Une grande dame de la cour de Louis XV: La duchesse d'Aiguillon (1726-1796)
Impatience et joie exubérante de la reine.—Réaction de l’opinion publique en faveur de l’exilé.—Fausse philosophie de d’Aiguillon: billet à Balleroy, entretien avec Maurepas.—«Il n’y a rien perdu», le mot de Marie-Antoinette justifié.—Les lettres de Mᵐᵉ de Maurepas.—La tâche de Mᵐᵉ d’Aiguillon.—Voyage de Mᵐᵉ Du Barry: l’anecdote des «Entretiens de l’autre monde».
«Il partira dans quelques jours», avait dit Maurepas à la reine. Or, Marie-Antoinette n’avait eu de cesse que M. d’Aiguillon fût déjà sur le chemin de l’exil. Un courrier de La Vrillière était venu réveiller Maurepas: «Rien ne m’a plus étonné que l’empressement de la reine à savoir M. d’Aiguillon parti: il faut qu’on lui ait fait encore quelque noire méchanceté», écrivait à sa nièce la femme du ministre. Un autre émissaire avait couru chez la duchesse: «Que les ennemis du duc se rassurent, dit Mᵐᵉ d’Aiguillon, il est parti ce matin[418]». Noble et fière réponse qui laisse pressentir avec quelle dignité la vaillante fille des Plélo s’efforcera d’adoucir pour son époux les rigueurs de la disgrâce.
Jusqu’au dernier moment, elle avait douté de la catastrophe: elle ne voulait pas que leur ami Balleroy pût y croire: «Cependant, à tout hasard, lui disait-elle, je vous donne part qu’il n’en est rien, le roi ayant dispensé M. d’Aiguillon d’aller à son sacre, et lui avancé son voyage pour Veretz de huit jours.» Elle notait en passant que «le procès de M. de Guines n’était rien moins que fini, puisque Tort en appelait».
Marie-Antoinette exultait de joie: «Ce départ, écrit-elle le 13 juillet au comte de Rosemberg, est tout à fait mon ouvrage. La mesure était tout à fait à son comble (l’avait-elle assez répété?). Ce vilain homme entretenait toutes sortes d’espionnage et de fort mauvais propos. Il avait cherché à me braver plus d’une fois dans l’affaire de Guines; aussitôt après le jugement (le 2 juin) j’ai demandé au roi son éloignement. Il est vrai que je n’ai pas voulu de lettre de cachet; mais il n’y a rien perdu; car, au lieu de rester en Touraine, comme il le voulait, on l’a prié de continuer sa route jusqu’à Aiguillon qui est en Gascogne[419].»
Cette prétendue clémence n’était donc qu’un raffinement de vengeance féminine. On en saura tout à l’heure le motif.
La persécution, si justifiable que le prétende le persécuteur, finit par donner l’auréole des martyrs à ses victimes, fussent-elles les moins sympathiques du monde. Ce fut le cas de l’exilé. L’opinion publique réprouva un tel acharnement. Et Besenval le remarque d’un ton pincé: «Le sentiment de vengeance et de justice fut étouffé par une compassion philosophique que les femmes, qui s’étaient érigées en législateurs, outrèrent, ainsi qu’elles outrent toujours à tort. On n’entendit que les mots de tyrannie, justice exacte, liberté du citoyen et loi[420]».
Le public, note Belleval[421], blâma la sévérité du roi:
«M. d’Aiguillon n’était pas plus coupable alors qu’en quittant le ministère. Aussi lui écrivait-on que «la partie n’était pas perdue et qu’il y avait lieu de profiter de ce mouvement de l’opinion qui se déclarait pour lui». Il répondit qu’il était au-dessous de lui d’implorer sa grâce et qu’il laissait ses amis libres de faire pour lui ce que bon leur semblerait. La question de retour fut proposée et agitée; et la reine faiblit devant le bruit de la Cour et de la ville...»
A notre avis, Belleval, que sa chaude amitié incita peut-être à cette démarche, s’abuse sur la prétendue «faiblesse» de la reine. La fille des Césars était trop férue de son autorité, trop absolue et trop pénétrée de la sûreté de son jugement, pour ne pas persister dans sa résolution, même en présence des protestations de l’opinion publique.
Puis elle se voyait enfin émancipée du joug de sa mère, et de plus, elle avait conscience de l’infériorité intellectuelle de son époux. Comme une autre Marie-Thérèse, elle gouvernait déjà. Dans les deux lettres qu’elle écrivait à Rosemberg, cet ami d’enfance, elle affectait une indépendance d’allures et un ton d’autorité vraiment étranges: elle s’était constitué une petite cour «d’hommes aimables», et, de son boudoir, faisait marcher la machine gouvernementale: «Nous allons être débarrassés de M. de la Vrillière». Elle avait vu Choiseul à Reims et lui avait parlé, sans que le roi l’ignorât, mais assez adroitement pour n’avoir pas l’air d’en demander la permission au «pauvre homme» (elle appelait ainsi Louis XVI).
Marie-Thérèse, qui se plaignait déjà amèrement de la «vivacité, légèreté, inapplication, entêtement» de sa fille, sent qu’elle lui échappe et ne peut retenir son indignation, surtout après la lecture de la missive adressée à Rosemberg, qu’elle n’avait «connue, disait-elle, que par tradition»:
«... Je l’ai fait copier, écrit-elle à Mercy, pour vous l’envoyer... J’avoue que j’en suis pénétrée au fond du cœur. Quel style! Quelle façon de penser! Cela ne confirme que trop mes inquiétudes. Elle court à grands pas à sa ruine, trop heureuse encore, si, en se perdant, elle conserve les vertus dues à son rang! Si Choiseul vient au ministère, elle est perdue, il en fera moins de cas que de la Pompadour à qui il devait tout et qu’il a perdue le premier...»
A ces sinistres prédictions qui se terminent sur une révélation inattendue, l’archiduc Joseph avait voulu joindre une sévère admonestation à sa sœur. Ce ne fut qu’un projet de lettre; mais le ton en était vraiment dur: «De quoi vous mêlez-vous, ma chère sœur, de déplacer des ministres, d’en faire envoyer un autre sur ses terres, de faire donner tel département à celui-ci ou à celui-là, de faire gagner un procès à l’un, etc..... Vous êtes-vous demandé une fois par quel droit vous vous mêlez des affaires du gouvernement et de la monarchie française... Quelles études avez-vous faites[422]?»
Marie-Thérèse brûla le brouillon de cette épître quelque peu cavalière, quoique fort sensée. Mais elle invitait Mercy à redoubler «d’assiduités» auprès de Marie-Antoinette: elle pressentait toutefois «l’éloignement» de son autre agent, l’abbé de Vermond: alors, gémissait-elle, «ce serait la perte totale de ma fille».
Au reste, la principale victime que l’impératrice-reine trouvait elle-même trop rudement frappée, semblait accepter sa disgrâce avec un sang-froid et un détachement philosophiques trop beaux pour être sincères. Il adressait, le 7 juin[423], ce billet au chevalier de Balleroy:
«Ce n’est plus à Veretz que je vous donne rendez-vous, mais à Aiguillon où l’on m’envoie, sans que je puisse deviner la cause d’un traitement aussi rigoureux, auquel je ne devais pas m’attendre après les services que j’ai été assez heureux de rendre dans tous les genres depuis plus de quarante ans. Vous serez mal logé; mais je compte sur votre amitié. Vous tirerez mes lièvres et mes perdreaux; et je les mangerai[424].»
S’il faut ajouter foi à certains passages des Mémoires[425], dont l’éditeur de 1792 affirme avoir «adouci» les termes, pour «ne pas offenser la reine dans une circonstance malheureuse», d’Aiguillon, avant de partir pour Veretz où il se croyait tout d’abord exilé, aurait eu, à Pontchartrain, devant Maurepas, l’attitude d’un homme découragé, aigri et devenu particulièrement amer. Il lui aurait dit toute sa lassitude de la vie combative qu’il menait depuis un an, son dégoût du parti de la reine capable de la compromettre et d’en faire une aventurière, sa pitié pour sa faiblesse à lui Maurepas. Et son bonhomme d’oncle de s’excuser: «Je ne suis qu’un lourdier et je traîne le timon; j’ai besoin d’aide... Aujourd’hui c’est Turgot dont le roi s’engoue, mais vous savez si l’engouement d’un Bourbon peut durer; mais tout cela ne durera pas, il faudra changer d’adjudant». Un rêve dont Maurepas donnait le mirage à son neveu pour le faire patienter et à sa femme pour avoir la paix! D’Aiguillon gagna l’Agenois avec la persuasion qu’il n’y resterait que quinze mois... «et voilà cinq ans!» dit le rédacteur des Mémoires[426].
Si le duc ne se plaignait pas, prétend Belleval, Mᵐᵉ de Maurepas jetait feu et flammes; elle gourmandait son mari, elle écrivait à Mᵐᵉ d’Aiguillon lettres sur lettres et combien tendres, combien désolées[427]:
De Pontchartrain, ce lundi (12 juin 1775).
«Jugez de ma douleur, ma chère nièce; j’ai cru jusqu’à présent que votre exil n’était que des propos. Je n’ai su qu’hier, après les démarches que M. de Maurepas avait faites, que ce n’était que trop vrai. J’espère que vous viendrez me voir ici. Que je suis fâchée de n’être pas plus jeune! J’irais vous trouver dans quelque lieu que vous soyiez; ne doutez jamais de ma tendre amitié; elle ne finira qu’avec ma vie.
Dites mille choses tendres pour moi à M. d’Aiguillon; il doit savoir l’intérêt sincère que je prends à lui.»
Les «démarches» de M. de Maurepas! Nous avons vu plus haut ses «conférences» avec la reine, d’après l’abbé de Véri. Or, la correspondance de Mercy les présente sous un tout autre jour. L’ambassadeur d’Autriche parle d’une «audience» que le ministre a demandée. Marie-Antoinette a bien traité Maurepas. Elle lui adresse les compliments que nous savons. Elle estime sa droiture en regard de la méchanceté et des intrigues de son neveu. Et le rusé courtisan se tut, ajoute Mercy, mais assura la reine de son «respectueux attachement[428]».
Et quel était cet exil d’Aiguillon pour lequel Marie-Antoinette insinuait que le duc «n’y avait rien perdu»?
Une lettre de la comtesse de Boisgelin à Balleroy[429] va nous le dire:
6 juin 1775.
«... On ne sait pour quel crime on traite le duc d’Aiguillon si cruellement. Le public prétend que la reine s’en prend à lui de ce que le peuple n’a pas crié aux deux dernières revues. Vous ne croirez pas plus que moi que c’est la raison d’un traitement aussi dur...»
Et Mᵐᵉ de Boisgelin s’apitoyant sur la duchesse: «La pauvre femme se désespère de ne pouvoir suivre son mari, puisqu’il venait de jeter en bas le château d’Aiguillon où l’on est à le rebâtir; et il ne reste pas même de quoi le loger seul avec quelques domestiques...»
On a vu avec quelle hauteur méprisante la reine affectait de traiter la duchesse d’Aiguillon. La femme devait donc prendre sa part du châtiment infligé au mari. N’était-elle pas déjà prête, d’accord avec son époux, disaient les mauvaises langues, à «faire sa cour», elle aussi, à la châtelaine de Saint-Vrain, qui lui offrirait, pendant une bonne partie de l’été[430], une hospitalité princière—digne remercîment de celle qu’elle avait reçue, à Ruel, de Mᵐᵉ d’Aiguillon, dans des circonstances que la reine ne pouvait oublier?
Pour de grands seigneurs habitués aux splendeurs de Veretz, la nouvelle résidence imposée au duc était donc inhabitable. «Aiguillon n’était ni bâti, ni meublé!» déplore l’historien Moreau. Et la duchesse se lamente autant qu’elle s’indigne. La disgrâce qui vient de s’abattre sur son époux est d’une rigueur inouïe. M. de Maurepas, M. de Choiseul lui-même «dont le feu roi avait plus d’une raison de se plaindre» avaient été envoyés dans leurs terres, et lui M. d’Aiguillon est exilé à deux cents lieues de Versailles «dans un endroit non bâti et où je ne puis pas aller[431]».
Elle y courut.
«J’ai su des nouvelles de votre arrivée par votre fille et par Mᵐᵉ de Laigle, lui écrit, le 3 août, Mᵐᵉ de Maurepas. Vous devez avoir reçu deux lettres de moi. Vous êtes, à ce que l’on m’a dit, très mal logée avec toutes les incommodités possibles. Jugez de ma peine de ne pouvoir vous en tirer. J’espère toujours avant l’hiver pouvoir faire parler aux gens qui vous tiennent éloignés sans aucun sujet[432]...»
Une correspondance très active, surtout de la part de la comtesse de Maurepas, dut s’engager entre elle et sa nièce.
Les lettres de celles-ci, relatives à cette néfaste période, ne se trouvent pas dans les archives Chabrillan qui en contiennent déjà si peu de la duchesse à d’autres époques. Ont-elles été détruites par Mᵐᵉ de Maurepas? Ont-elles disparu pour des motifs que nous ignorons? En tout cas elles ont existé: car celles qui subsistent de la comtesse répondent à des missives reçues, témoin celle où l’oncle fait savoir au neveu qu’il peut aller prendre, sans permission, les eaux de Bagnères, puisqu’il n’a pas de lettre de cachet. Et ce billet encore, si intéressant dans ses premières lignes, pour l’histoire de la disgrâce qui frappa le ministre de Louis XV.
Versailles, 22 août 1775.
«M. de Maurepas n’écrit pas à M. d’Aiguillon (toujours l’homme prudent que hante la terreur du Cabinet noir) tant qu’il n’aura pas quelque chose d’agréable à lui mander, à l’égard des motifs qui l’ont éloigné; car il n’y en a point; il est difficile de les dire. Lorsque nous avons été à Bourges, je suis encore à savoir pourquoi; on dit que c’était pour des chansons dont nous n’avons jamais entendu parler. Il en est de même des discours que l’on vous prête qui seront bien prouvés qu’ils ne sont pas de vous.
... Si nous pouvons obtenir votre liberté, je crois que M. d’Aiguillon fera bien de n’en point profiter cet hiver pour Paris: il sera encore question de la maudite affaire de Guines; et il serait à craindre qu’on ne le fît encore parler...
Il (évidemment Maurepas) a trouvé la reine avec la même résistance.»
