les États de Bretagne. Il n’en était pas autrement charmé, et il l’avouait d’un ton si piteux que tout le monde se mit à rire.

—Et vous, le premier, dit-il, en marchant sur Belleval, vous, monsieur le rieur, «allez-y donc à ma place, si cela vous amuse ou si vous croyez que je plaisante: j’aimerais mieux brider des ours que des Bretons.

«Je lui répondis, continue Belleval, que je le croyais sur parole et qu’il s’entendait mieux que moi à faire le service du roi, attendu que je ne sais ni brider les ours, ni les Bretons.»

Avant de risquer toutes ces plaisanteries, on s’était assuré qu’il ne se trouvait aucun fils d’Armor dans l’assemblée. L’entrée de la marquise de Guesbriant mit fin à ce badinage, que la duchesse n’eût d’ailleurs pas toléré, en présence de cette dame, sa parente, qu’elle aimait beaucoup et qu’elle avait présentée au roi pour être dame d’honneur de la princesse de Lamballe.

La Noue, un fidèle, lui aussi, de M. d’Aiguillon, n’était guère plus optimiste que le principal intéressé. Il confie ses inquiétudes et même ses angoisses à Fontette[86], de passage à Rennes, où la duchesse le reverra avec plaisir, car elle le «maintient honnête et galant homme». La Noue ne tarit pas d’éloges sur Mᵐᵉ d’Aiguillon: «C’est une femme pleine de sens, de connaissance, bonne, vraie, droite, courageuse, capable d’amitié».

La situation du commandant de Bretagne était, en effet, assez difficile à Rennes, en cette année qu’on aurait pu appeler l’année des trois duchesses. Des questions d’étiquette venaient encore la compliquer[87]. Nous voyons sur le registre des délibérations des Etats qu’on avait nommé trois députations des membres des trois ordres pour aller «complimenter suivant l’usage» la douairière, la duchesse d’Aiguillon et la duchesse de la Trémoïlle—le mari de cette dame devant présider l’ordre de la noblesse aux Etats.

Or, le duc d’Aiguillon, avec sa morgue native, qu’exaspérait encore sa rancune, acquise, contre l’aristocratie bretonne, avait froissé le duc de la Trémoïlle, en ne faisant pas arrêter sa voiture pour recevoir ce personnage, alors qu’il était à la tête de la noblesse[88]. Faut-il attribuer à ce manque d’égards la mollesse que le ministère reprochait au nouveau président? Le rôle de la Trémoïlle ne laissait pas d’ailleurs que d’être difficile. L’opposition avait des prétentions inadmissibles et des exigences inacceptables. La Trémoïlle résistait de son mieux. Alors le tumulte se déchaînait dans la salle. C’était, au milieu de cris d’animaux, une obstruction perpétuelle. Le duc, qui n’avait pas l’habitude des tempêtes parlementaires, restait souvent muet. Etait-ce là «composer avec les brouillons et les mutins?» Ceux-ci, en tout cas, ne lui ménageaient guère les avanies. Aussi, MMᵐᵉˢ de la Trémoïlle—la mère et la fille, également duchesse—avaient-elles suspendu leurs réceptions; et il avait fallu que Mᵐᵉ d’Aiguillon reprît les siennes, quoique à peine remise d’une «forte migraine et d’une petite ébullition». Son salon n’en avait été que «plus honnêtement rempli[89]».

Entre temps, Fontette signalait à son ami un épisode de la guerre de pamphlets qui sévissait alors en Bretagne: c’était l’apparition d’un «écrit abominable et plat, en forme de dialogue des morts» où le cardinal de Richelieu et son arrière-petit-neveu d’Aiguillon étaient drapés de la belle façon: hélas! disait Fontette, on ne punit pas assez sévèrement les auteurs de libelles—comme si le camp ennemi eût été seul à se servir de telles armes.

