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Œuvres Complètes de Chamfort (Tome 5): recueillies et publiées, avec une notice historique sur la vie et les écrits de l'auteur.

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ÉPITRES.

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ÉPITRES.

ÉPITRE
SUR LA VANITÉ DE LA GLOIRE.

Tu n'vetulæ auriculis alienis collegis escas?

C'en est donc fait, et ton âme sensible

A ses vrais goûts va se livrer enfin!

Tu suis, ami, la pente irrésistible

Qui des beaux arts t'applanit le chemin.

Tu sais trop bien qu'une plume immortelle

Nous a tracé les dégoûts, les hasards,

Qu'en cette lice ouverte à nos regards

Sème souvent la fortune cruelle.

Oui, des destins la jalouse fureur,

Osant mêler l'absynthe à l'ambroisie,

A poursuivi l'aimable poésie,

Et du nectar altéré la douceur.

Mais, cher ami, cette muse badine,

Vive autrefois, alors un peu chagrine,

Sur un fond noir détrempa ses couleurs;

Et cette abeille, en volant sur les fleurs,

Avait senti la pointe d'une épine:

Pour moi, je veux, aux yeux de mon ami,

En badinant, combattre sa chimère;

Faut-il des dieux emprunter le tonnerre

Pour écraser un si faible ennemi?

Je t'obéis. Tu m'ordonnes de croire

Que ton esprit, et même ta raison,

N'écoute ici que l'instinct de la gloire,

Et ne se rend qu'à son noble aiguillon.

Des vanités de la nature humaine,

Dis-tu, la gloire est encor la moins vaine;

Et du trépas je veux sauver mon nom.

Quoi! ta raison, quoi! cet esprit si sage

Conserve encor ce préjugé falot!

Quoi! de la mort ton être est le partage!

Et tu prétends lui dérober un mot!

Ton nom! quel est cet étonnant langage!

Quoi! ce désir, vrai fléau de ton âge,

Va tourmenter tes jours infortunés,

Pour illustrer ce frivole assemblage

De signes vains par le sort combinés!

Écoute au moins ces argumens célèbres

Qui de l'école ont percé les ténèbres.

Ce qui n'est rien peut-il avoir un nom?

Que veux-tu dire? et quelle illusion!

Peux-tu forcer ton âme fugitive

A s'échapper de l'éternelle nuit?

Peux-tu renaître? et quand l'arbre est détruit,

Pourquoi vouloir qu'une feuille y survive?

Quoi! du néant une ombre veut jouir!

Mais supposons que ces vains caractères,

Que le hasard a voulu réunir

Pour distinguer, pour désigner tes pères,

Vainqueurs du temps, perceront l'avenir.

Par quelle voie et quel canal fidèle,

Pour te transmettre une atteinte immortelle,

Jusques à toi pourront-ils parvenir?

Ce grand Romain, père de l'éloquence,

Père de Rome et consul orateur,

Dans son printemps adora cette erreur.

Mais à la fin, rempli d'indifférence,

Sur ce vain songe il composa, dit-on,

Un beau traité contre cette démence,

Cette fureur d'éterniser son nom,

Traité modeste, et signé Cicéron.

Dans un écrit, voyez-vous ce grand homme

Vanter, prôner, même assez bassement,

Un petit Grec, un sophiste de Rome;

Recommander, et très-expressément,

Au vain portier du temple de Mémoire

De lui donner bonne place en l'histoire?

Le Grec le fit; mais savez-vous comment

La vanité se vit bien confondue?

La lettre reste et l'histoire est perdue.

Mais admirez comment, fiers d'être fous,

Devant l'idole ils se prosternent tous!

Oui, disent-ils, ce sentiment sublime

Qui fait chérir et la gloire et l'estime,

Par la vertu fut imprimé dans nous.

D'une grande âme il est l'heureux partage;

Dans notre cœur il descend le premier,

Survit à tous, disparoît le dernier.

Il est, dit-on, la chemise du sage:

S'il est ainsi, qu'il aille donc tout nu.

Quoi! vous osez transformer en vertu

Cette folie, et tirer avantage

De ce délire à d'autres inconnu!

Et selon vous, tous ces mortels volages,

Pour être fous, ne sont point assez sages!

Je quitte, ami, ce ton de Juvénal:

Permets qu'au moins ma muse plus légère

Ose à tes yeux, sur un prisme moral,

Analysant un préjugé fatal,

Décomposer ta brillante chimère.

Pardonnez-moi, rare et sublime Homère,

L'air cavalier et le frivole ton

Dont j'ose ici proférer votre nom.

Vous savez bien que mon cœur vous révère.

Ai-je oublié que Samos, Colophon,

Et Clazomène, et Smyrne, et l'Ionie,

Ont disputé jadis avec chaleur

La gloire unique et l'immortel honneur

D'avoir produit un si vaste génie?

Vrai créateur de l'art le plus divin,

J'avoûrais bien que, quand vous y passâtes,

Et qu'on vous vit, aveugle pélerin,

Brillant de gloire, un bourdon à la main,

Du violon vainement vous raclâtes.

Chaque pays, même l'heureux séjour

Qui, selon lui, vous a donné le jour,

Peut s'écrier, pour appuyer sa thèse:

Couvert d'honneur et chargé de mal-aise,

Ceint de lauriers, partant manquant de pain,

Homère ici pensa mourir de faim;

Or, réponds-moi, gueux et divin Homère

(Car maintenant je puis te tutoyer,

Puisqu'il est sûr qu'on a vu ta misère

Ramper, languir dans le double métier

De mendiant, et même de poète),

Quand un savant, payé pour te louer,

Te va prônant d'une bouche indiscrète,

Et sans un cœur osant t'apprécier,

Par vanité, par coutume t'admire,

Et, t'ayant lu, te vante par oui-dire;

Son vain encens descend-il chez les morts

De ton esprit caresser les ressorts?