En vérité, la comtesse fait un peu trop l’innocente. Elle ne pouvait ignorer que son mari avait été bel et bien disgrâcié pour ces «chansons dont elle n’a jamais entendu parler», sinon pour le couplet qui fleurissait à l’excès Mᵐᵉ de Pompadour, du moins pour une infinité d’autres que le ministre récoltait par les soins de la police, quand il ne les composait pas lui-même[433]. Et même, en dépit de l’âge et de la plus élémentaire prudence, il s’amusait encore à ces menues bagatelles. Il s’adressait plus particulièrement à l’entourage de la reine sur lequel il décochait ses traits les plus acérés. Il en déclinait hautement la paternité: sinon, dit Belleval, on l’eût «déchiré». Seul, d’Aiguillon était épargné; il est vrai que Mᵐᵉ de Maurepas n’eût pas toléré que son neveu fût chansonné par son mari[434].
Parfois elle assaisonnait ses lettres d’un grain de philosophie; il fallait bien revigorer un homme qui sortait de Bagnères et lui prouver, par un exemple familial, que l’exil, à l’occasion, peut devenir un brevet de santé:
«Vous savez, par mon expérience, qu’on peut vivre sans cela (la rentrée en grâce). M. de Maurepas a été cinq ans sans pouvoir aller à Paris, et s’en est fort bien porté.»
La saine raison, l’énergie et le sens pratique de Mᵐᵉ d’Aiguillon devaient exercer une influence salutaire, non tant sur la santé, qui resta toujours précaire, que sur le moral affaibli de l’homme politique, encore meurtri de sa chute. Tout manquait à ce château d’Aiguillon qui commençait à sortir des ruines de l’ancien. Et il fallait des prodiges d’économie domestique, pour assurer rapidement à la nouvelle demeure le grand air, la confortable opulence, l’attrait irrésistible et jusqu’aux aspects pittoresques de l’inoubliable Veretz.
La châtelaine entreprit cette tâche avec l’esprit de suite, le goût, la persévérance qui la caractérisaient, s’inspirant toujours de cet orgueil du nom, mitigé d’une tendresse presque maternelle, dont le trait le plus saillant était de laisser croire que le maître et seigneur du logis était l’ordonnateur suprême de toutes ces magnificences. Elle, se réléguant de la meilleure grâce au second plan, n’était plus qu’une simple intendante, voire la fermière du château. C’est ainsi que nous assisterons, dans sa correspondance, aux efforts continus, aux développements successifs, aux améliorations progressives qui devaient transformer une propriété, négligée jusqu’à l’abandon, en un domaine prospère qu’allait ruiner de nouveau et bouleverser de fond en comble la tempête révolutionnaire.
Nous n’avons aucune lettre de Mᵐᵉ d’Aiguillon, nous retraçant les premières heures de ce que nous appellerions volontiers la période d’incubation, c’est-à-dire les travaux d’installation et d’aménagement qui suivirent l’arrivée des exilés dans les décombres du vieux manoir. Mais il fallait que l’ensemble en fût assez satisfaisant pour que les propriétaires en aient fait les honneurs, à deux reprises, pendant l’été et l’automne de 1775, à la comtesse Du Barry[435].
Naturellement, la malignité publique s’empara de la nouvelle et la grossit (sans jeu de mots) à plaisir. Nous en retrouvons l’écho dans un pamphlet du temps. L’ignoble auteur des Entretiens de l’autre monde fait dire à Turgot dans son Dialogue avec Louis XV: «Elle (la Du Barry) a déjà eu la liberté d’aller à son château de Luciennes. Il paraît que le duc d’Aiguillon en est toujours amoureux. Non seulement, pendant son dernier séjour à Paris, il n’a pu contenir sa passion, au point d’en devenir plus odieux à la reine et de se faire donner un ordre de se retirer dans ses terres de Gascogne; mais, souffrant trop d’être éloigné de cette beauté, il l’a engagée à venir le voir. La bretonne duchesse, accoutumée à ses infidélités, s’est prêtée à ce concubinage; et le bruit général est que Mᵐᵉ Du Barry est grosse des œuvres du duc[436].»
Nous avons cru devoir transcrire intégralement cette infâme calomnie dirigée contre Mᵐᵉ d’Aiguillon, parce qu’elle est la seule que nous ayons jamais trouvée à son adresse. Les pires ennemis du ministre, Marie-Antoinette elle-même, n’ont jamais écrit une ligne, ni dit un mot qui pût faire soupçonner la duchesse de la plus vile complaisance.
Quelques amis, plus fidèles au culte du souvenir qu’au souci de leur bien-être et même de leur intérêt personnel, vinrent, à la fin de 1775, consoler les solitaires dans leur retraite d’Aiguillon; entre autres M. de Flesselles, qui devait finir si misérablement, le 14 juillet 1789, à l’Hôtel de Ville de Paris, comme prévôt des marchands. Les services qu’il avait rendus, en dépit de quelques désaccords passagers[437], au duc d’Aiguillon, pendant les affaires de Bretagne, lui avaient valu l’intendance de Lyon, après celle de Rennes.
XIX
Rappel imprévu du comte de Guines.—Pronostic qu’en déduit d’Aiguillon.—Conférence significative d’un ami de d’Aiguillon avec Maurepas.—Les fidèles courtisans du malheur.—Informations parisiennes: le procès Saint-Vincent et le mariage de Fronsac.—Opéra et ménagerie.—«Le grand Pan est à bas».—Mercy voit avec peine l’engouement de la reine pour le comte de Guines.—La nouvelle école de courtisans.—Mort de Mᵐᵉ de Chabrillan: lettre désespérée de la mère.—Emotion de M.-Antoinette.—Rappel de d’Aiguillon à Paris.
L’année 1776 devait marquer pour Mᵐᵉ d’Aiguillon l’époque la plus douloureuse de sa vie; car la mort, et dans quelles cruelles circonstances! allait lui arracher sa fille bien-aimée, en ce château même, où pour elle, pour son mari—ses deux grandes affections!—elle savait évoquer, ainsi qu’une fée de sa baguette magique, les spectacles les plus variés et les plus attrayants.
Le duc souffrit, lui aussi, de cette perte irréparable; mais comme tous les ambitieux et les ambitieux qui affectent de ne plus l’être, il fut moins profondément touché au cœur que sa femme. L’année avait mal commencé pour ses espérances: il avait constaté une fois de plus l’égoïsme de son oncle, bien que dissimulé sous les plus belles promesses et sous les plus chaudes protestations: le bonhomme, nous le verrons, trouvait le duc fort heureux dans son exil d’Aiguillon et l’invitait à s’y tenir en repos, regrettant de ne pouvoir l’imiter, mais non sans l’amuser de ses entretiens avec le roi et la reine, qui n’étaient nullement disposés à faire rentrer en grâce le courtisan banni.
Et depuis, faut-il le dire, d’Aiguillon avait pu sentir, au milieu de ses larmes, sourdre en son cœur l’espoir des revanches futures: car la mort de sa fille avait levé son ordre d’exil.
Le comte de Guines avait été subitement rappelé de son ambassade. C’était, prétendait la princesse de Guéméné, qui était alors la favorite de Marie-Antoinette, pour «avoir compromis la Cour de France au sujet du Pacte de famille». Choiseul, auteur du traité, déclarait que la conduite du comte était sans excuse; si Guines avait été son fils, il eût demandé, à titre de grâce, qu’on ne lui fît pas son procès, mais qu’on l’enfermât pour longtemps à la Bastille[438].
Le duc d’Aiguillon, tout en se défendant de sortir de sa tour d’ivoire, épiait, avec un intérêt passionné, les faits et gestes du comte de Guines. C’était par lui qu’il avait connu l’amertume des heures d’exil; et on lui laissait entendre qu’il lui devrait peut-être de goûter les joies du retour! Aussi le contenu de sa lettre du 25 février 1776 au chevalier de Balleroy[439] ne roule-t-il, pour ainsi dire, que sur la corrélation de ses intérêts avec ceux du comte de Guines.
Sa version du rappel de l’ambassadeur est aussi vague que celle de la princesse de Guéméné: une correspondance, interceptée, entre Choiseul et Guines, qui aurait piqué le roi, était cause de tout le mal; et c’est probablement Turgot qui, en sa qualité de surintendant des postes, avait découvert le pot aux roses. Le secret des lettres n’en était jamais un pour le gouvernement. D’Aiguillon le savait mieux que personne. Mais il était persuadé que Guines, quelque coupable qu’il pût être, se justifierait et qu’il serait renvoyé à son poste avec une gratification et la promesse du premier cordon bleu disponible. Quant à son procès, il ne sera pas jugé, ce qui le laisse, lui d’Aiguillon, fort indifférent, bien qu’on lui dise qu’il recouvrera sa liberté, à l’ouverture des débats. Alors, aurait déclaré la reine à M. de Maurepas, il lui serait loisible d’aller où bon lui semblerait, sauf à Paris. Il n’en profitera certes pas; mais il n’en gardera ni humeur, ni mépris. Au reste, sa réinstallation à Veretz lui coûterait trop cher, et il y serait espionné; puis il a fort à faire à Aiguillon. Il termine sur un coup de patte à l’adresse de Maurepas. Bien qu’il n’ait pas eu à se louer de son oncle, il serait fâché qu’il lui arrivât malheur, crainte de pire.
Quelques jours après, la lettre, non signée, d’un ami, dut le confirmer dans l’opinion peu flatteuse qu’il avait de son oncle. Sans nul doute, d’Aiguillon avait envoyé cet ami pour tâter le terrain; mais la réponse de son confident lui fit comprendre combien était chimérique l’espoir qu’on entendait lui donner de lier ses destinées à celles de Guines, puisque la reine le croyait, lui ou ses partisans, les auteurs du rappel de son protégé. D’ailleurs, nous publions intégralement cette conversation de l’ami anonyme avec Maurepas, qui dessine à souhait la silhouette de l’homme d’Etat, ne laissant dans l’ombre aucune de ses finesses, de ses subtilités, de ses roueries, pour ne pas dire de ses mensonges[440].
Paris, 11 mars 1776.
Je prends mes mesures pour que cette lettre vous arrive sans obstacle. Je n’ai pas cru devoir attendre une occasion pour vous faire passer les détails que vous y lirez de la part d’un grand nombre d’amis qui soupirent après votre retour.
Je fus samedi à Versailles avec le plan de votre château dans ma poche. Je passai près d’une heure avec M. de Maurepas. Je lui montrai sur le papier les incommodités que vous avez éprouvées pendant l’hiver; il s’y est montré sensible et m’a dit:
«—Vous les avez laissés en bonne santé?
—Ils se portaient à merveille.
—Mᵐᵉ d’Aiguillon a été fort incommodée de la grippe. Est-ce vrai?
—Elle a gardé le lit trois à quatre jours. Ils paraissent décidés à ne pas quitter Aiguillon.
—Je penserais volontiers comme eux; ils y sont de grands seigneurs. A Veretz, ils ne seraient que des bourgeois. Je sais ce que c’est que l’exil; ils ont au moins l’agrément d’être chez eux. Moi, on m’envoya dans un pays où je ne connaissais personne.
—Cela est vrai; mais vous étiez chez votre ami; et votre famille vint bientôt vous y joindre, de sorte que vous étiez comme à Paris.
—Ils sont toujours éloignés, mais je suis charmé qu’ils soient contents.
—Il est bien étonnant, Monsieur le comte, que sous votre gouvernement, qui n’est que liberté, on retienne un citoyen, un homme d’Etat, sans lui en dire les raisons.
—Il ne les saura jamais, car il n’y a pas de pourquoi. La reine est irritée contre lui; et elle ne cesse en toute occasion de lui lancer des brocards, sur lui et sur son parti qui a fait rappeler M. de Guines; et tant que la reine et M. de Guines vivront, cette princesse pensera toujours de même. Le roi me l’a dit souvent: ils ne voient dans ce qui arrive à M. de Guines que les menées de M. d’Aiguillon et de ses partisans; et ils ont toujours M. d’Aiguillon à califourchon sur le nez. Le roi est tout le premier à dire qu’il n’y a aucun rapport entre un homme à 200 lieues de Paris et un homme rappelé de son ambassade. Mais la reine est aigrie par ses entours et surtout par Mᵐᵉ de Guéméné qui est la favorite. Le duc de Choiseul se remue aussi tant qu’il peut. Il a des conférences avec la reine. Ils ont été au bal de l’Opéra, masqués tous les deux, en dominos noirs; et cette princesse est toujours entretenue dans les dispositions les plus défavorables. On travaille aussi, autant que pour vous (??) à l’éloigner de moi. En public elle me traite honnêtement, parce qu’elle ne peut, à cause du roi, se comporter autrement; mais, dans le particulier, son maintien est bien différent.
Je crois qu’on ne me rend pas justice à Aiguillon.
Cependant j’ai fait pour lui tout ce qu’il m’a été possible de faire et des choses mêmes qu’ils ignoreront toujours. A Fontainebleau, connaissant les dispositions peu favorables de la reine pour moi, j’ai mis en avant M. de Muy[441] et l’abbé de Vermond[442] pour rompre la glace sur ce qui regardait M. d’Aiguillon. Ils lui en parlèrent tous deux avec douceur et vivacité. Ils me rapportèrent qu’elle paraissait étonnée que je ne lui en eusse pas parlé le premier. Je me rendis chez elle. Je lui dis que j’avais voulu lui donner une marque de mon respect, en ne prononçant pas devant elle un nom qui pourrait lui déplaire, mais que, puisqu’elle le trouvait bon, je prendrais la liberté de lui représenter que M. d’Aiguillon, ayant bien servi l’Etat, était traité comme un homme qui l’aurait trahi, que, passant dans l’Europe pour la douceur et la bienfaisance mêmes, il y aurait de la gloire de rendre la liberté à un prisonnier qui était uniquement le sien, voulant lui faire entendre que le roi n’y avait aucune part, que tout le monde avait les yeux sur elle et que je la suppliais de rendre ses bontés à un homme qui n’avait aucun reproche à se faire. Elle me parla de l’affaire de M. de Guines. Je l’assurai et lui donnai ma parole que M. d’Aiguillon ne reparaîtrait pas à Paris, tant que cette affaire ne serait pas finie; et j’insistai fortement sur ce que sa gloire était intéressée à finir cette captivité.
—Il n’est pas encore temps, me répondit-elle sèchement. Nous verrons par la suite.