En sa qualité de premier commissaire, d’Aiguillon avait lu aux Etats, le 10 janvier 1767, une lettre qu’il disait avoir reçue du roi et qui défendait formellement «aux Bretons de s’occuper des affaires de son Parlement». Les Etats répondirent par un éclat de rire. Mais d’Aiguillon était pressé d’agir par le contrôleur général Laverdy qui avait besoin d’argent; et il ne cessait de répéter aux ministres ses perpétuelles variations sur le proverbe: Patience et longueur de temps, etc. Il les accompagnait de récriminations amères contre l’incohérence et les inconséquences du pouvoir central, qui avait si lestement soustrait le procès des Chalotistes à la juridiction du Parlement de Rennes, et contre la correspondance scandaleuse des princes du sang avec les factieux.

Le ministère le savait de reste; il en souffrait, mais n’aimait pas qu’on lui en rabattît les oreilles. Il eût voulu que d’Aiguillon montrât plus d’initiative et surtout moins de lenteur, d’autant que Louis XV, passant, suivant son habitude, par-dessus la tête de ses ministres, correspondait directement avec «les mutins»—c’était l’anarchie et le gâchis[90].

Et cependant le gouvernement ne pouvait nier que d’Aiguillon ne fût un agent consciencieux, préoccupé de faire prévaloir les droits de l’autorité royale. Laverdy n’écrivait-il pas, le 16 mars 1767, que «d’Aiguillon et Flesselles avaient tiré le meilleur parti d’une situation désespérée[91]».

Les Etats venaient seulement de voter les impôts et ne devaient se séparer que le 23 mai, au milieu d’une recrudescence d’injures, de calomnies et de libelles à l’adresse du gouverneur—campagne à laquelle se mêlait une ténébreuse histoire de poisons, imaginée par les Chalotistes et visant un partisan de d’Aiguillon, l’ex-jésuite Clémenceau.

C’est probablement à cette époque qu’il faut placer un billet écrit en 1767[92], mais sans date précise, par le duc au chevalier de Balleroy, billet où il parle, à mots couverts, de ses négociations, d’intrigues multiples, etc... D’Aiguillon est bien l’homme de son style, méfiant, timoré, indécis, mystérieux, sous l’aspect sombre et l’attitude hautaine que lui prêtent ses ennemis et qu’il croit être de la dignité.

La duchesse avait une allure bien différente. Elle était franche, crâne même et marchait droit au but.—Elle était venue à Paris pendant que son mari restait en Bretagne. Fontette l’eût désirée à Rennes. Mais «elle ne peut être partout. Elle est bien aussi utile à M. d’Aiguillon à Paris qu’ici, et par cela seul je suis consolé de l’y savoir[93]».

La Noue, d’ailleurs, ne tarde pas à rassurer son ami. Il dit même que l’«absence» ou la «présence» du principal intéressé à la Cour semble «indifférente», Mᵐᵉ d’Aiguillon ne quittant pas Versailles. «Favorite de la reine, elle est appelée chez sa maîtresse dans les moments les plus particuliers» et, là, le roi «peut causer avec Mᵐᵉ d’Aiguillon, qui le guide sur toutes les affaires de l’Etat et particulièrement de la Bretagne».

Nous ne croyons pas que la duchesse ait jamais eu la prétention d’être l’Egérie d’un monarque qui n’était ni sûr dans ses relations, ni constant dans ses idées. Les ambitions de Mᵐᵉ d’Aiguillon se bornaient à défendre la réputation et l’honneur de son mari, comme elle employait son crédit (La Noue l’avait bien jugée) à servir les intérêts de ses amis. Et ce sera le duc, il fallait s’y attendre, qui en aura toute la gloire. N’écrit-elle pas de Versailles, en octobre 1767, au chevalier de Balleroy[94], que le concours de M. d’Aiguillon lui était tout acquis.

A cette époque, en effet, le gouverneur de Bretagne avait repris faveur à la Cour. Et l’on a vu que la duchesse n’y avait épargné ni son temps, ni sa peine.

Mais la tâche n’avait pas laissé que d’être difficile. La résistance de la noblesse aux demandes du roi, sa turbulence avaient provoqué un tel scandale que, peu de temps avant la clôture des Etats, le gouvernement avait invité son premier commissaire à lui établir un projet de règlement pour la tenue de ces mêmes Etats. D’Aiguillon obéit; mais, comme il avait toujours l’appréhension des responsabilités, il voulut renvoyer à une session ultérieure la lecture et l’application du règlement. Il fallut que le ministère insistât énergiquement, pour que le duc se décidât à lire son projet le 23 mai, c’est-à-dire le jour même de la clôture des Etats.

