Œuvres complètes de lord Byron, Tome 09: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
LETTRE XV.
À LA MÊME.
Hôtel Gordon, 13 juillet 1807.
«Vous m'écrivez des lettres parfaites.--Fi des autres correspondans, et de leurs fades excuses de n'avoir rien à vous apprendre! Vous m'avez envoyé une délicieuse brochure; ici je me trouve dans un continuel tourbillon de distractions fort agréables après tout, et, chose singulière, je maigris à vue d'œil, pesant maintenant bien moins de cent trente livres. Je séjournerai ici un mois, peut-être six semaines; je ferai une apparition dans le comté d'Essex, et comme une faveur je viendrai briller à Southwell dans toute ma gloire; mais rien jamais ne pourra me forcer à y résider. Je suis décidé à retourner en octobre à Cambridge; ou nous y serons d'une gaîté folle, ou je décampe de l'université. Il m'est arrivé à Cambridge quelque chose d'extraordinaire. J'ai trouvé une jeune fille qui ressemblait à ***, au point que la plus minutieuse inspection pouvait seule m'empêcher de la prendre pour cette dernière. Je me repens de ne pas lui avoir demandé si elle était jamais allée à Harrow.
«Que diable prétend donc Ridge? cinquante exemplaires en quinze jours, et avant les annonces, n'est-ce pas assez vendre? Je sais que plusieurs libraires de Londres en ont, et que Crosby en a envoyé aux eaux les plus fréquentées. En dit-on à Southwell du bien ou du mal?... J'aurais voulu que Boatswain eût avalé Damon. Comment se porte Bran? Par les dieux, il faut que Bran devienne un comte du saint empire romain...
«Les nouvelles de Londres ne peuvent guère vous intéresser; vous dont toute la vie a été campagnarde vous vous souciez peu des routs, des parties, des bals, des luttes, des cartes, des crim. con. 76, discussions des chambres, politique, bals masqués, industrie, institution d'Argyle-Street, courses nautiques, amourettes et loteries, Brook et Bonaparte, chanteurs d'opéras et oratorios, vins, femmes, figures de cire, girouettes, tout cela ne s'accorde guère avec vos idées rétrécies de décorum et vos autres expressions sucrées qui ne se trouvent plus dans notre vocabulaire.
«Oh! Southwell! Southwell! combien je me félicite de t'avoir abandonné, et combien je maudis les lourdes heures écoulées plusieurs mois durant, au milieu des Mohawk qui habitent tes kraals! Toutefois une chose me console, c'est, grâce à toi, d'avoir dépouillé assez de mon ancienne graisse pour me permettre de glisser dans une peau d'anguille, et de lutter avec les plus sveltes beaux des tems modernes. Mais je suis fâché de le dire, la mode actuelle semble exiger de l'embonpoint, et l'on m'assure qu'il s'en faut de quatorze livres que je sois à la mode. Il n'en est pas moins vrai qu'au lieu d'engraisser je diminue, ce qui est extraordinaire, attendu qu'à Londres on ne peut songer à des exercices violens. J'attribue ce phénomène à la presse que nous éprouvons dans nos réunions du soir. Je reçois ce matin même 14, une lettre de Ridge; la mienne était commencée d'avant-hier: il m'écrit que mon livre se débite aussi bien qu'on peut le désirer; que les soixante-quinze exemplaires envoyés à Londres sont épuisés, et qu'on lui en demande, le jour même qu'il m'écrivait, cinquante de plus: on n'a pourtant pas encore fait la moitié des annonces. Adieu.
«P. S. Lord Carlisle, en recevant mes œuvres, m'a fait tenir une lettre assez satisfaisante avant d'avoir ouvert le livre: depuis je n'en ai pas entendu parler. Je ne connais pas l'opinion qu'il en a formée, et je m'en soucie fort peu. S'il fait la moindre insolence je l'encadrerai avec Butler 77 et les autres de sa force. Le pauvre homme! il est dans le duché d'York et fort malade; il me dit qu'il n'a pas eu le tems de me lire, mais qu'il a jugé convenable de m'annoncer de suite qu'il avait reçu mon envoi. Peut-être le comte ne veut-il pas souffrir de frère auprès de son trône 78.--S'il en est ainsi, je saurai bien briser le sceptre dans ses mains.--
«Adieu.»
BYRON.
LETTRE XVI.
À LA MÊME.
2 août 1807.
«Londres commence à dégorger ce qu'elle contenait.--La ville est déserte,--et mes occupations devenant moins nombreuses, je puis griffonner à loisir. Dans quinze jours je partirai pour répondre à une invitation de campagne, mais j'espère bien recevoir d'ici-là deux lettres de vous. Ridge n'écoule pas rapidement dans Nottes.--Je le crois facilement; mais dans la capitale la chose se passe d'une manière bien plus flatteuse, et sans doute on peut se passer de l'assentiment des littérateurs de province, quand on a d'ailleurs obtenu l'éloge des revues, l'admiration des duchesses et la reconnaissance intéressée des libraires de la capitale. J'ai actuellement sous les yeux une revue intitulée: Récréations littéraires; mes poésies y sont vantées bien au-delà de leur mérite. Je ne connais pas mon juge, mais je lui trouve beaucoup de discernement, et à moi un talent d'enfer. Sa critique me plaît surtout en ce qu'elle est fort longue, et en ce qu'elle a justement la dose de sévérité nécessaire pour donner à ses éloges un agréable relief. Je hais, vous le savez, les complimens communs et insipides. Si vous voulez voir cet article, cherchez le troisième numéro des Récréations littéraires du mois dernier.
«Je n'ai pas, je vous le répète, la plus légère idée de celui qui l'a fait: il est imprimé dans un recueil périodique; et bien qu'on ait inséré dans le même ouvrage un morceau de ma composition (l'Examen de Wordsworth 79), je ne connais aucun de ceux qui s'intéressent à cette publication, pas même l'éditeur, dont le nom n'est pas parvenu jusqu'à moi. Mon cousin, lord Alexandre Gordon, m'a dit que la Grâce de Gordon, sa mère, l'avait engagé à présenter ma poétique seigneurie à son altesse, attendu qu'elle avait acheté mon livre, qu'elle l'avait prodigieusement admiré, comme le reste de la haute société, et qu'elle voulait faire connaissance avec l'auteur. Malheureusement j'avais une invitation pour quelques jours dans les environs, et la duchesse était à la veille de partir pour l'Écosse; j'ai donc remis à l'hiver prochain ma présentation, et alors je pourrai donner à la dame, dont il ne m'appartient pas de contester l'excellent goût, une idée de ma sublime et très-édifiante conversation. En ce moment elle est dans les hautes terres, et Alexandre lui-même est parti depuis quelques jours pour ce séjour béni des vents noirs et tumultueux.
Note 79: (retour) On ne doit remarquer ce coup d'essai de Lord Byron dans les revues (plus tard, comme on le verra, il reparut une ou deux fois dans la même lice, d'ailleurs si peu poétique), qu'en rappelant l'aisance avec laquelle il sut se plier au ton et à la phraséologie de ces tribunaux infimes de la littérature; par exemple: «Les volumes que nous avons sous les yeux sont de l'auteur des Ballades lyriques, collection à laquelle on a prodigué, et non pas sans raison, de grands éloges. Le caractère du talent de M. Wordsworth est la simplicité unie à l'abondance: les vers pèchent quelquefois du côté de l'harmonie, mais ils ont de la force; ils s'adressent d'une manière irrésistible à l'imagination et à tous nos sentimens naturels. Peut-être ces derniers ouvrages n'égalent-ils pas les premières publications du même auteur; mais on retrouve encore une véritable élégance dans une foule de pièces, etc.» Si dans ce tems-là M. Wordsworth jeta les yeux sur cet article, il ne prévit pas sans doute que l'auteur d'une pareille prose rivaliserait, à quelque tems de là, avec lui-même dans la lice poétique.
«Crosby, mon éditeur de Londres, a placé sa seconde commande. Il en a redemandé, du moins si je l'en crois, une troisième à Ridge. Sur tous les étalages de librairie, je vois mon propre nom; je ne dis rien, mais je jouis en secret de ma célébrité. Le dernier critique qui se soit occupé de moi, m'a engagé avec bienveillance à renoncer à mon projet de ne plus rien écrire; et, en sa qualité d'ami des lettres, il m'a conjuré de gratifier bientôt le public de quelque nouvel ouvrage. Qui diable ne voudrait être poète, c'est-à-dire, si tous les critiques avaient la même politesse? Au reste, je paierai peut-être cher ces aimables faveurs préliminaires; mais, dans ce cas-là, j'aurai mon tour; et, tant bien que mal, je n'en ai pas moins écrit, dans mes instans de loisir et après deux heures du matin, trois cent quatre-vingts vers blancs sur la bataille de Bosworth. J'avais heureusement pu consulter le livre de Hutton. Je ferai huit ou dix chants sur ce sujet, et je l'aurai terminé à la fin de l'année; mais les circonstances décideront si je ferai imprimer ou non ce poème. Voilà bien assez d'égoïsme: mes lauriers m'ont tourné la cervelle; mais sans doute la caustique assiduité des critiques à venir, me ramènera à des sentimens plus modestes.
«Southwell est une place maudite; j'en ai fini avec elle, du moins suivant toutes les probabilités: à l'exception de vous, je ne porte pas la moindre estime à une seule ame de son enceinte; vous étiez la seule compagnie raisonnable, et franchement j'ai toujours eu pour vous plus de considération que pour les grues dont je partageais souvent les ridicules, par bonté d'ame. Vous vous êtes donné pour moi et pour mes manuscrits plus de peine que ne l'eussent fait tous ces mannequins réunis. Croyez-moi, je n'ai pas, dans le cercle de péchés où je vis en ce moment, oublié votre excellent naturel, et un jour j'espère bien vous prouver toute la reconnaissance que j'en conserve. Adieu. Tout à vous, etc.
«P. S. Rappelez-moi au docteur P...»
LETTRE XVII.
À LA MÊME.
Londres, 11 août 1807.
«Je pars lundi pour les hautes terres 80; un de mes amis m'accompagnera dans ma voiture jusqu'à Édimbourg; c'est là que nous quitterons notre équipage pour prendre un tamdem (sorte de cabriolet), qui nous conduira au milieu des défilés de l'ouest jusqu'à Inverary. Nous achèterons alors des échasses afin de pénétrer dans les endroits défendus aux moyens de transport ordinaires. Quand nous serons sur les côtes, nous entrerons dans un vaisseau pour visiter les lieux les plus remarquables des îles Hebrides, et si le tems nous le permet, nous irons jusqu'en Islande à trois cents milles seulement de l'extrémité septentrionale de l'Écosse afin de saluer l'Hécla. Ne divulguez pas ce dernier projet, ma tendre maman imaginerait que nous voyageons pour découvrir de nouvelles terres, et ferait entendre comme d'habitude un maternel cri d'alarme.
Note 80: (retour) Ce plan, qu'il n'exécuta jamais, avait été résolu avant son départ de Southwell; voici comme il en est parlé dans une lettre de miss Pigot à son frère: «Comment pouvez-vous demander si Lord Byron ira cet été dans les hautes terres (ou Highlands) d'Écosse? Ignorez-vous donc qu'il n'a pas la même idée dix minutes de suite? Je lui dis qu'il est aussi inconstant que les vents et aussi mobile que les vagues.»
«J'ai nagé dans la Tamise la semaine dernière entre les deux ponts de Westminster et de Blackfriars, ce qui fait, en y comprenant les différent détours obligés, une distance de trois milles. Vous voyez que je suis préparé complètement à un naufrage sur mer.
«J'ai l'intention de réunir toutes les traditions Erses, les poèmes, etc., etc., de les traduire ou du moins d'étendre assez le sujet pour faire un volume qui paraîtra au printems prochain sous le titre de la Harpe montagnarde ou quelque autre titre aussi pittoresque. J'ai terminé le premier livre de la bataille de Bosworth; un second est commencé, ce sera l'affaire de trois ou quatre ans, et sans doute il ne sera jamais fini. Que penseriez-vous de quelques stances sur le mont Hecla? Du moins elles seraient écrites sous le feu. Comment va l'immortel Bran? et ce phénix des bêtes canines, le superbe Boatswain? Je viens d'acheter un boul-dogue de race, digne d'être le coadjuteur des précédentes divinités; son nom est Smut. Oh! zéphirs, portez-le sur vos ailes embaumées. Écrivez-moi avant mon départ, je vous en conjure par la cinquième côte de votre grand-père. Ridge est content de la vente, et cela me console du peu de succès du livre en province. La vogue a été complète à Londres: il y a peu de jours que Carpantier, l'éditeur de Moore, m'a dit qu'on avait vendu tout ce qu'on avait envoyé, et qu'on ne pouvait satisfaire aux dernières demandes parce qu'on n'en avait plus. Le duc d'York, la marquise de Headfort, la duchesse de Gordon, etc., se sont trouvés au nombre des acheteurs, et l'opinion de Crosby est que la circulation sera plus rapide encore dans l'hiver. L'été est une saison nulle pour le commerce, tant il y a peu de monde à Londres, et cependant ils sont extrêmement contens. Je passerai tout près de vous dans le cours de mon voyage, mais je ne pourrai aller vous voir. Ne le dites pas à Mrs. Byron, elle croit que je prends une autre route. Si donc vous avez une lettre, mettez-la à la boutique de Ridge, où je m'arrêterai, ou bien adressez-la, poste restante, à Newark, vers six ou huit heures du soir. Si votre frère veut bien se trouver là, je serai diablement ravi de le voir; il pourra repartir le soir même, ou bien souper avec nous, et retourner le lendemain matin. Je loge aux Armes de Kingston.
«Adieu. Tout à vous.»
BYRON.
LETTRE XVIII.
À LA MÊME.
Collége de la Trinité, Cambridge, 25 octobre 1807.
Ma chère Élisabeth,
«Fatigué d'être resté au jeu ces deux derniers jours jusqu'à quatre heures du matin 81, je prends la plume pour m'informer de la santé de votre altesse et de toutes les autres connaissances féminines que j'ai laissées dans votre métropole archiépiscopale. Je mérite, je le sais, de grands reproches pour ma négligence; mais ne faisant que courir à cheval de long en large dans la province depuis trois mois, comment aurais-je pu remplir les devoirs d'une exacte correspondance? Enfin me voilà retenu pour six semaines, et je vous écris aussi maigre que jamais, n'ayant pas depuis ma diminution regagné une once, et n'en étant que de meilleure humeur; mais, quoi qu'il en soit, Southwell était un séjour détestable. J'en suis dehors, grâce à Saint-Dominique. Depuis ce tems, je m'en suis deux fois rapproché de huit milles, mais sans pouvoir me décider à venir étouffer dans sa lourde atmosphère. Cambridge est de son côté assez maudite; c'est un vil chaos de bruit et d'ivrognerie; le jeu, le bourgogne, la chasse, les mathématiques et Newmarket, les orgies et les courses de chevaux, voilà tout ce qu'on y fait et tout ce qu'on y trouve; mais comparé à l'éternelle insipidité de Southwell, c'est un vrai paradis. Est-il rien de plus misérable que de ne faire qu'accroître tous les jours le nombre de ses amours, de ses ennemis et de ses vers?
