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Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 5): recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.

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LETTRES DIVERSES.

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LETTRES DIVERSES.

LETTRE PREMIÈRE.
A MADAME DE ***.

Je me suis douté, madame, en recevant votre billet et avant de l'ouvrir, qu'il m'arrivait malheur; et c'était pour moi une nouveauté d'ouvrir un billet de vous avec chagrin. Je comptais faire ce soir mon entrée dans mon nouvel établissement d'Auteuil; mais ayant différé de deux jours, pour vous faire ma cour avant mon départ, il faut bien que je diffère de deux autres, pour que les deux premiers ne soient pas perdus. Je crois ce sentiment-là plus honnête que celui qui fait courir les joueurs après leur argent; mais, dans le fond, il est à peu près du même genre.

Ce sont plusieurs de mes amis qui sont cause que je viens me cacher quelque temps à la campagne dans un mauvais temps. Croirez-vous que c'est pour travailler, pour finir ces épîtres de Ninon [35] sur lesquelles on ne cesse de m'impatienter? N'est-il pas ridicule d'aller vivre sagement pour écrire des folies? Etre fou de sang froid ou par réminiscence, cela n'est-il pas bizarre? Voilà l'inconvénient de dire à ses amis les choses sur lesquelles on travaille. On ne m'y reprendra plus. Etre exposé à finir ce que je commence, à mettre de l'ordre dans mes caprices: cela me paraît un peu dur, et je n'en serai plus la dupe.

Je ne vous parle plus, madame, de mon respect ni de ma tendre amitié, qui dureront autant que moi.

LETTRE II.
A ......

Voilà donc, mon cher ami, comme vous vous conduisez, vous que je croyais la raison, la prudence, la sagesse même! A qui se fier, après ce que je sais de vous? et sur qui compter désormais? On vous ordonne la plus grande modération dans l'usage de la pensée; et madame M..... m'a dit qu'elle avait reçu de vous une lettre charmante et pleine d'esprit, ce sont ces termes; je n'exagère rien, et je suis bien éloigné de vous chercher des torts. Vous ne pouvez pas la récuser non plus. Elle vous aime, elle a de la candeur, et est à mille lieues de toute espèce de médisance, à plus forte raison de calomnie.

Une lettre charmante et pleine d'esprit! est-il possible? Quoi! c'est vous qui vous permettez de pareils excès! On est tranquille sur votre compte; et tout d'un coup voilà une infraction de régime qui vient effrayer vos amis. Si madame M...... eût dit simplement une lettre charmante, je dirais: cela peut se passer, peut-être le mal n'est-il pas si grand qu'on le fait. Vingt fois j'ai entendu dire: c'est un ouvrage charmant; et, à la lecture, j'ai vu que rien n'était plus faux: mais plein d'esprit, c'est là ce qui est une faute absolument impardonnable. Je ne vous cache pas que je me crois obligé d'en faire avertir M. Tronchin, qui ne plaisante point dans ces cas-là, et qui saura vous en dire son avis. De l'esprit! vous n'ignorez pas combien la pensée est nuisible à l'homme; que, par cette raison, il n'y a presque pas d'homme qui pense la vingtième partie de sa vie; que vous même, pour avoir pensé seulement la moitié de la vôtre, vous vous en trouvez très-mal: et voilà que, non seulement vous pensez, mais même vous osez avoir de l'esprit. Vous savez qu'en pleine santé même, il ne fait pas sûr de se donner cette licence; que l'esprit entraîne de grands inconvéniens à la ville, à la cour; et c'est vous..... Je n'en reviens pas. Bon dieu! à quoi sert la philosophie? Je ne m'y connais point; mais je soupçonne qu'il y a, entre penser et avoir de l'esprit, la même différence qu'il y a entre marcher et courir; et, si cela est vrai, jugez combien vous êtes coupable.

Vous allez me répliquer que vous avez beaucoup d'amitié pour madame M......; qu'au moment où vous avez pris la plume pour répondre à sa lettre, le sentiment a éveillé l'esprit chez vous. Je sais qu'il y en a des exemples; que ce genre d'esprit est le meilleur, le plus rare et le plus aimable; et que vous pouvez être dans ce cas: mais, de bonne foi, pensez-vous que cette excuse me rassure et me satisfasse? D'abord, il s'agirait de savoir si M. Tronchin vous permet le sentiment. Cela m'étonnerait beaucoup dans un médecin aussi habile, et qui connaît si bien la nature. Je doute très-fort qu'il vous ait rien prononcé là-dessus; et vous êtes trop honnête pour le compromettre avec la faculté. On sait assez que le sentiment est presque aussi malsain que l'esprit; et quoiqu'on soit dans l'habitude de le contrefaire et de le jouer encore davantage, parce que la chose est beaucoup plus facile, vous voyez que, dans le vrai, on se le permet assez rarement. Il est donc clair, mon cher ami, que votre excuse ne serait qu'une défaite; et, au fond, je ne vois pas comment vous vous en tirerez.

La faute où vous venez de tomber d'une façon si humiliante, m'a fait revenir sur le passé, comme il arrive en pareil cas; et je me suis rappelé que les deux dernières fois que j'ai eu le plaisir de vous voir, il s'en fallait bien que vous ne fussiez net; et même je me souviens de quelques réflexions un peu vigoureuses ou piquantes qui doivent nécessairement prendre sur la machine. J'ai songé alors que vous étiez assez mal environné; que mademoiselle Thomas, outre son esprit, ayant encore celui qui naît du sentiment, peut très-fréquemment redoubler chez vous les crises de ces deux facultés: ce qui ne saurait manquer de vous faire beaucoup de tort. Il ne faut pas croire que je sois non plus sans inquiétude sur M. Ducis. Ceux qui ne connaissent que son talent tragique, ne savent à quel point il est dangereux pour vous, et de combien de façons il peut vous nuire, par sa conversation forte, animée et attachante. Vous ne connaissez point, je crois, madame Helvétius; je sais, du moins, que vous n'allez point chez elle: j'en suis enchanté pour vous.....

LETTRE III.
A ....

20 Août 1765.

Je crois assez connaître votre âme, mon cher ami, pour pouvoir vous donner des conseils utiles à votre bonheur. Garantissez-vous de tout sentiment vif et profond. J'ai remarqué que toutes les fois que vous êtes vivement affecté de quelque chose, vous tombez dans un chagrin qui n'est point cette douce mélancolie si délicieuse pour ceux qui l'éprouvent. De plus, les travaux rendent la gaîté nécessaire à votre santé. Quand un sentiment profond vous rendrait heureux, du moins est-il certain qu'il ne vous délasserait pas, et vous avez besoin d'être délassé. Ne craignez pas de perdre par là cette sensibilité nécessaire à l'homme de lettres; vous en avez reçu une trop grande dose: rien ne peut l'épuiser. La lecture des excellens livres l'entretiendra davantage, sans exposer votre âme à ces secousses violentes qui l'accablent, lorsque des nœuds qui nous étaient chers viennent à se briser.

Ne donnez jamais à personne aucun droit sur vous. La roideur de votre caractère pouvant par la suite vous forcer à cesser de les voir, vous aurez l'air de l'ingratitude. Tenez tout le monde poliment à une grande distance. Prosternez-vous pour refuser. Je crois à l'amitié, je crois à l'amour: cette idée est nécessaire à mon bonheur: mais je crois encore plus que la sagesse ordonne de renoncer à l'espérance de trouver une maîtresse et un ami capables de remplir mon cœur. Je sais que ce que je vous dis fait frémir: mais telle est la dépravation humaine, telles sont les raisons que j'ai de mépriser les hommes, que je me crois tout à fait excusable.

Si quelqu'un était naturellement ce que je vous conseille d'être, je le fuirais de tout mon cœur. Est-on privé de sensibilité? on inspire un sentiment qui ressemble à l'aversion; est-on trop sensible? on est malheureux. Quel parti prendre? celui de réduire l'amour au plaisir de satisfaire un besoin spontané, en se permettant tout au plus quelque préférence pour tel ou tel objet. Réduire l'amitié à un sentiment de bienveillance proportionné au mérite de chacun, c'est le parti que prit Fontenelle, qui avait toujours les jetons à la main. Vous êtes né honnête; je suis sûr que vous ne pousserez pas cette défiance trop loin. Tout ceci se réduit à dire que votre âme ne doit jamais être inséparablement attachée à l'âme de personne, qu'il faut apprécier tout le monde, et remplir tous les devoirs de l'honnête homme, et même de l'homme vertueux, d'après des idées justes et déterminées, plutôt que d'après des sentimens, qui, quoique plus délicieux, ont toujours quelque chose d'arbitraire.

C'est par le travail seul que vous échapperez à l'activité de cette âme qui dévore tout. Le temps que vous emploîrez chez vous sera pris sur celui que vous perdriez dans le monde, où vous vous amusez si peu; où vous portez le sentiment toujours pénible de la supériorité de votre âme et de l'infériorité de votre fortune; où vous trouvez des raisons de haïr et de mépriser les hommes, c'est-à-dire, de renforcer cette mélancolie à laquelle vous êtes déjà trop sujet, qui vous met souvent de mauvaise humeur, et qui vous expose quelquefois à vous faire des ennemis. La retraite assurera en même temps votre repos, c'est-à-dire, votre bonheur, votre santé, votre gloire, votre fortune et votre considération.

Vous aurez moins d'occasions de vous permettre ces plaisirs qui, sans détruire la santé, affaiblissent au moins la vigueur du corps, donnent une sorte de malaise, et détruisent l'équilibre des passions.

La considération de l'homme le plus célèbre tient au soin qu'il a de ne pas se prodiguer. Ayez toujours cette coquetterie décente qui n'est indigne de personne. Votre gloire y gagnera aussi: l'emploi de votre temps l'augmentera nécessairement, et, par la même raison, votre fortune; car, croyez-moi, ne comptez jamais que sur vous.

Il y a encore une chose que je ne saurais trop vous recommander, et qui vous est plus difficile qu'à un autre, c'est l'économie. Je ne vous dis pas de mettre du prix à l'argent, mais de regarder l'économie comme un moyen d'être toujours indépendant des hommes, condition plus nécessaire qu'on ne croit pour conserver son honnêteté.

LETTRE IV.
A MADAME DE S...

Quoi, madame, vous avez eu la bonté d'aller voir mon nouveau taudis! Je vous reconnais bien là. Vous êtes contente de mon logement; mais moi, je ne le suis point: je m'y prends trop tard pour me loger près de la rue Louis-le-Grand.

Madame de Grammont est partie depuis le commencement du mois. Il me serait impossible de désirer autre chose que ce que j'ai trouvé en elle; et nous avons fini encore mieux que nous n'avions commencé. J'ai toutes sortes de raisons d'être enchanté de mon voyage de Barège. Il semble qu'il devait être la fin de toutes les contradictions que j'ai éprouvées, et que toutes les circonstances se sont réunies pour dissiper ce fond de mélancolie qui se reproduisait trop souvent. Le retour de ma santé, les bontés que j'ai éprouvées de tout le monde; ce bonheur, si indépendant de tout mérite, mais si commode et si doux, d'inspirer de l'intérêt à tous ceux dont je me suis occupé; quelques avantages réels et positifs, les espérances les mieux fondées et les plus avouées par la raison la plus sévère, le bonheur public et celui de quelques personnes à qui je ne suis ni inconnu ni indifférent, le souvenir tendre de mes anciens amis, le charme d'une amitié nouvelle mais solide avec un des hommes les plus vertueux du royaume, plein d'esprit, de talent et de simplicité, M. Dupaty, que vous connaissez de réputation; une autre liaison non moins précieuse avec une femme aimable que j'ai trouvée ici, et qui a pris pour moi tous les sentimens d'une sœur; des gens dont je devais le plus souhaiter la connaissance, et qui me montrent la crainte obligeante de perdre la mienne; enfin, la réunion des sentimens les plus chers et les plus désirables: voilà ce qui fait, depuis trois mois, mon bonheur; il semble que mon mauvais génie ait lâché prise; et je vis, depuis trois mois, sous la baguette de la fée Bienfaisante.

D'après ce détail, vous croiriez que je vis environné de tout ce que j'ai trouvé d'aimable ici, sous un beau ciel, et dans une société charmante. Non, je vis sous une douche brûlante, ou dans une bouilloire cachée au fond d'un cachot. Tout ce que je distinguais est parti de Barège. Il y fait un temps exécrable, et le brouillard ne laisse point soupçonner que les Pyrénées soient sur ma tête. Mais je n'en suis pas moins heureux: j'avais besoin de revenir sur les sentimens agréables dont j'ai joui avec trop de précipitation; je les recueille avec une joie mêlée de surprise; mes idées sont faciles et douces; tous les mouvemens de mon cœur sont des plaisirs; voilà le vrai beau temps, et le ciel est d'azur.

Le ton de cette lettre est un peu différent de celles que je vous écrivais, madame, de la rue de Richelieu, et même de quelques conversations que je me souviens d'avoir eues avec vous, il y a cinq ou six mois. Que voulez-vous? je vous montrais mon âme alors, comme je vous la montre aujourd'hui: «L'homme est ondoyant», dit Montaigne: j'étais de fer pour repousser le mal, je suis de cire pour recevoir le bien. Les différentes philosophies sont bonnes; il ne s'agit que de les placer à propos. Zénon n'avait pas tort: Epicure avait raison. Le régime d'un malade n'est pas celui d'un convalescent; celui d'un convalescent n'est pas celui d'un athlète. Je me trouve bien de ma manière d'être actuelle; je reviendrais à l'autre, s'il le fallait: mais je tâcherai d'écarter ce qui pourrait la rendre nécessaire; je n'y sais que cela.

Madame de Tessé et M. le duc d'Ayen ont passé ici quelques jours; j'ai fort à me louer de leurs bontés; je n'ai cependant point accepté l'offre de madame de Tessé pour Luchon; je vous dirai pourquoi.

