← Retour

Œuvres complètes de lord Byron, Tome 09: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

16px
100%

Eheu fugaces, Posthume! Posthume!

Labuntur anni.

B., 9 janvier 1809.

Note 41: (retour) Byron, Harrow-la-Montagne, dans le Middlesex, alumnus scholæ lyonensis privus, in anno domini 1801, Ellison duce.

Moniteur en 1801: Ellison, Royston, Hunxman, Rashleigh, Rokeby, Leigh.

Note 42: (retour) Chefs de classe de Drury, 1804: Byron, Drury, Sinclair, Clare, Bolder, Annesley, Calvert, Strong, Acland, Gordon, Drummond.

«Des quatre personnes dont les noms sont ici mentionnés, l'une est morte, une autre est dans un climat lointain: tous sont séparés: il n'y a pas cinq ans qu'ils étaient ensemble réunis dans la même classe; et nul encore n'aurait atteint sa vingt et unième année.»

Il passa les vacances de 1804 43 avec sa mère à Southwell: Mrs. Byron était venue s'y fixer pendant l'été de cette année, en quittant Nottingham, et elle avait choisi pour demeure la maison appelée Burgage-Manor. On conserve encore à Southwell, sous la date du 8 août 1804, une note dans laquelle on annonce que le jeu est retenu par Mrs. et Lord Byron. La personne à qui appartenait la maison qu'ils habitaient était un rentier possesseur d'une assez belle bibliothèque; et le premier soin du jeune poète, comme il nous l'apprend, fut de la retourner complètement aussitôt après son arrivée à Southwell. L'un des livres qui l'occupèrent et l'intéressèrent davantage fut, et on le croira sans peine, la Vie de lord Herbert de Cherbury.

Note 43: (retour) Pendant l'une des vacances de Harrow, il demeura quelque tems dans la maison de l'abbé de Rouffigny, dans Took's court, avec l'intention d'y étudier la langue française; mais, au dire de l'abbé, il avait peu de goût pour cette étude, et, au grand dépit du révérend maître, il passait presque tout son tems à faire des armes, à boxer, etc.

Il entra au mois d'octobre 1805 au collége de la Trinité à Cambridge. Voici comme il décrit les sentimens qu'il éprouva en quittant sa chère Ida:

«Mon entrée au collége me fit un effet singulier et pénible. D'abord j'étais tellement affligé de quitter Harrow, bien que le tems en fût arrivé (ayant alors dix-sept ans), que pendant le dernier quartier que j'y passai, j'employais les heures, consacrées au sommeil à compter les jours que j'avais encore à y rester. J'avais toujours détesté Harrow jusqu'aux dix-huit derniers mois, mais dès ce moment je l'aimai. En second lieu je souhaitais d'aller à Oxford et non à Cambridge; troisièmement je me trouvais tellement isolé dans ce nouveau monde que je faillis en perdre la tête. Mes camarades n'étaient pourtant pas insociables: au contraire, ils avaient de la bonté, de la bienveillance, un rang, de la fortune, et une gaîté bien autre que la mienne. Je me joignais à eux, je dînais, je soupais, etc., dans leur compagnie; mais je ne sais comment j'éprouvais un sentiment le plus pénible, le plus mortel de ma vie, en pensant que je n'étais plus un enfant.»

Il fut sans doute quelque tems à Cambridge en proie à cette espèce d'isolement; mais il n'était pas dans sa nature de rester long-tems sans aimer quelque chose, et l'amitié qu'il forma bientôt avec le jeune Eddleston, qui avait deux ans de moins que lui, surpassa même en vivacité romanesque toutes ses autres liaisons de collége. Les dispositions musicales de cet enfant furent l'occasion de leur intimité. Il était alors un des choristes de Cambridge, bien que par la suite il ait suivi une profession mercantile. Cette disconvenance de leur position respective n'était pas sans charme pour Byron: elle flattait en même tems son orgueil et son bon naturel, et établissait entre eux des rapports mutuels de protection d'un côté, de reconnaissance et de dévouement de l'autre; seuls rapports qui, suivant Bacon, soient la base du peu d'amitié qui reste encore sur la terre. Ce fut sur un don que lui avait fait Eddleston qu'il écrivit ces vers, intitulés la Cornaline, qui étaient imprimés dans son premier volume resté inédit; en voici une stance:

Quelques-uns souriant des liens qui nous unissent, m'ont souvent reproché ma faiblesse; ce don léger a cependant le plus grand prix à mes yeux, car, j'en suis sûr, je le tiens de quelqu'un qui m'aime.


Une autre liaison moins vive, commencée à Harrow, et continuée pendant sa première année de Cambridge, est ainsi mentionnée dans l'un de ses journaux:

«Que mes pensées sont étranges! La lecture du chant de Milton, belle Salvina, m'a ramené, je ne sais comment ou pourquoi, aux jours les plus heureux peut-être de ma vie (toujours exceptés, de tems en tems, certains dimanches des deux derniers étés de Harrow). Je me retrouvais à Cambridge avec Edward Noël et Long, qui fut plus tard dans les gardes: Long, après avoir servi avec honneur dans l'expédition de Copenhague (qui laisse encore vivre deux ou trois mille goujats gras et bien payés), fut noyé en 1809, pendant son passage à Lisbonne avec son régiment dans le Saint-George, qui fut heurté la nuit par un autre vaisseau de transport. Nous étions des nageurs rivaux, également passionnés pour les chevaux, la lecture et les festins. Nous avions été ensemble à Harrow, mais du moins il n'était pas un esprit aussi intraitable que le mien; j'étais toujours alors le premier à la paume, dans les révoltes, les batailles, les parties, et tous les genres de désordres; il était, lui, beaucoup plus calme et mieux civilisé. Mais à Cambridge, soit que mon caractère s'adoucît ou que le sien prît plus de roideur, il est certain que nous devînmes grands amis. La description du siége de Sabrina me rappelle nos mutuels exploits de plongeur. Bien que le Cam n'offre pas une onde vraiment transparente, et que l'endroit où nous nous jetions eût quatorze pieds de profondeur, nous avions toujours soin, afin de mieux prouver nos avantages, de lancer avant nous des œufs, des pièces de vaisselle et même des shillings. Il y avait entre autres, et je m'en souviens bien, dans le lit de la rivière où nous nous baignions le plus ordinairement, une souche d'arbre autour de laquelle j'aimais à me glisser et à m'étonner comment diable je me trouvais là.

«Le soir nous faisions de la musique, car il était musicien et savait tirer un égal parti de la flûte et du violoncelle. Je faisais partie de l'assistance et, si je ne me trompe, notre boisson de prédilection était alors de l'eau de soude. Le jour nous courions à cheval, nous nous baignions, nous causions, ou parfois prenions un livre. Je me rappelle l'avidité avec laquelle nous parcourûmes le nouvel in-quarto de Moore (en 1806); le soir nous le lisions ensemble. Nous ne fûmes réunis qu'un été. Long entra dans les gardes l'année que je passai à Nottingham, au sortir du collége. Son amitié, et de ma part un violent et cependant pur amour, étaient alors le roman de l'époque la plus romanesque de ma vie ....................................................................
........................................................................ .....................................................................

«Je me souviens qu'au printems de 1809 H*** 44 me plaisantait de la tristesse que m'avait causée la mort de Long, et s'amusait à faire des épigrammes sur son nom, qui prêtait aux jeux de mots, tels que long, court, etc.; mais il eut bien le tems de s'en repentir à trois ans de là, quand notre ami mutuel, et surtout le sien, Charles Matthews, se noya également, et qu'il put lui-même sentir combien mon affliction avait été légitime. Pour moi, je ne rétorquai pas ces piquans jeux de mots; je sentais trop tout ce que je perdais dans Matthews, et, ne l'eussé-je pas senti, j'aurais encore respecté sa douleur.

Note 44: (retour) Sans doute Hobhouse.

«Le père de Long m'écrivit pour m'engager à faire l'épitaphe de son fils: je le promis, mais je n'eus pas la force de la composer. Il était de ces êtres bons et aimables qui ne demeurent guère dans ce monde, doué de tous les talens et de tous les avantages qui pouvaient mieux le faire regretter. Cependant, quoique bon compagnon, il avait parfois d'étranges accès de mélancolie; je me souviens qu'un jour, allant chez son oncle, je l'accompagnai jusqu'à la porte, c'était dans le haut ou le bas Grosvenor ou Brook street, je ne sais plus lequel, mais c'était sûrement dans une rue qui faisait suite à quelque place: il me dit que la nuit d'auparavant il avait pris un pistolet sans savoir ou regarder s'il était ou non chargé, et qu'il l'avait dirigé contre sa tête, laissant au hasard le soin de décider s'il partirait ou non. La lettre qu'il m'écrivit en passant du collége aux gardes, était encore aussi mélancolique qu'on pouvait le supposer en pareil cas: mais son maintien naturel ne révélait rien d'une pareille disposition; il était doux et prévenant, il avait même un grand penchant pour la gaîté. Nous étions fort liés à Harrow, et mainte fois nous y sommes retournés de Londres pour nous mieux livrer à nos souvenirs de collége.»

Ces mémoires affectueux sont extraits d'un journal qu'il tenait à Ravenne pendant sa résidence dans cette ville, en 1821. Les circonstances pendant lesquelles ils étaient consignés, doivent nous les rendre encore plus touchans et plus remarquables. Il habitait une terre étrangère; il était même en rapport avec des conspirateurs étrangers, dont il cachait dans sa maison les armes au moment où il écrivait. Cependant il lui était possible de s'éloigner ainsi des scènes qui l'entouraient, et de reporter ses pensées sur le tems ancien, sur les amitiés perdues de son enfance. Un anglais, M. Wathen, qui le vit dans l'une des villes d'Italie, ayant eu l'occasion de mentionner, en lui parlant, qu'il avait eu des rapports d'amitié avec Long, le noble poète, dès ce moment, lui prodigua les témoignages d'une affection marquée. Il lui parlait fréquemment de Long et de ses bonnes qualités, jusqu'à ce que des pleurs, qu'il ne pouvait arrêter, lui couvrissent le visage.

Il rejoignit sa mère à Southwell, suivant son habitude, durant l'été de 1806, et c'est alors qu'il forma dans une société rare, mais choisie, quelques liens d'intimité dont on chérit encore avec orgueil le souvenir. Si l'on excepte le court intervalle qu'il passa, comme nous l'avons vu, dans la société de miss Chaworth, ce ne fut qu'à Southwell qu'il eut jamais l'occasion de profiter de la douce influence de la conversation des femmes et de comprendre que la sphère véritable de leurs vertus c'est leur intérieur. Il fut admis dans le cercle de l'aimable et spirituelle famille Pigot comme s'il en eût fait partie, et le jeune poète ne trouva pas seulement dans le révérend John Becher 45 un critique fin et judicieux, mais un ami sincère. Il eut encore une ou deux autres familles, comme les Leacroft, les Houson, près desquelles ses talens et la vivacité de son esprit furent toujours bienvenus; et la timidité orgueilleuse qui, pendant sa minorité, l'avait éloigné de toute relation avec les gentilshommes du voisinage, semble avoir disparu dans la petite et agréable société de Southwell. L'une de ses amies les plus intimes à cette époque m'a fourni les détails suivans, sur la manière dont elle fit sa connaissance:

Note 45: (retour) Citoyen qui depuis s'est distingué d'une manière honorable par ses plans philanthropiques sur l'important objet de l'amélioration du sort des pauvres.

«La première fois que je le vis, ce fut à une réunion chez sa mère; et telle était sa timidité, qu'il fallut l'envoyer chercher trois fois avant de le décider à venir dans le salon, pour jouer avec les autres jeunes gens. C'était un enfant gras et embarrassé, portant les cheveux peignés sur le front, et ressemblant parfaitement à la miniature que sa mère avait fait peindre par M. de Chambruland. Le lendemain matin, Mrs. Byron l'ayant conduit chez nous, il conserva son extérieur timide et réservé. La conversation tomba sur Chettenham, les amusemens et le théâtre de cette ville, etc. Je rappelai que j'avais vu le rôle de Gabriel Lackbrain parfaitement bien rempli. Quand sa mère partit, il la suivit en nous faisant une grande inclination; pour moi, rappelant encore la pièce dont nous venions de parler, je lui dis: Bonjour, Gaby. Ces mots l'animèrent aussitôt, sa belle bouche s'ouvrit par un éclat de rire, toute sa retenue s'évanouit pour toujours; et quand sa mère lui répéta: Eh bien, Byron, êtes-vous prêt? il répondit que non, qu'elle pouvait s'en aller, et qu'il désirait rester un peu plus long-tems. À compter de là, il venait nous voir à toutes les heures du jour, et se considérait chez nous parfaitement comme chez lui.»

C'est à cette dame que fut adressée la première lettre de lui qui soit tombée entre mes mains; il correspondait en même tems avec plusieurs de ses amis d'Harrow, avec lord Clare, lord Powerscourt, M. William Peel, M. William Bankes, et d'autres encore. Mais on prévoyait peu alors l'intérêt général qui se rattacherait un jour à ces lettres d'écoliers, et en conséquence, comme j'ai déjà eu l'occasion de m'en affliger, il n'en existe plus qu'un très-petit nombre. La lettre dont j'ai parlé, à son amie de Southwell, ne contient rien de remarquable; mais, peut-être, par cette raison-là même, mérite-t-elle d'être insérée, comme servant à montrer, par sa comparaison avec les suivantes, combien son esprit acquit rapidement de la confiance en lui-même. Il y a véritablement dans ses premiers manuscrits un charme pour les yeux de la curiosité, qu'ils perdent nécessairement dans leur forme imprimée; ils attestent évidemment une éducation peu suivie; l'écriture en est informe et enfantine; on trouve même, çà et là, de grosses fautes d'orthographe sous la plume de celui qui, quelques années plus tard, devait s'élancer comme l'un des géans de la littérature anglaise.



LETTRE PREMIÈRE.

À MISS ***.

Burgage-Manor, 29 août 1804.



«J'ai reçu les armes, ma chère miss, et je vous remercie beaucoup de la peine que vous avez prise. Il est impossible que je puisse y trouver le moindre défaut. La vue des peintures me charme pour deux raisons: la première, parce qu'elles serviront à orner mes livres, et la seconde parce qu'elles me prouvent que vous ne m'avez pas encore entièrement oublié. Cependant je suis fâché que vous ne reveniez pas plus tôt. Voilà déjà un siècle que vous êtes partie. Peut-être partirai-je pour Londres avant que vous en sortiez, mais je ne l'espère pas. Vous ne pensez plus à mon cordon de montre, à ma bourse; je désire pourtant bien les avoir. Votre petite lettre me fut remise par Harry, au spectacle, où j'accompagnais miss L*** et le docteur S***, et je reviens à l'instant pour vous répondre avant de me coucher. Si je suis à Southwell quand vous y viendrez, et je désire sincèrement que ce soit bientôt, car je regrette beaucoup votre absence, je me fais une fête de vous entendre chanter mon air favori la vierge de Lodi. Ma mère se joint à moi pour vous prier de nous rappeler à l'affection de Mrs. Pigot, et croyez-moi, ma chère miss, votre affectionné ami: BYRON.

