Une grande dame de la cour de Louis XV: La duchesse d'Aiguillon (1726-1796)
Le partage de la Pologne et ses responsabilités.—Ambitions du comte de Broglie.—Le cardinal de Rohan nommé ambassadeur à Vienne.—Tactique autrichienne: condescendance de la Dauphine.—L’amitié suédoise et le lyrisme de la duchesse d’Aiguillon.—«Deux brigands et une dévote».—Les gémissements de Marie-Thérèse.—L’irréparable.—Conseils du comte de Provence.—La révolte de la Dauphine.—La vie à Fontainebleau.—La «croquante» de Versailles.—Mort de «la grosse duchesse».
Trop longtemps, le duc d’Aiguillon a supporté, à lui seul, devant l’Histoire la responsabilité du partage de la Pologne. Certes ce fut, sous son principat, que cette iniquité fut consommée; mais il la subit, comme, cent ans plus tard, des ministres français signaient, contraints et forcés, le traité qui arrachait à leur patrie l’Alsace-Lorraine. Aurait-il pu, avec plus de décision et de fermeté, conjurer la catastrophe? Rien n’est moins certain. Choiseul n’avait pas surveillé d’assez près la coalition qui se formait dans le Nord: il avait trop laissé décliner en ces pays lointains le prestige de la France. Surpris, il voulut faire face au danger; il lança Dumouriez comme un brûlot; mais il était trop tard. N’eût-il pas été atteint par la disgrâce, que tout son brio de diplomate, toute sa vigueur d’homme d’État auraient échoué devant l’irréparable.
Le duc de Broglie le reconnaît dans son Secret du roi, de même qu’il y fait le procès en règle de d’Aiguillon, qu’il accuse presque d’aveuglement et d’imbécillité. Il est vrai qu’il est un peu juge et partie dans l’affaire: car il semble sous-entendre qu’un de ses ancêtres, le comte de Broglie, aurait pu sauver la situation, s’il avait été appelé alors au secrétariat des affaires étrangères.
Le comte de Broglie était le principal agent, très perspicace, il faut le reconnaître, de la politique secrète, que menait, à l’insu du cabinet de Versailles, le roi Louis XV, ce prince déconcertant, qui paraissait indifférent aux tractations de ses ministres, alors qu’il en contrecarrait la plupart du temps la stratégie diplomatique par des instructions données à des acteurs restant dans la coulisse[240]. Aussitôt Choiseul disgracié, le comte de Broglie s’était mis sur les rangs pour lui succéder[241]: il était cependant un des bons amis de d’Aiguillon; mais le roi, estimant sans doute le mystérieux concours du comte trop précieux pour s’en priver, avait fait la sourde oreille. Broglie, lassé d’une besogne sans gloire et sans profit, se retourna vers d’Aiguillon, dès qu’il le sut pourvu du ministère et lui écrivit, le 8 juin 1771, pour postuler l’ambassade de Vienne. Mais le successeur de Choiseul, dit amèrement le duc de Broglie, «n’y voulait avoir un ambassadeur qui comprît une ligne politique et fût en état de la suivre, pour la raison très simple que n’ayant lui aucune politique, il ne pouvait lui plaire qu’un autre en eût à sa place[242]». Peut-être aussi avait-il appris par son alliée, Mᵐᵉ Du Barry, les compétitions d’un ami dont il ignorait encore le rôle auprès de Louis XV.
Assurément, le poste, alors vacant, de Vienne exigeait un diplomate avisé, actif et très ferme, sans cesser un instant d’être souple et conciliant. Le ministre qui remplissait alors par intérim ces fonctions, M. Durand, était un homme de réelle valeur, mais il n’était pas né. D’Aiguillon eut donc la malencontreuse idée d’envoyer à Vienne le cardinal de Rohan, un très grand seigneur, mais le personnage le moins propre à s’acquitter avec succès de la délicate mission qui lui était confiée. Ce prélat bellâtre, infatué de son nom et de son titre, était étourdi, frivole, dissipé, libertin, fastueux jusqu’à la plus folle prodigalité, incapable de la moindre direction politique et dépourvu de tout scrupule. D’Aiguillon, en le nommant, s’était attiré les bonnes grâces de la puissante maison de Rohan, du prince de Soubise et de la comtesse de Marsan; mais pouvait-il ignorer combien ce choix était déplorable, étant donnés le caractère et les principes de Marie-Thérèse, cette impératrice qui avait une si haute idée de ses devoirs comme souveraine et que la dignité de sa vie avait toujours imposée au respect de l’Europe?
A vrai dire, cette rigidité de mœurs n’excluait, ni les calculs ambitieux qui ont le pressentiment des annexions futures, ni les accommodements de conscience qu’expliquent, qu’excusent au besoin les intérêts supérieurs de l’État.
Ceux-ci, néanmoins, n’exigeaient-ils pas qu’en présence d’un nouveau ministre, évidemment prévenu contre la politique de son prédécesseur, son plus mortel ennemi, on lui prodiguât toutes les promesses, on lui consentît toutes les concessions susceptibles d’endormir sa défiance?
Tactique, en vérité bien superflue, que révèlent les réponses de Mercy aux instructions précises de sa souveraine! Car notre secrétariat des affaires étrangères ne savait pas appuyer sa conception d’une Pologne intangible et libre, d’un ultimatum inflexible; et d’autre part, Louis XV ne se désintéressait que trop de ses devoirs de roi.
Mais un revirement était possible. Et c’était pour s’assurer une neutralité bienveillante, autant que pour maintenir l’alliance des deux pays, que Marie-Thérèse d’abord, puis son ambassadeur, s’efforçaient d’amener la Dauphine à montrer moins d’hostilité contre Mᵐᵉ Du Barry et contre le duc d’Aiguillon. Mercy n’en prisait pas mieux celui-ci qu’il appelait «ministre médiocre à petites ruses et manœuvres sourdes». Mais il se faisait fort d’y porter remède, si Mᵐᵉ l’archiduchesse «moins légère et moins obstinée» dans sa conduite envers Mᵐᵉ Du Barry «lui donnait un peu de jeu[243]». Les instances de Mercy auprès de Marie-Antoinette finirent par obtenir gain de cause. Le 1ᵉʳ janvier 1772, quand Mᵐᵉ Du Barry, accompagnée de la maréchale de Mirepoix et de Mᵐᵉ d’Aiguillon, se présenta chez la Dauphine, celle-ci dit à la duchesse, en regardant la favorite: «Il y a bien du monde aujourd’hui[244]». Et chacun, dans l’entourage du premier ministre, de célébrer la grâce, l’aménité, la modération de la jeune princesse. En vérité, on se contentait de peu. Par contre, la coterie de Mesdames était indignée; et les filles du roi firent grise mine à leur nièce.
Cependant, malgré ses tâtonnements, ses incertitudes, son désir de ne déplaire à personne, d’Aiguillon avait encore un certain respect des traditions. Il ne pouvait oublier par quelle ligne de conduite son illustre ancêtre, le cardinal de Richelieu, avait assuré la prépondérance européenne de la France et rendu son propre nom immortel. Il était, par exemple, telles amitiés séculaires qu’il fallait pieusement conserver, tel engagement sacré qu’il importait de tenir. La Suède attendait les subsides, promis, de la grande nation, dont elle défendait les intérêts politiques dans le Nord.
Mais, hélas! le trésor de la France était vide. Creutz, l’adroit ministre de Suède à Versailles, écrivit alors au roi Gustave d’envoyer à Louis XV «une lettre touchante, une très flatteuse à Mᵐᵉ Du Barry et une pleine de confiance et d’amitié à M. d’Aiguillon[245]». En dépit de Mᵐᵉ d’Egmont, qui ne voulait donner son portrait au roi de Suède que si le jeune souverain s’engageait à ne pas réclamer celui de la comtesse Du Barry, Gustave suivit le conseil de son ministre et reçut les subsides. D’Aiguillon continua cet accord amical; et le coup d’état du 19 août 1772, qui libéra le roi de Suède du joug de sa turbulente noblesse, et qu’avaient si bien préparé les conseils de Vergennes, le représentant de la France, fut presque un triomphe pour d’Aiguillon. Aussi la duchesse, chez qui nous avons déjà signalé la préoccupation constante de l’honneur du nom, écrivait-elle, sur le mode lyrique, elle d’ordinaire si simple de ton et si naturelle d’allure:
«... Je ne vous manderai aucunes nouvelles d’ici: celle de Suède les a toutes absorbées: je ne doute pas du plaisir qu’elle y a fait. Votre amitié vous fait partager tout ce qui est à la gloire de M. d’Aiguillon. Il est vrai que le nom de Gustave et celui de Richelieu ne peuvent se séparer pour les grandes choses. Il est plaisant que la France n’ait bien secondé la Suède que sous le règne d’un Gustave et le ministère d’un Richelieu[246].»
Par contre, Mᵐᵉ d’Aiguillon ne parle jamais de la gloire de son époux en Pologne.
Celui-ci, vers la fin de 1771, soit qu’il fût hanté des souvenirs de la politique d’antan, soit qu’il voulût répondre aux «cajoleries» de Frédéric, s’était avisé de lui faire connaître «les pourparlers qui lui étaient offerts du côté de Vienne et de Saint-Pétersbourg». Et, naturellement, le roi de Prusse ne l’avait pas laissé ignorer à Marie-Thérèse. Mais, quand Mercy, quelque peu interloqué, vint demander au ministre si ce fait était réel, d’Aiguillon en convint très volontiers, et, par réciprocité, s’empressa de montrer à l’ambassadeur sa correspondance avec Frédéric, qui le priait «de ne pas s’opposer à la prise de possession de Dantzick[247]».
Louis XV expliquait ainsi cette double indiscrétion au comte de Broglie: «C’est pour marquer toute notre confiance à la Cour de Vienne que M. d’Aiguillon a communiqué la lettre de Prusse à M. de Mercy et pour juger si elle ne voudrait pas avoir sa part du gâteau, comme il y a tout lieu de le croire[248]».
En tout cas, au point de vue des usages diplomatiques, le procédé n’était pas banal. Certes, il justifie l’irritation hargneuse de Mercy, dans sa dépêche du 23 janvier à Kaunitz; il exprime le très vif désir de trouver «le moyen de retirer Mᵐᵉ Du Barry de la dépendance de M. d’Aiguillon» pour être débarrassé au plus tôt de «cet homme faux, vindicatif et méchant».
Mais, en somme, cette... franchise, qui était presque une pantalonnade, n’apprenait rien aux puissances intéressées, puisque, d’après la correspondance de Frédéric, bien avant le départ de Rohan pour Vienne, le projet de partage de la Pologne était arrêté entre la Russie et la Prusse, avec le consentement tacite de l’Autriche[249]. On comprend donc le mot de Louis XV, déjà renseigné par de Broglie sur cet accord, ainsi que le sera d’Aiguillon, le 12 février, par Gaulard de Saudray, chargé d’affaires à Berlin[250]. Aussi, avons-nous peine à croire qu’à la même époque Mercy-Argenteau ait tenté, avec beaucoup de mystère toutefois, mais sans succès, une démarche auprès du successeur de Choiseul, pour donner plus de cohésion à l’alliance austro-française et empêcher ainsi le partage de la Pologne, «marché qui révoltait la conscience de Marie-Thérèse et fut le remords de sa vie[251]». A quoi bon resserrer les liens de l’alliance, puisque d’Aiguillon avait écrit, le 6 février, à Rohan: «le roi n’a contracté qu’une obligation formelle, celle de secourir la Maison d’Autriche si elle est attaquée dans ses possessions[252]»? Et de l’avis même de M. de Broglie, grand admirateur de Marie-Thérèse, l’impératrice-reine, qui occupait déjà une partie de la Pologne, espérait bien continuer et «finir» la conversation sur la base de l’uti possidetis. Ces scrupules, un peu tardifs et si atténués, de Marie-Thérèse, mettaient en joie son cynique voisin de Potsdam. Il en écrivait à d’Alembert qu’il savait un écho complaisant: «L’impératrice Catherine et moi sommes deux brigands; mais cette dévote d’impératrice-reine, comment a-t-elle arrangé cela avec son confesseur?»
Marie-Thérèse avait donc, par grâce d’Etat, la conscience absolument tranquille; et la correspondance de Mercy-Argenteau le démontre de reste, comme elle nous fait assister aux tergiversations, aux inquiétudes et surtout à la veulerie de ce malheureux d’Aiguillon, qui pressentait l’imminente catastrophe, mais ne savait l’enrayer: tout au plus risquait-il une épigramme pour prouver qu’il n’était pas dupe de la comédie.
«M. d’Aiguillon traite les affaires sans énergie, sans nerf et sans vues: son génie le porte à employer des petits moyens de fausseté...[253]»
Mercy note en même temps les intrigues de Cour qui se nouent autour des deux antagonistes, le ministre des affaires étrangères et le chancelier Maupeou. Le roi les estime peu et ne semble guère disposé à intervenir dans la lutte[254].
Déjà l’ambassadeur d’Autriche avait signalé, dans sa lettre du 23 janvier à Kaunitz, la «guerre très rude» que préparait le chancelier[255] au ministre «généralement haï» et dont «le despotisme» commençait à fatiguer la favorite.
Cependant, le bruit s’est répandu en France de l’accord conclu entre les trois puissances. D’Aiguillon veut parler haut et ferme à Mercy; mais il est bien obligé de baisser de ton: l’argent manque, la France est discréditée et l’Angleterre lui refuse son concours[256]. Il n’en écrit pas moins à Rohan le 5 mai, après avoir reçu les dépêches de Kaunitz et de Marie-Thérèse, transmises par l’ambassadeur que, la Cour de Vienne gémissant sur la triste nécessité où elle se voyait réduite de donner les mains à l’arrangement prusso-russe, le roi ne pourrait sans doute que gémir avec elle[257].