Et, convaincu, d’autre part, que cette nouvelle exigence du pouvoir central le rendrait, lui d’Aiguillon, encore plus odieux aux Bretons, il eut hâte de les quitter. Mais, comme toujours, Saint-Florentin s’opposait au départ de son neveu. La duchesse douairière quitta immédiatement Rennes pour Versailles, et, le 2 juin, elle obtenait haut la main le rappel de son fils[95].

D’Aiguillon, malgré qu’il eût, par intervalles, en raison de son tempérament bilieux, de terribles colères contre cette noblesse qui le vilipendait, d’Aiguillon s’appliquait encore à la ménager. Sans tenir compte des objurgations de ses amis qui lui reprochaient de s’obstiner à «vouloir être bon», il usait à peine des pouvoirs discrétionnaires qu’il tenait du gouvernement, même contre les «bastionnaires»—on appelait ainsi les chefs du bloc formé par l’opposition de l’aristocratie.

D’Aiguillon avait pour lui, aux Etats, le Tiers et une notable partie du clergé: il aurait même eu la grande majorité de la noblesse, sans une poignée de cabaleurs qui menaçaient leurs collègues hésitants de vengeances terribles, le jour où les démissionnaires remonteraient sur leurs sièges du Parlement: car ils savaient bien qu’il n’y avait pas de coalition possible entre les Etats et le bailliage d’Aiguillon.

En tout cas, quoique le ministère appelât «irrésolution et timidité» ce que le commandant de Bretagne nommait «circonspection et fermeté», d’Aiguillon trouva, quand il revint à Versailles, tout un cortège d’admirateurs. D’ardentes imaginations, éprises de couleur locale, le représentèrent, sur ce littoral semé de récifs, «rocher au milieu des vagues». Et le jour où il parut devant le roi pour lui faire sa cour:

—Vous vous êtes conduit comme un ange, lui dit Louis XV.

VI

Les Etats «intermédiaires».—Chasse aux «Mandrins».—La coterie des «Bastionnaires» et la pacification de la Bretagne.—Les variations du contrôleur général, d’après d’Aiguillon.—Démission.—Cérémonial des obsèques d’une reine.—Un cocher en couches.—Le duc de Penthièvre jugé par Mᵐᵉ d’Aiguillon.—La duchesse est ravie de voir son mari «hors d’une indigne galère».—Ce qu’en pense d’Aiguillon.

C’est dans le courant de l’année 1768 que s’engage réellement la double correspondance de la duchesse d’Aiguillon et de son mari avec le chevalier de Balleroy, l’une plus rare et roulant de préférence sur les choses de la politique, celle de la duchesse autrement variée, souvent à bâtons rompus, mais vive et piquante, volontiers pittoresque, demandant et acceptant sans arrière-pensée les mêmes services que peut lui rendre le complaisant célibataire, et s’employant pour lui, à la Cour, avec autant de désintéressement empressé et sincère, qu’il en apporte lui-même à témoigner de son loyalisme envers ses nobles patrons.

«Je n’ai pas besoin de vous dire, Monsieur le Chevalier, lui écrit-elle, combien votre situation m’occupe: vous n’en devez pas douter, connaissant ma façon de penser... Mais il est bien difficile de raisonner par lettre, comme on voudrait. Il y a des choses sur lesquelles, en se voyant, en quatre paroles, on s’explique très aisément, au lieu que, par lettre, il faut tant de phrases et de périphrases, encore souvent pour ne se pas entendre[96]...»

Aussi, comme elle est sur le point de partir pour Veretz, invite-t-elle Balleroy à l’y rejoindre; au moins pourront-ils y causer librement. L’appréhension du Cabinet noir—cette institution permanente—se laisse pressentir ici, comme dans toutes les correspondances du temps.

Mais le départ de Mᵐᵉ d’Aiguillon avait été précédé de notables événements qu’il importe de rappeler.