Et toi, brillant et fertile génie,

Toi, son rival et son imitateur,

Ainsi que lui, fuyant de ta patrie,

Non pour aller, besacier, voyageur,

Piéton modeste, et pélerin poète,

Faire aux passans une prière honnête;

Mais pour donner bals, concerts et cadeaux,

Pièce nouvelle et spectacles nouveaux,

Où le cœur sent lorsque l'esprit s'élève;

Pour transporter Athènes à Genève,

T'y consoler, dans le sein du repos,

Et de la haine et de l'encens des sots;

Je l'avoûrai, quand un mortel sincère,

De tes écrits ardent admirateur,

Vante Arouet, il a flatté Voltaire;

Mais quand la mort, au gré de maint auteur,

De maint jaloux, surtout de maint libraire,

T'aura frappé de sa faux meurtrière;

Sous cette tombe, eh bien! parle, réponds,

Mortel fameux: lequel de ces deux noms,

Ces noms vantés, Arouet ou Voltaire,

Dans ton sommeil, par un plus sûr pouvoir,

Ranimera les cendres réveillées?

Lequel des deux saura mieux émouvoir

De ton cerveau les fibres ébranlées?

Auquel, enfin, devons-nous envoyer

Ce fade encens d'un éloge unanime?

Noble fumée et tribut légitime

Qu'à tes travaux l'univers doit payer?

Du sort jaloux un caprice ordinaire

A mon valet donna le nom d'Hector.

L'entendez-vous, désœuvré téméraire,

Estropier, en insultant Homère,

Les noms sacrés d'Ulysse et de Nestor;

Et de Dacier, dans ses nobles emphases,

Faire ronfler les éternelles phrases?

Quand de Priam le fils infortuné,

Le nom d'Hector, ce fléau de la Grèce,

S'en vient frapper son esprit étonné,

Avez-vous vu redoubler son ivresse,

Et sur son front, de joie enluminé,

Étinceler sa grotesque allégresse?

Je sonne; il vient d'un air de dignité:

Et le héros, en me versant à boire,

Plus sûr que moi de vivre dans l'histoire,

Savoure en paix son immortalité.

Lorsque la mort, sans toucher à sa gloire,

Rassemblera sous ses voiles épais

L'Hector de Troye avec l'Hector laquais,

Et qu'un des deux quittera ma livrée

Pour endosser celle du vieux Pluton;

Que sais-je, moi, si son âme enivrée

Par les vapeurs dont jadis ce grand nom

A chatouillé sa cervelle timbrée,

Dans son erreur n'ira point partager

Les vains honneurs dus au rival d'Achille;

Si le Troyen ardent à se venger,

Dont cet outrage échauffera la bile

D'un coup de poing vaillamment asséné

Tout à l'instar d'Ulysse dans Homère,

Ne voudra point trancher en sa colère

Ce grand débat, noblement terminé?

Six Annibals ont illustré Carthage;

De tous jadis on vanta le courage;

Deux sont encor connus par leurs exploits,

Et de la gloire ont enroué la voix.

L'un, des Romains l'ennemi redoutable,

Pendant treize ans d'un sénat éperdu

Fut la terreur; et l'autre plus traitable,

Nous dit l'histoire, avait été pendu.

Vous, pensez-vous qu'Annibal morfondu

Dort à part soi, rempli d'indifférence,

Sur ses lauriers ou bien sur sa potence?

Apprenez donc que lorsqu'en vos récits

Vous célébrez le fier vainqueur de Rome

Trop vaguement, en termes peu précis,

Le cher pendu, qui croit être un grand homme,

Prend pour son compte un éloge indécis.

Quatre Platons ont honoré la Grèce;

Mais d'un surtout on célèbre le nom.

Lorsque ma voix, pour prix de sa sagesse,

A dit un mot de l'immortel Platon,

Apprenez-moi comment, par quelle adresse,

Par quelle voie et quels secrets rapports,

Ce triste mot, dans la foule des morts,

Du vrai Platon peut-il trouver l'adresse?

Platon! Platon! voyez comme à ma voix

Tous les Platons accourent à la fois!

Voyez, voyez, comme chacun s'empresse!

Chaque Platon, prenant le nom pour soi,

Vole, et s'écrie en écartant la presse:

Çà, rangez-vous; place, messieurs, c'est moi.

Le vrai Platon reste seul immobile:

Mais j'aperçois venir d'un pas agile

Et le sophiste et le grammairien:

J'y suis, monsieur, que voulez-vous?—Moi! rien.

Chaque pays a produit son Hercule,

Réparateur des torts, vengeur des droits;

Mais un surtout, impérieux émule,

De ses rivaux a conquis les exploits.

Un seul, malgré la docte académie,

Malgré Saumaise et malgré son génie,

Malgré Bardus, et Lipse, et Scaliger,

Fait aux savans les honneurs de l'enfer.

Or, qui ne croit qu'un jour, dans leur colère,

Pour se venger d'un odieux confrère,

L'Égyptien, l'Africain, le Gaulois,

Dans l'intérêt dont le nœud les rassemble,

Contre le Grec ne se liguent ensemble,

Et sur son dos ne tombent à la fois?

Peut-être aussi qu'un jour dans l'Élysée,

Signant la paix, devenus bons amis,

Tranquillement, près de Mégère assis,

Tous en commun démêlant la fusée,

Édifieront les mânes attendris.

Sans nul malheur la dispute appaisée

Sur ces grands points pourra nous réunir;

Et nous saurons à quoi nous en tenir.

Alors chez nous la vérité reçue

Saura fixer, distinguer pour jamais

Et leur pays, et leur siècle, et leurs faits,

Et du fuseau séparer la massue.

Ce n'est pas tout: par un funeste sort

Une syllabe, une lettre éclipsée,

Par le hasard, par le temps effacée,

Suffit souvent pour nous rendre à la mort.

Ce Grec fougueux, l'immortel Alexandre,

Lequel un soir, au gré d'une catin,

Ivre d'amour et de gloire et de vin,

Mit par plaisir Persépolis en cendre:

Héros jaloux, de qui la vanité

Avait pleuré sur les lauriers d'un père

Dont il craignait que la postérité

Ne laissât plus à sa témérité

De grands exploits, de sottises à faire;

A ce vengeur de son peuple outragé,

A ce guerrier chacun doit son suffrage.

Sur notre encens, sur l'éternel hommage

De l'univers conquis et ravagé,

Il a des droits, puisqu'il l'a saccagé:

Quels sont souvent les transports de sa rage,

Quand les honneurs qu'on lui doit accorder

Sont, au Mogol, prodigués à Scander?

Faut-il convaincre un esprit indocile

Qu'un caractère, une lettre futile,

Pour tout gâter, hélas! suffit trop bien!