Quelques personnes m’ont parlé depuis et m’ont engagé d’aller directement au roi; mais comment faire une pareille démarche, malgré la reine et en dépit d’elle? Elle n’est pas praticable. Si cette princesse me donnait mainlevée, le sort de M. d’Aiguillon serait bientôt décidé. Le roi n’a rien contre lui et m’en a parlé cent fois: il connaît et estime ses talents. Mais M. d’Aiguillon a un péché originel vis-à-vis du roi, quoique j’aie travaillé inutilement à le faire oublier à ce prince: c’est Mᵐᵉ Du Barry. J’ai eu beau lui représenter que le besoin d’une protectrice puissante et ensuite la reconnaissance l’avaient forcé à s’attacher à elle. Il m’a répondu que c’était toujours un vilain moyen de parvenir. Croiriez-vous qu’on a poussé la méchanceté à l’égard de Mᵐᵉ Du Barry et de M. d’Aiguillon, jusqu’à dire qu’elle était grosse de lui? Mais cela est tombé et n’a pas été jusqu’au roi; car il ne m’en a pas parlé. Cette femme avait demandé permission de venir à Paris dans un couvent; on le lui avait accordé, mais je ne sais pourquoi elle n’a pas profité de cette grâce. Le Roué est à Paris; le roi le sait et trouve bon qu’il y reste.
Mais, pour revenir à M. d’Aiguillon, il fait fort bien de rester où il est: il y est grand seigneur; il a chez lui de la compagnie; et, suivant ce que vous me dites, il est heureux. Mais à quoi s’occupe-t-il? Car les soirées sont longues. Il ne monte point à cheval, il ne chasse point; et un esprit aussi actif que le sien ne peut demeurer à rien faire.
—Il s’occupe dans son cabinet; il vit de souvenirs et vaque à ses affaires.
—Le séjour qu’il fera dans ce pays ne peut que les améliorer; car elles ne sont pas entièrement en bon ordre. La retraite n’est pas un mal dans les circonstances où nous sommes. Je me trouverais mieux à Fontainebleau qu’ici: quand on est tourmenté de la goutte comme je le suis, la prison (?) est maussade. Nous sommes dans une crise vis-à-vis le Parlement. J’espère que nous nous en tirerons, en ne nous mettant point en colère[443].»
Voilà, M. le duc, la solution (?) de la conversation que j’eus samedi avec M. de Maurepas. A l’en croire, il se donne de grands mouvements pour vous; mais la reine arrête d’un côté les efforts de ses démarches; et il cherche, dit-il, délicatement, à faire oublier au roi les liaisons avec Mᵐᵉ Du Barry qui sont la seule prévention que ce prince ait contre vous.
Quel peut bien être le narrateur de cette scène si vive, si animée, si piquante, qui appartient à l’Histoire et qui relève par intervalles de la Comédie, ces deux interprétations de la vie et de la pensée humaines ayant tant de fois entre elles de nombreux points de contact?
Est-ce Flesselles, La Noue, Fontette, Balleroy, Belleval??... un petit groupe, mais tous des cœurs sincères, amis dévoués et courtisans du malheur[444].
Notre anonyme terminait ainsi sa lettre:
«Dès le mois de septembre ou d’octobre, si je suis libre, monsieur le duc, la disgrâce d’un ami est une raison de plus pour moi de lui donner toutes les preuves qui sont en mon pouvoir de mon fidèle attachement et de ma reconnaissance.»
Mais, à toute époque de l’année, à toute heure du jour, la porte de la maison était ouverte et la table servie, comme aux temps heureux de Veretz et de l’hôtel d’Aiguillon, pour ces hôtes que n’effrayait pas le ruban de 200 lieues qui les séparait de Versailles.
Nous en retrouverons les noms, les portraits, les habitudes et même les aventures dans les lettres de la duchesse dont la gaîté, le naturel, la vivacité d’impression contrastent avec le ton gourmé, mystérieux, morne et presque mélancolique des épîtres maritales.
Si, comme l’affirme l’auteur des Mémoires, Mᵐᵉ d’Aiguillon ne s’est jamais mêlée d’aucune intrigue politique, elle n’en a pas moins conservé sa liberté d’appréciation sur les hommes du jour et sur leurs actes; elle dit son mot, comme jadis à propos des affaires de Bretagne; elle enregistre nouvelles et informations, elle rédige, en outre, la chronique du château, le tout pour ce brave chevalier de Balleroy, où qu’il soit, en garnison, chez son frère en Basse-Normandie, ou encore dans son petit appartement du faubourg Saint-Germain.
M. de Maurepas se préoccupait, nous l’avons vu, d’une crise au Parlement. «On me mande, écrit la duchesse au chevalier, qu’il y a eu un lit de justice, j’en suis très aise, dans l’espérance que Messieurs, n’ayant plus de discussions, ni de remontrances à faire, s’occuperont de l’affaire de M. de Richelieu dont j’ai la plus grande impatience de voir la fin[445].»
Elle attendait alors sa fille et son gendre. Mais il paraît qu’on voulait faire un crime à Chabrillan de cette visite.
Aussi prend-elle la mouche: «Il vient ici en droiture; je trouverais bien plat qu’il crût avoir besoin de feindre un autre voyage; il peut sans embarras afficher sa liaison avec nous: il ne peut être blâmé de qui que ce soit[446].»
A huit jours de là, elle revient sur «l’affaire de M. de Richelieu». C’était une assez vilaine histoire. Une intrigante, nommée Saint-Vincent, que le maréchal avait quelque peu chiffonnée en son jeune temps, avait mis en circulation pour trois cent mille écus de billets souscrits à son profit par Richelieu. Celui-ci prétendit qu’ils étaient faux et fit enfermer la Saint-Vincent. Le procès fut évoqué devant le Parlement; et le maréchal put constater une fois de plus ce que valait la haine des «robins». La faussaire fut acquittée. Et Mᵐᵉ d’Aiguillon de commenter l’arrêt, ainsi qu’un autre événement, non moins scandaleux, survenu depuis peu dans la famille:
«Le pauvre maréchal finit d’une façon bien triste une carrière très longue, très glorieuse et très brillante. Ce jugement est aussi injuste qu’absurde. On me mande que Mᵐᵉˢ de Gramont, de Lyonne et de Chaulnes ont sollicité indécemment pour cette scélérate de Saint-Vincent. Je le croirais très facilement de ces trois femmes; mais quand des magistrats se prêtent aux intrigues d’une cabale, c’est ce qui est incroyable et ce qui révoltera tous ceux qui pensent honnêtement.»
Mᵐᵉ d’Aiguillon passe ensuite à l’autre scandale, la mésalliance de Fronsac, le fils du maréchal: «Il fait un bien plat mariage, après avoir refusé de très bons partis de filles de qualité. C’est le cas de dire:
Il a 60.000 livres de rente, avant peu 200.000, duc et pair à deux pairies, une belle charge, fils d’un homme qui a joué les plus grands rôles, que les persécutions qu’il éprouve rendent plus grand encore aux yeux des honnêtes gens... qui épouse Mˡˡᵉ Galliffet!! la transition est un peu forte et ce n’est plus le cas de dire:
D’ailleurs peu intéressant, ce Fronsac! C’était lui que Gilbert avait flétri dans sa fameuse Apologie, joueur et libertin, se faisant incendiaire pour enlever une fille, qu’il abandonnait après l’avoir violée.
A ce moment, Mᵐᵉ de Maurepas qui tenait sa nièce au courant des nouvelles familiales et lui avait annoncé, quelques mois auparavant, la retraite définitive de son frère Saint-Florentin, duc de la Vrillière, «s’arrangeant pour aller une fois encore la semaine à la Cour[448]», Mᵐᵉ de Maurepas lui apprenait l’état très grave de cet oncle subitement frappé de paralysie, et l’invitait à se rendre à Pontchartrain pour le règlement futur de leurs intérêts respectifs. Mᵐᵉ d’Aiguillon fait part de la nouvelle à Balleroy, prévoyant pour Saint-Florentin la même fin qu’avait eue son beau-père, à la suite d’une attaque d’apoplexie. Elle avait écrit à sa tante qu’elle s’en rapportait entièrement à elle et à son mari de la question de partage. Cet oncle ne lui ayant jamais témoigné—comme l’autre d’ailleurs—qu’une affection sans péril pour son égoïsme, la duchesse revient bien vite à des sujets qui lui touchent autrement au cœur. C’est encore de Chabrillan qu’il s’agit. Le pays lui plaît, mais pas autant qu’elle l’eût espéré. Aussi est-il parti «en très bonne santé: je prétends, ajoute-t-elle, qu’il ne tiendra pas huit jours sans s’y ennuyer. C’est une si belle chose que la Cour!» dit-elle malicieusement.
Enfin, elle renseigne Balleroy sur les distractions présentes d’Aiguillon et sur les plaisirs qui l’attendent dans un avenir prochain:
«... Cette belle Candide nous a joué la Servante maîtresse très bien... Vous trouverez ma ménagerie fort augmentée. J’ai acquis un perroquet qui fait les délices du château, surtout du maître. Je forme une volière de toutes sortes d’oiseaux chantants, que je compte mettre dans les bosquets. En attendant, ils sont tous dans la salle à manger en cage; il y en a plus de 200, cela fait un beau bruit[449]...»
Balleroy est bien partagé: sa correspondante ne lui mesure pas les informations:
«Pour le coup, monsieur le chevalier, on ne peut pas se plaindre de la disette de nouvelles; il y en a de toutes les couleurs. 1º Le Grand Pan est à bas, puisque M. Turgot est renvoyé: que vont devenir les philosophes, les encyclopédistes, les économistes? Que va dire M. d’Anville? Je ne vois que ceux-là qui puissent s’en fâcher. Ce qui est sûr, c’est que ce ne sera pas moi; et quand on aurait changé le conseil tout entier, je n’en serais pas plus triste.»
Le compliment n’est guère flatteur pour l’oncle Maurepas; mais nous savons que la duchesse ne s’était jamais fait la moindre illusion sur l’homme, ni sur le parent. Elle aborde ensuite un sujet qui répond aux préoccupations immédiates de son mari.
A propos de Guines «qu’on accuse d’assez vilaines choses et qui n’est pas encore jugé, on ne lui rend pas encore son ambassade; c’est donc que l’on continue à être mécontent de lui».
Mais, la duchesse, partageant la sagacité de M. d’Aiguillon, prévoit que l’intéressant accusé sortira de l’épreuve avec les honneurs de la guerre: «On lui fait une grâce que des gens qui ont bien servi demandent en vain; le roi lui écrit une lettre de sa main, comme en recevrait un général qui aurait sauvé l’Etat!» Allusion rétrospective à la victoire de Saint-Cast[450].
Le diplomate chagrin, qui représentait l’Autriche à la Cour de France, gémissait de cette nouvelle saute dans l’esprit léger et fantasque de Marie-Antoinette; encore voulait-il y trouver des circonstances atténuantes: «la reine est obsédée par ses entours pour M. de Guines». Cet heureux mortel est sur le point d’être nommé duc. Et Mercy estime quelque peu excessive une telle faveur, s’affichant au milieu de courses et de paris, à travers un débordement de plaisirs et un déchaînement de dissipation auxquels préside la princesse de Guéméné. Au reste la question Guines est devenue comme un champ clos où se combattent les Choiseul et les d’Aiguillon: ceux-ci continuent à lancer des épigrammes, des chansons, des libelles où le roi et la reine ne sont guère ménagés: l’irritation n’en est que plus vive contre le duc d’Aiguillon[451].
Et maintenant que faut-il croire de la prétendue intervention de Lauzun en faveur de Guines, alors qu’à la suite d’un conciliabule entre Coigny, la reine et lui, Marie-Antoinette voulut abandonner l’ambassadeur? Lauzun se serait énergiquement opposé à cette défection. Et la reine, se rangeant à cet avis, aurait obtenu de Louis XVI que Guines fût admis à se justifier. Or celui-ci avait su se disculper. Aussi avait-il été décidé entre Marie-Antoinette et son mari, que le roi écrirait à Guines pour lui dire qu’il était content de ses services et lui accorderait ensuite le brevet de duc. Bien mieux, la reine aurait envoyé chercher Guines, à neuf heures du matin, pour lui annoncer cette bonne nouvelle et lui remettre en mains propres le titre royal[452].
Ce qui résulte de tous ces racontars d’antichambre, de ces luttes d’influences dans les salons de Versailles, de ces intrigues mesquines ourdies au fond des boudoirs, de cette petite guerre à coups de bons mots, de couplets et de libelles, c’est qu’une nouvelle école naissait à la vie politique: école de vice, de corruption et de décadence. Sur les débris de cette société en décomposition qu’était la Cour de Louis XV, s’élevait toute une génération de jeunes et fringants gentilshommes, vaniteux, suffisants, arrogants, déterminés viveurs, jouisseurs effrénés, sans morale, sans religion, sans scrupules, escrocs à l’occasion, aussi besogneux qu’assoiffés de plaisirs, braves et même magnifiques par destination, mais poussant jusqu’aux dernières limites l’effronterie, l’impudence et le cynisme. Ils estimaient aujourd’hui que, pour arriver à la Cour, il n’était plus nécessaire d’assiéger et d’enlever le cœur des reines de la main gauche, puisqu’il s’en trouvait une véritable, et combien séduisante, sinon d’une beauté accomplie, du moins d’une élégance exquise, d’un charme capiteux, d’une grâce incomparable, accueillant, avec ivresse, dans un délicieux sourire, les flots d’encens montant jusqu’à elle. Et comme la conquête pour ces jeunes seigneurs devrait en être facile! Quel être dépourvu de prestige et de poésie, que ce mari lourd, épais et brutal, honnête homme par instinct, ayant pris, dans une atmosphère imprégnée de philosophisme, comme une vague intention de faire le bien, mais trop faible et trop mou pour la suivre, qui n’avait ni la majesté du Roi-Soleil, ni la suprême beauté de Louis XV et qui ne tenait des Bourbons que la gloutonnerie, la frénésie de la chasse et la passion du vin.
Ainsi pensait, ainsi même s’exprimait, sans la moindre contrainte, cette jeunesse qui faisait litière de tous les grands sentiments et de toutes les nobles idées, qui avait abjuré tous les cultes et principalement celui de la famille, objet de son mépris et de ses risées.
Mais cette sainte piété, qui prépare les cœurs aux plus héroïques sacrifices, parce qu’elle est la source vive de l’amour de la patrie, n’était pas morte dans tous les cœurs. Avec quelle force et de quel éclat elle brillait dans l’âme généreuse de la duchesse d’Aiguillon!
Les sanglots que lui arracha la mort prématurée de la marquise de Chabrillan, victime elle-même de sa tendresse filiale, démontrent, de reste, la puissance et l’étendue de cet amour maternel.
Sa lettre du 21 juin au chevalier de Balleroy est le cri exaspéré de la douleur qui sera éternelle:
Aiguillon, ce 21 juin 1776.
«Je n’ai point de termes pour vous peindre ma douleur: l’affreux spectacle que je viens d’avoir m’a rouvert ma plaie qui n’était rien moins que fermée. Toutes les circonstances de la maladie de ma fille sont si semblables à celles qui m’ont enlevé ma fille aînée et qui sont toujours présentes à mon cœur, qu’à chaque instant je voyais mes deux filles mortes et mourantes.