«J’ai lieu de croire, dit Mercy, blessé de ce persiflage, à M. de Kaunitz, j’ai lieu de croire que vous serez surpris de la médiocrité du langage tenu par M. d’Aiguillon à cette nouvelle importante. Depuis que M. d’Aiguillon traite les affaires de l’Etat, sa réputation d’homme d’esprit s’éclipse chaque jour davantage; je crois que l’on ne doit être en garde que contre sa bonne volonté qui ne peut même pas produire de grands effets dans la position où tout se trouve maintenant à la Cour[258].»
D’autre part, d’après l’abbé Georgel[259], secrétaire de Rohan, le cardinal, que l’évidence obligeait à parler, adressait à son ministre cette fameuse dépêche qui renforçait le croquis esquissé par d’Aiguillon, en accentuant d’un trait plus vif la duplicité de l’impératrice: «Elle paraît avoir les larmes à son commandement; d’une main, elle a le mouchoir pour essuyer ses pleurs, de l’autre elle manie le glaive des négociations». Toujours au dire de Georgel, le ministre des affaires étrangères avait eu la coupable indiscrétion de montrer cette dépêche à Mᵐᵉ Du Barry et la favorite en avait fait des gorges chaudes dans ses salons, laissant croire qu’elle en était la destinataire.
Le duc de Broglie accepte l’anecdote comme authentique dans son Secret du Roi. Mais Vatel la déclare controuvée. L’ambassadeur de France se serait permis une telle inconvenance, que Marie-Thérèse, déjà très mécontente de la légèreté et des incorrections du cardinal, en eût aussitôt exigé le rappel. D’ailleurs, la correspondance de Marie-Thérèse et de Mercy-Argenteau ne fait aucune allusion à cette mystérieuse dépêche, qui, par parenthèse, ne se trouve pas au dépôt des affaires étrangères. C’est à se demander si celle que nous avons citée de M. d’Aiguillon sur les «gémissements» de l’impératrice-reine, n’aurait pas quelque peu stimulé l’imagination, naturellement très vive, de l’abbé Georgel[260].
Mercy avait surtout pour instruction de bien persuader au ministre français que l’Autriche resterait en état d’infériorité devant la Prusse et la Russie qui arrondissaient leur domaine, si elle ne suivait leur exemple... la part du gâteau dont Louis XV parlait au comte de Broglie! «Le Roi Très Chrétien, écrit l’ambassadeur, envisage cet objet d’un œil de justice et de modération...» «Et, concluait-il, il ne restera plus qu’à calmer les effets de l’amour-propre du duc d’Aiguillon qui est piqué du triste rôle qu’il joue dans le début de son ministère.» Mais pour le «ramener», il faudrait que lui, Mercy-Argenteau, pût compter sur l’accueil que la Dauphine, préalablement «avertie» par sa mère, ferait à la comtesse Du Barry[261].
«L’intérêt personnel, dit encore le diplomate, rend méfiant M. d’Aiguillon.» Sa «mauvaise volonté» des premiers jours venait de ses appréhensions. Il craignait que Marie-Thérèse «n’accordât une trop haute protection à M. de Choiseul». Mais il commence à parler avec un peu plus de modération sur les affaires de Pologne; et Mercy ne désespère pas d’en avoir raison, si «Madame la Dauphine veut bien appuyer ses démarches[262]».
De fait, il semble que cette princesse, considérée par Kaunitz «comme un mauvais payeur dont il faut se contenter de tirer ce que l’on peut[263]», veuille maintenant en devenir un bon; car, à quelque temps de là, rencontrant d’Aiguillon chez le roi, elle lui parle fort longuement: «Jamais, confie le ministre à l’ambassadeur, je n’avais été si bien traité[264]». Un autre jour, Mᵐᵉ Du Barry s’étant rendue à la messe avec la duchesse d’Aiguillon, la Dauphine adresse d’abord la parole à la grande dame, puis se tournant vers la favorite, elle donne un tour si adroit à la conversation que les deux femmes peuvent se croire également visées par la princesse. Le roi et Mᵐᵉ Du Barry étaient aux anges[265].
Louis XV, fier de ce succès, encourage sa maîtresse à se présenter chez la Dauphine; Mercy, à qui d’Aiguillon fait la confidence, approuve la démarche pour «éviter toute fermentation dans la famille royale»; mais il estime que la comtesse «devrait se contenter d’être bien reçue deux à trois fois par an[266]».
Entre temps, l’acte diplomatique du 5 août consacre officiellement le dépeçage hypocrite de la malheureuse Pologne; et d’Aiguillon conserve l’attitude favorable déjà signalée par Mercy. Mais l’ambassadeur d’Autriche se tient toujours sur ses gardes. Le caractère du ministre français est trop faux et trop suspect aux yeux de Mercy, pour qu’on puisse «s’en reposer sur ses assertions». D’Aiguillon, ne prenant d’autre guide que «sa convenance personnelle», n’a «ni la force, ni le génie, ni la connaissance des affaires pour résoudre un système». Toutefois comme Louis XV reste inviolablement attaché à la politique actuelle, son secrétaire d’État aux affaires étrangères ne «tentera pas d’entreprises impraticables». Il s’accommodera même très volontiers de l’alliance autrichienne, dès qu’il pensera y trouver sûreté et profit, ce que d’ailleurs lui «laisse prévoir» son interlocuteur[267].
L’impératrice partage l’opinion de son représentant sur d’Aiguillon qu’il surveille de près. Il constate que le Premier tient toujours «un langage très modéré», quoique «la confection des arrangements relatifs à la Pologne devienne une nouvelle mortification pour le ministre français; mais le Roi Très Chrétien envisage ces mêmes arrangements avec plus de raison et de justice[268]».
Ah! le beau bill d’indemnité pour la conscience de Marie-Thérèse! Mais aussi quel triomphe pour l’adresse de l’ambassadeur!
Il parviendra également à prévenir les tracasseries que peut susciter d’Aiguillon, si «malhabile» et si discrédité qu’il soit, par ses démarches auprès de l’Angleterre, de même qu’il compte «barrer» à Madrid, les «insinuations» du ministre[269].
Or, cet homme qui savait si bien se faire valoir et qui, somme toute, n’avait eu qu’à enfoncer des portes ouvertes, n’avait pas prévu un incident susceptible de démolir l’échafaudage de combinaisons qu’il avait si artificiellement accumulées pour soutenir «l’alliance». Un matin, la Dauphine lui montre, en lui demandant «le secret absolu», une lettre que vient de lui adresser le comte de Provence[270]. C’était tout une suite de conseils, écrits de la main du prince, pour apprendre à sa belle-sœur comment elle réussirait à se concilier l’amitié du roi, la considération de sa famille, le dévouement de la Cour et de la Nation. Ils se résumaient ainsi:
1º Dépeindre, au monarque, le duc d’Aiguillon, «ce monstre», sous les couleurs les plus noires; car c’est à lui qu’il faut imputer la discorde où se débat la famille royale; il n’est pas question toutefois de la liaison du ministre avec la favorite.
2º Pour que d’Aiguillon ne puisse inspirer aucune méfiance au roi sur la correspondance de la Dauphine, cette princesse devra faire lire à Louis XV les lettres qu’elle envoie et qu’elle reçoit.
3º Parler moins souvent en particulier à Mercy.
Mais déjà Marie-Antoinette n’était que trop disposée à suivre ces conseils, sauf bien entendu le dernier, ou tout au moins à reprendre la liberté de son attitude envers le duc d’Aiguillon. L’avant-veille de cette confidence, le 12 novembre, à sa toilette, elle avait très nettement demandé à Mercy-Argenteau s’il y avait «danger de refroidissement entre les deux cours»; puis, sur la réponse négative de son interlocuteur, elle avait fait une sortie très vive contre le premier ministre qu’elle «dépeignait au naturel», soit du côté du caractère, soit du côté des moyens d’agir et des talents[271].
Il semble que l’animosité, jusqu’alors si mal contenue de la Dauphine, se soit principalement portée sur d’Aiguillon; car, quelques jours auparavant, Mᵐᵉ Du Barry, survenue au moment du dîner, avec son inséparable compagne, Mᵐᵉ d’Aiguillon, avait reçu de la princesse cet accueil de bienveillante indifférence, qui se traduisait, d’ordinaire, par une appréciation banale sur les variations climatériques de la saison.
Évidemment la boutade de Marie-Antoinette, l’intervention inattendue de son beau-frère durent faire trembler Mercy; mais il en fut quitte pour la peur; car nous ne voyons pas que cette double manifestation d’hostilité ait aggravé la situation. La correspondance de l’ambassadeur jusqu’aux premiers mois de 1773 ne s’occupe guère que du cardinal de Rohan. Les entrevues de Mercy avec d’Aiguillon et Mᵐᵉ Du Barry établissent que l’étourdi et présomptueux prélat eût été volontiers sacrifié au mécontentement, chaque jour plus intense, de Marie-Thérèse contre ce «panier percé»[272] (le nom que lui donnait le ministre), s’il n’eût été de la dernière imprudence de froisser le maréchal de Soubise et la comtesse de Marsan, grands partisans du chancelier Maupeou.
Pendant la marche ascensionnelle, quoique peu triomphale, de son époux, Mᵐᵉ d’Aiguillon, cette victime du devoir, que nous voyons toujours à la remorque de la Du Barry, attirait peu l’attention sur sa propre personne. Elle s’effaçait, de la meilleure grâce, devant un maître aussi franchement admiré que ponctuellement obéi, bien qu’elle goutât peu la fièvre et l’agitation de la vie des cours. Et cependant comme elle se trouve entraînée dans ce tourbillon! Elle est occupée, lors du séjour à Fontainebleau, depuis huit heures du matin jusqu’à une heure après minuit. Et cependant «elle n’a rien fait et dit des riens». Tout, d’ailleurs, en cette résidence, se trouve «dans l’ordre accoutumé, on y chasse, on y joue, on s’y promène, car il fait le plus beau temps du monde... je le sais par ouï-dire, car je n’ai pas mis le nez dehors[273]».
Mᵐᵉ d’Aiguillon continua-t-elle, à Versailles, cette série de dîners magnifiques que son mari jugeait nécessaires à sa gloire, dîners dont elle était la savante ordonnatrice et qui mettait en si puissant relief le génie du cuisinier Martin? Présida-t-elle, par exemple, aux apprêts du somptueux festin qui fut l’objet de cet écho des Mémoires secrets du 13 février 1772[274]?
«On raconte que dernièrement à une fête que donnait le duc d’Aiguillon, il se trouvait au dessert une croquante figurée représentant les diverses parties de l’Europe et du globe auxquelles correspond son ministère. Ce seigneur en offrit à Mᵐᵉ la vicomtesse de Fleury et lui demanda ce qu’elle voulait. Après les petites simagrées des jolies femmes:
—Eh bien! Monsieur le duc, s’écria-t-elle, donnez-moi la France, je la croquerai aussi bien qu’une autre.»
Cette période de réceptions fut interrompue, dans le courant de l’année, par un deuil dont souffrit cruellement la duchesse d’Aiguillon, et que ravivait, en toutes circonstances, une sensibilité fort rare à cette époque où la philosophie sceptique de la bonne compagnie prétendait cuirasser le cœur humain contre les émotions les plus légitimes.
La «grosse duchesse» était morte subitement, au sortir du bain, d’une indigestion, prétendent les Mémoires secrets, qui signalent le décès à la date du 15 juin et font l’oraison funèbre de la défunte sur le ton moqueur dont ils sont coutumiers:
«Beaucoup d’esprit, très instruite et fort entichée de la philosophie moderne, c’est-à-dire de matérialisme et d’athéisme.»
Et la maligne gazette rappelait que la douairière était la protectrice attitrée de l’Encyclopédie et des Encyclopédistes. L’abbé de Prades, auteur d’une thèse des plus hardies, avait dû à la grosse duchesse un asile et des secours qui lui avaient permis de se soustraire au fanatisme de ses ennemis.
Nous avons vu précédemment[275] quels regrets Mᵐᵉ d’Aiguillon avait donnés à la mémoire de sa belle-mère. Six mois après, le souvenir des bienfaits reçus lui arrachait encore des larmes, alors qu’elle «était allée en Sorbonne», dans cette église dont les caveaux servaient de sépulture aux Richelieu[276]. C’était là encore que reposaient les cendres de «ce qu’elle avait le plus aimé», des enfants qu’elle avait perdus. «Il a fallu tout mon courage, gémit-elle, pour y être sans qu’il y parût; j’y suis parvenue: il n’y a eu que mes enfants qui s’en soient aperçus... Plus j’ai souffert et plus j’ai été aise que M. d’Aiguillon n’ait pas pu y venir. Je craignais ce moment-là pour lui...[277]»
Joli trait de tendresse conjugale! Attention délicate pour un homme à qui la seule politique donnât vraisemblablement de l’émotion!
XIV
Un mauvais jour de l’an pour Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Conseils de prudence.—Les galas de d’Aiguillon et de Mᵐᵉ du Barry: «le noir serpent» et l’œuf d’autruche.—On s’écrase chez Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Bouderies entre le ministre et la favorite.—«Le mauvais sujet».—Confidences de Mˡˡᵉ Chon: Mercy-Argenteau serait-il berné?—L’intrigue Narbonne.—Réconciliation des deux alliés.—La contre-police de d’Aiguillon: Dumouriez et consorts embastillés.—L’exil du comte de Broglie, d’après Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Indiscrétions de Septimanie.—Récriminations de Rohan.—Insuccès diplomatiques du premier ministre.
L’affaire de la Pologne était moins instante. De ce fait, Marie-Antoinette crut avoir retrouvé sa liberté d’allures; et le parti d’Aiguillon ne tarda pas à s’en apercevoir.