Je pars d'ici vers la fin de septembre; je comptais m'en aller en droiture à Paris; je pressentais le besoin que j'aurais de revoir mes anciens amis, car je ne veux rien perdre; mais j'ai de nouvelles raisons de me priver encore de ce plaisir. M. de B...... a trouvé absurde que je négligeasse l'occasion de voir M. de Choiseul; il prétend que ma connaissance avec M. de Gr...... pourrait finir par n'être qu'une connaissance des eaux. C'est ce qui ne peut jamais arriver. Il est actuellement à Chanteloup; il peut s'en assurer par lui-même; et, entre nous, je crois qu'il ne laissera pas d'être un peu surpris. Quoiqu'il en soit, je défère à son conseil et à celui de mes amis qui blâment mon peu d'empressement sur cela. Mais je ne serai à Chanteloup qu'à la fin d'octobre. J'y resterai le temps qui conviendra. J'étais fort tenté de m'en retourner par le Languedoc, pour voir la Provence qui est un fort beau pays.

Voulez-vous bien, madame, présenter mes respects à M. S....... Je vous adresserais aussi bien des complimens pour les personnes que vous savez, si je ne craignais que quelques-unes, s'imaginant que ma lettre contient quelques bonnes histoires des eaux, ne s'avisassent de vous la demander; et je vous prie de vouloir bien ne pas la leur lire.

Conservez, je vous prie, madame, votre santé, celle de M. S......, votre bonheur commun, vos bontés pour moi; et recevez les assurances de mon respect et de ma tendre amitié.

LETTRE V.
A.......

Vous me demandez, mon ami, si ce n'est pas une espèce de singularité qui me fait voir la littérature sous l'aspect où je la vois; s'il est vrai que je sois dans le cas de jouir d'une fortune un peu plus considérable que celle de la plupart des gens de lettres; et enfin vous voulez que je vous confie, sous le sceau de l'amitié, quels sont les moyens que j'ai employés pour arriver à ce terme que vous supposez avoir été le but de mon ambition. Voilà, ce me semble, les divers objets de votre curiosité, autant que je puis le résumer de votre longue lettre. Mes réponses seront simples.

Mais je commence par vous dire que je suis presque offensé de voir que vous me supposiez un plan de conduite à cet égard. Mon tour d'esprit, mon caractère, et les circonstances, ont tout fait, sans aucune combinaison de ma part. J'ai toujours été choqué de la ridicule et insolente opinion, répandue presque partout, qu'un homme de lettres qui a quatre ou cinq mille livres de rente est au périgée de la fortune. Arrivé à peu près à ce terme, j'ai senti que j'avais assez d'aisance pour vivre solitaire; et mon goût m'y portait naturellement. Mais comme le hasard a fait que ma société est recherchée par plusieurs personnes d'une fortune beaucoup plus considérable, il est arrivé que mon aisance est devenue une véritable détresse, par une suite des devoirs que m'imposait la fréquentation d'un monde que je n'avais pas recherché. Je me suis trouvé dans la nécessité absolue, ou de faire de la littérature un métier pour suppléer à ce qui me manquait du côté de la fortune, ou de solliciter des grâces, ou enfin de m'enrichir tout d'un coup par une retraite subite. Les deux premiers partis ne me convenaient pas. J'ai pris intrépidement le dernier. On (a) beaucoup crié; on m'a trouvé bizarre, extraordinaire. Sottises que toutes ces clameurs. Vous savez que j'excelle à traduire la pensée de mon prochain. Tout ce qu'on a dit à ce sujet, voulait dire: Quoi! n'est-il pas suffisamment payé de ses peines et de ses courses par l'honneur de nous fréquenter, par le plaisir de nous amuser, par l'agrément d'être traité par nous comme ne l'est aucun homme de lettres?

A cela je réponds: J'ai quarante ans. De ces petits triomphes de vanité dont les gens de lettres sont si épris, j'en ai par-dessus la tête. Puisque, de votre aveu, je n'ai presque rien à prétendre, trouvez bon que je me retire. Si la société ne m'est bonne à rien, il faut que je commence à être bon pour moi-même. Il est ridicule de vieillir, en qualité d'acteur, dans une troupe où l'on ne peut pas même prétendre à la demi-part. Ou je vivrai seul, occupé de moi et de mon bonheur; ou, vivant parmi vous, j'y jouirai d'une partie de l'aisance que vous accordez à des gens que vous-mêmes vous ne vous aviserez pas de me comparer. Je m'inscris en faux contre votre manière d'envisager les hommes de ma classe. Qu'est-ce qu'un homme de lettres selon vous, et en vérité, selon le fait établi dans le monde? C'est un homme à qui on dit: Tu vivras pauvre, et trop heureux de voir ton nom cité quelquefois; on t'accordera, non quelque considération réelle, mais quelques égards flatteurs pour ta vanité sur laquelle je compte, et non pour l'amour propre qui convient à un homme de sens. Tu écriras, tu feras des vers et de la prose pour lesquels tu recevras quelques éloges, beaucoup d'injures et quelques écus, en attendant que tu puisses attraper quelques pensions de vingt-cinq louis ou de cinquante, qu'il faudra disputer à tes rivaux, en te roulant dans la fange, comme le fait la populace aux distributions de monnaie qu'on lui jette dans les fêtes publiques.

J'ai trouvé, mon ami, que cette existence ne me convenait pas; et, méprisant à la fois la gloriole des grandeurs et la gloriole littéraire, j'ai immolé l'une et l'autre à l'honneur de mon caractère et à l'intérêt de mon bonheur. J'ai dit tout haut: J'ai fait mes preuves de désintéressement, et je ne solliciterai pas; j'ai très-peu, mais j'ai autant ou plus que quantité de gens de mérite: ainsi je ne demande rien. Mais il faut que vous me laissiez à moi-même; il n'est pas juste que je porte, en même temps, le poids de la pauvreté et le poids des devoirs attachés à la fortune; j'ai une santé délicate et la vue basse; je n'ai gagné jusqu'à présent dans le monde que des boues, des rhumes, des fluxions et des indigestions, sans compter le risque d'être écrasé vingt fois par hiver. Il est temps que cela finisse; et, si cela n'est pas terminé à telle époque, je pars.

Voilà, mon ami, ce que j'ai dit; et si vous vous étonnez que cela ait pu produire autant d'effet, il faut savoir qu'une première retraite de six mois, où j'avais trouvé le bonheur, a prouvé invinciblement que je n'agissais ni par humeur, ni par amour propre. Il reste à vous expliquer pourquoi on se faisait une peine de me voir prendre le parti de la retraite. C'est, mon ami, ce que je ne puis vous développer, au moins dans le même détail. Mais je puis vous dire sans que vous deviez me soupçonner de vanité, je puis vous dire que mes amis savent que je suis propre à plusieurs choses, hors de la sphère de la littérature. Plusieurs d'entre eux se sont unis pour me servir: les uns n'ont écouté que leur sentiment, d'autres ont fait entrer dans leur sentiment quelque calcul et quelque intérêt; et les circonstances étant favorables, il en est résulté la petite révolution que vous jugez si heureuse.

LETTRE VI.
A MADAME d'ANGIVILLIERS [36].

Je vous rends mille grâces du billet que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Je n'ai pu en profiter. J'étais sorti, croyant que vous n'étiez point à Paris, et que l'heure de la poste de Versailles était passée. Je sais combien on vous sollicite pour ces billets, et je serais fâché que votre bonté pour moi vous engageât à des sacrifices en ce genre. D'ailleurs, n'ayant aucune liaison avec les quatre ou cinq personnes qui auront les quatre ou cinq premières places vacantes, je ne suis plus dans le cas d'être aussi empressé aux séances académiques; et il est juste que vous puissiez faire des heureux pour leurs amis. Cependant, comme rien n'est sûr, et que quelqu'un des aspirans pourrait cesser de convenir à l'Académie, je vous prierais, madame, de permettre que je recourusse à vous, au cas que l'élection tombât sur quelqu'un de ma connaissance. En attendant, je me borne à vous solliciter pour madame la comtesse de Ronsée qui n'a jamais vu la réception, et qui serait curieuse d'en voir une.

J'ai cru pouvoir aussi, madame, me charger de vous rappeler l'intérêt que M. le comte de Rochefort prend à un honnête libraire dont il vous a parlé, et pour lequel il devait, avant son départ, vous remettre un mémoire adressé à M. le comte d'Angivilliers: je joins ce mémoire à ma lettre, ne voulant pas retarder, par ma faute, le bien que vous êtes toujours prête à faire aux malheureux.

J'irai quelquefois à Versailles cet été, et je tenterai d'avoir l'honneur de vous faire ma cour. J'irais dans ce dessein seul, si j'avais l'espérance d'y réussir. Mais en convenant, madame, que quatre lieues sont peu de chose quand on a l'honneur de vous voir, je trouve qu'elles sont longues quand on ne l'a pas eu.

LETTRE VII.
A M. L'ABBÉ ROMAN.

4 Mars 1784.

C'est un vœu que j'ai fait, mon cher ami, de vous répondre toujours à l'instant où j'aurai reçu votre lettre, et je n'ai pas besoin d'efforts pour le remplir: il m'en faudrait pour différer, et je ne veux pas lutter contre moi-même.

Ah! mon ami, que j'ai été étonné de voir que je diffère de vous dans la chose par laquelle je vous ressemble! Vous convenez que vous avez pris la meilleure part, et vous ne souhaitez pas que j'obtienne un lot pareil; vous me le dites, parce que vous le sentez. Cette raison est sans doute très-bonne; mais pourquoi, ou plutôt comment le sentez-vous? voilà ce qui m'étonne. Quoi! cette malheureuse manie de célébrité, qui ne fait que des malheureux, trouve encore un partisan, un protecteur! Avez-vous oublié qu'elle exige presqu'autant de misères, de sottises, de bassesses même que la fortune? et quel en est le fruit? beaucoup moindre, et surtout plus ridicule. Son effet le plus certain est de vous apprendre jusqu'où va la méchanceté humaine, en vous rendant l'objet de la haine la plus violente et des procédés les plus affreux, de la part de ceux qui ne peuvent partager cette fumée, et qui sont jaloux de quelques misérables distinctions, presque toujours ennuyeuses et fatigantes, surtout pour moi qui ai tout jugé.

J'ai aimé la gloire, je l'avoue; mais c'était dans un âge où l'expérience ne m'avait point appris la vraie valeur des choses, où je croyais qu'elle pouvait exister pure et accompagnée de quelque repos, où je pensais qu'elle était une source de jouissances chères au cœur et non une lutte éternelle de vanité; quand je croyais que, sans être un moyen de fortune, elle n'était pas du moins un titre d'exclusion à cet égard. Le temps et la réflexion m'ont éclairé. Je ne suis pas de ceux qui peuvent se proposer de la poussière et du bruit pour objet et pour fruit de leurs travaux. Apollon ne promet qu'un nom et des lauriers: voilà ce que disait Boileau avec quinze mille livres de rente des bienfaits du roi, qui en valaient plus de trente d'à présent; voilà ce que disait Racine, en rapportant plus d'une fois de Versailles des bourses de mille louis. Cela ne laisse pas que de consoler de la rivalité et de la haine des Pradon et des Boyer. Encore ne put-il pas y tenir; et laissa-t-il, à trente six ans, cette carrière de gloire et d'infamie, qui depuis lui est devenue cent fois plus turbulente et plus avilissante. Pour moi, qui, dès mon premier succès, me suis attiré, sans l'avoir mérité le moins du monde, la haine d'une foule de sots et de méchans, je regarde ce mal comme un très-grand bonheur; il me rend à moi-même; il me donne le droit de m'appartenir exclusivement; et, les amis les plus puissans ayant plus d'une fois fait d'inutiles efforts pour me servir, je me suis lassé d'être un superflu, une espèce de hors d'œuvre dans la société; je me suis indigné d'avoir si souvent la preuve que le mérite dénué, né sans or et sans parchemins, n'a rien de commun avec les hommes; et j'ai su tirer de moi plus que je ne pouvais espérer d'eux. J'ai pris pour la célébrité autant de haine que j'avais eu d'amour pour la gloire; j'ai retiré ma vie toute entière dans moi-même; penser et sentir, a été le dernier terme de mon existence et de mes projets. Mes amis se sont réunis inutilement pour ébranler ma fermeté: tout ce que j'écris comme à mon insu, et pour ainsi dire malgré moi, ne sera tout au plus que titulus nomenque sepulcri.

J'ai ri de bon cœur à l'endroit de votre lettre, où vous me dites que vous m'avez cherché dans les journaux; vous m'avez paru ressembler à un étranger qui, ayant entendu parler de moi dans Paris, me chercherait dans les tabagies et dans les tripots de jeu. J'en étais là depuis long-temps, lorsque je fis la rencontre d'un être dont le pareil n'existe pas dans sa perfection relative à moi, qu'il m'a montrée dans le court espace de deux ans que nous avons passé ensemble. C'était une femme; et il n'y avait pas d'amour, parce qu'il ne pouvait y en avoir, puisqu'elle avait plusieurs années de plus que moi; mais il y avait plus et mieux que de l'amour, puisqu'il existait une réunion complète de tous les rapports d'idées, de sentimens et de positions. Je m'arrête ici, parce que je sens que je ne pourrais finir. Je l'ai perdue après six mois de séjour à la campagne, dans la plus profonde et la plus charmante solitude. Ces six mois, ou plutôt ces deux ans, ne m'ont paru qu'un instant dans ma vie. Mais le bonheur d'être loin de tout ce que j'ai vu sur cette scène d'opprobres qu'on appelle littérature, et sur cette scène de folies et d'iniquités qu'on appelle le monde, m'aurait suffi et me suffira toujours, au défaut du charme d'une société douce et d'une amitié délicieuse. L'indépendance, la santé, le libre emploi de mon temps, l'usage, même l'usage fantasque de mes livres: voilà ce qu'il me faut, si ce n'est point ce qui me suffit. C'est ce qui m'enlèvera nécessairement le succès que vous avez la cruauté de souhaiter, et qui malheureusement est devenu, depuis ma dernière lettre, encore plus vraisemblable [37]. L'âne qui ne veut point mordre son voisin, ni en être mordu devant un râtelier vide, sera forcé, s'il est changé en cheval bien pansé devant un râtelier plein, de faire quelques courses et de manéger pour gagner son avoine; et quand je songe qu'en se déplaçant, il aura plus d'avoine qu'il n'en pourra manger, je suis bien près de penser qu'il fait un marché de dupe.

Vous voyez par là, mon ami, combien je suis attaché aux sentimens qui m'appellent à la retraite; et vous le verriez bien davantage, si vous pouviez savoir, fortune mise à part, combien ma position m'offre de côtés agréables, quels combats j'ai à soutenir contre les amis les plus tendres et les plus dévoués, quels efforts il me faut pour repousser ou prévenir les sacrifices qu'ils voudraient faire pour me retenir. Quelle est donc cette invincible fierté, et même cette dureté de cœur, qui me fait rejeter des bienfaits d'une certaine espèce, quand je conviens que je voudrais faire pour eux plus qu'ils ne peuvent faire pour moi? Cette fierté les afflige et les offense; je crois même qu'ils la trouvent petite et misérable, comme mettant un trop haut prix à ce qui devrait en avoir si peu. Mon ami, je n'ai point, je crois, les idées petites et vulgaires répandues à cet égard; je ne suis pas non plus un monstre d'orgueil; mais j'ai été une fois empoisonné avec de l'arsenic sucré, je ne le serai plus: manet altâ mente repostum. Vous me dites que vous tenez mon âme dans ma première lettre; il en est resté quelque chose, je crois, pour la seconde.

J'accepte, mon ami, avec un sentiment bien vif, l'offre que vous me faites de parcourir avec moi la Provence, pour chercher l'asile qui me convient; et je me fais d'autant plus de plaisir de l'accepter, que je ne vous ferai pas faire un grand voyage; il faudra que votre pays ait de grands inconvéniens, si la retraite la plus proche de vous n'est pas celle qui me convient le mieux.

Je vous avais promis des nouvelles littéraires; mais, par mon mouvement personnel, je suis bien froid sur cet article; et j'ai besoin, pour vous en envoyer, de songer que vous y mettez quelqu'intérêt. On joue à présent, avec un grand succès, malgré de grandes huées sur la scène, et de grandes réclamations et indignations à Paris et à Versailles, le Mariage de Figaro, de Beaumarchais. C'est un ouvrage plein d'esprit, même de comique et de talent, mais qui n'en est pas moins monstrueux par le mélange des choses du plus mauvais ton et de trivialités. Les loges sont retenues jusqu'à la dixième, d'autres disent jusqu'à la vingtième représentation. Le spectacle, sans petite pièce, ne dure plus que trois heures un quart, depuis les retranchemens qu'on y a faits. Je ne vous parle point du Jaloux, du mauvais Coriolan de La Harpe: les journaux se sont chargés de cela. Un mot sur les Danaïdes, opéra nouveau, où Gluk a mis la main; c'est un ouvrage de topinambous, à jouer devant des cannibales. On dit pourtant que cela n'aura qu'une douzaine de représentations.

Parlons de notre académie. M. de Montesquiou a eu toutes les voix; c'est qu'on a vu que tout partage serait inutile, et il faisait plaisir en se présentant à l'académie; il écartait l'abbé Maury, dont plusieurs ne veulent pas entendre parler. Mon amusement actuel est de voir comment ils feront pour l'évincer à la première vacance qui est très-prochaine, si elle n'est ouverte par la mort de M. de Pompignan. L'abbé a huit ou dix voix, tout au plus; mais les autres gens de lettres, ses rivaux, n'en ont pas à beaucoup près autant. Personne n'y est appelé d'une manière positive; prendre encore un homme de qualité, serait le comble du mauvais goût et le chef-d'œuvre du ridicule. Comment s'en tireront-ils? Je me divertirai des intrigues; ce sont mes seuls jetons, je n'en ai point d'autres; j'y vais si peu, que je n'ai pas fait la moitié d'une bourse à jetons qu'on m'avait demandée.

Adieu, mon ami; je n'ai plus que le temps de vous dire encore un petit mot de moi. Ma mère se porte à merveille, et n'a d'autre incommodité que de ne pouvoir faire usage de ses jambes; mais j'ai bien peur que cette seule incommodité n'abrège les jours d'une personne aussi vive, et plus impatiente, à quatre-vingt-quatre ans, que je ne l'ai jamais été. Il me semble que, si je restais en place une année, je ne pourrais plus vivre; et cette idée m'afflige sensiblement sur son état, quoiqu'on me mande d'ailleurs tout ce qui peut me rassurer. Adieu, encore une fois; je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur. Il me semble que nous n'avons pas cessé de nous entendre.

LETTRE VIII.
AU MÊME.

Paris, 5 octobre.

Que devez-vous penser de moi, mon cher ami, et d'un si long silence? Vous devez croire que tous les maux réunis ont fondu sur ma tête. Hélas! vous ne vous tromperiez pas beaucoup: il y a deux mois et demi que j'ai eu le malheur de perdre ma mère; et ce n'est pas vous qui vous étonnerez de l'effet qu'a pu faire pour moi cette affligeante nouvelle; ce n'est pas vous qui me direz que quatre-vingt-cinq ans étaient un âge qui devait me préparer à ce malheur, et que quinze ans d'absence devaient me le faire trouver moins terrible. La raison dit tout cela, et le sentiment paie son tribut. Je n'en dirai pas davantage, craignant d'avoir surtout déjà trop réveillé chez vous le sentiment d'une perte qui vous a rendu si long-temps malheureux et qui ne sera de long-temps oubliée. Mon second malheur est d'avoir eu, pendant deux mois, une fièvre double-tierce, suivie d'une convalescence très-pénible et qui n'est pas terminée. Je ne sais comment toute ma personne était devenue un amas de bile, ce qui m'a empêché d'avoir recours au quinquina. C'est la nature qui m'a guéri, comme elle eût fait avant la découverte du spécifique. C'est un mois de plus qu'il m'en a coûté, et un mois de peines et de souffrances, pendant lequel il m'a été impossible d'écrire. Vous mander de mes nouvelles par une main étrangère, c'est ce que je n'ai pas voulu, dans la crainte que vous ne me crussiez mort: et d'ailleurs, je suis d'une stupidité rare pour dicter.

Je passe, mon ami, à un autre article dont je vous ai déjà touché quelque chose. C'est le projet d'aller vous trouver en Provence.

Quand il n'y aurait eu d'obstacle que ma maladie, il ne pouvait s'effectuer, et ne le pourrait même encore qu'au mois de décembre: encore cela ne serait-il possible que dans le cas où j'aurais un compagnon pour aller en chaise de poste: car d'aller par les voitures publiques dans cette saison, c'est ce qui me serait aussi difficile qu'un pélerinage dans le Sirius. Mais, mon ami, il y a d'autres obstacles encore plus grands: ce sont ceux qui naissent de ma nouvelle position.

Vous avez peut-être lu, dans les papiers publics, qu'on a obtenu pour moi la place de secrétaire du cabinet de madame Elisabeth, sœur du roi: cette place vaut deux mille francs; et quoiqu'elle ne m'enrichisse pas pour ce moment-ci, puisque, dans la maison du roi, les premières échéances ne se payent qu'à un terme fort reculé, il n'en est pas moins vrai que je suis lié par la reconnaissance et par l'attachement aux personnes qui ont sollicité et obtenu cette place pour moi, tandis que j'étais cloué dans mon lit depuis six semaines; je passerais pour un être sauvage et indomptable, un misantrope désespéré, et je serais condamné universellement.

Il faut vous dire, de plus, qu'indépendamment de ma nouvelle place, ma liaison avec M. le comte de Vaudreuil est devenue telle qu'il n'y a plus moyen de penser à quitter ce pays-ci. C'est l'amitié la plus parfaite et la plus tendre qui se puisse imaginer. Je ne saurais vous en écrire les détails; mais je pose en fait que, hors l'Angleterre où ces choses-là sont simples, il n'y a presque personne en Europe digne d'entendre ce qui a pu rapprocher, par des liens si forts, un homme de lettres isolé, cherchant à l'être encore plus, et un homme de la cour, jouissant de la plus grande fortune et même de la plus grande faveur. Quand je dis des liens si forts, je devrais dire si tendres et si purs; car on voit souvent des intérêts combinés produire entre des gens de lettres et des gens de la cour des liaisons très-constantes et très-durables; mais il s'agit ici d'amitié, et ce mot dit tout dans votre langue et dans la mienne.

Voilà, mon ami, quelles sont les raisons qui m'empêchent d'aller vous chercher, et qui vraisemblablement me priveront toujours du plaisir de vous voir dans votre retraite de Provence. Il n'en fallait pas moins, je vous assure; car, quoique, dans votre dernière lettre, vous eussiez eu la barbarie de vouloir me retenir dans la capitale, toujours par votre manie de me voir une plus grande fortune, il est pourtant certain que j'aurais juré, au mois de mai dernier, de ne pas passer l'hiver à Paris. Les obstacles étaient de nature à pouvoir être vaincus, et ma fortune n'en était pas un. Vous m'avez mandé qu'il fallait, pour vivre agréablement en Provence, avoir trois mille livres de rente: au temps où vous me parliez, j'en avais quatre mille. Je posais la barre à ce terme, et je n'étais pas mécontent; c'est vous qui avez voulu que j'allasse plus loin: vous voilà satisfait, et il y a à parier que d'ici à six mois, vous le serez infiniment davantage. Il restera ensuite à satisfaire votre autre manie, que j'aie de la célébrité. Je ne promets pas que j'y réussisse également; mais, soit que cette fantaisie me prenne, soit que je garde ma répugnance pour cette célébrité dont vous paraissez faire trop de cas, il est sûr que, tranquille sur mon avenir, je travaillerai beaucoup davantage et même mieux, et que j'aurai plus de titres à cette célébrité, si je les manifeste, ce que j'ignore, car je suis bien endurci dans le péché. Je crois que vous seriez de mon bord, si, comme moi, vous veniez voir, de suite et long-temps, notre public parisien. Au surplus, alors comme alors: je ne suis pas d'une pièce; je suis immuable quand les choses ne changent pas, mais je suis mobile quand elles changent, et surtout quand elles changent à mon avantage.

J'apprends que l'on a été très-content de notre ambassadeur à Marseille, et c'est pour moi une joie très-vive. J'espère qu'on le sera partout, et on le serait bien davantage si on connaissait l'habitude de ses sentimens intérieurs. C'est un de ces êtres qui ont contribué, par leurs vertus et leur commerce, à me réconcilier avec l'espèce humaine. Il faut qu'il ait prévu de grandes tribulations dans son ambassade, puisque la dernière lettre qu'il m'écrit finit par ces mots: Ah! mon ami, quand dinerons-nous ensemble au restaurateur? J'oublie de vous dire qu'il est cause que je n'ai pu répondre à votre avant-dernière lettre, parce que j'ai passé avec lui exactement les quatre derniers jours de son séjour à Paris: et c'est l'époque où votre lettre m'arriva.

Adieu, mon ami; je vous aime et vous embrasse très-tendrement. J'espère que notre correspondance ne sera plus interrompue, et que la suite de contre-temps qui m'ont mis en arrière, n'arrivera qu'une fois en la vie. Donnez-moi de vos nouvelles en détail, et ne me parlez que de vous; je vous donne un bel exemple à cet égard. Je vous avertis que je me sais par cœur, et à la fin on se lasse de soi. Adieu encore. Vale et ama.

LETTRE IX.
A MADAME D'ANGIVILLIERS.

Je ne vois pas une seule raison, madame, d'avoir moins de confiance en vos bontés cette année que la précédente; mais j'ai bien peur d'y avoir recours un peu tard, et je crains que vous n'ayez disposé de tous vos billets pour la séance publique du 25 de ce mois. Je suis fort curieux d'entendre la lecture de l'Éloge du chancelier de L'hospital; et vous êtes, madame, ma seule espérance: mais ce n'est pas une raison de désespérer. Je vous supplie de vouloir bien me mander s'il est possible que j'aie un billet de vous, afin que j'aie le temps de faire encore d'un autre côté quelques tentatives qui après tout seront probablement inutiles.

Je sais que votre santé est meilleure, et que vous êtes même venue à la comédie; si vous aviez eu la bonté de me le faire dire, j'aurais profité de cette occasion pour vous faire ma cour; et cet intérêt aurait fait ce que n'a pu faire celui de voir une nouveauté qu'on joue par une si cruelle chaleur. Je ne sais si je dois me flatter d'en être dédommagé le jour de la saint Louis.

Je vous prie, madame, de vouloir faire remettre à M. d'Angivilliers la lettre ci-jointe; elle contient quelques détails sur une affaire à laquelle vos bontés pour moi vous ont intéressée, et qui est terminée aussi bien qu'elle pouvait l'être.

Je suis avec respect, madame, et avec tous les sentimens que vous me connaissez, etc.

Secrétaire des commandemens du prince de Condé,
en dépit de ce qu'on en veut dire.

Paris, 31 juillet.

LETTRE X.
A L'ABBÉ MORELLET.

20 juin 1785.

Mais vraiment, monsieur, je ne sais pas pourquoi votre billet finit par la plaisante prière de dire du bien de votre discours. Est-ce que vous avez cru que je ne le lirais pas? Amitié à part, je me serais, pardieu! bien passé la fantaisie d'en dire le bien que j'en pense. Il y a de si bonnes choses qu'on voudrait les ôter d'un discours académique, vu le malheur dont ces sortes d'ouvrages sont menacés. J'ai bien peur que, dans le naufrage de l'armée de Xerxès, la collection de nos harangues en huit volumes ne soit ce qui coule d'abord à fond; il ne serait pas mal d'avoir quelques alléges ou barques suivant la flotte, pour sauver quelques débris. Quel parti vous avez tiré de ce pauvre abbé Millot! Je n'en ai jamais su tant tirer de son vivant, et je vous aurais demandé votre secret. Au surplus, vivent les morts pour être quelque chose!

Je sais que nombre de gens à Versailles ont trouvé mauvais que, dans la réponse du marquis de Chastellux, on citât les propres termes de la lettre où le marquis de Lansdown vous rend un si honorable témoignage. Après avoir écouté ce qu'on m'a dit de noble et d'imposant sur ce beau texte, j'ai cru, je me trompe peut-être, mais j'ai cru que la vanité des places ou de l'importance locale s'affligeait de voir un simple homme de lettres, comme on dit, honoré d'une telle preuve d'estime par un grand ministre. En secret, dans une lettre bien cachetée, dans l'arrière-cabinet, cela peut se passer; à la bonne heure: mais en public! ah, monsieur l'abbé, c'est une terrible affaire! O vanité! ô sottise! De l'importance! Je jure Dieu que je vous causerai tôt ou tard de grands chagrins! Il ne tenait qu'à moi d'en jurer sur le poème de la Fronde; mais cela serait trop sublime: et puis d'ailleurs, on dirait que cela est pillé de Démosthènes. Je vous rends mille actions de grâces de votre traduction de Smith, et du plaisir que l'ouvrage m'a fait. C'est un maître livre pour vous apprendre à savoir votre compte; et si on me l'eût mis dans les mains à l'âge de quinze ans, je m'imagine que je serais dans le cas de prêter quelques centaines de guinées à l'auteur; et ce serait de tout mon cœur, assurément. Je ne vous le renvoie point encore, parce que je l'ai laissé à la campagne, et qu'il y a quelques chapitres bons à relire et à méditer.

Adieu, monsieur l'abbé; je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur.

P.S. J'ai remis à M. de Vaudreuil un exemplaire de votre Discours, le seul que j'eusse alors; il l'a lu avant moi, et m'en a parlé de façon à prévenir mon jugement, si j'étais sujet à me laisser prévenir. Il m'a prié de vous faire tous ses remercîmens; il n'est pas de ceux que la publicité de la lettre de milord Lansdown scandalise. Il trouve très-bon, très-simple, qu'on ait des talens, du mérite, même de l'élévation, et qu'on soit honoré à ces titres, fût-ce publiquement, quand même on ne serait par hasard ni ministre, ni ambassadeur, ni premier commis. Il devance, de quelques années, le moment où l'orviétan de ces messieurs sera tout à fait éventé.

LETTRE XI.
A M. L'ABBÉ ROMAN.

Je reçois dans l'instant, mon ami, votre lettre écrite il y a près de quatre mois, sans que je puisse savoir la cause de ce délai. Quoi qu'il en soit, elle me fait un si grand plaisir, que, prêt à sortir, je reste pour vous répondre sur le champ, et mettre moi-même la mienne à la poste, afin de ne laisser, s'il est possible, aucun hasard contre moi. Je ne perdrai point de temps à me plaindre de ce que vous ne m'avez point répondu aux deux lettres que je vous ai écrites, l'une, il y a près de deux ans, et l'autre l'année dernière, au mois d'avril, juste au moment où j'ai quitté Paris, dans l'idée de n'y revenir jamais qu'en qualité de simple voyageur tout au plus. Je suppose que vous n'avez reçu aucune de ces deux lettres, et le ton de la vôtre me le persuade aisément. Le hasard qui fait que je ne reçois celle-ci que quatre mois après, doit me faire admettre très-facilement une supposition dont mon amitié s'accommode beaucoup mieux que de votre silence. En voilà assez là-dessus; les momens sont précieux depuis que je vous ai retrouvé. Oui, mon ami, je vous remercie de votre égoïsme, et je ne lui reproche que de ne s'être pas donné encore plus de carrière. Vous me ferez sans doute le même reproche; mais ayant tant de choses à vous dire, comment ne pas le mériter en partie? Jamais la vie d'un homme n'a été moins féconde en événemens, et jamais elle n'a été plus remplie, tant bien que mal. J'ai fait mille lieues sur une feuille de papier; voilà mon histoire depuis près de quatre ans. Je vous ai déjà étonné en vous parlant d'un éternel adieu dit à la ville de Paris, l'année dernière. Oui, mon ami, c'en était fait, et j'ai vécu six mois en province, à la campagne, partagé entre l'amitié, un jardin et une bibliothèque. C'est presque le seul temps de ma vie, que je compte pour quelque chose.

La mort seule de la compagne de ma solitude pouvait me rappeler dans le désert bruyant de la capitale. Je ne finirais pas si je vous parlais de ce que j'ai perdu. C'est une source éternelle de souvenirs tendres et douloureux. Ce n'est qu'après six mois que ce qu'ils ont d'aimable a pris le dessus sur ce qu'ils ont de pénible et d'amer. Il n'y a pas deux mois que mon âme est parvenue à se soulever un peu, et à soulever mon corps avec elle. C'est au mois de septembre dernier que j'ai fait cette cruelle perte; un ami est venu m'arracher en chaise de poste de ce séjour charmant, devenu désormais horrible pour moi. De là, j'ai été replongé dans le genre de vie auquel j'étais enfin parvenu à me soustraire, après deux ans de soins et de prétendus sacrifices qui n'en étaient pas pour moi. L'amitié de M. le comte de Vaudreuil, qui s'était fort accrue depuis deux ans, est devenue une véritable tendresse, et a beaucoup contribué à soulager une partie de mes peines. Il m'a forcé d'accepter un logement chez lui, et a su me le rendre aimable. Il s'occupe essentiellement de ma fortune qui, depuis votre départ et avant ma retraite, a échoué trois fois: deux fois par des événemens imprévus, et la troisième par mon fait, c'est à dire, en refusant ce qui ne me convient pas, c'est à dire par ma faute, pour parler la langue commune, et non pas la vôtre ni la mienne. La fortune fera ce quelle voudra, jamais je ne lui accorderai, dans l'ordre des biens de l'humanité, que la quatrième ou cinquième place. Si elle exige la première, qu'elle aille d'un autre côté, elle ne manquera pas d'asile.

Mon état actuel est donc celui d'un homme qui, froidement et sans humeur, attend un événement qu'on lui annonce comme prochain; qui n'y croit pas pour avoir été trop souvent trompé, et à qui des souvenirs pénibles ont ôté toute espèce de désirs, même ceux qui accompagnent l'espérance. Cette indifférence tient à la force avec laquelle je suis déterminé à ne plus attendre un seul jour, passé le terme convenu avec moi-même; à l'idée où je suis que le succès de ce qu'on désire pour moi n'est pas un véritable bien; qu'il y en a de plus grands, tels que la santé, l'indépendance absolue des hommes et de l'opinion, sous un beau ciel, dans un beau climat; c'est le vôtre ou le Languedoc. Le terme arrêté dans ma conscience, résolution que je n'ai dite encore à personne, et que j'exécuterai sans dire que c'est pour toujours, ce terme est le 10 octobre de cette année 1784.

Il est certain, et croyez, mon ami, que je ne me fais pas illusion à moi-même; il est certain que je désire le non succès d'un événement prétendu heureux, dont les suites, comme nécessaires, sont de me rengager dans une carrière pleine de misères et de dégoûts, de me faire exister pour le public que je méprise presqu'autant que les gens de lettres, leurs cabales, leurs noirceurs, leurs vanités absurdes, etc.; de me faire ou manquer ou attendre une célébrité, qui, grâce au ton régnant dans la littérature actuelle, n'est qu'une infamie illustre faite pour révolter un caractère décent. Tels sont mes sentimens et mes idées, qui me font passer pour un être bizarre: tant la vanité et la sottise ont perverti toutes les âmes et tous les esprits. On s'étonne qu'un homme, qu'on s'obstine à regarder malgré lui comme n'étant pas dénué de tout talent, ne veuille pas subir la loi commune imposée aux gens de lettres, de ressembler à des ânes ruant et se mordant devant un râtelier vide, pour amuser les gens de l'écurie. Rien ne m'a mieux montré la misère de cette classe d'hommes, et en général de presque tous les hommes, que l'étonnement avec lequel on me voit garder, dans mon porte-feuille, les productions qui m'échappent involontairement, et par un besoin naturel de mon âme. D'un autre côté, je sens bien que, si l'on fait pour moi quelque chose d'essentiel, qui me mette dans le cas de vivre à Paris avec les commodités de la vie et de la société, il sera bien difficile de me soustraire à la nécessité de payer un tribut qu'alors on exigera comme une dette. C'est pour me dérober à cette nécessité, que je souhaite la non réussite des tentatives de mes amis. Alors, je suis libre; alors, je m'appartiens; alors, le reste de ma vie est à moi, sans que l'hydre à mille têtes puisse m'en ravir la moindre portion. De là l'incurie, la santé et l'aisance, dans un pays où les écus de trois livres valent six francs, et où l'on n'a que les besoins de la nature au lieu de ceux de la vanité et de l'opinion. Jugez, mon ami, si, avec de pareilles idées, je n'ai pas dû trouver plaisante la phrase de votre lettre, où vous me dites de vous donner quelques pages au lieu de livrer à l'impression. L'impression! si vous saviez des gens de lettres le quart de ce que j'en sais et que j'en ai vu, vous ne me soupçonneriez pas de songer à elle. J'en ai une si grande aversion, que je n'ai de repos que depuis le moment où j'ai imaginé un moyen sûr de lui échapper, et de faire en sorte que ce que j'écris existe, sans qu'il soit possible d'en faire usage, même en me dérobant tous mes papiers. Le moyen que j'ai inventé, m'en rend maître absolu jusqu'au monument et même par-delà; car je n'ai qu'à me taire: et ce que j'aurai écrit sera mort avec moi. Vous voyez, par ce fait, la profonde impression de haine et de mépris que j'ai pour les lettres, considérées comme métier et comme état dans le monde. Eh bien! je les aime plus que jamais comme culture de l'âme; et elles me prennent presque tous mes momens, depuis que j'ai retrouvé mes facultés, après la perte irréparable que j'ai faite l'été dernier: tant il est vrai que la nature et l'habitude sont également indomptables. Les lettres seront un de mes plus grands plaisirs dans ma retraite; et d'avance elles lui prêtent déjà des charmes. Assurément, c'est bien sans amour de gloire, sans manie de postérité. Accordez cela, si vous pouvez; mais soyez sûr que rien n'est plus vrai.

Adieu, mon ami, etc.

Paris, 4 avril 1784.

LETTRE XII
A M. DE VAUDREUIL.

13 décembre 1788.

Je vois que vous vous souvenez de la Requête des filles sur le renvoi des évêques, et que vous voudriez donner un frère ou une sœur à cette bagatelle dont vous êtes le parrain; mais je vous assure qu'il me serait impossible de faire un ouvrage plaisant sur un sujet aussi sérieux que celui dont il s'agit. Ce n'est pas le moment de prendre les crayons de Swift ou de Rabelais, lorsque nous touchons peut-être à des désastres; et je pense qu'un écrivain qui jetterait du ridicule sur tous les partis, serait lapidé à frais communs. Je ne pourrais donc faire qu'un ouvrage sérieux; et de quoi servirait-il? S'il n'y en a pas encore qui présente, sous tous les points de vue, cette intéressante question, il en existe un grand nombre qui, par leur réunion, l'éclaircissent suffisamment. En effet, de quoi s'agit-il? d'un procès entre vingt-quatre millions d'hommes et sept cent mille privilégiés [38]. J'entends dire que la haute noblesse forme des ligues, pousse des cris, etc: c'est ici, je crois, qu'on peut accuser la maladresse de la plupart des écrivains qui ont manié cette question. Que n'ont-ils dit aux grands privilégiés: »Vous croyez qu'on vous attaque personnellement, qu'on veut vous attaquer; point du tout. Une grande nation peut élever et voir au-dessus d'elle quelques familles distinguées, trois cents, quatre cents, plus ou moins; elle peut rendre cet hommage à d'antiques services, à d'anciens noms, à des souvenirs; mais, en conscience, peut-elle porter sept cent mille anoblis, qui, quant à l'impôt, quant à l'argent, sont aux mêmes droits que les Montmorency et les plus anciens chevaliers français? Plaignez-vous de la fatalité qui fait marcher à votre suite cette épouvantable cohue; mais ne brûlez pas la maison qui ne peut la loger. Ne sommes-nous pas accablés, anéantis, sous cette même fatalité qui enfin a mis en péril ce que vous appelez vos droits et vos privilèges? Ne voyez-vous pas qu'il faut nécessairement qu'un ordre de choses aussi monstrueux soit changé, ou que nous périssions tous également, clergé, noblesse, tiers-état?» Je suis vraiment affligé qu'on n'ait point dit et répété partout cette observation. Elle eût ramené les esprits prévenus, elle eût désarmé l'amour propre, elle eût intéressé l'orgueil aux succès de la raison, et peut-être eût-elle sauvé aux notables l'opprobre ineffaçable dont ils viennent de se couvrir à pure perte. Un autre avantage de cette réflexion, c'est qu'elle eût sur-le-champ fait apprécier le moyen terme que quelques-uns proposent ridiculement, celui d'appeler, pour le seul consentement à l'impôt, le tiers-état à l'égalité numérique, en ne l'admettant que pour un tiers seulement à délibérer sur les objets de législation générale. Qui est-ce qui me fait cette proposition? est-ce un membre de l'ancienne chevalerie? est-ce un secrétaire du roi, du grand collège, du petit collège, car tous ont le droit de parler ainsi? Je réponds à ce dernier.... Mais non, je ne réponds pas: vous sentez que j'aurais trop d'avantage. Permettre à un peuple de défendre son argent, et lui ravir le droit d'influer sur les lois qui doivent décider de son honneur et de sa vie, c'est une insulte, c'est une dérision. Non, cela ne sera point, cela ne saurait être, la nation ne le souffrira pas; et, si elle le souffre, elle mérite tous les maux dont elle est menacée.

Mais on parle des dangers attachés à la trop grande influence du tiers-état; on va même jusqu'à prononcer le mot de démocratie. La démocratie! dans un pays où le peuple ne possède pas la plus petite portion du pouvoir exécutif! dans un pays où le plus mince suppôt de l'autorité ne trouve partout qu'obéissance, et même trop souvent abjection! où la puissance royale ne vient que de rencontrer des obstacles de la part des corps dont presque tous les membres sont nobles ou anoblis! où le luxe le plus effréné et la plus monstrueuse inégalité des richesses laisseront toujours d'homme à homme un trop grand intervalle! Quel pays plus libre que l'Angleterre? Et en est-il un où la supériorité du rang soit plus marquée, plus respectée, quoique l'inférieur n'y soit pas écrasé impunément? Que de faux prétextes! que d'ignorance! ou plutôt que de mauvaise foi! Pourquoi ne pas dire nettement, comme quelques-uns: »Je ne veux pas payer!» Je vous conjure de ne pas juger des autres par vous-même. Je sais que, si vous aviez cinq ou six cent mille livres de rente en fonds de terre, vous seriez le premier à vous taxer fidèlement et rigoureusement; mais vous vous rappelez l'offre généreuse faite par le clergé, pendant la première assemblée des Notables, et l'indigne réclamation qu'il a faite ensuite en faveur de ses immunités. Vous voyez le parlement feindre d'abandonner les siennes, et l'instant d'après se ménager les moyens de les conserver et même d'accroître son existence. Enfin, vous savez ce qui vient de se passer, et ce qui a si bien mis en évidence le projet formel de maintenir les priviléges pécuniaires. M. de Chabot et M. de Castries, ayant consigné, dans un Mémoire, leur abandon de ces priviléges, pour ne conserver que leurs droits honorifiques, n'ont pu trouver ni nobles, ni anoblis, qui voulussent signer après eux. Les gentils-hommes bretons ne nous disent-ils pas qu'il n'est pas en leur pouvoir de se dessaisir de leurs priviléges utiles, que c'est l'héritage de leurs enfans, que ces droits seraient réclamés par eux tôt ou tard? Et c'est ainsi qu'ils intéressent leur conscience à faire de l'oppression du faible le patrimoine du fort, de l'injustice la plus révoltante un droit sacré, enfin de la tyrannie un devoir. Je l'ai entendu.... Et vous voulez que j'écrive! Ha! je n'écrirais que pour consacrer mon mépris et mon horreur pour de pareilles maximes; je craindrais que le sentiment de l'humanité ne remplît mon âme trop profondément, et ne m'inspirât une éloquence qui enflammât les esprits déjà trop échauffés; je craindrais de faire du mal par l'excès de l'amour du bien. Je m'effraie de l'avenir; je vois mettre aux plus petits détails une suite et un intérêt qui m'étonnent moi-même; on fait des listes de ceux qui ont été pour et de ceux qui ont été contre le peuple; on prête, on ôte tour à tour tel ou tel propos, bon ou mauvais, à tel ou tel homme. Pour mon compte, j'ai nié hardiment un mot attribué à M. le comte d'Artois. Ce mouvement machinal chez moi, a été l'effet de ma reconnaissance pour les marques de bonté que vous m'avez attirées de sa part. On suppose que ce prince a dit à un notable, dont l'avis avait été favorable au peuple: Est-ce que vous voulez nous enroturer? Je ne crois point ce mot; mais, s'il a été dit, le notable pouvait répondre: «Non, monseigneur; mais je veux anoblir les Français, en leur donnant une patrie. On ne peut anoblir les Bourbons; mais on peut encore les illustrer, en leur donnant pour sujets des citoyens; et c'est ce qui leur a toujours manqué.» C'est bien M. le comte d'Artois qui y est le plus intéressé: c'est bien lui qui peut dire, à la vue de ses enfans: posteri, posteri, vestra res agitur. C'est de cette époque que tout va dépendre. J'ose affirmer que, si les privilégiés pouvaient avoir le malheur de gagner leur procès, la nation, écrasée au dedans, serait, pour des siècles, aussi méprisable au dehors qu'elle est maintenant méprisée. Elle serait, à l'égard de ses voisins réunis, ce que le Portugal est à l'Angleterre, une grande ferme, où ils récolteraient, en lui faisant la loi, ses vins, ses moissons, ses denrées, etc. Si, au contraire, il arrive ce qui doit arriver, et ce qui est presque infaillible, je ne vois que prospérité pour la nation entière et pour ces privilégiés si aveugles, si ennemis d'eux-mêmes, qui n'aperçoivent pas que l'aisance du pauvre fait partie de l'opulence du riche; pour les premiers hommes de l'état, qui ne voient pas qu'il n'y a de liberté et de dignité particulière que sous la sauvegarde de la liberté publique et de l'honneur national. Eh, grand Dieu! que peuvent-ils craindre pour leurs dignités? Est-ce le tiers-état qui les leur enlèvera? Est-ce le tiers-état qui arrivera aux places de la cour, aux grands emplois? Craignent-ils pour leurs fortunes? N'est-ce pas un fait avéré qu'en Angleterre, les grandes fortunes territoriales des familles illustres ne datent que de la révolution de 1688? C'est le fruit du rehaussement dans la valeur des terres, effet de la liberté publique et d'un accroissement marqué dans l'industrie nationale, qui l'un et l'autre tournent toujours en dernière analyse au profit des propriétaires terriens. Je suis si convaincu de cette double influence, que, si on me demandait, dans la sincérité de mon cœur, à quelle classe d'hommes je crois plus profitable la révolution qui se prépare, je répondrais que cette révolution, profitable à tous, l'est à chacun dans la proportion de supériorité déjà existante où son rang et sa fortune actuels le mettent sur la grande échelle sociale. J'en excepte le clergé dont nous ne sommes pas en peine, ni vous, ni moi, et les ministres (pour le temps, quelquefois très-court, pendant lequel ils sont ministres); mais on ne se dégoûtera pas du métier: et puis on ne saurait parer à tout.

Telle est ma manière de voir cette unique et inconcevable crise. J'ai voulu vous faire ma profession de foi, afin que, si, par hasard, nos opinions se trouvaient trop différentes, nous ne revinssions plus sur cette conversation. Nos opinions ont plus d'une fois été opposées, sans que d'ailleurs nos âmes aient cessé de s'entendre et de s'aimer: c'est le principal, ou plutôt c'est tout. Je me souviens, entr'autres, qu'il y a juste deux ans dans ce moment-ci, nous eûmes une discussion très-animée sur le parti que prenait M. de Calonne, sur son projet de subvention territoriale, infaillible, disiez-vous, s'il était appuyé, comme il l'était, de toute la puissance du roi. Je vous dis que le roi y échouerait; je vous dis, en propres termes, que le roi pouvait faire abattre la forêt la plus immense; mais qu'on ne faisait pas quatre cents lieues, à pied, sur des lianes, des ronces et des épines. Ce que l'on entreprend aujourd'hui est bien autrement difficile. Supposez (ce qui paraît impossible) que la nation soit vaincue aux prochains états-généraux; je demande ce qui arrivera en 1791, à l'époque où le troisième vingtième cessera d'être dû, où les impôts (depuis l'incompétence reconnue des parlemens) exigeront le consentement national. Croyez-vous que ces cinquante-cinq millions seront perçus? Croyez-vous même que les autres le soient exactement? Non, non; croyez plutôt qu'on ne réduit pas vingt-trois ou vingt-quatre millions d'hommes, dont le mécontentement ne se montre point sous la forme de révolte, mais sous celle de mauvaise volonté. Alors, que restera-t-il à ceux qui auront favorisé de si mauvaises mesures? Je vous supplie, au nom de ma tendre amitié, de ne pas prendre à cet égard une couleur trop marquante. Je connais le fond de votre âme; mais je sais comme on s'y prendra pour vous faire pencher du côté anti-populaire. Souffrez que j'en appelle à la noble portion de cette âme que j'aime, à votre sensibilité, à votre humanité généreuse. Est-il plus noble d'appartenir à une association d'hommes, quelque respectable qu'elle puisse être, qu'à une nation entière, si long-temps avilie, et qui, en s'élevant à la liberté, consacrera les noms de ceux qui auront fait des vœux pour elle, mais peut se montrer sévère, même injuste, envers les noms de ceux qui lui auront été défavorables? Je vous parle du fond de ma cellule, comme je le ferais du tombeau, comme l'ami le plus tendrement dévoué, qui n'a jamais aimé en vous que vous-même, étranger à la crainte et à l'espérance, indifférent à toutes les distinctions qui séparent les hommes, parce que leur coup d'œil n'est plus rien pour lui. J'ai cru remplir le plus noble devoir de l'amitié, en vous parlant avec cette franchise; puissiez-vous la prendre pour ce qu'elle est, c'est-à-dire, pour l'expression et la preuve du sentiment qui m'attache à tout ce que vous avez d'aimable et d'honnête, et à des vertus que je voudrais voir apprécier par d'autres, autant qu'elles le sont par moi-même.

LETTRE XIII.
A M. PANCKOUKE.

Je n'ai reçu, monsieur, votre billet qu'hier au matin, au moment où je sortais pour une affaire intéressante qui m'a empêché d'avoir l'honneur d'y répondre sur-le-champ.

Je vous dois, d'abord, des remercîmens de la préférence que vous me donnez, en voulant m'associer à des gens de lettres que j'estime et que j'honore; mais, après mes remercîmens, je vous prie d'agréer le véritable regret que j'ai de ne pouvoir être leur coopérateur. La partie dont je serais chargé, entraîne avec soi des inconvéniens auxquels ils ne sont pas exposés. Je vous avoue franchement que je ne sais pas le moyen de traiter trois fois par mois avec l'amour propre des auteurs, acteurs et actrices des trois théâtres de Paris, et surtout de la comédie française. Serais-je un critique juste et sévère? me voilà l'ennemi de tous les mauvais auteurs; et, malgré leur petit nombre, ils ne laissent pas d'être très-dangereux. Prendrai-je le parti de la grande indulgence? je déshonore, je décrédite mon jugement; et, ce qui n'est pas indifférent pour vous, le nombre des souscripteurs diminuera, car le public veut de la malignité. Il faut que l'article des spectacles soit attendu, qu'il inspire de la curiosité, de la crainte, de l'espérance, en un mot, qu'il remue les passions, comme les ouvrages de théâtre dont il rend compte. Faut-il tout vous dire, monsieur? gardez-moi le secret: un journal sans malice est un vaisseau de guerre démâté, à qui les corsaires même refusent le salut.

On peut insister et prétendre qu'il est possible d'accorder la plus exacte politesse avec une critique sévère. Outre que je crois cet accord très-difficile, l'amour propre des auteurs sait-il, dans ses chagrins, vous tenir compte de vos ménagemens? On injurie, on insulte, on calomnie le critique; et, en pareil cas, qui peut répondre de soi? Le sentiment de l'injustice irrite; le caractère s'aigrit; on devient injuste, absurde soi-même; et on finit par tomber dans un décri, dans un avilissement, qui équivaut à une flétrissure publique et à une véritable diffamation. Nous en avons des exemples déplorables dans la personne de M. Fréron et de M. de Laharpe qui n'étaient point sans talens, l'un et l'autre, à beaucoup près. Qui sait même s'ils n'étaient pas nés honnêtes? En vérité, cette destinée fait frémir. Il n'en faut pas courir les risques: il ne faut pas tenter Dieu.

Telles sont mes raisons, monsieur; et en supposant, ce qui serait peut-être en moi trop d'amour propre, qu'elles ne vous satisfissent point comme propriétaire du privilège du Mercure, je suis bien sûr que vous les approuverez comme homme, et comme honnête homme.

LETTRE XIV.
A MADAME AGASSE.

Voici le moment où je commence à soulever mon âme, après le coup qui vient de l'accabler. C'est ce qui m'a empêché, mon aimable amie, de répondre à votre lettre. Un autre sentiment m'a empêché de courir à vous. J'ai craint, je l'avoûrai, j'ai craint votre présence autant que je la désire; j'ai craint d'être suffoqué en voyant, dans ces premiers jours, la personne que mon amie aimait le plus, et dont nous parlions le plus souvent. Le cœur sait ce qu'il lui faut. C'est de vous que j'ai besoin maintenant: j'irai vous voir au premier jour, mais le matin, vers les dix heures. Je ne réponds pas du premier moment; mais je ne suffoquerai point, parce que mon cœur peut s'épancher auprès de vous. Mais quand je songe que ce même jour, et sans doute à cette même heure où je serai chez vous, elle vous verrait aussi.... Je m'arrête, et ne puis plus écrire; les larmes coulent; et c'est, depuis qu'elle n'est plus, le moment le moins malheureux.

LETTRE XV.
A LA MÊME.

Paris, juillet 1789.

La veille du jour où j'ai reçu votre lettre, madame, j'avais vu M. Marmontel, et lui avais parlé de celle qu'il avait reçue de vous, avec les pièces justificatives attestant l'acte de vertu auquel vous vous intéressez. J'ai pris la liberté d'y joindre un petit mot de reproche sur son défaut de galanterie. Sa réponse m'a prouvé que si, en devenant vieux, on est exposé à devenir paresseux, ou moins galant, on peut du moins continuer à se tenir en règle, et à mettre ses papiers en ordre. Il m'a montré votre paquet, bien étiqueté, entre ceux de vos rivales; et il m'a dit que sa coutume était de répondre après la décision de l'académie. Je m'imagine, madame, qu'il ne manquera pas à ce devoir; mais, en tous cas, je me ferai, à cet égard, le suppléant de M. Marmontel, et je deviendrai, pour vous, le secrétaire de notre secrétaire.

Vous ne me paraissez pas bien appitoyée sur le décès de notre ami, feu le despotisme; et vous savez que cette mort m'a très-peu surpris. C'est avec bien du plaisir que je reçois de votre main mon brevet de prophète. Il vaut mieux que celui de sorcier, qui m'a été expédié par plusieurs de mes amis. Mais les femmes sont toujours plus polies, plus aimables que les hommes. Au reste, comme on ne scie plus les prophètes, et qu'on ne brûle plus les sorciers, je jouis, en toute sûreté, des honneurs de ma prévoyance. Mais, en vérité, il ne fallait qu'approcher du colosse pour s'apercevoir qu'il était creux et pourri, vernissé en dehors et vermoulu en dedans. Sa chute, pour avoir été trop soudaine, nous mettra dans l'embarras quelque temps: mais nous nous en tirerons.

Je voulais, ces derniers jours, aller causer avec vous, et récapituler les trente ans que nous venons de vivre, en trois semaines. Mais la chaleur accablante d'hier et d'aujourd'hui m'a retenu chez moi. J'irai me dédommager quand le thermomètre sera descendu de quelques degrés. Il y en a un qui ne descendra pas, c'est celui de l'amitié que je vous ai vouée, l'an cinquantième du règne de Claude-Louis XV. C'est une fort bonne raison de ne pas douter de mon tendre et respectueux attachement sous son successeur.

P. S. Voulez-vous bien vous charger de tous complimens pour M...., et le prier de rendre le Mercure un peu plus républicain: il n'y a plus que cela qui prenne. Item, que la Gazette de France soit aussi haussée de plusieurs crans, dans la proportion respectueuse où elle doit être à l'égard du Mercure. Ajoutez, je vous demande en grâce, qu'à ce prix je lui pardonne la pudeur qui a voulu me faire des bayonnettes, auxquelles il avait une foi trop peu philosophique.

Mercr.... Paris, P. R. no 18.

LETTRE XVI.
A LA MÊME.

Paris, 1789.

Je suis mal avec moi-même, mon aimable amie; et j'ai besoin d'espérer que je ne suis pas aussi mal avec vous. Pour commencer par ce qui me peine le plus, c'est que je ne puis dîner avec vous, ni même vous voir aujourd'hui. Je suis forcé d'assister au dîner de notre société des trente-six, où je veux présenter deux de mes amis, pour notre grand club, avant qu'il soit formé et que le scrutin soit établi. Je les désobligerais grossièrement et les exposerais à n'être pas reçus; et de plus je déplais beaucoup à la société déjà établie, pour n'y avoir pas dîné depuis plusieurs vendredis, jour qui, n'étant pas académique, a été demandé en ma faveur par quelques amis particuliers: mais ce n'est pas cette dernière raison qui me prive de vous voir aujourd'hui, voilà pourquoi je n'ai pas tant d'humeur contre elle. Au surplus, je ferais mieux de garder tout à fait ma chambre; car, sans être malade, je suis excédé, anéanti, et j'ai grand besoin de repos. Voilà près de huit jours qu'il m'a été impossible de me délivrer d'une fantaisie de poète, vraiment poétique, au moins par son acharnement. Le jour, la nuit, le repas même, tout s'en est ressenti: je ne croyais pas être si jeune. Rien, absolument rien, n'a pu faire lâcher prise à cette lubie. C'est être mordu d'un chien enragé. Le chien n'était pas gros, mais c'est un chien-loup, ou plutôt un chien-lion, un mélange d'horrible et de ridicule, de raison et de folie; mais où la raison ordonnait à la folie de paraître dominante. J'irai vous faire ma cour un de ces matins, et vous présenter à votre lever mon redoutable petit bichon. J'espère que, malgré ses dents, et non pas malgré lui, il pourra vous amuser. Je ne me servirais pas de lui pour faire ma paix avec vous; car je ne la ferais jamais avec moi-même, si je n'avais pas, à vingt reprises, écarté, repoussé, cette persévérante folie, souveraine maîtresse de mon imagination. Si je vous en demandais pardon, ce serait vous demander pardon d'avoir eu quelques accès de fièvre. Fièvre, soit: la comparaison est juste; et il ne me fallait rien moins qu'une maladie pour m'empêcher de vous envoyer bien vite ce que je vous ai promis.

Il est vrai de dire que je me suis bien mis quatre à cinq fois au livre de M. de Saint-Pierre, dont j'avais mille choses à dire, toutes préparées dans ma tête; et il n'est pas moins vrai que je n'ai pu les retrouver, que rien ne venait; mais à la place accouraient les idées dont j'étais rempli: la folie était reine dans la maison. Qu'y faire? Céder pour redevenir le maître. La voilà chassée, tout à fait chassée; et dès demain je me remets à la sagesse, c'est-à-dire, à ce qui peut vous faire plaisir. Je vous l'enverrai tout de suite, ce qui est bien généreux; car je ne prétends pas différer le plaisir de prendre une tasse de chocolat auprès de votre chevet.

Adieu, mon aimable amie; vous connaissez mon respect et mon tendre attachement. Vous chargez-vous de tous mes complimens et de tous mes regrets auprès de M......?

LETTRE XVII.
A LA MÊME.

Paris, 15 juillet 1790.

Bon Dieu! que j'admire votre courage, et que j'aime votre bonté! Que je vous ai désirée à la place où j'étais, en face de l'autel; et tout auprès, un asile contre les averses! Je sais où vous étiez, et vous étiez bien mal. Dans ce moment, je vous aurais presque grondée; mais je vous aurais aimée davantage, s'il est possible. Comme il n'y aura plus de fédération, j'espère que vous vous ménagerez, que vous soignerez ce mieux qui (dieu merci) est arrivé bien vite, dont j'irai voir les progrès au plutôt, peut-être aujourd'hui même, et dont je vous remercie.

J'aime bien encore votre nouvelle profession de foi: nous sommes inébranlables dans notre religion. J'entends crier à mes oreilles, tandis que je vous écris: Suppression de toutes les pensions de France; et je dis: «Supprime tout ce que tu voudras, je ne changerai ni de maximes, ni de sentimens. Les hommes marchaient sur leur tête, et ils marchent sur les pieds; je suis content: ils auront toujours des défauts, des vices même; mais ils n'auront que ceux de leur nature, et non les difformités monstrueuses qui composaient un gouvernement monstrueux.»

Adieu, mon aimable amie; conservez-vous pour vos amis. Faisons durer tout ce qui est bon de l'ancien temps qui était si mauvais.

LETTRE XVIII.
RÉPONSE A UN ANONYME.

Paris, Ier décembre 1791.

Il est aussi rare, monsieur, de répondre à une lettre anonyme, que difficile de mettre l'adresse sur la réponse. Je réponds néanmoins à votre lettre, parce qu'elle exprime quelques sentimens d'un ordre que j'ai toujours respecté, et que je respecterai toujours. Je me croirais dur envers vous, si je ne vous pardonnais, dans votre malheur, d'être injuste envers moi.

Il n'y a pas tant de contradiction que vous le pensez, entre le passage (cité dans le Mercure) d'une lettre de M. Chabanon, et la douleur profonde, même accablante, dont on l'a vu pénétré, à l'affreuse nouvelle des désastres de Saint-Domingue. Eh! pouvait-il ne pas l'être, dans le malheur de sa famille qu'il chérit, de plusieurs de ses amis dignes de son attachement, d'un grand nombre de ses concitoyens, colons, connus par leur humanité envers leurs esclaves, enfin de sa patrie commune, la métropole sur laquelle définitivement retombera une partie de ces calamités? Le lien qui accorde des sentimens qui vous paraissent opposés, est le secret des âmes telles que la sienne. Par malheur, le nombre n'en est pas grand; et pour le rendre, ce lien, visible à tous les yeux, il eût fallut transcrire, non quelques lignes d'un passage isolé, mais la lettre même qui méritait d'être imprimée tout entière. Répétez-moi qu'il a pleuré, abondamment pleuré, qu'il est encore plongé dans la plus amère affliction, ce n'est pas moi que vous étonnerez. M. Chabanon n'est pas de ceux dont on accuse la dureté envers autrui, par celle dont ils sont pour eux-mêmes; et je n'ai jamais connu d'homme qui, en se séparant de soi, conservât pour les autres une sensibilité si vive, si prompte et pourtant si durable. Je pense donc comme vous, monsieur, qu'il n'y a personne, sans exception, qui soit plus touché que lui des malheurs récens, dont gémissent tous les amis de l'humanité. Mais je crois sa douleur d'un caractère très-différent que celui que vous supposez. J'en dis peut-être trop pour vous, monsieur, si vous ne le connaissez pas; mais pour ceux qui le connaissent comme moi, je n'en dis pas assez.

Je serai court sur l'article de votre lettre qui m'est personnel. Je me crois dispensé de vous prendre pour juge de mes principes sur la révolution, fussiez-vous ou eussiez-vous été législateur; ils tiennent à un genre de sentimens qui paraissent vous être peu connus, et à des idées qui probablement ne vous sont pas assez familières pour ne pas vous sembler un peu chimériques. Mais, en me renfermant dans le matériel des faits, trouvez bon que je vous demande si, dans l'énoncé le plus libre de mes opinions, je n'ai pas constamment respecté les personnes, déféré à tous les souvenirs; et si, dans le cas où nul ne s'offenserait d'une générosité honnête, il existe un seul individu qui pût légitimement se plaindre de moi. Voilà sur quoi vous pourriez prononcer, en supposant qu'il vous fût possible d'être juste. Si cette condition vous paraît dure, supposez ce qui vous sera plus facile, que je ne vous aie rien demandé du tout.

LETTRE XIX.

Paris, 17 janvier 1792.

Je n'ai pas répondu, mon ami, à votre dernière lettre, 1o parce que je l'ai pas pu; 2o parce que je savais que, sous trois jours, les journaux se chargeraient de répondre à l'un de ses articles principaux, celui qui nous occupait alors, les rassemblemens des réfugiés brabançons à Lille, Douay, etc. Il y a des siècles depuis ce moment, et tout est bien changé. Je vis avec des personnes (et ce ne sont pas celles que vous connaissez), qui se trouvent, par une position bizarrement favorable, très au fait des affaires des Pays-Bas. Toujours est-il vrai que, depuis un mois, ils m'annoncent, quatre jours à l'avance, ce qui se trouve vérifié par l'événement. Ces gens-là soutiennent que Léopold craint une guerre avec nous, plus que les badauds de Paris ne la craignaient il y a deux ans. Ils prédisent que sa réponse du 10 février prochain sera telle que nous la pourrions désirer, dans le système le plus pacifique; et je conçois que les mouvemens déjà sensibles dans plusieurs de ses états, et entr'autres dans la Styrie, sont bien capables de l'inquiéter. Mais supposons qu'il veuille agir hostilement dans deux mois, que ferons-nous si, d'ici à ce temps, il parle en allié et en bon voisin? Lui déclarerons-nous la guerre? Entrerons-nous dans le Brabant, comme un certain parti nous en sollicite? C'est ce qui paraît impossible; et, dans la supposition même où il lieroit sa partie avec les princes allemands, pour nous faire au printemps prochain une guerre qu'il rendra sûrement une guerre d'empire, comment forcerons-nous notre pouvoir exécutif, maître des combinaisons militaires, à marcher en Brabant, plutôt qu'à Liége, à Trèves, etc.? On rit de pitié, lorsqu'on voit, après deux ans et demi de révolution, le parti patriote n'ayant pas eu le crédit de chasser un commis de la guerre, M. Bessière, par exemple, et des commis des affaires étrangères, tels que Henin et Renneval. Contraindra-t-il le roi à agir sérieusement contre son beau-frère, avec qui se sont concertés des arrangemens déjoués par le hasard plus que par la politique? C'est ce qui ne pourrait arriver qu'après une crise qui compliquerait encore notre position, et la rendrait peut-être encore plus embarrassante. Mon idée est toujours que tout ceci est un problème sans solution, un drame brouillé et confus, dont le dénoûment tombera d'en haut comme celui des pièces d'Euripide. Ce que je sais seulement, c'est que le mouvement général entravera tous les mouvemens partiels et contradictoires dont on cherche à le retarder.

N'avez-vous pas bien ri du patriotisme qui, dans la séance du 15 de ce mois, a saisi nos ministres et les huissiers? J'ai surtout été ravi de l'enthousiasme de M. de Lessart, quoique celui de M. du Port ait bien son mérite, M. du Port qui, disait la surveille: «Tout ceci ne peut pas aller; et la constitution ne marchera jamais sans une chambre haute.»

La plupart de nos députés, quelques meneurs et quelques intrigans, voient que M. de Lessart tire à sa fin: et c'est même l'opinion générale. Ce n'est pas la mienne; et j'ai de fortes raisons de croire qu'il sera très-difficile de le déraciner. Peut-être en savez-vous autant que moi, si vous n'en savez pas plus. Quoi qu'il en soit, je dis, à qui veut l'entendre, que je ne compterai sur la sincérité des Tuileries, que lorsque vous aurez ce ministère-là. Je m'aperçois que je ne réussis pas également auprès de tout le monde, en parlant ainsi; cet arrangement n'est pas celui qui convient à certaines gens que vous savez, mais c'est ce qui m'importe peu. Croirez-vous qu'il y a eu une plate intrigue pour y placer S. L.......? L'ancien régime n'était pas plus impudent. S. L........ aux affaires étrangères! lui qui ne sait pas plus la géographie que M. de Lessart! Vous jugez bien qu'on croyait le gouverner, jusqu'au moment où l'année 1793 ouvrirait la porte aux nobles de la minorité, les seuls hommes vraiment faits pour les places. Il est bien heureux, pour les auteurs de cette plate intrigue, d'avoir été sifflés avant le levé de la toile; ils en auraient été les dupes. Il les eût joués tous et probablement foulés aux pieds. Qu'eût fait S. L...? Il ne manque pas d'esprit. Il a cette activité que donne à un ambitieux l'habitude du travail dans les emplois subalternes. Il eût pris la géographie de Busching, de bonnes cartes, eût parcouru les cartons et les porte-feuilles des affaires étrangères, se serait bourré la cervelle de tout ce qui pouvait y entrer en quinze jours, leur eût dit qu'il en savait plus qu'eux en politique, et leur eût du moins prouvé qu'en intrigue et en audace il était leur maître à tous. Voilà l'homme; et tel est le caractère qu'il a montré depuis qu'il est en place. Vous savez qu'ils veulent M. Dietrich. Je sais que c'est un bon citoyen, et un homme de mérite; mais j'ignore s'il a d'ailleurs toutes les connaissances requises.

Adieu, mon cher ami; je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur. Vos fanatiques vous donnent bien du tracas dans votre département. Mais le dégoût que m'inspirent ici les intrigans et les fripons ci-devant honnêtes, remplit l'âme d'un sentiment plus mélancolique.

L'hommage de l'amitié à votre peureuse amie.

LETTRE XX.

Paris, 12 août 1792.

Je continue, mon ami, de me bien porter; mais je ne néglige point mon régime. J'ai fait, ce matin, le tour de la statue renversée de Louis XV, de Louis XIV, à la place Vendôme, à la place des Victoires. C'était mon jour de visite aux rois détrônés; et les médecins philosophes disent que c'est un exercice très-salutaire. Vous serez sûrement de leur avis. En tous cas, j'ai pris ça sur moi.

De la place Louis XV, j'ai poussé jusqu'au château des Tuileries. C'est un spectacle dont on ne se fait pas l'idée. Le peuple remplissait le jardin, comme il eût fait celui du Prato à Vienne, ou ceux de Postdam. La foule inondait les appartemens teints du sang de ses frères et de ses amis, et percés de coups de canon renvoyés en réponse à ceux qui les avaient massacrés la surveille. Les conversations étaient analogues à ces tristes objets. A la vérité, je n'ai pas entendu prononcer le nom du roi ni celui de la reine; mais, en revanche, on y parla beaucoup de Charles IX et de Catherine de Médicis. Une vieille femme y racontait plusieurs traits de l'histoire de France. Un homme en haillons citait l'anecdote de la jatte et des gants de la duchesse de Marlborough, comme ayant été la cause d'une guerre: il se trompait; elle fit faire une campagne de moins. Mais je me suis bien gardé de rétablir le texte; j'aurais été pris pour un aristocrate: d'ailleurs, la méprise était si légère, et l'intention du conteur était si bonne.

Voulez-vous savoir de combien de siècles l'opinion a cheminé depuis deux mois? Rappelez-vous le symptôme que je vous citais de la passion française pour la royauté, ce que je vous prouvais par la facilité avec laquelle les danseurs jacobins, sous mes fenêtres, passaient de l'air ça ira à l'air vive Henri IV! Eh bien! cet air est proscrit; et, au moment où je vous parle, la statue de ce roi est par terre: rien ne m'a plus étonné dans ma vie. Je ne vous dirai plus que ceux qui voudraient la république, trouveraient sur leur chemin la Henriade et le Lodoïx de l'université. Non, cela n'est plus à craindre; et je suis sûr même que le Versalicas arces de nos poèmes latins modernes ne protégera pas Versailles. Il ne fallait rien moins que la cour actuelle pour opérer ce miracle; mais enfin, elle l'a fait: gloire lui soit rendue! Je n'ai plus le moindre doute à cet égard, depuis que j'ai entendu les discours très-peu badauds des Parisiens autour des statues royales qui ont eu ce matin ma visite. Pour moi, le peu de badauderie qui me reste, m'a engagé à lire quelques mots écrits sous un pied du cheval de Louis XV. Que croiriez-vous que j'y ai trouvé? le nom de Girardon, qui avait caché là son immortalité. Cela ne vous paraît-il pas l'emblème de la protection intéressée, accordée aux beaux-arts par un despote orgueilleux, et en même temps de la modeste bêtise d'un artiste, homme de génie, qui se croit honoré de travailler à la gloire d'un tyran? Plus j'étudie l'homme, plus je vois que je n'y vois rien. Au reste, il serait plaisant que Girardon se fût dit en lui-même: «La gloire de ce roi ne durera pas, sa statue sera renversée par la postérité indignée de son despotisme; et son cheval, en levant le pied, parlera de ma gloire aux regardans.» Cet artiste-là aurait eu une philosophie qu'on pourrait souhaiter aux Racine et aux Boileau.

A propos de roi, on m'a dit qu'on parlait de vous pour l'éducation du prince royal. J'y trouve une difficulté. Comment saurez-vous quel métier il faut faire apprendre à votre élève, en cas que les Français ressemblent aux Parisiens? Prenez-y garde: cette difficulté vaut bien qu'on la propose.

Vous êtes sûrement bien aise que Grouvelle soit secrétaire du conseil, et par conséquent qu'un mauvais génie ne l'ait pas placé, il y a sept ou huit jours, comme le bruit en avait couru. Il trouvera ce métier bien doux, auprès de celui de président de section, qu'il a fait pendant la terrible nuit d'avant hier. Un président de section était, en ce moment, un composé de commissaire de quartier, arbitre, juge de paix, lieutenant-criminel, et un peu fossoyeur, vu que les cadavres étaient là qui attendaient ses ordres, comme il arrive quand le pouvoir exécutif force la souveraineté à recourir au pouvoir révolutionnaire. Je suis bien aise aussi que Lebrun soit aux affaires étrangères, quoique je n'aie jamais pu, pendant deux mois, obtenir de lui une épreuve de la Gazette de France, tandis qu'il la faisait sous mon nom. Je n'ai pas de rancune.

Adieu, mon cher ami; je vous aime et vous embrasse très-tendrement: vous voyez que, sans être gai, je ne suis pas précisément triste. Ce n'est pas que le calme soit rétabli, et que le peuple n'ait, encore cette nuit, pourchassé les aristocrates, entr'autres les journalistes de leur bord. Mais il faut savoir prendre son parti sur les contre-temps de cette espèce. C'est ce qui doit arriver chez un peuple neuf, qui, pendant trois années, a parlé sans cesse de sa sublime constitution, mais qui va la détruire, et dans le vrai, n'a su organiser encore que l'insurrection. C'est peu de chose, il est vrai; mais cela vaut mieux que rien.

Adieu, encore une fois; je vous espère sous huitaine, ainsi que notre cher malade. Je ne vous ai point parlé de lui, parce que je vais lui écrire.

LETTRE XXI.
A LA CITOYENNE......

15 Frimaire an II de la République.

C'est un besoin pour moi, mon aimable amie, de vous écrire; et je suppose qu'en ce moment-ci vous êtes disposée à faire grâce aux défauts de mon écriture. Je ne croyais pas, lorsque vous déchiriez votre linge pour mes blessures et pour m'envoyer de la charpie, que je pourrais sitôt tracer de ma main les remercîmens que je vous ai adressés du fond de mon cœur. Ils seront courts cette fois-ci, mais ils n'en seront pas moins vifs: appliquez-leur ce qu'on dit des prières, ce qui n'empêche pas d'en faire quelquefois de longues qui valent bien leur prix.

On me flatte d'obtenir bientôt ma liberté. Je suis difficile en espérance; mais je ne veux pas avoir pour moi-même la cruauté de repousser celle-ci. Je serais pourtant plus voisin de vous au Luxembourg: mais vous ne me souhaitez pas d'être votre voisin à ce prix.

Adieu, mon aimable amie. Respect et tendresse; et sensibilité à vos peines que je sais.

LETTRE XXII.
AU CITOYEN LAVEAU,
RÉDACTEUR DU JOURNAL DE LA MONTAGNE.

Paris, le 8 septembre 1793, l'an II de
la République une et indivisible.

L'impartialité que vous avez montrée, citoyen, en rendant compte de la dénonciation de Tobiezen-Duby, contre plusieurs citoyens attachés à la bibliothèque nationale, et en insérant le lendemain dans votre journal la note du dénonciateur, me laisse lieu d'espérer aussi que vous voudrez bien y donner une place à ma lettre.

Un journaliste plus dur que vous a trouvé qu'une lettre flagorneuse de Tobiezen-Duby à la citoyenne Roland n'était pas pour moi une justification suffisante: et cela est vrai; mais avant que je connusse les chefs d'accusation, de quoi voulait-on que je me justifiasse? et n'était-il pas naturel de faire connaître d'abord l'accusateur et ses motifs? C'est à quoi paraissait propre la lettre de Tobiezen-Duby à la citoyenne Roland; et je vous prie d'en rendre juges, par l'impression, les républicains auxquels il croit pouvoir en appeler. Le créateur de la formule: au ministre Roland, respect, qui se trouve à la tête des lettres du désintéressé M. Tobiezen-Duby, déposées au ministère de l'intérieur, ne devrait pas se donner pour un républicain de la première force; et je doute que le comité épuratoire des jacobins s'accommode de cette formule.

Je devais donc d'abord me borner à faire connaître mon dénonciateur, quand je me suis vu accusé d'aristocratie. Chamfort aristocrate! Tous ceux qui me connaissent en ont ri, et beaucoup trop ri, selon moi; car j'étais aux Madelonettes. Aristocrate! celui chez qui l'amour de l'égalité a été constamment une passion dominante, un instinct inné, indomptable et machinal! celui qui a mis au théâtre, il y a plus de vingt ans, la pièce du Marchand de Smyrne, qu'on joue encore fréquemment, et dans laquelle les nobles et aristocrates de toute robe sont mis en vente au rabais, et finalement donnés pour rien! celui qui a publié contre les académies un discours, lequel a devancé de deux ans leur destruction depuis peu prononcée; enfin, plusieurs autres écrits où respire cet amour de l'égalité, sans laquelle la liberté politique n'est qu'une illusion, une chimère. Voilà l'aristocrate de la façon de M. Tobiezen-Duby.

Il a mis enfin au jour ses chefs d'accusation, ce M. Duby. C'est un tissu de calomnies atroces, de mensonges dénués même de vraisemblance. Croira-t-on qu'il pousse l'aveuglement de la haine jusqu'à se permettre d'articuler un fait, dont la fausseté peut se démontrer sur-le-champ par une preuve sans réplique, une preuve matérielle?

Après avoir dit que je vais rarement aux assemblées de section (ce qui est malheureusement vrai, par l'effet de mon état maladif, suffocations, étouffemens, dans les assemblées nombreuses), M. Duby ajoute que je n'ai pourtant pas manqué de m'y trouver à la nomination d'un commandant général, pour donner ma voix à Raffet.

J'affirme que le fait est faux. J'ignore si l'on conserve ou non les listes des votans: mais si on les conserve, je défie qu'on y trouve mon nom; si on ne les conserve pas, je défie quelqu'homme que ce soit de dire qu'il m'a vu ce jour là à la section.

Ce n'est point ici le lieu, citoyen, de confondre M. Duby sur d'autres inculpations plus graves, et si odieuses que je me réserve contre lui tous les moyens de droit.

Finissons, et disons le vrai mot. Il faut une place à M. Duby, quoiqu'il vous dise le contraire dans sa note. Je résigne la mienne dès ce moment, dût-elle lui être donnée; mais elle ne le sera pas, et il aura calomnié pour le compte d'autrui: c'est un malheur.

Salut et fraternité.

LETTRE XXIII.
A SES CONCITOYENS,
EN RÉPONSE AUX CALOMNIES DE TOBIEZEN-DUBY.

Je suis l'objet des calomnies atroces de Tobiezen-Duby.

Quel est le citoyen qu'il ose accuser d'aristocratie? c'est un homme chez qui l'amour de la liberté et de l'égalité a été la passion de sa vie entière; connu dès long-temps par sa haine pour la noblesse, haine qu'on représentait alors comme une manie blâmable par son excès; qui, dans une comédie (le Marchand de Smyrne) faite il y a plus de vingt ans, et encore fréquemment jouée sans aucun changement, a mis les nobles sur la scène, les a fait vendre au rabais, et finalement donner pour rien.

C'est un homme à qui cette prétendue manie contre la noblesse a dicté les morceaux les plus vigoureux, insérés dans le livre sur l'ordre américain de Cincinnatus, ouvrage publié en 1786, et qui porta les plus rudes coups à l'aristocratie française, dans l'opinion publique.

Ce même Chamfort n'a cessé depuis d'envoyer à divers journaux patriotes, sans se nommer, sans chercher d'éclat, tout ce qu'il a cru utile à la chose publique: aussi, la cour et l'aristocratie, qui ne l'ignoraient pas, n'ont-elles cessé de le faire déchirer dans leurs journaux; et son nom s'est trouvé, comme de raison, sur toutes les listes de proscription de la cour et de l'aristocratie.

Certes, ni la cour, ni l'aristocratie n'avaient tort; et si quelque hazard particulier faisait ouvrir certains porte-feuilles où se trouvent plusieurs de mes lettres, écrites dans toutes les époques de la révolution, on y verrait que mes principes républicains étaient bien antérieurs à la république.

Voilà ce qui est connu de tous ceux qui me connaissent.

Veut-on savoir maintenant quel est Tobiezen-Duby? son patriotisme?..... mais ce serait une dérision que d'en parler. Lui-même, dans sa lettre à la citoyenne Roland, où il demande une place, lui-même date ce patriotisme du 7 juillet 1792: et cette date est un peu trop récente. Il faut bien qu'il reconnaisse que ce titre est assez faible, puisqu'il s'appuie des droits que lui donne à cette place un ouvrage de son père sur les monnaies des barons et des prélats de France; puissante recommandation, en effet, pour un patriote de sa trempe; aussi s'est-il porté pour continuateur de cette sottise aristocratique, publiée par lui en 1790, appelée par lui, en 1792, ouvrage national. Remarquez bien les dates.

Laissons donc là le patriotisme de Tobiezen-Duby; et ne parlons plus que de Tobiezen-Duby lui-même: c'est bien assez.

Mais ne l'imitons pas dans ses divagations. Je ne me permettrai de citer contre lui que des faits appuyés de pièces justificatives.

Vous tous, vrais jacobins, qui, faute de le connaître, l'avez admis parmi vous, l'avez placé dans votre comité de correspondance, l'avez chargé d'en faire les extraits et de les lire à votre tribune; vous tous, hommes droits et purs, qui voulez que les dénonciations soient un moyen de châtiment ou de répression contre les aristocrates et les traîtres, mais qui ne voulez pas qu'elles soient, dans les mains des intrigans, une arme contre les républicains, venez à la bibliothèque nationale, vous y verrez les preuves de ce que j'avance.

Vous verrez ce prétendu républicain qui donne le nom servile de patron à l'un de ses collègues, lequel lui avait rendu quelques services, par une surprise dont bientôt s'est repenti le patron trop facile.

Vous verrez le créateur de la formule: au ministre Roland, respect, vous le verrez protégé par Le Noir, dont il vante la sensibilité d'âme, auquel il voue une reconnaissance éternelle.

Placé auprès de Joly, garde des estampes, Tobiezen-Duby écrit à Le Noir: M. Joly est l'homme de la bibliothèque pour lequel j'ai le plus de respect, d'égards et d'estime; hommage rendu en 1788, qui n'a pas empêché le même Tobiezen-Duby de solliciter, en 1792, la place de ce même Joly, qui est, dit-il, au moment de la perdre par un juste châtiment de son aristocratie.

Voilà ce qu'il écrit avec vénération à la vertueuse Roland de septembre 1792, femme Roland en septembre 1793.

Que dites-vous, citoyens! n'est ce pas là le vil caractère et la marche tortueuse d'un intrigant de l'ancien régime, d'un intrigant du nouveau, tartufe de probité, tartufe de patriotisme? Je supprime ici nombre de traits consignés dans les dépôts de la bibliothèque, et qui montreront à nu son caractère: jalousie, ambition, orgueil, haine pour ses confrères bien avant la révolution, lorsque le patriotisme hypocrite d'un méchant ne pouvait servir de voile à ses manœuvres et à ses perfidies.

En attendant que vous voyiez de vos yeux, que vous touchiez de vos mains, les preuves écrites de la perversité de Tobiezen-Duby, parcourez seulement ses trois dénonciations contre la bibliothèque; car il en a fait trois.

C'est une chose curieuse de le voir allonger, raccourcir, la liste des dénoncés, alléger le poids sur celui-ci, l'aggraver sur celui-là, selon ce qu'il juge convenable à son intérêt personnel, d'après le moment et les circonstances.

Voyant sa première délation tombée dans le mépris, Tobiezen-Duby, le flatteur des anciens ministres, gronde le ministre trompé. Pour accréditer son absurde dénonciation, pour la faire croire pure et désintéressée, il proteste aujourd'hui qu'il ne veut point de place. Venez, citoyens, à la bibliothèque, vous assurer que, depuis cinq ans, la vie de Tobiezen-Duby n'est qu'un tissu d'intrigues, d'abord pour avoir une place, puis pour en avoir une meilleure, puis pour se faire donner un logement.

Remarquez sur-tout son impudente audace, dès que, sortant du cercle des accusations vagues, il articule un fait précis; par exemple, lorsqu'il ose m'accuser d'avoir donné ma voix à Raffet. J'ai affirmé et j'affirme encore que ce fait est faux. Je demande qu'on consulte la liste des votans; et si cette liste n'existe pas, je défie tout homme, quel qu'il soit, et fût-ce Tobiezen-Duby lui-même, d'oser dire qu'il m'a vu ce jour-là à la section.

A cela, que répond Tobiezen-Duby? Rien. Il redouble de fureur et de calomnies, sans revenir sur le seul fait positif qu'il ait allégué contre moi. Ne reconnaissez-vous pas là, citoyens, un homme qui n'écoute que sa haine, sa haine aveugle, et foule aux pieds sa conscience?

Comment cherche-t-il à couvrir cette honte? il fait de nouveaux efforts pour exciter contre moi les jacobins, contre moi qui, même avant que les sociétés populaires fussent mises sous l'égide de la constitution, n'ai cessé (mille témoins existent) de dire et de répéter: «Sans les jacobins, point de liberté, point de république.»

Il me prétend lié avec le ministre Roland, moi qui, de notoriété publique, n'ai eu avec lui que les relations nécessitées par ma place. Et cette place l'avais-je sollicitée? l'avais-je désirée? y avais-je seulement songé? connaissais-je, même de vue, le ministre Roland?

Il me prétend lié avec la Gironde, dont je n'ai jamais vu un seul membre que dans des rencontres rares, imprévues et fortuites.

Ici, je porte un défi public à quelqu'homme que ce puisse être, de dire qu'il m'ait jamais vu chez un seul député de la Gironde, et qu'il ait jamais vu un seul d'entre eux chez moi. De plus, grand nombre de personnes savent et peuvent se rappeler que mes idées ont été en opposition absolue avec les leurs sur presque toutes les questions importantes, comme la garde départementale, le jugement de Louis Capet, l'appel au peuple et plusieurs autres.

Observez que ces mensonges de Tobiezen-Duby, et quelques autres non moins odieux, se produisent, comme par supplément, par surabondance, dans sa troisième dénonciation; c'est-à-dire, dans le troisième accès de sa fièvre calomnieuse.

Que penser, citoyens, de celui qui, convaincu de faux sur un fait grave, le fait relatif à Raffet, répète hardiment ses autres impostures, en ajoute de nouvelles non moins faciles à repousser; et dans son emportement essaye de provoquer contre moi des passions personnelles dans les magistrats du peuple les plus estimables, les plus estimés; appelle au secours de sa haine les plus fidèles mandataires du peuple, les sociétés les plus patriotiques, toutes les autorités constituées, c'est-à-dire, veut mettre ce qu'il y a de plus vil et de plus odieux sous la protection de ce qu'il y a de plus respectable?

Mais non; les sociétés populaires, les autorités constituées, sont et resteront justes, en dépit des intrigans, des calomniateurs, de Tobiezen-Duby. Elles peuvent, il est vrai, dans la crise d'un orage révolutionnaire, être surprises et trompées pour un moment; mais bientôt éclairées, parce qu'elles veulent l'être, elles brisent avec indignation le piége qu'on leur a tendu, et repoussent avec dédain le fabricateur du piége: leur justice appelle à soi la justice publique, dont la leur est elle-même une grande portion. Dans le court intervalle où la calomnie voudrait séparer ces deux justices qui doivent n'en être qu'une, j'appelle sur moi l'une et l'autre, j'attends leurs regards, je les désire; et à cet instant même, tandis que vous me lisez, républicains, je jouis de la certitude de les voir se réunir pour moi et confondre Tobiezen-Duby.

Tobiezen-Duby aura donc beau faire; il restera ce qu'il est, et moi je resterai ce que je suis: lui, vrai ou faux patriote du 7 juillet 1792, faux républicain de 1793, car les intrigans et les calomniateurs sont de faux républicains; moi, révolutionnaire de fait et de notoriété publique avant la révolution; républicain de principes et de cœur, même avant la république.

Telle est la force, tel est l'empire de ce sentiment consolateur, de se dire à soi-même, je vivrai, je mourrai républicain, qu'une détention de vingt années n'eût pu l'affaiblir dans mon âme; et, je le proteste de nouveau, rien de ce qui tient, rien de ce qui tiendra à la révolution, ne m'empêchera d'appartenir du fonds du cœur, et jusqu'au dernier soupir, à la révolution, et au complément de la révolution, à la république, à la république une et indivisible.

P.S. Encore un mot, citoyens; convaincu dès long-temps qu'il importait au salut public que tous les salariés du peuple, sans exception, fussent au-dessus du soupçon même, doctrine que je professe depuis trois ans, j'allai, l'un des premiers jours d'août, au comité de surveillance de notre section (celle de 1792), sur les premiers bruits vagues qu'on cherchait à répandre contre la bibliothèque.

Là, j'ai déposé sur le bureau un écrit dans lequel je demande que tous et chacun de ses membres soient examinés sur leurs actions, sur leurs principes et leurs sentimens. Observez que cette démarche si nette et si franche de ma part, antérieure d'un mois à notre détention, a probablement frappé les autorités constituées; et leur conduite à notre égard choque beaucoup Tobiezen: car il n'est pas aisé Tobiezen-Duby! il veut qu'on croye à ses calomnies bien vite et pour toujours, et que tout soit fini.

Il en a pourtant tiré un fruit; c'est de m'avoir mis dans le cas de confirmer, par ma démission que j'ai donnée, mes principes sur les salariés du peuple. On peut m'objecter sans doute que c'est avoir beaucoup trop de respect pour les calomniateurs: soit, mais le premier devoir d'un républicain est de rester fidèle à ses anciens principes.

Je laisse là ses impostures qui lui appartiennent, et je cherche d'où lui vient son audace avec de si faibles moyens personnels. Ne trahirait-il pas lui-même son secret, par le début de sa première denonciation imprimée? Je suis jacobin et ardent républicain, dit-il. Et aussitôt, enhardi par ces deux noms qu'il usurpe, il lance, comme d'un poste sûr, tous les traits de la calomnie. Citoyens, vous vous avez vu quel républicain c'était; jugez quel jacobin ce peut être.

Il a cru, le lâche! que, sous l'abri de ces deux titres, il pouvait tout se permettre; il a cru que nul n'oserait aller, derrière ces retranchemens, lui arracher son masque et ses méprisables armes; il s'est trompé. Lui jacobin! non, il ne l'est pas. C'est moi, qui, sans en porter le titre, le suis en effet et de principes et d'âme; moi qui, en juillet 1791, après le massacre du Champ-de-Mars, entraîné, malgré mon état de maladie et de souffrance, par une force irrésistible, courus aux jacobins, moi vingtième ou trentième.... j'ignore le nombre, mais la salle était alors déserte. Où était alors Tobiezen-Duby? Etait-ce chez vous, jacobins, qu'il cherchait un refuge? Je ne crois pas qu'il fût là. Quoi qu'il en soit, je m'y présentai; je fus admis parmi vous, et même dans votre comité de correspondance, où cet homme vient de se glisser. Il est vrai qu'aux approches de l'hiver, ma déplorable santé, qui suspend trop souvent mes travaux, et qui surtout m'interdit les grandes assemblées, me força, par degrés, à me priver des vôtres, toujours plus brillantes et plus nombreuses. La patrie, il est vrai, n'était pas encore sauvée; mais l'affluence, toujours croissante parmi vous, semblait le garant de son triomphe et du vôtre; et dans le redoublement des incommodités que la foule me cause, je n'étais plus soutenu par ce sentiment si impérieux sur certaines âmes, ce je ne sais quel attrait attaché aux périls très-instans [39].

Ce malheur, je veux dire les infirmités physiques qui m'interdisent les grandes assemblées, malheur réel pour tout vrai citoyen, Tobiezen-Duby en profite pour me calomnier auprès des assemblées de section. Il me prête, à ce sujet, un propos aussi absurde qu'infâme, digne d'un vieil et stupide aristocrate de château, et que, par cette raison, je voue au mépris public, ainsi que l'homme qui a la bêtise de me l'attribuer.

J'apprends que Tobiezen-Duby, après avoir rempli le rôle de persécuteur de la bibliothèque nationale, a osé, en cherchant à se justifier à la tribune des jacobins, usurper le rôle de persécuté pour ses opinions par les citoyens qu'il a dénoncés, et tâche d'appeler sur lui l'intérêt attaché à ce second rôle.

Bien loin de l'avoir persécuté, je réponds affirmativement que son patriotisme auquel on eût applaudi, était parfaitement ignoré de ceux qu'il a persécutés véritablement.

J'affirme de plus, qu'avant sa dénonciation, nul de ses confrères qu'il accuse ne lui parlait et ne parlait de lui, que lui-même ne parlait à aucun d'eux, depuis son entrée à la bibliothèque sous Le Noir: ce qui était fort simple, vu la différence des fonctions respectives qui ne les mettait point en rapports.

On défie donc Tobiezen-Duby d'articuler un seul acte de persécution de la part de ses confrères; et, quant à moi, la seule persécution qu'il puisse citer, c'est d'avoir, à mon entrée en place, accru ses appointemens de 400 livres. Il est vrai que, dans sa lettre à la vertueuse citoyenne Roland, il demanda la place de garde des estampes, ou au moins une augmentation de 1200 livres avec un logement. Son patriotisme d'aujourd'hui, si désintéressé, si pur, m'imputerait-il, par hasard, cette différence de 1200 à 400 livres? Dans cette supposition, il aurait lui-même tout expliqué.

Tobiezen-Duby est donc convaincu de faux dans ce qu'il a dit aux jacobins, comme il l'a été dans ce qu'il a dit aux autorités constituées et ensuite au public; mais son nouveau mensonge est marqué d'une plus rare impudence. Car enfin, le public, témoin des faits, témoin de l'acharnement de ses trois dénonciations, voit clairement que Tobiezen-Duby est le persécuteur et non le persécuté. Je ne dis donc plus, comme je l'ai fait sur quelques-unes de ses impostures: citoyens, venez et voyez; je dis seulement: ouvrez les yeux et voyez.

18e jour du 1er mois de la
république française.

FIN DES LETTRES DIVERSES.

DEUX ARTICLES
EXTRAITS
DU JOURNAL DE PARIS.

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