C’est un déchirement dont on n’a pas d’idée: l’une a passé au moment de se former, cette humeur s’est jetée sur sa poitrine; et sa malheureuse sœur a péri d’une fièvre de lait qui s’est de même jetée sur sa poitrine.
Aussi le fait est que je les ai perdues toutes les deux, et que c’est l’acharnement de nos ennemis et de la reine en particulier qui l’ont tuée. Si on ne nous eût pas forcés à passer ici l’année passée, nous aurions été à Veretz, où elle serait venue avec nous; elle aurait été paisiblement faire ses couches à Paris, où elle aurait eu tout le temps nécessaire pour faire passer son lait; elle existerait encore; au lieu de cela, comme il y avait un an qu’elle n’avait vu ni son père, ni moi, elle en avait la plus grande impatience; elle s’est pressée et fait illusion à elle-même et est arrivée pour périr sous nos yeux, victime de son attachement pour nous et de la haine de M. de Guines; il est certain que nous sommes assez malheureux, nos ennemis doivent être contents. Vous savez mieux que personne combien nous étions heureux et contents ici; cet événement empoisonne un lieu qui est et doit être notre retraite.
Je ne m’occupe qu’à diminuer ma douleur vis-à-vis de M. d’Aiguillon et de lui faire croire que je me distrais. Je tâche de ne pas augmenter sa douleur par la mienne. Je vois qu’il fait les mêmes efforts; nous nous contraignons l’un pour l’autre; il en résultera que nous en prendrons l’habitude peut-être, et véritablement nous nous désespérons.
Il est impossible de recevoir plus de marques d’amitié que je n’en ai reçu dans cette malheureuse occasion[453].»
C’est la première fois et ce sera la dernière, que, dans le cours de sa correspondance avec Balleroy, la mère parlera avec cette véhémence de la femme à qui elle attribue la mort de son enfant. Elle, d’ordinaire si prudente, ne peut retenir l’explosion de sa colère.
Sa lettre du 8 juillet cristallise en quelque sorte la souffrance qui fut toujours son lot et qu’elle a soigneusement cachée sous sa gaîté coutumière, par égard et par amour pour son mari: «Cette perte affreuse m’a rappelé la mort de ma fille aînée... j’ai pleuré en même temps tous mes enfants... Il est dur, avant cinquante ans, d’avoir éprouvé tout ce qui m’est arrivé». Moins que jamais, elle veut quitter Aiguillon: «Le parti que nous prenons de rester ici est celui que je crois être le plus sage, vu l’acharnement très actif de nos ennemis et la tranquillité plus que passive de ceux qui sont à portée de prendre notre parti et qui même le devraient.»
La fin, si touchante, de cette pauvre jeune femme, accourue, avant que sa santé ne fût rétablie, auprès de ses parents en exil, avait ému les âmes sensibles à la Cour et à la Ville[454]. Le roi, dit Moreau, écrivit au père qu’il pouvait quitter la tombe de sa fille[455]. Nous ne croyons pas qu’un autre mémorialiste ait signalé le fait. Mais ce qui est certain, c’est que l’Histoire réserve à Marie-Antoinette, seule, l’honneur d’avoir spontanément réclamé le rappel de l’homme qu’elle détestait, dès qu’elle apprit la situation, très grave, de Mᵐᵉ de Chabrillan.
Le 20 juin, Mᵐᵉ de Maurepas adressait, toute affaire cessante, ce billet à sa nièce:
«M. de Maurepas écrit à M. d’Aiguillon et lui mande que la reine, étant touchée d’apprendre la maladie de votre malheureuse fille, est venue chez le roi, où était M. de Maurepas et lui a dit qu’elle lui rendait toute liberté et qu’il pouvait venir à Paris et dans tous les lieux qu’il voudra, excepté la Cour. Si votre fille avait sa guérison, quel plaisir j’aurais[456]!»
La lettre de Maurepas, expédiée de Marly et datée du même jour, est conçue à peu près dans les mêmes termes: «quel que fût l’événement», la reine «touchée enfin de votre situation» consentait etc...[457]
La dépêche envoyée, le 14 juillet, par Marie-Antoinette à Marie-Thérèse[458] est très explicite: «Dès que j’ai su qu’elle (la marquise) était en danger, j’ai trouvé que si M. d’Aiguillon venait à perdre sa fille, il serait inhumain de l’obliger à rester dans l’endroit où sa fille était morte. J’ai demandé au roi de lui laisser la liberté d’aller partout où il voudra, excepté la Cour. Le roi me l’a accordé.»
Il est donc bien certain que Marie-Antoinette n’a pas attendu, comme l’ont prétendu quelques historiens, la mort de la malheureuse jeune femme survenue dans cette même journée du 20 juin, pour demander le rappel de d’Aiguillon. Mais ce qui est non moins exact, à en croire Mercy, c’est que la reine n’eut pas, la première, l’idée de cette démarche. La comtesse de Polignac—une nouvelle amie—et le duc de Guines l’avaient incitée à la faire «par politique». Ne valait-il pas mieux, disaient-ils, prévenir un acte de clémence qui eût peut-être accordé à d’Aiguillon sa grâce tout entière, en n’en demandant pour lui que la moitié[459]?
Et le confident de l’impératrice démontre combien Marie-Antoinette—aussi faible en cela de caractère que Louis XVI—se laissait diriger par cette tourbe d’intrigants des deux sexes qui aspiraient à devenir les maîtres de la Cour: «Je trouvai la reine fort persuadée de l’adresse et de la sagacité de ses conseillers; mais sa surprise fut grande, quand je lui fis voir la loucherie et la mauvaise foi qui avaient dicté ces conseils.» Mᵐᵉ de Polignac et M. de Guines n’étaient que des ambitieux, uniquement soucieux d’accaparer les bonnes grâces de Maurepas. Et moi, disait avec amertume Mercy-Argenteau, en s’adressant à Marie-Antoinette, quand je voulus m’employer également pour M. d’Aiguillon, Votre Majesté «n’a mis aucunes bornes à ses déclarations trop publiques et trop sévères!» Etait-ce une amende honorable? En tout cas, l’ambassadeur termine sur ce mot: Il me semble que la reine m’a «écouté avec attention[460]». Naïf diplomate, sous la maussade apparence de sa défiance perpétuelle! Mais combien imprudente cette jeune souveraine, qui devait expier plus tard si tragiquement dans des angoisses familiales aussi douloureuses que celles de Mᵐᵉ d’Aiguillon, les erreurs et les caprices d’une volonté, impatiente de toute contrainte, qu’asservissait cependant à d’indignes courtisans la soif immodérée des plaisirs.
XX
Arrêt dans la correspondance.—D’Aiguillon refuse de rentrer à Paris.—L’opinion publique n’en dénonce pas moins ses intrigues avec son oncle pour revenir à la Cour.—Action persistante de Mᵐᵉ de Maurepas dans l’intérêt de son neveu.—Le buste de Louis XVI.—La succession de La Vrillière et «la vilaine petite race».—Irritation de la duchesse contre Guines.—Une saison à Bagnères dans la plus stricte intimité.—Mᵐᵉ d’Aiguillon «écorchée comme saint Barthélemy».—«Mauvaise compagnie» des gens de Cour.—Retour au château: nouvelles récriminations du châtelain; «absorbement continuel» de la châtelaine.
La commotion avait été trop violente, le deuil était trop récent et trop profond chez les d’Aiguillon, pour que, même dans un milieu où les obligations mondaines créaient de tyranniques exigences, la vie du château n’y restât de longtemps suspendue. Encore n’y reprit-elle, en 1777, que pour un petit nombre d’intimes, mais à porte entre-baîllée, dans la tristesse des voiles funèbres, devant le souvenir sans cesse rappelé de l’enfant à jamais disparue.
Plus de correspondance pendant près de neuf mois. La duchesse a brisé sa plume; et il semble que le duc se soit désintéressé de la politique. Par un sentiment de fierté très légitime, il avait refusé, «comme un déshonneur[461]», cette demi-grâce qui lui interdisait de remplir une des fonctions les plus précieuses de sa charge, celle de travailler personnellement avec le roi. Il préférait, disait-il, vivre dans la solitude et ne reviendrait à Paris que «si jamais le soin de ses affaires l’y appelait». Ce fut son oncle qu’il chargea de «voir le roi et de lui porter ses mémoires (pour les chevau-légers)». Maurepas les lui retournait «approuvés et signés sans difficulté[462]».
Paris n’en préjugeait pas moins, en ce moment, les secrètes pensées du neveu. Les Noëls pour l’année 1777, qui couraient déjà par la ville, le confondaient avec l’oncle dans le même couplet:
Se borne maintenant.
Le Mentor pour lui brigue
Poste très important;
Et ce vieillard, dit-on,
Un peu dans la démence,
Voudrait auprès de son poupon
Placer le Docteur d’Aiguillon
Pour enterrer la France.
De son côté, Hardy consignait, dans son Journal, les échos des réflexions bourgeoises sur ce croisement de menées souterraines, auxquelles se trouvait encore mêlé un homme que ses amis espéraient enfin rendre sympathique par l’étendue même de ses malheurs:
«Quelques personnes mêmes regardaient le rappel de M. d’Aiguillon comme une preuve de crédit qu’avait encore le sieur comte de Maurepas, en même temps qu’ils imaginaient que son séjour dans la capitale pourrait bien influencer sur les intrigues qui avaient pour but d’écarter le duc de Choiseul que la reine paraissait désirer voir remonter au ministère[463]...»
Hardy ajoutait que «s’il fallait s’en rapporter à des personnes qui se disaient bien instruites, quoique le parti du duc d’Aiguillon se fortifiât de jour en jour, au point que le roi, Monsieur et Mesdames de France étaient notamment décidés en sa faveur, ledit comte de Maurepas mettrait encore obstacle à ce qu’il rentrât dans le ministère, par la seule crainte qu’il avait que son rétablissement ne vînt à diminuer le crédit dont il jouissait fort tranquillement».
La détermination, réelle, de M. d’Aiguillon avait dû quelque peu déconcerter Mᵐᵉ de Maurepas, non pas que la résolution des exilés lui parût inexplicable; elle avait très vivement partagé leur désespoir et même voulu arracher sa nièce au séjour qui lui en ravivait à toute heure les transports; mais ce qu’elle ne pouvait comprendre, c’est que son neveu coupât ainsi les ponts derrière soi. Elle qui s’était attachée si étroitement à la fortune de M. d’Aiguillon, jusqu’à défendre sa cause en pleine adversité et à lui assurer le concours d’un homme aussi ondoyant que M. de Maurepas, elle verrait donc s’écrouler l’édifice si laborieusement construit de ses propres mains!
Quelle curieuse figure que celle de la sœur de Mᵐᵉ de Plélo! Restant volontiers dans l’ombre, comme l’ambassadrice de Danemarck, à ce point que la plupart des historiens ne l’ont pas connue, elle n’en avait pas moins cette préoccupation intéressée de la politique que ne connut jamais sa sœur et qui s’appelle vulgairement de l’ambition. Mais de l’ambition dans le noble sens du mot. Elle voulut travailler à la grandeur des La Vrillière et à la gloire des Plélo; non pas pour elle, mais pour les héritiers de ces deux noms et de ces deux familles.
Le rôle de cette femme active et intelligente n’a pas échappé à ses contemporains, bien que, depuis la disgrâce, si longue, de son mari, elle vécût peu à la Cour et qu’elle dirigeât plus volontiers de sa chambre les opérations dont elle attendait le triomphe des siens.
C’est ainsi qu’avec les conseils et l’aide de l’abbé de Véri[464], au dire de certains mémorialistes, elle soutenait le crédit de Maurepas, pour le plus grand profit de son neveu d’Aiguillon, sur qui s’étaient reportées toute son affection et toutes ses espérances.
L’exil de l’un avait en quelque sorte coïncidé avec le rappel de l’autre. Et nous avons vu par quelles savantes manœuvres, en présence de l’hostilité irréductible de Marie-Antoinette, Mᵐᵉ de Maurepas s’était efforcée de stimuler le zèle intermittent de son mari, de calmer l’irritation de son neveu, d’encourager les amis de d’Aiguillon, de contre-carrer ses ennemis et cependant de ne pas mécontenter la reine.
Toutes occasions lui étaient bonnes pour mettre en jeu l’intervention de Maurepas. Et nous trouvons une nouvelle preuve de cette habile tactique dans deux anecdotes que nous empruntons encore au journal de Hardy.
Quand La Vrillière tomba en paralysie, Maurepas se rendit un jour chez la reine, pour lui dire combien, dans une affaire toute privée, la présence de son neveu devenait nécessaire à Paris. «Je ne consentirai jamais au retour du duc d’Aiguillon, répondit la reine. Il s’est montré mon ennemi personnel; et je répudierai comme mes ennemis tous ceux qui oseront me parler en sa faveur[465].»
La démarche du ministre était cependant très rationnelle; mais la judiciaire de Marie-Antoinette, entretenue dans son entêtement par la coterie qui la dominait, était brouillée depuis longtemps avec la logique. Mᵐᵉ de Maurepas se le tint pour dit. La mort, si cruelle, de Mᵐᵉ de Chabrillan avait bien amené une sorte de trève. Mais l’habile manœuvrière, avant de reprendre la campagne, voulut savoir si son mari avait encore le crédit nécessaire pour la recommencer. Elle s’avisa en conséquence d’une démonstration lui permettant en quelque sorte de tâter le terrain. Elle fit persuader au roi de donner son buste à Maurepas, qui en serait grandement honoré. C’était de tradition, depuis tantôt deux siècles, chez les maîtres de la France, d’octroyer libéralement un exemplaire de leur effigie à ceux de leurs sujets qu’ils en jugeaient les plus dignes. Maurepas reçut donc de son souverain ce royal cadeau et en témoigna une telle joie devant le prince, que celui-ci s’en montra tout ému. La preuve était faite pour Mᵐᵉ de Maurepas, «le point central et le nœud gordien de toutes les intrigues de la Cour», suivant l’image quelque peu compliquée de l’honnête libraire[466].
On voulait donc servir ce neveu, malgré son obstination à s’enfermer dans son castel de l’Agenois. Aussi fallait-il le garer de toutes les chausse-trappes qui pourraient guetter son passage, si le désir lui revenait de reprendre le chemin de Paris. Maurepas avait craint un instant que d’Aiguillon ne fût impliqué dans l’affaire de la Cahouet de Villers, une des femmes de la reine, qui avait jadis contribué à la fortune de la Du Barry. Il s’agissait d’une de ces escroqueries qui prirent si souvent la reine pour point de mire et dont l’affaire du collier devait être la synthèse la mieux réussie. Maurepas en fut quitte pour la peur[467].
La mort, prévue, de son beau-frère La Vrillière, lui avait inspiré, comme à sa femme, de nouvelles inquiétudes, mais celles-ci d’ordre privé. La perte était médiocre: le secrétaire d’État avait été servile et plutôt malfaisant pour ses administrés: ayant dans son département les lettres de cachet, il en avait abusé, et même au profit de belles dames, prétendait la légende. L’homme ne valait guère mieux: vain, présomptueux, ignorant et sot, il faisait peu d’honneur à l’intelligente famille des La Vrillière. Le parent était taillé sur le même modèle: après la mort de sa femme, la comtesse de Platen, dont il n’avait pas eu d’enfants, il s’était acoquiné avec une intrigante qui avait épousé Sabatin, commis des finances; et cette maîtresse, méchante et perfide créature, qui lui avait donné plusieurs bâtards, avait éloigné peu à peu de sa famille cet imbécile vieillard. Il avait soutenu d’Aiguillon, pendant ses procès avec les Parlements, mais sans grande conviction, et parce qu’il n’eût pas osé faire acte d’indépendance devant Louis XV. Qu’il eût éprouvé moins d’embarras, s’il n’avait craint, d’autre part, de rompre en visière avec Choiseul! La disgrâce de son neveu l’avait trouvé aussi perplexe: mais il lui avait fallu, comme sa fonction le voulait, porter l’ordre d’exil au «mauvais sujet» qu’avait désigné la reine.
Mᵐᵉ d’Aiguillon, qui, depuis la mort de sa fille, avait «donné beaucoup d’inquiétudes[468]» aux Maurepas, avait dû sortir de son marasme pour s’occuper de cette succession, sur laquelle, par parenthèse, elle comptait fort peu. Comme elle l’annonce à Balleroy, après neuf mois de silence, «la mort de M. de la Vrillière (27 février 1777) a donné beaucoup à écrire».
«... Cet événement, tout prévu qu’il était, m’a fait de la peine; c’était le frère de ma mère, dont je n’ai eu à me plaindre que de ses faiblesses: tout le tort qu’il a jamais pu me faire ne vient que de cette cause, d’autant qu’il était mené par des gens très mal intentionnés.
Son testament était fort avantageux pour les Langeac (ses bâtards); mais «très honnêtement, il l’avait révoqué huit jours avant sa mort». Tout ce qui me fâche, c’est que cette révocation était au bas du testament et subsiste; et c’est une preuve qui a été faite dans des termes bien étranges. J’en suis fâchée pour sa mémoire et voudrais que l’héritage fût moindre et qu’il fût imprimé(?).
On m’a mandé que ce qui l’a engagé au changement, était le mécontentement où il était de cette vilaine petite race qui avait jeté beaucoup d’amertume sur les derniers jours de sa vie.
Mes parents me mandent que je dois venir pour nos partages. Ma réponse a été que, comme eux-mêmes ont pensé avec raison que je ne devrais pas revenir, tant que l’affaire de M. de Guines ne serait pas jugée, qu’il y aurait à craindre qu’on nous supposât des intrigues aussi faussement qu’on l’a déjà fait, que nous croyons plus sage de rester ici, que nous nous rapportons en entier à tout ce qu’ils jugeront approprié pour nos affaires, que sur cela, je priais M. de Maurepas de me servir encore une fois de tuteur[469]...»
Comme on voit, Mᵐᵉ d’Aiguillon était toujours préoccupée de l’affaire de Guines. Elle y revient le mois suivant[470]:
«Vous me parlez de la requête de M. de Guines; mais vous ne savez pas: 1º que cette requête et la lettre qui l’accompagne et qu’il a envoyée à tous ces messieurs du Parlement, est remplie d’atrocités personnelles contre M. d’Aiguillon et qu’il a eu l’insolence d’envoyer à sa porte (rue de l’Université) un paquet à son adresse, dont il a fait demander un reçu du suisse, qui contient les deux derniers mémoires et la copie de ladite lettre. J’en ai écrit à mes parents, pensant qu’il est plus que temps de faire taire ce vilain chien enragé et que, actuellement que son procès est fini, il serait possible de lui imposer silence. Il est ennuyeux, quand on ne demande qu’à rester tranquille, de ne pouvoir pas l’obtenir et d’être toujours en butte à une cabale infernale.
Si ma lettre arrive à temps et que vous puissiez voir M. de Maurepas, vous me feriez plaisir de lui en parler sur le même ton...»
N’est-ce pas le langage d’une femme sincère, qui «ne demanda» toute sa vie «qu’à rester tranquille» et que le sort jeta toute sa vie également au milieu d’un enchevêtrement d’intrigues, auxquelles sa droiture lui défendit de participer et dont elle prétend son mari—bel exemple d’héroïsme conjugal!—l’éternelle victime?
Elle revient à la succession de son oncle: elle ignore si Châteauneuf—actuellement La Vrillière—sera compris «dans son partage»; elle préférerait qu’il fût attribué à son cousin Du Châtelet[471]. L’hôtel de La Vrillière était, dit M. d’Aiguillon, le lot de Mᵐᵉ de Maurepas; et le duc de Fitz-James, qui venait de perdre sa femme, voulait l’acheter. Mais M. de Maurepas lui en demandait un prix trop élevé[472]. Chemin faisant, cet oncle, qui connut toujours si bien ses intérêts, reçoit de sa nièce ce coup de griffe que nous ne nous expliquons pas: «il dérange sa santé par de nouvelles imprudences qu’on ne pardonnerait pas à un jeune homme[473]». M. de Maurepas était un goutteux endurci. Il n’avait jamais eu, et pour cause, paraît-il, la réputation d’un coureur de guilledou, mais il aimait les fins dîners et les vins généreux; les chroniques du temps en font foi.
D’autres soins, plus pressants, s’imposaient à la vigilance de Mᵐᵉ d’Aiguillon: de graves inquiétudes sur la santé de son mari venaient raviver des plaies, qui, pour être déjà anciennes, n’en restaient pas moins saignantes.
Vraisemblablement l’affection bilieuse qui tracassait le duc et qui s’était jadis accusée par ces irruptions de jaunisse, sur lesquelles la malignité des libellistes s’était si souvent égayée, avait reparu plus pénible et plus menaçante, depuis le passage de la mort dans le château d’Aiguillon. Des infiltrations et des tumeurs s’étaient manifestées, qui avaient résisté à l’emploi de topiques et de l’eau de Vals. Les médecins de Montpellier (ils étaient quatre) que, sur les instances de sa femme[474], le malade avait consultés, lui ordonnèrent de se rendre à Bagnères, puis à Barèges[475]. Mᵐᵉ d’Aiguillon accompagna son mari. Quelle fut la durée de la cure? Nous l’ignorons; mais les deux baigneurs, car la duchesse, sans doute par amour conjugal, voulut suivre aussi un traitement, séjournèrent presque trois mois dans les Pyrénées. Nous devons à leur correspondance avec Balleroy de piquants détails sur la vie balnéaire à cette époque et sur le monde qui la pratiquait.
Le duc se plaint du temps qui est «affreux»; mais il est satisfait de sa santé; il est à peu près guéri. Son fils, qui est fort bien portant, boit tous les jours deux verres d’eau; et «il mange, dort et danse plus que jamais[476]».
La duchesse note l’effet des eaux—boissons, douches et bains—sur son mari. Si celui-ci est enchanté de son traitement, elle ne l’est guère du sien: convenait-il seulement à son affection du foie? «Je suis prise de la tête aux pieds et écorchée comme saint Barthélemy. On dit: c’est une preuve que les eaux chassent toutes les mauvaises humeurs qui sont en moi. Ce sera là une belle opération surtout si elles chassent tous les sujets d’humeur que j’ai et que je dois avoir[477].»
Les excursions lui font prendre ses maux en patience: «Ce pays est singulier et très pittoresque; il y a entre autres une promenade qui offre des points de vue frappants, tels que de voir des montagnes qui se perdent dans les nues, qui sont toutes couvertes de neige et ne produisent que des rochers, et de l’autre côté, des autres montagnes qui sont aussi très hautes, mais cultivées jusqu’au sommet et couvertes de maisons et qui toutes ont un petit jardin et un petit bois. L’intervalle de ces montagnes est un grand chemin bordé des deux côtés par la rivière qui forme deux canaux très rapides lesquels coulent sur des roches formant des cascades naturelles[478].»
Il était de mode, à cette époque, pour un grand seigneur, d’amener avec soi quelques-uns de ses familiers aux stations balnéaires où l’on fréquentait: c’était une petite cour qu’on se formait pour se garantir de l’ennui. Les d’Aiguillon n’avaient voulu, en raison de leur deuil, qu’une «société très bornée». Ils avaient, parmi leur commensaux, deux dames que nous retrouverons bientôt au château d’Aiguillon, MMᵐᵉˢ Dubois de la Motte et de la Muzanchère, qui ne pouvaient vivre côte à côte sans se disputer. L’une d’elles, Mᵐᵉ Dubois de la Motte, semble une caricature: elle est «parée, ajustée, coiffée comme pour une fête, et très affligée d’avoir un aussi petit nombre d’admirateurs; il est vrai que les gens se moquent d’elle[479]». Mᵐᵉ d’Aiguillon est toujours sur le qui-vive avec ces deux femmes, «ne s’étant pas jetée dans le grand monde qui est très nombreux ici», d’autant qu’il s’y trouve des personnages peu faits pour donner bonne opinion des gens de Cour, «le prince de Salm et le duc de Mazarin qui vivent dans la plus mauvaise compagnie en tout genre[480]».
Comme le fait se présente fréquemment dans les villes d’eaux, d’Aiguillon avait subi une rechute pour avoir abusé des douches. Le médecin de Bagnères lui prescrivit de les cesser et lui défendit d’aller à Barèges. Le mieux s’accentua: «Je ne vous parle pas de ma santé, écrit la duchesse; elle ne peut être mauvaise quand M. d’Aiguillon se rétablit[481]».
Le duc était guéri et revint au commencement de septembre dans son château, ramenant Mᵐᵉ Dubois de la Motte, pour ne pas la laisser en présence de Mᵐᵉ de la Muzanchère restée à Bagnères[482].
Pendant leur cure, les d’Aiguillon s’étaient tenus assez éloignés du monde extérieur (comme souvent la Faculté le recommande à sa clientèle), pour n’être pas ressaisi par ces liens de toute nature dont il est si difficile de se détacher.
Un mois avant de partir, la duchesse avait encore commenté avec indignation le dénouement définitif de «l’incroyable et atroce affaire de M. de Richelieu, finie par un jugement tout aussi incroyable et aussi atroce. Rien ne prouve mieux la justice de sa cause que la peine que ces juges ont eue pour trouver une tournure pour le condamner aux dommages et aux frais. Enfin il en est quitte pour de l’argent; et c’est beaucoup qu’avec de telles gens l’honneur soit sauf[483]».
Aussitôt son retour, ce furent de nouvelles obligations mondaines qui vinrent la reprendre, le mariage d’une parente avec M. de Galibert «amoureux comme un roman... C’est encore un secret, mais qui ressemble à celui de la Comédie[484]». Elle s’occupait avec Mᵐᵉ de Flesselles et Mᵐᵉ de Caen de tous les achats de ce Galibert «qui se ruinerait, si elle n’y mettait bon ordre». Il fallait bien amuser «le grand châtelain», qui allait beaucoup mieux et qui daignait en convenir[485].
Lui, déclarait au chevalier de Balleroy qu’il ne voulait pas remettre les pieds à Paris. Son obstination irritait Maurepas qui obéissait évidemment aux directions de sa femme et ne voyait pas d’autre moyen pour d’Aiguillon de recouvrir sa pleine et entière liberté[486]. Avait-il seulement fait part à son neveu de la démarche qu’il avait tentée, et vraisemblablement à l’instigation de la comtesse, auprès du futur empereur Joseph, de passage à Versailles, pour qu’il obtînt de sa sœur le retour du duc d’Aiguillon à la Cour? L’auguste visiteur ne s’y était pas engagé. D’autre part, Marie-Antoinette, très vivement sollicitée par les amis de Choiseul, se défendait de faire entrer le châtelain de Chanteloup dans le ministère: elle savait la répulsion de son mari pour Choiseul; mais le parti de cet homme d’Etat, qui entourait la reine, lui représentait qu’après la mort de Maurepas il n’y avait, pour le remplacer, que «deux sujets, le duc de Choiseul ou le duc d’Aiguillon». Et Mercy, qui raconte ces incidents au jour le jour dans une sorte de gazette adressée à Marie-Thérèse, de s’écrier: Idée neuve qui lui aura été suggérée par Coigny et par Esterhazy! En attendant il priait l’archiduc de signaler à sa sœur le piège qui s’ouvrait sous ses pas[487].
Dans une nouvelle lettre à Balleroy, d’Aiguillon se montrait cependant plus explicite. Il le priait de l’aider à détruire cette calomnie qu’il prétendait dicter au roi les conditions de son retour, en exigeant une réparation authentique des injures qu’il avait subies. Non: il rentrera simplement à Paris quand on lui permettra d’exercer les devoirs de sa charge; mais, ignorant les motifs de son exil, il attend que la vérité fasse connaître son innocence[488].
Or, au milieu des rêves d’ambition qu’il poursuivait, sous les apparences d’un renoncement inspiré par son orgueil, cet égoïste avait fini par constater que sa malheureuse femme se consumait de tristesse et de douleur. «L’état moral» de la duchesse, écrivait-il, reste toujours le même; et il redoutait que «cet absorbement continuel dans ses tristes ressouvenirs ne détruisît à la fin sa santé; et malheureusement rien ne peut la distraire quoi que je fasse». Il ne voyait donc pas que c’était au contraire sa femme qui s’était toujours sacrifiée et qui se sacrifiait encore pour le soigner et pour «le distraire[489]».
XXI
Programme de fêtes pour 1778.—Quelques invités et habitués.—Balleroy, toujours l’empressé commissionnaire.—Ferme et château.—Nouvelles du jour: mort de Jean-Jacques; procès du comte de Broglie, «le vilain petit homme»; les châtelains et la guerre des Insurgents.—Une lettre de d’Aiguillon à Mᵐᵉ Du Barry.—Autre année théâtrale; fêtes et bals.—D’Aiguillon donne également ses commissions à Balleroy.—Il fait le juge de paix au château.—Projets de mariage pour le comte d’Agénois.—Marie-Antoinette signifie de nouveau à Maurepas sa résolution de ne plus voir d’Aiguillon à la cour.
Le «Grand Châtelain», sincère ou non, se tient parole: il a dit un solennel adieu à la Cour et à la Ville, aux affaires et à la politique: il va s’enfermer un certain nombre d’années dans son domaine d’Aiguillon.
Sa femme, qui a compris le désarroi de cet homme, réduit à une «société bornée» après avoir vu ses salons regorger d’adulateurs, a su, par un sursaut d’énergie, sortir de son «absorbement» pour préparer, avec son entrain des jours heureux, des occupations et des plaisirs au maître, oisif et ennuyé, sevré aujourd’hui de ce qu’il appellera demain «les mouvements de la Cour».
Des invitations sont lancées, pour l’hiver de 1778, aux fidèles que n’effraie pas une villégiature en un si lointain pays. Et Balleroy, cet obligeant commissionnaire
Cliché Lauzun.
Plan de la Ville et du Château d’Aiguillon à la fin du XVIIIᵉ siècle. Mémoires de P. Verdolin, édités par M. René Bonnat 1907
qu’on n’avait pas mis depuis longtemps à contribution, expédiera à la châtelaine, soucieuse de s’approvisionner aux meilleures marques, des poudres parfumées, des vinaigres de rose, de sauge et de millepertuis, achetés chez «notre ami Maille», fournisseur des têtes couronnées[490].
Des réponses arrivent. On attend Mᵐᵉ d’Esparbès «qui aime le jeu autant que la dévotion». Les Flesselles ne peuvent venir. Et Desnos, l’évêque de Verdun[491], vieil ami de trente ans, retarde son voyage de quelques jours pour assister aux débuts de Mᵐᵉ de la Muzanchère comme premier rôle dans La Bohémienne[492].
Il n’est pas inutile de faire connaître cette dame, qui était veuve, comme d’ailleurs son ennemie personnelle et rivale, Mᵐᵉ Dubois de la Motte, née de Boisgelin de Cucé.
Le mari de celle-ci, d’une très bonne famille de Bretagne, ainsi que M. de la Muzanchère, s’était montré, avec lui, un des plus chauds partisans de l’ancien commandant. Quant à sa femme, elle avait, comme nous l’avons vu, beaucoup de prétentions, mais son tempérament combatif la rendait insupportable.
Mᵐᵉ de la Muzanchère n’était guère plus traitable. Mais c’était une amazone des temps héroïques, une manière de Lucrèce... à rebours, dont certaine aventure avait défrayé, pour la plus grande joie des curieux, les échos de la chronique scandaleuse.
On annonce un jour—en 1766 ou 1767—à Mᵐᵉ de la Muzanchère, parente de l’évêque de Nantes, la visite de l’évêque de Saint-Brieuc, Monseigneur de Girac, fils d’un second président au bailliage d’Angoulême. Le prélat, qui avait trente-six ans à peine, était un mondain fort empressé auprès des dames et grand amateur de théâtre: c’était lui qui plaçait les billets pour les représentations de la Clairon. Fut-ce sous ce prétexte qu’il s’introduisit chez Mᵐᵉ de la Muzanchère, fort jolie femme et très séduisante? Toujours est-il qu’il la serrait de très près, quand soudain survint le mari. La jeune femme s’élance sur l’épée du gentilhomme, la tire hors du fourreau et va la planter dans la cuisse de son trop bouillant adorateur. On ne parla bientôt plus à la Cour que de cet exploit, d’autant que M. de Girac, après avoir été le grand ami de M. d’Aiguillon, en était devenu un des plus acharnés adversaires[493].
La duchesse ne dit pas à son correspondant si Mᵐᵉ de la Muzanchère, à qui le rôle de bohémienne devait certainement convenir, était aussi tragique au théâtre qu’à la ville. Elle ne lui donne plus de nouvelles qu’en juin. A cette époque, la santé de son mari ne lui laisse plus d’inquiétudes[494]. Mais celle du chevalier s’est trouvée fortement atteinte. La duchesse l’invite à venir «se refaire» au château d’Aiguillon qu’il devait avoir déjà visité; car elle lui annonce qu’il «y trouvera bien des changements dans les constructions». Les travaux actuels sont exécutés par un «maçon» (entrepreneur) qui «a travaillé à l’Orangerie de Versailles et qui a fait tous les bassins de Veretz». A la fin du mois d’août on commencera la salle de comédie[495]. La basse-cour ne lui donne pas moins de soucis que le temple consacré à Thalie et à Melpomène: «la mode est aux canards»; la duchesse en aura bientôt une centaine[496].
Il est probable que le chevalier alla tuer, à cette époque de l’année, «les perdreaux et les lièvres» du propriétaire d’Aiguillon, car la correspondance ne reprend qu’en décembre avec Balleroy, qui passa l’hiver à Paris.
Ses hôtes ne paraissent pas avoir pris un bien vif intérêt aux nouvelles du jour: tout au plus quelques mots jetés de-ci de-là laissent voir qu’ils ne les ignorent pas. Ainsi la duchesse qui connaît ses auteurs et les cite à l’occasion, sans avoir la moindre prétention au bas-bleuisme, a su la mort de Rousseau:
«Jean-Jacques a fait à votre ami M. Girardin une grande galanterie en allant mourir chez lui. Il manquait vraiment à son jardin anglais un tombeau; il en aura un véritable, puisqu’on dit qu’il le fait enterrer dans une île de son jardin, que sûrement il décorera de tous les ornements convenables[497].»
Un procès du comte de Broglie, pendant au Châtelet, éveille dans l’esprit de la duchesse un mouvement d’humeur: «Tant que ce vilain petit homme existera, il tracassera et tourmentera son prochain[498]».
Un mot dans la même lettre sur un fait de guerre: «Je suis humiliée du Te Deum chanté à Versailles: c’est un ridicule pour la nation[499]».
L’expédition d’Amérique trouvait, au surplus, la duchesse assez froide:
«—Je prends peu d’intérêt, comme bien savez, aux insurgents et pas beaucoup plus aux Anglais[500].»
Le duc se prononçait plus catégoriquement, s’il faut en croire les Mémoires publiés sur son ministère: «M. d’Aiguillon a toujours dit que c’était une faute que la guerre entreprise contre l’Angleterre en 1778, à la sollicitation de Sartine (qui était alors ministre de la marine)[501]».
En ce moment où la France jouait une si grosse partie, l’ancien secrétaire d’État aux affaires étrangères dut ronger son frein d’être confiné dans sa retraite d’Aiguillon. Se fût-il prononcé, s’il était resté au pouvoir, pour la politique de neutralité? Laissa-t-il voir aux siens son dépit de n’être plus employé? Nous ne pouvons que le supposer. Car le langage de la duchesse a pris un ton inaccoutumé d’amertume et d’aigreur, qui s’exhale à tout propos. Son pessimisme devient plus sombre encore, à la suite d’une escroquerie au jeu commise par le général Smitt à la table du roi et «du premier prince du sang». Le fait ne se présentait que trop souvent. «Il faut se flatter, dit Mᵐᵉ d’Aiguillon, que cette démence ne durera pas, et s’il y a quelqu’un à être tout à fait perdu, je souhaite que ce soit plus tôt que plus tard, afin qu’il ne soit plus question de jeu quand mon fils entrera dans le monde[502].»
Précisément, à la même époque, venait de succomber en duel Adolphe Du Barry, un neveu de la comtesse, que d’Aiguillon avait jadis nommé cornette surnuméraire[503] de sa compagnie de chevau-légers, à la place de Pecquigny, devenu, par la mort de son père, duc de Chaulnes. Il écrivit à Mᵐᵉ Du Barry cette lettre de condoléances, d’une correction parfaite, qui fait honneur à des sentiments de reconnaissance, dont se gaussait alors si volontiers la nouvelle école des politiciens du temps[504]:
«J’ai bien imaginé, Madame la comtesse, que vous étiez aussi touchée qu’affectée de la perte cruelle que vous avez faite; et je n’ai point voulu ajouter, à la douleur que vous en ressentez, l’importunité d’un compliment.
J’ai prié Mˡˡᵉ Du Barry (Mˡˡᵉ Chon) de vouloir bien y suppléer et de vous renouveler dans cette triste occasion les assurances bien sincères de la part que je ne cesserai de prendre à tous les événements qui vous intéressent.
Je me flatte que vous n’en doutez point et que je n’ai pas besoin de vous répéter ma profession de foi à cet égard, dont vous devez être depuis longtemps convaincue de la vérité.
Mᵐᵉ la vicomtesse Du Barry est certainement fort à plaindre dans ce moment, mais je connais trop bien votre tendresse pour elle, pour ne pas être persuadé que vous vous empresserez à adoucir son malheur et qu’elle trouvera auprès de vous les secours et les consolations qui lui sont nécessaires. Une amie telle que vous dédommage de tout; je désire que le triste spectacle qu’elle vous donnera et les soins que vous lui donnerez n’altèrent pas votre santé et qu’elle soit toujours aussi bonne et aussi brillante qu’on m’assure qu’elle l’est actuellement.
Conservez-moi toujours vos bontés, Madame la comtesse, et ne doutez jamais de ma reconnaissance, de mon attachement et de mon respect.
Le duc d’Aiguillon.
Mᵐᵉ d’Aiguillon me charge de vous témoigner toute sa sensibilité.
Aiguillon, ce 16 décembre 1778.»
L’année se termina sur une série de représentations dont Mᵐᵉ d’Aiguillon salue les interprètes d’une critique assez dure et d’un mot quelque peu osé qui, depuis, a conquis son droit de cité dans les coulisses de nos salles de spectacle.
«Notre théâtre s’est ouvert hier par l’Épreuve (villageoise) et la Famille extravagante; nos actrices qui sont Mᵐᵉ de Galibert et MMˡˡᵉˢ de Signac, de Fontette, Turpin et Notest (?) ont joué assez mal, surtout la première qui a joué comme un cochon. Vous le croirez aisément...»
Puis la duchesse donnait au chevalier sa liste de commissions:
«... Faites-moi le plaisir de m’acheter l’Élite des Almanachs, un Recueil général des costumes et des modes chez Desnos, rue Saint-Jacques (4 livres 10 sous) broché, le Bijou des Dames avec les nouvelles coiffures de 1778 et le Souvenir à la Hollandaise qui a pour frontispice les coiffures à la Belle Poule et à l’Insurgent[505].»
Ce fut encore par des représentations théâtrales que les châtelains inaugurèrent la nouvelle année, devant un public d’anciens amis venus de loin et de connaissances, toutes récentes, accourues des environs. Dès le 1ᵉʳ janvier, Mᵐᵉ d’Aiguillon donne à Balleroy, après les compliments les plus tendres, le programme des fêtes...: «les nouvelles d’ici sont l’ouverture de nos théâtres... Dimanche, nos bals recommencent; vous êtes encore à temps pour y venir danser une allemande[506]».
Et trois semaines après: «Nos comédies vont leur train; heureusement nos acteurs n’ont pas été enrhumés... M. de Clairfontaine, en dansant un menuet avec Alexandrine, s’est cassé le tendon d’Achille; et lundi il s’est fait emballer dans sa voiture et a voulu retourner à Agen pour se guérir[507]».
Elle-même a été souffrante; elle a sans doute maigri beaucoup; car on la bourre de soupe, de chocolat et de salep: «Je prétends, réclame-t-elle, qu’on m’empâte comme un dindon[508]». Mais, en vérité, elle n’a point le temps de s’occuper de ces misères: elle est fermière maintenant: «Je vous ferai manger des œufs, comme il n’y en a point, pondus par mes poules... et des canards élevés à la brochette par moi». Les travaux continuent: «le maître du château s’en occupe et s’en amuse». Mᵐᵉ Dubois de la Motte s’extasie sur «la beauté du teint et sur la gaîté» de M. d’Aiguillon. Mᵐᵉ de la Muzanchère qui vient d’arriver—c’était fatal—est, elle aussi, en bonne santé et paraît plus raisonnable. Elle lui apprend que le chevalier «a tout lieu d’espérer le cordon». On en parlait déjà depuis longtemps, «je souhaite vivement qu’elle ait raison[509]».
Le duc se préoccupe également pour son ami de «ce beau ruban rouge» et il désire que le chevalier le tienne au courant de ses démarches. Lui-même, à son travail de décembre, demandera la commission de capitaine pour M. de Montaigle (sans doute un intime du chevalier), mais il n’a pas le temps voulu; il faut qu’il attende l’an prochain. Balleroy est un correspondant précieux pour le duc comme il l’est pour la duchesse. D’Aiguillon le prie de s’arrêter à Veretz pour y jeter un coup d’œil sur les travaux en cours et lui en parler quand il reviendra au château[510]; de même, il le chargera un mois après d’un règlement de comptes[511] avec le duc de Fitz-James.
C’est un homme vraiment accablé de besogne que M. d’Aiguillon. A peine a-t-il le temps de se remettre d’embarras gastriques, à force d’eau de Vals en bain et en boisson, qu’il est obligé de s’interposer de nouveau entre Mᵐᵉˢ Dubois de la Motte et de la Muzanchère. C’est maintenant celle-ci qui devient intraitable, «malgré toutes les promesses qu’elles m’a faites à son débarqué de n’avoir aucune tracasserie avec personne, ni même de l’humeur. Elle m’a fait deux ou trois querelles d’allemand, sans rime ni raison et sur des sujets aussi importants que celui de la comédie qu’elle veut jouer sans acteurs... Je l’ai rembarrée fortement, afin qu’elle prenne son parti, ou de s’en aller, ou d’être plus douce et moins exigeante; et je lui ai déclaré que je ne lui passerais rien et lui ferais des corrections publiques sans ménagement, si elle m’y obligeait par ses incartades... Je ne m’en flatte pas, à moins que mon fils à qui elle fait les coquetteries les plus fortes et qui ne paraît pas éloigné d’y répondre, ne vienne à mon secours; mais il est aussi froid au moral qu’au physique et bien nigaud encore...»
Voudrait-il, par hasard, ce père aux mœurs faciles, ce galant seigneur qui ne connut jamais de cruelles, que son fils se fît déniaiser pour calmer l’humeur belliqueuse d’une invitée encombrante?
Et puisqu’il parle de ce jeune comte d’Agénois, le seul survivant de ses six enfants et si peu ressemblant à cet autre d’Agénois qui, lui, n’avait pas attendu le nombre des années, il remercie Balleroy de la réponse qu’il a faite à des propositions de mariage pour son fils et le prie instamment «d’y persister», si on remet la question en train avant son retour à Paris. «Continuez d’affirmer que j’ai moins de désir que jamais de reparaître à la Cour, bien loin d’en chercher le moyen ou le prétexte.» Oui, ses «résolutions sont invariables»; et son bonheur et son honneur exigent qu’il ne s’en écarte jamais. Aussi concluait-il sur cette péroraison qu’Horace eût pu lui envier, mais qui nous rappelle plus encore la morale de l’immortelle fable Le Renard et les Raisins. «... Mes bosquets sont effectivement charmants, mes terrasses charmantes, ma cour commence à se démasquer et à s’ouvrir, ma salle de comédie s’élève à vue d’œil... Il faudrait que je fusse bien fol pour troquer une aussi belle habitation où je jouis de la plus heureuse et de la plus complète tranquillité contre ma triste maison de Paris ou quelque coin de grenier à Versailles, où je serais continuellement tracassé, persécuté et vilipendé[512].»