Aux réceptions officielles de janvier 1773, Mᵐᵉ Du Barry s’était présentée chez la Dauphine, accompagnée de ses deux dames, la maréchale de Mirepoix[278] et la duchesse d’Aiguillon, et, de plus, flanquée de Mˡˡᵉ Chon, sa belle-sœur. La princesse ne leur dit pas un mot. Seulement, la fine mouche, pressentant quelque orage, prit les devants, et, dans une lettre qu’elle écrivait, le 13 janvier, à sa mère: Je crois, insinue-t-elle, que M. d’Aiguillon a voulu persuader à Mesdames Du Barry qu’elles avaient été mal traitées... J’ai parlé à tout le monde en général... Mais le ministre ne s’est jamais plaint de moi pour lui[279].
En tout cas, écrit de son côté Mercy, «je n’en fus pas quitte à si bon marché vis-à-vis de M. d’Aiguillon, qui me dit, entr’autres choses piquantes, qu’il semblait que Mᵐᵉ la Dauphine eût le projet de narguer le roi par la façon dont elle traitait les personnes qu’il affectionnait le plus». A son tour, Mercy se fâche: il réplique qu’il ne faut pas rejeter «l’odiosité» du conflit sur la princesse, qui serait en droit de suivre l’exemple de son époux et de ses tantes à l’égard de la favorite. Il conclut qu’on a lieu d’être «satisfait de la Dauphine», mais que si elle était forcée de «se révolter», il répéterait au roi son entretien avec d’Aiguillon. Aussitôt celui-ci de se radoucir, de protester de «son zèle pour la Dauphine»; mais, «il désirerait qu’elle employât, pour plaire au roi, toutes les grâces dont la nature l’a douée[280]».
Marie-Thérèse morigène vertement sa fille. Déjà, en souvenir sans doute des prévenances qu’elle-même avait prodiguées à Mᵐᵉ de Pompadour, elle avait écrit, le 30 septembre 1771, à Marie-Antoinette: «Vous ne devez connaître ni voir la Barry d’un autre œil que d’être une dame admise à la Cour et à la société du roi».
Aujourd’hui elle veut que, «sans affectation», Marie-Antoinette «adresse quatre à cinq fois par an la parole à la favorite», elle ne «saurait mieux confondre M. d’Aiguillon[281]».
Mais, en vérité, ce pauvre Mercy a fort à faire avec l’humeur changeante de son «archiduchesse». La semonce de Marie-Thérèse a-t-elle eu raison de l’intransigeance de la jeune femme? Celle-ci a-t-elle «réparé» comme elle l’avait promis à son conseiller intime? Toujours est-il que, quinze jours après la mercuriale de la mère, la fille «se conduit avec plus de sagesse, de prudence et de succès que ne semblent le comporter son âge», les ennuis dont l’accablent ses entours et les «vilaines intrigues» qui l’enveloppent[282].
Deux mois plus tard, le vent a tourné; et voici que notre ambassadeur, désorienté, explique, la mort dans l’âme, à sa souveraine, tous les efforts qu’il a tentés, en pure perte, pour rendre un peu de stabilité à un esprit aussi mobile. Il s’est évertué à lui faire comprendre, s’autorisant en cela de toutes les règles de la diplomatie, qu’elle ne doit laisser jamais «apercevoir aux gens qu’elle les a démasqués», attendu qu’elle «doit un jour gouverner ce royaume[283]».
Toutefois, ces piqûres d’amour-propre étaient loin de décourager ceux qu’elles blessaient si sûrement. Ils n’en sentaient que mieux la nécessité d’«affirmer hautement leur ligue», pour nous servir d’un mot de Pidansat de Mairobert. D’où ces deux fêtes magnifiques que se donnèrent réciproquement à Versailles les d’Aiguillon et Mᵐᵉ Du Barry, fêtes que le chroniqueur décrit avec complaisance, et dans ses Anecdotes, et dans les Mémoires de Bachaumont[284].
C’était à son hôtel de la place d’Armes, que la femme du ministre avait reçu, le 18 février, la maîtresse du roi, au milieu d’un cercle de grandes dames richement parées. Dans les salons aménagés avec un goût exquis, on avait joué des petites pièces de circonstance, dansé un ballet, qu’avait suivi un superbe souper; et cette brillante soirée s’était terminée par un bal masqué d’un entrain extraordinaire. Parmi les divertissements, la Fête villageoise, due à la plume alerte de l’abbé de Voisenon, l’oncle de Mᵐᵉ Favart, avait été plus particulièrement applaudie. L’auteur y parlait d’un certain «serpent noir», où le roi, présent à la fête, voulut voir le chancelier Maupeou. L’application était peut-être exacte. La haine grandissait chaque jour entre les deux anciens alliés; et la galerie comptait les coups:
«On dit, prétend Mᵐᵉ Du Deffand, que le chancelier chancelle, que le duc d’Aiguillon aiguillonne... que le combat est un combat à mort. Le ciel en soit loué, qu’ils périssent tous deux...[285]»
Or, Maupeou saisit, comme le roi, l’allusion, mais trouva la plaisanterie mauvaise, et la reprocha très âprement à Voisenon qui, l’année précédente, avait écrit des couplets en son honneur.
La politesse que rendit la comtesse à d’Aiguillon dans un hôtel acheté par elle à Versailles, était plus encore l’apothéose de la maîtresse du logis, apothéose à laquelle le spectacle coupé, porté sur le programme, offrait un cadre complaisant[286]. Un œuf d’autruche occupe le centre du grand salon: une voix appelle Mᵐᵉ Du Barry dans cette direction; et, dès qu’elle s’approche, Cupidon sort tout armé de l’œuf. Ce qui signifie qu’un seul regard de la comtesse fait éclore l’amour. Mais ce «proverbe»—ainsi qu’on dénommait les allégories mythologiques, alors si fort à la mode—en comportait un second de sens moins précis ou passible tout au moins de double sens, car les mauvais plaisants de la Cour pouvaient en appliquer le mot à d’Aiguillon aussi bien qu’au roi: l’Amour perdait son bandeau, démonstration évidente de la tendresse «éclairée (!!)» du prince pour la déesse de ce délicieux palais[287].
La correspondance de Mᵐᵉ d’Aiguillon avec M. de Balleroy ne dit mot de ces fabuleuses réceptions. D’ailleurs, nous avions déjà remarqué combien elle est sobre de détails, quand il s’agit de Mᵐᵉ Du Barry. L’impression qui se dégage d’abord (et nous l’avons également signalée) du compte rendu que la duchesse croit devoir donner au chevalier de toutes ces fêtes officielles, c’est son profond dégoût pour la basse adulation des courtisans courant s’aplatir devant l’idole que, la veille encore, ils salissaient de leurs injures. En effet dans ce même mois de février 1773, quelle ruée d’appétits serviles aux sportules ministérielles! La lettre suivante, adressée au prince Henri de Prusse, en dit plus que de banales déclamations sur une telle frénésie:
«L’empressement de se rendre chez M. le duc d’Aiguillon continue tellement qu’on se cogne et se serre de tous côtés. Il y a tous les jours autant de monde qu’il y peut en tenir. On s’appuie l’un sur l’autre en se haussant sur la pointe du pied pour être aperçu. M. le prince de Tingry, enterré dans la foule, élève la voix tout à coup en criant:
—Je ne sais si Mᵐᵉ la duchesse m’entrevoit, mais je lui rends mes hommages bien sincèrement[288].»
Que de palinodies et même sur le degré le plus rapproché du trône! La Dauphine qui, malgré l’étourderie naturelle à son âge et à son caractère, est entretenue par son entourage dans un état perpétuel de méfiance, s’inquiète de la «façon de penser et d’agir» du comte de Provence, l’homme aux petits papiers[289]. Le voici maintenant en rapports continus, par un commis des affaires étrangères, avec le «monstre», ainsi qu’il appelait d’Aiguillon dans ses instructions à sa belle-sœur. Aussi l’ombrageux Mercy-Argenteau, consulté par Marie-Antoinette, lui conseille-t-il fort sagement, lui qui a peut-être pénétré le louche et tortueux personnage qu’est déjà le comte de Provence, «de ne jamais mêler dans ses entretiens avec lui aucune confidence, ni discussion, sur des matières d’intrigue, ni sur les différentes personnes qui y sont intéressées[290]».
Dans cette correspondance secrète qu’il entretient avec l’impératrice-reine et qui, à côté de commérages insignifiants, ouvre souvent sur l’histoire du temps des horizons inattendus, l’ambassadeur d’Autriche ne définit pas autrement l’esprit, les vues, les tendances, les projets du comte de Provence; mais nous ne serions pas surpris si les conférences mystérieuses qui rapprochaient le frère du roi du premier ministre ne se rattachaient pas à une nouvelle intrigue où le duc d’Aiguillon, tremblant toujours pour la solidité de son crédit, s’était embarqué fort inconsidérément.
Depuis quelque temps, il était en froid avec la trop nombreuse et trop avide parenté de Mᵐᵉ Du Barry. Il s’était très nettement refusé, après l’abbé Terray,—honnête homme ce jour-là—à payer les dettes de jeu du Roué. Et Mˡˡᵉ Chon en avait pris de l’humeur, d’autant que sa belle-sœur avait approuvé la résistance du ministre des affaires étrangères[291]. Mais la comtesse n’en avait pas moins une absolue confiance dans cette astucieuse personne qu’était Mˡˡᵉ Chon. Aussi d’Aiguillon, redoutant une rupture définitive et voulant la prévenir en se créant des titres essentiels à la gratitude de Mᵐᵉ Du Barry, proposa-t-il à la maîtresse de Louis XV de la «faire rentrer en grâce auprès de la famille royale». Le comte de Provence était tout désigné, en raison de l’amitié que lui témoignait Mᵐᵉ Adélaïde, pour favoriser la combinaison du ministre; et vraisemblablement d’Aiguillon dut le pressentir à cet égard; mais l’intermédiaire qu’il jugea plus apte encore à le seconder directement fut la comtesse de Narbonne, dame d’atours de Mᵐᵉ Adélaïde, fort en faveur auprès de la fille de Louis XV. Et Mercy admire la grandeur d’âme de Mᵐᵉ de Narbonne, gardant si peu rancune à d’Aiguillon d’avoir voulu la faire chasser jadis du service de la princesse, qu’elle se dévoue aujourd’hui aux intérêts du premier ministre. Il est vrai que le duc lui avait promis, en cas de réussite, de l’intéresser[292] dans le renouvellement des fermes générales et d’attribuer la mairie de Bordeaux à son fils—le futur et le dernier conseiller de Napoléon. M. d’Aiguillon, s’exclame Mercy, ignore donc le peu d’influence de Mᵐᵉ Adélaïde, «caractère faible, inconséquent, léger» sur l’esprit de la Dauphine? Mais l’obligeante Narbonne entretient par ses mensonges les illusions du ministre. Vain espoir en effet: un jour Marie-Antoinette, à qui son mentor recommande instamment de «ne jamais parler de ce qui pourra se dire dans la famille royale sur le compte de M. d’Aiguillon» lui rapporte un mot très significatif de son mari à Mᵐᵉ Adélaïde. Cette princesse l’entretenait des pourparlers du ministre; le Dauphin lui répondit sèchement:
«—Ma tante, je vous conseille de ne point vous mêler dans les intrigues du duc d’Aiguillon; c’est un mauvais sujet[293].»
«Mᵐᵉ Adélaïde, écrit Mercy-Argenteau, en eut la parole coupée[294].»
Marie-Thérèse s’indigne, à son tour, des «démarches du ministre aussi déplacées que ses lumières sont bornées». Mais elle est «tranquille», parce qu’elle voit que son ambassadeur met sa fille en «bon chemin».
Ainsi encouragé, Mercy provoque les confidences de Mˡˡᵉ Chon, devenue l’ennemie de M. d’Aiguillon. Elle lui dit «tout ce qu’il veut». Elle se gausse de la présomption de l’homme d’Etat qui prétend «amener à ses vues» la famille royale par l’intermédiaire de Mᵐᵉ de Narbonne. Et elle a prévenu sa belle-sœur, (elle le lui répète même devant l’ambassadeur), qu’elle serait «la dupe» de ce chimérique projet. Lui, Mercy-Argenteau, s’étonne. Mᵐᵉ Du Barry et M. d’Aiguillon le tourmentèrent jadis pour qu’il combattît l’influence de Mᵐᵉ Adélaïde sur la Dauphine et pour qu’il inspirât à Marie-Antoinette une salutaire défiance contre les manœuvres de Mᵐᵉ de Narbonne. Il réussit. Et voici maintenant qu’on suit «des voies que l’on avait pris tant de soin à détruire!» La favorite est toute déconcertée et prie le diplomate étranger de l’aider à sortir d’embarras.
Entre temps Mᵐᵉ Adélaïde, sur le conseil de sa confidente, écrit au roi; et celui-ci de lui répondre aussitôt, en l’invitant à user de son ascendant sur l’esprit du Dauphin pour l’engager à se montrer plus sociable, etc... Colère de la Dauphine, partagée par la famille royale, contre Mᵐᵉ Adélaïde, colère si peu dissimulée que cette princesse déclare à Mᵐᵉ de Narbonne (et Mercy tient le fait de Marie-Antoinette) que, tout en l’aimant beaucoup, elle «se brouillerait avec elle,» si cette dame continuait à l’entretenir «d’idées suggérées par M. d’Aiguillon et par la comtesse Du Barry». A quelques jours de là, le duc somme l’intermédiaire de remplir sa mission; et Mᵐᵉ de Narbonne est obligée de reconnaître qu’elle a trop présumé de son crédit. Le ministre, à la fois irrité et mortifié, la tance de la belle façon: il avait promis à Louis XV qu’elle emporterait l’affaire haut la main: à elle maintenant de s’en tirer comme elle pourra[295].