Montagne est tout, et Montaigne n'est rien;

Si quelque jour une âme charitable

Dans les enfers ne daigne l'informer

Que des Français la langue variable

Détruit son nom, voulant le réformer.

L'auteur charmant, et qui, l'auteur! non, l'homme,

Par notre encens n'est jamais chatouillé,

Et dans l'oubli dormant d'un profond somme,

Par un vain bruit n'est jamais éveillé.

Ah! j'ai bien peur que trompé par la rime,

Malgré mes soins, l'historien Dion

N'ose usurper cette offrande d'estime

Que mon cœur paie au délicat Bion;

Et de leurs noms maudissant l'imposture,

Maints froids auteurs, maints héros oubliés

Offrent souvent aux mânes égayés,

D'un quiproquo la comique aventure.

Du même nom cent rois ont hérité:

Tous ont vécu pour la postérité;

Tous ont voulu consacrer leur mémoire.

Mais vous, mortels! votre légèreté,

Par un oubli trop funeste à leur gloire,

En les nommant ne les désigne point:

C'est donc en vain qu'ils vivent dans l'histoire.

Ignorez-vous qu'il faut de point en point,

Pour les atteindre au ténébreux empire,

Pour que l'éloge ait sur eux son effet,

Fixer les temps, les lieux, marquer, détruire

Leurs nom, surnom, numéro, sobriquet?

Sans tous ces soins, le vengeur de la Prusse,

Le fier vainqueur de l'Allemand, du Russe,

Héros du siècle et célèbre à la fois

Par les combats, par la flûte et les lois;

Lui qu'Arouet annonçait à la terre,

Et que depuis a chansonné Voltaire;

Ce Frédéric, Dieu! quel affront cruel!

Peut voir un jour sa grande âme avilie

Humer l'odeur d'un encens éternel,

Faut-il le dire? avec un vil mortel,

Un Frédéric, baron de Silésie,

Lequel voudra, comme dans son château,

Donnant aux morts un spectacle nouveau,

Porter partout, sur la rive infernale,

Et ses quartiers, et sa voix chapitrale...

Il est bien vrai que, pour prendre un détour,

Le mot flatteur, quittant les grandes routes,

Descend moins vite au ténébreux séjour;

Que le héros, attentif aux écoutes,

Dans son cerveau moins prompt à s'ébranler

Ne peut sentir qu'une atteinte légère.

Que feriez-vous? Il faut s'en consoler;

Et du destin quel est l'arrêt sévère!

Les plaisirs purs pour nous ne sont point faits;

Même en enfer, ils sont tous imparfaits.

Or maintenant, qu'un censeur téméraire,

Un bel esprit, volage papillon,

Vienne fronder ce travail salutaire

Qui, pour changer, pour rétablir un nom,

Dans cette nuit apportant la lumière,

Va compilant de vieux compilateurs,

Des manuscrits et d'antiques auteurs.

Sans un talent, sans de si dignes veilles,

Tous les héros, leurs noms et leurs merveilles,

Les vains exploits de cent mortels fameux,

Vivant pour nous, seraient perdus pour eux.

Quel nom donner à la folle imprudence

De ces humains qui, dans leur déraison,

Après avoir avec inconséquence

Tout immolé pour anoblir leur nom,

Et qui, vieillis dans leur culte frivole,

N'ont rien omis pour orner leur idole,

L'osent détruire, et dont l'aveugle erreur

Y substitue un fantôme imposteur,

De qui jamais cette gloire n'approche?

Quoi! Du Terrail, parrain du roi François,

Ami des preux, chevalier sans reproche,

Au bon Bayard cède tous ses exploits!

Et ne crois pas qu'avec plus d'indulgence

Je traite encor cette autre vanité

Qui, des climats rapprochant la distance,

Entraîne au loin notre esprit emporté.

Enseigne-moi quelle est la différence.

Qu'importe enfin à ta félicité

Que dans mille ans tes vers se fassent lire,

Ou que Stockholm aujourd'hui les admire?

Du Nord jaloux le souffle impétueux

Dissipera cet encens si frivole;

Et sa fureur ira, loin de tes yeux,

Le déposer dans les antres d'Eole.

De près au moins, l'éloge plus flatteur,

Voisin de toi, descendrait dans ton cœur;

Et le zéphyr, sur son aile légère,

Jusqu'à tes sens daignerait apporter

Une vapeur, hélas! bien passagère,

Que tes esprits pourraient au moins goûter.

Ah! que le sort, pour moi plein d'indulgence,

Sur le présent borne son influence,

Et de mes jours marque chaque moment

Par un plaisir, ou par un sentiment:

De l'avenir, ami, je le dispense.

Je veux sentir, je veux jouir enfin:

Et mon esprit, dans son indifférence,

D'aucun absent n'est le contemporain.

Pauvres humains! quelle est votre inconstance!

Qu'est-ce que l'homme à soi-même livré?

Oui, cher ami, moi de qui l'imprudence

Vient de traiter de fièvre, de démence,

Ce beau désir par les temps consacré,

De réunir la double jouissance

D'un nom pourtant à jamais révéré;

Que sais-je, hélas! si mon inconséquence,

Par une sotte et double vanité,

Ne prétend point franchir l'espace immense

De l'univers et de l'éternité;

Et si des temps perçant la nuit obscure,

Je ne veux point aller, dans un Mercure,

Au bout du monde, à l'immortalité?

ÉPITRE D'UN PÈRE A SON FILS,
SUR LA NAISSANCE D'UN PETIT-FILS.

Il est donc né, ce fils, objet de tant de vœux!

Il respire! avec lui nous renaissons tous deux.

Mon cœur s'est réveillé: cette ardeur qui m'enflamme,

Au jour de ta naissance a pénétré ton âme.

Je te pris dans mes bras: un serment solennel

Promit de t'élever dans le sein paternel.

Le temps, qui m'a conduit au bout de ma carrière,

De mes yeux par degrés épura la lumière:

Vainement et trop tard allumant son flambeau,

La raison nous éclaire aux portes du tombeau.

Ah! si l'expérience, école du vrai sage,

Pouvait de nos enfans devenir l'héritage!

Si nos malheurs au moins n'étaient perdus pour eux!

Un père, en expirant, se croirait trop heureux:

Mais il meurt tout entier; et la triste vieillesse

Dans la tombe avec elle emporte sa sagesse.