«P. S. Si vous jugiez à propos de me répondre, je m'estimerais extrêmement heureux. Adieu.

«2e P. S. Comme vous êtes, dites-vous, novice dans l'art de tricoter, j'espère que vous ne vous en occupez guère; allez lentement, mais sûrement. Adieu encore une fois.»

Nous aurons souvent occasion de remarquer la constance que Lord Byron, d'ailleurs si versatile, manifesta toujours dans les goûts et les habitudes de sa jeunesse. La lettre que nous venons de citer rappelle deux de ses habitudes, qu'il conserva toute sa vie; savoir, son exactitude à répondre sur-le-champ aux lettres qu'il recevait, et sa passion pour la musique des plus simples ballades. L'un des chants qu'il avait alors le bon goût d'aimer le mieux était celui de la Duenna; et quelques-uns de ses contemporains de Harrow se rappellent encore la gaîté avec laquelle, lorsqu'il dînait au milieu de ses amis chez la fameuse mère Barnard, il entonnait ordinairement: Ce vin est le soleil de notre table. Son séjour à Southwell, pendant cet été, fut interrompu, vers le commencement d'août, par l'un de ces emportemens auxquels, dès son berceau, Mrs. Byron ne l'avait que trop accoutumé, et que lui-même, par son esprit intraitable, contribuait souvent à faire éclater. Dans les portraits qu'il trace de lui-même, le pinceau qu'il emploie est si noir qu'il faut, dans la suivante description de son caractère, extraite de ses Mémoires, faire une large part à l'exagération, comme l'exige son usage de surcharger les ombres elles-mêmes.

«Du reste (il vient de mentionner son amour précoce pour Marie Duff), je ne différais en rien des autres enfans: je n'étais ni grand, ni petit; ni lourd, ni sémillant: j'étais de mon âge; ordinairement fort enjoué, excepté dans mes humeurs noires, car alors j'étais un vrai démon. Un jour, dans l'une de mes rages silencieuses, il fallut m'ôter un couteau que j'avais pris sur la table, pendant le dîner de Mrs. Byron (je dînais toujours avant elle), et dont j'allais me frapper la tête. Mais c'était à trois ou quatre ans de là, et peu de jours avant la mort du dernier lord Byron.

«Mon naturel apparent a certainement gagné dans ces derniers tems; mais je frémis, et je regretterai jusqu'à ma dernière heure les conséquences funestes de ma violence et de mes passions. Un événement... mais peu importe... il en est d'autres auxquels il ne vaut guère mieux s'arrêter, et que pourtant je ferai connaître de préférence.

«Mais je n'aime pas les parenthèses: mon naturel est maintenant plus retenu, rarement brusque; et quand il l'est, les suites n'en sont pas mortelles. C'est quand je me tais, et que je sens pâlir mon front et mes joues, que je ne me connais plus; et alors.... mais, à moins qu'il n'y ait sur le tapis une femme (je ne dis pas quelque, ou toutes femmes), je ne sors pas d'une apathie très-supportable.»

On conçoit qu'avec un caractère de ce genre et les accès violens de Mrs. Byron, le choc devait être formidable. L'âge auquel était parvenu notre poète, alors que l'impatience du frein s'empare de la jeunesse, devait rendre ces occasions plus fréquentes. On rapporte comme une preuve de la conviction qu'ils avaient de leur mutuelle violence, qu'un jour, s'étant quittés à la suite d'une scène du même genre, on sut que tous deux s'étaient rendus en particulier, le soir même, chez l'apothicaire, demandant, avec une inquiétude alternative, si l'autre n'avait pas acheté du poison, et avertissant le droguiste de ne pas en donner dans le cas où il se présenterait.

Toutefois le jeune Lord prenait rarement une part active dans ces orages. Aux éclats de sa mère il opposait un silence poli, et, par cela même, provocateur; s'inclinant avec l'apparence du plus profond respect à mesure que la voix maternelle augmentait d'intensité. Mais en général, quand il prévoyait une tempête, il cherchait son salut dans la fuite; et c'est à ce dernier expédient qu'il avait eu recours à l'époque où nous sommes arrivés. Mais auparavant une scène avait eu lieu entre lui et Mrs. Byron, dans laquelle la violence de cette dernière l'avait portée à des extrémités qui, malgré leur outrageuse inconvenance, n'étaient pas rares avec elle. Le poète Young, décrivant un caractère de cette espèce, dit:

«Les tasses et les soucoupes tourbillonnent dans l'air, pour avertir que la dame est mécontente.»

En pareil cas, Mrs. Byron préférait les pelles et pincettes, et plus d'une fois elle les lança bruyamment sur son enfant fugitif. Cette dernière fois, il n'eut que le tems d'éviter l'atteinte de la première de ces armes, et de se réfugier à la hâte chez un de ses amis dans le voisinage; là, ayant concerté le plus sûr moyen de déjouer les poursuites, il ne tarda pas à s'enfuir à Londres. Les lettres que je vais transcrire furent adressées, immédiatement après son arrivée, à quelques amis de Southwell, dont la bienveillante intervention, dans cette circonstance, nous permet de croire qu'il n'avait pas à se reprocher les torts de cet esclandre. La première est adressée à M. Pigot, jeune homme de son âge, qui venait d'arriver, à l'occasion des vacances, d'Édimbourg, où il suivait alors ses études médicales.



LETTRE II.

À M. PIGOT.

Piccadilly, 9 août 1806.



«Mon cher Pigot,

«Mille remercîmens pour votre piquant récit des derniers procédés de mon aimable Alecto, qui maintenant enfin commence à voir les suites de sa folie. Je viens de recevoir une épître pénitentiaire, à laquelle j'ai répondu modérément, avec une sorte de promesse de revenir dans une quinzaine: ce que toutefois, entre nous, je ne compte pas faire. Son charmant ramage doit avoir ravi ses auditeurs; car ses hautes notes sont parfaitement musicales: elles doivent faire un très-bel effet pendant un beau clair de lune. Si j'avais été l'un des spectateurs, rien ne m'aurait fait plus de plaisir; mais figurer dans la pièce comme l'un des acteurs, saint Dominique m'en préserve! Sérieusement, j'ai de grandes obligations à votre mère; et vous, ainsi que toute votre famille, méritez tous mes remercîmens pour avoir si bien contribué à mon évasion des mains de Mrs. Byron furiosa.

«Oh! que n'ai-je la plume d'Arioste pour reproduire en style d'épopée les cris de cette terrible soirée, ou plutôt laissez-moi invoquer l'ombre du Dante, car il n'y a que l'auteur de l'enfer qui puisse convenablement répondre à un tel projet. Mais peut-être, à défaut de la plume, pouvons-nous recourir au pinceau. Quel groupe! Mrs. Byron, figure principale; vous, emplissant vos oreilles de coton comme le seul remède à une surdité totale; Mrs. *** s'efforçant vainement de calmer la rage de la lionne privée de son nourrisson, et enfin Élisabeth et Wousky, prodigieux à raconter! tous deux spoliés de leur partie de langue, et formant le dernier plan avec leur muette surprise. Comment S. B. a-t-il appris tout cela? Quelles pointes il a dû faire sur un aussi bouffon sujet! Apprenez-moi tout cela dans votre suivante, et comment vous vous êtes excusé auprès de A. Sans doute vous êtes maintenant las de déchiffrer mes caractères hiéroglyphiques, et comme Tony Lumpkil 46, vous me traitez de main maudite et sautillante. Je ne doute pas que tout Southwell ne soit scandalisé. À propos, comment va ma nonne aux yeux bleus, la belle ***? Est-elle enveloppée dans la noire tunique de la douleur? Je resterai ici au moins huit à dix jours, vous recevrez mon adresse avant mon départ; mais je ne sais encore laquelle. Il faut que Mrs. Byron ignore ma retraite; vous pouvez lui offrir mes complimens et lui protester que toutes poursuites seraient inutiles, attendu que je me suis mis en mesure de gagner Portsmouth à la première nouvelle de son départ de Southwell. Vous pouvez ajouter que je suis maintenant à la campagne, chez un ami, où je resterai une quinzaine.

Note 46: (retour) Dans la comédie de la Coquette (She stoops to Conquer.)

«Je viens de barbouiller (je ne dis pas écrire) une feuille de papier double, et j'attends en réponse un énorme budget. Sans doute les dames de Southwell condamnent l'exemple dangereux que j'ai donné; elles tremblent que leurs bambins ne leur obéissent plus et ne quittent au moindre dépit leurs tendres mamans. Adieu. Quand vous commencerez vos lettres, rayez, s'il vous plaît, la seigneurie, et mettez à la place Byron. Croyez-moi votre, etc.» BYRON.

On va voir par la lettre suivante que la lionne n'était pas en arrière de son fils pour l'énergie et la résolution, et qu'aussitôt après la fuite de ce dernier elle avait envoyé après lui.



LETTRE III.

À MISS PIGOT.

Londres, 10 août 1806.



Ma chère Brigitte,

«J'ai déjà ennuyé votre frère de plus de griffonnage qu'il n'en pourra déchiffrer; c'est à vous maintenant que je donne la pénible charge de parcourir cette deuxième épître. Vous avez vu par la première, que je n'avais pas, en l'écrivant, la moindre fâcheuse idée de l'arrivée de Mrs. Byron; il n'en est plus de même: la vue d'un billet de la cause illustre de mon décampement soudain vient d'enlever le rubis naturel de mes joues, et de blanchir subitement ma déplorable figure. Le foudroyant avis de son arrivée (maudite soit son activité!) est cependant moins terrible que vous ne l'imaginez, sans doute, du tempérament volcanique de sa seigneurie. Il se termine par l'assurance flatteuse de l'impossibilité dans laquelle elle se trouve de faire présentement un pas, grâce à la fatigue du voyage, aux mauvaises routes, mille fois bénies, et aux quadrupèdes rétifs de la poste royale. Comme je ne me sens aucun entraînement à recevoir la chasse en plaine, je ferai de nécessité vertu; et puisque, semblable à Macbeth, ils mont lié au poteau, je ne puis fuir, j'imiterai ce courageux tyran, et, comme l'ours, je combattrai de pied ferme. Je puis à présent engager la lutte avec moins de désavantage, ayant tiré l'ennemi de ses retranchemens, bien qu'au hasard de me faire casser la tête, comme le modèle auquel je viens de me comparer. Quoi qu'il en soit, frappe, Macduff, et maudit qui le premier criera: Assez!

»Je resterai dans la ville encore au moins une semaine, et j'espère avant ce tems recevoir de vos nouvelles. Je suppose que l'imprimeur vous a donné les résultats de ma Métromanie. Ayez soin de lire au premier vers: «Les vents soufflent longuement,» au lieu de rondement, comme l'a copié, par méprise, ce butor de Ridge, ce qui rend absurde toute la strophe. Addio. Maintenant je vais me préparer au choc de mon Hydre.

»Tout à vous.»



LETTRE IV.

À M. PIGOT.

Londres, dimanche à minuit, 10 août 1806.



Cher Pigot,

«Cet effrayant paquet va sans doute vous épouvanter; mais ce soir ayant une heure de loisir, je l'ai employé à écrire les stances ci-incluses, que je vous prie d'envoyer à Ridge pour qu'il les imprime à part de mes autres poèmes; car vous sentirez qu'il serait inconvenant de les offrir aux dames, et que par conséquent aucune femme ne doit les voir dans votre famille. Mille pardons de la peine que je vous donne cette fois-ci et tant d'autres.

»Votre dévoué.»



LETTRE V.

À M. PIGOT.

Piccadilly, 16 août 1806.



«Je ne puis pas dire précisément comme César, veni, vidi, vici: pourtant je pourrais m'appliquer la part la plus importante de sa lettre laconique; car bien que Mrs. Byron ait prit la peine de venir et de voir, votre humble serviteur a vaincu. Après un engagement sérieux de quelques heures, dans lequel la vivacité du feu de l'ennemi nous a fait éprouver une perte considérable, nous avons fini par l'obliger à se retirer en désordre, abandonnant son artillerie, son train et quelques prisonniers: cette victoire est décisive pour la campagne actuelle. Parlons maintenant plus clairement: Mrs. Byron va repartir, mais je me dirige moi-même, avec tous mes lauriers, vers Worthing, sur la côte de Sussex; et c'est là que vous m'adresserez (poste restante) votre première lettre. Le deuxième carillon de vers que j'enferme sous cette enveloppe vous donnera sans doute une haute idée des vertus prolifiques de ma muse; mais il y a plusieurs années que je les ai composés, et c'est par hasard que je les ai retrouvés mardi, au milieu de vieux papiers. Je les ai aussitôt recopiés, avec la date qui leur appartient, et je désire qu'on les imprime avec le reste de la famille. Je m'attendais bien à vous voir, sur les derniers venus, les mêmes sentimens que moi; mais comme les faits étaient réels, il était impossible de rien changer à leur allure. Je ne resterai pas à Worthing plus de trois semaines, et il serait possible que vous me vissiez à Southwell vers le milieu de septembre.............................. ....................................................
.............................................................................................................................................................

»Voulez-vous prier Ridge de suspendre l'impression de mes poésies jusqu'à nouvel avis de ma part? j'ai résolu de leur donner une forme entièrement nouvelle: cette suspension ne regarde pas les deux dernières pièces que j'ai jointes à mes lettres pour vous. Excusez le vide de cette lettre, ma tête est dans ce moment-ci un chaos d'idées absurdes, d'affaires, de plans et de préparatifs.

»J'attends une réponse avec impatience; rien, dans ce moment, veuillez le croire, ne me ferait plus de plaisir qu'une lettre de vous.»



LETTRE VI.

À M. PIGOT.

Londres, 18 août 1806.



«Je suis précisément sur le point de partir pour Worthing, et je vous écris uniquement pour vous prier de faire partir sur-le-champ ce paresseux drôle de Charles avec mes chevaux. Dites-lui que je suis fort mécontent de ne l'avoir pas encore vu, ni reçu avis de la cause de son retard, surtout lui ayant fourni l'argent nécessaire pour son voyage. Qu'il ait soin de ne pas remettre d'un jour son départ, sous aucun prétexte; et, si pour obéir aux caprices de Mrs. Byron (qui, je le présume, continue toujours à tourmenter sa petite monarchie), il jugeait à propos de ne pas suivre mes ordres positifs, il ne doit plus à l'avenir se considérer comme à mon service. Il m'apportera la note du chirurgien, et je l'acquitterai dès que je l'aurai reçue. Je ne puis non plus concevoir qu'il n'ait pas averti Frank du triste état de mes chevaux. Cher Pigot, pardonnez-moi ces brusques confidences, vous devez les attribuer à la mauvaise conduite de ce précieux maraud, qui, au lieu de suivre mes ordres, promène sa paresse dans les rues de ce pandémonium politique, Nottingham. Rappelez-moi à votre famille et aux Leacroft, et croyez-moi, etc.