Des Etats extraordinaires—intermédiaires ainsi qu’on les nommait encore—s’étaient ouverts à Saint-Brieuc, au commencement de 1768, présidés par l’évêque du diocèse, Girac[97], un des rares prélats qui fussent hostiles à d’Aiguillon, par le duc de Duras, et par un magistrat, Ogier, qui était le premier commissaire, «en réalité le porte-parole» du gouverneur[98].

Un bon billet qu’avait là le duc d’Aiguillon!

La «réalité», c’était l’entente tacite des deux représentants de la noblesse et du clergé «pour ramener la réconciliation de l’opposition bretonne avec le ministère, réconciliation dont le gouverneur devait faire les frais[99]».

Celui-ci n’avait été, même à Versailles, que le héros d’un jour. Les amis des «bastionnaires» recommençaient la campagne: «Le duc de Rohan, écrit La Noue à Fontette, le 10 février, a refusé le salut à M. d’Aiguillon, et sa femme à notre duchesse, sans qu’ils sachent l’un et l’autre d’où provient cette bouderie[100]».

A Saint-Brieuc, les opérations se poursuivaient activement. «Les Etats prennent une délibération, pour rembarquer les généraux de Broc, Balleroy, Barrin, La Noue, qui mangent la province et que M. d’Aiguillon y avait entrés contre l’usage; et il faut espérer qu’ils en viendront à bout, et que, peu à peu, on chassera en détail ces Mandrins[101]...»

On comprend si cette exécution dut toucher «notre duchesse».

M. de Calan, qui n’est certes pas un apologiste du gouverneur, est bien obligé cependant de reconnaître et de signaler les petites vilenies mises en œuvre pour forcer la main au roi et lui faire remplacer un ministre «désagréable au parti dominateur», par un homme qui sera «l’instrument de ce même parti». Cet impôt, qui semblait écrasant quand il était réclamé par d’Aiguillon, est voté avec enthousiasme sur la proposition de M. de Duras. Les pamphlets gémissent sur la misère du peuple; et «à Saint-Brieuc c’est un bal perpétuel».

Bientôt il semble qu’un mot d’ordre soit donné, exprimé à peu près partout dans les mêmes termes, «que la tranquillité ne peut se rétablir en Bretagne que par la retraite de d’Aiguillon[102]»... Maupeou doit le démontrer, s’il veut obtenir la place de chancelier. Et Mᵐᵉ Du Deffand écrit, le 10 mai, à l’abbé Barthélemy: «Je fus lundi à souper, à Ruel, chez Mᵐᵉ d’Aiguillon (la mère, sa grande amie) avec le chevalier de Listenoy et l’évêque de Saint-Brieuc. Celui-ci me raconta toute la Bretagne... Un honnête homme, sur son récit, en doit conclure que jamais l’ordre ne sera rétabli dans cette province, tant que le duc d’Aiguillon y commandera. Si j’étais le maître, je n’hésiterais pas un moment à envoyer M. de Penthièvre tenir les prochains Etats jusqu’à ce que la paix y fût complètement rétablie[103]

Et ce n’était pas seulement l’entente commune d’une opposition marchant avec une exacte discipline qui avait entraîné ainsi l’opinion; c’était encore la presse, par ses journaux-pamphlets et par ses libelles, échos des philosophes, des jansénistes et des parlementaires, qui mettaient habilement en scène le martyre de la Chalotais, pour expliquer le soulèvement de la Bretagne tout entière contre son tyran. Celui-ci avait assurément des amis qualifiés pour répondre, amis qui s’acquittaient avec conviction de cette tâche, mais par intermittences et non sans hésitations. Car d’Aiguillon les désavouait en quelque sorte. Il méprisait les traits, pour la plupart anonymes, de l’ennemi. Il se croyait suffisamment protégé par le respect dû au représentant de l’autorité royale; et le gouvernement n’admettait pas de polémique même à son profit, et surtout une polémique soutenue par ses agents. «Les gens en place, comme le dit fort bien M. Carré, devaient se taire par respect pour le maître[104]