Note 81: (retour) On trouvera ici, comme dans plusieurs autres lettres de sa jeunesse, cette espèce d'ostentation d'inconduite, travers assez commun à cet âge, alors qu'aspirant à la virilité, nous nous imaginons qu'il peut y avoir de la force à se précipiter dans le désordre. Malheureusement cette ambition puérile de paraître plus mauvais qu'il n'était, demeura invétérée dans l'esprit de Lord Byron long-tems après qu'elle s'est évanouie chez les autres; son esprit ne faisait même que s'en débarrasser lorsqu'il termina ses jours.
Au mois de janvier prochain (mais cela est seulement entre nous, n'en dites rien, je vous prie, car mon persécuteur maternel jetterait bien vite sur mes projets sa tomahawk); je me mettrai en mer pour quatre ou cinq mois avec mon cousin le capitaine Bettesworth, qui commande la Tartare, la plus belle frégate de la marine. J'ai déjà vu bien des scènes, je veux étudier celles de la mer. Tout porte à croire que nous irons dans la Méditerranée ou aux Indes occidentales, ou bien enfin... au diable, et s'il y a quelque possibilité de me faire présenter à ce dernier, Bettesworth le fera; c'est un brave compagnon qui n'a encore reçu que vingt-quatre blessures en différens lieux, et qui possède une lettre du dernier lord Nelson, avouant que Bettesworth est le seul officier de marine qui ait reçu plus de blessures que lui-même.
«J'ai maintenant un nouvel et le plus bel ami du monde, c'est un ours apprivoisé; quand je le montrai pour la première fois, on me demanda ce que je prétendais en faire, et moi de répondre que c'était un nouveau candidat au grade. Sherard vous expliquera ce mot, si vous avez de la peine à le comprendre. Ma réponse ne fit pas fortune. Nous avons ici une foule de réunions; ce soir, par exemple, je soupe avec un assortiment complet d'écuyers, joueurs, boxeurs, auteurs, ecclésiastiques et poètes. C'est, comme vous le voyez, un précieux mélange; mais ils s'accordent bien ensemble, et pour moi je suis un composé de chacun d'eux, à l'exception des écuyers. Hier, j'ai encore été démonté de cheval.
«Remerciez, en mon nom, votre frère pour son traité. J'ai écrit deux cent quatorze pages d'un roman, un poème de trois cent quatre-vingts vers, que l'on publiera dans quelques semaines sans mon nom, et avec des notes; cinq cent soixante vers de la bataille de Bosworth et deux cent cinquante d'un autre poème, sans compter une demi-douzaine de pièces fugitives. Le poème que l'on va publier est une satire 82. À propos, j'ai été porté dans les cieux par la Revue critique 83 et vivement insulté dans une autre publication 84. Le tout, me dit-on, est pour le mieux pour la vente du livre; cela occupe l'attention, et empêche mon livre d'être oublié; d'ailleurs, dans tous les tems, n'a-t-on pas censuré les plus grands hommes? pourquoi les derniers seraient-ils plus heureux? Je supporte donc mon sort en philosophe: il est bizarre que deux critiques opposées aient paru le même jour; et que sur cinq pages d'injures, mon censeur, à l'appui de son opinion, ne cite que deux vers de différens poèmes. Maintenant la vraie manière de tuer un homme, est de citer de longs passages et de les faire paraître absurdes, car une simple allégation n'est pas une preuve. D'un autre côté, il y a sept pages d'éloges, et c'est plus que ma modestie ne peut en supporter à ce sujet.
P. S. Écrivez, écrivez, écrivez!!!
Note 83: (retour) En septembre 1807. Cette Revue, en prononçant sur la carrière future du jeune auteur, se montra meilleur prophète que le grand oracle du nord. L'écrivain, en citant l'élégie sur l'abbaye de Newsteadt, disait: «Nous ne pouvons que saluer avec une sorte d'enthousiasme prophétique l'espérance renfermée dans la stance suivante:«Heureusement ton soleil peut encore échauffer ton front de ses rayons les plus brûlans, etc., etc.»
Ce fut au commencement de l'année suivante que Lord Byron forma une liaison avec M. Dallas, allié de sa famille par les femmes. Ce M. Dallas est l'auteur de quelques romans qui jouirent d'une certaine réputation lorsqu'ils parurent, et aussi d'une sorte de Mémoires du noble poète, publiés immédiatement après sa mort. Comme ils sont principalement fondés sur sa correspondance originale, ce sont aussi les plus authentiques et les plus dignes de foi qui aient encore été publiés. Dans les lettres que Lord Byron adresse à ce gentleman, parmi un grand nombre de détails curieux, sous le point de vue littéraire, nous en trouvons de bien plus importans sous celui qui nous occupe en ce moment; je veux dire quelques détails propres à faire connaître les opinions que Lord Byron professait alors sur la morale et la religion, opinions qui eurent une si grande influence sur sa réputation et sa conduite.
Ce n'est que bien rarement que l'irréligion et le scepticisme trouvent accès dans un jeune cœur. Cette disposition naturelle à se confier en l'avenir, qui fait le charme de cette période de la vie, la rend naturellement la saison de la foi et de l'espérance. Alors sont encore fraîches dans l'esprit ces impressions d'une première éducation religieuse, qui, dans les esprits même les plus prompts à mettre en question la foi de leurs pères, ne cèdent que lentement aux envahissemens du doute, et, en même tems, étendent le bienfait de leur répression morale sur cette partie de la vie où l'on reconnaît qu'elle est le plus nécessaire. Si, comme les incrédules le reconnaissent eux-mêmes, l'absence du frein religieux dégage l'homme d'une responsabilité qui lui serait utile dans tous les tems; il en est surtout ainsi dans la jeunesse, l'âge des tentations, l'âge où les passions sont déjà assez portées par elles-mêmes à se donner toute latitude sans que l'irréligion vienne encore ajouter à leur licence. Il est donc heureux que, par suite des raisons que nous venons d'indiquer, le scepticisme et l'incrédulité ne pénètrent généralement dans les ames qu'à une époque de la vie où le caractère, déjà formé, est moins susceptible d'être détérioré par leur influence funeste. Quand l'incrédulité est le résultat erroné de la pensée et du raisonnement, elle aura quelque chose de la froideur des sources qui l'ont fait naître; elle ne sera qu'un sujet de spéculation; elle n'aura que peu de pouvoir à porter l'homme vers le mal, comme, à la même époque de la vie, la foi la plus orthodoxe n'en a trop souvent que peu pour le conduire vers le bien.
Tandis que, de cette manière, les mœurs de l'incrédule lui-même sont préservées des conséquences funestes que de telles doctrines eussent pu entraîner à un âge plus tendre; par une raison analogue, le danger de la communication de ces mêmes idées à d'autres, se trouve singulièrement diminué. Cette même vanité, cette même audace qui ont dicté les opinions du jeune sceptique, le conduiront aussi probablement à les révéler, à les proclamer tout haut, sans s'occuper de l'effet que son exemple peut avoir sur ceux qui l'entourent, ou de l'odieux qu'une telle confession ne saurait manquer de jeter irréparablement sur lui-même; mais, dans un âge plus avancé, on examine ces conséquences avec plus de réflexion.
L'incrédule, s'il a quelque considération pour le bonheur des autres, y regardera à deux fois, avant de chasser de leur cœur une espérance dont lui-même sent si vivement l'absence et le prix. S'il n'a d'égards que pour lui-même, il hésitera naturellement encore à promulguer des doctrines que, dans aucun siècle, les hommes n'ont impunément professées. Dans l'un ou l'autre cas, il y a donc grande probabilité qu'il gardera le silence; car, en supposant que la philanthropie ne l'éloignât pas du projet de convertir les autres, la prudence du moins pourra l'empêcher de faire de lui-même un martyr.
Malheureusement Lord Byron fut encore en ceci une exception à la règle générale. Chez lui le ver rongeur se montra au matin de la jeunesse, au moment où ses ravages devaient être le plus funestes. Au malheur réel d'être incrédule à quelque âge que ce soit, il ajouta le malheur plus rare d'être incrédule avant d'avoir quitté les bancs de l'école. Et la précocité qui mit, de si bonne heure, en jeu ses passions et son génie, le fit aussi parvenir, avant l'âge, au plus affreux des résultats de la raison humaine. À cette époque de la vie, où un caractère comme le sien avait surtout besoin du frein des croyances religieuses, ce frein lui manquait déjà presque entièrement.
Nous avons vu dans les deux prières à la Divinité que j'ai extraites de ses poésies non publiées, et mieux encore dans le résumé de ses études, à quel âge son esprit ardent avait déjà secoué le joug de tous les systèmes et de toutes les sectes. Toutefois, dans ces prières elles-mêmes, il y a une ferveur d'adoration, au milieu de l'éloignement des croyances reçues, qui peut montrer tout ce qu'il y avait naturellement de piété dans son cœur (et il y en a beaucoup dans le cœur des vrais poètes). S'il avait eu alors pour guides et pour appuis des hommes capables de nourrir et d'entretenir ces heureuses dispositions, il eût évité cette licence, ce dévergondage d'opinions, auxquels il se livra dans la suite. Son scepticisme, s'il n'eût pas été entièrement détruit, eût pu se changer en un doute modeste, qui, loin d'être opposé à l'esprit religieux, le préserve de l'orgueil et lui inspire la charité pour les erreurs des autres. S'il n'avait pas lui-même pris sur les matières religieuses des idées claires et solides, il eût du moins appris à ne pas obscurcir et ébranler celles de ses semblables. Mais il eut le malheur de n'avoir point près de lui un sage mentor. Après avoir quitté Southwell, il ne restait près de lui ni parent ni ami, vers qui il pût lever les yeux avec respect. Il fut jeté seul dans le monde, avec ses passions et son orgueil, pour s'abandonner à l'affreuse découverte qu'il croyait avoir faite de la non-existence d'une vie à venir, et aux droits dès-lors absolus que le présent a sur nous. Par une autre fatalité, celui de ses camarades de collége pour lequel il professa de son vivant le plus d'admiration et d'attachement, et dont il déplora la perte avec la tendresse d'un frère, Matthews se trouva aussi sceptique que lui-même, si ce n'est davantage encore. Les parens de ce jeune homme, dont la carrière, si elle n'eût été sitôt arrêtée par la mort, paraissait, d'après les promesses de sa jeunesse, devoir être si brillante, conçurent l'idée de publier ses Mémoires, et s'adressèrent, en conséquence, à Byron et à ses autres amis, pour en obtenir des matériaux. La lettre suivante, à laquelle cette demande donna lieu, outre qu'elle renferme plusieurs anecdotes amusantes sur son ami, nous donne des détails si intéressans sur sa vie domestique à cette époque, que nous n'hésitons pas à interrompre l'ordre chronologique pour l'insérer ici.
LETTRE XIX.
À M. MURRAY.
Ravenne, 12 novembre 1820.
«Ce que vous me dites de feu Charles Skinner Matthews, a réveillé tous mes anciens souvenirs; mais il m'a été impossible d'approuver l'intention qu'a son frère de donner une notice sur sa vie, quand bien même les événemens qui la remplirent auraient eu assez d'importance pour justifier la publication d'anecdotes d'un intérêt aussi restreint. Néanmoins, c'était un homme bien extraordinaire, et qui aurait acquis une grande illustration. Nul n'obtint jamais de plus brillans succès dans tout ce qu'il voulut essayer. Il était trop indolent sans doute; mais quand il lui arrivait de faire un effort, il dépassait aussitôt de bien loin tous ses rivaux. Ses victoires se trouveront enregistrées à Cambridge, particulièrement celle sur Downing, qui fut aisément remportée, quoique vivement et chaudement contestée. Hobhouse était son intime ami; il vous donnera plus de documens sur lui que personne. William Bankes aussi le connaissait intimement; mais pour moi je me rappelle moins ses grandes facultés académiques que ses bizarreries. Nous nous sommes trouvés réunis à l'une des époques les moins riantes de ma vie. Quand, en 1805, j'entrai au collége de la Trinité, âgé de dix-sept ans et demi, j'étais malheureux et jusqu'à un certain point insociable. Désolé de quitter Harrow, où j'avais fini par me plaire pendant les deux années précédentes; désolé d'aller à Cambridge et non pas à Oxford (parce qu'il ne se trouvait pas de place vacante à Christ-Church); désolé de quelques contrariétés domestiques de différens genres, j'étais en conséquence aussi indomptable qu'un loup dont on a rompu la voie. Aussi, bien que je connusse Matthews, et que je le rencontrasse souvent chez Bankes, mon aumônier, mon professeur et mon patron, chez Rhodes, chez Milness, chez Price, chez Dick, chez Macnamara, Farrell, Galley Knight, et autres connaissances du même tems, cependant je n'étais intime ni avec lui ni avec qui que ce fût, excepté mon ancien camarade d'école Edward Long, avec qui je passais les journées à monter à cheval et à nager, et Williams Bankes, qui avait assez de douceur dans le caractère pour tolérer mes férocités.
Ce fut en 1807 seulement, quand, pour prendre mes degrés je fus retourné à Cambridge, que j'avais auparavant quitté pendant plus d'un an, que je devins l'un des amis intimes de Matthews. Ce fut par l'entremise de M. ***, qui, après m'avoir détesté pendant deux ans, comme il le dit lui-même, parce que je portais un chapeau blanc, une redingote grise, et que je montais un cheval gris, m'avait pris en affection parce que je faisais des vers. J'avais déjà vécu assez long-tems avec eux, et je m'étais assez souvent enivré dans leur compagnie; mais tout-à-coup nous devînmes réellement amis un beau matin; Matthews cependant ne résidait pas à cette époque au collége; je le rencontrais principalement, et de tems en tems, à des époques incertaines, à Cambridge. H... pendant ce tems-là, faisait de grandes choses, et fondait le club des whigs de Cambridge, qu'il paraît avoir oublié, et la société amicale, qui fut dissoute en conséquence des querelles perpétuelles des membres qui la composaient. Il se rendait très-populaire parmi nous autres jeunes gens et très-formidable à tous les maîtres particuliers, à tous les professeurs et principaux de colléges. Williams B... était parti; car tant qu'il avait été là, c'est lui qui dirigeait toute l'université et qui était le protecteur-né de tous les mauvais tours.