»P. S. Je vous charge du soin désagréable de presser son voyage, en dépit même des ordres de Mrs. Byron: il devra d'abord se rendre à Londres, et de là à Worthing, sans retard: C'est à Londres qu'il faut envoyer tout ce que j'ai laissé; vous y adresserez également mes poésies, sans même en réserver une copie pour vous et votre sœur, attendu que je veux leur donner une tout autre forme. Quand elles seront prêtes, vous en aurez les prémices. Il ne faut pas, sous aucun prétexte, que Mrs. Byron les voie ou les touche. Adieu.»



LETTRE VII.

À M. PIGOT.

Little-Hampton, 26 août 1806.



«J'ai reçu ce matin votre lettre, qu'il m'a fallu envoyer chercher à Worthing, que je viens de quitter pour cet endroit, situé à huit milles du premier, et sur la même côte. Vous serez sans doute content de recevoir cette lettre, quand vous y aurez vu que je suis plus riche de trente mille livres qu'à notre départ: je viens de recevoir de mon avocat l'avis du gain d'une cause aux assises de Lancastre 47, par lequel je me trouve gratifié de cette somme pour le tems de ma majorité. Mrs. Byron est, sans doute, instruite de ce surcroît de propriété, mais elle n'en connaît pas la valeur exacte, et il serait bon qu'elle continuât à l'ignorer, car sa conduite, dès qu'elle reçoit quelque nouvelle favorable, est, s'il est possible, plus ridicule que sa détestable habitude de s'affecter des plus légers contre-tems. Vous lui ferez mes complimens, et lui direz qu'une seule chose peut prolonger mon absence, c'est l'arrêt qu'elle a mis sur les effets de mon domestique: à moins qu'elle ne les fasse immédiatement partir pour Piccadilly, avec ceux qui m'appartiennent, et qu'elle a si long-tems retenus, elle ne verra pas de sitôt ma radieuse figure illuminer son obscure demeure; mais si elle les envoie, je reviendrai probablement avant deux ans, à partir de la date de cette épître.

Note 47: (retour) Dans un procès entrepris pour rentrer dans la propriété de Rochdale.

«Votre compliment poétique est une précieuse récompense de mes préludes; vous êtes du petit nombre des favoris d'Apollon qui cultivent toutes les sciences auxquelles préside votre divinité. Je désire que vous adressiez de suite mes poésies à mon hôtel, à Londres; j'y veux faire plusieurs changemens et quelques additions: il faut envoyer toutes les copies que vous en aurez; décidé, comme je suis, à perfectionner le tout, et à vous les représenter dans toute leur gloire. Vous les avez, je l'espère, retirées des mains de ce triple Upas, de cet antipode des arts, Mrs. Byron. Entre nous, vous pouvez compter me voir bientôt. Adieu. Tout à vous.»

On peut voir par ces lettres que Lord Byron songeait déjà à préparer l'impression de ses poésies. L'idée de les publier s'offrit à lui, pour la première fois, dans une maisonnette qu'il avait adoptée pour demeure pendant ses visites à Southwell. Miss Pigot, qui auparavant ignorait son goût pour la versification, lisait un jour devant lui les poésies de Burns; tout-à-coup le jeune Byron lui dit que lui aussi était parfois poète, et qu'il allait lui écrire quelques vers de ceux qu'il pouvait se rappeler. Aussitôt il écrivit au crayon ceux qui commencent par j'espérais vivement être uni à toi, qui se trouvent imprimés, mais seulement dans le volume qui n'a pas été publié; il lui récita encore les vers dont j'ai déjà parlé, dans la salle, quand la voix de mes pères, etc., pièce si remarquable par la prédiction qu'elle contient de son illustration future.

Depuis ce moment; il fut tout au désir de se voir imprimé; cependant son ambition se bornait encore à faire circuler parmi ses amis un petit volume. Celui qui eut l'honneur de recevoir son premier manuscrit fut Ridge, libraire à Newark; et, durant l'impression, le jeune auteur continuait à lui envoyer de nouvelles pièces avec tout l'empressement et toute la rapidité qu'il mit toujours dans ses autres compositions.

Il ne fut pas long-tems sans revenir à Southwell, comme il l'avait annoncé dans la dernière lettre que nous avons donnée; il en repartit encore au bout d'une ou deux semaines, pour accompagner son jeune ami Pigot jusqu'à Harrowgate. Nous empruntons les extraits suivans à une lettre écrite dans le même tems, par ce dernier, à sa sœur. «Il y a encore beaucoup de monde à Harrowgate, aujourd'hui vendredi; nous avons un bal, je songe à y paraître pendant une heure, bien que je ne sois guère curieux de figures inconnues. Lord Byron, vous le savez, est encore plus timide que moi; cependant je ferai ce soir un effort... Comment vont nos rôles de théâtre? Lord Byron sait tout le sien, et moi la plus grande partie du mien: il est certain qu'il le joue d'une manière inimitable; il poétise en ce moment, et depuis que nous sommes arrivés il a fait quelques vers vraiment jolis 48. Il a la bonté de tout faire pour m'amuser autant que possible, mais il n'est pas dans mon naturel d'être heureux hors de la société des femmes ou de l'étude... Il y a dans les environs plusieurs promenades agréables; je les ai parcourues avec Boatswain, qui fait, ainsi que Brighton 49, l'admiration universelle. Vous lirez cela à Mrs. Byron, car c'est un peu dans le style de Tony Lumpkin. Lord Byron veut que je lui garde un peu de place; c'est pourquoi, croyez-moi avec le respect dû à tous les comédiens élus, etc., etc.»

Note 48: (retour) La pièce à une belle Quaker, de son premier volume, fut écrite à Harrowgate.
Note 49: (retour) Cheval de Lord Byron; il en avait encore un autre alors appelé Sultan.

À cette note étaient joints les mots suivans de Lord Byron.

«Ma chère Brigitte,

«Je descends un instant de mon Pégase, ce qui m'empêche d'avoir long-tems recours à la vile prose dans l'épître que j'adresse à votre beauté. Vous regrettez, dans une lettre précédente, que mes poésies ne soient pas plus étendues; je vous apprends donc, pour votre satisfaction, qu'elles sont maintenant presque doublées, soit par la découverte de quelques pièces regardées comme perdues, soit par l'effet de nouvelles inspirations. Nous nous reverrons mercredi prochain; jusqu'alors, croyez-moi votre affectionné,
BYRON.


»P. S. Votre frère Jean est possédé d'une manie poétique, il rime maintenant à raison de trois lignes par heure; ce que c'est que l'inspiration! Adieu.»

Grâce à la personne qui était alors le compagnon, l'ami intime de Lord Byron, et qui maintenant exerce sa profession avec tout le succès que méritent ses talens distingués, j'ai été initié dans quelques autres particularités de leur commune visite à Harrowgate: on me permettra d'employer, pour en faire part, ses propres expressions:

«Vous me demandez de rappeler quelques anecdotes du tems que nous passâmes ensemble à Harrowgate, pendant l'été de 1806, et à notre retour du collége, lui de Cambridge, moi d'Édimbourg; mais tant d'années se sont écoulées depuis, que je n'entrevois plus ce voyage que comme un songe lointain. Nous partîmes, je m'en souviens bien, dans la voiture de Lord Byron, traînée par des chevaux de poste: il avait fait partir son groom avec deux chevaux de selle et un superbe et féroce boul-dogue appelé Nelson. Quant à Boatswain 50, il nous suivait, à côté de Frank, sur le coffre de la voiture. Le boul-dogue Nelson portait une muselière; mais cependant quelquefois il entrait dans notre appartement sans cette précaution, à mon grand ennui, bien que lui et son maître fussent enchantés de mettre tout en désordre dans la salle. Il y avait toujours un fonds de jalousie haineuse entre ce Nelson et Boatswain; et chaque fois que celui-ci rencontrait l'autre dans la chambre, ils en venaient aussitôt aux prises. Alors Byron, moi-même, Frank et tous ceux qui se trouvaient là, travaillions de toutes nos forces à les séparer: ce que nous n'obtenions guère qu'en leur jetant dans la gueule la pelle et les pincettes. Mais un jour Nelson s'échappa par malheur de la salle, démuselé; il s'élança dans l'écurie, se jeta au cou d'un cheval, et ce fut inutilement qu'on voulut lui faire lâcher prise. Les valets d'écurie, alarmés, coururent chercher Frank, qui prenant un pistolet de Wogdon, que son maître tenait toujours chargé dans sa chambre, le tira dans la tête du pauvre Nelson. Lord Byron en eut le plus grand regret.

Note 50: (retour) Chien favori pour lequel Lord Byron fit dans la suite la fameuse épitaphe.

«Nous habitions l'hôtel de la Couronne, au bas de Harrowgate. Nous dînions toujours dans la salle commune, mais aussitôt après nous nous retirions, car Byron n'aimait guère à boire plus que moi. Nous vivions retirés et faisions peu de connaissances, car il était vraiment timide, ce qu'on prenait pour de l'orgueil quand on ne le connaissait pas. Nous rencontrâmes par hasard le professeur Hailstone de Cambridge, ce qui parut lui faire grand plaisir. Le professeur habitait le haut Harrowgate; nous allâmes le prendre un soir pour aller au spectacle, et une autre fois Lord Byron lui envoya son équipage pour le conduire à un certain bal de Granby. Cet empressement à faire un accueil à l'un de ses professeurs prouve, en dépit de son penchant à critiquer l'éducation universitaire et à exagérer les défauts de la vieille discipline à laquelle on soumet les sous-gradués, qu'il avait cependant l'habitude de témoigner son respect aux personnes qui l'exerçaient. Je l'ai toujours entendu parler avec les plus grands éloges de Hailstone, aussi bien que de Bishop, Mansel du collége de la Trinité, et d'autres encore dont j'ai oublié le nom.

»Peu de gens appréciaient Lord Byron, mais je sais que son cœur était naturellement bienveillant et sensible, et qu'il n'avait pas le plus petit mélange de méchanceté dans le caractère 51

Note 51: (retour) Lord Byron et le docteur Pigot s'écrivirent encore pendant quelque tems, mais ils ne se virent plus jamais à compter de leur départ de Harrowgate, l'automne suivant.

On voit, par ses lettres de Harrowgate, qu'il songeait à organiser un théâtre; il s'en occupa aussitôt après son retour à Southwell, et ce fut pour lui une source infinie de plaisirs. On peut juger, par le fragment d'une lettre adressée à son compagnon, avec quelle impatience toutes les personnes chargées d'un rôle attendaient son retour:

«Dites à Lord Byron, si quelque accident retardait son retour, que sa mère souhaite qu'il lui écrive; et combien elle serait malheureuse s'il ne se montrait pas au jour fixé. M. Wil. Banks a écrit à Mrs. H. pour lui offrir le rôle de Henry Woodville. M. et Mrs. *** n'approuvent pas que leur fils soit l'un des acteurs; mais je crois qu'il ne persistera pas moins. M. G. W. dit que, pour ne pas faire manquer la partie, il prendrait plutôt, pour nous obliger, un emploi, comme de chanter, de danser, ou enfin quelque autre chose. Il n'y a rien à faire jusqu'au retour de Lord Byron, et réellement il ne faut pas qu'il revienne plus tard que mercredi ou jeudi.»

Nous avons déjà vu qu'à Harrow, le seul point qui le distinguât de ses condisciples était son talent pour la déclamation. Il revient avec une évidente satisfaction sur ses succès de collége et sur la part qu'il prenait à ces représentations de Southwell:

«J'étais, dans ma jeunesse, considéré comme un bon acteur, outre les exercices de Harrow, dans lesquels je brillais. Je remplis, en 1806, pendant trois soirées consécutives, sur quelques théâtres particuliers de Southwell, le rôle de Penruddock, dans la Roue de Fortune, et celui de Tristram Fickle dans la farce de la Girouette, par Allingham. J'y recueillis les plus vifs applaudissemens. Le prologue, fait à l'occasion de notre réunion comique, était de ma composition. Quant aux autres acteurs, c'étaient de jeunes dames et des personnes du voisinage. Notre auditoire bienveillant parut complètement satisfait de nous.»

Peut-être ici ne sera-t-il pas inutile de remarquer qu'en remplissant deux rôles opposés avec un égal succès, le jeune poète développait dès-lors cet amour et cette puissance de contraste qui, plus tard, le signalèrent dans le monde et sur un plus grand théâtre sous des aspects si divers. La morosité de Penruddock et la causticité de Tristram sont en effet deux types auxquels semblent se rapporter toutes les singularités de son caractère postérieur.

Ces représentations forment une ère mémorable à Southwell; elles eurent lieu sur la fin de septembre, dans la maison de M. Leacroft, dont l'antichambre fut, pour cet effet, transformée en salle de spectacle, et dont la famille remplissait quelques-uns des plus beaux rôles. Le prologue, que l'on peut lire dans ses Heures d'oisiveté, fut composé par Lord Byron, en voiture et sur la route d'Harrowgate. En montant dans la chaise, à Chesterfield, il dit à son compagnon de voyage: «Pigot, je vais tramer un prologue pour notre représentation,» et avant de gagner Mansfield il avait achevé son travail, n'ayant qu'une seule fois interrompu sa versifiante rêverie pour demander la prononciation précise du mot français début; quand on la lui dit, il s'écria avec l'enthousiasme de Byshe: «Bien! ce sera pour rimer avec new

L'épilogue fut dans cette occasion composé par M. Becher; c'était, pour donner à Lord Byron l'occasion de développer ses talens comiques, une réunion de gais portraits de toutes les personnes qui avaient pris part à cette représentation. Mais on avait eu, dans les coulisses, quelque indice de ce projet; soudain la crainte du ridicule répandit l'alarme chez tous les acteurs, et, pour les rassurer, l'auteur se vit obligé de promettre que, si après la répétition ils venaient à en condamner les traits, il le retirerait de bonne grâce. Cependant Lord Byron et lui convinrent de répéter les vers devant leurs camarades, dans un ton aussi innocent et aussi inoffensif que possible, réservant pour le soir de la représentation le jeu de pantomime qui faisait tout le sel de la plaisanterie. L'effet désiré fut produit; tous les acteurs satisfaits témoignèrent leur étonnement de ce qu'on avait pu soupçonner l'inconvenance d'un ouvrage aussi estimable. Mais leur surprise fut d'une nature tout-à-fait différente, quand ils entendirent, le lendemain, les bruyans éclats de rire de l'auditoire; et quand ils virent le tour que leur avait joué Lord Byron, ils n'eurent d'autre ressource que de joindre leurs rires à ceux que l'imitation de leurs traits excitait dans l'assemblée.

Ce fut au mois de novembre que le petit volume de poésies, dont il s'occupait depuis quelque tems, fut lancé dans le cercle étroit auquel il était destiné. M. Becher en reçut le premier exemplaire 52. L'ascendant que son amour pour la poésie, son esprit juste et sociable, lui donnaient dans ce tems sur Lord Byron, lui permettait fréquemment de diriger le goût de son jeune ami, autant en matière de conduite que de littérature. Je citerai un exemple de la puissance de cet ascendant; il prouvera que le caractère de Byron était loin d'être intraitable, et que s'il avait eu plus souvent le bonheur de tomber dans des mains habiles à toucher cet instrument, elles en eussent tiré une expression douce aussi bien qu'énergique.

Note 52: (retour) Il ne reste de cette édition in quarto, composée d'un petit nombre de feuilles, que deux ou trois copies.

À l'instant de marquer ainsi sa place dans la littérature légère du jour, il était naturel que Lord Byron revînt avec plaisir sur les ouvrages qui semblaient le plus en harmonie avec sa jeunesse et son caractère. On dit que ses livres favoris étaient alors le Camoëns de lord Strangford et les poèmes de Little 53; souvent son respectable ami lui avait justement reproché ce goût particulier; il lui représentait avec raison (du moins quant au dernier de ces deux auteurs), combien il lui était facile de trouver dans les vieilles illustrations littéraires de l'Angleterre de plus sûrs modèles de pensées et de style. Au lieu de perdre son tems sur les productions éphémères de ses contemporains, que n'étudiait-il les pages de Milton et de Shakspeare, et surtout que ne songeait-il à élever son imagination et son jugement par la contemplation des plus sublimes beautés de la Bible? Mais quant à ce dernier point, M. Becher reconnut que Lord Byron avait prévenu depuis long-tems ses avis, et qu'il avait une profonde connaissance des beautés de l'Écriture sainte. Cette circonstance fortifie encore le compte rendu par son premier maître, le docteur Glennie, de ses grands progrès dans les livres sacrés lorsqu'il n'était encore qu'un enfant.

Note 53: (retour) On sait que Thomas Moore s'était caché sous ce nom dans ses premières poésies érotiques. (Note du Tr.)

M. Becher, comme je l'ai dit, reçut le premier exemplaire de son livre; en le parcourant, et parmi plusieurs pièces dignes d'admiration, d'éloge ou de critique, il trouva un poème dans lequel le jeune auteur avait répandu une indécence de coloris, que ne pouvait pas même rendre excusable sa grande jeunesse. Aussitôt, et pour lui exprimer son opinion d'une manière plus courtoise, il fit et adressa à Lord Byron sur ce sujet une supplique rimée à laquelle le noble poète fit sur-le-champ une réponse également en vers; il y joignit une note en prose pour lui dire qu'il sentait parfaitement la justice de sa critique amicale, et qu'en conséquence plutôt que de laisser circuler le poème en question, il en retirerait toutes les copies qu'il avait pu déjà distribuer, et annullerait l'impression entière. Ce sacrifice fut fait le soir même; Mr Becher vit brûler toutes les copies de cette édition, à l'exception de celle qu'il avait reçue, et une autre qui, envoyée à Édimbourg, ne fut pas rendue.

Ce trait du jeune poète parle assez haut en sa faveur; cette docilité ingénue, cette sensibilité, attestent un naturel capable de respecter et d'aimer tout ce qu'il y a de respectable au monde. Les sentimens qui lui dictèrent, vers ce tems, la lettre suivante, ne portent pas un caractère moins aimable; il est impossible de la parcourir sans reconnaître dans l'écrivain une noble candeur et une véritable sincérité.



LETTRE VIII.

AU COMTE DE CLARE.

Southwell Nottes, 6 février 1807.



Mon très-cher Clare,

«Si je voulais justifier ou du moins pallier ma négligence, vous pourriez dire qu'au lieu d'une lettre vous avez reçu un placet surchargé de prières à fin de pardon; j'aime mieux en un seul mot avouer mes crimes, et me confier à votre affection et à votre générosité plutôt qu'à mes protestations. Ma santé n'est pas entièrement rétablie: cependant je suis hors de tout danger, et j'ai repris toutes mes forces, si ce n'est celles de l'esprit fort susceptibles par elles-mêmes d'affaiblissement. Vous serez étonné d'apprendre que j'aie dernièrement écrit à Delaware pour lui expliquer (autant que possible sans compromettre quelques-uns de mes vieux amis) les motifs de ma conduite à son égard pendant ma dernière résidence à Harrow (il y a deux ans de cela), laquelle, si vous vous rappelez, était extrêmement en cavalier 54. Depuis j'ai découvert qu'il avait été injustement traité et par ceux qui avaient accusé ses procédés et par moi-même qui avais cru leur suggestion. En conséquence, je lui ai fait toutes les réparations possibles en expliquant ma méprise, sans toutefois grande espérance de le persuader: véritablement je n'attendais pas de réponse, tout en désirant qu'elle m'arrivât pour la forme; elle ne l'est pas encore, et sans doute elle ne viendra pas. Mais j'éprouve du bien-aise intérieurement de mon procédé, assez humiliant d'ailleurs pour les gens de ma nature; et je n'aurais pu dormir tranquille avec l'idée d'avoir, même involontairement, fait injure à quelqu'un. J'ai, autant qu'il m'était possible, réparé cette injure, et là doit se terminer l'affaire. Que nous revenions ou non à notre ancienne intimité, c'est une chose d'ailleurs fort secondaire.

Note 54: (retour) On voit que Lord Byron, peu familiarisé avec la langue française, prend ici l'expression en cavalier, pour synonyme de celle de cavalière.

»Je viens de passer le tems au milieu de soins divers; j'ai fait condamner à l'exportation un domestique 55 qui me volait, chose en elle-même fort désagréable; j'ai joué sur un théâtre de société; j'ai publié un volume de poésies (à la demande et à l'unique usage de mes amis); j'ai fait l'amour; j'ai pris médecine. Ces deux derniers amusemens n'ont pas eu dans le monde un excellent effet; d'un côté mes attentions se partagèrent entre tant de belles demoiselles, et de l'autre les drogues qu'on me fit avaler étaient d'une vertu si compliquée, qu'entre Vénus et Esculape je me suis trouvé mortellement harassé. J'ai pourtant assez de loisir pour consacrer quelques heures aux souvenirs du passé, pour regretter l'amitié et en même tems profiter de l'occasion favorable pour vous assurer combien je suis et serai toujours, mon très-cher Clare, votre sincère et parfaitement dévoué, BYRON.

Note 55: (retour) Son valet Frank.

Comme il se croyait obligé de remplacer les exemplaires de son livre qu'il avait redemandés, et en même tems de lever l'espèce de stigmate dont on aurait pu flétrir son talent avorté, il s'occupa promptement de préparer une seconde édition, et ce travail ne fut terminé qu'au bout de six semaines. Mais au commencement de janvier nous le voyons en adresser un exemplaire à son ami d'Édimbourg, le docteur Pigot.



LETTRE IX.

À M. PIGOT.

Southwell, 13 janvier 1807.



«Je devrais commencer par un million d'excuses; mais la variété de mes travaux en vers et en prose servira, je l'espère, à justifier ma négligence. Vous recevrez avec cette lettre un volume de tous mes Juvenilia, publiés depuis votre départ: leur nombre est beaucoup plus grand que dans l'exemplaire en votre possession, lequel je vous supplie d'anéantir, celui que je vous envoie étant beaucoup plus complet. Ces maudits vers à ma pauvre Marie 56 ont été une source de mécontentemens auprès des dames d'un certain âge. Je ne les ai pas insérés dans cette édition, parce que je leur dois d'avoir été traité de pécheur déhonté, enfin d'un nouveau Moore, par votre cher 57... Je pense qu'on a en général accueilli favorablement ce volume, et sans doute l'âge de son auteur préviendra la sévérité des juges.

Note 56: (retour) Il ne faut pas confondre cette Marie avec miss Chaworth ou Marie d'Aberdeen; tout ce que j'en puis dire, c'est qu'elle avait dans le monde une position humble, sinon équivoque; qu'elle avait de longs, de brillans cheveux blonds, dont Byron aimait à montrer à ses amis une tresse aussi bien que le portrait de celle qui les lui avait donnés; et qu'enfin c'est à elle que furent adressés les vers des Heures d'oisiveté, intitulés: À Marie, en recevant son portrait.
Note 57: (retour) Le respectable M. Becher, sans doute. (N. du Tr.)

»Les aventures de ma vie de seize à dix-neuf ans, et la dissipation au milieu de laquelle je me suis trouvé à Londres, ont donné à mes idées une teinte voluptueuse; mais d'ailleurs les inspirations que j'ai eues ne comportaient guère un autre coloris. Ce volume est singulièrement correct et miraculeusement chaste. À propos, en parlant d'amour....

»Si vous pouvez trouver le tems de répondre à ce pot-pourri indigeste de sottises, vous ne doutez pas du plaisir qu'en recevra votre, etc.»

L'un de ses amis de collége, M. William Bankes, ayant vu, par hasard, un exemplaire du livre, lui avait adressé une lettre où se trouvait exposée l'opinion qu'il s'en formait. Voici la réponse de lord Byron:



LETTRE X.

À M. WILLIAMS BANKES.

Southwell, 6 mars 1807.



Cher Bankes,

«Votre critique m'est précieuse à plusieurs titres: d'abord c'est la seule où la flatterie ait fort peu de part, ensuite je suis affadi par les complimens insipides. J'ai meilleure opinion de votre jugement et de votre mérite que de votre sensibilité. Recevez mes vifs remercîmens pour la sincérité d'un jugement qui, pour être entièrement inattendu, n'en sera pas moins bienvenu. Pour ce qui est d'un examen plus exact, il est inutile de vous rappeler combien peu de nos meilleurs poèmes soutiendraient l'épreuve d'une minutieuse critique de mots. On ne peut donc guère attendre d'un enfant (et la plupart de ces vers furent composés il y a déjà long-tems) une grande perfection de sujet ou de style. Plusieurs pièces furent écrites sous l'influence d'un grand abattement d'esprit, d'une indisposition grave; de là, le tour sombre des idées. Nous sommes d'accord dans l'opinion que les poésies érotiques sont les moins irréprochables; elles n'en furent pas moins agréables aux divinités sur l'autel desquelles je les déposai; c'est tout ce que je voulais.

»Le portrait de Pomposus fut dessiné à Harrow, après une longue séance; cela garantit la ressemblance ou plutôt la caricature. C'est votre ami, il ne fut jamais le mien; il est donc à propos de m'en taire. Les rimes sur le collége ne contiennent pas de personnalités; on peut en voir dans l'une des notes, mais je ne pouvais la supprimer. Je ne doute pas qu'elles ne servent de prétexte au blâme, juste punition de mon impiété filiale envers une alma mater aussi excellente. Je ne vous envoie pas mon livre dans la crainte de nous placer, vous dans la situation de Gilblas, moi dans celle de l'archevêque de Grenade: au risque des chances de l'épreuve, je désire laisser à votre arrêt toute son indépendance. Si je vous avais adressé mon libellus avant votre lettre, j'aurais semblé vouloir acheter un compliment, et je n'hésite pas à dire que j'avais plus d'impatience de voir votre critique malgré sa sévérité, que d'entendre un million de louangeurs. Le même jour je reçus les félicitations de Mackenzie, le célèbre auteur de l'Homme sensible; laquelle, de votre approbation ou de la sienne, me flatta le plus? c'est ce que je ne puis décider. Vous recevrez mes Juvenilia, tous ceux, du moins, qui ont été publiés. J'ai en manuscrit un gros volume que je pourrai, par la suite, donner à part; à présent, je n'ai ni le tems ni la volonté de le livrer à l'impression. Le printems, je retournerai à la Trinité pour enlever mes effets, et vous dire un dernier adieu; mes pleurs, dans cette circonstance, n'augmenteront guère le courant du Cam. Je mettrai à profit désormais vos remarques, malgré leur causticité ou leur amertume pour un palais gâté par les adulations sucrées. Johnson a démontré qu'il n'y avait point de poésies parfaites, mais il faudrait un Hercule pour travailler à corriger les miennes. Franchement, je ne les avais pas revues depuis l'époque où je les composai; et si je les ai publiées, ce n'a été qu'à la prière de mes amis; mais on m'a tant parlé du genus irritabile vatum, que nous n'aurons jamais, sur ce sujet, de querelle, la réputation de poète n'étant nullement le but de mes vœux.

»Adieu. Tout à vous,»
BYRON.

Cette lettre fut suivie d'une autre, au même M. Bankes, sur le même sujet; il n'en reste malheureusement que les fragmens suivans:

«Pour ma part, j'ai bien souffert de la mort de mes deux meilleurs amis, les seuls êtres que j'eusse jamais aimés (les femmes exceptées); me voici réduit à être un animal solitaire, passablement misérable, et je me sens assez cosmopolite pour ne plus me soucier le moins du monde du lieu que j'habiterai, l'Angleterre ou le Kamtschatka. Je ne puis montrer une déférence plus grande pour vos corrections qu'en les adoptant de suite; je les suivrai dans l'édition suivante. Je suis fâché que vos remarques ne soient pas plus fréquentes, convaincu de tout l'avantage que j'en pourrais également retirer. J'ai, depuis ma dernière lettre, reçu d'Édimbourg deux jugemens trop flatteurs tous les deux pour que je puisse les répéter: l'un est de lord Woodhouselee, le premier et le plus volumineux des littérateurs écossais (son dernier ouvrage est une Vie de lord Kaymes); le second est de Mackenzie, qui m'envoyait pour la seconde fois son sentiment, mais plus développé. Je ne les connais personnellement l'un ni l'autre, et je n'ai jamais sollicité leur avis à ce sujet: leurs éloges sont volontaires; c'est un ami chez qui ils avaient lu mes vers qui me les a transmis.

«Contre mes premières intentions, je m'occupe en ce moment de la publication d'une nouvelle édition; les sujets d'amour seront retranchés et remplacés par d'autres; le tout, considérablement augmenté, paraîtra vers la fin de mai. C'est une épreuve hasardeuse; mais le défaut d'occupations plus graves, les encouragemens que j'ai reçus, ma vanité personnelle, tout me porte à la tenter, mais non sans de vives palpitations. Le livre sera lu dans ce pays, du moins par curiosité...» Le reste manque.

Voici la lettre modeste qu'il joignit à l'exemplaire qu'il présenta à M. Falkner, propriétaire de la maison qu'occupait sa mère.



LETTRE XI.

À M. FALKNER.

Monsieur,

«Le volume qui accompagne cette lettre vous aurait déjà été présenté, si l'indisposition de miss Falkner ne m'eût pas fait craindre de rendre inconvenante l'offre de pareilles bagatelles. Vous y verrez quelques fautes d'impression que je n'ai pas eu le tems de corriger: vous avez donc une tâche pénible, celle d'apercevoir et les fautes de l'auteur et celles dont il n'est pas coupable. De pareils juvenilia ne peuvent espérer une approbation sérieuse, mais j'ose espérer, pour la même raison, qu'ils échapperont à la sévérité d'une critique intempestive, quoique peut-être non méritée.

»Ces poésies furent composées dans des tems et des circonstances diverses; elles n'ont été publiées que pour un cercle d'amis bienveillans. Vous pouvez m'en croire, monsieur: si elles procurent le plus léger plaisir à vous et à mes autres familiers lecteurs, j'aurai recueilli tous les lauriers que je souhaite pour la tête de votre tout dévoué,
BYRON.


»P. S. Miss Falkner est, je l'espère, en pleine convalescence.»

Malgré cette déclaration peu ambitieuse du jeune auteur, il avait en lui quelque chose qui l'empêchait de s'arrêter; et la réputation qu'il s'était faite dans un cercle limité l'avait rendu plus avide de courir les chances d'une plus vaste lice. Les cent copies de cette première édition étaient à peine distribuées, qu'il revint avec une nouvelle activité chez son imprimeur, et c'est ainsi que parurent les Heures de loisir; il y joignit plusieurs pièces nouvellement composées, il en retrancha une vingtaine de celles que renfermait son premier volume. Il est difficile d'expliquer cette sévérité, la plupart des vers éliminés étant aussi beaux, sinon meilleurs que les autres.

Il y a dans l'une des pièces réimprimées parmi les Heures de loisir quelques corrections et additions assez curieuses, en ce qu'on peut les attribuer aux sentimens connus du poète sur l'illustration de naissance. L'Épitaphe d'un ami semble, d'après les vers que je vais citer, avoir été d'abord composée pour déplorer la mort de ce même jeune fermier auquel il avait auparavant adressé quelques vers affectueux reproduits plus haut:

Quoique ton lot soit humble, puisque tu es né dans une chaumière; et que ton nom ne soit point orné de titres, ta simple amitié m'était bien plus chère que toutes les joies que peuvent donner la richesse, la réputation et les amis du grand monde.

Dans la nouvelle forme de cette épitaphe, non-seulement il supprima ce passage, mais tous ceux qui rappelaient encore l'humble rang de son jeune ami. Le premier des vers ajoutés:

Et quoique ton père déplore l'extinction de sa race,

semble destiné à rappeler l'idée d'une haute position sociale, toute différente de celle que présentait l'épitaphe primitive. L'autre pièce, évidemment adressée au même enfant, et rappelant en termes équivalens l'obscurité de sa condition, ne se retrouve pas davantage dans les Heures de loisir. Qu'en approchant de l'âge viril il sentît mieux l'élévation de son rang, on peut le supposer, et ne voir qu'une suite de ces sentimens dans le soin qu'il mit à cacher ses premières amitiés de village.

Ses visites à Southwell n'ayant plus été, après ce tems, que rares et passagères, je saisis l'occasion de rappeler quelques traits variés de ses habitudes et de son genre de vie à la même époque. Dans les premiers instans de son séjour, sa timidité était excessive, mais elle disparut à mesure qu'il se lia davantage avec les jeunes gens; il finit même par se trouver à la plupart des assemblées et des festins, et par être mortifié quand il n'était pas invité à quelque rout. Toutefois il conservait encore son horreur des nouvelles figures; et s'il voyait des étrangers approcher de la maison de Mrs. Pigot, quand il s'y trouvait, il eût volontiers, pour les éviter, sauté par la fenêtre. Cette réserve naturelle, jointe à une dose assez forte d'orgueil, l'éloignait des gentilshommes du voisinage, auxquels, plus d'une fois, il lui arriva de ne pas rendre leur visite: à l'égard de quelques-uns, sous prétexte que leurs femmes n'étaient pas allées voir sa mère; de quelques autres, parce qu'ils avaient trop tardé à le voir lui-même: mais la vraie raison de ce dédain, c'est qu'il ne voulait pas faire connaissance avec des voisins plus opulens que lui, et qu'il aimait à les mortifier par la supériorité de son rang, comme il l'était lui-même par celle de leur fortune. Son ami M. Becher lui faisait de fréquens reproches de cet esprit insociable; et un jour Lord Byron lui répondit par des vers qui expriment parfaitement la hauteur avec laquelle son génie volcanique considérait déjà le monde; et comme le volume où se trouvent ces vers est devenu fort rare, je ne puis résister au désir d'en donner les passages suivans:

Mon cher Becher, vous me dites de me mêler à la société des hommes: je ne saurais nier que votre avis ne soit bon; mais la retraite convient mieux à mon caractère, je ne veux pas descendre jusqu'à un monde que je méprise.

Si le sénat ou les camps m'appelaient, l'ambition pourrait me faire sortir de mon heureux repos; et quand la jeunesse, ce tems d'épreuve, sera passé, peut-être je m'efforcerai d'illustrer mon nom.

Le feu caché dans les flancs caverneux de l'Etna couve long-tems et fermente en secret, à la fin un volume effroyable de flammes et de fumée révèle son existence; alors il n'y a point de torrens qui puissent l'éteindre, point de barrières qui puissent l'arrêter.

Oh! tel est le désir de gloire qui dévore mon cœur, qui m'ordonne de vivre pour être loué un jour de la postérité. Oh! si je pouvais comme le phénix prendre mon essor avec des ailes de feu, avec lui je serais content de mourir au milieu des flammes.

Pour une vie comme celle de Fox, pour une mort comme celle de Chatham, quelles censures, quels dangers, quelles haines ne braverais-je pas? Leur vie ne s'est point terminée avec leur dernier souffle, leur gloire anime et vivifie le silence de leur tombeau.

Comme sa mère, il était toujours en retard pour se lever et se mettre au lit; il conserva même toute sa vie cette habitude. La nuit fut toujours aussi son heure favorite de travail, et sa première visite, le jour suivant, était ordinairement pour la belle amie qui lui servait de copiste, et à laquelle il portait les fruits de sa précédente veille; puis il se rendait chez son ami, M. Becher; de là dans une ou deux autres maisons, puis le reste du jour était consacré à ses exercices favoris; le soir, il passait le tems dans la famille Pigot, soit en conversation, soit à entendre miss Pigot toucher le piano et chanter une série d'airs qu'il admirait 58. La Vierge de Lodi, avec les paroles: Mon cœur palpite d'amour, et cet autre: Quand le tems, qui ravit nos années, étaient, à ce qu'il paraît, ses airs favoris. Il s'était fait dès-lors une douce habitude de cette existence régulière, qui le ramenait périodiquement aux mêmes occupations, et qu'il adopta pendant presque tout le tems de son séjour à l'étranger.

D'un autre côté, les exercices auxquels il demandait quelques distractions, dans de moins heureux jours, lui offraient alors des plaisirs sans mélange. La plus grande partie de son tems se passait à nager, jouer aux barres, tirer au blanc et courir à cheval 59.

Note 58: (retour) Il aima toujours la musique, mais il ne sut jamais bien exécuter. «Il est bien singulier, disait-il un jour à la même dame, que je chante beaucoup mieux avec votre accompagnement qu'avec tout autre.--C'est, répondit-elle, que je joue selon votre manière de chanter.» C'est là en effet tout le secret d'un habile accompagnateur.
Note 59: (retour) Un autre de ses jeux favoris était la balle à crosser; et l'on ne pouvait s'empêcher d'admirer la célérité de sa course à ce dernier exercice, en dépit de son pied boiteux. «Lord Byron, dit miss... dans une lettre à son frère, datée de Southwell, vient de passer devant la fenêtre, la batte sur l'épaule, pour aller crosser suivant sa chère habitude.»

Il n'était pas fort expert dans ce dernier art, et l'on cite comme un exemple de son peu d'habitude des chevaux, qu'en voyant un jour passer deux, sous ses fenêtres, il s'écria: «Les beaux chevaux! je voudrais les acheter.--Comment! ce sont les vôtres, milord,» répondit son valet. Ceux qui l'avaient connu au tems où nous sommes, s'étonnaient beaucoup d'entendre plus tard parler de son adresse à monter à cheval; et la vérité, je suis du moins porté à le croire, est que jamais il ne fut un excellent écuyer.

Nous avons déjà vu, d'après ses propres paroles, qu'il excellait à nager et à plonger. Une dame de Southwell possède, entre autres précieux objets qui lui ont appartenu, un dé qu'il vint un matin lui emprunter au moment d'aller se baigner dans la Greet: en présence du frère de cette dame, il l'avait jeté et retiré trois fois du fond de la rivière. Son habitude de s'exercer au tir fut un jour un sujet d'alarme pour une jeune et fort jolie personne, miss H., qui était du grand nombre des beautés qui enflammaient à Southwell son imagination. On trouve l'introduction suivante à la tête d'une pièce de vers imprimée dans le volume non publié; «L'auteur déchargeant un jour ses pistolets dans un jardin, deux dames, qui passaient près du but, furent alarmées par le bruit d'une balle sifflant à leurs oreilles: c'est à l'une d'elles que furent adressées, le lendemain, les stances suivantes.»

Telle était sa passion pour les armes de toute espèce, qu'il gardait ordinairement près de son lit une petite épée avec laquelle il s'amusait le matin à s'escrimer dans ses rideaux. Ce lit fut, à la vente des meubles de Mrs. Byron, acquis par une personne qui, voulant donner de l'intérêt aux trous des draperies, les supposait percées par l'épée dont le dernier lord Byron avait tué M. Chaworth, et que son héritier gardait toujours près de son lit en souvenir. C'est ainsi que la fiction vient souvent grossir les faits; l'épée en question était une arme innocente et vierge que lord Byron empruntait à l'un de ses voisins durant son séjour à Southwell.

Les détails que nous avons déjà donnés sur son excursion à Harrowgate, peuvent faire juger de sa passion pour les chiens, autre goût qu'il conserva toute sa vie; il a immortalisé dans ses vers Boatswain, son dogue favori, auprès duquel il avait formé le projet solennel d'être enseveli. On raconte de cet animal quelques traits non-seulement d'intelligence, mais encore d'une générosité qui devait nécessairement exciter l'intérêt d'un maître comme Byron; j'en citerai un exemple en me rapprochant autant que possible du récit qui m'en fut fait. Mrs. Byron avait un chien terrier, appelé Gilpin, avec lequel Boatswain était toujours en querelle, saisissant toutes les occasions de l'attaquer et le mordant avec tant de rage qu'on craignait beaucoup qu'il ne finît par le tuer. Pour le soustraire à ce sort, Mrs. Byron envoya Gilpin à un fermier de Newstead, et Boatswain de son côté, quand lord Byron retourna à Cambridge, fut, jusqu'au retour de son maître, confié aux soins d'un valet, ainsi que deux autres dogues. Un matin le domestique conçut une vive alarme de la disparition de Boatswain; il n'en put avoir de nouvelles de la journée. Mais vers le soir, le chien revint accompagné de Gilpin qu'il s'empressa de conduire au feu de la cuisine en l'accablant de toutes les démonstrations de la joie la plus vive. Le fait est qu'il était allé à Newstead pour le découvrir, et qu'il l'avait ramené. Depuis ce tems ils vécurent en bonne intelligence; Boatswain protégeant toujours son nouvel ami contre les insultes des autres chiens (tâche que le naturel querelleur de Gilpin empêchait bien d'être une sinécure) et s'empressant d'accourir à la première voix de détresse du petit terrier.

La tendance à la superstition est assez naturelle aux hommes doués d'un caractère poétique. Lord Byron n'en était pas exempt, et dès son enfance l'exemple de sa mère avait contribué à donner à son esprit cette faiblesse. Mrs. Byron croyait aveuglément aux merveilles de la seconde vue; et les récits étranges qu'elle faisait de cette faculté mystérieuse, étonnèrent mainte fois ses amis anglais doués d'une foi moins robuste. On verra que même bien plus tard, et à la mort de son ami Shelley, l'idée des apparitions dont sa mère l'avait nourri, n'avait pas perdu sur lui tout son empire. On peut citer comme un exemple d'une superstition moins lugubre, une petite anecdote qui me fut racontée par une de ses amies de Southwell. Cette dame avait un grain de collier en agate traversé d'un fil de laiton, et qu'elle gardait toujours dans sa boîte à ouvrage. Un jour, Lord Byron lui ayant dit ce que c'était, elle lui répondit qu'on le lui avait donné comme un talisman, et que le charme la préserverait de l'amour tant qu'il serait en sa possession. «Alors donnez-le-moi, s'écria-t-il vivement, c'est là précisément ce que je cherchais.» La jeune dame refusa; mais bientôt après son agate avait disparu. Elle le taxa d'avoir commis le vol; mais en l'avouant de bonne grâce, il protesta que jamais elle ne reverrait son amulette.

Il laissa derrière lui à Southwell, comme partout où il fit jamais quelque résidence, les preuves les plus affectueuses de bienfaisance et de bonté de cœur... «Jamais, dit une personne qu'il voyait beaucoup à cette époque, ses yeux ne furent frappés d'un seul objet de détresse sans qu'il contribuât à l'adoucir.» Parmi de nombreux traits de cette nature, je choisis le suivant comme une preuve moins de sa générosité que de l'intérêt que présente l'incident en lui-même par sa liaison avec le nom de Byron. Étant encore écolier, il lui arriva de se trouver à Southwell dans une boutique de libraire, quand une pauvre femme vint pour y acheter une Bible; le prix qu'on la lui fit fut de 8 shellings. «Ah! mon cher Monsieur, s'écria-t-elle, je ne puis pas y mettre un pareil prix; je ne croyais pas qu'elle pût m'en coûter la moitié.» La femme alors s'éloigna avec un air désappointé, quand le jeune Byron, la rappelant, lui fit présent de la Bible.

Il eut toujours un grand soin de sa personne et de sa toilette, de l'arrangement de ses cheveux, enfin de tout ce qui pouvait relever la beauté dont la nature l'avait doué. Même dans un âge fort tendre, il témoignait le désir de plaire à ce sexe qui ne devait pas cesser d'être l'étoile polaire de sa destinée. La crainte d'un embonpoint excessif, auquel il avait des dispositions naturelles, l'avait engagé, dès son arrivée à Cambridge, à adopter un système d'abstinence et de violent exercice, et de faire un fréquent usage des bains chauds. Mais un point remplissait sa vie d'amertume, le frappait comme une malédiction au milieu des joies de la jeunesse et de ses espérances de gloire et de bonheur: le croira-t-on? c'était la légère difformité de son pied. Un jour M. Becher, le voyant plus abattu qu'à l'ordinaire, s'efforçait de l'égayer et de le ranimer en lui représentant sous les plus brillantes couleurs, les nombreux avantages dont la Providence l'avait comblé, entre autres celui d'un esprit qui le plaçait au-dessus du reste des hommes. «Ah! mon cher ami, répondit Byron avec une expression douloureuse, si cela (en se frappant le front de la main) m'élève au-dessus des autres hommes, ceci (en indiquant son pied) me ravale bien au-dessous d'eux.»

Quelquefois il semblait que sa susceptibilité lui persuadât qu'il était dans le monde la seule personne affligée d'une pareille infirmité. Quand M. Bailey, qui se faisait alors remarquer comme écolier, aussi bien que plus tard comme voyageur, entra à Cambridge après avoir été le condisciple de Lord Byron à Aberdeen, le jeune Lord avait pris tant d'embonpoint, que M. Bailey eut long-tems de la peine à le reconnaître. «Il est assez singulier, lui dit alors Byron, que vous ne vous souveniez pas de moi; je croyais que la nature m'avait gratifié d'un signe qui devait toujours me faire reconnaître.»

Mais ce défaut était aussi bien un motif d'émulation pour lui qu'une source de regret et de honte. Dans tout ce qui exigeait du courage personnel ou de la vivacité, il semblait animé, par le stigmate que la nature lui avait infligé, d'un désir plus vif de surpasser tous ceux auxquels elle avait accordé de plus parfaites proportions. C'est là, je n'en doute pas, ce qui lui donnait aussi tant d'ardeur dans la poursuite des intrigues amoureuses. Plus d'une fois l'espoir d'étonner quelque jour le monde par les exploits d'un capitaine et d'un héros venait se mêler dans ses rêves à la perspective du laurier poétique. «Tôt ou tard, disait-il souvent quand il était enfant, je lèverai un corps de troupes; les soldats seront habillés de noir, et monteront des chevaux noirs; on les appellera, les Byrons noirs, et vous entendrez parler de leurs prodiges de valeur.»

J'ai déjà parlé de l'ardeur extrême avec laquelle, pendant son séjour à Harrow, il se livrait à tous les genres d'études, à la seule exception de ceux qu'exigeait la discipline de l'école. Les jours de fête ne faisaient pas trêve à la soif de connaissances qui le dévorait, et, pour être le moins possible distrait de ses heures de travail, il avait pris l'habitude chez sa mère de lire tout le tems du dîner 60. Dans un esprit aussi mobile que le sien, tout ce qui était nouveau, grave ou frivole, lourd ou divertissant, ne manquait jamais de trouver un écho, et je n'ai pas de peine à concevoir la joie qu'il témoignait un jour en montrant à l'une de ses amies qui me l'a raconté, un exemplaire des Contes de ma Mère l'Oie, qu'il avait acheté le matin chez un bouquiniste, et qu'il venait de lire à son dîner.

Note 60: (retour) Burns avait aussi l'habitude de lire à table, comme nous l'apprend M. Lockhart dans la vie de ce poète.

Maintenant nous allons extraire d'un Memorandum, commencé par lui cette année et tracé sans ordre et à la hâte, la liste de tous les livres qu'il avait déjà parcourus dans tous les genres, à une époque où la plupart de ses condisciples n'avaient encore étudié que leurs thèmes et leurs versions. Ce document ne peut manquer d'intéresser; et quand on considère que le lecteur de tant de livres possédait en même tems la mémoire la plus heureuse, on peut douter que parmi les jeunes gens les mieux élevés, parmi les plus brillans émules des honneurs scolastiques, on en trouvât un seul qui eût acquis au même âge une aussi grande variété de connaissances utiles.


LISTE DES HISTORIENS

DONT J'AI PARCOURU LES OUVRAGES EN DIFFÉRENTES LANGUES.

Histoire d'Angleterre.--Hume, Rapin, Henry, Smollet, Tindal, Belsham, Bisset, Adolphus, Holinshed, les Chroniques de Froissart (ces dernières appartiennent proprement à la France).

Écosse.--Buchanan, Hector, Boethius, tous deux en latin.

Irlande.--Gordon.

Rome.--Hooke, chute et décadence par Gibbon; Histoire ancienne de Rollin (renfermant celle des Carthaginois, etc.); de plus, Tite-Live, Tacite, Eutrope, Cornélius Nepos, Cesar, Arrien, Salluste.

Grèce.--La Grèce de Mitford, le Philippe de Leland, Plutarque, Antiquités de Potter, Xenophon, Thucydide, Herodote.

France.--Mezerai, Voltaire.

Espagne.--Je dois ce que je sais de l'ancienne histoire d'Espagne principalement à un livre appelé l'Atlas, maintenant oublié. J'ai pris quelque teinture de son histoire moderne, depuis les intrigues d'Alberoni jusqu'au Prince de la paix, dans les ouvrages qui traitaient de la politique européenne.

Portugal.--Ses révolutions par Vertot, comme aussi, du même historien, la relation du siége de Rhodes: elle est de son invention, les faits réels sont tout-à-fait différens. On en peut dire autant de ses chevaliers de Malte.

Turquie.--J'ai lu Knolles, sir Paul Ricaut et le prince Cantemir; en outre une histoire anonyme plus moderne. Je sais tous les événemens de l'histoire des Ottomans, depuis Tangralopi et Othman Ier jusqu'à la paix de Passarowitz, en 1718; la bataille de Cutzka, en 1739, et le traité de 1790 entre la Russie et la Porte.

Russie.--La vie de Catherine II de Tooke, le czar Pierre de Voltaire.

Suède.--Le Charles XII de Voltaire et celui de Norberg, selon moi le meilleur des deux. Une traduction de la guerre de trente ans de Schiller, qui renferme les exploits de Gustave-Adolphe; puis la vie du même prince par Harte. J'ai lu aussi quelque part un vie de Gustave Vasa, le libérateur de la Suède, mais j'ai oublié le nom de l'auteur.

Prusse.--J'ai vu au moins vingt vies de Frédéric II, le seul prince mémorable dans les annales de la Prusse; ses propres ouvrages, ceux de Gillies et de Thibault sont loin d'être amusans; le dernier est peu estimable, mais circonstancié.

Danemarck.--J'en sais peu de chose; j'ai quelque teinture de l'histoire naturelle de la Norwége, aucune de sa chronologie.

Allemagne.--J'ai lu de longues histoires de la maison de Souabe, de Venceslas, de Rodolphe de Hapsbourg et de ses descendans autrichiens aux grosses lèvres.

Suisse.--Ah! Guillaume-Tell et la bataille de Morgarten, où le duc de Bourgogne fut tué!

Italie.--Davila, Guicciardini, les Guelfes et les Gibelins, la bataille de Pavie, Mazaniello, les révolutions de Naples, etc.

Indostan.--Orme et Cambridge.

Amérique.--Robertson, la guerre d'Amérique par Andrews.

Afrique.--Rien que des voyageurs, comme Mungo-Park, Bruce.

BIOGRAPHIE.

Charles-Quint de Robertson, César, Salluste (Catilina et Jugurtha), les vies de Marlborough, du prince Eugène, de Tékéli, de Bonnard, de Bonaparte, de tous les poètes anglais, par Johnson et Anderson; les Confessions de Rousseau, la vie de Cromwell, le Plutarque anglais, le Nepos anglais, les vies des amiraux par Campbell, de Charles XII, du czar Pierre, de Catherine II, de Henri lord Kaimes, de Marmontel, de sir William Jones, par Teignmouth; la vie de Newton, de Bélisaire, et de mille autres qui ne méritent pas qu'on en fasse mention.

LÉGISLATION.

Blackstone, Montesquieu.

PHILOSOPHIE.

Paley, Locke, Bacon, Hume, Berkeley, Drummond, Beattie et Bolingbroke. Je déteste Hobbes.

GÉOGRAPHIE.

Strabon, Cellarius, Adams, Pinkerton et Guthrie.

POÉSIE.

Tous les classiques anglais et la plupart des poètes vivans, Scott, Southey, etc.; quelques poètes français dans l'original: le Cid est ma pièce favorite. Peu d'italiens; des grecs et des latins sans nombre: à l'avenir je ne m'occuperai plus de ces derniers. J'ai fait de nombreuses traductions de ces deux langues, vers et prose.

ÉLOQUENCE.

Démosthène, Cicéron, Quintilien, Sheridan, la Chironomie d'Austin, et les débats du parlement, depuis la révolution, jusqu'en 1742.

THÉOLOGIE.

Blair, Porteus, Tillotson, Hooker, tous fort ennuyeux. J'abhorre les livres de dévotion, quoique je révère et que j'aime Dieu, sans admettre les idées blasphématrices des sectaires, ni croire à leurs absurdes et damnables hérésies, à leurs mystères et aux trente-neuf articles.

MÉLANGES.

Le spectateur, le rôdeur; le monde, etc., etc., des romans par milliers.

C'est de mémoire que j'ai fait l'énumération de tous ces livres: je me souviens de les avoir lus, et j'en pourrais à l'occasion citer plus d'un passage. J'ai, sans doute, omis quelques noms dans mon catalogue. J'en avais lu la majeure partie avant quinze ans. Depuis que j'ai quitté Harrow, je suis devenu paresseux et fat, en griffonnant des rimes et faisant la cour aux femmes.
B., 30 novembre 1807.

J'ai aussi lu, et je regrette aujourd'hui plus de quatre mille romans, y compris les œuvres de Cervantes, Fielding, Smollet, Richardson, Mackenzie, Sterne, Rabelais, Rousseau, etc., etc. Le livre, à mon avis, le plus utile pour celui qui veut avoir l'air d'être fort instruit sans grande peine, c'est la physiologie de la tristesse par Burton: c'est le recueil de citations et d'anecdotes le plus curieux et le plus amusant que j'aie parcouru; mais le lecteur superficiel doit le lire avec attention, ou bien la confusion des sujets le rebutera facilement. S'il a la patience d'aller jusqu'à la fin, il aura mieux profité pour ses conversations littéraires, que s'il avait parcouru vingt autres ouvrages que j'ai également lus, du moins en anglais.

C'est à cette étude précoce et variée des écrivains anglais que Lord Byron dut la facilité avec laquelle il savait employer toutes les ressources de sa langue maternelle: c'est elle qui, le lançant dans les champs de la littérature, armé de pied en cap, lui permit de revêtir ses poétiques inspirations d'un style parfaitement digne d'elles. En général, ce n'est pas l'absence d'idées ou de coloris qui arrête les premiers pas des écrivains, c'est l'embarras de trouver des expressions pour ce qu'ils conçoivent, c'est l'inexpérience de l'instrument dont se rend maître l'homme de génie; en un mot, de leur langue maternelle. C'est un fait assez singulier, que les trois exemples les plus frappans de précocité littéraire, c'est-à-dire Pope, Congrève et Chatterton, devaient tous trois à eux-mêmes leur éducation 61; et que c'est par suite de leurs goûts naturels, affranchis des pédantesques directions de l'école, qu'ils découvrirent dans le génie de la langue anglaise ces précieuses beautés dont ils surent faire un si parfait usage 62.

Note 61: (retour) «Je lisais de moi-même, dit Pope, car la lecture était une véritable passion chez moi; j'allais çà et là au gré de mon imagination, et, comme un enfant qui va prendre des fleurs dans les champs, dans les bois, partout où il en voit sur sa route. Je regarde encore aujourd'hui ces cinq ou six années comme les plus heureuses de ma vie.»

Il paraît aussi qu'il n'ignorait pas les avantages de cette manière d'étudier indépendante: «M. Pope, dit Spins, croyait avoir gagné sous quelques rapports à n'avoir pas eu d'éducation régulière. Il avait l'habitude de chercher dans ce qu'il étudiait un sens, quand nous n'y voyons encore que des mots.»

Note 62: (retour) Chatterton écrivit, avant l'âge de douze ans, un catalogue, dans le genre de celui de Byron, de tous les livres qu'il avait déjà lus; ils s'élevaient à soixante-dix, et la plupart roulaient sur des matières d'histoire ou de théologie.

On peut, dans le fond, ajouter à ces trois exemples celui de Lord Byron, puisque, malgré son nom d'écolier, il n'étudia pas sur les bancs de l'école, dans le tems employé par ses camarades, à remuer curieusement la cendre de l'antiquité; il se contentait de remonter à la source fraîche et vive de son propre idiome 63, et d'y puiser cette richesse et cette variété de style qui, dès l'âge de vingt-deux ans, placèrent ses ouvrages parmi les monumens les plus précieux de la force et de la douceur de la langue anglaise.

Note 63: (retour) La pureté que les Grecs mettaient dans leur style a été attribuée peut-être avec justice à leur habitude de n'étudier que leur propre langue. «S'ils devinrent savans, dit Ferguson, ce ne fut qu'en étudiant ce qu'eux-mêmes avaient composé.»

Dans le même livre où l'on retrouve les souvenirs de ses études, que nous venons de citer, Byron avait écrit également de mémoire une liste des divers poètes qui s'étaient distingués dans leur langue respective. Après avoir cité ceux de l'Europe ancienne et moderne, voici comme il poursuit son catalogue pour les autres contrées:

Arabie.--Mahomet, dont le Coran contient des passages d'une poésie bien plus sublime que celle des auteurs européens.

Perse.--Ferdousi, auteur du Shah-Nameh; l'Iliade des Persans; Sadi et Hafiz, l'immortel Hafiz, l'Anacréon de l'Orient. Ce dernier est respecté par les Persans, bien autrement que nous ne respectons aucun poète ancien ou moderne; ils vont en pélerinage à Shiraz pour y honorer sa mémoire sur son tombeau: à ce monument est attaché un magnifique exemplaire de ses œuvres.

Amérique.--Cet hémisphère a déjà produit un poète épique, c'est Barlow, auteur de la Colombiade; il ne faut pas le comparer aux ouvrages des nations plus polies.

Islande, Danemarck, Norwége.--Ces régions étaient fameuses pour leurs Scaldes. Parmi ces derniers on distinguait Lodburg; son chant de mort respire des sentimens féroces, mais c'est un genre de poésie généreuse et passionnée.

L'Indostan n'a pas de grands poètes connus; du moins le sanscrit l'est si mal en Europe, que nous ignorons ce que le tems peut avoir épargné dans leur littérature.

L'empire Birman.--Les habitans aiment passionnément la poésie; mais on ne connaît pas leurs poètes.

Chine.--Je n'ai jamais entendu parler en fait de poète chinois que de l'empereur Kien-Long et de son Ode au thé. Quel malheur que le philosophe Confucius n'ait pas rédigé en vers ses admirables préceptes de morale!

Afrique.--Quelques chants de ce pays sont plaintifs, et leurs paroles simples et touchantes; mais j'ignore s'il faut compter ces informes essais parmi les poèmes, comme les chants des bardes ou des scaldes.

J'ai écrit cette courte liste de poètes entièrement de mémoire, et sans le secours d'aucun livre; il a donc pu s'y glisser quelques erreurs, mais elles doivent être de peu d'importance. J'ai parcouru les ouvrages des Européens et quelques-uns de ceux de l'Asie, soit en original, soit à l'aide de traduction. Je n'ai cité que les meilleurs dans ma liste des poètes anglais; il eût été aussi inutile que fatigant d'énumérer ceux d'un moindre mérite. Peut-être cependant pourrait-on dans un catalogue cosmopolite ajouter encore Gray, Goldsmith et Collins; quant aux autres depuis Chaucer jusqu'à Churchill, ce sont voces prætereaque nihil, quelquefois nommés, rarement lus et jamais avec profit. Je regarde Chaucer, en dépit des éloges qu'on lui a prodigués, comme méprisable et licencieux; il ne doit son renom qu'à son antiquité, et sous ce rapport-là même, on devrait plutôt se rappeler Pierce Plowman ou Thomas d'Ercildoune. Je me suis gardé de citer des poètes vivans de l'Angleterre; il n'en est pas un qui ne survive à ses ouvrages. Le goût est perdu chez nous; encore un siècle, et nous aurons disparu, notre empire, notre littérature et notre nom, des annales du genre humain.

