Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 5): recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.
LETTRES DE MIRABEAU
A CHAMFORT.
LETTRE I.
4 décembre 1783.
Expliquez-moi, mon très-aimable ami, si les traductions grecques et latines de M. de Pompignan que vous desirez consulter, sont dans les deux derniers volumes de sa nouvelle collection. Je ne les ai point encore; mais je puis les avoir sur-le-champ. Si c'est au contraire dans les Mélanges de littérature qu'il a donnés il y a deux ou trois ans, que vous cherchez M. Saint-Grégoire, je n'ai point mes livres ici; et ces mediocres miscellanea ne sont pas sur ma très-petite tablette; mais je puis les avoir dans la matinée. Expliquez-vous donc; car je n'ai reçu qu'hier soir en rentrant votre lettre qui pourtant est datée du 2.
Pendant qu'on relie votre exemplaire du livre que vous voulez bien désirer [41], je vous annonce celui que j'avais fait entre-mêler de feuilles d'attente pour moi, et qui est en bel état, comme vous voyez, parce qu'il a fait sept ou huit cents lieues, et passé par bien des mains. Ce me sera un véritable service, et dont je vous aurai une reconnaissance éternelle et bien douce, si vous avez le courage d'en entreprendre une censure très-sévère, soit pour le fond, soit pour la forme.
Quant au fond, je sais que j'ai médité profondément le plan, et que cependant on lui a reproché quelques défauts d'ordre. A-t-on raison? c'est ce que je ne veux ni ne puis décider; mais ce que je sais surtout, c'est que, riche en résultats moraux comme vous l'êtes en vues profondes, en aperçus nouveaux et d'un coloris qui n'est qu'à vous, vous pouvez m'enrichir infiniment, et que vous êtes capable du noble sentiment de le vouloir, 1o parce que vous m'aimez, 2o parce que cet ouvrage n'a pas été sans quelque utilité, et qu'ainsi c'est une bonne œuvre que de le rendre le moins mauvais possible, 3o parce que Marmontel n'avait pas peur qu'un modeste client le ruinât.
Quant à la forme, je sais qu'il y a beaucoup d'incorrections, et peut-être aussi de cette obscurité, dont les écrits d'un reclus ne paraissent le plus souvent aux gens du monde, que parce qu'ils ne lisent pas avec autant d'attention qu'il a écrit. Pour vous qui savez méditer et dilucider, composer et colorier, vous qui avez l'âme et le génie de Tacite, avec l'esprit de Lucien et la muse de Voltaire quand il rit et ne grimace pas; si vous voulez laisser quelques jours sur votre pupitre mon ouvrage, médiocre à la vérité, mais non pas méprisable, il méritera bientôt d'être placé au nombre des bons livres.
Je crois dès long-temps que de bons apologues seraient plus utiles que de bons traités de morale; jugez du cas que je fais des vôtres, et de l'incroyable talent que vous a donné la nature en ce genre. Mais parbleu, mon beau monsieur, je ne me charge la conscience d'aucun péché dont je n'ai eu le plaisir. Ainsi, aujourd'hui, ou au plus tard demain sans faute, j'irai entendre l'apologue qui, en bonne règle, est à moi, puisqu'il a été fait pour moi. Bonjour, mon cher et aimable ami. Vale et me ama.
Dupont vous portera lui-même son Roland. Il a vu M. de C..... [42]. Il a à lui faire d'ici à mercredi prochain, le rapport d'une très-grande affaire; et je crois qu'ils sont contens l'un de l'autre.
LETTRE II.
Paris, 22 juin 1784.
Je ne m'accoutume pas aisément à l'idée d'être réduit à causer par écrit avec vous, mon ami; votre société est si douce, votre conversation si séduisante, et votre amitié si confiante, qu'il est impossible qu'une correspondance en remplace le moindre charme. L'union des âmes ne veut point de réserve; les lettres en exigent. Eh! qui pourrait exprimer ce qu'un seul regard fait entendre? Quoiqu'il en soit, je ne suis pas l'enfant gâté du sort, et je dois être habitué aux contrariétés. Ainsi, je n'ai presque pas le droit de me plaindre de celle-ci, dont vous ne pouvez d'ailleurs ressentir que la moitié, puisque, dans votre belle solitude, vous avez un ami très-aimable et très-cher. Or, je vous aime pour vous, quoique je jouisse de notre amitié pour moi; ainsi je ne me permettrai pas même de presser votre retour.
J'ai vu hier la difficulté, et je n'en ai pas été content. D'abord, le temps était orageux jusqu'à la tempête; et il a été impossible de se promener au jardin. De là, témoins, espions, humeur et réserve; ensuite, sa conversation a eu du haut et du bas; elle n'a pas dit un mot direct de l'homme à qui nous nous intéressons; mais elle a tenu tant de propos étranges sur les gens de lettres et sur leurs défauts de société, sur l'impossibilité d'en rencontrer un d'aimable, sur le danger d'être leur intime, que j'ai vu clairement de l'affectation dans ce sujet de conversation, et dans la manière dont il était traité. L'Auvergnat [43], après cette longue dissertation, est venu comme exemple, et seulement par occasion. On a dit que Voltaire lui-même n'avait pas eu plus d'esprit que celui-là, que la nature lui avait donné beaucoup de grâces et de sensibilité, et que l'exercice des lettres l'avait rendu égoïste et caustique. J'ai débattu l'égoïsme avec un très-grand succès; et j'ai expliqué la causticité avec assez d'adresse, en faisant remarquer d'ailleurs (ce qui est très-vrai) que cette causticité, que provoquent les ridicules, les vices et les méchans, devient toute tolérance et bonté en amitié. On est convenu de cela; mais il m'a paru qu'il y avait un parti pris d'avoir de l'humeur, et on l'a poussé jusqu'à dire qu'on n'avait vu que le petit abbé de Constantinople [44] aimable en société, quoiqu'on le dédaignât comme ami, ou plutôt qu'on le crût incapable de l'être. Vous connaissez cette manière de tomber d'accord dans la discussion des détails, et de revenir avec opiniâtreté à l'assertion à laquelle l'interlocuteur oppose les détails non disputés. Tel a été le système de défense de la jolie disputeuse. Il est clair qu'elle avait de l'humeur; la cause n'est pas si aisée à démêler. Avant-hier, j'aurais cru sans difficulté que c'était le départ, qui, très-certainement, en a beaucoup donné. Hier, cela m'a paru incertain; et comme nous n'avons pu être seuls un instant, il n'a pas été possible d'aller directement à la découverte. Les entours aussi paraissaient incommoder; ma sortie, beaucoup plus prompte que je ne l'avais annoncé, parce que j'ai vu que la conversation ne cesserait certainement pas d'être amphibologique, a fâché aussi. En un mot, non liquet; et avec ce sexe, sans être un sot, on saute quelquefois pour reculer.
Il faut que vous sachiez qu'elle avait eu par écrit une scène épouvantable. L'honorable Hibernois ne se console pas que son précieux rejeton ne porte pas le nom de Jean; et il voulait absolument que les puissances ecclésiastiques et civiles intervinssent, pour lui ajouter ce nom de mauvaise compagnie. Lady s'est permis des objections qui ont été très-mal reçues; enfin je me suis chargé de démontrer, par un billet, l'absurdité de cette prétention; je l'ai fait, et il a paru que j'ôtais un grand poids à la pauvre brutalisée. Est-ce là cette frayeur de la soumission d'amour, cette tendre inquiétude tenant à l'abnégation de soi? je ne le crois pas. C'est donc de la lâcheté? je ne le crois pas non plus; les caractères doux et les cœurs superstitieux en amour se laissent tyranniser long-temps; mais un moment vient où ils brisent le joug: et c'est alors l'affaire d'un moment et d'un mot. Au reste, ce qu'on doit en amitié, c'est surtout la vérité; et voilà pourquoi je vous répète que j'ai été hier, beaucoup plus qu'un autre jour, réduit à conjecturer. Je ne crois pas qu'on puisse m'échapper long-temps; et j'attends avec impatience la lettre de notre ami, comme une épreuve sérieuse. Alors, comme aujourd'hui, il peut compter sur la vérité sans réticence. Je l'estime trop pour lui tâter le pouls. Qu'il compte sur mon zèle à vous suppléer, et qu'il n'ait pas d'inquiétude sur la foule de détails que je ne puis pas écrire. Je n'en ai pas négligé un seul; et l'on sait, par exemple, très-bien que l'Auvergnat se croit guéri et qu'il ne l'est pas; qu'il s'est félicité de son voyage, et qu'il en souffre; qu'un signe prolongera ou abrégera ce voyage; qu'en un mot, il est vaincu, mais non pas subjugué.
Ne vous attendez pas que je vous donne de grandes nouvelles de ce pays, où vous avez à coup sûr de meilleurs correspondans que moi. Voici cependant un lazzi que je vous fais passer, parce que je le tiens de la première main. Un grand abbé que vous connaissez peut-être, frère de Sabatier de Castres, que vous connaissez sûrement, était avant-hier aux Variétés amusantes, devant un très-petit homme, qui lui a fait la prière usitée en pareil cas. «Monsieur, a répondu l'abbé, chacun est ici pour son argent, et je garde ma place.—Mais, monsieur, je ne puis pas vous nuire, et vous me privez du spectacle.—Monsieur, j'en suis fâché, et je garde ma place.—Je vous assure, monsieur, qu'il est de votre intérêt d'être plus complaisant.—Comment, monsieur! que voulez-vous dire?—Que je suis persuadé qu'il vous arrivera quelque chose de désagréable, si vous ne déférez pas à ma prière.—Comment, monsieur! vous me menacez!—Dieu m'en garde, monsieur! mais si vous ne me cédez pas votre place, vous vous en repentirez.—Parbleu! voilà une manière nouvelle de prier les gens! et certes elle ne réussira pas.—Monsieur, faites bien vos réflexions; car il vous arrivera mal, si vous ne passez derrière moi.—Monsieur, laissez moi en repos...» Alors, le petit homme dit à son voisin: «Voyez-vous ce grand abbé? c'est l'abbé Miolan.—L'abbé Miolan!—Oui, l'abbé Miolan, le grand constructeur de ballons brûlés.—Messieurs, voyez-vous l'abbé Miolan? [45]—L'abbé Miolan!» Toute la salle répète en écho: »inutile l'abbé Miolan!» et les battemens de mains et les huées; et les miau, miau, miau. Le grand abbé s'enfuit, trop heureux de n'être pas écrasé... Certainement le petit homme n'était pas bête; et le grand abbé n'est pas poli.
J'attends avec une impatience proportionnée à l'objet, à la situation et à l'opinion que j'ai de l'homme et du sujet traité par un tel homme, la traduction que vous savez. Ne la négligez pas, je vous en prie; vos futures moissons y sont fortement intéressées. Il y a bien loin entre savoir que des principes sont utiles, et posséder l'art de les faire adopter aux autres hommes. Cet art demande de grandes préparations et des circonstances auxiliaires. Une impatience qui a même quelque chose de louable, entraîne les gens de bien à promulguer les vérités qui les frappent, dès l'instant où elles s'offrent à leurs yeux, et sans avoir réfléchi si elles s'y sont présentées dans l'enchaînement le plus propre à forcer le consentement de tous les esprits. Rien ne diffère plus de l'ordre de génération des idées, que celui de leur perquisition. Il faut que les sciences soient déjà complètes, avant qu'on puisse faire des méthodes; il faut que les vérités morales soient familières avant d'être usuelles. Les langues existaient depuis une longue suite de siècles, quand on est parvenu à rédiger les grammaires qui nous en rendent aujourd'hui l'étude plus facile. Il faut que des livres de morale ou de politique ex professo aient cerné et déchaussé tel préjugé, avant que la comédie puisse l'extirper en le vouant au ridicule.
Pour votre propre intérêt, dépêchez-vous donc, mon ami; mais que diable vous parlé-je de votre intérêt, tandis que vous savez que le ménage meurt de faim et spécule sur la brochure! Vale et me ama.
LETTRE III.
Paris, 23 juin 1784.
Je ne vous écrirai pas long-temps aujourd'hui, mon ami, 1o parce que j'ai la fièvre et j'ai passé une nuit très-agitée et très-douloureuse; 2o parce qu'ayant déménagé hier, au milieu des angoisses de la plus cruelle pénurie, je n'ai pas été dans la maison qui nécessiterait les relations; 3o parce que, dans le hourvaris d'un déplacement, je ne sais où appuyer ma main, ni presque où poser ma tête. Vous voyez que j'ai, comme M. Pincé, mes trois raisons, et qu'elles ne sont pas si gaies. Je ne vous aurais point du tout écrit, si je n'eusse pris l'engagement de griffonner chaque jour; ce qui ne laisse pas de me donner du remords; car ce que je vous envoie ne vaut pas sûrement le port; mais ma lettre d'hier, qui était plus substantielle, vous sera parvenue contre-signée et paraphée. Ainsi voilà compensation.
Ecrivez-moi désormais rue de la Roquette, maison de M. d'Héricourt, près celle du jardinier de la reine. A calculer les seules distances de mes gens d'affaires, il est impossible que je reste ici. Jugez ce que paraît ce quartier aux yeux de mon amitié pour vous! J'aimerais autant être en Sibérie. Mais je ne prendrai aucun arrangement que je ne sache où vous passerez l'hiver; car les méprises, en fait de déménagemens, sont très-chères.
S'il est possible, dans ce beau Rosny, que le plus désintéressé des surintendans qu'ait eu la France n'a pas dédaigné de porter à une valeur de plusieurs millions, de penser à l'indigence, et de former des plans utiles pour elle, rêvez à quelque grande entreprise de librairie, que vous puissiez proposer à Panckouke, pour moi, et qui m'assure la liberté d'envoyer chercher dix à douze fois par an douze à quinze louis; certainement, je ne serai ni aussi indiscret, ni aussi paresseux, ni probablement aussi stupide que La Harpe. Si Panckouke n'avait pas fait cette bête d'édition in-12 des Mémoires de l'Académie des Inscriptions (format ridicule pour tout ouvrage d'érudition, collection fastidieuse et presque d'aucun usage, tant qu'il n'y aura ni ordre ni choix), je proposerais un excellent travail sur cet amas indigeste, et tel à peu près, pour parler modestement, que Dieu a dû le faire sur le chaos. Rêvez, mon ami, à cela ou à toute autre chose. Les châteaux en Espagne de l'amitié valent bien ceux de l'ambition. Vale et me ama.
LETTRE IV.
Samedi.