De mon vaisseau du moins que les tristes débris,

Épars sous les écueils, en écartent mon fils.

Je le vois, en mourant, s'éloigner du rivage:

Ah! s'il arrive au port, je bénis mon naufrage.

Parmi tous ces mortels sur ce globe semés,

Les uns portent un cœur, des sens inanimés;

Le feu des passions n'échauffe point leur âme:

D'autres sont embrâsés d'une céleste flamme:

Mais trop souvent, hélas! sa féconde chaleur

Enfante les talens et non pas le bonheur;

Et de l'infortuné dont elle est le partage,

Elle fait un grand homme et rarement un sage.

Le bonheur! ô mortel!... Ose te détacher

D'un espoir que bientôt il faudrait t'arracher:

Si le songe est flatteur, le réveil est funeste;

Fais le bonheur d'autrui, c'est le seul qui te reste.

Si ton fils n'a reçu que des sens émoussés,

Qu'il se traîne à pas lents dans les chemins tracés:

Sans lui frayer toi-même une route nouvelle,

De tes seules vertus offre-lui le modèle:

Mais si des passions le germe est dans son sein,

Veille, père éclairé, sur ce dépôt divin:

Loin de lui ces prisons où le hasard rassemble

Des esprits inégaux qu'on fait ramper ensemble;

Où le vil préjugé vend d'obscures erreurs,

Que la jeunesse achète aux dépens de ses mœurs:

Si ton fils ne te doit son âme toute entière,

Tu lui donnas le jour, mais tu n'es pas son père.

Le chef-d'œuvre immortel de la divinité

Sur la terre au hasard paraît être jeté.

L'homme naît; l'imposture assiége son enfance:

On fatigue, on séduit sa crédule ignorance:

On dégrade son être. Ah, cruels! arrêtez:

C'est une âme immortelle à qui vous insultez.

De l'éducation l'influence suprême,

Subjugant dans nos cœurs la nature elle-même,

Peut créer à son choix, des vices, des vertus:

C'est du fils de César que Caton fit Brutus.

Règne sur le hasard, affaiblis son empire:

L'homme peut le borner, ou même le détruire.

Que son fier ascendant soit dompté par tes soins:

Transforme pour ton fils les vertus en besoins.

O toi! fille des Cieux que l'univers adore,

Toi qu'il faut que l'on craigne, ou qu'il faut qu'on implore,

Sainte religion, dont le regard descend,

Du créateur à l'homme, et de l'homme au néant,

Montre-nous cette chaîne adorable et cachée

Par la main de Dieu même à son trône attachée,

Qui, pour notre bonheur, unit la terre au ciel

Et balance le monde aux pieds de l'Éternel.

Mais déjà de ton fils la raison vient d'éclore:

Sache épier, saisir l'instant de son aurore,

Où l'homme ouvrant les yeux, frappé d'un jour nouveau,

S'éveille, et regardant autour de son berceau,

Étonné de penser, et fier de se connaître,

Ose s'interroger, s'aperçoit de son être;

Dévore les objets autour de lui semés,

Jadis morts à ses yeux, maintenant animés;

Demande à ces objets leurs rapports à lui-même,

Et du monde moral veut saisir le système;

A de sages leçons consacre ses momens;

De ses vertus alors pose les fondemens;

Des vrais biens, des vrais maux, trace-lui les limites;

Renferme ses regards dans les bornes prescrites;

Qu'il sache tour à tour se concentrer dans lui,

Etendre ses rapports à vivre dans autrui;

Ne fais briller dans lui que des clartés utiles;

Il est pour les humains des vérités stériles;

Le ciel est parsemé de globes lumineux;

Mais un seul nous éclaire et suffit à nos yeux.

Prolonge pour ton fils cet heureux temps d'ivresse,

Cet aimable délire où la simple jeunesse,

Ignorant l'artifice et les retours cruels,

N'a point perdu le droit d'estimer les mortels,

Et goûte ce bonheur si pur, si respectable,

De croire à la vertu pour aimer son semblable.

Jeune homme, j'aime à voir ta naïve candeur

Chercher imprudemment nos vertus dans ton cœur,

Chérir une ombre vaine, adorer ton ouvrage,

De tes purs sentimens reproduire l'image,

Et se plaire à créer, dans ta simplicité,

Un nouvel univers par toi seul habité.

Oui, que mon fils embrasse un fantôme qu'il aime:

Nous croyant des vertus, il en aura lui-même.

Mais voici ce moment utile ou dangereux,

Qui, souvent annoncé par un naufrage affreux,

Des sens avec le cœur préparant l'alliance,

Donne à l'homme étonné toute son existence,

Établit ses devoirs sur ses rapports divers,

Le fait vivre à lui-même et naître à l'univers.

Ce sont les passions, dont la fatale ivresse

L'élève quelquefois, et trop souvent l'abaisse;

Mais quel que soit sur nous leur ascendant vainqueur,

Leur force ou leur faiblesse est toute en notre cœur.

Indociles coursiers, ils éprouvent leur guide;

Le faible est entraîné par leur élan rapide;

Le fort sait les dompter, les asservir au frein;

Pour jamais de leur maître ils connaissent la main.

Les coursiers du soleil, dans leur vaste carrière,

Répandaient sans danger les feux et la lumière;

Phaéton les conduit: bondissans, furieux,

Ils consument la terre, ils embrâsent les cieux.

Si ton fils des vertus a reçu la semence,

Des passions, pour lui, ne crains point l'influence;

De nos égaremens on les accuse en vain;

Le germe corrupteur dormait dans notre sein:

De sable, de limon cet impur assemblage,

Rebut de l'océan, soulevé par l'orage,

Avant que la tempête eût ébranlé les airs,

Il existait déjà dans le gouffre des mers.

Passions, c'est nous seuls et non vous qu'il faut craindre.

Épurons notre cœur sans vouloir les éteindre.

Parmi tous ces désirs dans notre âme allumés,

Le tyran le plus fier de nos sens enflammés,

C'est ce fougueux instinct fait pour nous reproduire,

Bienfaiteur des mortels, et prêt à les détruire.

Qu'un seul objet, mon fils, t'enchaînant sous sa loi,

Te dérobe à son sexe anéanti pour toi.