Il faut dire que Mercy tenait de Mˡˡᵉ Chon toute cette histoire qui d’ailleurs était la fable de Paris[296]. Mais nous ne serions pas autrement surpris que la malicieuse créature l’eût quelque peu enjolivée, pour se divertir aux dépens du bonhomme, avec la complicité de Mᵐᵉ Du Barry et de M. d’Aiguillon, dont l’affection réciproque, un instant ébranlée, s’était mieux que jamais ressaisie; car un intérêt commun et pressant leur commandait d’être en ce moment plus unis que jamais.
Le comte de Broglie, toujours fort aigri contre le ministre, n’en continuait pas moins sa correspondance avec le roi. Il avait fini par lui conseiller de se chercher, lui aussi, un gâteau. Allait-il se montrer partisan d’une politique à la Choiseul, politique qu’il avait si durement critiquée[297]? Ce qui n’est pas[298] douteux, c’est qu’il travaillait à renverser d’Aiguillon, s’il ne pouvait le supplanter. Même, s’il faut en croire l’Espion dévalisé, atroce pamphlet du maître des requêtes, Baudoin de Guémadeuc, il avait projeté de «donner à Mᵐᵉ Du Barry le chevalier de Jaucourt[299]». Le ministre en conçut un très vif dépit, d’autant que l’officieux de Broglie avait obtenu, grâce à la favorite, d’être envoyé au-devant de la future comtesse d’Artois, à la place de son frère le maréchal. Cependant, Dumouriez, qui prétendit plus tard avoir voulu protester contre l’abandon de la Pologne et l’inanité des promesses faites à la Suède, Dumouriez, secrètement encouragé par Louis XV, préparait, ou était censé préparer à Hambourg une expédition, qu’étouffèrent dans l’œuf son arrestation et celle de Favier, autre agent du comte de Broglie et presque son oracle.
C’était M. de Creutz, le ministre de Suède, seul admis du corps diplomatique aux fêtes de M. d’Aiguillon et de la Du Barry[300], qui avait donné l’éveil à celui-là[301]; c’était encore la maîtresse du roi qui avait révélé à son ami le secret de son amant[302]. Et d’Aiguillon, pour en saisir les preuves, d’organiser aussitôt cette contre-police que le baron de Gleichen[303] considérait, à défaut de tout autre mérite, comme le seul titre de gloire du ministre français. Seulement, si d’Aiguillon avait pu intercepter la correspondance échangée entre Dumouriez et Favier[304], ses agents avaient négligé de mettre sous les scellés les papiers de Favier; et le secrétaire du comte de Broglie, Dubois-Martin, s’empressa de les subtiliser. Le premier ministre, qui jusqu’alors avait mené grand bruit, constatant l’embarras du roi fort peu soucieux d’expliquer son rôle dans l’affaire, jugea prudent de ne pas le presser davantage. Au reste Louis XV lui avait fait comprendre l’inutilité de ces recherches, en mettant sous ses yeux des notes insignifiantes qu’il tenait du comte de Broglie. Puis il avait nommé une commission chargée d’enquêter sur les faits et gestes de Dumouriez, Favier et consorts qui avaient pris le chemin de la Bastille.
Mais Broglie entendait dégager pleinement sa responsabilité de l’aventure: «Vous me rendrez la justice de croire, écrivait-il à d’Aiguillon, que je n’ai jamais trempé et ne tremperai jamais dans de pareilles saloperies[305].» Et il exigeait du ministre son entière justification, pendant qu’il affirmait au roi: «C’est beaucoup plus à moi qu’au sieur Favier qu’en veut M. d’Aiguillon.»
Le conflit s’envenima. Les amis du ministre allèrent répandre partout (c’est la version adoptée par le duc de Broglie) que le comte avait usé du secret du roi dans son intérêt personnel. Broglie, furieux, d’autant que Louis XV lui avait amoindri sa mission auprès de la comtesse d’Artois, adressa au ministre un insolent défi, dont la duchesse d’Aiguillon nous apprend ainsi le châtiment:
«23 septembre.—Les nouvelles du jour sont l’exil du comte de Broglie qui est envoyé à Ruffec apprendre à écrire et à parler. On dit beaucoup qu’il a intrigué avec les gens qui sont à la Bastille. Tout ce que je sais, c’est qu’il en est très capable et qu’il a écrit à M. d’Aiguillon une lettre dont le style n’a pas plu au roi et qui lui a valu son exil[306].»
Ce dut être une décision pénible pour Louis XV, qui, tout égoïste qu’il fût, affectionnait le comte de Broglie[307].
Car il savait pertinemment qu’il sacrifiait en lui un serviteur zélé et qu’il était lui seul le vrai coupable, puisque, à force de vouloir multiplier sa correspondance secrète, sans même en prévenir son principal agent, il l’avait embrouillée au point de la rendre inextricable. D’Aiguillon en avait profité pour compromettre Broglie auprès de Mercy. Il lui reprochait d’avoir usé du secret royal pour combattre l’alliance autrichienne (les lettres de Favier exaltaient la Prusse). L’ambassadeur de Marie-Thérèse, qui avait fait jadis de Broglie le confident de ses inquiétudes[308], s’indigna de ce qu’il appelait une trahison. L’impératrice-reine et le Dauphin lui donnèrent raison.
Et cependant comme cette disgrâce dérouta toutes les prévisions! Peu de jours auparavant, le bruit avait couru dans les galeries de Versailles que le comte de Broglie serait appelé à recueillir la succession de M. d’Aiguillon. Mercy en avait fait pressentir l’éventualité à l’impératrice; et Marie-Thérèse lui avait répété à peu près dans les mêmes termes que le 2 août: «M. le duc d’Aiguillon, tout mauvais sujet qu’il est (le mot du Dauphin) nous convient mieux, dans les circonstances présentes, que le comte de Broglie[309].»
Le ministre et son amie avaient compris le danger: ils oublièrent leurs querelles. Mais d’Aiguillon n’en restait pas moins soupçonneux, inquiet, agacé: car la crainte perpétuelle de se compromettre paralysait ses moyens d’action. Il se sentait épié par des ennemis puissants et se croyait trahi par ses plus fidèles auxiliaires. Le cabinet noir dont il usait largement, à l’égal d’ailleurs des autres ministres européens, lui réservait souvent, à côté d’indications utiles, d’amères déceptions. C’est ainsi que la correspondance de Septimanie d’Egmont avec le roi de Suède l’avait désagréablement surpris. Sa chère cousine ne le ménageait pas et l’accusait formellement d’avoir abandonné la Pologne pour une misérable question d’écus[310]. Elle faisait en outre un éloge immodéré de Choiseul. Passe encore, se dit d’Aiguillon; mais la comtesse d’Egmont transmettait des nouvelles politiques à Gustave de la part de Creutz! C’était intolérable. Et d’Aiguillon de s’en expliquer avec l’ambassadeur de Suède. La scène vaut la peine d’être contée.
Le duc avise Creutz dans l’appartement du roi, le serre entre deux portes, le saisit par un bouton de son habit et l’apostrophe:
—Comment voulez-vous que je réponde des secrets de votre maître, puisqu’il passe son temps à les écrire aux belles dames de Paris?
—Oh! balbutia le Suédois, des bagatelles!
—Vous les connaissez donc? Et vous en avez parlé à la comtesse d’Egmont!
Creutz, apeuré, court chez Septimanie et la supplie d’être à l’avenir plus prudente[311].
D’Aiguillon n’est guère plus heureux avec Rohan. Cet écervelé ambitionne, lui aussi, la place de premier ministre[312]. Et cependant le duc a pour lui des trésors d’indulgence. Il ferme les yeux ou accepte la misérable justification du prélat sur sa piteuse crédulité à Vienne, sur ses fredaines dans les boudoirs et ses fraudes à la douane. Evidemment l’inconséquence du prélat rend sa concurrence peu dangereuse; mais son brusque rappel, impatiemment désiré par Marie-Thérèse, rejetterait les Rohan dans le camp de Maupeou. Et le cardinal se pose en victime: «On m’a cherché toutes les chicanes, jusqu’à vouloir éplucher ma comptabilité![313]» Sa famille appuie ses revendications. Si d’Aiguillon continue à rester neutre, le prince de Soubise, qui l’accuse de «mauvais vouloir», exigera le retour immédiat de son parent, et le ministre n’y saurait consentir qu’autant que le prélat rentrerait en France disgracié[314].
Somme toute, l’année 1773 avait été plutôt mauvaise pour le prestige du secrétaire d’Etat aux affaires étrangères; et Mercy soulignait malicieusement les échecs successifs d’une politique s’ajustant trop volontiers à la nonchalance du maître. La difficulté de «faire rentrer le prince de Parme dans ses devoirs envers le roi d’Espagne»; l’obstacle apporté par l’Angleterre à l’armement de Toulon[315]; la probabilité de la paix entre la Turquie et la Russie laissant à cette dernière puissance les mains libres: autant d’atouts dans celles de l’Autriche qui devaient rendre son alliance précieuse et nécessaire pour la France, but impatiemment poursuivi par Marie-Thérèse et favorable à l’extension de son empire[316].
Il n’était pas jusqu’à la Curie romaine, d’ordinaire dans les meilleurs termes avec le gouvernement du Roi Très Chrétien, qui ne lui donnât de l’ennui. C’était surtout depuis l’expulsion des Jésuites. D’Aiguillon qui passait pour leur ami et qui savait la dévotion de Louis XV si souvent assiégé par la peur de l’enfer, avait préparé, avec Maupeou, une déclaration rappelant la congrégation, mais en la mettant sous l’autorité épiscopale. Or, les partisans des Jésuites étaient trop exclusifs; et le savant ouvrage de M. Frédéric Masson démontre, de reste, combien les négociations étaient épineuses[317] et le peu de chances qu’elles avaient d’aboutir.
Aussi s’explique-t-on le jugement, peut-être trop sévère, car il ne tenait pas assez compte des difficultés de l’heure, que portait Marie-Thérèse, sur le premier ministre de son «bon frère» le roi de France: «Doué de peu de génie et de talent et harcelé par les faits, il ne se trouve pas en mesure de nous susciter des embarras. Notre besogne serait bien plus difficile, si le duc de Choiseul, si bien intentionné qu’il était, se trouvait encore en place.»
Soit; mais quel bénéfice la France avait-elle tiré de l’alliance autrichienne?
XV
Comment d’Aiguillon devint ministre de la guerre.—Louis XV au Conseil.—Nouvelle attitude de la dauphine.—Projet de rappel de l’ancien Parlement.—Maladie et mort de Louis XV: départ de Mᵐᵉ Du Barry; les carrosses de Ruel.—Sérénité de d’Aiguillon.—Nouveaux brocards contre les anciens favoris.—Maurepas ministre d’Etat sans portefeuille.—Démission, acceptée, de d’Aiguillon.—Marie-Antoinette veut que le roi l’exile.—La joie du comte de Broglie et de Maupeou.—Deux portraits de d’Aiguillon.
Le 20 janvier 1774, écrit l’auteur des Mémoires du ministère d’Aiguillon, le secrétaire d’Etat aux affaires étrangères était «à l’apogée» de sa fortune. Le roi avait retiré le département de la guerre à Monteynard, compromis dans l’aventure de Broglie, pour le confier par interim à d’Aiguillon. La duchesse conte assez plaisamment ce coup de théâtre:
Ce lundi (sans date).
«Eh bien! Monsieur le chevalier, voilà donc encore votre ami surchargé d’affaires. Hier, après le Conseil, le roi l’appelle et lui dit: Je vous charge du département de la guerre, jusqu’à ce que j’aie trouvé quelqu’un qui me convienne. Je vous avertis que cela est difficile et que j’en trouverai difficilement. Il lui répondit:
—J’obéis aux volontés de Votre Majesté et je désire vivement qu’elle trouve quelqu’un à qui remettre ce dépôt.
—Je vous répète que je serai difficile et que de travailler avec vous me le rendra encore davantage.
Après ce beau discours, il est sorti. Vous jugez les courbettes et les sots compliments qu’il a reçus. Moi qui quittais le roi, je ne l’ai appris que chez moi, en rentrant, parce que je suis une bête, car il n’avait cessé de me rire au nez toute la journée. Simplement j’avais jugé qu’il était de bonne humeur[318].»
Moreau, dans ses Souvenirs, reproduit à peu près en ces termes le dialogue du roi et du ministre. Rien de plus naturel: il allait volontiers aux nouvelles chez le duc, dont il enregistrait ensuite les confidences. Et nous citerons, à cet égard, l’idée que lui donnait d’Aiguillon de la mentalité royale, les jours de Conseil, de même que nous avons recueilli, dans la correspondance de la duchesse, le croquis du prince en ses heures de familiarité.
«C’était un homme, disait d’Aiguillon à Moreau[319], quelque temps après la mort de Louis XV, qui, sans beaucoup d’esprit, avait un jugement droit et une telle habitude des affaires qu’il voyait d’ordinaire très juste. Dans certains conseils où les ministres dissertaient à perte de vue sur l’état de l’Europe ou les intérêts de ses princes, il avait l’air distrait ou dormeur; mais, tout à coup, sortant de là, il s’écriait: vous venez tous de battre la campagne: il n’est point question de ceci ou de cela; ce n’est pas de telle manière qu’ils agiraient: voici, au contraire, ce qu’ils feraient. Et il devinait toujours bien.»
«Ce fut, le dimanche, au soir, 30, consigne Moreau dans son Journal à la date du mercredi 2 février, que le roi le nomma (le duc) au sortir du Conseil. J’ai été voir M. et Mᵐᵉ d’Aiguillon qui m’ont accueilli. Toute la terre était chez eux. Le ministre avait l’air honnête et affable, Mᵐᵉ d’Aiguillon le contentement même[320].»