Il en résulta que d’Aiguillon dut jouer ce que notre modernisme appelle «le guillotiné par persuasion». Certes, il ne demandait qu’à secouer la poussière de ses sandales sur cette Bretagne qui lui avait si souvent échauffé la bile. Que de fois il avait prié qu’on acceptât sa démission! Mais, alors, il se retirait avec les honneurs de la guerre. C’était lui qui se refusait à «brider» plus longtemps les Bretons, tandis qu’aujourd’hui l’opinion semblait imposer au gouvernement le rappel d’un fonctionnaire exécré. Et avant de se résigner à l’acte décisif qui, au dire de la coterie des bastionnaires, devait amener la pacification de la Bretagne, par quelles tergiversations passait un homme confondant trop volontiers la circonspection et le calme avec la lenteur et l’irrésolution! Il écrivait, de Paris, le 22 juin, au chevalier de Balleroy qui s’en allait rejoindre «son général» à Rennes[105]:

«... Le dernier système du contrôleur général, dont, heureusement, il change souvent, est qu’il faut que je retourne au plus tôt en Bretagne, parce que personne ne peut faire les affaires du roi, si je la quitte, et que, d’ailleurs dans tout ce qui s’est passé, il n’y a rien eu de personnel contre moi, que, par conséquent, ce n’est pas le cas où il faut mettre sur la scène un acteur nouveau; c’est en ma présence qu’il tient ce propos aux autres ministres... Il avait dit tout le contraire un mois auparavant... A cela je répétai mon refrain ordinaire: je désire ardemment sortir de Bretagne; je n’y crois plus ma présence utile aux affaires du roi; mais s’il le veut absolument, j’obéirai, après qu’il aura écouté mes représentations tant sur le fond que sur la forme.»

Et il terminait par cet autre «refrain» qu’on retrouve sans cesse sur les lèvres ou sous la plume du politicien soucieux de paraître détaché de toute préoccupation ou calcul ambitieux:

«Je continue mon train de vie ordinaire; je passe quatre jours de la semaine à Versailles et trois à Paris. Je dors et digère bien et je ne m’ennuie pas.»

A six semaines de là, le ton change. D’Aiguillon a fait le cruel sacrifice et il s’en explique, non sans mélancolie, mais avec une confiance en soi, qui semble le comble de l’illusion, sinon de la duplicité[106].

«C’est sur l’avis du contrôleur général, écrit-il encore à Balleroy, que le roi s’est décidé à me permettre de me retirer et je suis bien convaincu qu’il ne s’y est déterminé, que parce qu’il a prévu que je serais encore une fois trahi et abandonné par un ministre qui veut absolument qu’on croie que c’est l’animosité qu’on a personnellement contre moi en Bretagne, et non sa mauvaise administration, qui est cause du désordre dans lequel est cette province... Je ne regrette pas le gouvernement de Bretagne, mais d’y laisser des gens sages et de bons serviteurs qui seront exposés à la méchanceté et à la violence des brouillons..... On prétend que M. de la Chalotais donnera sa démission aussitôt que j’aurai donné la mienne.»

Entre temps, la duchesse, malgré toute sa vigilance, avait été absorbée par d’autres soins et par d’autres devoirs, qu’elle n’eût pu décliner sans être taxée d’indifférence et même d’ingratitude.

La reine Marie Lesczinska se mourait. La maladie n’avait pas été seule à miner ses jours. Délaissée, en raison peut-être des exigences d’une dévotion trop austère, pour des rivales souvent indignes, qui ne se comptaient plus et qu’il fallait cependant accueillir, ne fût-ce que d’un signe de tête, la reine s’était peu à peu consumée en un désespoir profond, muet, dissimulé sous un sourire de Cour, mais rongeant, comme un cancer, les sources vives de l’existence.

Une lettre de La Noue met en opposition, dans une phrase qui fait portrait, la physionomie officielle des deux époux: «Le roi est plus beau et plus frais que jamais...» mais «sa femme est dans un état affreux[107]...» Aussi Mᵐᵉ d’Aiguillon ne l’avait-elle plus quittée: il avait fallu, pour qu’elle revînt passer quelques jours à Paris, qu’elle y fût rappelée par une maladie assez sérieuse de son fils et de l’une de ses filles: encore, aussitôt leur rétablissement, avait-elle repris le chemin de Versailles.