Heureux, sans doute heureux, si la beauté qui t'aime,

Remplissant tout ton cœur, te rend cher à toi-même,

Et mêle au tendre amour qu'elle a su t'inspirer,

Ce charme des vertus qui les fait adorer!

Nœuds avoués du ciel, respectable hyménée,

De mon fils à tes lois soumets la destinée!

Que par toi, de son être étendant le lien,

Mon fils, pour être heureux, soit homme et citoyen!

Loin d'ici ces mortels, dont la folle prudence

Refuse à leur pays le prix de leur naissance,

Et qui prêts à brûler des plus coupables feux,

Morts pour le genre humain, pensent vivre pour eux!

Amitié, nœud sacré, récompense des sages,

Plaisir de tous les temps, vertu de tous les âges!

Oui, mon fils chérira tes devoirs, tes douceurs.

L'astre qui nous éclaire eut des blasphémateurs:

Des monstres ont maudit sa féconde influence;

D'autres ont de Dieu même abhorré l'existence,

Ont haï l'Eternel: amitié! qui jamais

A blasphémé ton nom, a maudit tes bienfaits?

Le ciel daigne accorder au mortel magnanime

Une autre passion plus rare et plus sublime,

Aliment des vertus, âme des grands desseins:

C'est ce noble désir d'être utile aux humains,

D'avoir des droits sur eux, de vivre en leur mémoire;

Le plus beau des besoins, le besoin de la gloire;

Impérieux instinct que des dieux bienfaiteurs,

Par pitié pour la terre ont mis dans les grands cœurs.

Mais qui cherche la gloire a besoin qu'on l'éclaire.

Il en est une, hélas! criminelle ou vulgaire,

Que le faible poursuit, qu'encense le pervers,

Qui, sous différens noms, fléau de l'univers,

Arme le conquérant, lui commande les crimes,

Dicte au sage insensé de coupables maximes,

Aiguise le poignard, prépare le poison,

Pour sauver de l'oubli le fantôme d'un nom;

Prestige d'un instant, vaine et cruelle idole,

Non, ce n'est point à toi que le sage s'immole;

Ses jours, dans les travaux, ne sont point consumés,

Pour laisser quelques pas sur le sable imprimés:

Mais servir, éclairer le genre humain qu'il aime,

En recherchant surtout l'estime de soi-même;

La mettre au plus haut prix; l'obtenir de son cœur;

Voilà quelle est sa gloire et quelle est sa grandeur.

Si de ce beau désir ton âme est dévorée,

Nourris dans toi, mon fils, cette flamme sacrée,

Tandis que tes esprits, dans leur mâle vigueur,

Du feu des passions reçoivent leur chaleur.

Ah! lorsque les glaçons de la froide vieillesse

Viennent de notre sang arrêter la vîtesse,

Lorsque nous recelons dans un débile corps

Un esprit impuissant, une âme sans ressorts,

Plus de droits sur la gloire et sur la renommée:

La lice de l'honneur est pour jamais fermée:

Et sur nos sens flétris, ainsi que sur nos cœurs,

L'oisive indifférence épanche ses langueurs.

Mon fils, sur les humains que ton âme attendrie

Habite l'univers, mais aime sa patrie.

Le sage est citoyen: il respecte à la fois

Et le trésor des mœurs, et le dépôt des lois:

Les lois! raison sublime et morale pratique,

D'intérêts opposés balance politique,

Accord né des besoins, qui, par eux cimenté,

Des volontés de tous fit une volonté.

Chéris toujours, mon fils, cet utile esclavage,

Qui de la liberté doit épurer l'usage.

Entends mes derniers mots, toi, dont les soins prudens

Doivent de notre fils guider les premiers ans.

J'ai vu son doux sourire à sa naissante aurore;

Son premier sentiment à tes yeux doit éclore;

Dans ton sein paternel il ira s'épancher;

Et moi, d'entre tes bras la mort va m'arracher.

Puisse un jour cet écrit, gage de ma tendresse,

Cher enfant, à ton cœur faire aimer ma vieillesse!

Puisses-tu t'écrier, saisi d'un doux transport:

Il fit des vœux pour moi dans les bras de la mort!

Oui, c'est toi qui, m'offrant une heureuse espérance,

Plus loin dans l'avenir porte mon existence:

Je t'apprends le secret de vivre et de jouir;

Ma mort t'enseignera le grand art de mourir.

ÉPITRE
A M. ***

Cologne, 19 juin 1761, écrite sur les bords du Rhin.

Ami, des champs le spectacle flatteur

Vient d'animer, de réveiller mon cœur.

A s'attendrir ce spectacle l'invite.

J'ai fui la ville et l'ennui qui l'habite.

Hélas! au moins caché sous ces forêts,

Il m'est permis de détourner ma vue

De ces clochers, dont les hardis sommets,

En s'effilant, s'élancent dans la nue,

Et dont l'aspect me poursuit à jamais.

N'entends-tu pas, dans ce verger paisible,

Ce rossignol? Son organe flexible,

Tendre toujours et toujours varié,

Chante l'amour: je parle à l'amitié.

Oui, dans ces lieux, ami, tout la rappelle.

Autour de moi que la nature est belle!

Je vois du Rhin les flots majestueux

Baigner mes pieds et couler sous mes yeux.

De sept rochers les cîmes inégales

Vont à l'envi se perdre dans les cieux;

Un bois touffu remplit leurs intervalles.

D'un doux frisson ces trembles agités,

De ces oiseaux la douce mélodie,

Portent le trouble à mon âme ravie;

Pour comble encore, à mes yeux enchantés

Ces fleurs, au loin émaillant la prairie,

Pour me séduire étalent leurs beautés.

Séjour touchant! que n'es-tu ma patrie?

N'importe, hélas! de mon cœur endormi

Ton doux aspect a banni la tristesse.

Je suis heureux dans cette courte ivresse:

Je suis heureux: je songe à mon ami.

C'en est donc fait, la trompeuse fortune

A sur mes jours abdiqué tout pouvoir.

Je la bénis; sa faveur importune,

En aucun temps n'a fixé mon espoir.

Il est bien vrai que, provoqué par elle,

J'obéissais à sa voix infidelle,

Et ton ami s'en faisait un devoir.

Mais elle a fait ce que mon cœur demande:

Sa trahison, que j'aurais dû prévoir,

De ses faveurs est pour moi la plus grande.