Mais cette nouvelle faveur ne surprit personne. Le prince de Croÿ[321], la dauphine[322] avaient prévu la disgrâce de Monteynard, dont ils rendaient responsable celui qui devait en profiter.
Quel jugement lumineux! s’écrie Mercy-Argenteau, en signalant à sa souveraine la déclaration de Marie-Antoinette, deux mois avant la chute du ministre de la Guerre. En effet, le 23 octobre, Mercy était venu présenter à la dauphine les doléances de d’Aiguillon, navré que la jeune princesse n’adressât plus un mot à sa femme au cercle de la cour. Et Marie-Antoinette avait répondu à l’ambassadeur qui la suppliait d’user de ménagements envers les d’Aiguillon, que ni l’un ni l’autre n’avaient à se plaindre d’elle. Le comte de Broglie et ses émissaires étaient seuls coupables, disait-elle, de la fermentation qui régnait dans le ministère; et le duc d’Aiguillon «n’inculpait si gravement Monteynard que parce qu’il convoitait sa place».
Au surplus, Marie-Antoinette devait y gagner. Car, d’Aiguillon, à peine pourvu de son nouveau poste, avait prié Mercy d’assurer la dauphine «qu’il se ferait une loi de lui obéir en tout». Marie-Antoinette l’avait pris au mot; et les grâces avaient suivi de près les recommandations[323]. Depuis, sa mère l’avait exhortée à reconnaître ces témoignages de déférence par de notables concessions[324]. Aussi bien la princesse n’avait pas fait preuve jusqu’alors de beaucoup de discernement, ni de modération, au cours de ses relations avec le ministre[325]. Elle n’en mit pas davantage, s’il faut en croire Mercy[326], dans le nombre et dans le choix des protégés dont elle encombra les bureaux de la guerre. Peut-être était-ce de l’espièglerie?
D’Aiguillon voulut-il encore donner une dernière preuve de son aveugle résignation aux antipathies irréductibles de la dauphine, en témoignant de son irritation contre l’ineptie, les exigences et la légèreté de la favorite? C’est Mercy-Argenteau qui l’affirme[327]; il est vrai qu’il est seul à signaler le fait; et nous nous en étonnons à bon droit; car nous ne voyons pas que d’Aiguillon ait jamais eu vis-à-vis de Mᵐᵉ Du Barry, même dans la disgrâce, d’autres sentiments que ceux de la déférence et de la gratitude.
Parvenu enfin à la situation prépondérante qu’avait occupée Choiseul, d’Aiguillon tenta de réaliser un projet qui s’imposait depuis longtemps à son esprit et que la fatalité, s’attachant à la plupart de ses conceptions, devait faire échouer: la restauration intégrale, sous son principat, de l’ancien Parlement. Les magistrats qui le composaient l’ayant frappé de flétrissure, c’eût été une noble revanche, bien inattendue chez un homme à qui son intraitable orgueil conseillait les plus implacables représailles. Voulut-il plutôt faire pièce à Maupeou? Toujours est-il qu’à la fin de décembre 1772, dans le but d’une réconciliation des exilés avec le pouvoir royal, il rapprocha d’abord de Louis XV la maison d’Orléans, puis obtint de ces princes qu’ils remissent au souverain un mémoire tendant au retour de l’Ancien Parlement. La mort du roi dans les premiers jours de mai et «la disgrâce de d’Aiguillon, le 2 juin, firent échouer le plan[328]» du ministre. Louis XVI, en signant l’ordre de rappel, devait seul bénéficier de la popularité qui récompense toutes les mesures d’apaisement.
Dès que Louis XV était tombé malade (il était alors à Trianon avec Mᵐᵉ Du Barry), d’Aiguillon, pénétré du sentiment de sa responsabilité, avait décidé la comtesse à faire transporter le roi à Versailles. C’était l’avis du chirurgien La Martinière. Lorry, médecin de M. d’Aiguillon, avait conseillé d’avoir recours à celui de Mᵐᵉ Du Barry, Bordeu; et la favorite était restée seule, avec le premier ministre, au chevet du malade[329]. Toute la cour était en émoi. La foule se pressait aux portes des appartements. Le duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre, après avoir consulté La Borde et d’Aiguillon, vient annoncer que le roi entend rester seul. Mais les ducs de Bouillon et de Liancourt refusent de se retirer, et l’intérieur du palais reste envahi.
Le 4, le roi s’entretient longuement avec le duc d’Orléans et M. d’Aiguillon. Puis, vers minuit, il s’adresse à Mᵐᵉ Du Barry: «Je ne veux pas recommencer Metz. Dites à M. d’Aiguillon de venir me parler demain matin à dix heures.» D’après le Journal de Hardy, il avait déjà précisé sa volonté: «Arrangez votre retraite avec M. d’Aiguillon; j’ai donné des ordres pour que vous ne manquiez de rien.»
Le lendemain, le ministre était auprès du souverain: «Elle partira, lui dit Louis XV, honnêtement, à quatre heures du soir, en évitant les duretés de Metz et Mᵐᵉ la duchesse d’Aiguillon la mènera à Ruel.»
Le prince de Croÿ, racontant par le menu ce départ historique, qui ne devait pas avoir, comme celui de la Châteauroux, un lendemain, ajoute, en guise de commentaire: «Le duc d’Aiguillon jouait un très gros jeu vis-à-vis de la famille royale et de madame la dauphine, très décidée là-dessus si le roi manquait...[330]» Des ennemis du régime insinuaient que Ruel était bien près de Versailles et que si Louis XV «en revenait», l’ami de la Du Barry la ramènerait promptement au maître.
En tout cas, le duc qui savait le roi irrémédiablement perdu, témoignait d’une belle crânerie, en prenant, pour ainsi dire, sous son égide, la favorite odieuse au futur règne. Et cette crânerie, c’était un acte de reconnaissance honorant les deux alliés, quelles que puissent être leurs erreurs ou leurs fautes devant l’Histoire. Au reste, le premier ministre ne fut pas seul à donner cette preuve publique de sa gratitude envers la femme qui avait si généreusement contribué à son salut et collaboré à sa fortune. Après que la duchesse d’Aiguillon eût emmené Mᵐᵉ Du Barry, plusieurs gens de cour allèrent présenter leurs devoirs à l’exilée; de mauvaises langues s’amusèrent à dénombrer les douze ou quinze carrosses stationnant à la porte du château de Ruel. On s’enquit du nom des propriétaires; et longtemps après, dans les antichambres du nouveau roi, on les désignait comme autant de candidats à la disgrâce, en disant: c’était un des carrosses de Ruel[331].
Et cependant que de racontars odieux, que d’ignobles calomnies, ne répandirent pas les ennemis de d’Aiguillon—les cendres du feu roi à peine refroidies—pour démontrer que le ministre cherchait à se faire, de son ingratitude envers sa bienfaitrice, un titre à la bienveillance du nouveau régime!
En bon économiste, exécrant, à l’exemple de ses amis les philosophes, celui qu’on disait affilié aux jésuites, l’abbé Baudeau consignait dans sa chronique manuscrite, cette anecdote qu’il tenait de «quelqu’un assez instruit»: «D’Aiguillon avait fait investir la Du Barry de maréchaussée à Ruel, avait fait dire à Mᵐᵉ Adélaïde qu’elle n’échapperait pas et avait mandé au nouveau roi que l’intention du défunt était qu’elle fût mise dans un couvent, puisqu’elle avait le secret de l’Etat[332]».
L’historiette suivante appartient à la même catégorie d’informations: Louis XV, agonisant, avait remis secrètement à d’Aiguillon trois millions pour Mᵐᵉ Du Barry; et le dépositaire infidèle s’était empressé, aussitôt la mort du roi, d’aller porter au petit-fils les millions de l’aïeul[333].
Ce qui est certain, c’est qu’au lendemain d’un trépas ruinant l’édifice, laborieusement construit, de sa fortune, d’Aiguillon affecta ou garda une inébranlable sérénité. Sa compagne, si perspicace, si courageuse, si aimante, lui avait, la première, donné le conseil de résigner immédiatement ses fonctions[334]. Il voulut attendre quelques jours.
Croÿ, qui était avec lui en relations suivies, constate, à maintes reprises, cette fermeté de l’homme d’Etat conservant le sourire à l’approche de la disgrâce. Pendant la maladie de Louis XV, Croÿ avait dîné chez le ministre, «il y avait trois tables et cinquante personnes». Après la mort du roi, «tout Paris avait couru chez d’Aiguillon qui faisait bonne mine à mauvais jeu[335]».
Et cependant, avant même que son sort fût décidé, ses anciens ennemis, les Choiseul, les philosophes et les encyclopédistes, les parlementaires et les vengeurs de la Chalotais, Maupeou et son groupe de fidèles, la reine et la famille royale, puis toute une nuée de nouveaux adversaires, le comte de Broglie et ses associés, des académisables évincés[336], des journalistes étrangers frappés d’exclusion, des auteurs dramatiques tels que Beaumarchais, atteints par la censure; enfin des courtisans aspirant aux faveurs du nouveau régime et des libellistes de l’ancien soucieux de placer avantageusement leur prose ou leurs poésies venimeuses, partaient en guerre contre le favori—l’idole aux pieds d’argile.
A l’avènement de Louis XVI, avait déjà couru cette épigramme—jeu de mots par à peu près—d’ailleurs inoffensive.
L’Aiguillon ne pique plus,
La Vrille est usée,
Le Pouls est lent.
Toutes les histoires de brigands qu’avaient ressassées les pamphlets parisiens et français pendant les affaires de Bretagne retrouvaient un regain d’actualité; et la chronique de Baudeau les reproduit avec une rare complaisance.
Mais, en dépit de ces sollicitations plus ou moins directes, Louis XVI ne prenait pas parti:
«Le roi, qui ne parle pas, écrivait Marie-Antoinette à sa mère, le 11 mai 1774, n’a pas dit un mot sur le choix d’un ministère. Il ne me semble pas disposé à garder M. d’Aiguillon, l’âme damnée de la comtesse Du Barry et qui a trop de penchant pour la Prusse. J’ai mis en avant le nom de M. de Choiseul qui serait bien pris du pays, mais on ne m’a point répondu; on ne me paraît pas lui être favorable[337].»
Le surlendemain, arrivait de Pontchartrain à Choisy le vieux comte de Maurepas[338]: le roi l’avait nommé «ministre d’Etat sans portefeuille». D’Aiguillon avait ménagé cette brillante rentrée à son oncle par l’entremise de Mᵐᵉ Adélaïde[339]. Le ministre disgracié de Louis XV était resté plus de vingt-cinq ans éloigné de la Cour: il était septuagénaire.
—Je ne vous trouve pas changé, lui dit aimablement la tante du roi.
Les frères de Louis XVI ne virent pas sans appréhension l’apparition de ce revenant. Il leur semblait qu’il dissimulât derrière sa caducité la personnalité très vigoureuse et très agissante de M. d’Aiguillon. Peut-être celui-ci nourrissait-il cette arrière-pensée[340]. Nous saurons bientôt si elle fut jamais justifiée.
En tout cas, les 20 et 26 mai, l’ancien ministre de Louis XV travaillait encore avec Louis XVI. «Il paraissait aussi radieux que le chancelier», dit l’abbé Baudeau.
Huit jours après, éclatait dans Paris la nouvelle de son départ:
«Le 6 juin, écrit en son journal le prince de Croÿ, je reçus une lettre très curieuse de ma belle-fille, du 3, qui portait que, le 2, M. de Maurepas était allé chez M. d’Aiguillon pour lui faire entendre qu’il fallait donner ses deux démissions, que celui-ci lui avait demandé s’il était porteur d’ordres, que M. de Maurepas l’avait assuré que non, mais qu’il l’avertissait en ami qu’il était temps[341].
Sur quoi, le duc d’Aiguillon était monté au Conseil, à l’ordonnance, et, avant de commencer, avait dit au roi que, ses services ne paraissant pas lui être agréables et que, le bien de la chose demandant la confiance du maître, il lui remettait sa double démission des deux ministères... que le roi avait paru désirer qu’il les gardât encore, disant qu’il lui fallait encore voir et se mettre au courant de son administration... mais que le duc ayant insisté, le roi les avait prises en lui disant qu’il pouvait garder sa charge de capitaine des chevau-légers et qu’il la lui verrait exercer volontiers[342]...»
Pour être si bien renseigné, ce fin renard de Maurepas avait dû écouter aux portes de Mᵐᵉ Adélaïde.
Mais il savait aussi à quoi s’en tenir sur les sentiments de Marie-Antoinette à l’égard de son neveu.
La reine harcelait son époux afin de lui arracher l’ordre d’exil de M. d’Aiguillon. D’autre part, Maurepas défendait, avec sa ténacité coutumière, mais infiniment courtoise, le secrétaire d’Etat, pour lui épargner un affront personnel et lui rendre sa chute moins rude, à l’heure du remaniement général. Peut-être Maurepas, hypnotisé par la perspective d’un contact journalier avec un collègue autoritaire et ambitieux, ne fut-il pas suffisamment persuasif. Il devait cependant plaider assez éloquemment la cause de son neveu, pour que le roi, frappant du poing son bureau avec sa brutalité ordinaire, se soit écrié:
—Eh! parbleu, je sais qu’il fait bien, et c’est ce qui me fâche, mais la porte par laquelle il est entré et les troubles que sa haine a occasionnés[343]!
Tous les signes précurseurs de l’orage avaient dû ouvrir les yeux à d’Aiguillon.
Peu de jours[344] avant que le duc ne donnât sa démission, la duchesse, à la présentation chez la reine, avait subi la plus humiliante des mortifications. Marie-Antoinette, aimable et gracieuse pour toutes les dames, avait affecté de parler plus spécialement aux voisines de Mᵐᵉ d’Aiguillon et non seulement n’avait rien dit à la duchesse, mais encore «l’avait regardée sous le nez d’un air méprisant».