«À force de nous rencontrer à Londres et ailleurs, Matthews et moi devînmes grands amis; il n'était pas très-doux de caractère, ni moi non plus; mais avec un peu de tact, il était encore maniable. Je le regardais comme un homme si supérieur, que je ne demandais pas mieux que de sacrifier quelque chose à ses humeurs, qui souvent m'amusaient tout en me mettant en colère. On n'a jamais su ce que sont devenus ses papiers à l'époque de sa mort, et certainement il en avait beaucoup. Je le dis ici par forme de parenthèse, de peur de l'oublier; il écrivait remarquablement bien en latin et en anglais.
«Nous nous rendîmes ensemble à Newsteadt, où j'avais une fameuse cave, et où je m'étais procuré de chez un costumier des habillemens de moines. Nous étions sept ou huit de notre compagnie, sans compter un ou deux voisins qui nous faisaient visite dans l'occasion. Nous restions fort tard dans la nuit, habillés de nos robes de frères, buvant du bourgogne, du bordeaux, du champagne, et que sais-je encore, dans une coupe faite d'un crâne humain, et quelques autres verres de toute espèce; faisant mille bouffonneries dans toute la maison, sans quitter un instant notre attirail monacal. Matthews m'avait baptisé du nom d'Abbé, et quand il était de bonne humeur, il ne m'en donna pas d'autre jusqu'au moment de sa mort. L'harmonie de nos touchantes réunions fut au bout de quelques jours tant soit peu interrompue, par la menace que fit Matthews de jeter l'intrépide V... (nous l'avions appelé ainsi parce qu'il avait gagné deux courses, l'une à pied, d'Ipswich à Londres, l'autre à cheval, de Brighthelmstone à Londres), de jeter, dis-je, l'intrépide V... par la fenêtre, à la suite d'une soirée de plaisanterie, qui se termina par cette épigramme. V... vint à moi, et me dit que le respect et la considération qu'il me devait, comme maître de la maison, ne lui permettaient pas d'appeler en duel aucun de mes hôtes, mais que le lendemain matin il se retirerait. Ce fut en vain que je lui représentai que la fenêtre n'était pas très-élevée et que le gazon au-dessous était d'une douceur toute particulière: il s'en alla.
«Matthews et moi, nous avions fait le voyage de Cambridge à Londres, parlant, pendant toute la route, sur le même sujet. Quand nous fûmes arrivés à Longhborough, je ne sais quel hasard nous en fit écarter un moment; Matthews s'en indigna; non, dit-il, ne quittons pas notre conversation, finissons comme nous avons commencé; continuons jusqu'au bout du voyage, et il se mit en effet à continuer, trouvant le moyen d'être toujours amusant jusqu'au bout. Il avait auparavant, durant mon absence de Cambridge, occupé mes appartemens dans le collége de la Trinité. En l'y installant, mon répétiteur Jones lui avait dit, avec son ton ridicule ordinaire: «M. Matthews, je vous recommande sérieusement de prendre garde d'endommager aucun des meubles, car Lord Byron, monsieur, est un jeune homme de passions tumultueuses.» Matthews fut ravi de cette allocution; et, qui que ce fût qui vînt le visiter, il ne manquait pas de leur recommander de ne toucher la porte elle-même qu'avec une grande précaution, et alors il leur répétait l'exhortation de Jones dans les mêmes termes et absolument du même ton; il y avait une grande glace dans une chambre, ce qui lui suggéra cette remarque, qu'il avait cru d'abord que ses amis devenaient singulièrement assidus à venir le voir; mais qu'il avait bientôt découvert qu'ils ne venaient que pour se voir eux-mêmes. La phrase de Jones de passions tumultueuses et l'ensemble de la scène l'avaient mis de si bonne humeur, que je crois en vérité que c'est à cette circonstance que j'ai dû une partie de ses bonnes grâces.
«Quand nous étions à Newstead, il arriva qu'un jour, avant dîner, quelqu'un lui salit, par mégarde, un de ses bas de soie blancs, et naturellement voulut lui en faire des excuses. Monsieur, répondit Matthews, il peut vous paraître fort agréable, à vous qui avez une grande quantité de bas de soie, de salir ceux d'autrui; mais pour moi qui n'ai que cette seule et unique paire, que j'ai mise pour faire honneur à l'Abbé ici présent, rien ne peut excuser le tort que me fait votre manque d'attention, sans parler des frais de blanchissage. Il avait presqu'en toute occasion le même ton de plaisanterie sardonique. Une espèce de sauvage Irlandais, nommé F**, commençant à dire quelque chose à un grand souper, à Cambridge, Matthews se mit à crier d'une voix de tonnerre: Silence! et alors montrant F** du doigt, il ajouta ces paroles d'oracle: L'ourson est doué de raison. On peut aisément supposer qu'en entendant ce compliment, le pauvre ourson perdit le peu de raison qui pouvait lui être échu en partage. Quand H... publia son premier volume de poésies, intitulé Mélanges, tout ce qu'il put en tirer, c'est que la préface était absolument dans la manière de Walsh. H... crut d'abord que c'était un compliment, mais nous ne sûmes jamais à quoi nous en tenir là-dessus, car tout ce que l'on connaît de Walsh, c'est son ode au roi Williams, et l'épithète que lui donne Pope, le savant Walsh. Quand notre troupe quitta Newstead pour Londres, H... et Matthews qui étaient à cette époque les meilleurs amis du monde, convinrent de faire ensemble la route à pied. Ils se querellèrent à moitié route, et achevèrent ainsi leur voyage, passant et repassant l'un devant l'autre sans se dire un seul mot. Quand Matthews arriva à Highgate, il avait dépensé tout son argent, excepté trois pences et demi (7 sous) qu'il résolut d'employer aussi à une pinte de bière; il la buvait à la porte d'une taverne, quand H... passa devant lui pour la dernière fois, toujours sans lui parler. Ils se réconcilièrent depuis à Londres.
«L'escrime était une des passions de Matthews, il était aussi très-fort au pugilat, mais il avait généralement le dessous dans les combats sérieux et au poing nu; quant à la natation, il nageait bien, mais avec efforts et travail, et se tenant le corps trop hors de l'eau; en sorte que Scrope, Davies et moi-même, qui étions en quelque sorte ses rivaux, nous lui disions souvent qu'il se noierait s'il rencontrait jamais quelque endroit difficile. Il se noya en effet; mais, à coup sûr, Scrope et moi eussions bien désiré que le doyen eût vécu, et que notre prédiction se fût trouvée mensongère.
«Sa tête était extraordinairement belle, et ressemblait beaucoup à celle de Pope dans sa jeunesse.
«Son frère Henry, si Henry est bien le nom de celui de King's college, rappelle fortement sa voix, ses traits et sa manière de rire. Sa passion pour boxer était si grande, qu'il voulait absolument que je le misse aux prises avec Dogherty, pour lequel j'avais parié contre Tom Belcher, et je les vis s'essayer ensemble dans ma chambre avec les gants. Comme il paraissait y tenir opiniâtrement, j'aurais parié, pour lui plaire, en faveur de Dogherty; mais le combat n'eut pas lieu. Bien entendu que c'eût été un combat particulier dans une chambre particulière.
«Un certain jour que le tems ne lui permettait pas de retourner s'habiller chez lui, un ami, M. Basley, je crois, l'équipa d'une chemise et d'une cravate extrêmement à la mode, mais tant soit peu exagérée. Il se rendit à l'opéra, et prit place dans Top's Alley. Pendant l'entr'acte, entre l'opéra et les ballets, une de ses connaissances vint s'asseoir près de lui, et le salua. «Faites le tour, dit Matthews, faites le tour. Pourquoi ferais-je le tour? dit l'autre, vous n'avez qu'à tourner la tête, je suis tout près de vous. C'est précisément ce que je ne peux pas faire, répondit Matthews; ne voyez-vous pas l'état dans lequel je suis?» montrant du doigt son col de chemise savamment empesé, et son inflexible cravate. Et il se tint là pendant tout le spectacle, sa tête conservant toujours la même position perpendiculaire.
«Un soir après avoir dîné ensemble, comme nous allions à l'opéra, je me trouvai avoir un billet disponible, comme souscripteur à une loge, et j'en fis présent à Matthews. «Voilà, dit-il quelque tems après à Hobhouse, un procédé courtois de la part de l'Abbé: un autre ne se serait jamais avisé de penser que je pouvais faire meilleur emploi d'une demi-guinée que de la jeter à un portier de spectacle; mais lui, non-seulement il m'invite à dîner, mais il me donne encore un billet d'opéra.» Ce n'était qu'une de ses singularités, car nul n'était plus libéral, plus grand que lui dans toutes ses manières. Il nous donna, à Hobhouse et moi, avant notre départ pour Constantinople, un festin magnifique, auquel nous fîmes amplement honneur. Une de ses idées était d'aller dîner dans toutes sortes de lieux étranges. Quelqu'un le découvrit un jour dans je ne sais quelle obscure taverne du Strand; et que croyez-vous qui l'y attirait? c'est qu'il payait, je crois, un shilling pour dîner le chapeau sur la tête. Il appelait cela sa maison à chapeau, et de vanter les avantages qu'il avait à prendre ses repas la tête couverte.
«Quand sir Henri Smith fut chassé de Cambridge, à la suite d'une rixe avec un marchand nommé Hiron, Matthews s'en consola en allant chaque soir crier sous la fenêtre de celui-ci: «Hélas! à quel péril s'expose l'homme qui se joue avec hat Hiron 85!» Il était aussi de cette bande de libertins irréligieux qui se faisaient un plaisir d'aller troubler le sommeil de Lort Mansel (dernièrement évêque de Bristol), qui alors habitait le collége de la Trinité. Quand celui-ci paraissait à sa fenêtre, écumant de colère et s'écriant: «Je vous connais, messieurs, je vous connais,» ils avaient coutume de lui répondre: «Nous t'en conjurons, oh Lort! écoute-nous, bon Lort, délivre-nous 86!» (Lort était son nom de baptême.) Comme il était très-libre dans ses manières d'envisager toutes sortes de sujets, quoiqu'il ne fût ni dissolu ni déréglé dans sa conduite, et que je n'avais pas moins d'indépendance dans les idées, notre conversation et notre correspondance alarmaient quelquefois vivement Hobhouse...»
Comme déjà avant sa liaison avec M. Matthews, Lord Byron avait commencé à s'enfoncer dans l'abîme du scepticisme, il serait injuste d'attribuer au premier dans les opinions de son ami plus de part qu'il n'a dû en résulter de l'influence naturelle de l'exemple et de la sympathie; influence qui, éprouvée également des deux côtés, rendait en grande partie réciproque la contagion de leurs doctrines. Outre cette communauté de sentimens sur de tels sujets, ils étaient tous deux tourmentés par le goût dangereux de la satire. Les hommes les plus pieux même ne peuvent pas toujours résister à cette disposition d'esprit qui nous entraîne presque malgré nous à déverser du ridicule sur tout ce qu'il y a de plus saint et de plus grave. Il n'est donc pas étonnant que dans une telle société, les opinions du noble poète aient pris avec plus de rapidité une direction vers laquelle elles tendaient naturellement; et quoique l'on ne puisse pas dire qu'il ait eu alors des doctrines bien arrêtées, puisque ni à cette époque ni à aucune autre de sa vie il ne se montra incrédule décidé, il apprit sans doute à sentir moins fortement l'horreur du scepticisme, et à y mêler de la légèreté et de l'amour-propre. Dès le commencement de sa correspondance avec M. Dallas, nous le voyons proclamer ses sentimens sur tous les sujets de cette nature, avec une légèreté et un aplomb bien différens du ton avec lequel il présentait autrefois ses doutes. Cela même forme un contraste frappant avec cette tristesse fiévreuse d'un cœur désolé de perdre ses illusions, qui respire dans chaque vers des prières qu'il avait tracées moins d'un an auparavant.
Il ne faut pas cependant oublier ici sa propension à exagérer tout ce qu'il pouvait y avoir de mauvais en lui. Dans sa première lettre à M. Dallas, nous voyons un exemple de cette étrange ambition, complètement opposée à l'hypocrisie, qui le porta à rechercher plutôt qu'à éviter la réputation de libertin, et à présenter sans cesse sous le jour le plus défavorable son caractère et sa conduite. Son nouveau correspondant lui faisant compliment sur les sentimens de morale et de charité qui respiraient dans l'un de ses poèmes, avait ajouté que cela lui avait rappelé les ouvrages d'un autre noble auteur, qui était non-seulement grand poète, grand orateur et grand historien, mais encore l'un des plus profonds raisonneurs qui aient établi la vérité de cette religion, dont le pardon des offenses est l'un des premiers principes; (le grand et le bon lord Littleton, dont la réputation ne périra jamais.) Son fils, ajoutait M. Dallas, auquel il avait transmis son génie, mais non ses vertus, a brillé un moment pour disparaître bientôt comme un météore passager, et avec lui son titre s'est éteint. C'est à cette lettre que Lord Byron fit la réponse suivante:
LETTRE XX.
À M. DALLAS.
Hôtel Dorant, Albemarle-street, 20 janvier 1808.
Monsieur,
«Votre lettre ne m'est parvenue que ce matin, probablement parce qu'elle m'était adressée à Nottingham, où je n'ai pas résidé depuis le mois de juin dernier; comme elle est datée du 6 courant, je vous prie d'excuser le retard de ma réponse.
«Si, comme vous dites, le petit volume dont vous parlez a fait quelque plaisir à l'auteur de Perceval et d'Aubrey, je suis plus que récompensé par cet éloge. Quoique nos censeurs périodiques se soient montrés d'une indulgence peu commune, je confesse que l'approbation d'un homme d'un génie aussi reconnu est encore bien plus flatteuse pour moi; mais je perdrais, je le crains, tous droits au titre d'homme candide, si je ne refusais pas des éloges que je ne mérite point. Je suis fâché d'ajouter que ce serait ici le cas.