J'avais pensé, dans ma trop longue erreur,

Que de ses dons la fatale influence

Aplanissait le chemin du bonheur.

Mais que les Dieux ont borné sa puissance!

Pour être heureux il nous suffit d'un cœur.

Je les ai vus, ses favoris coupables,

En dépit d'elle, illustres misérables,

Fiers d'être sots, de leur faste éblouis,

Punis toujours de n'avoir rien à faire,

Dans leurs miroirs mille fois reproduits,

Peindre partout, voir partout leur misère;

Sur leurs sophas lâchement étendus,

D'esprit, de corps également perclus;

Du fade objet dont l'aspect les accable

Multiplier l'image insupportable.

J'ai vu Crassus, pour échapper au temps,

Dans sa langueur en compter les instans.

La montre d'or nonchalamment tirée

Dit qu'en secret il maudit sa durée.

Son triste cœur voudrait, dans son ennui,

La démentir, s'inscrire en faux contre elle;

Mais le témoin muet et trop fidelle

Obstinément dépose contre lui.

Combien mes yeux ont surpris de bassesse

Sous ces dehors, sous cet éclat trompeur!

Oui, que le ciel, punissant ma faiblesse,

Sur ton ami signale sa fureur,

Si, de mon cœur démentant la noblesse,

J'osais tremper dans leur lâche bonheur!

Que l'amitié, pour tous deux indulgente,

A sur nos jours épanché de douceurs!

Avec quel art sa faveur bienfaisante

De nos plaisirs variait les couleurs!

Par la gaîté tantôt enluminée,

Tantôt moins vive, encor plus fortunée,

Elle portait par degrés dans nos cœurs,

Après l'essor d'une libre saillie,

Ce doux sommeil, cette mélancolie,

Qui de l'amour imite les langueurs.

Souvent muets dans notre nonchalance,

Trop sûrs de nous pour craindre un seul moment

Qu'on ne la prît pour de l'indifférence,

Nous nous taisions, et cet heureux silence

Ne finissait que par un sentiment:

Temps précieux pour mon âme attendrie,

Où mon esprit, emporté loin de moi,

Était absent, mais absent près de toi.

Plaisir du cœur, tendre mélancolie,

Doux antidote et baume de la vie,

Par quelle loi, par quel fatal destin,

Faut-il, hélas! que d'un peuple volage

L'insuffisant et stérile langage

T'ose confondre avec ce noir chagrin,

Fléau cruel de l'âme dégradée,

Par les ennuis tristement obsédée?

Souvent encor quand un diseur de riens

Venait troubler nos charmans entretiens,

Si par malheur sa bouche téméraire

D'un sentiment né d'une âme vulgaire

A nos regards dévoilait la laideur,

Mes yeux soudain, sur ton front peu flatteur,

En saisissaient le désaveu sincère.

Mais qu'ai-je dit? Etait-il nécessaire

De l'y chercher? Il était dans mon cœur.

Ah! cher ami, puis-je espérer encore

De te revoir, de trouver dans le tien

Cette amitié qui tous deux nous honore,

Et dont l'absence a serré le lien?

Momens heureux, je vais vous voir renaître;

Et de plus près à tes destins lié,

Auprès de toi, prenant un nouvel être,

Je vais chérir les arts et l'amitié.

J'ignore encor ce que le sort barbare

Pour ton ami cache dans l'avenir;

Mais quels que soient les jours qu'il me prépare,

De fermeté prompt à me prémunir,

Malgré ses coups, je veux suivre la pente

De ce sentier que l'honneur me présente,

Et que sa main pour moi daigne aplanir.

Je sais trop bien que sa faveur stérile

Ne me promet qu'une palme inutile;

Mais le travail, tendre consolateur,

M'assure au moins un abri salutaire.

Abri sacré, nécessaire à mon cœur.

Oui, le travail est son propre salaire.

Par le malheur mon esprit abattu,

Se redoutant, chérissant sa faiblesse,

Contre lui-même a long-temps combattu.

Je cède enfin à l'instinct qui me presse.

Te souviens-tu de ce chantre de Grèce!

Encouragé par les dons séducteurs

Du cercle entier de ses admirateurs,

Oh! disait-il, partageant leur ivresse,

Si l'intérêt pouvait les éclairer;

Si dans mon cœur ce peuple pouvait lire;

De quels transports je me sens pénétrer,

Lorsque mes doigts voltigent sur la lyre;

D'une faveur il croirait m'honorer,

En permettant à mon heureux délire

De s'exercer dans cet art que j'admire.

ÉPITRE

A M. ***, QUI AVAIT FAIT AFFICHER CHEZ SON SUISSE UN ORDRE EN VERS, DE N'OUVRIR QU'AU MÉRITE, ET DE REFUSER LA PORTE A LA FORTUNE.

Je l'ai vu cet ordre authentique,

Mis en vers joliment tournés,

Cette consigne poétique

Qu'à votre Suisse vous donnez;

Mais elle est trop philosophique,

Ou trop peu. Quoi! vous ordonnez

Que l'on ferme la porte au nez

A la Fortune! Et pourquoi faire?

Est-ce humeur, faiblesse ou colère?

Vous avez tort; mais apprenez

Le dénoûment de cette affaire.

Après ce refus insultant

Que fit la belle aventurière?

Surprise de ce compliment,

De la rebuffade impolie

D'un portier qui la congédie,

Croiriez-vous que dans cet instant

(Voyez un peu quelle étourdie!)

Elle vint chez moi brusquement?

Je sortais: j'ouvre....—La fortune!

Ne vous suis-je pas importune?

Le cas arrive rarement.

—Il arrive dans ce moment.

Elle m'étonna, je vous jure.

J'excusai le sage imprudent

Qui brusquait ainsi la déesse;

Il a tort d'outrer la sagesse.

—Vous raillez, je crois.—Nullement.

Il fallait au moins vous admettre,

En faisant des conditions....

—A moi!—Sans doute.—Eh bien! voyons.

Faites les vôtres.—A la lettre

Vous les suivrez? Premièrement,

Je vous dois un remercîment:

Vous voilà sans qu'on vous appelle,

C'est ce qu'il me faut justement.

—Vous me plaisez assez, dit-elle.

—Tant mieux.—Convenons de nos faits.

—Vous ne prétendrez jamais

A changer le fond de ma vie;

Vous respecterez sans aigreur

Mon caractère, mon humeur,

Et même un peu ma fantaisie.