J'ai reçu votre terrible paquet, mon ami; et au milieu de tout le plaisir qu'il m'a fait, j'ai ressenti deux peines: l'une de voir que certain attachement vous tenait plus profondément au cœur que je ne l'avais encore cru, l'autre que vous travailliez trop et que vos yeux et votre poitrine doivent en souffrir. Quant au premier point, ce n'est pas que je m'en étonne, ni que j'aie de tristes pressentimens. Je ne m'en étonne point; tout homme fier et sensible s'opiniâtre, surtout quand sa raison lui dit que réussir c'est travailler plus encore pour ce qu'il aime que pour lui; et cela seul peut-être le rend capable de supporter la ridicule concurrence d'un compétiteur indigne. Je n'ai point de sinistres présages; car aussi long-temps qu'il me sera démontré qu'Aspasie n'est pas dépourvue de toute noblesse, de toute délicatesse, de toute raison (et je lui crois une assez forte dose de tout cela), je ne pourrai pas croire à la victoire de Thersite sur Achille. Vous savez l'épreuve que je crois décisive et mortelle pour le pauvre saint (je ne le nomme pas autrement à elle-même). Vous avez bien marqué la nuance dans votre joli conte; mais vous n'en avez pas assez tiré de parti; en ce genre, comme en beaucoup d'autres, prophétiser, c'est amener l'événement. Avec tout cela, mon ami, je vous aime trop pour ne pas craindre de voir la moindre parcelle de votre bonheur abandonnée au hasard et à l'inconstance de ce sexe. Vous avez trop de raison pour être très-romanesque; vous avez l'imagination trop ardente et le cœur trop essentiellement bon pour ne l'être pas un peu. Aussi douté-je que votre philosophie vous serve aussi bien pour les femmes que sur tout autre sujet. Quant à mes observations personnelles, je réunis le témoignage unanime de toute l'antiquité, qui, je crois, a poussé infiniment plus loin que nous la science de l'observation et la connaissance du cœur humain. Je me sens bien fort. Or, vous savez ce qu'ils pensaient des femmes, de ce sexe qui pourtant a eu de leur temps des prodiges, parce que la propriété d'un miroir est de tout rendre en surface. Je ne vous parlerai pas des invectives que, très-sérieusement et dans toute la pompe tragique, dans la morale des chœurs, et non dans la coupe du dialogue dramatique, Euripide, qu'on a si plaisamment appelé le Racine de la Grèce, leur lançait en plein théâtre; ce qui prouve tout au moins qu'il ne heurtait pas l'opinion universelle du temps; car vous savez comment ce même poète fut reçu, lorsque, avec tous les palliatifs de son art, il osa faire dire à Hyppolite: «Ma langue a fait serment, mon cœur ne l'a point fait.» Mais je vous prierai de lire ce que tous les moralistes de l'antiquité en ont dit, lorsqu'ils ont daigné en parler (ce qui est assez rare) et (ce qui est bien plus fort) de vous rappeler ce que les institutions des législateurs prouvent qu'ils en ont pensé: je vous prîrai de vous rappeler ces propres mots d'un censeur romain (Metellus Numidicus), qui commence ainsi une harangue solennelle en plein sénat:
Si sine uxore possemus, Quirites, esse omnes, eâ molestiâ caremus; sed quoniam ità natura tradidit, ut nec cum illis satis commodè, nec sine illis ullo modo vivi possit, saluti perpetuæ potius quàm voluptati consulendum [46].
O mon ami! ces gens-là étaient plus profonds que nous; et cependant ils ne croyaient pas du tout, comme nous feignons de le croire, que l'éducation des femmes bien dirigée pût influer sur le bonheur social, ni qu'elle pût assurer la stabilité des législations, comme nous l'avons tant dit. «Ils regardaient ces êtres-là comme des machines à enfans et à plaisir; et ce n'est assurément pas qu'ils n'eussent du feu dans l'imagination et de la grâce dans l'esprit.» Qu'est-ce donc, si ce n'est la conviction ferme et absolue que ces êtres sans caractère échappaient à tout ordre, à toute combinaison?
Ce pourrait bien être de la nourriture trop forte pour vous en cet instant, mon ami, que cette philosophie sévère; ou plutôt vous rirez de ce que le plus faible des hommes avec les femmes, celui qui les a tant idolâtrées, et dont le moral, moins que le physique, s'il est possible, ne peut se passer d'une compagne, ose vous écrire avec cette austérité. Mais ce n'est pas sur votre sentiment que j'écris: vous savez bien que je l'ai défendu contre vous, et que je n'aime pas que vous l'appeliez une faiblesse; c'est une thèse philosophique que je me crois en état de soutenir dans toute la persuasion de mon esprit et la sincérité de mon cœur, et que j'abandonne à vos méditations.
Votre historiette est charmante; et je m'en servirai au moment convenu entre nous, sans vouloir décider pourtant si cette ruse épisodique n'est pas plus ingénieuse et subtile que décidément utile et probablement efficace. Il y a du pour et du contre: ce que je vous promets, c'est de rendre très-vraisemblable la confabulation. Il sera nécessaire pourtant, et pour agir avec quelque circonspection, que je voie la lettre de dix pages; car à un être aussi fin, il ne faudrait que la plus légère discordance pour dévoiler notre complicité; et une collusion si honnête, que le succès rendra si précieuse à celle de qui j'ai entrepris de lever les cataractes, connue avant le dénoûment, me perdrait dans son esprit, et la piéterait contre nos efforts. Au reste, j'ai cru, comme vous, que c'était un progrès très-marqué que la tolérance avec laquelle votre lettre avait été lue.
Je sens toute la vérité de votre observation sur M. P....., mon très cher ami; mais j'ai l'âme haute et susceptible; et comme le mot difficile est à peine connu dans la langue de mon amitié, je n'aime pas qu'on cède à autre chose qu'à l'impossibilité. Or, elle était à mille lieues de lui: d'ailleurs, je vous avoue, à vous tout seul, que j'étais en fort mauvaise disposition à son égard. Madame de N.... avait lieu d'en être fort mécontente, et cela, sous mes yeux; elle devait croire, ou qu'il la regardait comme une fille sans conséquence (ce qu'assurément il croit moins qu'un autre, lui qui sait son histoire), ou qu'il ne se ferait pas le plus léger scrupule de séduire la maîtresse de son ami; théorie que je sais être la sienne, et qui, de quelque manière qu'il la défende ou l'excuse, me fait une véritable horreur; et je le lui ai déclaré. Nous avons eu une longue explication sur cela, dans laquelle il a fini par me dire qu'il ne savait pas parler, et qu'ainsi je le battrais toujours dans la conversation. Ce mot-là même est-il honnête? N'opposer que les sophismes de l'amour propre aux plaintes de l'amitié et à l'éloquence de la morale et du cœur, est-ce le rôle d'un ami, ou même d'un honnête homme? Ce n'est pas, je vous le répète, qu'en toute autre chose il ne le soit infiniment; mais il n'est pas en moi de croire que qui ne l'est pas en ceci puisse jamais être un ami sûr. Pour moi, j'avoue que ceci l'a mis à distance; et malheureusement, je sais que c'est m'appauvrir plus que lui. Au reste, ne craignez rien pour notre honneur à tous deux; une amitié de plus de vingt ans ne saurait finir; et je serai toujours plus en mesure qu'il ne faudra pour négocier entre vous et D. P., qui d'ailleurs est trop juste et trop adroit pour ne pas s'employer, même avec ferveur, dans tout ce qui pourra vous être utile.
Vous avez très-bien fait de ne me demander que vingt-cinq louis; et je trouve même que c'est beaucoup, d'après le bilan de votre aimable ami. Il ne me paraît pas sage que je ne donne point de reçu; car sans rêver empoisonneurs et assassins, comme mon larve d'hier, je me sens très-mortel; mais quant au porteur de la somme, je me conformerai aux instructions que vous me donnez, en vous priant de recevoir une note de ma main qui me tranquillise sur les événemens. Veuillez me mander aussi, si je dois le savoir vis-à-vis du prêteur, et si l'hommage de ma reconnaissance lui déplairait. Il me semble qu'il vous connaît trop pour douter que vous ne m'ayez nommé celui dont j'étais l'obligé; car je le suis enfin, quoique tout soit accordé à votre médiation. Dites-moi donc ce que je dois faire et dire; car il n'est pas en moi d'être ingrat; mais je ne voudrais pas déplaire ni dépasser la mesure par reconnaissance.
Bon soir, mon très-cher ami; travaillez, mais ménagez votre santé; marchez, digérez, espérez et aimez-moi.
P. S. Au reste, mon ami, j'ai pensé comme vous que nous pourrions un jour, et à chaque belle saison, faire de fort jolis romans ensemble: ainsi je garde l'historiette; je garde vos lettres aussi; gardez les miennes si vous voulez, nous les ferons copier quelque jour ensemble et en alternant. Il se trouve dans les lettres une foule de choses d'autant mieux dites, qu'elles le sont avec liberté, qu'on ne retrouve plus, et qu'on est fâché d'avoir perdues. Eh! puis, comme monument d'amitié, n'est-ce pas une assez douce chose?
LETTRE V.
J'ai reçu votre lettre du vendredi, mon cher ami, et j'ai béni votre griffonnage même qui m'a valu quatre pages de l'ami le plus cher, le plus profondément estimable et le plus sympathique à moi que j'aie rencontré de ma vie. L'intérêt que vous m'y montrez, et que vous avez su rendre contagieux pour un des hommes de mérite que vous aimez et que vous prisez le plus, a versé la consolation dans un cœur navré par tant de côtés, qu'il ne peut être que bien souffrant, puisqu'il ne se paralyse pas. Véritablement la persuasion intime dont je suis pénétré, que je vaux mieux que mes persécuteurs et mes ennemis, et que dans les êtres créés, rien ne vaut mieux que mon ami le plus cher, me rendent du sommeil, du bien-être et même des jouissances.
N'ayez pas peur, mon ami, que ce que vous ferez soit mal fait; il n'est pas en vous de ne pas finir; et d'ailleurs, pour une âme aussi neuve et aussi forte que la vôtre, un tel sujet est d'inspiration, surtout lorsque l'écrivain expose une théorie qui n'est presque qu'à lui seul et dont la pratique a composé et dirigé sa vie. C'est cependant une chose curieuse et remarquable que la philosophie et la liberté s'élevant du sein de Paris, pour avertir le nouveau monde des dangers de la servitude, et lui montrer de loin les fers qui menacent sa postérité [47]. Jamais l'éloquence ne défendit une plus belle cause; peut-être ce sont les peuples corrompus qui seuls peuvent donner des lumières aux peuples naissans: instruits par leurs maux, ils peuvent enseigner du moins à les éviter; et la servitude même peut être utile en devenant l'école de la liberté.
Le hasard me met à même de vous donner un avis qui changera peut-être votre marche. Duruflé arrive ce soir à Paris avec Dameri; et j'en suis sûr, car c'est chez Vitry qu'il arrive et qu'on a demandé un lit pour lui; je saurai dès aujourd'hui sa marche par Vitry, et s'il compte rester à Paris assez long-temps pour que vous ne puissiez pas le retrouver à Rouen. Au reste, vous savez où lui adresser une lettre, si vous voulez vous entendre avec lui.
Je ne puis pas vous dire que je ne trouve pas très-sensé ce que vous m'écrivez sur Aspasie. Ma lettre d'hier (car voici ma 4e, et il serait bon de numéroter) vous montrera qu'il m'a paru plus indéfinissable que jamais à ma dernière visite. Je n'y ai pas retourné hier, parce que j'ai senti, avant que vous me le disiez, que, pour m'éclaircir si elle s'occupait franchement de ce qui nous occupe, il fallait me rendre plus rare et la voir venir. Mais je commence à craindre qu'il n'y ait de la légèreté dans son fait; on n'est pas de cette sécurité sur les dangers de l'homme avec qui l'on vit. J'en ai été choqué; et certes, ce n'est pas partialité pour le gentilhomme hibernois. Si la légéreté est le principal ingrédient de ce caractère, le prix en baisse beaucoup à mes yeux. Il s'agit de savoir si M. Démocrite, puisqu'il ne faut absolument plus l'appeler l'Auvergnat (sobriquet qui me paraissait plaisant [48] pourtant, au moins par anti-phrase); si M. Démocrite, dis-je, qui connaît si bien le cœur humain des femmes, ne sera pas aussi sévère que moi à cet égard, attendu qu'il sait encore mieux que le vœu bon ou mauvais de la nature est de placer l'épine auprès de la rose, et qu'à bon titre il compte davantage sur son adresse à souffler sur la rose, de manière à l'épanouir, jusqu'à ce qu'elle couvre l'épine. Quant à pousser notre ami du côté de sa force, plutôt que de le conduire vers la pente de sa sensibilité, vous conviendrez qu'il ne faut pousser son ami que quand on est bien sûr qu'il est en péril. Or, comme je ne suis pas du tout décidé sur le véritable état des choses, comme je persiste à croire qu'Aspasie pourrait beaucoup pour le bonheur de notre ami, parce qu'elle est réellement très-aimable, et que, si elle l'est sous un tel maître, je vous donne à penser ce qu'elle serait dirigée par le plus aimable des philosophes et celui qui connaît le mieux les femmes, sans compter les hommes, les choses et le pays. Comme surtout j'ai très-bien éprouvé et j'éprouve encore que M. Démocrite peut se croire guéri et ne l'être pas, mais que sa blessure ne peut pas être incurable, ni même difficile à cicatriser, attendu qu'il sait rire, et ne sait ni s'aveugler, ni être aveuglé, je me donne avec patience et sécurité quelques jours de plus, pour une épreuve sur laquelle je ne veux pas me tromper, puisque mon erreur pourrait nuire au bien-être de mon ami, soit par la privation, soit par l'illusion. Eh donc, mon très-cher, que l'on écrive, dût-on faire cette lettre comme la scène d'un drame dont la situation n'existe que dans l'imagination de l'inventeur; que l'on écrive, d'un style très-tempéré, mais très-doux, qui tienne dans une très-grande incertitude du sentiment qui aura dicté une lettre, laquelle surtout doit pouvoir être expliquée et avouée à tout événement. Si M. Démocrite trouve cela difficile, tant pis; mais il peut bien croire que ce n'est pas à lui qu'on s'adresserait pour chose aisée.
Quelque chose qui vous paraîtra plaisant, c'est que j'ai écrit, il y a quatre jours, au gentilhomme hibernois, au sujet de sa progéniture mal baptisée, précisément les mêmes choses, et presque dans les mêmes termes, que vous me les écrivez; et cela a très-bien réussi, non pas seulement chez Aspasie qui en a ri comme une folle, mais à la grille de Chaillot, tant on a l'esprit aigu et bien fait.
Somme toute, mon ami, attendez, si vous y mettez encore quelque prix. Je vous promets que vous ne laisserez pas long-temps notre ami dans l'incertitude: et puis, il n'est pas de ces raisonneurs profonds qui, se trouvant en même-temps casuistes scrupuleux, se décident avec une lenteur qui fait que leur résolution ne produit aucun effet. Il creuse fort avant; mais il est très-leste à la détermination. Ainsi, ne vous en déplaise, il n'y a point de péril dans la demeure. Adieu, mon ami, je dînerai demain chez Aspasie; la mienne vous fait des coquetteries charmantes (quoiqu'elle ne soit pas coquette), et forme des vœux (j'ai presque dit soupirs) pour votre retour.
LETTRE VI.
Paris, ce jeudi.
J'ai lu avec un grand intérêt, et je garderai précieusement, mon bon et cher ami, la lettre que j'ai reçue de vous hier. Un résumé si énergique de la conduite sans exemple à laquelle vous a poussé la nature, et des principes que vous vous êtes faits à l'appui de cet heureux et noble instinct, est, pour une tête et une âme élevée, le germe de la plus importante théorie de liberté et même d'indépendance à laquelle l'homme puisse atteindre; et pour les hommes forts, la pratique en ce genre doit suivre de bien près la théorie. Je ne connais rien de plus imposant que les caractères que vous avez esquissés en peu de mots, et rien de plus respectable qu'une vie dont on peut se rendre un tel compte; mais j'y vois aussi la consolation des honnêtes gens et la condamnation des hommes faibles. Vous êtes la preuve vivante qu'il n'est pas vrai qu'il faille plier ou briser; qu'on peut atteindre à la plus haute considération, sans un respect superstitieux pour le monde et ses lois; qu'on peut arriver à l'indépendance philosophique et pratique, sans avoir jamais abaissé ou comprimé la fierté d'un grand sentiment ou d'une pensée heureuse; qu'on peut prendre sa place, en dépit des hommes et des choses, sans autres ménagemens que ceux dus par l'espèce humaine à l'espèce humaine, par la tolérance de la vertu aux préjugés des faibles; et que, si le sentier qu'il faut prendre pour arriver au but est plus escarpé, il est aussi de beaucoup le plus court. Grâces vous soient rendues, mon ami, pour avoir pensé que j'étais digne de vous entendre! Il est certain que la rapidité des progrès de notre amitié, qui n'a jamais été même stationnaire, n'a pas dû vous donner mauvaise idée de mon âme, et qu'elle m'a mis bien avec moi-même. Ce n'est pas sans doute que je me sois élevé à une philosophie pratique aussi haute. J'ai quitté trop tard mes langes et mon berceau. Les conventions humaines m'ont trop long-temps garrotté; et lorsque les liens ont été un peu desserrés (car pour brisés, ils ne le furent jamais), je me suis trouvé encore tellement chamarré des livrées de l'opinion, que les êtres environnans se sont également opposés à ce que je fusse l'homme de la nature, au moment où j'aurais conçu qu'on peut rester tel au milieu même de la société. D'ailleurs, j'avais été trop passionné; j'avais donné trop de gages à la fortune; et ce n'est pas au milieu des orages qu'on peut suivre une route déterminée. Mais si j'eusse eu le bonheur de vous connaître il y a dix ans, combien ma marche eût été plus ferme! combien de précipices et de ravines j'aurais évités! combien le peu que je valais se fût développé! et que de défauts acquis j'aurais contractés de moins!... Tel que je suis, mon ami, je ne suis point indigne de quelque estime, puisque je sais, non pas vous aimer (car c'est chose trop facile pour être méritoire), mais vous apprécier, et qu'à votre avis, je suis un des hommes qui vous ait le mieux deviné. J'ai beaucoup gagné dans votre commerce, j'y gagnerai davantage: il est peu de jours, et surtout il n'est point de circonstance un peu sérieuse, où je ne me surprenne à dire: «Chamfort froncerait le sourcil. Ne faisons pas, n'écrivons pas cela, ou Chamfort sera content;» et alors la jouissance est doublée et centuplée. Ce n'est pas à vous qu'il faut dire combien est douce, consolante, encourageante, une amitié qui, devenue pensée habituelle à ce point, fait voir dans la censure une loi irréfragable, et dans l'approbation un trésor sans prix. Tel vous êtes pour moi. Je ne vous offrirai jamais un échange digne de vous (si vous ne vouliez commercer qu'avec vos semblables vous seriez bien solitaire); mais tout ce que l'abandon d'une confiance profonde, d'un dévoûment complet, d'une âme ardente, sensible et qui n'est pas sans noblesse, peut avoir d'attachement pour un homme qui sait bien le prix des talens et des pensées, mais qui sait leur préférer un sentiment, la seule chose incalculable à la raison même lorsqu'elle est échauffée d'un bon cœur: vous le trouverez en moi; et si j'ai eu le malheur de vous connaître si tard, ce sera du moins pour toujours que nous nous serons aimés.