«Le duc et la duchesse d’Aiguillon, note Mercy-Argenteau, sont seuls exceptés de la règle de bonté de la nouvelle reine[345].»
Au lendemain de la mort de Louis XV, l’ambassadeur de Vienne avait insisté auprès de la jeune souveraine pour qu’elle ne pressât pas le renvoi de l’homme qu’elle haïssait le plus, celui qui avait osé la traiter, dans un cercle, de «coquette![346]» La reine ne devait pas venger les injures de la dauphine. Malheureusement Mercy constatait, dès le 17 mai, qu’elle était, au contraire, très disposée à ne pas mettre en action le mot célèbre de Louis XII. Et la perspective du retour, qu’il redoutait, de Choiseul, ne souriait pas davantage à l’impératrice-reine.
Mercy, qui avait l’illusion facile, crut avoir persuadé Marie-Antoinette; mais il ne tarda pas à reconnaître son erreur. La reine «n’a pu résister à sa petite animosité». Le roi voulait garder le ministre; et c’est elle—preuve indubitable de son crédit—qui en a obtenu le renvoi. «Le reste lui importe peu; car chez elle la dissipation vient sans cesse effacer les impressions sérieuses[347].»
La nouvelle de cette démission, masquant mal une véritable disgrâce, provoqua une explosion de joie plus insultante encore que celle de la mort de Louis XV. Ce fut un feu roulant de chansons et d’épigrammes, celle-ci entre autres:
Quand le comte de Broglie apprit que son heureux concurrent «n’était plus rien», il ne put modérer ses transports d’allégresse; mais, en homme pratique, qui sait tirer parti de tout, il s’adressa, le 6 juin, à Louis XVI pour lui offrir la correspondance secrète du feu roi. Le nouveau lui répondit sèchement de la brûler[348]. L’année suivante, en mai 1775, Broglie lui écrivait pour lui demander la communication des pièces qui avaient précédé et suivi son exil à Ruffec. Louis XVI l’invita tout simplement à se tenir tranquille: la procédure de l’affaire de la Bastille, lui dit-il, a été brûlée[349].—Le feu purifie tout; mais, dans l’espèce, il enlevait au comte de Broglie une partie de ses moyens d’action contre l’ancien ministre de Louis XV.
Toutefois le procès de son beau-frère, le comte de Guines, ambassadeur de France à Londres, allait lui offrir l’occasion de satisfaire plus amplement sa rancune.
Un autre homme d’Etat qui ne dissimula pas la satisfaction qu’il éprouvait de la chute du premier ministre, son collègue, ce fut le chancelier Maupeou, que devait bientôt atteindre la même disgrâce. Il avait rendu, prétendait-il, les services les plus essentiels (ce dont il était permis de douter) au duc d’Aiguillon; et il en avait été payé par la plus noire ingratitude. Les anecdotiers ne tarissaient pas sur ce sujet.
—Un coquin que j’ai sauvé de la roue! affirmait le chancelier devant un «prince aussi recommandable par sa haute naissance que par son mérite personnel».
—Parbleu, monsieur, répliqua le grand seigneur, ce n’est pas ce que vous avez fait de mieux dans votre vie[350].
A ce moment même où le duc d’Aiguillon descendait un peu tardivement, mais non sans dignité, du pouvoir, deux hommes—des prêtres—traçaient de son caractère, de son rôle politique, de ses tendances, un portrait qu’il nous a paru curieux et utile de conserver.
L’abbé de Véri, auditeur de rote à Rome, qui a laissé un journal inédit où M. de Ségur a puisé de précieux renseignements, étudie surtout le ministre:
«Les ambassadeurs étrangers, dit-il, reconnaissaient sa manière douce, juste, toujours ouverte et son humeur accueillante avec les militaires.»
Dans la Chronique de l’abbé Baudeau la note change. Si le diplomate flatte son modèle, l’économiste noircit singulièrement le sien, bien qu’avec certaines atténuations, pour paraître impartial. Baudeau constate, à la date du 6 juin, que d’Aiguillon a refusé la pension de vingt mille livres à laquelle il avait droit comme ministre: il n’avait jamais servi, disait-il, le roi pour de l’argent[351].
«Ouais, objecte l’abbé, c’était par orgueil et pour placer ses adulateurs.» Mais il ajoute:
«Il était parcimonieux pour la chose publique dans un règne de gaspillage, vétilleux, absolu, travailleur, colère, rancunier, présomptueux, petit et vindicatif à l’excès—tous les vices du cardinal de Richelieu, sans en avoir l’esprit!»
XVI
La comédie à Veretz.—Goûts et plaisirs champêtres.—Toujours les affaires de Bretagne.—Rentrée en scène de la Chalotais—Epidémie à Veretz et à Chanteloup.—Réintégration de l’ancien Parlement: d’Aiguillon y prend place sans que personne proteste.—Ce qu’on pense à Vienne de sa retraite.—Campagne de libelles contre la reine: le duc d’Aiguillon en est, dit-on, l’inspirateur.
«La duchesse, dit la chronique de Baudeau, à la date du 2 juin, est partie pour Veretz, à ce qu’on assure: elle y va sans doute préparer le logement de son cher époux.»
La nouvelle était peut-être prématurée, mais en somme très vraisemblable, l’air de la Cour devant paraître irrespirable à Mᵐᵉ d’Aiguillon, depuis l’avanie que lui avait infligée la reine.
Quoi qu’il en soit, la châtelaine de Veretz était en pleine villégiature dans le courant du mois d’août; car une lettre du 26, à l’adresse de Balleroy, lui décrit, dans cette langue, simple, naturelle et parfois un peu négligée, dont nous connaissons la saveur, la vie agréable que faisaient à leurs invités les possesseurs de ce beau domaine. La comédie de salon n’en était pas une des moindres distractions:
«Notre comédie a été jouée avant-hier et a très bien réussi. Je vous assure que l’on voit très bien que le rôle de Crispin est héréditaire (le duc et jadis son père remplissaient-ils donc supérieurement cet emploi?); car mon fils, qui n’avait jamais vu de théâtre que de loin, a très bien joué. Quant à la duchesse (nous ignorons quelle était cette grande dame, à moins que ce ne fût Mᵐᵉ d’Aiguillon elle-même qui se nommait Louise) il lui aurait fallu une autre taille et un autre son de voix pour bien jouer son rôle; mais, malgré cela, l’ensemble a été très bien. Pour petite pièce on a joué une petite scène détachée, en son honneur, qui a amené une fête champêtre, pour lui souhaiter la bonne fête, attendu qu’elle se nomme Louise...»
Ces divertissements étaient alors très fréquents sur les théâtres de société, qui furent eux-mêmes si nombreux pendant le XVIIIᵉ siècle. Le Journal de Collé[352], les Sociétés badines de Dinaux[353] en ont abondamment parlé.
Mais ce n’était peut-être pas «la comédie» qui plaisait le plus à la duchesse dans cette vie de château. Nous avons dit ailleurs les goûts champêtres de Mᵐᵉ d’Aiguillon qui cadraient si bien avec son humeur plutôt indépendante. C’était la maîtresse femme qui s’entendait à diriger, comme nos gentleman farmer d’aujourd’hui, les plus vastes exploitations. Et nous verrons plus tard comment elle sut transformer en un séjour de rêve la triste et pauvre gentilhommière d’Aiguillon dans l’Agénois.
Elle acceptait gaîment toutes les corvées de la ferme: «En votre absence, la belle Candide[354] s’était avisée d’être malade. Comme personne ne soignait les petits cochons, il a fallu que je les soignasse moi-même.»
Elle ne... soignait pas avec moins de sollicitude l’humanité souffrante: à l’exemple de toutes les châtelaines du temps, elle avait la douce manie des «recettes» infaillibles contre telle ou telle maladie: elle envoyait celles «de l’eau d’absinthe ou de coriandre» au chevalier qui en ferait profiter sa sœur.
La retraite de son mari était de date encore trop récente, pour que Mᵐᵉ d’Aiguillon se désintéressât complètement des affaires de la Cour. Celles de Bretagne lui tiennent surtout au cœur. Elle admire M. de Fitz-James[355] qui se défend de tenir les Etats, si on les fait présider par l’évêque de Rennes. Et comme celui-ci est persona grata, ce sera encore M. de Penthièvre qui aura «la plate faiblesse d’y aller».
Puis, elle jette un regard sur Versailles: «On me mande que M. de Maurepas est plus brillant que jamais: je ne l’envie pas; grand bien lui fasse!»
Sa perspicacité avait pénétré l’égoïsme du vieux courtisan sous ce vernis d’affectueuse bienveillance dont il se piquait pour son neveu[356].
Trois semaines après, Mᵐᵉ d’Aiguillon donne un souvenir aigre-doux à la personnalité, alors bien oubliée, de La Chalotais, de qui elle annonçait, dans une lettre précédente, le retour imminent en Bretagne:
«Je ne doute pas que vous n’ayez été sensible au plaisir de savoir que M. de la Chalotais passait dans la ville que vous habitez[357].»
Louis XVI venait en effet de rendre au procureur général sa liberté et sa place.
C’est encore un disgracié qui rentre en scène, à propos d’une épidémie des plus graves dont la Touraine eut alors à souffrir. Veretz et ses environs comptèrent plusieurs malades qui «tous s’en sont bien tirés». Il n’en alla pas de même «à Chanteloup, où, sur quarante malades, il y en a dix de morts, dont M. de Boufflers...» Ce grand seigneur n’avait pas reçu les sacrements. M. de Choiseul, le châtelain, a «sûrement oublié» avec «quel zèle ses sectateurs» agitèrent la question, pendant «la maladie du roi[358]». C’était une allusion au conflit qui avait marqué les dernières heures de Louis XV. D’Aiguillon et La Vrillière demandaient qu’on retardât, pour ne pas épouvanter le moribond, l’administration des sacrements. Le cardinal de la Roche-Aymon, qui la voulait immédiate, obtint gain de cause[359], avec l’appui de La Martinière, premier chirurgien du roi.
Cependant la saison touchait à sa fin. Les d’Aiguillon étaient rentrés à Paris. Leur fille, Mᵐᵉ de Chabrillan, longtemps malade à Veretz, s’était rétablie; et la duchesse, qui l’avait soignée, n’avait fait que passer par Paris, où elle «n’avait même pas eu le temps d’entendre un acte d’opéra», pour aller se reposer chez une amie, dans la calme solitude de Trassey[360].
De plus graves soucis préoccupaient son mari. Maupeou était tombé[361] et l’ancien Parlement rappelé. L’opinion publique attribuait à Maurepas l’honneur de cette réintégration: aussi le «Mentor» de Louis XVI, comme on se plaisait à le nommer, avait-il été acclamé à l’Opéra, le 8 novembre[362]. C’était le 12 que devait se réunir le Parlement, en présence du roi. D’Aiguillon n’hésita pas. Malgré l’exclusion dont il avait été frappé en 1770, hautain comme il l’était, et vraisemblablement assuré de l’appui de Maurepas, il entra au Parlement; et pas un conseiller ne protesta. Mais l’émotion fut grande dans Paris: «On a vu avec étonnement M. le duc d’Aiguillon prendre place, comme pair de France, dans une assemblée où toute la nation est persuadée qu’il ne devrait paraître que pour essayer de se justifier[363]».
Il bravait ainsi le sentiment public. Peut-être voulut-il continuer l’expérience, mais alors avec le roi et la Cour, quand il se présenta le 28 décembre, à Versailles, pour faire signer à Louis XVI son travail sur les chevau-légers. Descendu chez Maurepas, il était passé, par l’Œil-de-Bœuf pour entrer dans le cabinet du roi. Louis XVI l’avait fort bien accueilli; il lui demanda même, après lui avoir donné sa signature, s’il n’avait pas quelque requête à lui adresser. D’Aiguillon, toujours avec sa superbe ordinaire, se contenta de reployer son portefeuille et de dire «qu’il bornait toute son ambition à présenter personnellement ses hommages au roi». Et il sortit: l’Œil-de-Bœuf était plein de courtisans qui attendaient, montre en main, pour calculer le temps qu’aurait duré l’audience. Louis XVI, à ce spectacle, fit entendre son «gros rire». D’Aiguillon était remonté chez son oncle, et, après quelques visites, était reparti pour Paris, «où il resta tout l’hiver[364]».
Sa démission n’avait laissé aucun regret à Vienne. Je suis bien aise, écrivait, le 16 juin, Marie-Thérèse à sa fille, de la retraite de MM. d’Aiguillon et La Vrillière[365], sans lettre de cachet «méthode dure». Toutefois, nous l’avons vu, Mercy n’avait pas dissimulé, dès la première heure, son appréhension du lendemain. Puis, la haine furieuse, et comme inassouvie, de Marie-Antoinette contre l’ex-ministre, l’inquiétait; et l’impératrice-reine (lettre du 15 août) s’étonnait de cet «esprit de vengeance». Mercy, tout en rendant hommage à la «bonté» naturelle de la jeune femme, avait constaté combien cette aversion pour d’Aiguillon avait arrêté les élans de franchise dont l’avait jusqu’alors honoré la reine. Et Marie-Thérèse, qui voit se perdre ainsi tous les efforts de sa politique, peint d’un trait une mentalité qui n’a échappé, ni à la mère, ni à la souveraine. Le «caractère» de sa fille est à la fois «indécis et volontaire» (lettre du 13 octobre).
D’autres soucis travaillent Mercy-Argenteau, par exemple la direction que d’Aiguillon prétend donner désormais à sa vie. On le signale comme un des meneurs les plus redoutables de la cabale formée contre la reine[366]. L’aventure romanesque de Beaumarchais en Autriche semble corroborer cette imputation.