Je conserverai mes amis,

Vous ne m'en donnerez point d'autres:

A moi les miens, à vous les vôtres.

Le sentiment sera permis

A mon cœur né sensible et tendre;

De moi vous ne devrez attendre

Que des soins, et non des soucis;

Je n'en veux ni donner ni prendre.

Si, par l'effet de vos faveurs,

Je dois approcher des grandeurs,

Partout, à la cour, à la ville,

Je serai, rien n'est plus facile,

Sans orgueil, mais non sans fierté,

Vrai sans rudesse, sans audace,

Et libre sans légèreté.

Auprès de mes amis en place

J'aurai peu d'assiduité,

La réservant pour leur disgrâce.

Permettez-vous?—Accordé, passe.

—Avec le mérite, l'honneur,

Je n'entre point dans vos querelles;

Je veux rester leur serviteur,

Et les tiens pour amis fidèles.

—Ah! nous nous brouillerons.—Tant pis

—Un mot encor. Toujours admis,

Chez moi le mérite aura place

Au-dessus de vos favoris:

C'est la sienne, quoique l'on fasse.

Refusé net.—La déité

Me dit, d'un ton de bonhommie:

Moi, j'ai de la facilité;

Mais cet article du traité,

Par quel art, par quelle industrie,

Le faire signer, je vous prie,

A ma sœur?—Qui?—La vanité.

Adieu.—Soit.—La folle immortelle

Part et s'envole à tire d'aile,

Me supposant de vains regrets,

Je le soupçonne; car la belle,

Tout en me quittant pour jamais,

Regardait parfois derrière elle,

Pour voir si je la rappelais;

Mais je laissai fuir l'infidelle,

Et mes voisins courent après.

FRAGMENS

D'UNE ÉPITRE DIPLOMATIQUE, ADRESSÉE A LA COALITION DES PRINCES ARMÉS CONTRE LA FRANCE.

Quoi! contre nos pamphlets hérissant vos frontières,

Vous formez des cordons, vous dressez des barrières;

Et vous pourriez, chez nous, vauriens pestiférés,

De l'égalité sainte apôtres conjurés,

Hasardant la vertu de vos bandes guerrières,

Souffrir que d'un faux jour les rayons égarés,

Perçant l'épais repli de leurs lourdes paupières,

Offrissent à leurs yeux troubles, mal assurés,

De nos Français nouveaux les façons familières!

Quoi! vos fiers cuirassiers qui, combattant pour vous,

Meurent sous vos bâtons en perdant vos trois sous,

Verront-ils exposer leur fidèle innocence

Aux piéges que leur tend notre indigne licence!

Rois, laissez-vous fléchir, ne nous attaquez pas;

Plaignez plutôt l'erreur de notre indépendance,

De cette égalité, fléau de nos climats.

Sans cesse attendrissez sur nous, sur nos misères,

Vos sujets chargés d'or, payant sans assignats

Le brigand breveté qui les traîne en galères [26],

Pour la mort d'un vieux cerf soustrait à vos ébats.

Avant qu'on vous apprît que les hommes sont frères,

Funeste vérité qui peut tout perdre, hélas!

Nuire à vos recruteurs, renchérir vos soldats,

Corrompre l'ouvrier en haussant les salaires,

Et, trompant vos sujets égarés sur nos pas,

Leur ravir tous ces biens si chers à leurs ancêtres,

Ces biens perdus pour nous, mais non pour vos états,

Des moines, des geôliers, des nobles et des prêtres...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A quoi de l'art des rois on borne les leçons!

Transplanter en Brabant les braves de Hongrie,

Puis contre les Hongrois armer les Brabançons,

Styriens à Milan, Milanais en Styrie:

De ce profond mystère est-ce là tout le fin?

Combien de temps faut-il pour que le monde enfin

De ce royal secret découvre l'industrie?

—Mais, depuis six cents ans!—Soit: rien ne prouve mieux

Que, pour aller bien loin, ce système est trop vieux.

Kaunitz le sentira: sa tête octogénaire

Dira: Voici du neuf, voyons, que faut-il faire?

Je ne reconnais plus ce commode métier

De régir les états pour se désennuyer.

Régner est chose grave et devient une affaire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voisins des Marquisats [27], vous savez tous qu'en dire,

Frédéric, expliquant ses droits régaliens,

Forme, allonge, élargit son nouvel apanage;

Fait chez vous la police et vous prendra vos biens

Par sage surveillance et par bon voisinage,

Pour vous défendre mieux contre les Autrichiens.

Déjà de ses housards une troupe impolie

A rançonné deux fois les gens de Nuremberg.

—Bon! Nuremberg n'est rien: c'est de la bourgeoisie.

—D'accord. Mais un moment: Monsieur de Wirtemberg

S'attend de jour en jour à la même avanie;

C'est un seigneur, un duc, un prince en Franconie.

Que répondre? on se tait: l'évêque de Bamberg,

Plus confondu que vous, rassemble ses vieux titres,

Et du cercle alarmé consulte les chapitres:

Publicistes, docteurs, à l'escrime excités,

En petit in-quartos resserrant leur logique,

Prouvant, démontrant tout, hors les points contestés,

Font admirer de plus cet accord harmonique

Qui, par des mouvemens simples, bien concertés,

Fait marcher sans délais ce grand corps germanique.

Bientôt le brave Hoffmann les a tous réfutés;

Et par vingt régimens que charme sa réplique,

Kalkreuth et Mollendorff, d'avance bien postés,

Assurent le succès de sa diplomatique.

Raguse et ses faubourgs, Luques et Saint-Martin

Attendent, comme on sait, avec impatience,

L'arrêté du congrès qui doit livrer la France

Repentante et contrite aux chevaliers du Rhin.

De Mercy, de Breteuil la sagesse profonde,

De Rousseau, de Sieyès réformant les erreurs,

Nous guérira des maux causés par ces penseurs,

Qui, malgré la police, ont éclairé le monde,

Et, sans être honorés du poste de commis,

Se mêlent d'influer sur les lois d'un pays.

C'est un abus affreux: il faut qu'on le corrige;

La constitution le demande et l'exige.

Il nous faut au-dehors une révision;

L'autre est insuffisante, encor qu'elle ait du bon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Catherine, posant un tome de Voltaire,

Ecrit pour condouloir aux chagrins du saint-père.