30 novembre 1807, BYRON.

Il se trouve, parmi les papiers que je possède de lui, plusieurs petits poèmes (en tout environ six cents vers) qu'il écrivit en ce tems-là, mais qu'il n'a jamais fait imprimer, parce qu'il les avait composés la plupart après la publication de ses Heures de loisir. Le plus grand nombre d'entre eux ne se recommande guère que par son nom, mais quelques-uns, grâce aux sentimens et aux circonstances qui les inspirent, seront lus ici avec plaisir. La première fois qu'il entra dans Newsteadt, il planta dans un coin de terre un jeune chêne dont il croyait l'existence attachée à la sienne. Après six ou sept ans, quand il revint au même endroit, il trouva le chêne étouffé sous les mauvaises herbes, et presque desséché. C'était au moment où Lord Grey de Ruthen quittait l'abbaye; il fit alors l'un de ces poèmes composés de cinq stances, et dont on pourra juger par les passages suivans:

Jeune chêne, quand je te plantai profondément en terre, j'espérais que tes jours seraient plus longs que les miens, que tes branches jetteraient une ombre noire autour de toi, et que le lierre entourerait ton tronc comme un manteau.

Telles étaient mes espérances dans les années de l'enfance, quand je te plantai avec orgueil sur la terre de mes aïeux. Ces jours sont passés et je t'arrose de mes larmes; les mauvaises herbes qui t'entourent ne peuvent voiler aux yeux ton triste dépérissement.

Je t'ai quitté, mon pauvre chêne, et depuis cette heure fatale un étranger est le maître du château, etc., etc.

Le sujet des vers qui suivent est assez éclairci par la note qu'il a placée en tête. Quoiqu'ils aient un air pénible et affecté, ils me paraissent dignes d'être conservés comme un témoignage des sentimens tendres et romanesques qu'il avait contractés pour ses amis de collége.

«Il y a quelques années, étant à Harrow, un ami de l'auteur avait gravé leurs deux noms dans un endroit écarté; il y avait même ajouté quelques mots de souvenirs. Plus tard, à l'occasion de quelque injure réelle ou imaginaire, l'auteur, avant de laisser Harrow, avait effacé ce fragile souvenir. Voici les stances qu'il écrivit à leur place, quand il revit Harrow, en 1807:

Ici naguère les souvenirs de l'amitié attiraient les yeux de l'étranger; ils étaient simples, ils étaient peu nombreux les mots qui les exprimaient, et cependant la colère les a effacés.

Elle trancha profondément dans l'arbre, mais elle n'effaça pas entièrement les caractères; ils étaient si simples, que l'amitié revenant regarda long-tems, jusqu'à ce qu'aidée de la mémoire, elle rétablit les mots.

Le repentir les traça de nouveau, le pardon y joignit son nom aimable; l'inscription reparut si belle que l'amitié la crut toujours la même.

Le souvenir serait beau encore; mais, hélas! en dépit de l'espérance et des larmes de l'amitié, l'orgueil s'est jeté à la traverse, et a pour toujours effacé et l'inscription et le sentiment qu'elle exprimait.

Les mêmes sentimens d'amitié idéale distinguent un autre de ses poèmes, dans lequel il a pris pour épigraphe cette ingénieuse devise française: l'amitié est l'amour sans ailes. Chacune des neuf stances est terminée par les mêmes mots; nous citerons les trois suivantes:

Pourquoi gémirais-je tristement de ce que ma jeunesse est passée? Je puis encore compter des jours heureux; la faculté d'aimer n'est pas encore morte en moi. En revenant sur mes premières années, un souvenir durable, une vérité éternelle m'apporte une céleste consolation; souffles légers des vents, redites-la aux lieux où mon cœur s'émut pour la première fois!

L'amitié, c'est l'amour sans ailes!

Demeure de mes aïeux, ton clocher lointain me rappelle toutes ces scènes joyeuses; mon sein brûle comme autrefois; je redeviens enfant par la pensée. Ton bouquet d'ormeaux, ta colline verdoyante, chacun de tes sentiers, me ravissent encore. Chaque fleur exhale un double parfum. Il me semble encore, au milieu de nos doux entretiens, entendre chacun de mes compagnons s'écrier:

L'amitié, c'est l'amour sans ailes!

Mon cher Lycus, pourquoi pleures-tu? Retiens tes larmes prêtes à tomber; l'affection peut dormir quelque tems, mais, sois-en sûr, elle se réveillera! Quand nous nous retrouverons, pense, ami, pense combien elle sera douce cette réunion si long-tems désirée! Mon ame bondit de bonheur à cet espoir; quand deux jeunes cœurs sont si pleins d'affection, l'absence, ami, ne peut que redire:

L'amitié, c'est l'amour sans ailes!

Quant aux vers suivans, je ne puis dire positivement qu'ils se rattachent à quelque circonstance réelle. On peut même dire qu'habitué à revenir sur toutes les anecdotes de sa jeunesse, il n'eut pas manqué, dans la suite, de rappeler un fait aussi remarquable, s'il n'eût pas été imaginaire. Or, ni dans sa conversation, ni dans ses écrits, je ne trouve qu'il y ait fait une seule fois allusion 64. D'un autre côté, toutes ses poésies, sauf les embellissemens dont les entourait son imagination, étaient l'expression si fidèle de ses sentimens et de sa vie, qu'on ne peut guère s'empêcher de supposer une sorte de fondement réel à un poème plein d'une sensibilité aussi pénétrante:

Note 64: (retour) Voici la seule particularité qui puisse, et encore de fort loin, se lier au sujet de ce poème. Un an ou deux avant la date qui s'y trouve placée, il écrivit de Harrow à sa mère (comme je le sais d'une personne qui tenait elle-même le fait de Mrs. Byron), pour lui dire qu'il avait éprouvé dernièrement beaucoup d'ennui à l'occasion d'une jeune femme, maîtresse de son ami Curzon, qui venait de mourir. Cette femme, se trouvant alors sur le point de devenir mère, avait déclaré que Lord Byron était le père de son enfant. Byron assurait positivement sa mère qu'il n'en était rien; mais, persuadé comme il l'était, que l'enfant appartenait à Curzon, il souhaitait qu'on en prît tout le soin possible, et priait en conséquence sa mère d'avoir la bonté de se charger de lui. Une telle demande pouvait fort bien exciter l'humeur d'une femme plus douce que Mrs. Byron; cependant elle répondit à son fils qu'elle accueillerait volontiers l'enfant dès qu'il serait né, et qu'elle ferait pour lui tout ce qu'il désirait. Par bonheur, l'enfant mourut en voyant le jour.

À MON FILS.

Ces tresses blondes, ces yeux bleus, dont l'éclat rappelle ceux de ta mère; ces lèvres de roses, ces joues à fossettes, ce sourire, qui captivent le cœur, retracent d'anciennes scènes de bonheur, et touchent le cœur de ton père, ô mon enfant!

Et tu ne peux prononcer le nom de ton père; ah, William! si son nom était le tien, alors sa conscience ne lui adresserait plus de reproches: mais écartons ces tristes idées; les soins que je prendrai de toi me rendront la paix intérieure; l'ombre de ta mère sourira dans sa joie, et pardonnera le passé, ô mon enfant!

Le gazon a recouvert son humble tombe, et une étrangère t'a présenté son sein. Le préjugé peut rire dédaigneusement de ta naissance, et ne t'accorder qu'à peine un nom sur la terre; mais il ne saurait détruire une seule de tes espérances: le cœur de ton père est à toi, ô mon enfant!

Eh bien! laisse un monde sans entrailles se récrier; dois-je pour lui plaire étouffer la voix puissante de la nature? Non, que les moralistes me désapprouvent s'ils le veulent, tu seras toujours pour moi le bien cher enfant de l'amour, beau chérubin, gage de jeunesse et de joie! un père veille sur ton berceau, ô mon enfant!

Ô quel charme, avant que l'âge n'ait ridé mon front, avant que d'avoir épuisé à moitié la coupe de la vie, de contempler à la fois en toi, un frère et un fils, et d'employer le reste de mes jours à réparer mon injustice envers toi, ô mon enfant!

Quoique ton père imprudent soit bien jeune encore, sa jeunesse n'éteindra pas en lui le feu de l'amour paternel. Et quand même tu me serais moins cher, tant que l'image d'Hélène revivra en toi, ce cœur, plein de son souvenir du bonheur passé, n'en abandonnera jamais le gage, ô mon enfant!
B.--1807 65.


Note 65: (retour) Dans cet usage de dater ses premiers poèmes, il suivait l'exemple de Milton, qui, dit Johnson, en datant ses premiers ouvrages, comme lui en avait donné l'exemple le savant Politien, semblait recommander à la postérité la précocité de ses inspirations. Le suivant badinage, également écrit en 1807, n'a jamais été imprimé; il est intraduisible; nous le donnerons en anglais:

EPITAPH

ON JOHN ADAMS, OF SOUTHWELL, A CARRIER,

WHO DIED OF DRUNKENNESS.

John Adams lies here, of the parish of Southwell,

A carrier, who carried his can to his mouth well;

He carried so much, and he carried so fast,

For, the liquor he drank being too much for one,

He could not carry off, so he's now carri-on.

B., sept. 1807.


Mais le plus remarquable de ses poèmes est d'une date antérieure à toutes celles que je viens de donner, ayant été écrit en décembre 1806, quand il n'avait pas encore dix-neuf ans. Il contient sa profession de foi religieuse à cette époque, et nous montre combien son esprit lutta de bonne heure entre le doute et la piété:

PRIÈRE DE LA NATURE.

Père de la lumière! grand Dieu du ciel! entends-tu les accens du désespoir? Des fautes comme celles de l'homme peuvent-elles être jamais pardonnées? Le vice peut-il expier des crimes par des prières? Père de la lumière, j'élève vers toi mes accens! Tu le vois, mon ame est noircie de souillures; toi qui peux observer la chute du plus petit oiseau, détourne de moi la mort du péché.

Je ne cherche point de sectes inconnues; oh! montre-moi le sentier de la vérité! Je reconnais ta toute-puissance redoutable, épargne les fautes de ma jeunesse en les corrigeant. Que les dévots élèvent, s'ils le veulent, des temples obscurs; que la superstition en salue humblement les portiques; que, pour étendre et affermir leur empire funeste, les prêtres inventent des rites mystiques et mensongers. L'homme bornera-t-il le domaine de son créateur à ces dômes gothiques qui surmontent des amas de pierres à moitié détruites? Ton temple est la face du jour; la terre, l'océan, le ciel te forment un trône sans limites.

L'homme condamnera-t-il sa propre race aux tourmens de l'enfer, à moins qu'ils ne fléchissent le genou devant de vaines pompes? Nous dira-t-il que, pour un seul qui a failli, tous doivent périr confusément dans la tempête? Chacun prétendra-t-il gagner les cieux, et cependant condamner son frère à la mort éternelle, parce que son ame s'est ouverte à des espérances différentes, ou qu'il a suivi des doctrines moins sévères? Iront-ils, aux moyens de croyances qu'ils ne sauraient expliquer, décider d'avance tes grâces et tes châtimens? Des reptiles rampans sur la terre connaîtront-ils les desseins de leur grand créateur?

Ces hommes qui n'ont vécu que pour eux-mêmes, qui ont passé leurs années dans des crimes renouvelés chaque jour, trouveront-ils dans leur foi une compensation à leurs forfaits, et vivront-ils au-delà des limites du tems?

Ô mon père! je ne cherche les lois d'aucun prophète; tes lois, à toi, apparaissent dans les ouvrages de la nature. Je suis, je l'avoue, faible et corrompu, et cependant je te prierai, car tu m'entendras! Toi qui guides l'étoile errante à travers les royaumes infinis de l'éther, qui calmes la guerre des élémens, et dont j'aperçois la main d'un pôle à l'autre pôle; toi qui, dans ta sagesse, m'as placé ici-bas, et qui peux m'en retirer quand telle sera ta volonté; tant que je serai sur cette terre périssable, étends sur moi ta main protectrice. C'est à toi, à toi, mon Dieu, que j'adresse mes prières; quelque bonheur ou quelque malheur qui m'arrive, qu'à ta volonté je m'élève ou m'abaisse, je me confie en ta protection: si, quand cette poussière sera rendue à la poussière, mon ame parcourt les airs sur des ailes rapides, comme j'adorerai ton nom glorieux! mais si cet esprit passager partage avec le corps le repos éternel de la tombe, tant qu'il me restera un souffle de vie, j'élèverai vers toi ma prière, quoique condamné à ne jamais quitter la demeure des morts. C'est à toi que j'adresse mes dernières inspirations, plein de reconnaissance pour tes bienfaits passés, et espérant, ô mon Dieu, que cette vie errante se réunira enfin à ton essence.

Dans un autre poème, et qu'il écrivit avec la triste conviction qu'il allait bientôt mourir, nous retrouvons une prière exprimant à peu près les mêmes opinions. Après avoir dit adieu à toutes les scènes favorites de sa jeunesse 66, voici comme il continue:

Note 66: (retour) Annesley n'est pas oublié en cette occasion:

«Oublierai-je la scène toujours présente à ma pensée? Les rochers s'élèvent et les rivières serpentent entre moi et les lieux que notre amour embellissait, et cependant, Marie, ta beauté m'apparaît fraîche encore, comme un délicieux songe d'amour, etc., etc.»

Oublie ce monde, ô mon ame agitée, tourne tes pensées vers le ciel; tu y dirigeras bientôt ta course, si tes erreurs sont oubliées. Loin des bigots et des sectaires, incline-toi devant le trône du Tout-Puissant, adresse-lui ta tremblante prière. Il est clément et juste, il ne rejettera pas la prière de l'enfant de la poussière, quoiqu'il soit le moindre objet de ses soins. Père de la lumière, j'élève vers toi mes accens! Tu le vois, mon ame est pleine de souillures; toi qui peux observer la chute du plus petit oiseau, détourne de moi la mort du péché. Toi qui peux guider l'étoile errante, qui calmes la guerre des élémens, qui as pour manteau les cieux immenses, pardonne mes pensées, mes paroles, mes crimes; et puisque je dois bientôt cesser de vivre; apprends-moi comment je dois mourir.

Nous avons vu par une lettre précédente qu'il avait eu à se féliciter de l'issue d'un procès jugé au tribunal de Lancastre, et relatif à la terre de Rochdale. Dans une note que nous allons reproduire, et qu'il écrivit à l'un de ses amis de Southwell à l'occasion d'un second triomphe dans la même cause, on verra qu'il s'en exagérait beaucoup les résultats probables.

9 février 1807.


Mon cher,

«J'ai le plaisir de vous annoncer que j'ai gagné une seconde fois la cause de Rochdale, qui me fait valoir soixante mille livres de plus.

Tout à vous.»
BYRON.

Au mois d'avril suivant il était encore à Southwell, et c'est de là qu'il écrivit au docteur Pigot, alors à Édimbourg 67:

Note 67: (retour) Il paraît, d'après un passage d'une lettre de miss Pigot à son frère, que Lord Byron chargea ce dernier de remettre une copie de ses poèmes à M. Mackenzie, l'auteur de l'Homme sensible: «Je suis ravie que M. Mackenzie ait vu une copie des poèmes de Lord Byron, et qu'il en ait jugé aussi favorablement. Lord Byron en est enchanté.»

Dans une autre lettre, l'aimable écrivain dit encore: «Lord Byron me charge de vous dire qu'il ne vous écrit pas parce que son édition n'est pas aussi avancée qu'il l'avait espéré. Je lui dis qu'il faut aussi peu de chose pour l'affecter qu'à une femme.»

Southwell, avril 1807.


Mon cher Pigot,

«Permettez-moi de vous féliciter du succès de votre premier examen; courage, mon ami. Le titre de docteur fera merveille auprès des dames. Je serai probablement à Essex ou à Londres quand vous arriverez en ce lieu maudit, où je suis encore retenu par l'impression de mes vers.

«Adieu, croyez-moi toujours bien sincèrement votre
BYRON.


«P. S. Depuis notre séparation, grâce à de violens exercices, la plupart physiques, et aux bains chauds, j'ai réduit mon embonpoint de cent soixante-quatorze livres à cent quarante-un; total vingt-sept livres de perte. Bravo! qu'en dites-vous?»

Je dois à la complaisance de la dame qui correspondait alors avec Byron l'avantage de pouvoir initier le lecteur dans les sentimens et les travaux de notre poète pendant le reste de cette année. Ces lettres ont, sans doute, un caractère enfantin 68, et la plupart des plaisanteries qu'on y trouve naissent plutôt de jeux de mots que de pensées saillantes; mais je les estime cependant fort curieuses, et par la lumière qu'elles répandent sur cette époque de sa vie, et par le tableau animé des craintes et des espérances qu'il avait relativement à sa gloire future. La première de ces lettres ne porte pas de date, elle semble avoir été écrite avant son départ de Southwell; les autres, comme on le verra, sont datées de Cambridge et de Londres.

Note 68: (retour) En effet, il n'était encore qu'un enfant sous tous les rapports dans ce tems-la. «Lundi prochain (dit miss Pigot) est notre grande foire. Lord Byron l'attend avec le même plaisir que le petit Henri, et se promet de paraître à cheval dans la foulée; mais je pense qu'il changera de résolution.»


LETTRE XII.

À MISS PIGOT.

11 juin 1807.



Ma chère reine Bess 69,

«Sauvage doit être immortel; ce n'est pas un généreux boul-dogue, mais c'est le plus joli roquet que j'aie encore vu, et il fera parfaitement l'affaire. Dans ses accès de tendresse, il a déjà mordu les doigts et dérangé la gravité du vieux Boatswain, qui en est encore fort ému. Je désire savoir ce qu'il coûte, les frais qu'il a occasionnés, etc., etc., afin de pouvoir indemniser M. G... Je ne puis que le remercier de la peine qu'il a prise, lui adresser un long discours et conclure avec 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 70; mais je suis hors d'état de faire tout cela par moi-même, ainsi je vous députe en qualité de légat, car il ne faut pas parler d'ambassadeur, relativement au pape, comme c'est le cas ici sans doute, puisque tout ce que je vous ai dit est à propos de bulle 71.

«Tout à vous.
BYRON.

«P. S. Je vous écris de mon lit.»

Note 69: (retour) Diminutif d'Élisabeth. Byron, en l'appelant reine, fait allusion à la reine Élisabeth.
Note 70: (retour) Cette phrase s'explique par son habitude, quand il lui arrivait de ne pas trouver les expressions de la pensée qu'il voulait exprimer, de prononcer les chiffres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7.
Note 71: (retour) Bull-dog ou boul-dogue. On comprendra facilement le jeu de mois.


LETTRE XIII.

À LA MÊME.

Cambridge, 30 juin 1807.



«Mieux vaut tard que jamais, c'est un proverbe dont vous connaissez l'origine, et, comme son application est ici toute naturelle, vous me pardonnerez de lui avoir donné dans ma lettre une place aussi honorable. Je me trouve ici presque suranné; mes anciens amis, excepté un fort petit nombre, sont tous partis, et je me dispose à les suivre, mais je reste jusqu'à lundi pour assister à trois oratorios, deux concerts, une foire et un bal. Je me trouve non-seulement plus maigre, mais d'un pouce plus grand qu'à mon dernier voyage. Je me suis vu obligé de redire à chacun mon nom, personne n'ayant le moindre souvenir de ma figure ni de ma personne. Il n'est pas jusqu'au héros de ma Cornaline (qui, dans ce moment, se trouve placé vis-à-vis, lisant un volume de mes poésies), qui n'ait passé devant moi dans les promenades du collége sans me reconnaître, et qui n'ait été frappé du changement total qui s'était opéré en moi, etc., etc. Les uns me trouvent mieux, les autres plus mal; mais tous s'accordent à dire que je suis maigri, plus même que je ne le désire. J'ai perdu deux livres d'embonpoint depuis mon départ de votre maudit, détestable et détesté séjour de scandale 72, dont, à l'exception de vous-même et de John Becher, je voudrais voir toute la race consignée dans les gouffres de l'Achéron, lequel fleuve j'aimerais mieux visiter en personne que de salir mes sandales dans la vile poussière de Southwell. À parler sérieusement, si la légèreté de ma bourse ne me force pas à rejoindre Mrs. Byron, vous ne me reverrez plus.

Note 72: (retour) Malgré les injures, d'ailleurs plutôt badines que sérieuses, qu'il lance dans le cours de ses lettres contre Southwell, il apprit plus tard à se convaincre que les heures qu'il y avait passées étaient les plus heureuses de sa vie. Dans une lettre qu'écrivit, il n'y a pas long-tems, à son valet Fletcher, une dame qui l'avait intimement connu à Southwell, on trouve le passage suivant: «Votre bon, votre pauvre maître m'appelait toujours l'antique piété, quand je m'avisais de lui faire des remontrances. Lors de sa dernière visite, il me dit: Eh bien! ma bonne amie, je ne serai jamais aussi heureux qu'à Southwell.» On verra plus loin, dans une lettre à M. Dallas, ce qu'il pensait réellement de cette ville et de ses agrémens comme lieu de résidence.

«Je pars lundi pour Londres; je quitte Cambridge sans beaucoup de peine, notre société étant dispersée, et le musicien que je protégeais ayant quitté sa place dans le chœur pour entrer dans une grande maison de commerce de la capitale. Je vous ai dit, sans doute, qu'il était exactement, et à une heure près, plus jeune que moi de deux années. Je l'ai trouvé fort grandi, et surtout enchanté de revoir son premier patron. Il est presque de ma taille, très-maigre, d'une belle figure, des yeux noirs, des cheveux clairs: vous connaissez déjà l'idée que j'ai de son esprit; j'espère bien n'avoir jamais sujet d'en changer. On me croit ici généralement indisposé: l'université est fort gaie dans ce moment; elle donne des fêtes de tous les genres. Hier j'ai soupé dehors, mais je n'ai rien mangé; satisfait d'une bouteille de Bordeaux, je me suis couché à deux heures pour me lever à huit. J'ai pris le parti de me lever de bonne heure, cette habitude me convient parfaitement. Je reçois beaucoup de politesses des maîtres et des élèves; mais ils me regardent avec un peu de défiance: ils se soucient peu des lardons; le moyen de déplaire c'est de dire la vérité.

«Écrivez-moi, dites-moi comment se partent les habitans de votre ménagerie, si mon édition se place, si mes chiens grognent. À propos, mon boul-dogue est décédé; la chair du chien comme celle de l'homme n'est que de l'herbe. Répondez-moi à Cambridge; si j'en suis parti, on m'enverra votre lettre. Voici de tristes nouvelles qui arrivent: les Russes sont vainqueurs; triste troupe qui ne mange que de l'huile, et par conséquent devait fondre devant un feu soutenu. Je ne suis pas à mon aise dans mon costume universitaire, je n'en ai pas l'usage. Je suis monté sur une fenêtre à Sainte-Marie pour mieux entendre un oratorio; mais au milieu du chant du Messie, je me suis laissé tomber, déchirant ma superbe robe de soie noire, et endommageant une fort belle paire de culottes. Mémoire, prendre garde de ne jamais tomber d'une fenêtre d'église pendant le service. Adieu, ma chère Élisabeth, ne me rappelez à personne, oubliez les gens de Southwell; en être oublié, voilà tout ce que je désire.»



LETTRE XIV.

À MISS PIGOT.

Cambridge, collége de la Trinité, 5 juillet 1807.



«Depuis ma dernière lettre, je me suis décidé à rester encore une année à Granta (Cambridge); mes appartemens y sont meublés dans le dernier style. Plusieurs vieux amis me sont revenus, et leur nombre s'est augmenté de nouvelles connaissances; mon inclination est donc pour le collége, et j'y retournerai en octobre si je vis encore. Ma vie est ici une suite continuelle de plaisirs; je vais dans le même jour à vingt différens endroits; j'ai des invitations pour dîner plus que le tems de mon séjour ne me permet d'en accepter. Je viens de prendre la plume, une bouteille de Bordeaux dans la tête et des larmes dans les yeux, car je viens de quitter ma Cornaline 73 qui était venue passer la soirée avec moi; comme c'était notre dernière entrevue, j'avais manqué aux invitations que l'on m'avait faites pour consacrer à l'amitié les heures du sabbat. Maintenant nous voilà séparés, Edleston et moi: ma tête est un chaos d'ennuis et d'espérances. Demain je partirai pour Londres; vous m'écrirez à Albemarle-street, hôtel Gordon, où j'habiterai pendant mon séjour dans la capitale.

«Je suis ravi d'apprendre que vous vous intéressiez à mon protégé; il a été mon très-constant associé depuis le mois d'octobre 1805, époque de mon entrée au collége Trinité. Sa voix fut la première à me frapper, sa figure m'attacha à lui, ses manières me le firent aimer pour la vie. Il entre dans une maison de commerce en ville vers le mois d'octobre, et tout porte à croire que je ne le reverrai pas avant l'époque de ma majorité, quand je pourrai lui donner à choisir ou d'une place d'associé dans sa maison, ou de venir demeurer avec moi. Je pense que, dans ses idées actuelles, il préférerait le dernier parti; mais d'ici là il pourra bien changer d'avis: dans tous les cas ce sera comme il l'entendra. Il est certain que c'est l'être que j'aime le plus au monde, et que ni le tems ni l'absence ne pourront changer en rien mes sentimens d'ailleurs si mobiles. Bref, nous ferions honte à lady E... Butler et miss Ponsonby, nous étonnerions Oreste et Pilade; et vienne l'occasion d'une catastrophe comme celle de Nisus et Euryale, nous l'emporterons sur David et Jonathan. Peut-être a-t-il pour moi encore plus d'affection que je n'en ai pour lui. Pendant tout mon tems de Cambridge, nous nous sommes vus tous les jours, été et hiver, sans éprouver un moment d'ennui, et nous séparant toujours avec une peine incroyable. Vous nous verrez un jour ensemble, je l'espère; c'est le seul homme que j'estime, bien que ce ne soit pas le seul que j'aime 74.

Note 73: (retour) C'est-à-dire celui auquel il avait donné la fameuse cornaline.
Note 74: (retour) Il faut placer ici les autres détails de cette amitié exaltée. Le jeune Edleston mourut en 1811 de consomption. Voici la lettre que Byron adressa à la mère de miss Pigot; elle prouvera quelle fut alors sa douleur, et quelle fidélité il gardait à la mémoire de cet ami de collége:
Cambridge, 28 octobre 1811.


Ma chère dame,

«Je vous écris pour une demande pénible, et cependant il m'est impossible de faire autrement. Vous vous souvenez d'une cornaline que j'avais confiée à miss Élisabeth, il y a quelques années, que réellement je lui avais donnée; maintenant je viens lui faire la plus égoïste et la plus inconvenante prière. Celui qui me l'avait donnée, dans sa première jeunesse, est mort; et bien que je ne l'eusse pas revu depuis long-tems, c'est le seul souvenir qui me reste de cette personne à laquelle je m'intéressais très-vivement. Elle a donc acquis par cet événement une valeur que j'aurais bien souhaité ne jamais lui supposer. Si donc miss Betty l'a conservée jusqu'à présent, elle m'excusera, je l'espère, si je la supplie de me la renvoyer à Londres, à Saint-James-street, n° 8; je la remplacerai par quelque autre souvenir qui lui sera également précieux. Elle eut toujours la bonté de s'intéresser au sort de celui dont je viens de parler; dites-lui que le donneur de la cornaline mourut au mois de mai dernier, à l'âge de vingt-un ans, et que sa mort est la sixième d'amis ou de parens que j'aie eu à supporter dans l'espace de quatre mois.

«Croyez-moi bien sincèrement, ma chère dame,
BYRON.

«P. S. Je pars demain pour Londres.»

La cornaline fut aussitôt renvoyée à Lord Byron, qui rappelait encore quelque tems après qu'il l'avait laissée à miss Pigot comme un dépôt et non pas comme un don.

«Le marquis de Tavistock est arrivé hier; j'ai soupé avec lui chez son tuteur, qui est un whig délibéré. L'opposition est ici en nombre, et lord Huntingdon, le duc de Leinster, etc., etc., doivent encore nous joindre en octobre; ainsi tout sera admirable. Le tems de la musique est passé; mais voici un nouvel accident: j'ai renversé une nacelle à beurre sur la robe d'une dame; j'ai changé de couleur; les spectateurs de rire et moi de les maudire. À propos, aveu pénible! je me suis grisé tous les jours, et je n'ai pas encore fini; cependant je ne mange rien que du poisson, du potage et des végétaux; je ne me porte donc pas plus mal. Les sots malins que ces Cantabres 75! Mémoire. Projet de réforme pour janvier. Cette ville offre une monotonie de distractions continuelles; je l'aime, et déteste Southwell. Ridge a-t-il bien vendu? Quelles dames ont acheté?... J'ai vu à Sainte-Marie une jeune fille, vrai portrait d'Anne... J'ai cru que c'était elle... et pour mon malheur; car la dame s'arrêta, ainsi le fis-je; je rougis, ainsi ne fit-elle pas, ce qui était fort mal; je voudrais dans les femmes plus de modestie. En parlant de femmes, Fanni, mon chien terrier, me revient à l'esprit; comment se porte-t-il? J'ai attrapé un mal de tête, je vais me mettre au lit et demain haut le pied de bonne heure pour me mettre en route. Mon protégé déjeunera avec moi, mais je n'ai pas d'appétit quand je pars, si ce n'est de Southwell. Mémoire. Je hais Southwell.

«Tout à vous.»

Note 75: (retour) Les habitans de Cambridge.
Chargement de la publicité...