Ce mariage pour M. d’Agénois, était-ce celui auquel faisait allusion, six mois auparavant, Mᵐᵉ d’Aiguillon, en ces termes: «Il n’est nullement question du mariage de mon fils, et moins encore avec Mˡˡᵉ de Polignac[513] qu’avec personne. Je n’y ai jamais pensé. Chabrillan m’en a parlé quand il est venu ici, et, pour toute réponse, nous lui avons dit que nous n’y songions pas».
Il s’agissait cependant de Mˡˡᵉ de Polignac. On en avait discrètement causé.
Mais le bruit avait fait du chemin; et la Correspondance secrète le recueillait prestement pour le servir à ses abonnés en mars 1779.
Le projet de mariage entre le comte d’Agénois et la fille de la comtesse Jules de Polignac avait été amorcé, prétendait la petite gazette, par la comtesse de Maurepas dans l’intérêt de son neveu et de son mari.
—Mon fils est bien jeune, avait objecté le duc d’Aiguillon, mais la volonté de la reine sera la mienne.
En tout cas, remarquait le rédacteur de la feuille satirique, dont nous avons signalé déjà l’âpre hostilité contre le duc, le futur beau-père de Mˡˡᵉ de Polignac ne mettait pas beaucoup d’empressement à la prendre comme bru. C’était évidemment la tactique de ce soi-disant désabusé des ivresses du pouvoir, et c’était aussi un acte de soumission aux ordres de la reine, marque de déférence dont le bon apôtre pouvait espérer tirer quelque profit.
Les négociations se prolongèrent quelque temps encore, mais les ennemis de d’Aiguillon y coupèrent bientôt court en faisant agréer au roi le mariage de Mˡˡᵉ de Polignac avec le comte de Gramont, fils du duc[514].
La comtesse de Maurepas, qui s’était vraisemblablement entremise pour son petit-neveu, ne se découragea pas: travailler pour le jeune d’Agénois, c’était travailler pour le duc d’Aiguillon. Elle fit tenter, par des tiers, une démarche à Marly auprès de Marie-Antoinette: le comte était en âge de se marier; mais il faudrait, pour favoriser cet établissement, que son père eût la liberté de reparaître à la Cour.
La reine manda immédiatement au château M. de Maurepas et lui déclara, en toute franchise, qu’elle ne saurait se rendre aux désirs de la comtesse. Elle ne voulait revoir de sa vie M. d’Aiguillon. Mais, en somme, le duc avait-il besoin «d’aller à la Cour» pour marier son fils? Ce n’était pas qu’elle eût la moindre prévention contre ce jeune homme: au contraire, elle l’accueillerait avec bienveillance, quand il lui serait présenté, ne voulant pas l’envelopper dans la disgrâce paternelle. En même temps Marie-Antoinette couvrait de fleurs Maurepas. Le ministre, dûment chapitré par sa femme, insistait dans l’intérêt de son neveu; mais il fut bien vite éconduit[515].
Le jeune coquebin était donc réservé à d’autres hyménées; mais il se souvint plus tard de la conférence et de bien d’autres humiliations qui devaient passer par-dessus la tête de son père pour l’atteindre.
XXII
Illusions d’un ministre tombé: plan fantastique.—Le troisième mariage du maréchal de Richelieu: vengeance filiale.—L’année des évêques.—Oraison funèbre de Mᵐᵉ de Gisors et de M. de la Vallière.—Débuts dans le monde d’Armand, comte d’Agénois.—Félicitations réciproques de d’Aiguillon et de Balleroy.—La chasse aux pintades et la «Dédicace» de la comédie.—Nouvelle saison du duc à Bagnères: ses pertes énormes au reversi.—Nouveaux projets de mariage pour le comte d’Agénois.—Commérages mondains.
Il est certain qu’en 1779 un grand effort fut tenté pour enlever haut la main le rappel du duc d’Aiguillon à la Cour. La Correspondance de Mercy-Argenteau le dit assez; et nous en trouvons encore la preuve dans les Mémoires du ministère d’Aiguillon, qu’il faut évidemment consulter avec prudence, mais dont les assertions sont souvent corroborées par des documents officiels.
Un moment, le duc crut si fermement au succès qu’il envoya un courrier à son intendant pour lui réclamer dans le plus bref délai les fourrures de la duchesse et pour lui faire commander une provision de vin[516]. C’était toujours Maurepas qui dirigeait la manœuvre; mais les Mémoires ne parlent pas de sa femme; ils prétendent que l’unique Eminence grise du ministre est un conseiller de Grand’chambre, M. d’Amécourt, ami de Mᵐᵉ de Forcalquier, «la seule des nombreuses maîtresses de d’Aiguillon à qui il ait accordé quelque confiance[517]».
Or, le retour de l’exilé était machiné comme un scénario de comédie: dialogue entre le roi, la reine et Maurepas; monologue de Louis XVI; puis scène finale consacrant l’abandon par Marie-Antoinette de ses préventions.
C’est bien imaginé comme fantaisie; mais, le plan d’un nouveau ministère pour 1780, consécutif à cette intrigue de théâtre et tel que l’exposent les Mémoires, se rapproche beaucoup plus de la vraisemblance. On dirait une réplique de la prétendue conversation qui s’était engagée entre Maurepas et son neveu, quand celui-ci avait dû quitter Paris après la revue du Trou-d’Enfer.
Aux termes de cette combinaison[518], d’Aiguillon était rappelé au Conseil. Le neveu devenait alors le coadjuteur de l’oncle et «ferait tout», pendant que M. de Maurepas irait donner à manger à ses carpes. M. d’Aiguillon démontrerait au roi la nécessité d’étayer «la machine qui croule»; et le prince lui répondrait: Vous n’en aurez que plus de gloire; M. de Maurepas a fait ce qu’il a pu.
L’auteur du plan, après avoir jonglé avec toutes ces chimères, serre de plus près son argumentation. Il est hors de doute, dit-il, qu’avec les emprunts et le gaspillage dont souffre l’État, «le royaume va à sa ruine». Pourquoi la reine veut-elle écarter l’homme qui ferait succéder l’ordre à cette anarchie? Nul ne connaît mieux l’administration. Et quel autre ministre pourrait-on lui préférer? Le cardinal de Bernis? Il préfère rester à Rome. Choiseul? Il inspire au roi une antipathie dont ce prince ne reviendra jamais. Marie-Antoinette, au lieu de s’occuper d’affaires, serait chargée du «département des beaux-arts et des bonnes œuvres»... Que la reine fasse terminer le Louvre; qu’on y trouve un Muséum préférable à ceux d’Italie. Les tableaux sont «cubiquement empilés» dans le dépôt de Versailles; et les marines de Vernet deviennent la proie des rats dans les combles du Luxembourg[519].
Or, Marie-Antoinette, que sa mère tenait toujours en haleine par l’intermédiaire de Mercy-Argenteau, n’était pas femme à se désintéresser de la marche des affaires. Et ses entours ne l’eussent pas permis. Elle avait signifié catégoriquement à Maurepas qu’elle ne voudrait voir de sa vie M. d’Aiguillon. Il était donc impossible de lui imposer la présence du «coadjuteur», ce personnage providentiel qui allait «tout remettre en état».
Celui-ci dut être avisé confidentiellement de l’échec d’une manœuvre qu’il était censé ignorer. En tout cas, pour ne pas démentir l’apparente fermeté de son attitude, et surtout pour obéir à un sentiment de bouderie difficilement avouable, d’Aiguillon s’obstina à passer encore près de trois années loin de Paris, dans un séjour que d’ailleurs l’ingéniosité de sa femme rendait chaque jour plus vivant, plus animé, plus délectable.
«... Nos santés, écrit la duchesse, vont assez joliment dans ce moment; et nous ne sommes occupés que de bals, de comédies. Hier, il y a eu bal; aujourd’hui on joue la Métromanie, suivie de la Servante justifiée[520] et d’un ballet-bouffon de la composition de mon fils, demain bal et après souper[521].»
Un événement mondain, s’il en fut, vint apporter un nouvel aliment, mais... des plus légers, à la conversation des hôtes du château: le mariage du maréchal de Richelieu (c’était le troisième) avec une jeune veuve, Mᵐᵉ de Roothe: le vieux galantin avait quatre-vingt-deux ans; mais il avait toujours de la vaillance. La légende veut qu’étant rentré à son hôtel après la bénédiction nuptiale, pour changer de vêtements, il ait jeté son cordon bleu sur le lit de grand apparat et dit à son valet de chambre:
—Va, le Saint-Esprit fera le reste.
Mᵐᵉ d’Aiguillon ne semble pas très édifiée de cet appétit sénile: «Le mariage de M. de Richelieu m’a surpris, comme vous pouvez bien le croire; je suis fort aise qu’il ait bien pris dans le monde; je vous avoue que je craignais le contraire; je fais des vœux pour que le parti violent qu’il prend serve à faire le bonheur de ses dernières années[522]».
Le duc, lui, plaint Fronsac «qui paiera chèrement le plaisir de son père de jouir pendant quelques années d’une compagne aimable et de vivre en meilleure compagnie[523]».
Le malin vieillard avait cru faire pièce à son misérable fils; mais celui-ci se vengea odieusement, le Saint-Esprit ayant opéré contre toute attente; il soudoya une femme de chambre de la maréchale qui lui fit absorber, sans qu’elle s’en doutât, une boisson abortive[524].
Richelieu ne connaissait plus d’obstacles: à l’exemple des jeunes maris, très fiers de montrer partout leur femme, il voulut promener la sienne dans son gouvernement; et la duchesse blâme cette nouvelle crânerie: «Je pense sur le voyage de M. de Richelieu tout comme Madame la maréchale; et je crois qu’un aussi grand voyage entrepris à son âge et pour un sujet tel que celui d’une nouvelle salle[525] peut paraître étrange. Je crois aussi que, vu les circonstances, il éprouvera à Bordeaux des désagréments de la part du Parlement et nommément du premier président avec lequel il est brouillé... Si quelqu’un peut le faire changer d’avis, ce ne peut être que Madame la maréchale qui a du crédit sur son esprit et qui le voit journellement».
La duchesse est trop loin pour lui adresser des observations qui aient quelques chances de succès. D’ailleurs il est fermement résolu à entreprendre son voyage puisqu’il vient d’informer M. d’Aiguillon de son itinéraire: il passera par Lyon où «il a demandé un logement à Flesselles», prendra le chemin du Languedoc pour s’arrêter à Aiguillon et, de là, se rendre à Bordeaux[526].
Cependant la duchesse s’est fait un cas de conscience d’écrire à son cousin: «... Je n’espère pas qu’il se rende à mes représentations, puisqu’il a résisté à celles de sa femme, qui a plus d’empire que moi sur son esprit». Mais, s’il y persiste, «il ne prendra pas sa route par le Languedoc... parce que nous irons le joindre à Fronsac, pour lui éviter la peine de venir ici...[527]»
Autrement, le maréchal eût trouvé au château d’Aiguillon nombreuse et brillante compagnie: les invités que nous connaissons déjà, puis le comte de Chabrillan «gras comme un moine et frais comme une rose», et l’évêque de Bayeux «bon et honnête homme» depuis longtemps attendu[528].
Car cette année aurait pu s’appeler l’année des évêques: les châtelains en reçurent plusieurs. Le duc avait su conserver la dilection du clergé qui l’avait toujours considéré, et pour ses attaches avec le Dauphin, père de Louis XVI, et pour les outrages dont l’abreuvaient toujours parlementaires et philosophes, comme un des plus solides défenseurs de l’Église.
C’étaient encore, parmi les prélats si bien accueillis à la petite Cour de l’ancien ministre: l’évêque de Vendôme qui aura, l’an prochain, la visite des amphytrions quand ils iront en Touraine[529]; l’évêque de Condom, «tout triomphant d’avoir gagné son procès», qui les attend à sa maison de campagne[530]; Monsieur de Verdun «qui mange et boit comme de coutume[531]» et qui doit être, avec Mᵐᵉ d’Aiguillon marraine, le «parrain» pour le mariage de la fille d’un métayer: «Vous voyez Monsieur le chevalier, que ni les changements de ministres, ni les nouvelles publiques ne nous dérangent de nos occupations champêtres[532]».
Ce qui n’empêche pas la bonne duchesse de gloser tout à son aise sur les nouvelles qui lui parviennent et dont Balleroy est assurément avisé: telles la mort de Mᵐᵉ de Gisors et de M. de la Vallière: «la première mérite les regrets de ceux qui l’ont connue; car, quoique dévote et sévère, elle était on ne peut pas plus vraie: je n’ai jamais, dans aucun temps, ni circonstance, eu qu’à me louer d’elle. Quant au deuxième, il sera oublié aisément, à moins que l’on ne regrette un tripot de jeu de plus dans Paris[533]».
En ce moment, une grave question préoccupait chez Mᵐᵉ d’Aiguillon, et la mère, et la grande dame: les débuts de son fils. Armand, comte d’Agénois, était entré dans sa vingtième année: si le père ne le trouvait pas suffisamment dégourdi, la mère signalait en lui une âme d’artiste. Mais, jadis, l’éducation d’un jeune gentilhomme exigeait des connaissances un peu plus étendues; et l’avenir d’un futur d’Aiguillon ne pouvait se borner à l’horizon trop restreint des collines de l’Agénois. Quatre années auparavant, au plus fort de la disgrâce, l’intermédiaire inconnu, de qui nous avons cité la longue et curieuse lettre, y mettait ce post-scriptum: «J’avais oublié de vous dire que M. de Maurepas m’avait beaucoup parlé de M. d’Agénois: il me dit que votre intention était de rester à Aiguillon; mais sans doute vous ne garderiez pas toujours cet enfant auprès de vous». L’invite était évidente. Nous ne voyons pas que les parents l’aient relevée.[534]
Mais, dès le commencement de l’année 1780, le duc avait obtenu pour son fils la survivance des chevau-légers[535]. Et, probablement, Maurepas, qui avait gardé dans sa mémoire les promesses de la reine à l’adresse du jeune d’Agénois, dut insister auprès de son neveu et de sa nièce pour que leur fils fût présenté à la Cour[536]. C’eût été folie que de bouder encore pour le compte et au détriment de M. d’Agénois. La grand’tante dut évidemment le recevoir à Pontchartrain, l’interroger et commencer son éducation de courtisan. Peut-être revivrait-elle un jour dans la personne de ce dernier descendant mâle des La Vrillière et des Plélo. Et sans doute le débutant répondit aux espérances de Mᵐᵉ de Maurepas, car sa mère le laisse entendre à Balleroy, mais sur un ton aigre-doux, qui reflète l’arrière-pensée, amère et revêche, du politicien évincé: «On lui (à son fils) a su gré de n’être pas de la plus grande maussaderie... On s’imaginait qu’un homme de son âge qui, depuis cinq ans, était dans le fond d’une province, devait être une espèce de petit sauvage... Et ma tante m’a mandé sérieusement que ce qui l’avait le plus surpris, c’est qu’il était très bien élevé. Elle avait oublié sûrement qu’il l’avait été par son père, qui a bien autant qu’un autre ce qu’il faut pour cela[537]».
De son côté le duc avait répondu aux félicitations de Balleroy pour la survivance, par des compliments qui visaient le nouveau grade acquis par le chevalier: cette distinction autorisait le bénéficiaire à postuler un gouvernement ou tout au moins une «grâce pécuniaire». Mais d’Aiguillon eût regretté de le voir partir pour «les guerres d’outre-mer». Décidément, il n’était pas «Américain», ainsi qu’on appelait alors les amis des «insurgents»[538]. Vers la fin de l’année, il reparlait à Balleroy de son différend, qui n’était pas encore terminé, avec le duc de Fitz-James, et témoignait son mécontentement de «la plate et indécente contestation» qui lui était opposée. Ce n’était pas pour réclamer l’intervention du chevalier (il ne demandait peut-être pas autre chose) mais pour que son porte-parole fût édifié sur la conduite de Fitz-James[539].
Afin de n’en pas perdre l’habitude, la duchesse continue à entretenir son correspondant de ces menus détails, petites anecdotes et grands embellissements, qui furent de tout temps l’accompagnement obligé de la vie de château.
A quelques «chiffonnages près», M. d’Aiguillon va bien; quant à elle, «on dira bientôt, comme la princesse de Talmont, qu’elle a une santé ignoble[540]». Plus tard, le duc se trouvera pris d’une «forte fonte de cerveau». Aussi a-t-il «une grande et grosse perruque à trois marteaux qui lui fait la tête la plus ridicule. Comme elle est pareille à celle de M. de la Vrillière, je prétends que c’est un effet de sa succession qu’il s’est approprié. Comme il en est presque quitte, il nous flatte de reprendre bientôt ses cheveux à l’ordinaire».
Innocente plaisanterie digne d’inspirer un livret d’opéra-bouffe dans le genre de ceux qu’élaborait le jeune M. d’Agénois!
Entre temps, Mᵐᵉ d’Aiguillon pensait au plaisir favori du chevalier: «Quand vous viendrez, je vous ménage une chasse fort agréable, c’est la chasse aux pintades; j’en ai 80 lâchées et nées dans les îles, qui, l’année prochaine, peupleront même beaucoup et se reproduiront partout. On les chasse comme des perdrix; et elles deviennent sauvages très aisément. Ces 80 là sont les produits de 8 paires... C’est fort joli à voir; elles vont par petites troupes de 8 à 10...»
Les travaux d’agrandissement et d’amélioration se poursuivaient, à peine interrompus par la pluie: des constructions nouvelles s’élevaient: «on commence les communs, on achève la Comédie[541]».
La Comédie! c’était la grande affaire. La duchesse avait trouvé pour son mari la distraction par excellence:
«Je suis, en ce moment, écrit le duc, très occupé de ma salle de spectacle, dont nous devons faire l’ouverture le 31. Elle est réellement très belle: et je suis persuadé qu’elle aura le succès le plus complet et que vous en serez content, lorsque vous la verrez: ce qui ne sera jamais aussi tôt que je le désire[542].»
On devait l’inaugurer par le Joueur et le Babillard[543]. Mais cette «dédicace[544]», comme l’appelle Mᵐᵉ d’Aiguillon, fut reculée jusqu’au milieu de janvier. Le même mois, le second spectacle se composa de la Métromanie et des Chasseurs et la Laitière[545]. La duchesse répète le mot de son mari: «Vous serez content de la salle: elle est belle et dans le genre noble». Le duc y revient pour la troisième fois: «Notre nouvelle salle de spectacle a eu le plus grand succès. Elle fait l’admiration de toute la province. Elle est effectivement belle, agréable et commode. Il est vrai qu’elle m’a coûté un peu cher, mais elle est payée et je n’y pense plus[546]». Et, à propos de tous ces divertissements, comédies, concerts, bals, qui se succèdent au château, le maître du logis a un de ces mots topiques où perce la mélancolie de l’ambitieux rêvant d’autres plaisirs et d’autres jouissances: «Mon fils se croit au comble du bonheur et n’imagine pas qu’on puisse être plus heureux qu’il l’est». Mais si, doit penser intérieurement le père, quand on détient seul le pouvoir.
Le théâtre vient de fermer sur une «superbe» représentation: celle de Mazet et des Vacances du procureur, suivie d’un non moins «superbe» ballet. Et la duchesse annonce une grande nouvelle à Balleroy: elle se décide à faire le voyage de Paris avec son fils en avril ou en mai. Or, comme elle tient à voir le chevalier pendant le mois qu’elle doit rester dans la capitale, elle le prie d’ajourner à l’automne sa villégiature d’Aiguillon: «il verra ainsi les vendanges, chassera les petits oiseaux et les pintades; elle mandera tous les lièvres du pays; et c’est à Aiguillon la plus belle saison du monde[547]».
Puis elle passe à d’autres sujets, continuant la conversation avec sa verve ordinaire, à bâtons rompus et sur ce ton de franchise dont elle ne saurait se départir.
«... Je trouve que le Parlement s’est éveillé un peu tard sur le danger des jeux de hasard: il serait à souhaiter pour le bien des familles qu’ils y eussent pensé plus tôt; mais c’est le cas de dire qu’il vaut mieux tard que jamais. Il y a longtemps que M. de Genlis tenait tripot. Quant aux ambassadeurs, je doute qu’il soit du droit des gens de leur en laisser tenir: ce droit me semble bien dangereux[548].
... Peu m’importe qui commande l’escadre, pourvu qu’il fasse bien; et je doute qu’il y en ait un de meilleur que M. d’Estaing[549].»
Mᵐᵉ d’Aiguillon avait, avant tout, les sentiments d’un «citoyen», comme on disait alors: «... Je désire que les changements qu’il y a eu et que l’on dit qu’il y aura encore dans le ministère soient pour le mieux. Je ne prends intérêt, comme bien vous savez, ni aux partants, ni aux arrivants, ni même aux demeurants: je ne souhaite que la prospérité et le bien de l’État[550].»
L’imprévu et le pittoresque sont le charme de cette correspondance écrite à la diable: «Vous vous trompez, monsieur le chevalier, en disant que le maréchal de Tonnerre n’a pas de maladie: il en a une incurable qui est quatre-vingt-quatorze ans. Je ne me soucie pas d’aller à cet âge; mais je souhaite que certain Lorrain, de vos amis, y parvienne. Il en prend le chemin. Adieu, monsieur le chevalier; c’est au milieu de douze ou quinze vases, ou pots de fleurs, que je vous assure de la sincérité, etc...[551]»
Le duc est plus posé, plus compassé, plus solennel. Il n’a pas encore dépouillé complètement le vieil homme, nous voulons dire le ministre. Reparlant de son différend avec M. de Fitz-James, il informe Balleroy que le duc a reconnu «l’absurdité des prétentions de son fils et l’indécence des procédés de son homme d’affaires»; et le conflit s’est terminé par un échange de «mots d’honnêtetés[552]».
Mais l’heure du départ a sonné pour les deux voyageurs; et la duchesse l’annonce, le 20 avril, au chevalier qui est de passage à Paris. Elle le prie, en conséquence, d’aller faire un tour à l’hôtel de la rue de l’Université et de l’informer si la maison est en état de la recevoir.
Quand la mère et le fils furent partis, le duc, qui était malade, se rendit, de son côté, sur les conseils de son médecin, à Bagnères. Le temps était si mauvais qu’il ne pouvait se promener; il s’en consolait au reversi, où il «perdait régulièrement 17 ou 18 sols, ce qui est énorme[553]». Le déplacement de sa femme avait pour but l’établissement d’Armand, comte d’Agénois. Un billet du père au chevalier énumérait les alliances qui lui semblaient sortables pour son fils:
«Nous serions fort aises d’avoir Mˡˡᵉ d’Havré; et c’est de tous les partis auxquels nous avons songé celui qui nous conviendrait le mieux à tous égards. On a déjà fait quelques ouvertures à ce sujet, mais on a demandé du temps pour une réponse positive. Je ne suis pas également tenté de Mˡˡᵉ d’Harcourt à cause des ridicules de caractère et de figure de la grand’mère et de son fanatisme pour M. de Choiseul et de la passion effrénée du père pour le jeu. Vous raisonnerez de tout cela avec Mᵐᵉ d’Aiguillon; et nous en parlerons quand vous serez ici[554].»
Déjà, le 25 février, le duc, à l’exemple de sa femme, avait prié Balleroy qui voulait, très affectueusement, l’accompagner à Bagnères, de remettre sa visite au mois de juillet; c’était le moment où «la brillante et bruyante compagnie» affluait au château. Et Mᵐᵉ d’Aiguillon serait de retour.
Elle revint, en effet, avec son fils, sans avoir atteint le but que s’était proposé son mari. Mais cet échec ne l’avait pas autrement attristée: car elle écrivait au chevalier qui n’avait pu assister aux vendanges d’Aiguillon: «Nous faisons la cérémonie du baptême de la cloche de l’hôpital; et Mˡˡᵉ Massac, que vous connaissez bien, a invité tout ce qu’elle a pu trouver; nous y allons en grand in fiocchi; et la curiosité est grande et l’église petite[555]».
L’entrain de la femme finit par gagner le mari; et ce sera aux dépens de ses hôtes, que le châtelain se mettra en gaîté: «Le comte de Chabrillan paraît enchanté de la réception que les carabiniers[556] lui ont faite. Il n’a jamais vu un corps aussi bien composé en officiers, hommes et chevaux; mais, comme il n’est jamais parfaitement content, il se désespère de ne pouvoir le mener à la guerre et gagner à sa tête le bâton (de maréchal).»
Autre portrait... «Mᵐᵉ de Sérignac est arrivée ici pendant que nous étions chez l’évêque de Condom; et nous l’y avons trouvée établie. Elle m’a paru très enlaidie, ce que je ne croyais pas possible, mais du reste la même qu’elle était et nullement embarrassée avec nous. Son mari qui l’était venue chercher à Nérac et n’a pu parvenir jusqu’ici faute de chemise, l’a obligée de nous quitter plus tôt qu’elle ne l’avait projeté, mais elle nous a annoncé qu’elle reviendrait, dès qu’elle aurait rempli le devoir conjugal et satisfait les désirs violents de son cher époux[557].» Or, la dame ne revint pas: peut-être avait-elle été piquée des épigrammes de la galerie; mais le duc se consola de «ses rigueurs», le château étant abondamment pourvu de «filles et de femmes[558]».
La duchesse était déjà repartie, depuis un mois, avec son fils, pour Paris. Le duc, qui en informait Balleroy, ajoutait que leur séjour ne s’y prolongerait pas, «Mᵐᵉ de Maurepas ayant sa société qui lui permet de ne pas avoir besoin de ses proches[559]». Au reste, disait le duc dans une autre lettre «ce voyage avait déplu à Mᵐᵉ d’Aiguillon autant qu’à moi, mais elle ne pouvait s’en dispenser[560]».
Toujours cachottier et mystérieux, suivant son habitude, le correspondant de Balleroy ne donnait pas la moindre explication sur ce nouveau voyage, entrepris presque au commencement de l’hiver. S’agissait-il d’autres partis pour le comte d’Agénois? Ou les négociations précédentes avaient-elles repris faveur? Mᵐᵉ de Maurepas, toujours si dévouée aux intérêts de d’Aiguillon, avait-elle mal secondé ces projets d’union? En un mot, quels sujets de mécontentement le neveu pouvait-il avoir contre sa tante pour manifester à son égard autant d’aigreur? Et n’était-ce pas, de la part de l’exilé volontaire, la dernière des maladresses, à ce moment même où le vieux Maurepas disparaissait pour toujours?
En effet le premier ministre de Louis XVI mourait à Versailles, le 21 novembre 1781[561]. Quand le duc d’Estissac, ami du défunt, vint annoncer au roi, avec des larmes dans les yeux, le décès de Maurepas: «Si vous faites une grande perte, lui dit Louis XVI, j’en fais, moi, une bien plus grande». Mais l’influence de la comtesse, toujours si considérable auprès du roi, ne pouvait-elle survivre à l’homme d’Etat?
Déjà, une année auparavant[562], et quelques jours après la mort de Marie-Thérèse[563], Mercy avait envisagé l’éventualité de celle de Maurepas et s’était préoccupé des candidats à une succession qui n’était pas encore ouverte. De sa propre autorité, il avait pressenti Marie-Antoinette à cet égard; et la princesse avait prié l’ambassadeur de lui chercher «un sujet qui lui convînt ainsi qu’à la chose... Je ne pourrais mieux m’en rapporter qu’à vous, lui disait-elle...». Proposition illusoire! gémit Mercy-Argenteau qui se défend d’accepter une telle responsabilité. «Sans cesse excité par la reine à lui dire ce qu’il pense, il est perpétuellement déjoué par des alentours que le goût immodéré de la dissipation rend nécessaires et qui par leurs importunités obtiennent les choses les plus absurdes... Timide et incertaine dans ses démarches», quand elle est livrée à elle-même, Marie-Antoinette devient entreprenante et active..., dès qu’elle est obsédée par sa société perfide et intrigante...»
Ce diplomate, qu’une pénible expérience a rendu enfin clairvoyant et sage, est las d’une telle mobilité d’esprit qui tourne à l’incohérence: peut-être même a-t-il constaté que cette prétendue franchise, après tant de crises d’étourderie, masque une certaine dissimulation; et, dans son découragement, il laisse entendre à son ministre qu’il serait bien aise d’être remplacé.
Quant à d’Aiguillon, toujours terré dans son domaine, il ne semble pas avoir regretté outre mesure son cher oncle, puisqu’il nous apparaît de si belle humeur, au milieu de cette foule de «filles et de femmes» qui le charment de leur présence.