«Mes ouvrages doivent parler pour eux-mêmes; ils doivent se soutenir ou tomber suivant leur mérite ou leur démérite; et sous le rapport littéraire je suis fier de l'opinion favorable que vous voulez bien m'en exprimer. Mais j'ai malheureusement si peu de prétentions au titre d'homme vertueux, que je ne puis accepter les complimens que vous me faites à cet égard, bien que je m'estimasse heureux de les mériter. Un passage de votre lettre m'a singulièrement frappé: vous y parlez des deux lords Littleton comme chacun d'eux le mérite respectivement; vous serez surpris d'apprendre que la personne qui vous écrit en ce moment, a été souvent comparée au second. Je n'ignore pas que par cet aveu, je me perds moi-même dans votre estime; mais c'est une circonstance que votre observation rend si remarquable, que je ne puis m'empêcher de rapporter ce fait. Les événemens de ma courte vie ont été d'une nature si singulière, que bien que cet orgueil que l'on appelle ordinairement honneur, m'ait toujours empêché, et doive, je l'espère, m'empêcher toujours de disgracier mon nom par aucune action lâche ou vile, j'ai déjà été considéré comme un adepte du libertinage et un disciple de l'incrédulité. Jusqu'à quel point la justice peut-elle avoir dicté cette accusation? je ne prétends pas l'examiner ici, mais je dirai que comme le gentleman 87 auquel mes religieux amis, dans la ferveur de leur charité, m'ont déjà dévoué, on me fait plus mauvais que je ne suis en effet. Quoi qu'il en soit, pour me laisser là moi-même, le plus mauvais sujet que je puisse traiter, et pour en revenir à mes poésies, je ne puis assez vous exprimer mes remercîmens, et j'espère avoir quelque jour l'occasion de vous en présenter personnellement l'hommage. Une seconde édition est maintenant sous presse avec quelques additions et des retranchemens considérables; vous me permettrez de vous en offrir un exemplaire. Le Critical, le Monthly et l'Anti-Jacobin Review ont été très-indulgens, mais l'Eclectic a prononcé une furieuse philippique, non contre le livre, mais contre l'auteur, où vous trouverez tout ce que je viens de vous dire avancé par un ecclésiastique qui a écrit cet article.
«Je connaissais depuis long-tems votre nom et vos rapports avec notre
famille; j'espère faire bientôt une connaissance personnelle avec vous:
vous trouverez en moi un excellent composé d'un Brainless et d'un
Stanhope
88
. Je crains que vous ne puissiez déchiffrer cette lettre,
car ma main est presque aussi mauvaise que ma réputation; mais je vais
signer, aussi lisiblement qu'il me sera possible, Votre obligé et
obéissant serviteur,»
BYRON.
Il y a ici évidemment une sorte d'orgueil de la part de Byron à s'assimiler au débauché lord Littleton. De peur que ce qu'on connaissait d'irrégulier dans sa vie ne suffit pas pour justifier cette prétention, il fait, avec un air de mystère, suivant sa coutume, allusion à des événemens inconnus qui pourraient lui donner droit à ce paralèle 89. M. Dallas qui, à ce qu'il paraît, ne s'attendait pas à voir recevoir ainsi ses complimens, se tira de ce mauvais pas en renvoyant à la candeur du jeune Lord les éloges dont celui-ci s'était montré si peu reconnaissant quand ils étaient adressés à ses mœurs, et ajoutait que, d'après l'intention exprimée par Lord Byron dans sa préface, d'abandonner le culte des muses pour suivre une autre carrière, il le croyait en ce moment occupé aux études qui forment le sénateur et l'homme d'état; qu'il se l'était représenté comme membre de quelque université, s'exerçant à l'art de penser et de parler, et amassant un trésor de connaissances en histoire et en droit. C'est dans la réponse à cette lettre que se trouve l'exposition des opinions du noble poète à laquelle j'ai fait allusion plus haut.
LETTRE XXI.
À M. DALLAS.
Hôtel Dorant, 21 janvier 1808.
Monsieur,
«Dans quelque tems que vos loisirs et votre disposition d'esprit vous permettent de me favoriser d'une visite, je serai sensiblement flatté de faire une connaissance personnelle avec quelqu'un dont l'esprit m'était déjà connu depuis long-tems par ses ouvrages.
«Votre conjecture est fondée en ce sens que je suis membre de l'université de Cambridge, où je vais à la fin de ce quartier prendre le grade de Master artium 90; mais si le raisonnement, l'éloquence, la vertu étaient l'objet que je poursuis, Granta 91 n'est point leur métropole; le pays où elle est située n'est point un Eldorado, bien moins encore une Eutopie. L'intelligence de ses enfans est aussi stagnante que les eaux de sa Cam 92; ils ont en vue dans leurs travaux non l'église du Christ, mais l'église la plus prochaine qui leur donnerait un bénéfice.
Note 90: (retour) Maître-ès-arts (A. M.), second grade dans les universités anglaises, correspondant exactement à celui de licencié.Une université anglaise se compose d'étudians non gradués (under graduates), de bacheliers, de maîtres-ès-arts et de docteurs. Ces grades ne correspondent pas absolument aux nôtres, en ce sens qu'il n'y a de bachelier que ès-lettres (artium bachelors, A. B.), bien que pour obtenir ce titre, il faille subir des examens sur les sciences et la théologie.
La licence et le doctorat s'obtiennent par un certain nombre d'années de résidence et le paiement de certains droits qui varient suivant que l'impétrant est noble ou roturier. Il n'y a également que des licenciés-ès-lettres (artium masters).
Quant au doctorat, au contraire, il n'y a point de docteurs-ès-lettres, mais seulement des docteurs en théologie (doctores divinitatis, D. D.), et des docteurs en droit (doctores legis, D. L.). Bien que l'on appelle les médecins du nom de docteur, il n'y a point de grades en médecine, non plus que dans les sciences, et leurs diplômes sont plutôt des permissions d'exercer que des titres universitaires. (N. du Tr.)
«Quant à mes connaissances, je puis dire sans hyperbole qu'elles sont passablement étendues en histoire; peu de nations existent ou ont existé dont je ne connaisse plus ou moins les annales, depuis Hérodote jusqu'à Gibbon. Quant aux auteurs grecs et latins, je les connais autant que la plupart des écoliers qui leur ont consacré treize années d'études. Quant aux lois du pays, je les connais juste assez pour ne pas enfreindre les statuts, pour me servir de l'expression des braconniers. J'avais étudié l'Esprit des lois et le Droit des gens; mais quand je vis celui-ci violé chaque mois, je cessai de m'en occuper comme d'une connaissance sans utilité. Quant à la géographie, j'ai vu plus de pays sur la carte, que je ne désirerais en traverser à pied. J'ai vu assez de mathématiques pour me donner mal à la tête sans éclaircir mes idées. De philosophie, d'astronomie et de métaphysique, j'en ai appris plus que je n'en comprends 93; pour du sens commun, j'en ai acquis si peu que je me propose de fonder un prix byronnien dans chacune de nos universités pour le premier qui en découvrira quelques traits en moi; quoique l'on craigne bien que la découverte de la quadrature du cercle ne doive précéder celle-là.
«Je me suis cru autrefois philosophe. Je débitais avec beaucoup de décorum bon nombre d'absurdités, défiant la douleur et prêchant l'égalité d'humeur. Pendant quelque tems cela réussit fort bien, car personne ne souffrait pour moi que mes amis, et ne perdait patience que mes auditeurs; à la fin une chute de cheval me convainquit que la douleur physique était un mal, et cet argument, le pire de tous, changea à la fois mon système et mon humeur; en sorte que je quittai Zenon pour Aristippe, et m'imaginai que c'est le plaisir qui constitue réellement le καλον 94. En morale, je préfère Confucius aux dix commandemens, et Socrate à Saint-Paul, quoique les deux derniers s'accordent dans leur opinion du mariage. En religion, je suis pour l'émancipation catholique, mais je ne reconnais pas le pape, et j'ai refusé de recevoir le sacrement parce que je ne comprends pas comment manger du pain et boire du vin de la main du vicaire terrestre peut faire de moi l'héritier du royaume des cieux. Je regarde la vertu en général, et chaque vertu en particulier, comme une disposition de l'ame; chacune d'elles me semble une manière de sentir et non un principe 95. Je crois que la vérité est le premier attribut de la divinité, et que la mort est un sommeil éternel, au moins pour le corps. Vous avez là un résumé des sentimens de ce libertin de George Lord Byron, et, jusqu'à ce que je me pourvoie d'un nouvel habit, vous voyez que je suis passablement mal vêtu.
«Je suis, etc.»
Quoique telle fût sans doute à cette époque la tournure générale de ses opinions, il faut se rappeler, avant d'ajouter trop d'importance à cette profession de ses sentimens, d'abord qu'il ne résista jamais à la tentation de montrer son esprit aux dépens de sa réputation, ensuite qu'il écrivait ici à une personne bien intentionnée, sans doute, mais en même tems à l'un de ces officieux, de ces donneurs d'avis, toujours contens d'eux-mêmes, que Byron s'est fait dans tous les tems un plaisir d'étonner et de mystifier. Les tours qu'il joua étant enfant au charlatan du Nottinghamshire, Lavender, n'étaient que les premiers d'une longue série de mystifications qu'il fit toute sa vie aux nombreux charlatans que sa célébrité et son humeur sociable attiraient autour de lui.
Les termes dans lesquels il parle de l'université, dans cette lettre, sont parfaitement d'accord avec plusieurs passages des Heures d'oisiveté et de sa première satire. On voit que s'il se rappelait Harrow avec plus d'affection que de respect peut-être, Cambridge n'avait pu lui inspirer ni l'un ni l'autre de ces deux sentimens. Ce dégoût qu'il avait conservé pour sa mère nourrice, il le partageait en commun avec la plupart des noms les plus illustres de la littérature anglaise. «Si grande était la haine de Milton pour Cambridge, dit Warton, qu'il avait même conçu un dégoût pour l'aspect du pays et pour les campagnes d'alentour.» Voici comme le poète Gray parle de la même université: «Certainement c'est de cette ville, aujourd'hui Cambridge, mais autrefois connue sous le nom de Babylone, que le prophète parle, quand il dit: Les animaux sauvages du désert y habiteront, leurs demeures seront pleines de tristes créatures, les hiboux y bâtiront nids et les satyres y danseront.» Gibbon nous a transmis le souvenir amer qu'il conservait de l'université d'Oxford, et le froid mépris avec lequel Locke se vengea de l'hypocrisie qui régnait dans cet asile de la science, est encore plus remarquable 96.
On peut penser que les souvenirs pénibles que quelques poètes ont conservés de leur vie de collége ont leur origine dans cette antipathie pour les entraves de la discipline, antipathie que l'on observe assez souvent comme un des traits caractéristiques de génie: c'est comme une sorte d'instinct ou de préservatif, s'il est vrai (comme quelques-uns l'ont dit) qu'une éducation classique nuise à la fraîcheur et à l'élasticité de l'imagination. Un écrivain, membre du clergé, et par conséquent peu suspect de vouloir déprécier les études académiques, non-seulement pose cette question: «Les formes ordinaires de notre système d'éducation ne sont-elles pas plus nuisibles qu'utiles aux vrais poètes?» mais encore il paraît fortement pencher pour une solution affirmative. Pour exemple à l'appui de son opinion, il choisit le classique Addisson qui, dans quelques essais originaux d'un genre sévère ou allégorique, paraît n'avoir pas été dépourvu des talens qui révèlent un esprit supérieur, talens qui furent tellement comprimés et énervés par son étude constante et superstitieuse des classiques anciens, que dans le fait il est demeuré un poète très-ordinaire.
C'est sans doute sous l'impression de l'influence maligne de l'atmosphère scholastique sur le génie, que Milton, en parlant de Cambridge, s'écrie: «C'est un lieu où les disciples de Phébus ne sauraient vivre,» et que Lord Byron, répétant en vers une pensée déjà exprimée dans la lettre à M. Dallas, que nous venons de citer, dit: «Son Hélicon est plus pesant et plus fangeux encore que sa rivière de Cam.»
Dryden, qui, comme Milton, avait reçu quelque châtiment déshonorant 97 à Cambridge, paraît avoir conservé peu de respect pour son alma mater; et les vers dans lesquels il loue l'université d'Oxford aux dépens de la sienne 98, lui ont été probablement dictés moins par une admiration véritable de l'une que par le désir de dénigrer l'autre.
Ce n'est pas seulement le génie qui se rebelle contre la discipline des écoles; le goût, naturellement moins impérieux, et dont l'objet avoué est de cultiver les études classiques, se montre quelquefois rétif au gouvernement pédantesque qu'on veut lui imposer. Ce ne fut qu'après avoir été déchargé de l'obligation de lire Virgile comme une tâche, que Gray se sentit capable d'apprécier et de goûter les beautés de ce poète. Byron, jusques à la fin, s'efforça de vaincre un préjugé de la même nature contre Horace, dont le nom s'associait toujours dans son esprit au souvenir des ennuis de l'école.
Quoique le tems ait accoutumé mon esprit à méditer sur ce que j'avais appris alors, telle est la force du préjugé né de l'impatience qu'ils m'ont fait éprouver dans mes premiers ans, que, perdant pour moi l'attrait de la nouveauté, les auteurs dont j'aurais peut-être cherché la lecture avec avidité, si j'avais été libre dans mes choix, m'inspirent toujours une sorte de dégoût, et que ce que je détestais alors je l'abhorre encore aujourd'hui. Adieu donc, Horace, que je détestais tant, c'est ma faute et non la tienne. C'est un grand malheur d'entendre les mots dont tu t'es servi pour exprimer tes idées poétiques, sans être en âge d'apprécier ces mêmes idées, et de comprendre tes vers, trop tôt pour pouvoir jamais les aimer. (Childe Harold, chant iv.)
Aux grands poètes qui nous ont laissé un témoignage de leur désapprobation du système anglais d'éducation il faut ajouter les noms distingués de Cowley, Addisson et Cowper. Tandis que parmi les exemples qui, comme ceux de Milton et de Dryden, démontrent l'espèce de raison inverse qui peut exister entre les honneurs du collége et le génie, il ne faut pas oublier ceux de Swift, Goldsmith et Churchill, qui ne furent jugés que de médiocres écoliers dans les universités dont ils honorent aujourd'hui les annales. À la suite de cette longue série de poètes qui ont quitté les universités, entachés d'une note déshonorante et pleins de sentimens haineux contre elles, nous ajoutons des noms tels que ceux de Shakspeare, de Pope, de Gay, de Thomson, de Burns, Chatterton, etc., qui tous ont atteint leur degré de gloire respective sans avoir passé par aucun collége. Nous verrons que le plus grand nombre de nos poètes n'a rien dû à cette influence puissante que les universités sont censées exercer sur le développement du génie, dans les pays qui en sont pourvus.
Les lettres suivantes, écrites à cette époque, contiennent quelques particularités qui peut-être ne seront pas sans intérêt pour le lecteur.
LETTRE XXII.
À M. HENRY DRURY.
Hôtel Dorant, 13 janvier 1808.
Mon cher Monsieur,
«La stupidité de mes domestiques ou du portier, en ne vous disant pas de monter dans mon appartement, où je vous aurais rejoint à l'instant, m'a privé du plaisir de vous voir hier matin. J'espérais vous rencontrer le soir dans quelque lieu public, mon étoile ne l'a pas permis; c'est ainsi qu'elle me refuse les faveurs, et généralement les faveurs qui me seraient le plus agréables. Vous eussiez été, je crois, fort étonné en me revoyant; j'ai perdu 50 liv. depuis notre dernière entrevue; je pesais alors 181 liv., je n'en pèse plus maintenant que 130. Je me suis débarrassé de mon superflu, au moyen de l'exercice violent et de l'abstinence. ............................................................................................................................................. .......................................................................................................................................................