J'espère, mon ami, que vous serez consolé de ce que votre lettre a été remise; car je n'en ai point été fâché, quand elle me l'a lue; et peut-être si je l'eusse ouverte d'avance, comme vous m'en avez donné la permission ensuite, ne l'aurai-je pas remise. L'aberration des comètes n'est pas plus difficile à calculer que le mouvement du cœur, de l'esprit, surtout de l'amour propre des femmes. Vous remarquez que je n'ai peut-être fait là qu'un pléonasme, au lieu d'un crescendo; car plus je les vois, et plus je me persuade que l'amour propre est à peu près l'unique clef de ce qu'on appelle leur caractère: or, le caractère ne se compose que des habitudes de l'âme et de l'esprit, mélangés, il est vrai, à des doses inégales; et j'ai beaucoup de peine à croire que le sexe, duquel les hommes tels que vous et M. Thomas dites il est impossible de le connaître, ne doive toute son impénétrabilité au défaut presque absolu de caractère. N'allez pas me citer d'exceptions; car les exceptions, qu'encore faudrait-il débattre, prouvent la règle, bien loin de la détruire. Je dis qu'encore faudrait-il débattre les exceptions; et en effet, dans notre sexe, on n'a généralement pas une certaine force de tête, sans quelque force de caractère; dans celui-là, voyez comme l'analogie est fautive! Je lisais hier, dans votre recueil philosophique, un morceau sur le bonheur de madame du Châtelet, que je ne connaissais pas, et qui vaut d'être connu. Il y a, dans ce morceau, des choses charmantes sur l'amour, et notamment deux pages sur l'immutabilité de son âme en amour, qui séduiraient à coup sûr quiconque ne connaîtrait pas son histoire. Vous la savez mieux que moi; vous savez qu'elle n'était pas même tendre, et qu'elle fut très-galante. Qu'était-ce donc que cette femme, qui avait infiniment plus de force de tête, et même de véritable esprit, que tout le reste de son sexe ensemble; et qui traçait une théorie où l'âme seule semble avoir dessiné cette phrase délicieuse: «Il faut employer toutes les facultés de son âme à jouir de ce bonheur.... Il faut quitter la vie quand on le perd, et être bien sûr que les années de Nestor ne sont rien au prix d'un quart d'heure d'une telle jouissance... Il est juste qu'un tel bonheur soit rare; s'il était commun, il vaudrait mieux être homme qu'être Dieu, du moins tel que nous pouvons nous le représenter.»..... Qu'était-ce que la femme qui, trouvant et exprimant cela, n'était qu'une femme galante, et se donnait pour un de ces êtres qui aiment tant qu'ils aiment pour deux, que la chaleur de leur cœur supplée à ce qui manque réellement à leur bonheur, ou plutôt pour le seul cœur qui eût cette immutabilité qui anéantit le pouvoir des temps? Expliquez-moi cela, mon ami; et souvenez-vous que cette même femme avait mis, à la place du portrait de l'homme le plus extraordinaire de son siècle qui semblait avoir subjugué son âme, et dans une boîte que cet homme lui avait donnée, le portrait d'un fat: chose aussi impossible à une âme aimante, même détrompée ou changée, qu'à nous la trahison et le parjure.
N'allez pas croire, mon bon ami, que cet accès de sévérité me vienne d'un mécontentement, résultat de la dernière conversation avec Aspasie; car au fond, je n'ai été mécontent (à deux disparates près) que de mon incertitude. Je vous ai demandé la pure vérité; et si je ne l'ai pas fondue dans des détails; c'est qu'une conversation serait un volume d'écriture, chose qui, pour le dire en passant, m'a donné une assez haute idée de la stérilité des romanciers en général; mais vous aurez bien rempli les lacunes, peut-être même aurez-vous débordé; et certainement, si vous avez vu en noir (car, au fond, ce n'est que par excès de prudence que je n'ai pas vu en rose), mes réflexions sur les femmes sont donc une abstraction purement philosophique, et si bien une abstraction, que c'est la première chose que j'oublie dans mon commerce avec elles; en un mot, un à parte de raison dont personne ne m'a donné l'exemple à un aussi haut point que vous.
Au reste, mon ménage est fort triste aujourd'hui. Le petit chien qu'on avait eu la faiblesse d'acheter, sans penser que tous les marchands de chiens arrachent ces pauvres petites et frêles machines à leur mère dès le premier moment, et tarissent les sources de la vie pour rapetisser les formes (emblème très-frappant des manipulations politiques), ce petit chien est mort: et l'on a pleuré; et l'on est honteuse d'avoir pleuré, et triste d'avoir employé de l'argent à une acquisition aussi fragile. Pour moi, je suis tolérant, même pour cette faiblesse, parce que cette petite bête avait voué un très-grand attachement à mon amie, et que tout ce qui est attaché attache: raison assez forte, ce me semble, pour un homme sage de ne point s'habituer aux animaux. Nous n'avons pas trop de sensibilité pour nos semblables; et l'on frémit quand on pense que le plus honnête homme du monde peut-être poussé à s'égorger avec un autre homme pour un chien.
Bon jour, mon bon ami; je vous aime avec une extrême tendresse. Je travaille, et cela ne vient pas mal; je vous en souhaite autant; mais c'est une chose très-pénible que de changer l'ordonnance de son ouvrage sans le refaire; et je serais bien fâché que cette contrariété-là vous arrivât; car vous enverriez promener votre besogne. Vale et me ama.
P. S. Je fermais ma lettre, lorsque j'ai reçu un billet du secrétaire de l'abbé Royer, qui me prévient qu'il vient de remettre à son patron l'extrait de mes deux requêtes en cassation, etc., et que je pourrai voir mon rapporteur dimanche prochain à midi. Vous jugez bien que je désirais voir le secrétaire avant que l'extrait fût livré; mais que, pour le voir efficacement, il fallait quelques louis. Sachez, mon ami, si cela est encore utile et par conséquent nécessaire, le comment il faut s'y prendre et le combien; et avertissez ceux qui veulent bien prendre intérêt à moi, qu'il est temps de porter les grands coups. Réponse très-prompte à ce post-scriptum.
LETTRE VII.
Lundi.
Me voilà bientôt convaincu, mon ami, que j'ai perdu une de vos lettres, car vous ne m'eussiez pas écrit la veille; assurément, vous m'en eussiez averti hier, et je ne vois rien qui puisse me faire présumer que vous ayez changé l'ordre accoutumé, ains au contraire. En conséquence, j'ai recommencé mes réclamations; et puisque vous arriverez demain, vous demanderez vous même à la poste ce qu'est devenu votre lettre, ou vous me donnerez l'espèce de billet sur lequel ils ne badineront pas.
Votre lettre est bien, mais seulement parce que l'on ne peut pas trouver mal ce que vous écrivez; et tout au plus à ce degré qui me faisait dire de la chanson du V. de N.: elle est ce qu'il faut, pour ne dire pas, elle est mauvaise. Ceci est vrai de la chanson, parce que l'homme a passé à côté d'une jolie idée, ce qui en idiôme de talent, s'appelle rater. Or, le vrai talent ne rate pas. Votre lettre à vous n'est que bien, parce qu'elle n'est que douce et tendre, et que vous montrez toujours le vaincu, le subjugué, ce qui peut avoir deux inconvéniens; le premier, de beaucoup reculer, ou tout au moins suspendre vos progrès; le second, d'induire en erreur la pauvre créature, au point qu'elle fera quelque lourde sottise, dont elle ne s'apercevra que lorsque votre patience lassée et son amour propre humilié ne lui permettront guère plus qu'à vous de rétrograder. Je vous avais donné un bien meilleur conseil: alternez, vous avais-je dit; une lettre douce et tendre, quoique assaisonnée, tel jour; une lettre fine, vive, sémillante et narquoise le jour d'après. Qu'elle ne soit jamais sûre de son fait. C'est l'a b c en amour. C'était donc le tour de la lettre de dix pages; et quoique ce soit un mal très-réparable, c'en serait peut être un assez grand, si vous persévériez; et c'en est même un à ce cran, parce qu'en revenant demain, vous n'aurez point de réponse à cette dernière, de sorte que je ne vois pas bien la transition.
Au reste, je ne vous entretiendrai pas plus long-temps aujourd'hui de cette syrène, comme vous l'appelez; car nous ferons demain, à cet égard, une main à fond; et mon procès, ou plutôt mes procès et mes courses ne me laissent pas respirer. C'est de mercredi en huit que je serai rapporté: ainsi je n'ai pas grand temps à perdre; et pour comble de contrariété, l'incident que m'a suscité mon père au parlement, et qui, en termes de palais, est évidemment un coup monté, me fait perdre un temps incroyable, attendu que les gens qu'il me force à voir sont dispersés aux quatre coins de Paris. Mais le plus pressé, c'est l'admission de ma requête. Une seule voix, je vous le répète, mon cher; que votre aimable et précieux ami s'ingénie avec sa circonspection et son adresse ordinaires; il aura aisément deviné que M. Bignon, qui est mort, ne siégera pas; et mieux ou plutôt que moi, il saura qui a remplacé M. Daguesseau.
Vous êtes bien aimable de m'avoir sacrifié Navarre; mais vous le seriez davantage de pousser votre besogne, 1o. parce que vous êtes digne de mettre la gloire à régner chez vous; 2o parce que la besogne presse, et tellement qu'il m'a fallu entrer en explication avec F..... [49], pour expliquer le retard. Ne vous fiez pas sur le temps qu'il me faut à moi; car si j'avais le manuscrit que M. Thomas a gardé pour y faire ses notes, tout serait refondu, attendu que les morceaux de rapport, et même les soudures, sont prêts. Sans doute, c'est un ouvrage nouveau; mais ce n'est pas une raison pour qu'il s'éternise, surtout depuis qu'on en parle, car l'attente à remplir est toujours une pénible destinée. Au reste, je vous avertis que je me sauve sur la lettre; voyez si, pour la première fois, vous voulez avoir induit en erreur un ami. Eh! mon cher paresseux, tranquillisez-vous; je connais mieux votre talent que vous même, sans quoi je n'aurais pas tant de sécurité. Mais un point sur lequel je n'en saurais avoir, c'est votre santé; et je vous interdis, de par l'amour, toute espèce de travail, si cette agitation que vous appelez la fièvre, et qui n'est qu'un mouvement nerval, sans quoi je vous en aurais parlé plutôt, revenait seulement encore une fois.
Je serai demain mardi, à cinq heures du soir, à l'hôtel de Vaudreuil; nous causerons, nous nous promènerons si vos jambes ont besoin de recouvrer du mouvement, ou nous resterons, nous prendrons des glaces aux Tuileries, ou vous viendrez en prendre ici. En un mot, nous ferons ce que vous voudrez: suffit que je serai al suo commando.
Vous avez d'autant plus de raison de ne pas hasarder de lettres, que le brutal a fait un tapage épouvantable sur un propos de madame de Flahaut, qui a prétendu qu'on disait dans le monde, que La Harpe était le tenant chez Aspasie, depuis la maladie hibernoise. Vous noterez qu'Aspasie a vu La Harpe une fois depuis deux mois. N'importe, le moribond celtique a écrit que ce n'était pas assez que cela ne fût pas, qu'il fallait encore qu'on ne le dît pas. J'ai lu cette belle phrase, et Aspasie a un peu murmuré. Mais jugez quelle étincelle ferait une lettre vôtre dans ce magasin à bile. Je finis, car je n'ai pas un moment à moi; et j'en suis malheureux, je vous assure. Bon jour, mon ami.
LETTRE VIII.
Mardi.
Mon bon ami, dans la nécessité de parler à M. l'abbé de Périgord, je prends le parti de l'attendre chez lui; car ma lettre deviendrait la mort de Turenne. Je ne sais où ceci me mènera, ni par conséquent, si je pourrai vous voir ce matin: or, cet après-midi, je suis obligé de courir. M. Lefebvre d'Ammécourt ayant jugé à propos de me gagner hier mon procès contre l'Ami des hommes, c'est un triste sujet de félicitation que celui du gain d'un procès contre son père; mais quand on a le malheur de plaider contre lui, encore faut-il gagner ce qu'on s'est cru le droit de disputer. Au reste, je me console à d'autant plus juste titre de cette extrémité, que c'était mon père qui était l'agresseur, et qu'il n'a jamais voulu arbitrer. Adieu, mon cher ami; à ce soir, ou à demain matin.
LETTRE IX.
Londres, 20 août 1784.
Mon dieu, mon ami, mon cher ami! que je suis inquiet! qu'il est cruel pour moi de vous avoir quitté dans ce moment, de n'être pas votre garde-malade, de ne pas savoir, aussitôt que ma pensée, comment votre pouls bat, et si vous souffrez, ou si vous êtes soulagé! Mon Henriette a rapporté tant de peines dans mon sein, en me racontant toutes celles que votre état lui avait faites, et tant d'attendrissement, en me parlant de vos touchans adieux! Vous êtes-là sous mes yeux, brûlant, agité, tourmenté, sans que je puisse détourner un moment ma pensée de votre lit et de votre fièvre. Ce n'est pas que votre état soit alarmant, je le sais; et s'il l'eût été, tous les chevalets de la Bastille exposés à ma vue ne m'auraient pas fait partir. Mais vous souffrez! Eh, mon dieu! n'est-ce donc rien de souffrir? c'est presque tout, dans un passage si court et si incertain. Mon ami! vous ne pouvez pas écrire; je ne veux pas que vous écriviez, à moins que ce ne soit deux lignes qui me rassurent par la vue de vos caractères: mais suppliez M. R.... de remplir, en votre nom, cet office et ce devoir d'ami: il ne me refusera point cette consolation; il me rendra la justice de croire que je paierais, et de grand cœur, le même tribut à son amitié pour vous; mais il a le bonheur de vous garder, lui! et ne m'en doit-il pas plus de compassion et de complaisance, à moi qui vous ai quitté dans un moment si critique pour tous deux, à moi qui, peut-être, hélas! ne vous embrasserai pas de long-temps, et qui m'étais fait une si douce habitude de ne penser, de n'observer, de ne sentir qu'avec vous, de n'agir que sous vos yeux, de n'avoir qu'une âme avec mon meilleur et presque mon unique ami? O mon cher et digne Chamfort! combien les bonnes gens sont des êtres d'habitude! et combien vous avez peu de besoin de cet attrait d'habitude, pour être nécessaire à ceux dont vous avez daigné vous laisser connaître! Je sens qu'en vous perdant, je perds une partie de mes forces. On m'a ravi mes flèches. O mon ami! recouvrez votre santé; et que votre amitié, vos consolations, vos conseils, vos lettres versent du baume dans mon cœur, m'apprennent à supporter une situation si nouvelle, quoique déjà éprouvée à l'honorer, à l'embellir, et me rendent enfin capable d'être digne de tous les sentimens que vous m'avez montrés.