Le pontife attendri, presque privé d'enfans,

Veut déjà dans Moscou recruter des croyans;

Et bénissant tout bas l'auguste Catherine,

Adresse un doux reproche à la grâce divine,

Qui, contristant les saints, diffère trop long-temps

D'unir l'église grecque à l'église latine.

Hélas! tout vient trop tard: faut-il qu'un si grand bien

Commence à s'opérer quand on ne croit plus rien?

(Ce qui suit s'adresse au feu roi de Suède.)

Une croisade noble est œuvre méritoire,

Propre à toucher les cœurs des nobles Suédois,

Utile à vos sujets, commerçans et bourgeois,

Qui, resserrant leurs fonds, vous souhaitent la gloire

D'Artus, de Galaor, ou d'Oger le Danois.

Votre abord si prochain dans la riche Neustrie,

Ce fief du grand Rollon promis à vos exploits,

De vos Dalécarliens excitant l'industrie,

Préviendra la faillite assez commune aux rois,

Mais qu'on leur passe moins aujourd'hui qu'autrefois;

Car on se forme enfin; et du fond de l'Ukraine;

Avant que d'envoyer sa botte souveraine,

Charles, votre patron, balancerait, je crois:

Il craindrait qu'à Stockholm on ne se dît peut-être:

«Essayons: Il faut voir, sous ce commode maître,

»S'il n'eût pas mieux valu, pour un peuple indigné,

»Que sur lui dès long-temps cette botte eût régné.

»Ah! nous n'eussions pas vu dépeupler nos campagnes,

»En brigands, en soldats, changer nos laboureurs,

»Sous des fardeaux virils haleter leurs compagnes,

»Et leur fils consumés en précoces sueurs,

»Jeunes, de la vieillesse accuser les langueurs.»

Vous voyez que déjà la question se pose.

Le texte est dangereux; prévenez-en la glose.

Gèfle en fournit un autre; et, malgré le succès,

Vos états assemblés vers la zône polaire,

En exil, dans un camp, sous le glaive, aux arrêts,

Ou contraints de payer, ou payés pour se taire,

Dans leurs foyers rendus exposeront les faits,

Ces faits accusateurs d'un heureux téméraire.

Vous les redoutez peu; j'entends Sémiramis

Qui vous dit: «Réprimons ces Français réfractaires,

»Prêchant la liberté qui gêne en tout pays;

»Mais craignons nos sujets, ils sont nos ennemis;

»Et contre eux prêtons-nous nos vaillans mercenaires.

»Unis pour opprimer, despotes solidaires,

»J'espère en vos trébans, comptez sur mes strélitz;

»Marchez et triomphez: la gloire vous appelle

»Aux combats, au congrès dans Aix dit la Chapelle:

»Vous y parlerez trop, mais vous parlerez bien.

»Chefs, soldats, orateurs, il ne vous manque rien.

»Alexandre, partez pour les plaines d'Arbelle;

»La Beauce en offre assez, et vos braves soldats

»Qu'en Finlande la gloire a maigri sur vos pas,

»Dans Gèfle peu refaits, retrouveront en France,

»Dans maint heureux vignoble, en pays de bombance,

»La santé, la vigueur dont souvent mes guerriers

»M'ont présenté l'image en m'offrant leurs lauriers.»

Ainsi dit Catherine: et le héros habile,

Qui goûte le traité, mais le trouve incomplet,

Jaloux de s'enrichir d'un article secret,

La flatte, élève au ciel son génie et son style,

Ses conquêtes, ses lois, en ajoutant tout bas

Que, sans un fort subside, il ne partira pas.

Sémiramis sourit, et, pour sortir de gêne,

Médite à vingt pour cent un gros emprunt sur Gêne,

Que par les émigrés on croit déjà rempli.

Tranquilles sur le nord, arrêtons-nous ici:

A nos héros français sa voix offre un asile.

—Ne vous y fiez pas: sa politique habile

Songe à ses intérêts plus qu'à nos émigrans.

Adroit à nous ravir nos princes et nos grands,

Elle veut transplanter au sein de son empire

Le premier de nos arts, le blason qu'elle admire,

D'écussons, de lambels tapisser Astracan;

Chérin doit recruter pour embellir Cazan:

Tel est l'unique but de ses nobles dépenses.

Elle peut, il est vrai, dans ses déserts immenses,

En fiefs, en francs-aleux découper ses états,

Tout brillans de comtés, riches de marquisats,

Sans même expatrier ni les ours, ni les rennes,

Deux ordres, dans le nord, puissances souveraines.

—Vous riez.... Si pourtant de ses secours aidés....

—Cent mille arpens de neige, en un jour concédés,

Peuvent soudain, s'il plaît à sa munificence,

Montrer chez les Kalmoucks la véritable France;

La cour des vrais Bourbons, le palais des Condés.

Princes au Kamshatka, ducs dans la Sibérie,

Voyez-les excitant une active industrie,

Encourager de l'œil les travaux roturiers

Qui défrichent pour eux leur nouvelle patrie,

Fertile au seul aspect de ces grands chevaliers.

De l'Oby, de l'Irtich, les rives délectables

Se peuplant de Français présentés, présentables,

Verront leurs champs féconds sous de si nobles mains,

Etonner Pétersbourg de leur tributs lointains,

Et cet hommage heureux consoler Catherine

D'avoir des Osmanlis différé la ruine.

—J'entends. Et les Suédois... Gustave? Il est bien loin:

Sans avoir d'assignats, sa richesse est en cuivre.

Ses soldats pourraient bien hésiter à le suivre,

Et de le surveiller son sénat prendra soin.

—Vous pourvoyez à tout; je me tais, et pour cause.

Quel homme! il ne craint rien.—Oh! je crains quelque chose.

—Eh! quoi donc, s'il vous plaît—D'ennuyer: serviteur.

—Dieu vous envoie à moi quand j'aurai de l'humeur!

Adieu. Malgré les noms dont chez vous on vous nomme,

J'aime votre candeur, votre sincérité,

Et, pour un scélérat, je vous tiens honnête homme.

—Quels que soient les surnoms dont vous soyez noté,

J'honore vos vertus et votre loyauté,

Comme si j'arrivais de Coblentz ou de Rome

..............

ODES.

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