«Si vos occupations à Harrow vous permettaient de venir en ville d'ici au premier février, je m'estimerais heureux de vous recevoir dans Albemarle-street. Si je ne puis pas avoir cet avantage, je tâcherai d'aller vous voir une après-midi à Harrow, tout en tremblant que votre cave ne contribue pas beaucoup à ma guérison. Quant à mon digne précepteur, le docteur Butler, notre rencontre chez vous n'empêcherait pas ces petites douceurs que nous étions dans l'habitude de nous prodiguer mutuellement. Nous ne nous sommes parlé qu'une fois depuis mon départ de Harrow, 1805, et dans cette occasion il dit poliment à Tatersall que je n'étais pas un compagnon convenable pour ses élèves. C'était avant ma première échauffourée poétique; et, en bonne prose, si j'avais été plus vieux de quelques années, j'aurais gardé le silence sur ses perfections; mais j'étais couché sur le dos quand j'écrivis ou plutôt quand je dictai ces folies d'écolier. Je ne m'attendais pas à en revenir jamais; mon médecin avait reçu les honoraires de seizième visite, et moi j'en étais à sa seizième ordonnance; je ne pouvais quitter la terre sans laisser à Butler un souvenir de constant attachement, en retour de tous ses bons offices. J'avais intention de descendre à Harrow en juillet; mais pensant que ma visite, immédiatement après la publication, pourrait être interprétée comme une insulte, je dirigeai mes pas ailleurs; j'avais, de plus, appris que plusieurs des élèves s'étaient procuré mon opuscule, et cela, bien certainement, contre mes intentions; car je n'en ai pas donné une seule copie avant le mois d'octobre, époque à laquelle, cédant à des instances réitérées, je ne pus en refuser une à un jeune homme qui depuis a quitté l'école. Vous me pardonnerez de vous entretenir si longuement sur ce sujet; vous l'aviez abordé, dès-lors une explication devient nécessaire. Je n'essaierai point de me justifier, hic murus aheneus esto, nil conscire sibi, etc., comme lord Baltimor lors de son jugement pour un rapt. Je suis demeuré assez long-tems au collége de la Trinité pour avoir oublié la fin du vers; mais si je ne finis pas ma citation, je finirai du moins ma lettre, en vous priant de me croire, avec autant d'affection que de reconnaissance, votre, etc.
«P. S. Je n'abuserai pas de vos loisirs en sollicitant la faveur d'une réponse, de peur que vous ne disiez, comme dit Butler à Tatersall, auquel j'avais adressé une lettre assez imprudente, à l'occasion du propos dont j'ai parlé plus haut: «Je voudrais l'entraîner dans une correspondance avec moi.»
LETTRE XXIII.
À M. HARNESS.
Hôtel Dorant, Albemarle-street, 11 février 1808.
Mon cher Harness,
«Comme je n'ai pas eu occasion de vous les exprimer verbalement,
j'espère que vous voudrez bien recevoir mes remercîmens écrits, pour
l'opinion flatteuse que vous avez bien voulu exprimer au mois de
novembre dernier, sur quelques-unes des productions de ma pauvre muse.
Au plaisir que j'éprouve à me voir loué par un ancien camarade d'école
se joint le besoin de vous rendre justice, car j'avais entendu
l'histoire avec quelques légères variantes. En vérité, quand nous nous
rencontrâmes ce matin, Wingfield ne m'avait pas encore détrompé, mais il
vous dira que je n'ai témoigné aucun ressentiment en citant le jugement
qu'on vous prêtait, quoique je ne sois pas fâché d'avoir découvert la
vérité. Peut-être vous vous rappelez à peine qu'il y a quelques années
nous avons été liés d'une amitié trop courte, mais bien vive. Pourquoi
cette amitié n'a-t-elle pas duré plus long-tems? je n'en sais rien. J'ai
encore en ma possession un souvenir de vous, qui m'empêchera toujours de
l'oublier. Je me souviens aussi d'avoir été favorisé de la lecture de
plusieurs de vos compositions. Il est plusieurs autres circonstances que
je pourrais vous rappeler, si je ne craignais de fatiguer votre mémoire;
mais je vous prie de croire à la sincérité de mes regrets quant à la
courte durée de mon amitié, et aux espérances que je nourris de la voir
se renouveler, etc.»
BYRON.
J'ai déjà parlé de l'amitié qui unit de bonne heure ce gentleman et Lord Byron, aussi bien que de la froideur qui lui succéda. L'extrait suivant d'une lettre dont M. Harness voulut bien m'honorer, en mettant à ma disposition celle de son noble correspondant, expliquera les circonstances qui amenèrent à cette époque leur réconciliation. Le tribut d'éloges qu'il paie dans les dernières phrases à la mémoire de Lord Byron, ne paraîtra pas moins honorable pour lui-même que pour son ami.
«Bientôt après, notre liaison se refroidit, comme le dit Byron dans la première des lettres ci-jointes, et nous ne nous parlâmes plus durant la dernière année qu'il passa à Harrow, ni jusqu'après la publication de ses Heures d'Oisiveté; il était alors à Cambridge, et moi encore à l'école, mais dans une des formes les plus avancées. Il arriva que dans une amplification anglaise je citai quelque chose de son ouvrage, et je le fis avec éloge. On rapporta à Byron que j'avais au contraire parlé en mauvaise part et de l'ouvrage et de l'auteur, pour m'attirer les bonnes grâces de notre maître le docteur Butler, contre lequel un de ses poèmes renfermait une satire. Wingfield, depuis lord Power's court, notre ami commun, le désabusa de son erreur, et ce fut là l'occasion de la première lettre de ce recueil. Notre commerce se renouvela, et continua de ce moment jusqu'à celui où il quitta l'Angleterre; quelques torts que Lord Byron puisse avoir eu envers d'autres, sa conduite envers moi a toujours été uniformément affectueuse. J'ai eu à me reprocher bien des négligences, bien des petites choses envers lui; mais je ne puis me rappeler, pendant tout le cours de notre liaison, aucun exemple de caprice, aucun manque d'amitié de sa part.»
Au printems de cette année 1808, parut, dans la Revue et Édimbourg, la fameuse critique sur les Heures d'Oisiveté. Qu'il eût d'avance quelque idée de ce qui se préparait contre lui de ce côté, c'est ce que rend évident la lettre suivante à son ami M. Becher.
LETTRE XXIV.
À M. BECHER.
Hôtel Dorant, 26 février 1808.
Mon cher Becher,
«... Passons à Apollon: je suis charmé que vous me continuiez votre indulgence, et que le public veuille bien approuver mes essais. Je suis devenu un personnage si important, qu'une violente attaque se prépare contre moi dans le prochain numéro de la Revue d'Édimbourg. Je sais cela d'un ami qui a vu la copie et l'épreuve de cette critique. Vous n'ignorez pas que le système de ces messieurs est de tout désapprouver. Ils ne louent personne, et ni le public ni les auteurs ne s'attendent à trouver dans leur feuille rien qui ressemble à des éloges. Il y a ici cependant quelque chose de remarquable, attendu qu'ils font profession de ne donner de jugement que sur des ouvrages dignes de l'attention publique. Vous verrez cet article quand il paraîtra: il est, m'a-t-on dit, de la plus extrême sévérité; mais pour moi, j'en suis prévenu; et pour vous, j'espère que vous ne vous en offenserez pas.
»Dites à Mrs. Byron de ne pas se chagriner pour cela, et de s'attendre aux plus grandes hostilités de leur part. Cela ne me peut faire aucun tort, ainsi j'espère qu'elle ne s'en tourmentera pas trop. Ces messieurs manquent leur but en injuriant indifféremment tout le monde; ils ne louent jamais que les partisans de Lord Holland et compagnie; ce n'est rien d'être critiqué et insulté, quand Southey, Moore, Lauderdale, Strangford et Payne Knight partagent le même sort.
»J'en suis fâché, mais il faut retrancher les Souvenirs d'Enfance dans la première édition. J'ai changé conformément à vos avis, les allusions trop personnelles dans la sixième stance de ma dernière ode.
»Et maintenant, mon cher Becher, il me reste à vous offrir mes remercîmens pour tout l'intérêt que vous avez bien voulu prendre à moi et à mes mauvaises rimes. Croyez que je ferai toujours grand cas de vous et de vos amis: je suis bien sincèrement, etc., etc.»
Bientôt après cette lettre, parut l'article redouté, article qui, s'il ne renferme pas beaucoup d'esprit en lui-même, eut du moins le mérite incontestable d'exciter l'esprit des autres; jamais en effet article dicté par la plus juste critique n'obtint la célébrité que celui-ci dut à son injustice elle-même. Aussi long-tems qu'on gardera le souvenir de la courte mais glorieuse carrière qu'a parcourue le génie de Byron, on ne saurait oublier l'odieuse critique qui lui donna son premier élan.
Il n'est que juste cependant de remarquer, sans prétendre justifier en rien le ton méprisant qui règne dans cette critique, que les premiers vers de Lord Byron, tout gracieux et tendres qu'ils sont, étaient peu propres à faire attendre ces miracles brillans de poésie dont, par la suite, il enchanta le monde étonné. Si les vers composés dans sa jeunesse ont un charme particulier à nos yeux, c'est que nous les lisons pour ainsi dire à la lueur de la gloire immortelle qu'il acquit dans la suite.
Il est cependant un point de vue sous lequel ces productions offrent un intérêt profond et instructif. Images fidèles de son caractère pendant cette période de sa vie, elles nous permettent de juger ce qu'il était par lui-même avant que des désappointemens eussent jeté de l'amertume dans son esprit ardent, et donné de l'activité aux défauts qui se rencontraient dans son naturel énergique. En le suivant dans toutes ces effusions de son jeune génie, nous le voyons se peindre des mêmes traits dont chaque anecdote de son enfance nous avait déjà fait la confidence: orgueilleux, entreprenant, colère, plein de ressentiment de la moindre injustice, plus encore dans la cause des autres que dans la sienne, et cependant, malgré son impétuosité, doux et facile sous la main de ceux à qui l'affection donnait le droit de le guider. Lui-même n'a que faiblement rendu justice à cette disposition aimante que l'on aperçoit à chaque page de ce volume; sa jeunesse tout entière, dès sa plus tendre enfance, n'est qu'une série d'attachemens les plus passionnés, de ces épanchemens de l'ame dans l'amitié et dans l'amour, que l'on éprouve rarement, et auxquels les autres répondent plus rarement encore, et qui, repoussés et refoulés vers le cœur, ne sauraient manquer de se tourner en amertume.
L'on reconnaît aussi dans quelques-uns de ses poèmes non publiés, même à travers les nuages dont le doute commence à les couvrir, les sentimens de piété auxquels une ame comme la sienne ne pouvait demeurer étrangère, mais qui, détournés de leur canal légitime, trouvent bientôt dans le culte poétique de la nature une sorte de compensation à celui de la religion dont la superstition les éloigne. Quant à tous ces traits de caractère que nous trouvons çà et là répandus dans ses premiers poèmes, nous le voyons jeter dans l'avenir un coup-d'œil tantôt plein d'un noble orgueil, tantôt plein de tristesse, comme s'il sentait déjà en lui les élémens de quelque chose de grand, mais qu'il doutât que la destinée lui permît d'en développer jamais le germe. Il n'est pas étonnant qu'ayant présente à la pensée toute sa noble carrière, nous contemplions ses premiers essais sous l'influence d'une gloire qui ne leur est pas propre, mais qui est comme le reflet de celle qu'il acquit dans la suite; et alors, dans notre indignation contre l'aveuglement stupide du critique, nous oublions qu'il n'a point écrit sous le charme dont se revêt aujourd'hui pour nous tout ce qui se rattache de loin ou de près au poète.
Pour bien comprendre l'effet que cette critique produisit sur lui, il faut d'abord se faire une juste idée de ce que la plupart des poètes éprouveraient en se voyant en butte à une telle attaque, et puis avouer que Byron avec son caractère et sa sensibilité devait en ressentir l'amertume dix fois plus qu'aucun autre. Nous avons vu avec quelle anxiété fiévreuse il attendait le jugement des revues inférieures; et la joie qu'il montra de se voir louer par des journalistes moins connus, peut nous faire juger combien son cœur a dû saigner sous les coups dédaigneux de ceux qui, à cette époque, tenaient le sceptre de la critique. Un ami qu'il trouva dans le premier moment d'émotion, après la lecture de l'article, s'empressa de lui demander s'il venait de recevoir un cartel, ne sachant comment expliquer autrement la colère et l'indignation qui se peignaient dans ses yeux. Il serait en effet difficile pour le sculpteur ou pour le peintre d'imaginer un sujet d'une beauté plus effrayante que la belle figure du jeune poète au moment de cette crise, où toute son énergie se déployait: son orgueil avait été piqué au vif et son ambition humiliée; mais ce sentiment terrible ne dura qu'un moment: la réaction de son esprit, le besoin de repousser l'attaque, lui révélèrent à lui-même tout son génie; et la douleur et la honte de l'injure se turent dans son cœur devant la noble certitude de la vengeance.
Entre autres effets moins poétiques de l'article de la Revue sur son esprit, il disait souvent que le jour qu'il le lut, il but pour sa part après dîner trois bouteilles de vin de Bordeaux, et que rien ne le soulagea jusqu'à ce qu'il eût donné en vers carrière à son imagination; mais qu'après les vingt premiers, il se trouva beaucoup mieux; en effet, son premier soin, après que la satire eut paru, fut, comme avant qu'elle ne vît le jour, d'alléger autant qu'il le pourrait l'effet qu'elle devait produire sur sa mère, qui, n'ayant pas le même génie, le même sentiment d'une prompte et juste vengeance, devait souffrir cruellement de cette attaque contre sa réputation, et s'en indigna, en effet, beaucoup plus que bientôt il ne le fit lui-même. Mais on verra mieux dans la lettre suivante l'état de son esprit dans ce moment critique.
LETTRE XXV.
À M. BECHER.
Hôtel Dorant, 28 mars 1808.
«J'ai reçu dernièrement de Ridge un exemplaire de la nouvelle édition, et il est bien tems que je vous remercie de la peine que vous avez prise de la surveiller: je le fais bien sincèrement, et je regrette seulement que Ridge ne vous ait pas secondé autant que je l'aurais désiré, au moins quant au papier, à la reliure, etc., etc., de mon exemplaire; peut-être ceux destinés au public sont-ils plus satisfaisans sous tous ces rapports.