C'est de cette ville souveraine, qui, bâtie de briques, et sans élégance ni noblesse dans ses édifices, montre la Tamise et son port superbe, et semble dire: «qu'oseriez-vous me comparer? que l'Océan, que les mondes apportent ici leurs tributs!» c'est de cette ville que je vous écris à la hâte, les yeux distraits par une foule d'objets nouveaux, l'esprit occupé de mille soins pénibles au présent et dans l'avenir, mais le cœur et l'imagination pleins de vous.
Notre voyage ferait un roman; vous savez une partie des inconvéniens qui ont précédé notre départ; vous aurez éprouvé sans doute à Paris le temps dont nous avons été accueillis dans la route; et vous ne vous ferez jamais d'idée de notre passage, qu'après avoir essuyé une tempête. Nous avons été deux fois au moment de périr: une fois par la seule force du vent et de la mer qui écrasait notre frêle paquebot; et une fois à l'entrée de l'Adder, c'est-à-dire presque au port; en revirant de bord, un faux coup de timon et un cable caché sous une vague terrible nous ont mis au moment de chavirer; on avait, sur le pont, de l'eau au-dessus du genou. Le capitaine, l'un des plus intrépides marins de ce genre, s'est cru perdu, et ne voulait pas, disait-il, survivre à son vaisseau. Heureusement, ma pauvre amie était dans cet horrible état appelé mal de mer, dont l'effet moral est de rendre insouciant de tout et sur tout, si ce n'est sur l'espoir que la mer engloutira le supplice et le supplicié. J'ai vomi le sang, moi qui n'ai jamais été malade sur mer, et mes nerfs ne sont pas encore remis.
Aussitôt débarqués, nous avons pris la poste dans la compagnie d'un Irlandais que je croirais honnête homme, si je n'avais toujours pensé que c'est-là que s'arrête la toute-puissance divine; d'une Française qu'il avait pris la liberté d'enlever à sa famille, du droit qu'a tout Irlandais de s'approprier une riche héritière; et d'un ministre anglais, homme doux, modéré et fort instruit; nous avons pris la poste, dis-je, et ce n'est pas par magnificence; mais tous les élégans de l'Angleterre et la partie brillante de la cour étant à Brightemlstone, parce que le prince de Galles y prend les eaux, il n'y a pas une seule diligence où l'on puisse trouver place. Au reste, les postes, qui sont excellentes, et fournissent par obligation des voitures comparables à nos voitures de maître, sont à peine aussi chères qu'en France, quoique plus longues et trois fois plus rapidement franchies. Il suit cependant de cette manière de voyager que, malgré les talens économiques et l'industrie hibernoise de notre compagnon que j'ai créé maréchal-général des logis de la caravane, notre voyage nous a coûté trois fois ce qu'il devait nous coûter. Et d'autant que le paquebot ne partait qu'à trois jours de distance de celui de notre arrivée, et que les difficultés pour le passeport devenaient inquiétantes, j'ai frêté un navire. Si je ne craignais de divulguer des secrets qui peuvent, dans la foule, servir à quelques honnêtes gens comme ils nous ont servi, je vous démontrerais combien ces sublimes formalités de notre inquisition, appelée amirauté, sont inutiles à toute autre chose qu'à faire gagner de l'argent aux huissiers visiteurs: digne résultat de toute législation réglementaire!
Nous avons dîné à Brightemlstone, avec la meilleure viande de boucherie que j'aie mangée de ma vie; et comme le seul acte de toucher un plancher anglais brûle la bourse, surtout dans le voisinage de la cour (car l'or est la mandragore de toutes les cours), nous avons été coucher à Lewis. N'êtes-vous pas scandalisé qu'un bourg anglais porte le nom d'un de nos rois? Depuis, et dès Lewis, nous avons parcouru le plus beau pays de l'Europe, par la variété des sites et de la verdure, la beauté et l'opulence de la campagne, la propreté et l'élégance rurale de chaque propriété. C'est un attrait pour les yeux; c'est un charme pour l'âme, qu'il est impossible d'exagérer. Les approches de Londres sont entre autres d'une beauté champêtre dont la Hollande même ne m'a point fourni de modèles; j'y comparerais plutôt quelques vallées de la Suisse; car (et cette observation très-remarquable saisit à l'instant des yeux exercés) ce peuple dominateur est avant tout et surtout agricole au sein de son île; et voilà ce qui l'a sauvé si long-temps de ses propres délires. Je sentais mon âme fortement et profondément saisie, en parcourant ces contrées plantureuses et prospères; et je me disais: Pourquoi donc cette émotion si nouvelle? Ces châteaux, comparés aux nôtres, sont des guinguettes. Plusieurs cantons de la France, même de ses provinces les plus médiocres, et toute la Normandie que je viens de traverser, sont assurément plus beaux, de par la nature, que toutes ces campagnes. On trouve çà et là, mais partout dans notre pays, de beaux édifices, des ouvrages fastueux, de grands travaux publics, de grandes traces des plus prodigieux efforts de l'homme; et cependant ceci m'enchante bien plus que le reste ne m'étonne. C'est que ceci est la nature améliorée et non forcée; c'est que ces routes étroites, mais excellentes, ne me rappellent les corvoyeurs que pour gémir sur les lieux où ils sont connus; c'est que cette admirable culture m'annonce le respect de la propriété; c'est que ce soin, cette propriété universelle est un symptôme parlant de bien-être; c'est que toute cette richesse rurale est dans la nature, et ne décèle pas l'excessive inégalité des fortunes, source de tant de maux, comme les édifices somptueux entourés de chaumières; c'est que tout me dit ici que le peuple est quelque chose, qu'ici chaque homme a le développement et le libre exercice de ses facultés, et qu'ainsi je suis dans un autre ordre de choses.
Et prenez garde, mon ami, que c'est si bien là la vraie cause de l'effet sur lequel je raisonnais, qu'arrivé à Londres, et cette superbe Tamise (qu'il ne faut comparer à rien, parce que rien ne lui est comparable) une fois franchie, rien ne m'a plus étonné ni même fait plaisir, si ce n'est les trottoirs qui faisaient tomber à genoux le bon la Condamine, et s'écrier: «Béni soit Dieu! voici un pays où l'on s'occupe des gens de pied.» Tout le reste m'a paru ordinaire et presque mesquin. Je dirais volontiers comme cet apathique Italien: «Ce sont des rues à droite, des rues à gauche et un chemin au milieu.» Toutes les villes sont de même, si cependant vous accordez à celle-ci l'avantage de cette admirable propreté qui s'étend à tout, qui embellit tout, qui a un attrait presque égal pour l'esprit et pour l'œil, et des dimensions dont aucune ville ancienne ne saurait jouir: du reste, effrayante obstruction du corps politique; cloaque infâme au moral; hommes entassés et infectés de leur haleine; lutte éternelle des corrupteurs et des corrompus, des prodigues et des misérables, de la canaille titrée et de la canaille populace. C'est mieux ou plus mal que Paris ou que Babylone, comme vous voudrez, j'y prends peu d'intérêt. Notez pourtant que j'ai peu vu encore, et que Londres m'offrira certainement plus que toute autre grande ville de commerce un foyer d'activité et d'émulation qui ne peut pas ne point intéresser. Mais je vous rends compte de la première impression qui a toujours un grand fonds de vérité.
Nous avons eu en voyage des gentlemen. Combien le peuple a de sens! le sobriquet des voleurs est ici le mot gentilhomme! Ils ont observé et tâté deux ou trois fois notre petite troupe, j'étais décidé à ne leur accorder rien, parce que je suis loin d'avoir trop d'argent; j'avais mis les dames en avant, seules dans une chaise, trois hommes dans celle qui suivait, et un cheval. Notre ordre de bataille était si bon et notre contenance armée si simplement fière et ostensible, qu'ils nous ont laissé passer.
J'empiéterais sur les droits de mon Henriette qui veut vous écrire, quand elle pourra vous remercier de votre convalescence, si je vous parlais des Anglaises, dont l'air froid et ricanneur et les tailles emboîtées et guindées n'ont pas paru lui plaire infiniment au premier coup d'œil: pour moi j'en appelle, et je ne renoncerai pas si aisément à ma longue passion pour les Anglaises, d'autant qu'en voyant passer Henriette, on s'arrête et l'on dit: «Oh! la belle Anglaise!» Aussi est-elle fort contente des hommes. Pour moi, je prétends, et l'on assure que j'ai déjà l'air aussi breton que Jacques Rosbiff.
Au reste, nos dames n'ont pas toujours été aussi bien traitées; elles ont essuyé aujourd'hui un orage très-vif: la beauté du temps les avait invitées à aller à pied de leur auberge à leur logement, car nous sommes déjà gîtés et chèrement gîtés; elles étaient parées fort à la française, et sur-tout Henriette. On a murmuré; on s'est attroupé; on nous a suivis; on a lancé un certain Aristophane de cabaret, qui s'est mis à chanter devant nous, avec les gestes les plus démonstratifs et les expressions les plus libres des cantiques très-peu spirituels qui ont fort diverti le peuple. Mon amie, accoutumée aux lubies de la canaille d'Amsterdam, riait; la Parisienne avait une vraie colère de parisienne et regrettait les halles. Pour moi, mon flegme était imperturbable; mais cependant j'avais peur de me fâcher et le dénoûment m'inquiétait: déjà plusieurs Anglais bien mis, en passant à cheval avaient distribué quelques coups de fouet au Gilles, et s'arrêtant, nous avaient supplié de ne pas prendre la populace pour la nation; puis, ils nous donnaient des conseils que malheureusement nous n'entendions pas. Enfin, un Français a fendu la foule, donné de l'argent, et fait montre d'éloquence anglaise, puis nous déposant dans une boutique, il a été nous chercher un carrosse qui a mis fin à cette scène plaisante au fond, et dont mon amie a eu la charmante réparation que je vous ai dite au parc Saint-James, une fois qu'elle a eu substitué un petit chapeau à nos immenses panaches.
Avec quelque précipitation que ceci soit ébauché, mon cher ami, vous verrez que je veux me nourrir de l'espoir que vous êtes en état de me lire, de m'entendre et presque de me répondre. L'idée de mon ami, malade loin de moi, m'est trop importune.
Si par hasard votre convalescence était prématurée et hâtive autant que je le désire, ou si vous croyez pouvoir charger de la négociation que voici le bon abbé de Laroche, vous le feriez le plutôt possible, parce que cela m'importe. Le vieillard a répondu à celle de mes lettres dont vous m'avez paru très-content, le billet malhonnête que voici:
«Je vous renvoie, Monsieur, la lettre que vous m'avez confiée; je l'aurais fait plutôt, si je n'étais retenu au lit par une fièvre très-forte et un violent mal de tête: j'ai pris l'émétique; j'ai été saigné trois fois, et mes maux subsistent encore dans toute leur vigueur. On n'est point du tout de l'avis de votre ami; on croit que la dernière forme que vous avez donnée à votre ouvrage est la meilleure, qu'il peut être sans danger publié dans le nouveau monde; pour celui-ci, c'est à vous d'en juger, mais on aurait désiré que vous n'eussiez fait part à personne qu'on en avait connaissance; et on m'a déclaré que la trop grande communication que vous en avez faite, ne permettait absolument plus qu'on s'en mêlât. Mes rapports avec M. Paris ne sont pas, comme vous imaginez, de simples liaisons de société; et je suis l'ami intime de toute la famille de sa femme. Croyez-vous, monsieur, qu'il soit bien permis, qu'il ne soit pas même répréhensible de mettre, sans preuve bien évidente, dans le cœur d'un homme mort depuis long-temps, les motifs les plus condamnables, pour, d'après cette supposition, en faire la satire la plus cruelle? Je ne suis point en ce moment en état de discuter si le bonheur du genre humain dépend d'une vérité qui ne peut être solidement démontrée que par une diatribe sur M. Duverney; mais je ne coopérerai en rien à ce qui peut affliger mes amis. Recevez, monsieur, l'assurance de mon sincère attachement.—23 août 1784.»
Je répondrai, et je répondrai honnêtement; mais vous voyez comme je suis payé d'avoir raison, et surtout de ma loyale communication de l'excellente lettre de Clavière. Mais ce n'est ni le moment, ni la situation de se fâcher. Voici ce qui presse et importe: le docteur Price est à Londres; il est ami intime de Franklin; que Franklin lui recommande l'ouvrage, ou au moins l'auteur. Alors je tirerai parti d'un livre utile, entrepris pour leur faire plaisir, et dont j'ai le plus grand besoin. Ne négligez pas cela, je vous en prie.
Adieu, mon très-cher ami. Donnez-moi ou faites-moi donner le plutôt possible de vos nouvelles; et aimez-moi comme il m'est impossible de ne pas vous aimer.
LETTRE X.
Londres, 13 octobre 1784.
Je reçois, mon très-cher ami, une lettre dont l'écriture a fait palpiter mon cœur, comme celle d'une maîtresse lorsque j'avais vingt ans; car la fermeté du caractère et le nombre des pages m'ont appris en un instant que vous vous portiez mieux; que vous aviez plus de forces; que votre amitié pour moi était la même; que vous ressentiez toujours le besoin de causer avec moi; enfin que j'avais recouvré la partie la plus réelle de ce qu'il m'est permis de goûter de bonheur, je veux dire, le charme et l'assurance de votre amitié. Cette rapidité de sentiment qui, dans une seule émotion, fait trouver mille certitudes et mille jouissances, est un des plus grands dons que la nature ait fait aux cœurs aimans; et c'est assez pour compenser tous les maux que produit la sensibilité. Car un être sensible jouit avec abandon; et lorsqu'il souffre dans l'objet aimé, il a encore pour se consoler le sentiment même qui le fait souffrir.
Grâces vous soient rendues, cher ami, de m'avoir tiré de peine sur vous et sur votre affection; non que j'en doutasse, il ne me faut que tâter mon cœur, pour être sûr du vôtre. Mais il est si doux de s'entendre répéter qu'on est aimé de l'homme du monde qu'on aime, estime et respecte le plus! Et puis, l'âme a besoin d'être soignée comme le corps. C'est-là sans doute un des plus grands mécomptes de la vanité humaine; mais il est trop vrai que l'amitié a besoin de culture, et que la santé de l'esprit et du cœur est subordonnée au régime et à l'habitude.
Le tableau que vous me faites de ce que vous avez souffert, m'a vraiment navré, et surtout par l'idée que je n'ai pas été votre garde; mais la réflexion soulage un peu mon imagination, en ce que la cruelle épreuve que vous venez de subir, est une démonstration irrésistible que vous êtes un des êtres les plus vivaces qui existent. Or, la ténuité de votre charpente, la délicatesse de vos traits, et la douceur résignée et même un peu triste de votre physionomie laquelle est calme, et que votre tête ou votre âme ne sont point en mouvement, alarmeront et induiront toujours en erreur vos amis sur votre force. Pour moi, vous m'avez prouvé, non pas tout à fait qu'on ne meurt que de bêtise, mais que les forces vitales sont toujours proportionnées à la trempe de l'âme. Ainsi, l'axiôme proverbial la lame use le fourreau n'est pas vrai pour l'espèce humaine. Comment son feu intérieur ne le consume-t-il pas, se dit-on? eh! comment le consumerait-il? c'est lui qui le fait vivre. Donnez-lui une autre âme, et sa frêle existence va se dissoudre.
Hélas, mon ami! Tacite et vous, aurez donc toujours raison! c'est un étrange composé de légèreté et de perversité que l'homme, qu'il faut cependant servir et qu'on voudrait aimer: l'homme qui calcule les astres, qui soumet les élémens, qui défie et combat toute la puissance de la nature, qui peut tout excepté conduire lui et ses semblables, qui a tout trouvé hors la liberté et la paix, qui a su donner l'autorité, qui a su l'endurer, et qui n'a su ni la diriger ni la seconder, qui sait ramper et ne sait pas obéir, qui sait se révolter et ne sait pas se défendre, qui sait aimer et ne sait pas s'attacher, qui a tous les contraires en bien comme en mal, dans le cœur et dans l'esprit. Votre mot est charmant. On a dit, il y a long-temps:
Mille fois ils m'ont tout promis;
Mais le siècle en fourbes abonde,
Et je ne hais rien tant au monde
Que la plupart de mes amis.
Mais c'est-là l'épigramme chagrine d'un homme dont l'esprit aigri n'est jamais averti par son cœur. La vôtre appartient à un philosophe qui a observé profondément, et qui donne un résultat moral avec la gaîté et l'indulgence sans lesquelles il n'est presque pas un bon cœur. Il y a peu de délicatesse à se personnifier dans un sentiment haineux et vil; au lieu que votre mot, qui est trop vrai, est la saillie aimable d'un homme qui n'a pas été pris pour dupe, et qui aime trop ses vrais amis pour ne pas rire beaucoup de ceux qui prennent ce titre. Mais j'ai peur qu'en ce genre, comme en beaucoup d'autres, il n'y faille pas regarder de trop près: car on s'appauvrirait, beaucoup plus qu'il n'est possible d'y résoudre même la philosophie. Bon dieu! à quels sacrilèges j'ai surpris, dans ces derniers temps, les personnes qui parlent le plus éloquemment d'amitié! Je ne m'accoutumerai jamais à ces théories que la conduite dément; mais il faut que je m'arrête, car ce que j'aurais à vous dire ne peut pas s'écrire. Ce n'est pas que si j'avais à vous dénoncer un fait important, je ne sautasse le fossé. Mais ce n'est point dans votre cœur que j'ai à vous blesser; et votre tête est si sage, que vous sonderez le terrain même sur lequel vous êtes le plus habitué à marcher: et vous ferez bien. Il faut d'ailleurs, mon ami, une grande circonspection pour les faits; le trait infâme que vous m'apprenez ne l'enseigne que trop, puisqu'une simple transposition de dates a fait, dans la bouche d'un méchant, d'une action honnête et pure (qu'il n'a pu savoir que par mon bandit de laquais, qui, non content de tout me voler, épiait mes actions et mes discours à chaque instant de la journée), une malignité capable de compromettre un galant homme auquel je ne me consolerais pas de susciter, même le plus indirectement, une tracasserie. Eh! qui en sera à l'abri, s'il n'y est pas, lui, armé de tant de circonspection et de sagesse? Mais, outre cette anecdote, quoiqu'il soit à peu près impossible que la poste voie tout, je puis vous assurer que les Français de Londres sont aussi inspectés par la police de Paris qu'en France même. Les canailles aventurières qui salissent ici les presses, sont les espions les plus corrompus qui existent, et leurs complices le sont aussi; car qui dit complice en ce genre, dit espion. La complicité est un des moyens de l'espionnage; et les gouvernemens qui ont recours à ce misérable moyen, savent très bien distinguer l'homme auquel il faut en vouloir. Ils devraient savoir aussi que leurs recherches en ce genre ne produisent rien qu'une ressource assurée à la canaille infecte qui se voue à cette infâme profession. Au reste, il y a aussi des Anglais vendus à la police de Paris; témoin le vil entrepreneur du Courrier de l'Europe, tout aussi méprisable que le rédacteur. Celui-ci, après avoir été libelliste ordurier, est devenu espion gagé, aussi infâme dans ses délations qu'il était méprisable avant ce joli métier. C'est de toute cette canaille que W. a été la victime; elle craint de n'être pas payée si elle n'accuse pas, de sorte qu'elle accuse à tort et à travers.
Vous êtes inquiet de mon sort, mon cher ami, et moi je ne suis pas très-rassuré, surtout sur celui de mon aimable compagne. J'ai cependant quelques projets qui apparemment me feront vivre: mais on se trompe beaucoup sur la générosité des Anglais. Accoutumés à tout calculer, ils calculent aussi les talens et l'amitié; la plupart de leurs grands écrivains sont, presque à la lettre, morts de faim: jugez de quiconque n'est pas de leur nation! Une des premières choses qui frappent ici, c'est l'esprit d'ordre, de méthode, de calcul. On peut y dire le pourquoi de chaque chose; et cela doit peser, surtout dans l'esprit d'un Français; mais, à tous ses inconvéniens, ce genre d'esprit exclut presque nécessairement les grands mouvemens de sensibilité; ils appartiennent ici au peuple, beaucoup trop calomnié, même dans ce pays, où cependant il est quelque chose. En général, mon ami, Clavière a raison; et j'ai été obligé de m'en convaincre, moi qui écris contre l'aristocratie. On ne défendra jamais bien le peuple, quand on se laissera aller à quelque déplaisir contre lui; quand les mots de canaille, de populace, de goujat, resteront le dictionnaire du défenseur. Un plus profond examen de ce qui suggère ces épithètes, agite la tête et le cœur; on voit bientôt que cette populace, cette canaille, n'est plus si nombreuse ni si vile qu'on l'imaginait. Ces grossièretés dont elle affuble les panaches, les plumets, l'air français, tout ce que vous voudrez, ne sont pas si grossières. Il faut aussi faire le procès à ceux qui inventent, qui portent, qui accréditent ces puérilités, titres presque uniques par lesquels on se distingue de la canaille. Elle est bruyante, elle est incommode; mais aux yeux et aux oreilles de qui?.... Et ces graves et silencieux déportemens de la canaille instruite, bien vêtue, s'intitulant gens comme il faut, feront-ils mieux le bonheur de la terre?
Il faudrait, mon ami, il faudrait qu'une tête pensante et sagace comme la vôtre vît l'Angleterre comparée à tout ce qu'on voit ailleurs, et pesât les désagrémens qu'on exagère chez vous, contre les maux réels dont il est défendu de parler. Rien de parfait ne saurait sortir de la main de l'homme; mais il y a du moins mauvais, et beaucoup moins mauvais, en Angleterre que partout ailleurs, où des esclaves, les fers aux pieds et aux mains, se moquent des dangers que courent les voltigeurs. Il semble qu'on ait voulu consoler jusqu'ici les autres nations, en leur parlant des défauts de la constitution anglaise, de ce qu'on appelle ses abus. On a fait comme ceux qui portaient leurs gémissemens sur de légers liens à des esclaves chargés de lourdes chaînes; on abuse de ce que les premiers laissent toute la sensibilité, tandis que les autres ôtent tout sentiment. Enfin, si le mieux peut trouver place chez les Bretons, ce sera quand les autres nations européennes seront arrivées à leur niveau. Le philosophe doit donc tendre à cette révolution, avant que de désirer l'autre. Une émeute, une sédition à Londres fait plus de bien au cœur de l'honnête homme, que toute cette imbécille subordination dont on se vante ailleurs. Si l'on approfondissait, si l'on comparait, si l'on cherchait les corrélatifs en politique, on ferait sur l'Angleterre et les Anglais un ouvrage qui aurait de la signifiance: mais il ne faudrait pas, comme l'illustre Linguet, qui, tout ainsi que Mallebranche voyait tout en Dieu, voit tout en Linguet, rechercher les fourchettes à deux fourchons et le manque de serviettes.... Un magistrat d'une des sociétés les plus libres de la terre, félicitait l'autre jour une connaissance à moi qui a quitté l'Irlande, de n'être plus parmi ces Hibernois qui emplument et coupent des jarrets. C'est un bon homme parlant admirablement liberté, pourvu qu'on laisse faire la magistrature: et voilà comme on est partout. Dès que le peuple tente de se faire justice, c'est une horreur. Il faut cependant remarquer que les premiers emplumeurs et coupeurs de jarrets, pour cause politique, ont paru en Amérique; et que cette manie a disparu, quoique la cause réprimante soit très peu de chose: mais les causes pour lesquelles il fallait emplumer, etc. etc. ont disparu. Il faut remarquer aussi que l'art d'ôter la raison, pour ensuite argumenter de la folie, est l'art des coupables gouvernans: cela établi, qu'importe de détailler les convulsions de l'infortuné dont on a irrité les nerfs par un breuvage?.....
Mais, mon ami, voilà beaucoup bavardé; car il faut nous tenir dans les généralités. Mais je ne puis pas me refuser au plaisir de frotter la tête la plus électrique que j'aie jamais connue. Je ne perdrai pas mon temps ici; et si la misère et le malheur ne font pas justice de moi, je répondrai peut-être à mes ennemis et à mes prétendus amis presque aussi coupables que mes ennemis, mais de la seule manière qui me convienne désormais, par de bons et d'utiles ouvrages, tous portant mon nom; car, dès le premier, j'annonce que tout ce qui ne le portera pas me sera faussement attribué, afin qu'on n'essaie pas de m'imputer les viles anonymités qui pullulent ici. Quoiqu'il arrive, vous n'aurez pas à rougir de moi, soyez-en bien assuré; mais quand vous presserai-je contre mon cœur? C'est en vérité ce qu'il m'est impossible de dire; à cet égard, j'ose à peine fixer l'avenir.
Je vous ai déjà écrit, mon cher ami, sur le brillant surcroît de fortune qui vous est arrivé: j'en étais en colère, et je ne suis pas encore très-calme à cet égard; mais je veux vous croire déguignoné, comme vous dites: c'est cependant une dérision, si vous ne devez commencer à toucher que dans trois ans, à moins qu'on ne vous en donne neuf d'avance. Madame de N. vous écrira le premier courrier. Aujourd'hui, il est trop tard, et ses beaux yeux souffrent à la lumière; elle vous prie de l'aimer, et de m'écrire souvent; car elle prétend que je suis très-mauvaise compagnie, quand vous ne m'écrivez pas. Adieu, cher et bon ami; il y a long-temps que votre conquête a compensé toutes les pertes et toutes les méprises de mon cœur. Conservez-moi le vôtre; et quoiqu'on fasse, je ne serai pas tout à fait malheureux. Choyez votre convalescence avec votre raison, et non pas avec votre tête; caressez les muses; qu'elles vous comblent long-temps de toutes leurs faveurs; et quand vous serez désensorcelé, toujours vous auront-elles valu plus de jouissances que d'or, ni même de gloire, à en juger par celle qu'il vous était donné de mériter, et par les seuls dispensateurs dont vous puissiez l'attendre. Vale et me ama.
P. S. Plusieurs articles de votre lettre ne sont pas répondus, parce qu'une de mes lettres, qui a croisé la vôtre, l'a fait d'avance.
LETTRE XI.
10 novembre 1784.
Je viens de recevoir votre lettre tendre et sage, mon bon et cher ami; et j'ai éprouvé le double plaisir d'apprendre de vous d'heureuses nouvelles, et de trouver, dans l'accent et l'expression de vos craintes, une vive empreinte de votre amitié et c'est-là, sans doute, une grande jouissance pour moi; mais la circonstance en a redoublé la saveur. Je suis triste et malheureux; ma douce et charmante compagne est malade, et malade de langueur; elle est à son onzième accès de fièvre. Heureusement les accès sont intermittens, et laissent deux jours de passables; mais l'extrême faiblesse, l'agacement des nerfs, les accidens de femmes qui en ont résulté, l'ont jetée dans une situation très fâcheuse, quoique au fond, peu inquiétante; d'un autre côté, ma bourse n'avait que faire de cet échec. Toute visite de médecin réputé (et peut-on en choisir un autre pour son amie?) coûte un louis à Londres; c'est acheter cher l'inquiétude. Enfin, mes ressources sont à leur terme; et non seulement je n'ai point encore obtenu le pain de la loi, mais je n'obtiens pas même de réponse de mes gens d'affaires. Heureusement Target retourne incessamment à Paris, et se charge de mettre un terme à cette indécision cruelle.
On projette de me charger d'un grand ouvrage, qui m'assurerait le nécessaire pour long-temps; mais l'entreprise en est encore fort incertaine. Changuyon me propose aussi, de Hollande, de la besogne; mais il faut le temps de la faire. Tout cela combiné, mon ami, dessinez le premier trait d'une situation dont votre imagination ne saura que trop faire un tableau fort triste, mais qui pourtant n'est pas désespéré. Le grand, le vrai mal, c'est la souffrance de mon amie; et votre lettre en a tempéré l'amertume. Jugez ce que votre amitié est et peut pour notre bonheur. Hélas! mon ami, il n'en est qu'un de vrai, c'est d'aimer et d'être aimé. Sans ce charme, je ne pourrais déjà plus supporter le fardeau de la vie.... Mais songeons que j'écris de Londres, et dans le mois de novembre. Ne nous occupons pas de ces idées.
Je veux cependant vous dire, et seulement dans des vues littéraires, que j'ai rencontré, à ce sujet, dans le Séjanus de Bergerac, imprimé en 1638, et dédié au duc d'Arpajon, où par parenthèse l'on professe tout haut l'athéisme avec approbation et privilége du roi, j'y ai trouvé, dis-je, ces vers qui m'ont bien étonné:
Et puis, mourir n'est rien, c'est achever de naître.
Un esclave hier mourut pour divertir son maître;
Au malheur de la vie on n'est point enchaîné,
Et l'âme est dans la main du plus infortuné.
En vérité, mon ami, on ne ferait aujourd'hui rien de plus beau que ces deux derniers vers. Il est vrai qu'on en trouve, à côté, de cette force. Terrentianus demande à Séjanus s'il ne craint pas le tonnerre des dieux; et Séjanus répond:
Il ne tombe jamais en hiver sur la terre;
J'aurai six mois au moins pour me moquer des dieux.
Non, mon ami, je ne suis point enthousiaste de l'Angleterre; et j'en sais maintenant assez pour vous dire que, si la constitution est la meilleure connue, l'administration en est la plus mauvaise possible; et que si l'Anglais est l'homme social le plus libre qu'il y ait sur la terre, le peuple anglais est un des moins libres qui existent. Je crois davantage, mon ami, je crois qu'individuellement parlant, nous valons mieux qu'eux, et que le terroir du vin l'emporte sur celui du charbon de terre, même par son influence sur le moral. Sans penser, avec M. Lauragais, que les Anglais n'aient de fruits mûrs que les pommes cuites et de poli que l'acier, je crois qu'ils n'ont pas de quoi justifier leur orgueil féroce. Mais qu'est-ce donc que la liberté, puisque le peu qui s'en trouve dans une ou deux bonnes lois, place au premier rang un peuple si peu favorisé de la nature? Que ne peut pas une constitution, puisque celle-ci, quoique incomplète et défectueuse, sauve et sauvera quelque temps encore le peuple le plus corrompu de la terre de sa propre corruption? Quelle n'est pas l'influence d'un petit nombre de données favorables à l'espèce humaine, puisque ce peuple ignorant, superstitieux, entêté (car il est tout cela), cupide, et très-voisin de la foi punique, vaut mieux que la plupart des peuples connus, parce qu'il a quelque liberté civile? Cela est admirable, mon ami, pour l'homme qui pense et qui a réfléchi sur la nature des choses, et problème insoluble par tous les autres. Au reste, ne croyez pas que l'on connaisse ce pays; plus je vois, et plus je m'assure qu'on ne sait ce qu'on a vu. Je vous défie de vous faire une idée de la ridiculité des préjugés accrédités sur l'Angleterre, tantôt calomniée, tantôt exaltée, avec la plus absurde ignorance. Je fais, pour vous et pour moi, des notes qui vous seront utiles et qui vous convaincront de ces deux choses: l'une, que le plus léger mensonge mène les voyageurs à des résultats d'une fausseté incalculable; l'autre, qu'il est une quantité énorme de choses que nous autres, Français, faisons en les louant, c'est-à-dire qui n'existent que dans nos éloges. Cette observation m'a été confirmée aujourd'hui dans un détail peu important, mais qui vous expliquera bien ce que je veux dire. Tout le monde a entendu parler de la fameuse épitaphe à Wren, dans la chapelle souterraine de Saint-Paul de Londres: Si monumentum quœris, circumspice; mais personne n'a dit que ces quatre mots étaient noyés dans dix ou douze lignes de très-mauvais latin, où l'on a eu garde d'oublier l'eques aureatus et toutes les sottises imaginables. De même, il y a, dans l'épitaphe de Newton, Sibi gratulentur mortales tale tantumque extitisse humani generis decus; cela est bien, mais précédé de onze lignes, dans lesquelles on lit pompeusement l'eques aureatus, le commentaire sur l'Apocalypse, etc. Au reste, ceci me rappelle une anecdote, précieuse pour ceux qui, comme vous et moi, sont à l'affût du charlatanisme humain. Voltaire a écrit partout qu'il y avait à Montpellier une statue de Louis XIV, avec cette belle inscription: A Louis XIV, après sa mort. Il n'y a ici que trois petits inconvéniens, c'est que 1o l'inscription est en latin; 2o qu'elle est fort longue; 3o qu'elle raconte tout uniment le fait comme il s'est passé, à savoir que la statue a été décrétée par la ville, pendant la vie de Louis XIV, et posée depuis sa mort.—Superstiti decrevère.—Ex oculis sublato posuère. Et puis Voltaire ose dire à tout propos:
Et voilà justement comme on écrit l'histoire.
Mais un fait plus important que j'ai complètement vérifié, que je vous prie de garder pour vous, parce que j'aurai bientôt occasion de l'encadrer, mais qui est trop précieux pour que je ne vous l'apprenne pas, c'est celui-ci:
Vous lisez dans le livre de l'Esprit, tom. II, pag. 138, à la note (édit. in-8o, 1778): «Dans ce pays (la Turquie), la magnanimité ne triomphe point de la vengeance; on ne verra point en Turquie ce qu'on a vu, il y a quelques années, en Angleterre: Le prince Édouard poursuivi par les troupes du roi, trouve un asyle dans la maison d'un seigneur; ce seigneur est accusé d'avoir donné retraite au prétendant. On le cite devant les juges; il s'y présente et leur dit: Souffrez qu'avant de subir l'interrogatoire, je vous demande lequel d'entre vous, si le prétendant se fût réfugié dans sa maison, eût été assez vil et assez lâche pour le livrer?—A cette question le tribunal se tait, se lève et renvoie l'accusé.»
Ce fait me paraissait absurde: nul tribunal sur la terre, qui n'est pas le souverain, n'a le droit, ni le pouvoir de juger ainsi. Enfin, j'arrive en Angleterre; et le hasard me fait rencontrer lady Margaret-Macdonald qui a vécu en 1763 à Édimbourg avec M. Macdonald of Kingborough, le héros du roman de M. Helvétius. M. Macdonald n'était point un seigneur; c'était un gentilhomme, cultivateur assez pauvre; il demeurait dans l'île de Sky, près du château de son proche parent, le chevalier Alexandre Macdonald, propriétaire en grande partie de cette île et chef du clan Macdonald, une des tribus écossaises les plus attachées au prétendant. Les officiers du détachement à la quête du prétendant que l'on savait être dans l'île de Sky, étaient dans la salle à manger du château avec lady Margaret. Un paysan montagnard se présente à la porte de la salle, et remet à milady un billet non cacheté; elle reconnaît la main du prétendant qui lui demande une bouteille de vin, une chemise et une paire de souliers. Ce malheureux prince, accablé de lassitude, était alors assis sur une colline à un mille du château, et l'on pouvait le voir des fenêtres de la salle. Lady Margaret ne se troubla point; elle prétexta quelques détails de famille, quitta les officiers, et courut avec le paysan montagnard chez Macdonald of Kingborough: «Si le prince entre chez vous, lui dit Macdonald, ou si vous l'assistez en la moindre chose, vous êtes perdue, vous et votre famille. Je me charge de tout. Adieu.» Il lui prit la main et partit.
Macdonald, avec des difficultés infinies, parvint à sauver le prétendant qu'il habilla en femme, etc. Ce prince gagna les montagnes, et se rendit heureusement à bord d'un des vaisseaux que la France avait envoyés en croisière sur les côtes occidentales d'Écosse, pour faciliter son évasion. Bientôt après, Macdonald fut arrêté et mis en prison dans le château d'Édimbourg, où il resta quelque temps avant qu'on lui fît son procès. Pour toute défense, il dit à ses juges: »Ce que j'ai fait pour le prince Édouard, je l'aurais fait pour le prince de Galles, s'il se fût trouvé dans les mêmes circonstances.» Le tribunal ne se tut point, comme dit Helvétius; mais il condamna Macdonald à être pendu. La sentence qui lui fut prononcée, portait en outre que lui, encore vivant, aurait les entrailles et le cœur arrachés pour être jetés dans un brasier allumé au pied de l'échafaud, ensuite la tête coupée, etc. C'est le supplice ordinaire des traîtres à la patrie. Macdonald ne le subit point; le duc de Cumberland représenta que cette exécution aliénerait sans retour le clan Macdonald. On lui fit grâce par politique, et l'on se contenta de le tenir un an prisonnier dans le château d'Édimbourg........ Mais combien cela est différent! combien cela est vrai, simple, beau, grand! combien Macdonald et la nature perdaient au récit d'Helvétius! Il a su son erreur, et il a répondu: «Ma foi cela est imprimé; et cela est encore beau comme je l'ai écrit.» Quand ceux qui écrivent la morale, la philosophie, la politique, l'histoire, sauront-ils qu'ils ne sont que de vils saltimbanques, lorsqu'ils ne se regardent pas comme des magistrats!
L'ouvrage que l'on me propose, mon cher ami, est une entreprise considérable; il ne s'agit pas moins que de mettre et de tenir ces messieurs au courant de toutes les idées saines d'économie politique, qu'ils ont traitées jusqu'ici de vaine métaphysique. L'ouvrage paraîtrait en anglais et en français; le plus ou le moins de succès n'importerait qu'à ma conscience et à mon amour propre, car j'aurais une rétribution fixe par mois: mais j'ai cru devoir leur observer que cet ouvrage n'étant point de nature à piquer la malignité, parce que je ne dois ni ne veux parler que des choses, et encore avec circonspection, je leur conseillais d'adopter un plan qui éveillât la curiosité. Consulté sur cela, j'ai dit que le plus grand service, selon moi, à rendre aux lettres aujourd'hui, était d'abréger, et de guider un choix dans l'immensité des mensonges, des erreurs et des vérités imprimés; qu'en conséquence, un conservateur qui donnerait en tout genre des analyses, et non pas des extraits des bons livres; qui tirerait, du fumier des ouvrages périodiques, les paillettes qui peuvent y être tombées, et qui deviendrait le dépôt de morceaux détachés qui, par leur brièveté, c'est-à-dire, par un de leurs plus grands mérites mêmes, sont bientôt oubliés et perdus, serait un ouvrage très-précieux, et qui, fait avec scrupule, sans complaisance, sans négligence, sans précipitation, serait à peu près sûr d'un succès d'estime moins rapide que les succès d'éclat, mais durable et toujours croissant. On délibère sur cette idée; je la crois bonne: et si elle l'est, faites des vœux pour qu'elle soit acceptée; car elle me vaudrait cinquante louis par mois, et c'est plus qu'il ne me faut, même ici. Il est vrai que ce revenu serait acheté par un travail excessif et désagréable, en ce qu'il m'ôterait le temps nécessaire pour la culture de mes propres pensées; mais je le regarderais comme un cours d'études à finir, lorsque la fortune voudra me rendre indépendant. Des hommes qui valaient mieux que moi, ont été condamnés à des galères aussi mauvaises; et quand je me sens prêt à m'irriter, je me rappelle cet apologue arabe.
Je m'étais toujours plaint des outrages du sort et de la dureté des hommes; je n'avais point de souliers, et je manquais d'argent pour en acheter: j'allai à la mosquée de Damas, je vis un homme qui n'avait point de jambes. Je louai Dieu, et je ne me plaignis plus de manquer de souliers.
Si je n'avais pas une compagne de mon sort, une compagne aimable, douce, bonne, tendre, que sa beauté aurait infailliblement rendue riche, si ses excellentes qualités morales ne s'y étaient pas opposées; qui souffre pour elle et pour moi, en pensant que j'ignore toujours les ressources du mois qui suit, moi dont le cœur ne fut jamais fermé à l'infortune: cet apologue me rendrait très-philosophe.
Dites-moi, mon ami, si une fois embarqué dans cette besogne, je puis compter du moins sur vos indications, soit pour les anciens livres qui méritent d'être analysés, soit pour un choix de pièces fugitives (littéraires) dont je voudrais que cet ouvrage fût le dépôt, et pour lequel je ne puis avoir un aussi bon guide que votre goût exquis et votre incorruptible conscience. Dites-moi aussi si vous croyez que je puisse compter sur des souscripteurs en France, dites-moi surtout, avec votre franchise et votre sagacité ordinaires, ce que vous pensez de l'idée et du plan.
Ce que vous me dites de votre santé et de votre genre de vie me fait un très-grand plaisir, mais me donne de bien vifs regrets. Combien j'aurais vécu avec vous cet hiver! combien j'aurais passé d'heures délicieuses, et cultivé mon âme et ma pensée! car, ne vous y trompez pas, c'est mon esprit qui acquiert ici; mon âme est veuve, philosophiquement parlant, et ma pensée avorte, faute d'un ami qui l'entende ou qui l'éveille. Je combine une foule de rapports nouveaux; et certainement il résultera, de ces rapprochemens et de ces combinaisons, de bonnes choses, sur-tout quand je les aurai mûries auprès de vous, dans la serre chaude de votre amitié et de vos talens. Mais aujourd'hui je ne fais qu'amasser; je ne dispose point. Je n'ai jamais si bien senti combien vous étiez nécessaire pour m'encourager et me guider. Je ferai ici plusieurs bons ouvrages, un entre autres qui sera une grande vengeance offerte à l'humanité: ce sera l'histoire d'un des plus horribles crimes du XVIIIe siècle, dont le hasard m'a envoyé les matériaux les plus curieux et les mieux détaillés; mais un grand ouvrage de morale ou de philosophie, je ne l'entreprendrai jamais qu'auprès de vous, qui êtes la trempe de mon âme et de mon esprit.
Allons donc, je serai content de vos amis, puisque vous le voulez; mais qu'ils s'arrangent pour que vous ayez 12,000 livres de rente, ou je ne réponds pas des rechûtes. Bon jour, mon ami; car en voilà bien long, et ma pauvre petite se réveille; remarquez s'il vous plaît, qu'elle est trop excusée de son silence, elle vous aime de tout son cœur et vous regrette très-vivement. Adieu, encore une fois, je ne vous dirai pas: si vous aimez des anecdotes caractéristiques de ce pays pour augmenter votre immense répertoire, écrivez-moi souvent, car je vous en enverrai toujours en réponse. Mais je vous dirai: écrivez-moi souvent, car cela me console et soutient mon courage.
P. S. Vous êtes sûrement étonné de ce que les C. [50] ne circulent pas encore; mais vous le serez plus, quand vous saurez que j'ai traduit à la suite un pamphlet du docteur Price, intitulé: Observations on the importance of the american révolution, and the means of making it a benefit to the World (cela n'est pas excellent, mais on m'en a beaucoup prié), et fait un discours et des notes sur cet ouvrage, dont vous ne serez pas mécontent, pour avoir été fait loin de vous.
LETTRE XII.
Londres, Hatton-street in Holborn, 30 décembre 1784.
Je ne voulais ni vous gronder, mon ami, ni interpréter votre silence d'une manière qui pût affliger mon cœur; mais j'étais inquiet de vous: car votre constitution débile et votre tempérament igné se conserveront long-temps l'un par l'autre; mais ils se heurteront souvent; et la vie est bien quelque chose: mais ne pas souffrir est beaucoup plus, du moins selon moi. Me voilà rassuré, jusqu'à un certain point pourtant; car je sais que vous payez cher quelques semaines de travail forcé; et je n'aime pas assez la littérature, quoique j'en sois idolâtre, pour pouvoir désirer de l'enrichir à vos dépens, et d'autant moins que tôt ou tard les trésors de votre génie lui arriveront. Pourquoi donc se hâter, au risque de ruiner votre santé? Mais vous m'auriez fait bien plaisir de me récapituler la réception de mes lettres, ou du moins de me les signaler par quelques traits détachés; car j'en ai quatre ou cinq au moins sans réponse; et vous ne me parlez que de celle où je vous entretiens du conservateur. Au reste, comme il n'y avait dans les autres aucun motif de suppression, je suppose qu'elles sont arrivées à bon port. Car j'entends bien pourquoi l'on gêne la liberté de la presse; en dépit des cent mille et une raisons que j'en pourrais donner, je trouve qu'on peut résumer cette question dans un argument très-court. Quel mal y aurait-il qu'il n'y eût pas tel, tel, tel, tel et tel livres? Et cela, jusques et inclusivement la Bible, où pourtant il est dit que toute puissance vient de Dieu, et sans égard à ce que la poudre à canon, le plus utile de tous les livres à ceux qui n'en veulent point, serait encore dans le cerveau du père éternel, si Adam ne nous eût pas transmis la faculté de faire des livres? Qu'avez-vous à répondre à cela? hein! mais pourquoi gênerait-on le commerce des lettres? Il n'a pas du tout les mêmes conséquences; car quel homme, à moins d'être insensé, ne sait pas qu'il écrit sous les yeux vigilans de tous les sages et généreux gouvernemens, qui régissent l'univers, comme ils disent? Donc si ce n'était pas une très-agréable et expédiente occasion de gagner et faire gagner beaucoup d'argent à beaucoup d'honnêtes gens, l'interception des lettres serait une chose fort inutile (procédé à part, que pourtant tout le monde ne trouve pas également gai), et d'autant plus inutile qu'il n'est pas une correspondance d'ambassadeurs qui ne se fasse par couriers. Mais le ciel me défende de gloser sur une si belle institution!
Vous voilà bien affairés, messieurs les distributeurs de la gloire! que l'esprit saint vous illumine! Mais miracle pour miracle, il devrait bien commencer par les candidats, avant de passer aux électeurs. Au reste, savez-vous pourquoi je parle de ceci? Vous ne vous douteriez pas en cent mille ans que je fusse solliciteur d'une place à l'Académie; je le suis pourtant, ou à peu près: mais rassurez-vous, ce n'est pas de moi, et indépendamment du bras de mer, ce ne sera jamais de moi dont il sera question. Vous me dites qu'au nombre des aspirans se trouve Target; je sais, mon cher ami, tout ce qu'il y a à dire contre lui; et cela se réduit à ceci: Il a peu ou point de titres littéraires; cela est vrai; mais peu d'hommes, et nul parmi les aspirans, à moins que ce ne soit Garat (à qui je ne voudrais pas nuire assurément, mais qui a son poste), n'est aussi capable d'en avoir. Je ne sais si vous connaissez les Lettres d'un homme à un homme, le meilleur des écrits polémiques qui parurent au temps de Maupeou; cela est de lui. Vous devez connaître ce qu'il a écrit sur la censure. Une grande partie du morceau intitulé: Réflexions sur l'ouvrage précédent, imprimé à la suite de l'ouvrage de Price dans mes Cincinnati, est de lui; et cela fut jeté en un instant. En un mot, je vous suis garant qu'il a une vaste littérature, des connaissances très-nettes, et la tête pleine de choses et de bonnes choses. Par exemple, non-seulement il est au courant de toutes les idées saines en économie politique, mais il en a redressé plusieurs: non-seulement il est au courant de toutes nos idées philosophiques, mais il a donné à plusieurs beaucoup d'énergie et d'extension. Le patriciat a reçu de lui de rudes coups de knout dans le procès des Quiessat, etc. etc. De plus (et si nous ne traitions qu'entre nous, j'aurais commencé par là), c'est un parfaitement honnête homme, bon, chaud, sensible, pur, incorruptible; et l'on vous offre de plats coquins. Enfin, et ceci passera dans votre cœur, il est mon ami particulier; il est digne d'être le vôtre; et il m'a rendu un service important que je ne lui ai pas même demandé, ni indiqué, avec toute sorte de chaleur et une grâce charmante.
Je sais bien, mon ami, que tout cela, quoique très-sonore à votre âme, ne vous ferait pas faire ce que vous ne croiriez pas devoir faire; mais, en conscience, croyez-vous devoir quelque chose en ceci? où est le plus digne? où sont les données pour déterminer le plus digne? et le plus digne fût-il là, votre voix le fera-t-elle élire? que va-t-on vous proposer? quelques canailles titrées, ou quelques bamboches littéraires. Target a fait bien mieux que de mauvais ou de médiocres ouvrages; il n'en a point fait; il a consacré sa vie à une profession embrassée malgré lui, et qu'il n'en a pas moins remplie avec une rare dignité, avec un grand zèle, avec tout l'éclat dont l'éloquence du mur mitoyen est susceptible. L'honneur qu'on lui ferait, car enfin c'en est un dans sa position, rare même et par conséquent assez désirable; l'honneur qu'on lui ferait exciterait en lui le désir et la volonté de déployer ses forces; et le choix de l'académie, où d'ailleurs il faut de tous les genres, peut nous valoir quelques bons ouvrages, au lieu de consultations obscures ou de plaidoyers éphémères; et puis, maintenant que la peste est sur les beaux esprits, n'y a-t-il pas de la place pour tout le monde?
En voilà bien long, mon ami; mais c'est que la chose me tient au cœur; et vous savez si vous recevriez un refus de moi. Que Target doive votre voix à votre amitié pour moi, et je vous suis garant que je vous aurai acquis un ami digne de ce titre par sa morale, et même par ses talens.
Les miens (car il me faut bien, comme un autre, parler de mes talens) viennent de faire un tour de force dont je ne puis rien vous dire autre chose, sinon qu'un livre singulier et rempli de recherches aura été fait et imprimé en un mois, ici où l'on imprime la moitié moins vite qu'en France. Or, dans cette occasion, le temps importait fort à l'affaire, et l'affaire m'importait fort à moi; outre qu'elle est grande et belle, mon conservateur est accroché, parce qu'on veut qu'un libraire français entre dans la moitié des frais de l'édition française (vous voyez que vous vous êtes trop hâté de me féliciter), de sorte que, la maladie de mon amie m'ayant ruiné, j'étais aux expédiens. Me voilà sauvé pour un couple de mois. Vous trouverez-là le nom de votre hôte consigné avec honneur; vers le milieu du mois prochain, cela vous parviendra.
On nous annonce ici un grand ouvrage en trois volumes de Necker, avec son avis sur l'administration des finances: il est, dit-on, entre les mains de notre roi, de notre reine, de Monsieur, et sans doute de M. le dauphin, plus de M. de Castries; 18,000 exemplaires sont prêts pour porter à toute la terre la preuve que la France a perdu un bon serviteur et que le serviteur en est bien fâché. Quant à moi, outre que je sais à quoi m'en tenir sur ses talens financiers, et ses opérations ministérielles, je suis occupé en ce moment d'une étude qui ne le montre pas en beau. L'abandon qu'il a fait de sa patrie, dans un temps où il lui était facile de la sauver et de la mettre pour toujours hors des dangers où elle s'est abîmée, est un vilain bout d'oreille, par lequel il m'est impossible de ne pas le juger. Turgot n'était pas Genevois à beaucoup près; et cependant il eût tenu à honneur de sauver une taupinière où on lui aurait dit que la liberté était en danger, et il n'eût pas marchandé ses peines. Au reste, le glorieux avait honte de son père (je vous en dirai quelque jour les détails); cherchez là dessous, si vous pouvez, un grand homme....... Cela n'empêche pas que l'ouvrage sur les finances ne puisse être bon, quand on sait bien ses quatre règles, qu'on peut conjuguer le verbe avoir, et qu'on est laborieux, on est un aigle en finance.
Bon soir, mon ami; si mon conservateur ne s'accroche pas, il y a beaucoup à parier que je retournerai en France, car je ne veux pas mourir de faim ici, où Rousseau aurait péri de cette triste maladie, s'il n'eût eu que ses talons à donner pour hypothèque à son boucher et à son boulanger; et en France pourtant, il est bien difficile que, moi présent, on me refuse du pain. Notez, je vous prie, que le parlement a remis à délibérer sur ma demande en courant et arrérages de pension alimentaire, après le compte de tutelle rendu par mon père. Il faut avec ces messieurs vivre par provision sans provision. Adieu, encore une fois; écrivez-moi plus souvent: donnez-moi des nouvelles des Cincinnati que vous devez avoir depuis long-temps, et n'oubliez pas combien le principal objet de cette lettre me tient au cœur.
LETTRE XIII.
C'est à M. Leveillard que je dois, mon cher ami, d'être certain que vous vivez, et que faible encore, vous vous portez mieux. C'est à lui que je dois de savoir les progrès si ridiculement longs de votre fortune, qui ne font pas moins votre éloge que la honte de vos amis: mais enfin, je n'ai pas su par vous un mot de ce qui vous intéresse. Je l'ai demandé enfin à Leveillard qui, malade lui-même, mais sensible à ma peine, m'a répondu courrier par courrier, et m'a laissé le regret de ne m'être pas plutôt adressé à lui.
S'il est vrai que vous m'aimiez, mon cher Chamfort, je vous prie d'occuper un moment votre imagination de ce que la mienne, qui ne manque pas d'activité, a dû souffrir de votre silence opiniâtre, que je vous ai quatre fois supplié de rompre, ne fÛt-ce que par un mot de votre laquais, si M. R..... ne voulait pas me faire le sacrifice de quelques minutes. Je ne sais pas ce que je n'ai pas cru, et j'en étais venu à ce point que je ne permettais point à ma compagne de prononcer votre nom; j'éprouvais trop d'angoisses et d'inquiétudes; tous mes efforts étaient dirigés à me distraire de vous. J'avais renoncé à vous écrire jusqu'à ce que je susse votre sort. Maintenant, vous m'écrirez et je saurai les raisons de votre silence, ou vous serez très-importuné.
Dupont avait de trop bonnes raisons pour ne pas me répondre; il a perdu sa femme, l'une des plus raisonnables et des plus estimables mères de famille que je connusse; elle avait les vertus domestiques de tous les genres; et si ce ne sont pas les plus rares, certainement ce sont celles qui contribuent le plus au bonheur de tout ce qui a des rapports avec nous. D'ailleurs, Dupont, jeté dans le torrent des affaires, ayant beaucoup de par de là dans la tête, et de mobilité dans le cœur, avait plus de besoin qu'un autre d'une compagne qui s'occupât de son intérieur: c'est donc une perte et une très-grande perte qu'il vient de faire; et je dois trouver tout simple qu'il n'ait pas eu le temps de penser à mes inquiétudes: mais vous qui en étiez l'objet; vous qui saviez que je n'en manquais pas dans cette grande et ruineuse ville, et qu'au moins me fallait-il être tranquille sur le sort, la santé et l'attachement de mes amis, je ne vous connais qu'un moyen de vous faire pardonner, c'est de vous bien porter, d'être heureux et de me le dire.
Je suis si fâché contre vous, que je ne vous dirai pas un mot de ce pays-ci, ni des courses que j'ai faites et qui sous peu produiront peut-être quelque chose; mais comme je veux croire que vous m'aimez encore, je vous dirai un mot de nous. Notre santé est bonne; ma compagne est ce que vous l'avez vue, belle, douce, bonne, égale, courageuse, pénétrée de ce charme de la sensibilité qui fait tout supporter, et même les maux qu'elle produit. Pour moi, je trouve ici pâture à mon activité; j'apprends, je note, je fais beaucoup de choses; mais au milieu des marques de bienveillance et de considération que je reçois, je ne laisse pas que d'être fort inquiet sur l'avenir; la littérature française étant si étrangère ici, la main d'œuvre si chère, et les libraires si timides, que le meilleur moyen d'y mourir de faim, c'est d'y être même un bon écrivain français. Au reste, on y imprime les Cincinnati qui me rapporteront peu de chose, mais qui du moins ne me coûteront rien, et qu'un homme de beaucoup de talent a bien traduits, de sorte que l'édition anglaise paraîtra presqu'aussitôt que la française. Mais jugez, par ce qui se passe à cet égard, du peu de ressources qu'offre la typographie anglaise. Deux libraires de Paris, inutiles à nommer par la poste, mais dont un riche et solide, m'ont écrit pour prendre quinze cents exemplaires à cinquante sous, pourvu qu'on les leur rendît à telle ville frontière; on a grand'peine à décider le libraire anglais à tirer à quinze cents l'édition française, et si l'ouvrage n'avait pas produit ici, sur quelques hommes accrédités, un très-grand effet, jamais libraire ne l'eût imprimé pour son compte; les Français accoutumés au pays conçoivent à peine cet effort, et je ne le conçois pas moi-même, depuis que je sais que Emsley a refusé d'imprimer le manuscrit des Confessions de J. J. Rousseau, de peur que l'édition ne lui restât.
D'un autre côté, depuis que je suis à Londres, malgré mes continuelles instances, je n'ai pas reçu un mot de mes procureurs, et j'ignore encore s'il existe en France un moyen de faire payer par un père une pension alimentaire à son fils.
Avec tout cela, mon ami, aimez-moi, écrivez-moi, et je ne regretterai guère en France que vous et votre société.
Bon jour, mon cher paresseux; que les trésors dont vous surcharge la munificence royale ne vous fassent pas oublier vos vrais amis; les autres sont aimables et brillans; mais voilà tout; et nous, nous vous aimons.
LETTRE XIV.
Vendredi, 4 février 1785.
Mon ami, je ne vous aurais pas encore écrit aujourd'hui, non pas parce que vous êtes en arrière avec moi, mais parce que je suis triste et malheureux, entr'autres et trop nombreux sujets, de l'absence de ma douce compagne que vous aurez embrassée avant de lire cette lettre; je ne vous aurais pas écrit, dis-je, quoique je vous doive des remercîmens pour votre conduite envers Target, si un devoir de reconnaissance ne m'excitait pas en ce moment à secouer mon spleen et à vaincre ma mélancolique paresse.
Je ne vous ai jamais recommandé personne en France, mon bon ami, pas même moi, parce que j'ai toujours trouvé que cette discrétion était un devoir étroit de délicatesse et d'honnêteté envers un homme que son mérite personnel et le hasard des circonstances ont mis en mesure, même intime, avec les grands, sans qu'il ait jamais voulu compromettre son indépendance, trafiquer de leur amitié, mettre en un mot, en manière quelconque, à profit, sa situation; mais lorsqu'il s'agit d'un étranger, homme de mérite, à recommander au dehors, comme on ne peut soupçonner en aucune façon les intentions et les motifs de celui qui s'y intéresse, comme ces sortes de déférences hospitalières honorent les hommes en place et peuvent leur être utiles, comme vous ne vous êtes point interdit de conseiller des actions honnêtes, et que c'est même la seule part que vous vous soyez réservée dans les affaires de ce monde, je peux me permettre d'être plus hardi. Après cette longue préface, voici ce dont il s'agit:
M. William Manning, beau-frère de M. Vaughan, homme d'un très-grand mérite, l'un des plus vrais philantropes qu'il y ait en Europe, et certainement l'Anglais le plus dégagé des préjugés moraux qui existe, auquel j'ai été recommandé par M. Franklin, et qui m'a rendu toutes sortes de bons offices; M. William Manning, fils d'un des plus riches et des plus estimés planteurs des îles britanniques, part pour les Antilles, appelé par de très-grandes affaires. Il désire d'être recommandé à M. le comte de Damas à la Martinique, et à M. le comte d'Arrôt à Tabago (je ne sais si ce nom d'Arrôt est bien écrit); vous avez des relations personnelles avec la maison de Damas; et vous n'en auriez pas, que votre immense considération, qui vous met de pair avec tout le monde, à force de vous mettre au-dessus, vous en donnerait aisément; mais je me rappelle que vous en avez: d'ailleurs nulle recommandation, soit en Angleterre, soit aux îles, ne peut être plus honorable et plus efficace que celle du marquis de Vaudreuil, que l'estime universelle de ce peuple-ci, connaisseur en hommes, doit bien dédommager des tracasseries de cour; et personne ne peut, plus aisément que vous, faire écrire un mot de ce bord.
Rendez-moi ce service, mon bon ami; je dis ce service, car je n'aurai peut-être jamais de ma vie une autre occasion de faire quelque chose d'agréable pour l'homme de ce pays-ci qui a été le plus empressé à m'être utile, et qui ne l'aurait pas été davantage après une connaissance de plusieurs années.
Je ne vous parlerai pas de moi, je n'en ai pas le courage; les horribles tracasseries que j'ai essuyées depuis quelque temps, la dureté de mon père, il faut trancher le mot, sa férocité, qui incidente maintenant sur le pain qu'il est forcé à me donner, et qui met toute son adresse et tous ses efforts pour me faire mourir de faim (car apparemment il n'a pas encore espéré de me rendre voleur de grand chemin); le départ récent de mon amie qui m'a réellement mutilé, et qui me prive de la seule consolation qui me reste sur la terre, au moment où j'ai le plus lourd fardeau à porter; toutes ces circonstances réunies et l'anxiété d'une situation qui n'a point d'égale me rendraient trop amer de retracer des détails qui vous navreraient le cœur, et loin de me soulager, tirailleraient mes blessures. Mon amie vous dira tout cela, mais elle sera là; et sa physionomie angélique, sa pénétrante douceur, la séduction magique qui l'entoure et la pénètre, adouciront le chagrin que vous causera infailliblement son récit; et moi, je vous déchirerais plutôt que je ne vous attendrirais; outre que vous ne m'entendriez pas, sans un volume de fastidieuses explications qui me tueraient, lorsque vous seriez au courant. Nous recommencerons à causer, et vous ne négligerez plus la correspondance d'un ami malheureux, qui met tant de prix au moindre souvenir de vous, et auquel il reste si peu de jouissance.
Je n'ai certainement pas besoin de vous recommander de faire pour mon aimable amie, et pour le succès de ses démarches, tout ce qui sera en vous, c'est-à-dire, de lui prodiguer vos consolations et vos conseils; vous êtes bon, sensible et généreux: d'ailleurs, c'est pour moi qu'elle travaille; mais je vous jure, mon ami, je vous jure, dans toute la sincérité de mon âme, que je ne la vaux pas, et que cette âme est d'un ordre supérieur, par la tendresse, la délicatesse et la bonté. Si le comte d'Entraigues est à Paris, avertissez-le de l'arrivée de mon amie; et comme lui est un ardent et adroit solliciteur, concertez-vous tous deux avec lui pour qu'il travaille à mes affaires. Au reste, mon cher ami, un grand point serait de m'obtenir sûreté pour rentrer en France; car il est impossible que je vive ici, si l'on ne m'y ménage pas quelques ressources littéraires, et mon nom effarouche tous les libraires soumis à la censure; mais si je m'y soumets, moi, si je fonde mon pain sur un travail qui ne puisse effaroucher personne, pourquoi donc le même gouvernement qui encourage, qui fait vivre, qui soudoie ici des insectes de l'espèce la plus vile et la plus venimeuse, ne me laisserait-il pas vivre, moi? lui suis-je donc plus désagréable ou plus suspect que Linguet, etc. etc.
Quoiqu'il en soit, mon ami, conseillez, dirigez, consolez ma pauvre amie, et ménagez-moi la possibilité de nous retrouver tous trois. Parlez-moi donc de vous.
Croyez-vous qu'un choix de comédies anglaises réussît en France: c'est-à-dire, qu'un libraire voulût l'acheter? Remarquez que c'est un travail qui ne peut se faire qu'ici; mais je voudrais un marché fixe, afin de ne pas consumer inutilement du temps: il importerait que les lettres fussent ici le plutôt possible.
LETTRE XV.
Paris, 1er janvier 1788.
J'irai vous porter ce matin, mon cher Chamfort, les vœux d'un ami fidèle, affectueux, dévoué, et qui n'aspire aux jouissances d'une fortune indépendante que pour prouver à vous et à un très-petit nombre d'autres mortels, que si jusqu'alors il ne jouissait pas assez du charme de leur société, c'est qu'il ne jouissait pas de lui-même, et que, pour disposer de son âme, de ses principes, de ses talens, il s'était vu obligé d'immoler son temps et ses goûts personnels.
Je passerai donc chez vous, mon ami; mais comme vous pourriez être en course pour les devoirs du jour, je vous prie, par ce billet, de me prévenir si la lettre que vous destinez à la consolation de M. Cérutti sera prête assez tôt pour pouvoir trouver place dans le numéro qui paraîtra vendredi; il faudrait pour cela que je l'eusse mercredi soir au plus tard. Ma question a pour motif, mon cher Chamfort, d'abord la nécessité de pourvoir d'avance à nos mélanges, ensuite le désir de faire ce que vous m'avez persuadé être équitable et décent, assez à temps pour que la sensibilité de M. Cérutti en reçoive un adoucissement, et non un double choc, ce qui arrive toujours dans les querelles renouvelées.
Bon jour, mon très-bon ami, L. C. D. M.
LETTRE XVI.
5 octobre 1790.
Je suis vivement pressé, mon cher Chamfort, de faire exécuter le joli projet dont je vous ai parlé, celui de recueillir ce que j'appelle des vignettes littéraires et philosophiques pour un catalogue raisonné: il faut donc que je m'en occupe, et que je vous prie de vous en occuper assez vous-même pour vous y attacher. Il serait nécessaire, mon bon ami, que je susse quels sont, parmi les grands noms, vos élus, vos favoris: puis-je compter que les poètes grecs et latins seront de ce nombre? Si vous y joigniez nos grands maîtres français, je serais bien riche; et si vous aviez le courage d'aller jusqu'à l'élite des auteurs de mémoires et des moralistes, je le serais jusqu'à faire envie. Un mot sur cela, mon bon ami, comme aussi sur notre dessein de nous réunir pour nous préparer à rire civiquement sur les académies.
Vale et me ama.
LETTRE XVII.
Mercredi.
Je ne voulais vous remercier, mon ami, qu'au moment où je pourrais vous dire quelque chose sur les infâmes papiers dont on a cru payer votre prose et vos vers, tandis qu'on les eût certainement refusés à la mère de vos talens, je veux dire à votre âme. Le résultat de mes informations est qu'il faut vîte et vîte que vous alliez en personne chez Camus, lequel a fait mettre dans tous les papiers publics la plus brutale injonction, nommément aux membres de l'assemblée nationale, de s'abstenir de toute recommandation auprès du comité des pensions. Il faut donc, mon ami, que je me réserve pour défendre les vôtres, si on les attaque; et c'est ce que je ferai certes avec l'amitié que je vous dois et l'énergie que vous me connaissez: mais, avant tout, allez trouver Camus, et tenez-moi averti de son accueil. Bon jour, mon brave ami, on va copier votre excellente Lucianide [51]: vous l'aurez demain ou après-demain.
Vale et me ama.
FIN DES ŒUVRES DE CHAMFORT.
NOTES:
[1] M. de La Harpe, dans l'excellent Cours de Littérature qu'il a lu au Lycée.
[2] Voyez la note 6 de l'Eloge de Racine, par M. de La Harpe.
[3] M. l'abbé Delille est un des poètes français qui ont le mieux connu cet art de varier la forme des vers alexandrins, et de se soustraire à leur marche traînante. Ses Géorgiques et son poème des Jardins offrent des morceaux où ce genre de beauté est porté à son plus haut degré de perfection. Les ouvrages de cet écrivain seront toujours du nombre de ceux que tout homme qui se destine aux muses associera à ses études de Racine et de J. B. Rousseau, parce qu'il est, comme eux, un des poètes les plus parfaits de la langue.
[4] Voyez son Essai sur la Poésie sacrée, à la tête de son sublime poème du Messie.
[5] Tom. III, pag. 272.
[6] La perfection même que l'on s'obstine à refuser à Rousseau, ne serait qu'une raison de plus pour croire à la difficulté de ce genre.
[7] Voyez les Leçons du docteur Blair sur la Littérature, à la fin de l'article du Poème lyrique, tom. III, pag. 145.
[8] Je me sers de la traduction du P. Berthier.
[9] Principes de littérature, liv. III, pag. 268.
[10] Dict. de l'Acad.
[11] Voyez pag. 253 de ses Remarques sur Racine, insérées dans le volume intitulé, Remarques sur la langue française, par M. l'abbé d'Olivet; chez Barbou, édit. de 1783, vol. in-12.
[12] Tom. II, pag. 304, édit. 1783, qui renferme les Notes de Patru et de Corneille.
[13] Pag. 143, édit. 1766, in-12.
[14] Tom. Ier, pag. 417. Paris, Didot, 1786.
[15] Voyez sa Remarque sur les premiers vers de la tragédie de Bajazet.
[16] Dict. de l'Acad.
[17] Dict. de l'Acad.
[18] Vaugelas, dans ses Remarques sur la Langue française, écrit toujours les premières personnes sans s dans les verbes suivans: je croi, je reçoi, je sçai, etc.
[19] Voyez le Racine vengé.
[20] Voyez les Observations de Ménage sur la langue française; tom. Ier, pag. 73, 2e édit. de Barbin.
[21] Dict. de Trévoux.
[22] Tom. Ier, pag. 206.
[23] Voyez pag. 110 du Traité de la Prosodie française de l'abbé d'Olivet. Paris, 1736, chez Gandouin.
[24] Qu'on lise surtout la 1re et la 3e scènes du 1er acte, la 7e du 2e et la 4e du 3e; et l'on verra s'il existe, en aucune langue, rien de plus parfait.
[25] Entr'autres, M. Lefranc de Pompignan. Voyez sa lettre à Racine le fils.
[26] Les galères ne sont pas la punition de ce crime dans tous les états d'Allemagne. Les peines y sont variées. Dans quelques-uns, on attache le coupable entre les cornes d'un cerf, avec des cordes bien enlacées dans son bois: on le chasse ensuite dans la forêt. Ce mot galères n'est ici que l'indication d'un châtiment quelconque.
(Note de l'auteur.)
[27] Anspach et Bareuth.
[28] Chamfort composa ce petit poème au commencement de 1792.
[29] L'Académie française, pour laquelle cet ouvrage a été composé en 1765.
[30] Ces vers furent chantés en présence du roi de Danemarck, pour lequel ils avaient été composés en 1768, pendant le séjour de ce monarque à Paris.
[31] M. d'Alembert faisait alors des vers.
[32] Les Mémoires de la reine Christine.
[33] On connaît les talens de M. d'Alembert pour contrefaire.
[34] Il y a sans cesse dans les ouvrages de d'Alembert: Lesage fait ceci ou cela.
[35] Ces épîtres ont été égarées, ainsi que d'autres papiers, à la mort de l'auteur. Cette perte est probablement sans ressource; car les recherches les plus exactes n'ont pu nous les procurer.
[36] Cette lettre, ainsi que la IXe, nous a été communiquée par M. Sencier, membre de la Société des Bibliophiles, et dont l'obligeance égale le savoir.
[37] On proposait à Chamfort une place de secrétaire des commandemens à la cour.
[38] Il n'y en avait pas 100,000; mais on en croyait 700,000. (Note de l'auteur.)
[39] Il est de fait que, de tous les lieux où l'affluence est grande, et d'où l'on ne peut sortir sans se rendre importun, il n'y a que les jacobins où j'aie jamais été, et toujours dans les crises violentes de l'année 1791. Le moment que j'avais choisi pour me présenter, en est une preuve suffisante.
[40] M. Delacroix avait fait insérer, dans le Journal de Paris, une lettre dans laquelle il parlait peu avantageusement de Chamfort, auquel il reprochait d'avoir pris une part trop active à la révolution.
[41] Des Lettres de cachet et des Prisons d'état.
[42] De Calonne.
[43] C'est Chamfort lui-même qui est désigné par ce sobriquet. On sait qu'il était né près de Clermont, en Auvergne.
[44] L'abbé de Lille.
[45] En (ce) temps-là, on s'occupait beaucoup des ballons nouvellement découverts par Montgolfier. Un physicien, nommé l'abbé Miolan, en annonça un qui devait s'élever du Luxembourg. On s'y rendit en foule; les billets d'entrée coûtaient six francs: l'expérience manqua, et l'on ne rendit pas l'argent. L'auteur s'enfuit et fit bien, car le peuple n'entendait pas raillerie et voulait le mettre en pièces. C'était donc, peu de jours après, jouer un tour sanglant à un autre abbé, que de l'appeler de ce nom dans un lieu public.
[46] Si nous pouvions tous exister sans femmes, nous serions délivrés de ce sujet de chagrin; mais puisque la nature nous a faits tels que nous ne pouvons ni vivre contens avec elles, ni nous passer d'elles de quelque façon que ce soit, il vaut mieux pourvoir à ce qui nous est perpétuellement nécessaire qu'à nos plaisirs.
[47] Ceci a rapport à l'écrit sur l'ordre de Cincinnatus, l'un de ceux qui contribuèrent le plus à la réputation de Mirabeau, et dont les morceaux les plus brillans sont de Chamfort.
[48] On sait que les Auvergnats n'ont pas une grande réputation d'esprit.
[49] Franklin. C'est toujours de l'écrit sur l'ordre de Cincinnatus qu'il s'agit.
[50] Les Cincinnati, c'est-à-dire l'écrit sur l'ordre de Cincinnatus.
[51] C'est-à-dire, votre diatribe dans le genre de Lucien: c'est le Discours sur les académies.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE CINQUIÈME VOLUME.
| pages. | ||
| Avis | 4 | |
|---|---|---|
| Essai d'un Commentaire sur Racine | 5 | |
| Notes sur Esther | 5 | |
| Épîtres | 83 | |
| Sur la Vanité de la Gloire | 85 | |
| — d'un père à son fils, sur la Naissance d'un petit-fils | 97 | |
| — à M. *** | 104 | |
| — à M. ***, qui avait fait afficher chez son suisse un ordre en vers, de n'ouvrir qu'au Mérite et de refuser la porte à la Fortune | 109 | |
| Fragment d'une Épître diplomatique, adressée à la coalition des princes armés contre la France | 112 | |
| Odes | 119 | |
| La Grandeur de l'Homme | 121 | |
| Les Volcans | 124 | |
| Contes | 129 | |
| La Querelle du Riche et du Pauvre. Apologue | 131 | |
| La Jambe de bois et le Bras perdu | 132 | |
| Le Héros économe | 133 | |
| Le Rendez-vous inutile | 136 | |
| Le Chapelier | 139 | |
| La Mariée sans Mari | 140 | |
| L'Avare éborgné | 140 | |
| Fragment d'un Conte. Apologue | 141 | |
| Prologue d'un autre Conte | 142 | |
| Calcul patriotique | 143 | |
| La vraie Sagesse | 144 | |
| La Jouissance tardive | 146 | |
| Pâris justifié | 147 | |
| Le Peintre d'histoire | 147 | |
| Le Calcul | 148 | |
| Le Pronom indiscret | 148 | |
| Le Calendrier des Jésuites | 149 | |
| Le Saut de la Soupente | 154 | |
| Le Linceul du Pélerin | 157 | |
| L'Armement inutile | 162 | |
| L'Abbesse condamnée au Chapelain | 167 | |
| Le Coq et le Chapon | 169 | |
| La Peur de la Mort | 171 | |
| La Consolation des Cocus | 177 | |
| La Fidélité à toute épreuve | 179 | |
| Le Connaisseur | 179 | |
| La Prude | 181 | |
| L'Illusion du Cloître | 182 | |
| Poésies diverses | 185 | |
| Les Fêtes espagnoles | 187 | |
| Calypso à Télémaque. Héroïde | 199 | |
| L'Homme de Lettres. Discours philosophique | 205 | |
| Bacarole imitée de l'italien | 213 | |
| L'Heureux temps | 215 | |
| La Vie de Paris | 216 | |
| Imitation d'Ovide | 217 | |
| Le Paradis | 218 | |
| La Vieille de seize ans | 221 | |
| Candide | 222 | |
| La Bohémienne | 223 | |
| Sur l'Élection de MM. Lemierre et de Tressan à l'Académie française | 224 | |
| Sur la Tragédie de Coriolan, par La Harpe, dont les Comédiens français donnèrent une représentation au bénéfice des Pauvres, le 3 mars 1784 | 224 | |
| Le Siècle a du Caractère | 224 | |
| L'Abbé de Chaulieu et le cardinal de Bernis | 225 | |
| Les Jeunes Gens du siècle | 227 | |
| Vers composés à l'occasion de la fête de M. de Vaudreuil | 228 | |
| Madrigal | 231 | |
| A M. de M***, qui m'avait envoyé une tasse de porcelaine avec un quatrain où il me recommandait de ne pas imiter Diogène | 231 | |
| Vers à M*** | 232 | |
| A Madame ***, sur une loterie | 233 | |
| A celle qui n'est plus | 234 | |
| Imité de l'Anthologie | 235 | |
| A Madame *** | 235 | |
| A Madame ***, en lui envoyant un Chien | 236 | |
| Motifs de mon Silence | 236 | |
| Imitation de Martial | 236 | |
| Autre du même | 237 | |
| Autre du même | 237 | |
| Moralité | 238 | |
| Epigramme | 238 | |
| Autre | 239 | |
| Sur un Mari | 239 | |
| Vers mis au bas du portrait de Mirabeau | 239 | |
| Vers à mettre au bas du portrait de d'Alembert | 240 | |
| Epigramme contre La Harpe | 240 | |
| Autre contre le même | 241 | |
| Autre contre le même | 241 | |
| Le Roi de Danemarck, en partant de Paris | 241 | |
| A une femme qui prétendait que ses amis ne s'occupaient pas d'elle | 242 | |
| Le Palais de la Faveur. Allégorie en vers et en prose | 242 | |
| Lettres diverses | 253 | |
| Lettre Ire. | A madame de *** | 255 |
| II. | A .... | 256 |
| III. | A .... | 259 |
| IV. | A Madame de S*** | 262 |
| V. | A .... | 266 |
| VI. | A madame d'Angevilliers | 270 |
| VII. | A M. l'abbé Roman | 272 |
| VIII. | Au même | 279 |
| IX. | A madame d'Angevilliers | 284 |
| X. | A l'abbé Morellet | 285 |
| XI. | A M. de Vaudreuil | 293 |
| XII. | A M. Panckouke | 302 |
| XIII. | A madame Agasse | 304 |
| XIV. | A la même | 305 |
| XV. | A la même | 306 |
| XVI. | A la même | 309 |
| XVII. | Réponse à un anonyme | 310 |
| XVIII. | 313 | |
| XIX. | 317 | |
| XX. | A la Citoyenne *** | 321 |
| XXI. | Au citoyen Laveau, rédacteur du journal de la Montagne | 322 |
| XXII. | A ses concitoyens | 325 |
| Deux articles extraits du journal de paris | 337 | |
| Entretien entre un des auteurs du journal de Paris et un ami de Chamfort | 339 | |
| Variétés | 347 | |
| Lettres de Mirabeau a Chamfort | 351 | |
| Lettre Ire. | 353 | |
| II. | 362 | |
| III. | 368 | |
| IV. | 370 | |
| V. | 374 | |
| VI. | 375 | |
| VII. | 382 | |
| VIII. | 386 | |
| IX. | 387 | |
| X. | 398 | |
| XI. | 407 | |
| XII. | 419 | |
| XIII. | 426 | |
| XIV. | 429 | |
| XV. | 434 | |
| XVI. | 435 | |
| XVII. | 436 | |
FIN DE LA TABLE DU CINQUIÈME ET DERNIER VOLUME.