La lente et douloureuse agonie de Marie Lesczinska dura plus de six mois: «L’état de la reine, écrit la duchesse, est toujours le même, c’est-à-dire que cette malheureuse princesse ne peut ni vivre, ni mourir; elle a, de plus, depuis quelques jours, une fièvre d’une violence extrême qui lui cause du délire tous les matins... Ne prenant presque plus de nourriture, il y a aujourd’hui cinq semaines que cet état violent dure; cela fait horreur à penser, même aux gens les plus indifférents. Jugez de l’effet que cela fait sur moi qui aime la reine, non parce qu’elle est reine, mais parce qu’elle est aimable et vertueuse, et que, dès ma plus tendre enfance, elle m’a toujours comblée de bontés, j’ose même dire d’amitié[108]

Pour qui savait les habitudes d’infidélité d’un mari, déjà tout disposé à suivre l’exemple du maître, le mot vertueuse laissait percer une allusion suffisamment claire; car la duchesse, aussi discrète et aussi intelligente qu’elle était énergique et forte, connaissait trop bien les procédés de la poste pour livrer naïvement à cette auxiliaire de l’Etat le fond de sa pensée.

Mais la reine est enfin délivrée de ses souffrances; et la douleur de la duchesse, déjà si profonde et si sincère, éclate plus intense encore, à la vue d’une sorte de profanation qu’exigeait alors le protocole des funérailles royales[109].

«Ce qui m’a fait une impression que je ne peux pas rendre, c’est le moment du transport, de voir sortir cette respectable princesse de ses appartements par pièces et par morceaux, d’abord le cœur porté par l’évêque de Chartres sur un carreau, ensuite ses entrailles, puis sa personne...»

De même, à Saint-Denis, le minutieux cérémonial qui accompagne l’arrivée de la défunte, est pénible pour une femme aussi peu éprise de l’étiquette que l’était Mᵐᵉ d’Aiguillon. L’évêque adresse un discours au prieur de l’abbaye qui s’empresse de lui rendre la politesse: puis la reine est portée, toujours «par pièces et par morceaux», dans le chœur, sur une estrade et sous un dais; prières, aspersions, discours, tout recommence, et même la «promenade de ce malheureux corps» jusqu’à une chapelle où il restera déposé en attendant le jour de l’inhumation.

Enfin l’heure fatale a sonné[110]:

«... Le spectacle de Saint-Denis était très beau et bien ordonné: c’était une bien belle horreur. J’ai été en place en grand habit et grande mante, depuis 10 heures du matin jusqu’à 5 h. 1/2, sur une petite banquette, qui n’avait pas un demi-pied de large. Vous croirez sans peine que j’étais fort lasse quand la cérémonie a été finie.»

Son affliction est alors plus grave et plus expressive. Tant que le corps était resté à Versailles et à Saint-Denis, la duchesse était toujours au service de la reine: «enfin elle était encore parmi nous»; mais «quand on l’a descendue dans le caveau», cette nouvelle et définitive séparation détermina chez Mᵐᵉ d’Aiguillon «un trouble inouï qui fit rire, à ce qu’il paraît, bien des gens à portée de voir... il fallait assurément en avoir bien envie» remarque-t-elle non sans amertume.

Il semble, à vrai dire, que la Cour fût en humeur de folâtrer ce jour-là; car les commentaires de l’oraison funèbre s’accompagnent de «toutes les gentillesses et de toutes les pointes» imaginables. On prétendait, avant que le prédicateur—l’évêque du Puy—prît la parole «qu’il fallait se garantir de la fraîcheur du puits[111]». Au reste, ce morceau d’éloquence était, de l’avis des meilleurs juges, d’une valeur très discutable: «Il n’y a rien de si difficile à faire, conclut la duchesse, qu’une oraison funèbre; et depuis M. Fléchier, il n’y en a pas eu une complètement bonne».

Après s’être exclusivement consacrée à l’accomplissement du pieux devoir que lui imposait sa dette de reconnaissance, Mᵐᵉ d’Aiguillon reprit peu à peu avec le chevalier de Balleroy le cours de ces entretiens familiers, où se confondaient les nouvelles de la politique et les incidents de la vie mondaine. Les préoccupations familiales tiennent une certaine place dans ces causeries intimes: «Notre cousine de Valentinois, écrit-elle le 26 juillet, est toujours très mal; les uns disent que c’est une fièvre maligne, d’autres que sa tête est partie. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est très mal et qu’elle a un délire continuel et très extraordinaire. Le dernier était de vouloir que son cocher fût dans sa chambre, sur une chaise longue, coiffé en femme, avec un couvre-pieds de dentelle, parce qu’il était en couches[112]

C’est à quelques jours de là qu’elle chargera Balleroy, «en sa qualité de grand veneur», de courir après les chiens et «leur gouverneur», expédiés d’Angleterre à Veretz et refusés par un garde à qui d’Aiguillon avait omis d’en parler. Et, dans cette même lettre, la duchesse, le cerveau toujours hanté des «affaires de Bretagne», ne peut s’empêcher d’en parler, avec une pointe d’aigreur, inséparable désormais des souvenirs que lui a laissés son séjour dans la province:

«M. de Broc[113] aura beau faire, il ne donnera jamais de courage à M. le duc de Penthièvre[114], parce que ce n’est pas à son âge ce que l’on acquiert. De plus, il est entouré de gens qui ont promis ou qui souhaitent qu’il en soit ainsi. Je serai bien surprise, si je vois sortir quelque coup un peu ferme de cette boutique. Il est l’homme du royaume qui a les vues les plus droites et les plus honnêtes, qui est le plus vertueux dans toutes les règles; mais il est faible par nature et par principes; et vous conviendrez que ce n’est pas le moment de se flatter de donner du nerf. Il y en a tant d’autres à qui il en manque.»

On ne saurait tracer un portrait plus exact et plus vrai de ce prince estimable, mais toujours hésitant et irrésolu, que le sentiment de ses responsabilités aurait dû faire partir, depuis longtemps, pour une province dont il était le gouverneur titulaire, afin d’y étouffer le désordre si savamment entretenu par ses propres cousins.

En s’exprimant avec autant de netteté et de fermeté, Mᵐᵉ d’Aiguillon était absolument désintéressée. Elle avait dit un adieu définitif à la Bretagne: «le sort de M. d’Aiguillon est décidé, écrivait-elle[115]. Qui sera son successeur? Vraisemblablement M. de Duras.» En ce qui la concerne, elle est fort aise que son mari soit débarrassé d’un aussi lourd fardeau; il était «barré sur tous les points», partant impuissant «à faire le bien». «Je suis ravie, répète-t-elle, qu’il soit dehors de cette indigne galère.» Il ne s’éloigne pas cependant sans tristesse; il avait des partisans, des amis qu’il laisse derrière lui. Et nous avons dit avec quelle joie féroce les Chalotistes s’apprêtaient à les persécuter. Aussi la duchesse priait-elle Balleroy d’exprimer à ces fidèles tous ses regrets.

Le duc, moins sincère ou plus emphatique, donnait sa démission pour un acte d’héroïsme. Il écrivait à sa nièce (?), Mˡˡᵉ de Vedec à Vannes, une sorte de lettre apologétique, où il faisait sonner bien haut l’éclat de son abnégation: «La place n’était plus tenable pour lui; et il compte sur la bonté, sur l’esprit de justice de sa parente pour qu’elle approuve «le parti forcé» qu’il a pris. Il devait le sacrifice de sa place à ses amis qu’il eût autrement «précipités dans la boue». Au reste, il affirmait «n’avoir rien fait en Bretagne qui ne fût utile à la loi»; et il n’avait pour amis dans la province que «les honnêtes gens, les vrais serviteurs du roi, les bons citoyens[116]

Assurément son sacrifice fut volontaire. Depuis tantôt dix ans, d’Aiguillon avait trop souvent réclamé son rappel pour n’en avoir pas envisagé quelquefois l’éventualité comme un soulagement. Mais, par la force des choses, ceux-là mêmes qui n’en voulaient pas entendre parler, durent s’y résigner; et comme dit fort bien M. Marcel Marion, d’Aiguillon fut «sacrifié à l’espérance chimérique de rétablir le calme en Bretagne[117]».

VII

Chargement de la publicité...