»Vous avez nécessairement vu la Revue d'Édimbourg. Je regrette que Mrs. Byron ait pris la chose si fort à cœur. Pour ma part, ces petites boulettes de papier m'ont appris à voir le feu en face; et comme, somme toute, j'ai eu assez de bonheur, mon repos ni mon appétit n'en ont point été altérés. Pratt le glaneur, l'auteur, le poète, etc., etc., m'a adressé une longue épître en vers sur ce sujet, en forme de consolation; mais comme elle est assez mal faite, je ne vous l'enverrai pas, quoique son nom eût pu lui mériter cet honneur. Ces messieurs de la Revue d'Édimbourg n'ont pas bien rempli leur tâche, c'est du moins l'avis de plusieurs hommes de lettres; je pense que je pourrais écrire sur moi-même une critique plus mordante que toutes celles qui ont été publiées jusqu'ici. Ainsi, au lieu de la remarque assez méchante, mais sans esprit, sur Macpherson, j'aurais dit si j'avais été à leur place: «Hélas! cette pièce ne fait que prouver la vérité de l'assertion du docteur Johnson, que beaucoup d'hommes, de femmes et d'enfans pourraient écrire des poésies comme celles d'Ossian.»
»Je suis maigre, et prends beaucoup d'exercice. J'espère vous voir ce printems ou cet été. On dit que lord Ruthen quitte Newstead en avril... Aussitôt qu'il l'aura quitté pour toujours, je vous serais infiniment obligé d'y faire un tour à cheval, d'examiner la propriété et de me donner franchement votre opinion sur le meilleur parti à prendre quant à la maison. Entre nous, je suis diablement enfoncé; mes dettes, tout compris, s'élèveront à neuf ou dix mille livres sterling avant l'époque de ma majorité. Mais j'ai des raisons de penser que je me trouverai cependant plus riche que l'on ne le croit généralement. Je n'ai que peu d'espoir de conserver Newstead; mais Hanson, mon agent, me dit que ma propriété dans le Lancashire vaut trois fois plus. Je crois que nous la recouvrerons, et que la partie adverse ne refuse de la rendre, que dans l'espoir de prolonger l'affaire jusqu'à ma majorité; ils veulent sans doute alors proposer quelques arrangemens, supposant que je préférerai alors une somme d'argent comptant à une réversion. Pour Newstead, je puis le vendre, peut-être ne le ferai-je pas; nous aurons le tems d'en parler plus tard. Je viendrai en mai ou en juin...
»Votre bien affectionné.»
Le genre de vie qu'il menait à cette époque, partagé entre les dissipations de Londres et celles de Cambridge, sans maison à lui, sans un seul parent qu'il pût visiter, n'était pas propre à le rendre content de lui-même ou des autres. N'ayant en tout de volonté à consulter que la sienne 99, les plaisirs même auxquels il était le plus naturellement porté, perdirent de bonne heure tout leur charme pour lui, parce qu'ils manquaient de ce qui fait l'assaisonnement de toutes nos jouissances, la rareté et la difficulté. J'ai déjà extrait d'un de ses souvenirs, un passage où il décrit ce qu'il éprouva en se rendant à Cambridge pour la première fois, et dit: «Qu'une des sensations les plus pénibles de sa vie fut de voir qu'il n'était plus un enfant! Depuis ce moment, ajoute-t-il, je commençai à m'estimer vieux, et dans mon estime l'âge n'est pas estimable. Je pris mes degrés dans le vice avec beaucoup de promptitude; mais le vice n'était pas de mon goût, car mes premières passions, quoique extrêmement violentes, étaient concentrées, et n'aimaient point à se répandre au-dehors ni à se partager. J'aurais pu quitter ou perdre le monde entier avec ou pour ce que j'aimais; mais bien que mon tempérament fût de feu, je ne pouvais prendre part au libertinage commun de cette ville à cette époque; et cependant ce dégoût lui-même, qui laissait mon cœur inoccupé, me jeta dans des excès peut-être plus fatals que ceux dont je m'éloignais, en fixant sur une seule personne (à la fois) les passions qui, répandues sur plusieurs, n'eussent fait de mal qu'à moi-même.
D'après les raisons que nous venons d'en donner, les écarts auxquels il se livrait à cette époque étaient bien moins nombreux et bien moins grossiers que ceux de la plupart de ses condisciples; cependant, soit à cause de la véhémence que leur donnait leur concentration, sur un seul objet, ou plutôt de cet étrange orgueil qui l'a toujours porté à afficher ses erreurs, il arrivait qu'une seule de ses folies faisait plus de bruit que mille de celles des autres; nous en avons un exemple à peu près à l'époque dont nous parlons, et à laquelle je serais porté à croire que se rapportent les allusions mystérieuses que nous venons de citer. Un amour, si l'on peut honorer de ce nom une intrigue passagère que d'autres eussent bientôt oubliée ou auraient eu la prudence de cacher, fut changé par lui en une liaison publique et d'une certaine durée. Il fit loger avec lui à Brompton la personne qui le lui avait inspiré, et l'emmena ensuite à Brighton déguisée en homme. Elle se promenait ordinairement à cheval avec lui, et il la présentait comme son jeune frère. Feu P.... qui se trouvait à Brighton à cette époque, et qui soupçonnait la vraie nature de leurs rapports, dit un jour au prétendu cavalier: «Quel joli cheval vous montez!--Oui, répondit celui-ci, en faisant une faute grossière de langue, c'est mon frère qui me l'a donna (it was gave me by my brother).»
Beattie nous dit de son poète idéal: «Il ne trouvait ni plaisir ni orgueil dans les exercices de force ou d'agilité.» Bien différens étaient les goûts de notre poète réel; et parmi les exercices auxquels il se livrait, il faut compter d'abord les moins romantiques de tous peut-être, celui de boxer et de prendre part au combat du coq. Ce goût lui fit rechercher de bonne heure la connaissance du plus célèbre professeur de cet art, M. Jackson, pour lequel il conserva, toute sa vie, la plus grande considération. Un de ses derniers ouvrages contient un tribut affectueux d'éloges, non-seulement pour les talens de cet ornement, de cette gloire du pugilat, mais encore de ses qualités sociales. Pendant le séjour que Byron fit cette année à Brighton, Jackson fut un de ses visiteurs les plus assidus, les frais de la voiture du professeur, pour l'allée et le retour, étant toujours à la charge de son noble élève. Il honora aussi de sa familiarité d'Egville le maître de ballet et Gimaldi; il envoya, dit-on, à ce dernier, le jour de son bénéfice, un présent de cent guinées. M. Jackson ayant eu l'obligeance de me donner copie du petit nombre de lettres qu'il a conservées parmi un bien plus grand nombre que Lord Byron lui avait adressées, j'en insérerai ici une ou deux qui portent la date de cette année. Quoique les sujets dont elles traitent soient de peu d'importance en eux-mêmes, elles donneront peut-être des habitudes et de la vie actuelle du jeune poète une idée plus complète qu'on ne pourrait tirer de correspondances d'un genre plus relevé. Elles montreront au moins combien les premiers goûts et les premiers passe-tems de l'auteur de Childe-Harold étaient peu romanesques. Si nous les rapprochons des occupations et des amusemens moins romantiques encore de la jeunesse de Shakspeare, nous verrons combien le principe vital du génie, peut, sans s'affaiblir, traverser l'atmosphère, même, en apparence, la plus hétérogène et la plus contraire à sa nature.
LETTRE XXVI.
À M. JACKSON.
Newstead-Abbey, 18 septembre 1808.
Mon cher Jack,
«Je voudrais que vous me fissiez savoir ce que Jekyll a fait à Snoane-Square, n° 40, concernant le pony que j'ai renvoyé comme vicieux.
«Je désire aussi que vous passiez chez Louch, à Brompton, pour lui demander quelle diable d'idée il a eue de m'envoyer une lettre si insolente à Brighton. Dites-lui bien en même tems que je ne prétends pas du tout accepter le compte ridicule qu'il me présente pour de prétendues détériorations.
«Ambroise a agi de la manière la plus scandaleuse dans l'affaire du pony. Vous pouvez dire à Jekyll que s'il ne me rend pas l'argent, je mettrai l'affaire entre les mains de mon homme de loi. Vingt-cinq guinées sont un fort bon prix pour un pony; et parbleu! dût-il m'en coûter 500 liv. st., je ferai un exemple de M. Jekyll, et cela immédiatement, à moins qu'il ne rende l'argent.
Croyez-moi, mon cher Jack, etc.
LETTRE XXVII
À M. JACKSON.
Newstead-Abbey, 4 octobre 1808.
Mon cher Jack,
«Si ce M. Jekyll n'est pas un gentleman, vous ferez avec lui le marché le plus avantageux qu'il vous sera possible; mais si c'est un gentleman, informez-m'en, car alors j'en agirai d'une tout autre manière. S'il ne l'est pas, tirez de lui le plus d'argent que vous pourrez, car j'ai trop d'affaires sur les bras pour commencer un procès. En outre, cet Ambroise devrait rendre l'argent; mais j'en ai fini avec lui. Vous pouvez payer L... avec la balance, et vous disposerez des bidets, etc., pour le mieux.
»J'aurais grand plaisir à vous voir ici; mais la maison est en réparation et pleine d'ouvriers. J'espère toutefois avoir cet avantage avant peu de mois. Si vous voyez Baldwabster, rappelez-moi, je vous prie, à son souvenir, et dites-lui que j'ai regretté la perte de Sydney, qui a péri, je le crains, dans ma garenne, car nous ne l'avons pas vu depuis quinze jours.
»Adieu, etc.»
LETTRE XXVIII.
À M. JACKSON.
Newstead-Abbey, 12 décembre 1808.
Mon cher Jack,
«Achetez le lévrier à quelque prix que ce soit, et autant d'autres de la même race que vous pourrez vous en procurer, mâles ou femelles.
«Dites à d'Egville que je lui renverrai son costume, et que je lui suis fort obligé du patron. Je suis fâché de vous donner tant de peines; mais je n'avais pas idée qu'il fût si difficile de se procurer les animaux en question; mon manoir sera terminé dans quelques semaines, et si vous pouvez me faire une visite à Noël, je serai charmé de vous voir.
«Croyez-moi votre, etc.»
Le costume dont il s'agit ici était sans doute nécessaire pour un théâtre de société qu'il montait à cette époque à Newstead, et sur lequel nous trouverons d'autres détails dans la lettre suivante, adressée à M. Becher.
LETTRE XXIX.
À M. BECHER.
Newstead-Abbey, 14 septembre 1808.
Mon cher Becher,
«Je vous suis fort obligé des informations que vous me donnez, et j'en ferai mon profit. Je vais monter ici une comédie, le vestibule nous fera une salle admirable. J'ai déjà distribué les rôles, et puis me passer de dames, ayant quelques jeunes amis qui feront d'assez bons substituts, à défaut de femmes. Nous n'avons besoin que de trois hommes, outre M. Hobhouse et moi-même, pour la pièce dont nous avons fait choix. Ce sera la Vengeance (the Revenge). Dites, je vous prie, au charpentier Michalson de venir me parler immédiatement, et faites-moi savoir quel jour vous pourrez venir dîner et passer la soirée avec moi.
»Croyez-moi, etc., etc.»
Ce fut dans l'automne de cette année, comme l'indiquent les lettres précédentes, qu'il fixa pour la première fois sa résidence à l'abbaye de Newstead. La maison, quand il la reçut des mains de lord Grey de Ruthen, était dans le dernier état de dégradation; il se mit aussitôt à réparer et à meubler quelques appartemens pour en rendre l'habitation plus commode, non à lui-même, mais à sa mère. Dans une de ses lettres à Mrs. Byron, publiée par M. Dallas, voici comme il explique ses vues et ses intentions à ce sujet.
LETTRE XXX.
À L'HONORABLE 100 MISTRESS BYRON.
Newstead-Abbey, 7 octobre 1808.
Chère Madame,
«Je n'ai point de lits à présent pour les H... ni pour aucun autre; ils couchent maintenant à Mansfield. Je ne sache point que je ressemble à J.-J. Rousseau. Je n'ai nulle ambition de ressembler à si illustre fou; mais ce que je sais, c'est que je vivrai à ma manière, et le plus solitairement qu'il me sera possible. Dès que mes appartemens seront prêts, je serai charmé de vous voir; jusque-là cela serait inconvenant et incommode pour tous deux; vous ne sauriez vous opposer raisonnablement à ce que je rende mon manoir habitable, malgré mon départ pour la Perse en mars ou au plus tard en mai. Vous serez propriétaire jusqu'à mon retour; et en cas d'accident, car j'ai déjà préparé mon testament pour le moment où j'aurai vingt-un ans, j'ai eu soin que la maison et le manoir vous restassent votre vie durant, outre une pension suffisante. Ainsi vous voyez que ce n'est pas l'égoïsme qui mes porte à faire des réparations et des embellissemens. Comme j'ai un ami ici, nous irons au bal de l'Hôpital. Le 12, nous prendrons le thé avec Mrs. Byron à huit heures, et nous espérons vous voir au bal. Si cette dame a la bonté de nous réserver deux chambres pour nous habiller, elle nous obligera infiniment. Que nous soyons au bal à dix ou onze heures, c'est tout ce qu'il faut, et nous retournerons à Newstead entre trois et quatre.
»Adieu. Je suis bien sincèrement votre, etc.»
L'idée entretenue par Mrs. Byron d'une ressemblance entre son fils et Rousseau était surtout fondée sur ses habitudes solitaires, dans lesquelles il montrait de si bonne heure du penchant à suivre ce philosophe, penchant qui prit de la force à mesure qu'il avança en âge. Dans un de ses souvenirs, auquel j'ai déjà beaucoup emprunté 101, il met en question la justesse de cette comparaison entre Rousseau et lui, et nous donne comme à l'ordinaire, en style très-animé, quelques idées de son caractère et de ses habitudes.