L’auteur, déjà célèbre, du Barbier de Séville, aussi ardent faiseur d’affaires que fécond remueur d’idées, était parti, sous l’anagramme de Norac, pour l’Allemagne, afin d’y négocier, avec un certain Angelucci, l’achat d’une édition tout entière d’un pamphlet dirigé contre Marie-Antoinette[367]. Or, son vendeur, un juif d’insigne mauvaise foi, après s’être fait largement payer, s’était enfui, emportant un exemplaire de cette atroce publication. Beaumarchais avait raconté, depuis, sur le mode tragique, toutes les péripéties de son histoire de brigands. Mais, sur le moment, les autorités autrichiennes, qu’elle avait trouvées incrédules, avaient mis le négociateur en état d’arrestation. Mercy, à qui l’aventure avait paru également étrange, en avait causé avec Sartine; et l’ancien lieutenant de police, alors ministre de la marine, avait déchargé de toute culpabilité le «délicieux» Beaumarchais, comme aimait à l’appeler le prince de Kaunitz, pour laisser retomber par insinuation la responsabilité du pamphlet sur le duc d’Aiguillon[368].
Mercy, plus d’un mois après[369], signale de nouveau le bruit public attribuant au ministre déchu une part très active dans la campagne de libelles dirigée contre la reine. C’est ainsi que M. de Ségur[370] représente d’Aiguillon, rentré à Paris, las, découragé, aigri et devenant le centre d’une opposition féroce: d’où cette nuée d’écrits injurieux qui, suivant l’expression de Mercy «se sont répandus contre le gouvernement, et en particulier, en vue de nuire à la reine[371]».
XVII
Influence et crédit de Mᵐᵉ de Maurepas.—Ses appels au calme et à la patience.—D’Aiguillon «embusqué» dans son hôtel.—Procès du comte de Guines.—Ce qu’était Tort de la Sonde.—Rôle de d’Aiguillon: griefs de Guines.—La reine prend parti pour l’ambassadeur de France à Londres.—Besenval excite M.-Antoinette contre d’Aiguillon.—Mémoires de Guines «tissus d’horreurs et de mensonges».—Guines gagne son procès.—La reine exige de Louis XVI l’exil du duc d’Aiguillon.—Incidents de la revue du Trou d’Enfer.—Entrevue de Maurepas avec la reine.—D’Aiguillon devra partir pour l’Agénois.
Les d’Aiguillon, au moment où leurs adulateurs de la veille s’éloignaient d’eux, le lendemain, pour mieux faire leur cour à la reine, trouvèrent un défenseur hardi, généreux, infatigable dans la personne de leur tante, Mᵐᵉ de Maurepas, la digne sœur de la comtesse de Plélo. Jusqu’alors elle s’était tenue discrètement à l’ombre, la disgrâce si longue de son mari l’ayant privée de tout crédit. Mais le soleil était revenu; et Mᵐᵉ de Maurepas avait reconquis une influence qu’elle allait mettre au service de son neveu; car si elle était, comme l’a fort bien dit Linguet, «toute puissante sur l’esprit de son mari, elle était elle-même aveuglément soumise à toutes les impressions de l’ancien commandant de Bretagne[372]. Enfin, elle avait la plus tendre affection par sa nièce, accourait la soigner quand elle avait «ses hépatiques (coliques)» et ne cessait de lui répéter dans ses lettres: «Vous savez que je vous considère comme ma fille; croyez-le bien, nul ne vous aime plus que moi». Et nous verrons, d’après sa correspondance, avec quelle sollicitude elle embrassa la cause de Mᵐᵉ d’Aiguillon à l’heure de l’adversité. Elle s’attristait cependant, elle la sérieuse compagne de l’homme le plus léger du monde, à l’idée que sa nièce pût douter du zèle de M. de Maurepas pour la défense de ses intérêts:
«Je suis pénétrée de douleur, lui écrit-elle, que vous croyiez que M. de Maurepas ne mette pas toute la vivacité qu’il doit aux affaires qui vous intéressent. M. d’Aiguillon doit savoir mieux que personne qu’on ne fait pas parler les rois comme on veut. Nous serons toujours occupés de saisir le moment qui pourra vous être utile[373].»
Son neveu perdait patience; peut-être n’avait-il, lui aussi, qu’une médiocre confiance dans la sincérité d’un homme qui n’avait jamais pensé qu’à lui[374]: «J’ai fait lire vos lettres à M. de Maurepas, disait encore la tante à sa nièce; il prend aussi vivement que moi tout ce qui peut intéresser M. d’Aiguillon... Au nom de Dieu, qu’il (le duc) se calme! Tous les honnêtes gens lui rendent justice!»
Eh quoi! cet homme qu’on représente toujours si froid et si maître de lui, se serait-il échappé en paroles violentes, dont ses ennemis, empressés à les reproduire, pourraient se faire une arme contre lui?
L’hypothèse est admissible; car Augeard[375] affirme l’avoir vu, en maintes circonstances, une fois par exemple à propos de Maupeou, entrer dans une colère effroyable, presque convulsive, rappelant quelque peu les crises de fureur dont, au dire de certaines chroniques, le cardinal de Richelieu était coutumier.
Ce qui est certain, c’est que d’Aiguillon était resté tout l’hiver, à Paris[376], «embusqué dans ce fastueux hôtel[377]» de la rue de l’Université qu’il avait hérité de son père[378]. La cour de l’ancien ministre avait bien diminué; mais les amis qui la composaient étaient si dévoués au maître que Mercy en dénonçait les noirs complots. La «cabale» avait même recruté des adhérents de marque, avec le cardinal de Rohan et ses parents, entraînés par Mᵐᵉ de Maurepas, au grand déplaisir de l’impératrice, qui trouvait excessives les rigueurs de sa fille contre d’Aiguillon[379]. Et la duchesse, toujours attentive aux plaisirs de son mari, donnait chaque soir, à ses fidèles, le régal de la comédie, comme à Veretz, sur un théâtre de société[380].
Mais, Marie-Antoinette, qui «attribuait l’odieux de la désaffection populaire[381]» à d’Aiguillon et à son groupe, s’était offusquée des fréquentes réunions de ce cercle frondeur et s’était juré d’en perdre le chef. L’incident de Guines lui fournit l’occasion cherchée.
Une «note sur la vie politique de Barthélemy Tort de la Sonde, habitant de Bruxelles» fixe le début de ce conflit, où personne n’eut raison, excepté peut-être l’homme sur qui s’amassaient tant de colères, et principalement celle de la reine: M. d’Aiguillon.
«J’ai été mis à la Bastille en 1770, déclare Tort de la Sonde,—d’ailleurs un parfait aventurier—à la réquisition du fameux duc de Guines, alors ambassadeur de France en Angleterre, parce que je m’étais fortement opposé à ce qu’il volât 300.000 livres à MM. Bourdier, Chollet et Thélusson, banquiers de Londres.
Après être sorti de la Bastille en 1771, j’ai attaqué l’escroc-ambassadeur au Parlement. La reine et toute la canaille illustre de la Cour ont pris parti pour lui. J’ai fait justice des uns et des autres, en publiant contre eux les plus sanglants mémoires, dans des moments où les prétendus patriotes d’aujourd’hui faisaient les plats valets et n’osaient pas trop regarder un grand seigneur en face[382]...»
Moreau, qui consacre plusieurs pages à cette affaire[383] et qui fut, il faut le dire également, un des partisans les plus dévoués de l’ancien ministre, expose, en quelques lignes, et avec impartialité, le différend divisant le comte de Guines et son secrétaire Tort de la Sonde.
Celui-ci avait joué sur les fonds anglais, il avait perdu et s’était refusé à régler les différences. Arrêté sur l’ordre de Guines, il prétendit n’avoir opéré que pour le compte de l’ambassadeur. Il resta huit mois à la Bastille; mais les créanciers anglais, qui voulaient être désintéressés, appuyaient la version de Tort, l’homme de paille, assuraient-ils, du comte de Guines. La «permission de rendre plainte» contre le diplomate français fut accordée par le Conseil. D’Aiguillon qui était alors aux affaires étrangères, mais qui ne s’y trouvait pas au moment du conflit entre Guines et Tort de la Sonde, avisa l’ambassadeur de la requête obtenue contre lui. Mais déjà Sartine, lieutenant de police, avait ouvert une instruction, avant que Guines ne fût rentré en France, procédure que lui reprocha d’Aiguillon. Le ministre fit mieux encore: il offrit à l’ambassadeur d’arrêter la plainte. Guines lui-même en convient dans ses Mémoires. Son procès ne commença réellement qu’en août 1773. Il se dit victime d’une machination de son ministre qui aurait prévenu contre lui le roi, au lieu de le soutenir, lui l’envoyé de Louis XV[384].
Naturellement, d’Aiguillon avait pour adversaires le comte de Broglie, Dumouriez, Favier et «tous les gens qu’il avait fait enfermer à la Bastille». De Broglie, «rentré en grâce[385]», allait partout clabaudant que si M. de Guines, son beau-frère, se trouvait lésé dans sa défense, il devait en rendre responsable l’ancien secrétaire d’Etat aux affaires étrangères. Et précisément il venait «d’imprimer que Tort n’ayant pas d’ordres verbaux à objecter contre lui, les preuves testimoniales étaient périmées dans l’intervalle de ces quatre années (1771-1774) et qu’il ne lui était plus possible de se défendre aussi avantageusement en 1775 qu’il l’eût fait en 1771; enfin que M. d’Aiguillon avait corrompu ceux qui avaient déposé dans l’instruction secrète[386]».
Le parti des Choiseul appuyait le comte de Guines; et Marie-Antoinette apportait à protéger l’ambassadeur une animation extraordinaire. Mercy-Argenteau regrettait même que, «pour faire pièce à d’Aiguillon», elle témoignât autant d’intérêt à M. de Guines «dont il voulait bien croire la cause bonne». Il eût préféré que la reine déjouât, sans bruit, les intrigues du ministre déchu, qui avait eu l’habileté, par son ascendant sur la comtesse de Maurepas, d’exciter la jalousie de son oncle contre le crédit de Marie-Antoinette. Mais la reine, plus irritée que jamais, avait exigé de son époux qu’il exilât d’Aiguillon dans ses terres ou dans son gouvernement, avec défense de paraître de longtemps. Le roi avait d’abord consenti; puis il s’était ravisé, en faisant observer à la reine qu’il ne pouvait éloigner de Paris le duc d’Aiguillon, au moment où il était aux prises avec le comte de Guines qui avait laissé planer sur l’ancien fonctionnaire «les plus fâcheux soupçons». La reine garda le silence; «mais assurément, ajoute Mercy, c’est M. de Maurepas qui a dû suggérer ces réflexions au roi[387]».
Marie-Antoinette avait obéi, elle aussi, à des suggestions, mais d’un tout autre genre et aussi perfides que cyniques. Si d’Aiguillon peut être représenté par ses ennemis comme un «homme noir», méditant les complots les plus affreux, Besenval, le conseiller de la reine, ne lui est certes pas inférieur, devant l’Histoire, pour la dextérité et l’astuce avec laquelle il ourdit les plus ténébreuses intrigues[388]. Il fallait décider Marie-Antoinette à précipiter, de toute son influence sur Louis XVI, l’écrasement définitif du ministre tombé:
«... Je lui représentai avec feu le danger qu’il y avait pour elle de laisser une cabale aussi inquiétante, ayant à sa tête le duc d’Aiguillon, dont le caractère méchant, vindicatif et profond devait lui faire tout craindre... Je lui fis comprendre la nécessité d’éloigner un tel homme. Je lui conseillai de mettre en avant, vis-à-vis du roi, l’audace avec laquelle il avait poussé le comte de Guines, quoiqu’il ne pût douter de la protection qu’elle lui accordait et de lui faire comprendre qu’on ne devait jamais s’attendre à aucun repos, tant qu’on laisserait un tel homme au milieu de Paris.»
Mais l’arrivisme du personnage, pour parler la langue à la mode, se trahit bientôt:
«L’intérêt de la reine aurait suffi pour me faire attaquer M. d’Aiguillon; mais d’autres considérations m’y portaient encore, c’était lui qui était l’auteur de la chute de M. de Choiseul. Il convenait, à mon sentiment, de l’en punir. Je ne pouvais me flatter d’aucun espoir de retour pour M. de Choiseul, tant que M. d’Aiguillon serait à portée de pouvoir quelque chose; et en l’éloignant, je croyais rendre un grand service à mes amis[389].»
Guines, «soufflé par le parti Choiseul[390]», venait d’envoyer «un violent billet» à Louis XVI, pour lui demander justice contre les procédés de M. d’Aiguillon. Celui-ci, «mis en cause», riposte par deux lettres que Vergennes, son ami, soumet au Conseil, en présence de Louis XVI. Maurepas fait savoir à l’intéressé, par sa femme, le résultat négatif de la séance[391]. «On (le roi) m’a répondu qu’on ne pouvait empêcher l’affaire de suivre son cours, qu’on lui (à Guines) avait fait dire très fortement qu’on était mécontent du billet, mais qu’on ne voulait pas faire de bruit de cette affaire. On a même ajouté d’un ton à me fermer la bouche que vous ne devriez pas chercher de nouvelles affaires. Je ne puis trop vous recommander le silence en ce moment.»
Dès lors, la reine d’un côté, Vergennes et Maurepas de l’autre, se combattent, «à coups fourrés» dit Besenval, sous les yeux de Louis XVI, assez faible déjà pour subir alternativement toutes les influences.
D’Aiguillon avait obtenu l’autorisation de faire imprimer sa correspondance ministérielle pour répondre aux imputations de Guines[392]: elle prouverait plutôt qu’il avait pris parti contre Tort de la Sonde. Son adversaire, «pour le noircir», fait mettre sous les yeux du procureur général du Châtelet des extraits de sa correspondance diplomatique avec d’Aiguillon et prétend donner ce second mémoire à l’impression[393]. Vergennes s’y oppose: il démontre fort judicieusement au roi que si l’on accorde cette permission à Guines, d’Aiguillon pourra la réclamer pour d’autres dépêches: alors où s’arrêtera un tel abus? Louis XVI approuve son ministre. Mais Guines passe outre; et le Conseil d’ordonner la suppression et la destruction du mémoire imprimé:
«Si vous avez été surpris, écrit, le 24 mai, Mᵐᵉ d’Aiguillon au chevalier de Balleroy, du ton du premier mémoire du comte de Guines, vous le serez un peu plus du deuxième: c’est un tissu de noirceurs et de mensonges. Je joins à ma lettre l’arrêt du Conseil qui a été rendu à cette vacation, qui a porté lui et ses protecteurs au dernier degré de la rage. Ils remuent ciel et terre pour trouver quelques nouvelles misères à faire et à dire. Je suis, sur cet article, comme le sage pour la mort: je les attends sans les craindre[394]...»
La vaillante femme sait bien qu’elle et ses amis sont impuissants contre les «protecteurs» qu’elle ne veut pas nommer et qu’elle ne nommera jamais. Mᵐᵉ de Maurepas lui dira qu’«on ne put tenir» contre une reine qui use de son ascendant sur son mari pour satisfaire sa haine. Marie-Antoinette fit croire au roi que sa religion avait été surprise[395], lui rappelant, dans un retour vers le passé, «la conduite atroce» de d’Aiguillon contre La Chalotais, contre la Bretagne, contre le duc de Choiseul «protecteur» de Guines. Et Louis XVI manda au Chatelet qu’il n’improuvait pas la publication des mémoires de Guines pour sa justification[396]. Louis XVI défendait seulement au comte d’attaquer le duc d’Aiguillon; et le 2 juin, par 7 voix contre 6, le Chatelet déclarait calomnieuses les accusations de Tort de la Sonde.
«La justice de Louis XVI, conclut Mᵐᵉ Campan, fit triompher l’innocence du duc de Guines[397].»
Qu’en savait-elle? Jamais affaire ne fut plus embrouillée; et si Tort de la Sonde, qui d’ailleurs en rappela, eut souvent des allures assez louches, la conduite de son adversaire ne fut pas toujours bien correcte. La protection presque tendre que lui accorda la reine était encore une de ces imprudences qui furent si cruellement reprochées à la femme; et ce fut grâce à ses instances qu’il reçut ce titre de duc dont Mᵐᵉ Campan le décore un peu trop tôt.
La joie des vainqueurs fut insolente: «La sentence du Chatelet en faveur du comte de Guines est imprimée en caractères gigantesques et se trouve affichée à tous les coins de rue[398]».
Il semblait, en vérité, que la fatalité s’acharnât après d’Aiguillon. C’était comme une reprise de l’éternelle affaire de Bretagne, qu’elle s’affirmât par la réhabilitation des soi-disant victimes de l’ancien commandant ou par l’apparition de nouveaux ennemis dans les rangs de ses propres défenseurs. Tel Linguet qui se plaignait de n’avoir pas été suffisamment rémunéré par un client ingrat et superbe au point de ne plus le reconnaître, une fois son procès gagné[399]. En outre, Linguet avait été singulièrement persiflé, quand il était allé demander à Maurepas la permission d’écrire contre d’Aiguillon: le vieil homme d’Etat lui avait conseillé de se méfier de ses emportements. «—Ah! Monseigneur, s’écria le publiciste, je vois qu’on vous a égaré sur mon compte. Eh bien! je prends acte de vos préventions.»
Et Maurepas, ouvrant toute grande la porte de son cabinet:
—Vous êtes témoins, Messieurs, que je donne à M. Linguet la permission de prendre acte de mon penchant à croire qu’il est quelquefois au delà du vrai et que ses talents l’égarent[400].
Le gazetier, qui avait conté l’anecdote, annonçait un autre jour[401] que La Chalotais venait de recevoir, à titre de compensation, 100.000 francs, 8.000 livres de pension, le titre de marquis et pour son fils celui de Président. Mais il avait dû renoncer à «ses prétentions et griefs contre d’Aiguillon...».... «Cela semblerait prouver que ce duc avait agi en Bretagne par ordre du feu roi, ou que le monarque avait approuvé les procédures de ses représentants en Bretagne. Cependant l’odieux qui a rejailli de cette affaire sur MM. d’Aiguillon et de Calonne subsiste toujours dans l’opinion publique.»
Mais des outrages plus sanglants, des humiliations plus pénibles, une chute plus profonde, et celle-ci définitive, attendaient le duc d’Aiguillon. Or, cet homme de cour, rompu cependant à toutes les intrigues, n’avait jamais eu, pour sa propre destinée, la clairvoyance dont sa femme était supérieurement douée. Les événements qui se précipitaient auraient dû lui ouvrir les yeux; et ses oreilles restaient obstinément fermées aux avertissements que ne lui ménageaient pas de prudentes amitiés. Il se flattait qu’il reviendrait au pouvoir. Sa fierté, réveillée par des voix autorisées, l’en avait fait, il est vrai, spontanément descendre. Et la rapidité avec laquelle il fut remplacé ne démontra que trop que sa révocation était imminente. Son optimisme personnel en fut à peine effleuré: «J’avoue, disait-il à Belleval, que la haine dont la reine me poursuit, après m’avoir honoré jadis de quelque bienveillance, m’a trouvé moins résolu». Il était persuadé que, s’il n’avait dépendu que du roi, il serait resté: «il n’est pas besoin de s’adorer pourvu que les affaires de l’Etat marchent[402]». Faut-il rappeler, d’après les Mémoires du ministère d’Aiguillon, ce rêve d’un projet qui le ramenait au pouvoir pour en faire le coadjuteur de son oncle? Sa belle confiance escomptait toujours l’avenir.
Le 24 septembre 1774, il avait annoncé à ses chevau-légers que la compagnie serait passée en revue par le roi et qu’elle «irait au sacre de Sa Majesté le printemps prochain».
Et Belleval, qui reçoit, en 1775 (avril), les confidences de son commandant, déplore «l’état d’aveuglement où l’esprit le plus subtil reste couvert de nuages». D’Aiguillon, sans prendre autrement garde au sentiment du roi qui le tolère, ni à «la haine de la reine», qui ne le tolère pas, organise, avec son faste ordinaire, pour les fêtes du sacre, de luxueux préparatifs dont s’indigne Marie-Antoinette. Il annonce à ses officiers qu’ils seront reçus à Reims, dans son hôtel et à sa propre table. Mais tout à coup il reçoit un ordre qui le relève de son service à cette fête grandiose. C’est le «coup de tonnerre» précurseur de la tempête. Et quel désarroi parmi les chevau-légers! Belleval en esquisse un leste croquis[403]. Le comte de la Coste lui apprend, dans la Grande Galerie de Versailles, qu’il doit commander la compagnie à la cérémonie du sacre: communication toute confidentielle. Mais les officiers pressentent l’événement. Le duc de Villequier vient à Belleval qu’il sait ami de d’Aiguillon et tente vainement de le faire parler. Mais le lendemain:
—Eh! eh! la guêpe est écrasée. Il n’y a plus de coups d’aiguillon à craindre.
Belleval s’échauffe:
—Parlons sérieusement, dit en riant Villequier. Aussi bien il serait puéril de vouloir «cacher aujourd’hui ce que chacun sait».
Et Villequier lui confirme les nouvelles de la veille. Il lui annonce que la reine, en raison de son estime pour Choiseul, l’a fait inviter au sacre.
—Sans doute, ajoute-t-il, «si le roi avait été abandonné à lui-même, il aurait gardé M. d’Aiguillon, malgré la violence du parti que son imprudence avait laissé se former et grandir contre lui». Ce n’est pas qu’il soit «un homme d’Etat», mais il a «l’esprit fin et adroit»; courtisan délié, il avait une intelligence capable de le faire louvoyer au milieu des écueils de l’entourage hostile de la reine.
Il fallut, pour enlever à d’Aiguillon ses dernières illusions, l’insulte suprême de la revue du Trou-d’Enfer (le 30 mai), où les devoirs de sa charge l’obligeaient à défiler, à la tête de sa compagnie. Quelques jours auparavant, il était allé prendre les ordres de la reine pour cette revue:
—Que n’allez-vous à Saint-Vrain, solliciter ceux de Mᵐᵉ Du Barry? lui répondit durement Marie-Antoinette.
L’ancienne maîtresse de Louis XV avait obtenu depuis peu la permission de quitter l’abbaye de Pont-aux-Dames où elle était exilée, pour la résidence de Saint-Vrain située près d’Arpajon; et d’Aiguillon, à qui ses ennemis faisaient un crime de cet acte de reconnaissance, était allé présenter ses hommages, ainsi qu’il l’avait appris à Belleval, à la châtelaine de Saint-Vrain[404].
Le «capitaine-lieutenant» des chevau-légers était donc venu de Paris au camp de Marly pour la revue du Trou-d’Enfer. Le bruit de son exil avait atteint le rinforzando que Beaumarchais donne à la rumeur de la calomnie; et la reine avait annoncé qu’elle s’abstiendrait de paraître, si d’Aiguillon était présent. La compagnie était enchantée que le roi n’eût pas interdit à son commandant de remplir son emploi[405].
Mais, au moment de monter à cheval, le duc reçoit ce billet de Maurepas[406]: «Quand le roi passera, ne lui remettez pas le papier», c’est-à-dire «les grâces à demander», une liste que connaissait bien Belleval, car son protecteur lui promettait souvent d’y faire figurer son nom.
D’Aiguillon ne comprend rien au message de Maurepas, et perd la tête lorsque, en arrivant sur le terrain de la revue, il aperçoit, contre toute attente, le carrosse de la reine et partout une foule énorme de curieux.
Le défilé commence. Au passage des chevau-légers devant le roi, d’Aiguillon remet au prince «le papier». Louis XVI ne le regarde pas: le parti de Guines affirma même plus tard qu’il l’avait refusé[407]. Mais voici le capitaine-lieutenant, à la tête de sa compagnie, devant le carrosse de la reine; Marie-Antoinette abaisse vivement le store de la portière. Les Mémoires de d’Aiguillon disent même qu’«elle tira la langue» à l’ex-ministre... «Les cheveux me dressent sur la tête quand j’aperçois cet homme-là», déclare-t-elle le soir de la revue[408].
Le lendemain, le duc, qui voulait décidément faire contre mauvaise fortune beau jeu, déclarait à Belleval qu’il «supportait légèrement cette dureté».
Il n’était qu’au commencement de son calvaire.
Le 5 juin, trois jours avant le sacre, Marie-Antoinette mande Maurepas et lui tient ce langage[409]: «Monsieur, je ne vous vois point avec peine avoir la confiance du roi. Je connais votre probité, la droiture de vos intentions et votre désintéressement. Mais je ne puis vous déguiser que vous me trouverez contraire à tout projet de voir votre neveu dans ce pays-ci. J’ai lieu d’être mécontente de lui depuis longtemps. Vous l’avez soutenu et nous avons combattu l’un contre l’autre. Vous avez tenu des propos sur tout cela; j’en ai tenu de mon côté qui ne vous auront pas contenté. Laissons votre neveu loin d’ici et oublions de part et d’autre nos propos mutuels.»
Maurepas, pris au dépourvu, se confond en vagues protestations. La reine redouble de véhémence. Elle déclare qu’elle a obtenu du roi l’interdiction pour d’Aiguillon de se rendre à Reims et son ordre d’exil dans ses terres.—Mais, demande Maurepas, quels sont les nouveaux torts de mon neveu?
—Qu’importe? La mesure est comble. Il faut que le vase renverse.
—Mais, Madame, il semble que si le roi doit faire du mal à quelqu’un, ce ne saurait être par vous.
—Vous pouvez avoir raison; et je compte dorénavant n’en plus faire, mais je veux faire celui-là.
—Puis-je dire, Madame, que c’est votre volonté et non celle du roi?
—Soit, je prends tout sur moi.
Maurepas se rendit auprès de Louis XVI, qui, dès les premiers mots, déclara qu’il ne voulait se mêler de rien et qu’il laissait à sa femme le soin de régler le lieu et la durée de l’exil[410].
Est-il vrai que Guines et les Choiseul représentèrent à la reine que Maurepas n’allant pas au sacre, les intrigues continueraient et que «des courriers se croiseraient de Veretz à Pontchartrain[411]?» Ou bien que d’Aiguillon, se sachant relégué à Veretz, ne tint aucun compte de cet ordre et ne bougea de Paris[412]. Toujours est-il que, dans une troisième et dernière conférence avec Maurepas, Marie-Antoinette lui signifia que l’ex-ministre eût à prendre le chemin d’Aiguillon en Agénois[413]. Ce fut La Vrillière qui remplit officiellement cette mission auprès de son neveu, comme il s’était acquitté d’une semblable, l’année précédente, auprès de Mᵐᵉ Du Barry.
Quand ce faible et irrésolu monarque qu’était Louis XVI fit, au moment de son départ pour Reims, ses adieux à Maurepas, il eut comme conscience de sa mollesse, il regretta l’ordre d’exil et parlait déjà de revenir sur sa décision. Maurepas refusa net.
—Oubliez tout, dit-il au roi, ne songez plus qu’à la cérémonie de Reims, moi, j’irai me tranquilliser à Pontchartrain avec mes carpes. Votre Majesté me fait espérer qu’elle me donnera des nouvelles qui me tiendront lieu de tout. Mon neveu est sujet trop respectueux pour rien faire qui puisse déplaire à la reine: il partira dans quelques jours[414].
Il est vrai que le roi n’avait pas consenti à signer de lettre de cachet[415]. Et la reine s’attribuait tout l’honneur de cet «ordre verbal»[416], qu’elle estimait moins dur et moins «barbare, quoique lui-même s’en fût servi[417]».