«Avant que je n'eusse vingt ans, ma mère voulait absolument que je ressemblasse à Rousseau, madame de Staël en disait autant en 1813, et il y a quelque chose de cela dans la Revue d'Édimbourg, dans l'article critique sur le quatrième chant de Childe-Harold. Pour ma part, je ne puis voir aucun point de ressemblance: il écrivait en prose et moi en vers; c'était un homme du peuple, et moi de l'aristocratie; il était philosophe, et je ne le suis point; il publia son premier ouvrage à quarante ans, et moi à seize: son premier essai lui attira les applaudissemens universels, le mien m'attira tout le contraire: il épousa sa gouvernante, je n'ai pas pu vivre avec ma femme 102: il pensait que tout le monde conspirait contre sa personne, moi c'est mon petit monde qui croit que je conspire contre lui, si j'en peux juger par les injures que me prodiguent la presse et les coteries. Il aimait la botanique, j'aime les fleurs, les herbes et les arbres, mais je ne sais rien de leur histoire. Il a composé de la musique, je n'en connais que ce que l'oreille me permet de saisir. Je n'ai jamais pu rien apprendre par l'étude, pas même une langue: tout ce que je sais, je le dois à la routine, à l'oreille et à la mémoire, qu'il avait mauvaise, et que j'ai ou plutôt j'avais excellente, demandez plutôt au poète Hodgson, bon juge en cette matière, car il en a lui-même une étonnante. Il écrivait avec hésitation et travail, moi j'écris rapidement et presque toujours sans efforts. Il ne sut jamais monter à cheval, nager ni faire des armes, moi je suis un excellent nageur, un décent, si ce n'est un brillant cavalier, m'étant enfoncé une côte au manége à l'âge de dix-huit ans. Je maniais assez bien les armes, particulièrement l'espadon des montagnards; je n'étais pas non plus un mauvais boxeur, quand je pouvais conserver mon sang-froid, ce qui était difficile, mais ce que je me suis toujours efforcé de faire depuis que (avec les gants) je renversai M. Purling, et lui démis la rotule, en 1806, dans la salle d'Angelo et Jackson. J'étais aussi assez fort à la balle crossée et l'un des onze champions de Harrow, qui soutinrent un défi, en 1805, contre Éton. En outre, le genre de vie de Rousseau, son pays, ses mœurs, l'ensemble de son caractère, offrent avec moi de si grandes différences, que je ne puis comprendre comment une telle comparaison a pu être faite trois fois, et toujours d'une manière si remarquable. J'oubliais encore de dire qu'il avait la vue courte, et que jusqu'ici la mienne a été tout le contraire, au point qu'au plus grand théâtre de Bologne, je distinguai certain buste et lus certaines inscriptions sur le bord de la scène, bien que placé dans la loge la plus éloignée et la plus sombre. Quoiqu'il y eût dans cette même loge plusieurs personnes jeunes et y voyant bien, elles ne pouvaient reconnaître une seule lettre, et crurent d'abord que c'était une plaisanterie, quoique je ne fusse jamais entré dans ce théâtre auparavant. Somme toute, je crois avoir raison de trouver la comparaison mal fondée. Je ne le dis pas par humeur, car Rousseau était un grand homme, et la chose, si elle était vraie, serait assez flatteuse; mais je ne trouve point de plaisir dans une pure chimère.»
Dans une autre lettre à sa mère, quelques semaines après la précédente, il développe ses plans sur Newstead et ses voyages projetés.
LETTRE XXXI.
À MRS. BYRON.
Newstead-Abbey, 2 novembre 1808.
Ma chère mère,
«Nous oublierons, s'il vous plaît, ce que vous me dîtes dans votre dernière; je ne désire point me le rappeler. Quand nos chambres seront prêtes, je serai charmé de vous recevoir; et surtout je serais fâché de vous voir douter, en ce moment, de ma sincérité. C'est plus pour vous que pour moi que je meuble la maison; je vous y installerai avant mon départ pour les Indes, qui aura lieu, je crois, dans le courant de mars, s'il ne survient quelque obstacle particulier. Je fais arranger en ce moment le salon vert, la chambre à coucher rouge, et à l'étage au-dessus quelques chambres d'amis. Tout cela sera bientôt prêt, ou du moins je l'espère ainsi.
«Je vous prierais de vous informer auprès du major Watson, qui a résidé long-tems dans les Indes, quels sont les objets dont il est le plus nécessaire d'être pourvu. J'ai déjà fait écrire par l'un de mes amis au professeur d'Arabe, à Cambridge, pour quelques renseignemens que je désire vivement me procurer. Il me sera aisé d'obtenir du gouvernement des lettres pour les ambassadeurs, les consuls, etc., et aussi pour les gouverneurs de Calcutta et de Madras. Je placerai mes propriétés et mon testament entre les mains de plusieurs personnes de confiance dont vous serez certainement l'une. Je n'ai reçu aucune nouvelle de H...; quand j'en aurai, je m'empresserai de vous en faire part.
»Après tout, vous avouerez que mon projet n'est pas mauvais; si je ne voyage pas maintenant, je ne voyagerai jamais, et les hommes le devraient toujours faire un jour ou l'autre. Je n'ai rien qui me retienne maintenant dans mon pays; point de femme, point de sœurs à pourvoir, point de frères, etc. Je prendrai soin de vos intérêts; et, à mon retour, il sera possible que je me décide à suivre la carrière de la politique. Quelques années consacrées à connaître d'autres pays, ne me nuiront pas si j'embrasse ce parti. Tant que nous ne voyons que notre propre nation; nous ne jouons pas franc jeu avec l'espèce humaine. C'est par l'expérience personnelle, et non par des livres, que nous devrions juger les peuples étrangers. Il n'y a rien de tel que de voir par soi-même, et de ne s'en rapporter qu'à ce qu'on a vu.
»Votre, etc.»
Dans le mois de novembre de cette année, il perdit son chien favori Boatswain. Le pauvre animal fut tout à coup saisi d'un accès de rage; au commencement, Lord Byron soupçonnait si peu la nature de la maladie, qu'il lui arriva plusieurs fois d'essuyer avec sa main nue l'écume qui sortait de la bouche du chien au moment de ses attaques. Dans une lettre à son ami, M. Hodgson 103, il annonce ainsi cet événement: «Boatswain est mort! il a expiré dans un état de rage complète, après avoir beaucoup souffert, mais conservant jusqu'à la fin toute la douceur de son naturel, et sans jamais essayer de faire le moindre mal à ceux qui l'entouraient. J'ai maintenant tout perdu, hors le vieux Murray.»
Note 103: (retour) Le révérend Francis Hodgson, auteur d'une excellente traduction de Juvenal et de plusieurs autres ouvrages estimés: il fut long-tems en correspondance avec Lord Byron, et je lui dois plusieurs lettres intéressantes de son noble ami; je les donnerai dans le cours des pages suivantes.
Le monument qu'il éleva à ce chien, le plus remarquable en son genre, depuis le tombeau du chien de Salamine, forme encore l'un des plus beaux ornemens de Newstead. Les vers pleins de misanthropie qu'il y fit graver se retrouvent dans son recueil de poésies, et sont précédés de l'inscription que voici:
«Près de ce lieu sont déposés les restes d'un être qui posséda la beauté sans orgueil, la force sans insolence, le courage sans férocité; en un mot, toutes les vertus de l'homme sans ses vices. Cet éloge, qui serait une basse flatterie s'il était inscrit sur des cendres humaines, n'est qu'un juste tribut à la mémoire de Boatswain, chien qui, né à Terre-Neuve, au mois de mai 1803, est mort, à Newstead-Abbey, le 18 novembre 1808.»
Le poète Pope, à peu près au même âge que l'auteur de cette inscription, fait de même l'éloge de son chien, aux dépens de l'espèce humaine, et ajoute que l'histoire nous offre plus d'exemples de la fidélité des chiens que de celle des hommes. Lord Byron, parlant de son favori, dit, avec plus de tristesse et d'amertume encore: «Ces pierres ont été élevées pour couvrir les restes d'un ami; je n'en ai jamais eu qu'un, et c'est ici qu'il repose.» Il semble, en effet, qu'à cette époque sa mélancolie fît de rapides progrès. Dans une autre lettre à M. Hodgson, il dit: «Vous savez que, d'après Smollet, le rire est le signe caractéristique d'un animal raisonnable; je le crois aussi; malheureusement mes dispositions naturelles ne s'accordent pas toujours avec mon opinion à cet égard.»
Murray, le vieux serviteur dont il parle plus haut, comme le seul individu fidèle qui lui reste, avait été long-tems domestique du vieux lord, et était traité par le jeune poète avec une affection que la vieillesse inspire rarement, surtout dans une condition dépendante. «J'ai vu souvent, dit l'un des plus constans visiteurs de Newstead, Lord Byron à la fin du repas, emplir un grand verre de Madère, et le passer par-dessus son épaule à Joe Murray, qui se tenait derrière sa chaise, en lui disant avec un air d'affection qui animait toute sa physionomie: «Tiens, bois, mon vieux camarade!»
Nous retrouvons dans un passage d'une autre de ses lettres à M. Hodgson un exemple de ce ton d'indifférence avec lequel il parlait quelquefois de la difformité de son pied. Ce gentleman ayant dit, en plaisantant, que quelques vers des Heures d'oisiveté étaient calculés pour porter les écoliers à la révolte, Lord Byron répondit: «Si mes chants ont produit les glorieux effets que vous dites, je serai un Tyrtée complet, quoique, et je suis fâché de le dire, je ressemble plutôt à ce poète célèbre, dans ma personne que dans mes ouvrages.» Quelquefois aussi il supportait avec la meilleure humeur du monde une allusion faite par d'autres à cette infirmité, quand il supposait qu'on n'avait pas eu l'intention de l'offenser. Un jour, dans une compagnie nombreuse et mélangée, une personne sans éducation lui demanda tout haut: «Eh bien, Milord, comment va votre pied?--Je vous remercie, Monsieur, répondit Byron du ton le plus poli, comme à l'ordinaire, et absolument de même.»
L'extrait suivant, relatif à un ecclésiastique des amis de sa Seigneurie, est encore tiré d'une de ses lettres à M. Hodgson, et de la même année:
«J'écrivis, il y a quelques semaines, à N***, le priant de recevoir comme élève le fils d'un citoyen de Londres, que je connais beaucoup. Les attentions toutes particulières dont la famille m'avait comblé pendant mon séjour parmi eux m'engagèrent à cette démarche. Maintenant, faites attention à ce qui va suivre, comme quelqu'un l'a dit d'une manière si sublime. Ce même jour arrive une épître signée N***, ne contenant pas un seul mot relatif à la pension et à l'éducation, mais une pétition en faveur de Robert Gregson, le fameux boxeur, actuellement en prison pour quelques malheureuses livres sterling, et menacé d'avoir pour dernier asile le Banc du Roy. Si cette lettre m'était venue de quelques-unes de mes accointances laïques, ou enfin de toute autre personne que celle dont parle la signature, je ne m'en étonnerais pas. Si N*** est sérieux, je félicite le pugilat sur l'acquisition d'un tel patron, et me trouverais heureux d'avancer quelque somme que ce soit pour la délivrance du captif Gregson. Mais avant que d'écrire à N*** sur ce sujet, je veux certainement avoir un certificat du fait signé de vous ou de quelque respectable propriétaire. Quand je dis le fait, c'est le fait de la lettre en tant qu'écrite par N***; car je n'ai aucun doute de l'exactitude de ce qu'elle contient. La lettre est actuellement devant moi, et je la garde pour vous la faire lire.»
Il passa cet automne à Newstead s'occupant principalement à revoir et à augmenter sa satire. Pour s'assurer lui-même de son mérite en la lisant et relisant tout imprimée 104, il avait fait tirer plusieurs épreuves du manuscrit, par son premier éditeur, à Newark. Il est assez remarquable qu'excité comme il l'était par l'attaque des journalistes, doué comme il l'était de la faculté d'écrire avec tant de rapidité, il ait laissé écouler un si grand laps de tems entre l'agression et la vengeance; mais il paraît qu'il avait pleinement apprécié toute l'importance du premier pas qu'il ferait dans la littérature après cette attaque. Il sentait que toutes ses chances de grandeur future dépendaient de l'effort qu'il allait faire; en conséquence, il rassemblait tranquillement toutes ses forces. Parmi ses préparatifs pour la tâche qu'il se proposait, on doit remarquer une étude profonde des écrits de Pope. Je ne doute point qu'on ne doive dater de cette époque l'admiration enthousiaste qu'il conserva toujours pour ce grand poète, admiration qui, après deux ou trois tentatives, éteignit en lui toute espérance de prééminence dans la même carrière, et le força à chercher la gloire par des chemins plus ouverts à la concurrence.
La tournure misanthropique que des affections trompées et des espérances frustrées avaient, à cette époque, donnée à son esprit, lui rendait facile le genre de la satire; cependant il est évident que cette amertume existait bien plus dans son imagination que dans son cœur; et l'entraînement qu'il éprouvait à faire la guerre au monde venait moins du plaisir de porter des coups çà et là, que du sentiment de sa puissance qui se révélait alors à lui-même, et qui le plaçait plus haut qu'auparavant dans sa propre estime. La vérité est que la grande facilité avec laquelle, comme on le verra bientôt, il passe de l'éloge à la censure ou de la censure à l'éloge, prouve combien étaient passagères et incohérentes les impressions qui, dans beaucoup de cas, semblent avoir dicté ses jugemens. Quoique cette circonstance ôte à quelques égards, du poids à ses éloges, elle l'absout en même tems du trop d'aigreur qui se trouve dans ses critiques.
Sa majorité (1809) fut célébrée à Newstead par autant de réjouissances que purent le permettre la médiocrité de sa fortune et l'exiguïté du nombre de ses amis; outre le bœuf rôti de fondation, il y eut un bal donné en cette occasion. La seule particularité dont se souvienne le vieux domestique qui m'en a parlé, c'est que M. Hanson, l'agent du Lord, était au nombre des danseurs. Quant à la manière dont Byron lui-même célébra ce grand jour, je trouve dans une lettre écrite de Gênes, en 1822, les détails suivans qui pourront ne pas paraître sans intérêt. «Vous ai-je jamais dit que le jour de ma majorité, je fis mon dîner d'œufs avec du lard et une bouteille d'ale? Pour une fois en passant, c'est ce que j'aime le mieux à manger et à boire; mais comme ni l'un ni l'autre ne conviennent à mon estomac, c'est une petite jouissance que je ne me permets que dans les grandes occasions, tous les quatre ou cinq ans environ.» On se procura à un intérêt énorme par l'entremise des usuriers, l'argent nécessaire pour son début dans le monde, et la nécessité de le rembourser fut long-tems un fardeau pour lui.
Ce ne fut qu'au commencement de cette année qu'il apporta à Londres sa satire toute prête, à ce qu'il croyait lui-même, pour l'impression; mais malheureusement avant que l'ouvrage ne fût imprimé, sa bile trouva de nouveaux alimens dans la négligence avec laquelle il se crut traité par son tuteur lord Carlisle. Les relations qui avaient précédemment existé entre ce seigneur et son pupille n'avaient jamais été de nature à faire naître beaucoup d'amitié entre eux, et c'est au caractère et à l'influence de Mrs. Byron qu'appartient surtout le blâme d'avoir augmenté, si ce n'est d'avoir causé leur éloignement. Lord Byron sentit vivement, comme nous le voyons dans une de ses lettres, la froideur avec laquelle lord Carlisle avait reçu la dédicace de son premier volume. Toutefois cédant à des considérations prudentes, non-seulement il avait dissimulé son déplaisir, mais il avait dans sa satire (telle qu'elle devait d'abord paraître) introduit le compliment suivant à son tuteur:
«Il n'en est qu'un seul auquel Apollon daigne encore sourire, et dans Carlisle il couronne un nouveau Roscommon.»
Cet éloge, si généreusement accordé, ne conserva pas sa place dans le poème. Pendant le tems qui s'écoula entre la composition et l'impression, Lord Byron, espérant naturellement que son tuteur s'offrirait de lui-même à l'introduire dans la chambre des pairs le jour où il devait y paraître la première fois, lui écrivit pour lui rappeler qu'il serait majeur au commencement de la session. Au lieu de la politesse à laquelle il s'attendait, il ne reçut pour toute réponse qu'une note cérémonieuse, lui indiquant la manière formelle de procéder dans de telles occasions. Il n'est donc pas étonnant que, disposé comme il l'était par les circonstances précédentes à ne pas supposer à son tuteur des intentions bien favorables pour lui, et se voyant ainsi refusé au moment où l'appui d'un parent si proche lui eût été si utile, son ame, naturellement si impressionnable, se soit ouverte au plaisir de la vengeance. Cette indignation, une fois excitée, ne trouva qu'un moyen trop facile de s'exhaler. Les vers louangeurs que je viens de citer furent effacés, et sa satire fut publiée avec ceux que nous y voyons contre lord Carlisle. Si ces vers flattèrent délicieusement d'abord son désir de vengeance, telle était la facilité naturelle de son caractère, qu'il ne tarda pas à se repentir de les avoir écrits 105.
Note 105: (retour) Voyez les vers sur la mort du major Howard, fils de lord Carlisle, tué à Waterloo:«Des lyres plus harmonieuses que la mienne ont redit leur louange; mais parmi cette troupe de héros, il en est un que je voudrais choisir, soit parce que je suis allié de sa famille, soit parce que j'ai eu quelques torts envers son père.» (Childe Harold, chant III.)
Pendant l'impression de son poème, il l'augmenta de plus de cent vers, et y fit plusieurs changemens, dont deux ou trois peuvent être cités comme preuves de la promptitude avec laquelle il recevait les impressions et les influences qui l'ont rendu si variable dans ses manières de sentir et de juger. Dans sa satire, telle qu'il l'avait composée d'abord, se trouvaient les deux vers suivans:
Quoique des imprimeurs condescendent à souiller leurs presses des odes de Smythe et des chants épiques de Hoyle.
Il se repentit, au moment de la publication, de l'injustice de ces deux vers (injustes également pour les deux auteurs qui y sont cités), du moins quant à l'une de ces deux victimes. Il prit dans sa satire imprimée un ton tout-à-fait différent. Le nom du professeur Smythe y est cité avec honneur, comme il le méritait, et accouplé à celui de M. Hodgson, l'un des plus estimables amis du poète:
Oh! obscur asile d'une race vandale, à la fois honneur et disgrâce des sciences, si plongé dans la routine de l'ennuyeuse inutilité, qu'à peine les noms de Smythe et d'Hodgson seront capables de réhabiliter le tien!
Voici un autre exemple de son extrême mobilité. Le manuscrit original de la satire contenait ce vers:
Je laisse la topographie à ce fat de Gell.
Pendant le tems de l'impression il fit connaissance avec sir Williams Gell. Alors, sans effort, par le changement d'une seule épithète, il convertit sa satire en éloge: il écrivit pour la postérité:
Je laisse la topographie au classique Gell 106.
Note 106: (retour) Dans la cinquième édition de cette satire, supprimée par l'auteur en 1812, il changea de nouveau d'opinion sur ce professeur, et en altéra l'expression ainsi: «Je laisse la topographie au rapide Gell.» Expliquons la raison de ce nouveau changement par la note suivante: «Rapide; en effet, il a topographisé et typographisé en trois jours les états du roi Priam. Je l'avais appelé classique avant que je n'eusse vu la Troade, et maintenant je me garderai bien de lui accorder une qualification à laquelle il a si peu de droits.»
Parmi les passages ajoutés au moment de l'impression, il faut remarquer les vers contre la licence de l'opéra, «qu'ainsi donc l'Ausonie, etc.,» que le jeune poète écrivit un soir au sortir du théâtre, et envoya aussitôt à M. Dallas pour les insérer dans sa satire. Une autre de ces additions fut le juste tribut d'éloge payé à MM. Crabbe et Rogers, éloge d'autant plus désintéressé et d'autant plus exact, qu'à cette époque il n'avait vu ni l'une ni l'autre de ces deux personnes distinguées, et qu'il conserva toute sa vie l'opinion qu'il avait exprimée sur leur mérite. Il devint depuis ami intime de l'auteur des Plaisirs de la mémoire; mais il n'eut jamais le bonheur de former aucune liaison avec celui qu'il désigna si bien sous le nom de peintre le plus sombre et le plus vrai de la nature. Mon respectable ami et voisin, M. Crabbe, m'a dit qu'une fois ils passèrent un jour ou deux dans le même hôtel, sans le savoir, et qu'ils ont dû souvent se rencontrer, soit en entrant dans la maison, soit en sortant.
Presque de deux jours l'un, M. Dallas, qui s'était chargé de surveiller l'impression, recevait de nouveaux matériaux pour l'enrichir; l'esprit de l'auteur une fois excité sur un sujet quelconque ne savait plus maîtriser la surabondance de ses idées. Dans l'un de ses courts billets à M. Dallas, il lui dit: «Dépêchez-vous vite d'imprimer, ou je vous inonderai de vers.» Il en fut de même pour ses publications subséquentes, aussi long-tems du moins qu'il fut à portée de son imprimeur, alimentant jusqu'au dernier moment la presse d'idées neuves et fécondes qui lui étaient fournies par la lecture de ce qu'il avait écrit auparavant. Il semblerait, en effet, d'après l'extrême facilité et l'extrême rapidité dont il ajouta à presque tous ses ouvrages leurs plus beaux passages, tandis qu'ils étaient entre les mains de l'imprimeur, que l'action même de se faire imprimer aiguillonnât son imagination, et que le torrent de ses idées prît plus de vie, de fraîcheur, en arrivant, pour ainsi dire, à son embouchure.
Parmi les passages pathétiques dont il orna son poème fut celui que lui suggéra la mort déplorable de lord Falkland. C'était un officier de marine, brave, mais débauché, dont il avait fait connaissance dans le monde, et qui fut, au commencement de mars, tué dans un duel par M. Powell. Les stances touchantes qu'il lui a consacrées dans sa satire prouvent assez combien cet événement l'avait vivement frappé. «Je connaissais beaucoup le feu lord Falkland. Le mardi soir je l'avais vu faire lui-même les honneurs de sa table hospitalière; le mercredi matin, je vis étendu devant moi ce corps qu'animaient naguère le courage, la sensibilité, et tant de nobles passions!» Il ne s'en tint pas à des paroles pour prouver sa sympathie dans cette occasion. Ce malheureux jeune homme laissait derrière lui une famille qui avait besoin pour son soulagement d'autre chose qu'une stérile compassion, et Lord Byron, malgré la gêne qu'il éprouvait lui-même à cette époque, trouva moyen de venir généreusement et délicatement au secours de la veuve et des enfans de son ami. Dans la lettre suivante à Mrs. Byron, il en parle entre autres sujets importans avec une sensibilité éloignée de toute ostentation, qui lui fait le plus grand honneur.
LETTRE XXXII.
À MRS. BYRON.
Saint-James-street, n° 8, 4 mars 1809.
Ma chère Mère,
«Ma dernière lettre fut écrite dans un grand abattement d'esprit causé par la mort de ce pauvre Falkland, qui a laissé sans un schelling sa femme et ses enfans. Je me suis efforcé de venir à leur secours. Dieu sait que je n'ai pas pu le faire comme je l'aurais désiré, gêné comme je le suis, et accablé de tant de dettes.
»Vous avez parfaitement raison; il faut que Newstead et moi nous nous soutenions, ou tombions ensemble. J'y ai vécu, j'y ai attaché mon cœur, et jamais besoin d'argent présent ou à venir ne pourra me porter à vendre la moindre parcelle de notre héritage. J'ai un amour-propre qui me donnera la force de supporter bien des embarras pécuniaires: j'aurai peut-être à endurer bien des privations; mais quand on m'offrirait en échange de Newstead la première fortune de l'Angleterre, je rejetterais la proposition. N'ayez pas d'inquiétude à ce sujet; M. H*** en parle comme un homme d'affaires; mais je sens comme un homme d'honneur, et je ne vendrai pas Newstead.
»J'entrerai à la chambre des pairs dès que l'on aura reçu certains certificats pour lesquels on a écrit à Carhais, dans le Cornouaille, et je ferai parler de moi: il faut que je brille dès le commencement, ou tout est perdu. Il faut me garder le secret sur ma satire pendant un mois, après cela vous serez libre d'en parler absolument comme vous le voudrez. Lord Carlisle en a usé avec moi d'une manière infâme, en refusant de donner au chancelier aucun détail sur ma famille. Je l'ai sanglé comme il faut dans mes vers, et peut-être sa Seigneurie se repentira-t-elle de n'avoir pas montré une humeur plus conciliante. On dit que cela se vendra; je l'espère, car le libraire s'est bien conduit jusqu'ici, c'est-à-dire que l'édition a été bien soignée. Croyez-moi, etc.
»P. S. Vous aurez hypothèque sur une des fermes.»
Le certificat dont il est ici question comme attendu de la principauté de Cornouaille était les preuves du mariage entre l'amiral Byron et miss Trevanion, mariage célébré, à ce qu'il paraît, dans une chapelle particulière, à Carhais, et dont, en conséquence, il était difficile de se procurer une attestation légale. Le délai nécessaire pour obtenir ces papiers, et le refus peu gracieux de lord Carlisle de donner aucune explication sur sa famille, furent les obstacles qui l'empêchèrent long-tems de prendre sa place à la chambre. Les preuves nécessaires ayant été à la fin fournies, il se présenta, le 13 mars, dans un état d'isolement auquel aucun jeune homme d'un rang aussi élevé ne s'était jamais vu réduit en pareille occasion. N'ayant pas un seul individu de sa classe pour l'introduire comme un ami, ou l'accueillir comme une connaissance, ce fut au hasard seul qu'il dut d'être accompagné jusqu'à la barre de la chambre par un parent très-éloigné, et qui lui était complètement inconnu un peu plus d'un an auparavant. Ce parent fut M. Dallas, et les détails qu'il nous a donnés de cette scène entière sont trop frappans pour que nous y changions un seul mot.
«La satire fut publiée vers le milieu de mars, quelques jours après qu'il eut pris sa place à la chambre des Pairs, ce qu'il fit le 13 du même mois. Je descendais ce jour-là de James's-Street, sans intention de lui faire visite; mais voyant son cabriolet à la porte, j'entrai. Sa figure plus pâle qu'à l'ordinaire montrait que son esprit était agité et qu'il pensait au noble seigneur sous les auspices duquel il avait toujours cru faire son entrée à la Chambre. Je suis bien aise, me dit-il, de vous voir; je vais prendre ma place à la Chambre, peut-être voudrez-vous bien m'accompagner. Je me hâtai de lui exprimer combien j'étais disposé à le faire, lui cachant en même tems le chagrin que j'éprouvais en voyant un jeune homme qui, par sa naissance, sa fortune et ses talens, appartenait à la première classe de la société, assez négligé, assez isolé dans le monde, pour qu'il n'y eût pas un seul membre du sénat dont il allait faire partie, auquel il pût s'adresser pour y être introduit d'une manière convenable. Je vis qu'il sentait vivement sa situation, et je partageais son indignation.
»Après avoir parlé quelque tems de la satire dont les dernières feuilles étaient alors sous presse, j'accompagnai Lord Byron à la Chambre. Il fut reçu dans l'une des antichambres par quelques officiers de service, avec lesquels il s'entendit sur les frais qu'il avait à payer. L'un d'eux alla avertir le lord chancelier, et revint bientôt avec ordre d'introduire le récipiendaire. Il y avait peu de membres présens, et lord Eldon s'occupait d'affaires ordinaires ou peu importantes. Quand Lord Byron entra, il me parut encore plus pâle qu'avant; on lisait sur sa figure l'indignation jointe à la mortification; mais parvenu à la dominer, il passa devant la balle de laine 107 sans regarder autour de lui, et s'avança vers la table où l'officier chargé de cette fonction lui fit entendre le serment d'usage. Cette formalité remplie, le chancelier, quittant son siége, fit quelques pas vers lui en souriant et lui présentant la main pour le féliciter de la manière la plus amicale. Quoique je n'entendisse pas ses paroles, je vis bien qu'il lui adressait quelques complimens. Ce fut autant de perdu; Lord Byron fit un salut cérémonieux, et plaça à peine l'extrémité du bout de ses doigts dans les mains du chancelier. Celui-ci ne prolongea pas des félicitations aussi mal reçues; mais il retourna à sa place, tandis que Lord Byron alla négligemment s'asseoir quelques minutes sur l'un des bancs restés vides à la gauche du trône, et qu'occupent ordinairement les lords de l'opposition. Quand il vint me rejoindre, je lui fis part de mes observations; il me répondit: Si j'avais répondu à son serrement de main, il m'aurait tout de suite compté comme acquis à son parti. Je ne veux rien avoir à faire ni avec les uns ni avec les autres; j'ai pris mon rang; je veux maintenant quitter l'Angleterre. Nous retournâmes à Saint-James's-Street, mais il ne recouvra pas sa bonne humeur.»
Au récit d'une cérémonie si désagréable pour un esprit fier comme le sien, et si peu de nature à diminuer les idées misanthropiques qui déjà prenaient sur lui tant d'empire, j'ajouterai d'après l'un de ses propres souvenirs, les détails qu'il nous a lui-même laissés sur sa courte conversation avec le lord chancelier:
«Quand j'eus atteint mes vingt-un ans, la nécessité de me procurer certains certificats de naissance et de mariage m'empêcha pendant plusieurs semaines de prendre rang dans la Chambre. Après que ces difficultés eurent été levées, et que j'eus prêté serment, le lord chancelier s'excusa auprès de moi de ce délai, observant que le maintien de ces formes voulues était une partie de son devoir. Je lui répondis qu'il ne me devait point d'excuse, et comme il n'avait pas, en effet, montré beaucoup d'empressement, j'ajoutai: Votre seigneurie est exactement comme le Petit Poucet (on donnait à cette époque la pièce de ce nom), vous avez fait votre devoir, mais vous n'avez fait rien de plus.»
Quelques jours après parut la satire, et l'un des premiers exemplaires fut adressé à M. Harness, son ami, avec la lettre suivante: