Œuvres complètes de lord Byron, Tome 09: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
LETTRE LVI.
À M. SCROPE DAVIES.
Newstead-Abbey, 7 août 1811.
Mon cher Davies,
«Il y a quelque malédiction sur moi et les miens. Le cadavre de ma mère est encore dans la maison, et voilà qu'un de mes meilleurs amis se noie dans un fossé! Je ne sais que dire, que penser ou que faire. J'avais reçu une lettre de lui avant-hier. Mon cher Scrope, si vous avez un moment de libre, je vous en conjure, venez me voir, j'ai besoin d'un ami. La dernière lettre de Matthews était datée de vendredi, et samedi il n'était plus! Qui pouvait-on comparer à Matthews pour les talens? Comme nous étions tous petits auprès de lui! Vous ne me rendez que justice en disant que j'aurais volontiers risqué ma chétive existence pour sauver la sienne. J'avais intention de lui écrire ce soir même, pour l'inviter, comme je vous invite, mon bien, bon ami, à me venir voir. Que Dieu pardonne à... son apathie! Quelle sera la douleur de notre pauvre Hobhouse! Ses lettres ne parlent que de Matthews. Venez, Scrope, je suis presque dans le désespoir; me voilà presque seul dans le monde! Je n'avais que vous, Hobhouse et Matthews; laissez-moi jouir de la société des survivans aussi long-tems que je le puis. Pauvre Matthews! Dans sa lettre de vendredi, il me parlait de son intention de se présenter pour l'élection de Cambridge et d'un voyage qu'il devait faire bientôt à Londres. Écrivez-moi ou venez, mais venez plutôt si vous le pouvez; l'un ou l'autre, ou tous les deux.
»Pour toujours, votre, etc.»
J'ai déjà eu occasion de parler de ce jeune homme remarquable 157; mais le rang qu'il occupa dans les affections de Byron, justifiera sans doute un hommage à sa mémoire un peu plus détaillé.
Note 157: (retour) Charles Skinner Matthews était le troisième fils de feu John Matthews, esq. de Belmont, dans le Herefordshire, représentant de ce comté au parlement de 1802 à 1806. Il avait pour frères l'auteur du Journal d'un Invalide (Diary of an Invalid), qui mourut aussi fort jeune, et le prébendier actuel d'Hereford, le révérend Arthur Matthews, qui, par ses talens naturels et ses connaissances acquises, soutient dignement la réputation de son nom.Le père de cette famille accomplie était lui-même un homme de fort grands talens, et auteur de plusieurs poèmes anonymes; l'un d'eux, la Parodie de l'Héloïse de Pope, a été faussement attribué à feu M. le professeur Porson; qui le récitait souvent, et qui en a même donné une édition.
Rarement, peut-être on a vu réunis à la fois autant de jeunes gens de mérite et d'espérance qu'il s'en trouva à Cambridge dans la société dont Byron faisait partie. Le nom de quelques-uns d'entre eux, MM. Hobhouse et William Bankes, par exemple, est devenu célèbre dans le monde littéraire et savant. Il en est un autre, M. Scrope Davies, dont les talens n'ont encore, au grand regret de ses amis, brillé que dans sa conversation, d'ailleurs fort remarquable. Parmi tous ces jeunes gens pleins de talens et de connaissances, en y comprenant Byron lui-même, dont le génie était à cette époque un monde non encore découvert, la supériorité dans presque tous les genres paraît, du consentement de tous, avoir incontestablement appartenu à Matthews. Cet hommage unanime, si nous considérons le mérite des personnes qui le lui rendaient, doit donner une très-haute idée des dispositions et même des talens qu'il montrait à cette époque. On ne peut songer sans intérêt et sans douleur à ce qu'il serait probablement devenu un jour si la mort ne l'eût pas frappé sitôt. La supériorité intellectuelle, non accompagnée des qualités aimables du cœur, n'eût pas suffi pour obtenir cet éloge unanime; mais le jeune Matthews, en dépit de quelques légères aspérités de caractère, de quelques originalités qu'il commençait à faire disparaître, paraît avoir été l'un de ces individus rares, qui commandent notre affection en même tems que nos respects, et qui nous soulagent de l'admiration que nous ne saurions leur refuser, par l'amour qu'ils savent nous inspirer.
J'ai déjà parlé de ses opinions religieuses, et, de leur malheureuse conformité avec celles de Lord Byron; ardent, comme son noble ami, à la recherche de la vérité, comme lui il s'égara dans sa poursuite, et tous deux prirent pour elle cette fausse lumière qui lui ressemble. Qu'il soit jamais allé plus loin que Lord Byron dans son scepticisme, que son esprit ingénieux ait jamais admis la croyance incroyable de l'athéisme, c'est, malgré le témoignage écrit de notre poète, c'est ce que je vois nier par tous ceux de ses amis qui avouent ses autres erreurs en les déplorant. Je ne me serais même pas permis d'examiner quelles ont été les opinions d'un homme qui, ne les ayant jamais affichées, ne les a pas rendues du domaine public, si l'idée fausse qu'on avait adoptée à ce sujet, d'après l'autorité de Lord Byron, ne m'eût pas fait considérer comme un acte de justice, envers tous deux, de repousser cette imputation.
On se rappellera que, dans ses lettres écrites à sa mère, avant son départ pour ses voyages, Lord Byron parle quelquefois d'un testament qu'il avait intention de laisser entre les mains de ses exécuteurs. Quel qu'ait été le contenu de cette pièce, il paraît que, quinze jours après la mort de sa mère, il crut devoir faire de nouvelles dispositions, et adressa la lettre suivante, avec ses instructions à cet effet, à feu M. Bolton, procureur à Nottingham. J'ai refusé long-tems de croire qu'il eût jamais donné sérieusement et en forme les ordres que l'on va voir, pour son propre enterrement; mais les documens ci-joints mettent hors de doute cette preuve remarquable de la singularité de son caractère.
À M. BOLTON.
Newstead-Abbey, 12 août 1811.
Monsieur,
«Je vous envoie ci-joint une copie des clauses principales du testament que j'ai dessein de faire, que je vous prie de vouloir bien faire grossoyer le plus tôt possible, de la manière la plus claire et la plus formelle. Les changemens que vous y remarquerez sont principalement par suite de la mort de Mrs. Byron. Je vous serais obligé de le tenir prêt dans peu de tems, et j'ai l'honneur d'être, monsieur,
»Votre très-humble et très-obéissant serviteur,»
BYRON.
NOTES POUR UN TESTAMENT À GROSSOYER IMMÉDIATEMENT.
Newstead-Abbey, 12 août 1811.
«Le domaine de Newstead à substituer, après certaines déductions, à George Anson Byron, héritier légitime du titre, ou à la personne quelconque qui s'en trouvera héritière légitime au décès de Lord Byron. La propriété de Rochdale à vendre en tout ou en partie, suivant le chiffre des dettes et legs du présent Lord Byron.
»À Nicolo Giraud, d'Athènes, sujet français, mais né en Grèce, la somme de 7,000 livres sterl. pour être payée, à l'époque de sa majorité, audit Nicolo Giraud, habitant Athènes et Malte en 1810, et ce sur la vente de telles parties de Rochdale, Newstead et autres propriétés, suivant que besoin sera.
»À William Fletcher, Joseph Murray et Démétrius Zograffo 158, natif de Grèce, domestiques, la somme de 50 livres sterl. pendant leur vie. De plus, audit William Fletcher, le moulin de Newstead, à condition qu'il en paiera la rente, mais sans être soumis au caprice du propriétaire. À Robert Rushton, la somme de 50 livres sterling de rente viagère; plus, une autre somme de 1,000 liv. sterl. le jour qu'il atteindra l'âge de vingt-cinq ans.
Note 158: (retour) Si les gazettes ne mentent pas, ce qu'elles font généralement, Démétrius Zograffo, d'Athènes, est à la tête de l'insurrection de ce pays. Il a été mon domestique pendant les années 1809, 1810, 1811 et 1812, avec quelques interruptions, car je le laissai en Grèce quand je passai à Constantinople; il m'accompagna en Angleterre, en 1811, et retourna dans son pays au printems de l'année suivante. C'est un homme habile, quoiqu'il n'eût pas l'air entreprenant; mais ce sont les circonstances qui nous font ce que nous sommes. Ses deux fils, alors au berceau, s'appelaient Miltiade et Alcibiade; puisse le présage être favorable!
(Journal autographe de Byron.)
»À John Hanson, esq., la somme de 2,000 liv. sterling.
»Ce qui pourra être dû à S.B. Davies, esq., devra lui être payé dès qu'il en aura fourni la note.
»Le corps de Lord Byron sera enseveli dans le caveau du château de Newstead, sans aucune cérémonie ou service funèbre, et sans aucune inscription, si ce n'est celle de son nom et de son âge. Les restes de son chien ne seront pas pour cela enlevés du dit caveau.
»Ma bibliothèque et mes meubles de toute espèce sont légués à mes amis et exécuteurs John Carn Hobbouse et S.B. Davies. En cas de décès des susdits, je nomme pour mes exécuteurs le révérend J. Becher, de Southwell, Nottinghamshire, et R. C. Dallas, Esq. de Montake Surrey.
»Le produit de la vente de Wymondham dans le Norfolkshire, et des propriétés de la feue Mrs. Byron en Écosse, sera employé au paiement de mes dettes et de mes legs.»
En envoyant une copie du testament rédigé d'après les instructions de Lord Byron, le procureur avait accompagné quelques-unes des clauses de questions marginales, appelant l'attention de son noble client sur certaines choses qui lui semblaient impropres ou douteuses. Comme les courtes, mais énergiques réponses de Byron, sont parfaitement empreintes de l'originalité de son caractère, nous allons donner ici quelques-unes de ces clauses avec les questions et les réponses qui s'y rapportent.
«Ceci est la dernière volonté et le testament de moi, le très-honorable Georges-Gordon Lord Byron, Baron Byron de Rochdale, dans le comté de Lancaster. Je veux que mon corps soit enterré dans le caveau du jardin de Newstead, sans aucune cérémonie, ni aucun service funèbre quelconque. Qu'on ne place aucune inscription sur mon tombeau, sauf une tablette portant mon nom et mon âge. Je veux de plus qu'on ne retire pas du dit caveau les restes de mon chien fidèle. Je me confie à l'affection de mes exécuteurs pour l'accomplissement de cette volonté, à laquelle je tiens d'une manière toute particulière.»
»--On demande à Lord Byron s'il ne vaudrait pas mieux supprimer entièrement cette clause relative aux funérailles. La substance pourrait en être renfermée dans une lettre de Sa Seigneurie à ses exécuteurs, et jointe au testament, lequel porterait alors que les funérailles auraient lieu en la manière que Sa Seigneurie l'aurait ordonné par une lettre ad hoc, ou, à défaut d'une telle lettre, à la discrétion de ses exécuteurs.»
»--Il faut que cela reste.»
BYRON.
»Je veux, et j'ordonne formellement que toutes les sommes que ledit S. B. Davies pourrait avoir à répéter sur moi, soient payées intégralement, aussitôt que possible, après mon décès, dès qu'il aura prouvé la nature et le montant de la dette (par témoins ou autrement, à la satisfaction de mes exécuteurs ci-dessus nommés) 159.»
»--Si M. Davies a quelques comptes non réglés avec Lord Byron, cette circonstance est une raison de ne le point nommer exécuteur; chaque exécuteur étant en état de se payer par ses propres mains sans consulter ses co-exécuteurs.»
»--Tant mieux... Si la chose est possible, qu'il soit l'un des
exécuteurs.»
BYRON.
Les deux lettres suivantes contiennent de nouvelles instructions sur le même sujet.
LETTRE LVIII.
À M. BOLTON.
Newstead-Abbey, 16 août 1811.
Monsieur,
«J'ai répondu en marge à vos questions 160. Mon intention est que l'on accorde à M. Davies tout ce qu'il croira devoir répéter, et de plus qu'il soit l'un de mes exécuteurs. Je désire que le testament soit, s'il est possible, écrit de manière à prévenir toute espèce de discussion après ma mort, et c'est ce sur quoi je m'en repose sur vous comme homme de loi et homme d'honneur.
Note 160: (retour) En énumérant dans cette clause le nom et la demeure des exécuteurs, le procureur avait laissé des blancs pour les noms de baptême des exécuteurs; Lord Byron les ayant tous remplis, excepté celui ou ceux de M. Dallas, écrivit en marge: «J'ai oublié le nom de baptême de Dallas... il n'y a qu'à le retrancher.»
»Quant à la manière simple dont je veux qu'on dispose de ma carcasse, je veux que l'on s'y conforme absolument; cela aura, du moins, l'avantage de sauver bien du trouble et de la dépense. En outre, ce qui est de peu de conséquence pour moi, mais qui pourra calmer la conscience des survivans, le jardin est terre consacrée. Cet article est copié mot à mot de mon premier testament, et les changemens opérés dans d'autres sont la suite de la mort de Mrs. Byron.
»J'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur,»
BYRON.
LETTRE LVIII.
À M. BOLTON.
Newstead-Abbey, 20 août 1811.
Monsieur,
«Les témoins seront pris parmi mes fermiers, et je serai charmé de vous recevoir le premier jour qui vous sera convenable. J'ai oublié de mentionner qu'il faut spécifier par codicille, ou autrement, que mon corps ne devra, sous aucun prétexte, être enlevé de la place où je yeux qu'il soit déposé. Que si quelqu'un de mes successeurs au titre, soit par bigoterie, soit autrement, voulait déranger ma carcasse, un tel procédé devra être suivi de la perte du domaine, qui, dans ce cas, serait dévolu à ma sœur l'honorable Augusta Leigh ou à ses ayant-cause, aux mêmes conditions.
«»J'ai l'honneur d'être, Monsieur, etc.»
BYRON.
En conséquence de cette dernière lettre, une condition provisionnelle fut insérée dans le testament. Il y fut aussi, le 28 du même mois, ajouté un codicille par lequel il révoque la donation précédemment faite de «ses meubles meublans, bibliothèque, tableaux, sabres, montres, argenterie, linge, bijoux, etc., et autres effets mobiliers, excepté l'argent et les valeurs en portefeuille, qui se trouveraient dans la maison et propriété de Newstead au jour de son décès, et lègue le tout (excepté le vin et les autres spiritueux) à ses amis lesdits J. C. Hobhouse, J. B. Davies et Francis Hodgson, ses exécuteurs, etc. Il lègue le vin et les liqueurs spiritueuses qui se trouveront dans les caves et autres parties de Newstead, à son ami ledit J. Becher, pour son usage particulier. Priant collectivement et individuellement les susnommés de vouloir bien accepter leur dit legs respectif, comme un gage de son amitié.»
On ne saurait se défendre d'un intérêt douloureux à la lecture des lettres suivantes, écrites lorsque ses dernières pertes étaient encore toutes récentes.
LETTRE LIX.
À M. DALLAS.
Newstead-Abbey, 12 août 1811.
«Que la paix soit avec les morts! Le regret ne saurait les réveiller. Après avoir donné un soupir à ceux qui ont quitté cette vie, reprenons-en les ennuyeuses occupations, dans la certitude où nous sommes que nous aussi nous aurons un jour notre repos. Outre celle qui m'avait donné l'existence, j'ai perdu la plus grande partie de ceux qui me la rendaient supportable. Le meilleur ami de mon ami Hobhouse, Matthews, homme d'un rare mérite, l'ornement de notre petit cercle, a péri misérablement dans les eaux fangeuses de la Cam, toujours fatales au génie. Mon pauvre camarade d'école, Wingfield, est mort à Coimbre. En voilà trois dans l'espace d'un mois; j'avais reçu des nouvelles de tous trois, mais je n'en ai pas vu un seul. Matthews m'avait écrit le jour même de sa mort: quoique je regrette vivement sa perte, je suis bien plus tourmenté pour Hobhouse, je crains bien qu'il n'en perde la raison; depuis cet événement, les lettres qu'il m'a écrites sont pleines d'incohérences. Mais allons..., nous passerons un jour ou un autre comme tout le reste... Le monde est trop plein de ces sortes de choses, et notre chagrin même est égoïste.
»J'ai reçu une lettre de vous, à laquelle mes dernières occupations m'ont empêché de répondre, ainsi qu'il aurait convenu. J'espère que vos parens et vos amis ne seront pas de sitôt séparés. Je serai charmé de recevoir une lettre de vous: parlez-moi d'affaires, de sujets communs, de quelque chose ou de rien, de tout ce que vous voudrez, excepté de la mort; j'en ai plus que je n'en puis supporter. C'est une chose étonnante: je regarde sans émotion les quatre crânes que j'ai toujours sous les yeux dans mon cabinet d'étude, et je ne puis, même par la pensée, dépouiller de leur enveloppe charnue les traits de ceux que j'ai connus, sans éprouver une horrible sensation; mais les vers n'y font pas tant de cérémonie! Sûrement les Romains avaient raison de brûler leurs morts.
»Je serai charmé de recevoir de vos nouvelles, et suis votre, etc.»
BYRON.
LETTRE LX.
À M. HODGSON.
Newstead-Abbey, 22 août 1811.
«Vous avez sans doute appris la mort soudaine de ma mère, celle de Matthews, celle de Wingfield que je n'ai sue d'une manière bien positive qu'au moment où je quittais Londres, encore refusais-je d'y croire; tout cela fait un horrible vide dans mes affections. Ces coups se sont succédé si rapidement, que je suis comme stupéfait du choc. Quoique je mange, que je boive, que je parle, que je rie même quelquefois, j'ai peine à me persuader que je sois éveillé; chaque matin j'acquiers la triste conviction que tout cela n'est que trop réel. Mais, brisons là, les morts sont en repos, et seuls ils y sont.
»Vous partagerez la douleur de ce pauvre Hobhouse: Matthews était le dieu de son idolâtrie; et si l'intelligence peut élever un homme au-dessus de ses semblables, nul ne pouvait lui refuser cette prééminence. Je le connaissais très-intimement, et l'estimais en proportion; mais je retombe encore... Allons, parlons de la vie et des vivans.
«Si vous vous sentiez disposé à venir ici, vous y trouveriez «du bœuf, du feu de charbon de terre» et du vin qui n'est pas sans quelque mérite. Si vous y trouverez les deux autres nécessités d'un Anglais, suivant Otway, je ne saurais en répondre, mais probablement une des deux. Faites-moi savoir quand je pourrai vous attendre, afin que je vous tienne au courant de mes allées et de mes venues.....
«Davies est venu ici; il m'a invité à passer une semaine à Cambridge dans le mois d'octobre, de sorte que nous pourrions d'aventure nous rencontrer le verre à la main. Sa gaîté contre laquelle la mort ne peut rien, m'a rendu bien service; mais après tout, nos éclats de rire n'étaient pas francs.
«Vous m'écrirez? Je suis seul, voilà la première fois que la solitude m'est pénible. Votre anxiété, à propos de la critique sur le livre de ***, est amusante; comme elle est anonyme, elle est de peu de conséquence. Je voudrais qu'elle eût amené un peu plus de confusion, car j'aime les malices littéraires. Ne faites-vous rien? N'écrivez-vous rien? N'imprimez-vous rien? Pourquoi ne continuez-vous pas votre satire sur le méthodisme? Ce sujet, en supposant même que le public fût aveugle sur le mérite littéraire, ferait merveille. Outre que pour un homme qui se destine au diaconat, il n'y aurait pas de mal de prouver son orthodoxie, sérieusement parlé, je désirerais vivement vous voir mieux apprécié. Je dis sérieusement, parce qu'étant auteur moi-même, on pourrait soupçonner mon humanité. Croyez-moi, pour toujours, mon cher Hodgson, votre, etc.»
LETTRE LXI.
A M. DALLAS.
Newstead, 21 août 1811.
«Votre lettre me fait honneur de plus de sensibilité que je n'en possède; quoique je me trouve suffisamment malheureux, je suis cependant sujet à une sorte de joie hystérique, ou plutôt de rire sans gaîté, dont je ne puis me rendre compte, et que je ne saurais surmonter; et cependant je ne m'en sens pas soulagé: une personne indifférente me croirait dans les meilleures dispositions du monde. «Il faut oublier toutes ces choses,» et avoir recours à toutes nos jouissances d'égoïstes, ou plutôt à notre égoïsme, source de nos jouissances. Je ne crois pas retourner à Londres immédiatement; j'accepterai donc sans cérémonie ce que vous m'avez obligeamment offert, votre médiation entre Murray et moi. Je ne crois pas qu'il soit convenable d'y mettre mon nom. Observez que ma maudite satire sera cause que les critiques anglais et écossais vont se déchaîner sur le Pélerinage. Mais n'importe; si Murray insiste, et que vous soyez d'accord avec lui, j'en aurai le courage. Que le titre porte donc: «Par l'auteur des Poètes anglais et des Journalistes écossais.» Mes remarques sur la langue romaïque, qui devaient accompagner mes Imitations d'Horace, se joindront tout naturellement à cet ouvrage, avec lequel elles ont plus de rapport, ainsi que les petits poèmes que j'ai maintenant en portefeuille, et quelques autres déjà publiés dans les Mélanges. J'ai trouvé dans les papiers de ma pauvre mère toutes mes lettres de l'Orient, et en particulier une assez longue sur l'Albanie; j'en pourrai, au besoin, tirer le sujet d'une note ou deux. Comme je n'avais point de journal, ces lettres écrites sur les lieux sont tout ce que je puis désirer de mieux. Nous en reparlerons quand tout le reste sera définitivement arrangé.
«Murray a-t-il montré l'ouvrage à quelqu'un? Il en est bien le maître; mais je ne veux pas de suffrages mendiés ou surpris. Il y a naturellement certaines petites choses que je voudrais changer. Peut-être ferait-on aussi bien de retrancher deux stances bouffonnes sur le dimanche à Londres. Je dois singulièrement éviter d'identifier mon caractère avec celui de Childe Harold, et c'est en vérité une seconde objection pour l'impression de mon nom sur le titre. Quand vous serez convenu du tems, du format, du caractère, etc., faites-moi l'honneur d'une réponse. Je vous donne une peine infinie, et que tous mes remercîmens ne sauraient jamais reconnaître. J'avais mis en tête du manuscrit une sorte d'apologie en prose de mon scepticisme; mais comme, toute réflexion faite, je trouve qu'elle a plutôt l'air d'une attaque que d'une défense, je crois qu'il serait peut-être mieux de la retrancher.... Voyez, et jugez. Je crains que Murray ne se fasse quelque mauvaise affaire avec les dévots; je ne puis qu'y faire; je souhaite cependant qu'il s'en tire pour le mieux. Quant à moi, «j'ai été abreuvé de critiques, et j'en ai eu tout mon soûl,» et je ne pense pas que «le plus épouvantable traité» puisse mouvoir et faire hérisser sur ma tête «ma toison de cheveux», jusqu'à ce que «la forêt de Birnam vienne au château de Dunsinane 161». Je continuerai à vous écrire de tems en tems, et j'espère que vous me rendrez lettre pour lettre. Comment Pratt se tire-t-il des œuvres posthumes de Joe Blackett? Vous avez tué ce pauvre homme-là entre vous, en dépit de votre ami l'Ionien et de moi qui voulions le sauver des griffes de Pratt. Poésie, pauvreté pendant la vie, oubli après la mort! Cruel patronage! de ruiner un homme, en l'arrachant à son état. Mais enfin c'est un merveilleux sujet de souscription et de biographie; et Pratt, qui tire le meilleur parti de ses dédicaces, a déjà dédié son livre à cinq grandes familles au moins.
«Je suis fâché que vous n'aimiez pas Harry White; avec beaucoup de jargon religieux qui, par parenthèse, l'a tué, quoique sincère, comme vous avez tué Joe Blackett, certes il y avait en lui de la poésie et du génie. Je ne dis pas cela pour ma comparaison et mes rimes; mais il était incontestablement au-dessus de tous les Bloomfields, les Blacketts, et tous ces autres savetiers que Lofft et Pratt ont enlevés ou enlèveront à leur état pour les faire entrer au service de la presse. Vous excuserez tout le décousu de cette lettre; j'écris je ne sais quoi pour me dérober à moi-même. Hobhouse est parti pour l'Irlande. M. Davies est passé par ici en se rendant à Harrowgate.
»Vous ne connaissiez pas Matthews; c'était un homme d'un talent extraordinaire; il en a fait preuve à Cambridge, en gagnant, sur les plus habiles candidats, plus de prix et de fellowships qu'aucun gradué ne l'ait encore fait, de mémoire d'homme. Mais c'était un athée bien décidé et bien connu pour tel; car il proclamait ses principes dans toutes les sociétés. Je le connaissais beaucoup; sa mort laisse dans mon cœur un vide qui ne sera pas aisément rempli: pour Hobhouse, il ne s'en consolera jamais. Écrivez-moi, et croyez-moi, etc.»
LETTRE LXII.
À M. MURRAY.
Newstead-Abbey, 23 août 1811.
Monsieur,
«Un chagrin domestique, la mort d'un parent très-proche, m'a jusqu'ici empêché d'entrer en correspondance avec vous sur ce qui fait le sujet de cette lettre. Mon ami, M. Dallas, a mis entre vos mains le manuscrit d'un poème écrit par moi en Grèce, et me dit que vous n'avez point d'objections contre sa publication; mais il m'apprend aussi que vous désireriez soumettre l'ouvrage à M. Gifford. Certes, nul ne désirerait plus que moi profiter des observations dont il pourrait peut-être m'honorer; mais il y a dans une démarche de ce genre une sorte de quête d'éloges qui répugne à mon orgueil, ou de quelque autre nom qu'il vous plaise d'appeler le sentiment qui me force à m'y refuser. Non-seulement M. Gifford est le premier de nos poètes satiriques, mais il est encore l'éditeur de nos principales Revues, et comme tel, l'homme du monde dont je voudrais le moins avoir l'air de prévenir la critique par de petits moyens, quoique en effet je la redoute beaucoup. Vous voudrez donc bien garder le manuscrit entre vos mains, ou s'il faut absolument qu'il soit montré à quelqu'un, envoyez-le à un autre. Quoique je ne sois pas très-patient de la censure, je serais, comme un autre, charmé de recevoir le peu d'éloges que mes vers peuvent mériter; mais à coup sûr je ne veux pas les extorquer par d'humbles sollicitations, et en faisant passer mon manuscrit à la ronde. Je suis persuadé qu'avec un peu de réflexion vous verrez que je n'ai pas tort.
«Si vous vous déterminez à publier, j'ai aussi quelques petits poèmes inédits, quelques notes, et une courte dissertation sur la littérature grecque moderne, écrite à Athènes, qui pourront être places à la fin du volume. Si la pièce dont il s'agit ici venait à réussir, j'ai intention de publier plus tard un choix de mon premier recueil, ma satire, une autre de la même longueur, et quelques autres petites choses; le tout joint au manuscrit que vous avez maintenant entre les mains pourrait former deux volumes. Nous aurons le tems d'en reparler. Je vous serais obligé de me faire connaître la détermination que vous aurez prise.
«Je suis, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,»
BYRON.
LETTRE LXIII.
A M. DALLAS.
Newstead-Abbey, 25 août 1811.
«Comme heureusement j'ai mon franc-couvert 162, je ne me fais point scrupule de vous accabler de griffonnage; depuis dix jours je vous ai envoyé de véritables paquets. Je suis ici comme un ermite; je ne crois pas que mon agent puisse m'accompagner à Rochdale avant la seconde semaine de septembre, délai qui me contrarie fort; car je voudrais que cette affaire fût finie, et serais bien aise de me livrer à quelque occupation. Je vous envoie des exordes, des annotations, etc., pour notre futur in-quarto, si tant est qu'in-quarto il doive y avoir. J'ai aussi écrit à M. Murray, lui exposant les raisons qui me font ne pas consentir à ce qu'il envoie mon manuscrit à Juvénal 163, mais lui permettant de le montrer à quelque autre personne du métier qu'il pourra lui être agréable. Hobhouse est sous presse, de manière que, lui en prose, et moi en vers, nous tirons passablement à vue sur la patience et le papier-monnaie du public. Ce n'est pas tout; mes Imitations d'Horace attendent leur tour pour s'imprimer chez Cawthorn, mais je suis encore incertain sur le quand et le comment, le simple ou le double, le présent et le futur. Il faut que vous excusiez tout ce bavardage; car dans ce manoir isolé je n'ai rien à dire, si ce n'est de moi-même, et je serais charmé de pouvoir parler de....., ou penser à quelque autre chose que ce soit.
«Qu'est-ce que vous allez faire? Pensez-vous à percher dans le Cumberland, comme vous en aviez l'idée, quand j'étais dans la métropole! Si vous avez le goût de la retraite, que ne prenez-vous «la chaumière de l'amitié» de miss ***, dernière résidence du savetier Joe Blackett, de la mort duquel vous et les autres répondrez un jour? «Sa fille orpheline» (pathétique Pratt!) ne saurait manquer de devenir une Sapho cordonnière. N'avez-vous pas de remords? Je crois que l'élégante épître à miss Dallas devrait être gravée sur le cénotaphe que miss *** veut consacrer à sa mémoire.
«Les journaux semblent désappointés de ce que Sa Majesté ne meurt pas et s'occupe à quelque chose de mieux. Je présume que tout est fini maintenant. Si le parlement reprend ses séances en octobre, je me rendrai à Londres pour y assister. Je suis aussi invité à Cambridge pour le commencement de ce mois, mais il faut d'abord que j'aille faire une course à Rochdale. Maintenant que Matthews est mort et que Hobhouse est en Irlande, à l'exception de celui qui m'y appelle, à peine me reste-t-il un ami à Cambridge pour me venir prendre la main à mon arrivée. A vingt-trois ans, me voilà resté presque seul, que sera-ce donc à soixante-dix! Il est vrai que je suis jeune et que je puis commencer de nouvelles liaisons; mais avec qui me rappellerai-je ces scènes joyeuses de la première partie de la vie? C'est une chose étrange, combien peu de mes amis sont morts d'une mort tranquille! je veux dire dans leur lit. Une vie tranquille est de bien plus grande conséquence. Mais on aime mieux se quereller et se heurter que bailler. Ce mot m'avertit qu'il est tems de vous débarrasser de votre bien affectionné, etc.
LETTRE LXIV.
A M. DALLAS.
Newstead-Abbey, 27 août 1811.
«J'étais si sincère dans ma note sur feu Charles Matthews, et je me sens si totalement incapable de rendre justice à ses talens, que le passage doit subsister par la raison même que vous alléguez pour me le faire supprimer. Tous les hommes que j'ai connus ne sont que des pygmées auprès de lui. C'était un géant intellectuel. Il est vrai que j'aimais Wingfield plus encore: c'était mon plus ancien camarade et le plus cher, un de ces hommes peu nombreux qu'on ne saurait jamais se repentir d'avoir aimés; mais sous le rapport de la capacité... Ah! vous ne connaissiez pas Matthews!
«Childe Harold peut attendre, et ce sera tant mieux; les livres n'en sont jamais plus mauvais pour avoir été retardés dans leur publication. Ainsi, vous avez chez vous notre héritier, Georges Anson Byron, et sa sœur. .........................................................................................................................................
«Dites tout ce que vous voudrez, mais vous êtes l'un des meurtriers de Blackett, et cependant vous ne voulez pas avouer le génie d'Harry White. Mettant à part sa bigoterie, il mérite certainement d'être placé près de Chatterton. Il est étonnant combien peu il était connu! et, à Cambridge, personne ne pensait à lui, ne parlait de lui, jusqu'à ce que la mort l'ait rendu indifférent à sa gloire posthume. Pour ma part, j'eusse été fier d'être lié avec lui; ses préjugés mêmes étaient respectables. Il y a à Granta un poète épique en herbe, un M. Townsend, protégé du feu duc de Cumberland. Avez-vous jamais entendu parler de son Armageddon? Je crois que son plan (pour l'homme, je ne le connais pas) a quelque chose de sublime; bien que dans vos idées, à vous autres Nazaréens, il y ait trop de hardiesse à vouloir créer à l'avance Le Dernier Jour. Cela a l'air de vouloir dire au Seigneur ce qu'il doit faire, et pourrait rappeler à quelque lecteur malévole ce vers:
Des sots se précipitent où les anges ne marchent qu'en tremblant.
»Je ne veux point lui faire de chicanes, d'autres lui en feront, et il pourrait bien voir après ses talons tous les agneaux de Jacob Behmen. Quoi qu'il en soit, j'espère qu'il s'en tirera à son honneur, encore qu'il doive rencontrer Milton en son chemin.
»Écrivez-moi, je suis fou de bavardages; saluez pour moi Ju..., et donnez pour moi une poignée de main à Georges; mais prenez garde, il a une vilaine patte marine.
»P. S. J'inviterais volontiers Georges à venir ici, mais je ne sais comment l'amuser; j'ai vendu tous mes chevaux à mon départ d'Angleterre, et je n'ai pas encore eu le tems de les remplacer. Cependant, s'il veut venir chasser en septembre, il sera le bienvenu, mais il faudra qu'il apporte un fusil; j'ai donné tous les miens à Ali Pacha, et à d'autres Turcs. J'ai des chiens, un garde, beaucoup de gibier, un grand domaine, un lac, un bateau, un logement et du bon vin à son service.»
LETTRE LXV.
À M. MURRAY.
Newstead-Abbey, 5 septembre 1811.
Monsieur,
«Il paraît que le tems est passé où, comme le disait le docteur Johnson, un homme était sûr d'apprendre la vérité de son libraire; vous m'avez fait tant de complimens qu'à moins d'être le dernier écrivassier du monde, je devrais m'en tenir pour offensé. Mais puisque je les accepte ces complimens tels qu'ils sont, il est bien juste que j'aie aussi beaucoup d'égards pour vos objections, d'autant plus que je les crois fondées. Quant aux parties politique et métaphysique, je crains de n'y pouvoir rien changer; j'ai de grandes autorités pour justifier mes erreurs sur ce point, car l'Énéide elle-même était un poème politique et écrit dans un but politique. Quant à mes malheureuses opinions sur des sujets plus importans, j'ai été trop sincère en les émettant pour songer à chanter la palinodie. J'ai dit ce que j'avais vu pour ce qui touche les affaires d'Espagne, et je crois que l'honnête John Bull commence à revenir de l'ivresse où l'avait plongé la retraite de Masséna, conséquence ordinaire de succès extraordinaires. Vous voyez donc que je ne puis altérer les pensées; mais si dans l'expression et la forme des vers, il y a quelque chose que vous désiriez changer, je puis rajuster des rimes, et retourner des stances autant qu'il vous plaira. Quant aux Orthodoxes, espérons qu'ils achèteront l'ouvrage pour en dire du mal, alors vous leur pardonnerez l'intention en faveur du résultat immédiat. Vous savez que rien de ce qui sort de ma plume ne saurait être épargné, pour plusieurs bonnes raisons; ainsi donc, encore que cet ouvrage soit d'une nature tout-à-fait différente du premier, nous ne devons pas nous livrer à de trop belles espérances.
»Vous ne m'avez point fait de réponse à ma question; dites-moi franchement, avez-vous montré le manuscrit à quelqu'un de votre corps? J'ai envoyé une stance d'introduction à M. Dallas pour vous être remise, et sans laquelle le poème commençait d'une manière trop brusque. Il vaut mieux numéroter les stances en chiffres romains. J'ai des Recherches sur la littérature grecque moderne et quelques autres petits poèmes qui se placeront à la fin. Je les ai ici, et je vous les enverrai en tems opportun. Si M. Dallas a perdu la stance et la note qui y était annexée, écrivez-le-moi, et je vous les enverrai directement. Vous me dites d'ajouter deux chants, mais je dois visiter mes charbonniers du Lancashire, le 15 courant, et c'est une occupation si anti-poétique que je n'ai pas besoin de vous en dire davantage.
»Je suis, Monsieur, votre très-obéissant, etc.»
Les manuscrits de ces deux poèmes ayant été, bien contre sa volonté, montrés à M. Gifford, voici l'opinion de ce gentleman, rapportée par M. Dallas: «Il a parlé très-avantageusement de votre satire; mais quant à votre poème (Childe Harold), non-seulement il a dit que c'était ce que vous aviez écrit de mieux, mais il le prétend au moins égal à quoi que ce soit qu'on ait publié depuis le commencement de ce siècle.»
LETTRE LXVI.
À M. DALLAS.
Newstead-Abbey, 7 septembre 1811.
Monsieur,
«Comme Gifford a toujours été pour moi mon magnus Apollo, des éloges tels que ceux que vous mentionnez me sont naturellement plus précieux que tout l'or vanté de Bolcara, que toutes les pierres précieuses de Samarkand. Mais je suis fâché que le manuscrit lui ait été montré, et je l'avais écrit à Murray, croyant qu'il en était tems encore.
»Pour répondre à votre objection sur l'expression de ligne centrale, je vous dirai seulement qu'avant que Childe Harold quittât l'Angleterre, son intention arrêtée était de traverser la Perse et de revenir par les Indes, ce qu'il n'aurait pu faire sans passer la ligne équinoxiale.
»Quant aux autres erreurs dont vous parlez, il faudra que je les corrige
au fur et à mesure pendant l'impression. Je me sens très-honoré du désir
qu'ont bien voulu exprimer des personnes aussi distinguées de me voir
continuer mon poème; mais pour cela, il faut que je retourne en Grèce et
en Asie; il me faut un soleil plus chaud et un ciel sans nuages; on ne
saurait décrire de telles scènes au coin d'un feu de charbon de terre.
J'avais projeté un chant additionnel quand j'étais dans la Troade et à
Constantinople, et, si je revoyais ces lieux-là, je pourrais continuer:
mais au milieu des circonstances et des sensations actuelles je n'ai ni
harpe, ni cœur, ni voix pour aller en avant. Je sens que vous avez tous
raison quant à la partie métaphysique; mais je sens aussi que je suis
sincère, et que si je ne devais écrire que ad captandum vulgus, autant
vaudrait publier tout de suite un Magazine ou filer langoureusement
des chansonnettes pour le
Wauxhall.
......................................................................................................................................................
»Mon ouvrage réussira comme il pourra. Je sais que j'ai tout contre moi, des poètes irrités et des préjugés; mais si le poème est un poème, il surmontera ces obstacles, sinon il mérite son sort. J'ai lu l'ode de votre ami; ce ne serait pas lui faire grand compliment de lui dire qu'elle est bien supérieure à celle de S***, sur le même sujet. C'est évidemment l'ouvrage d'un homme de goût et d'un poète, et cependant je ne pourrais dire qu'elle soit tout-à-fait égale à ce qu'on avait droit d'attendre de l'auteur des Horæ Ionicæ. Je vous en remercie, et c'est plus que je n'en voudrais dire d'aucune autre des odes qu'on nous donne aujourd'hui. Je suis bien sensible aux vœux que vous formez pour moi, et j'en ai grand besoin. Ma vie entière a été en opposition aux convenances sociales pour ne pas dire à la décence. Mes affaires sont embarrassées, mes amis sont morts ou loin de moi, et mon existence n'est plus qu'un désert aride. Dans Matthews j'ai perdu un guide, un philosophe, un ami; dans Wingfield un ami seulement, mais un ami que j'aurais désiré accompagner dans son long voyage.
»Matthews était, en effet, un homme extraordinaire; jamais un étranger n'aurait pu concevoir un tel génie; le cachet de l'immortalité était empreint sur tout ce qu'il disait, sur tout ce qu'il faisait: et maintenant que reste-t-il de lui? Quand nous voyons de ces hommes disparaître, de ces hommes qui semblaient avoir été créés pour montrer tout ce que le créateur pourrait faire de ses créatures; quand nous les voyons réduits en poussière avant que le tems n'ait mûri leur génie qui eût pu être l'orgueil de la postérité, que devons-nous en conclure? Pour ma part, ma raison s'y perd. Il était beaucoup pour moi, il était tout pour Hobhouse. Mon pauvre Hobhouse idolâtrait Matthews. Moi je l'aimais moitié moins que je ne le respectais; j'étais tellement convaincu de sa supériorité infinie, que quoique je ne lui portasse pas envie, je restais devant lui dans une sorte d'admiration stupéfaite. Lui, Hobhouse, Davis et moi nous formions un petit cercle à Cambridge et ailleurs. Davis est un homme d'esprit et un homme du monde; il ressent la perte que nous avons faite, autant qu'un homme de ce caractère peut la ressentir; mais il n'en est pas aussi affecté qu'Hobhouse. Davis, qui n'est point écrivain, nous a toujours battus dans une guerre de mots; son talent de conversation nous amusait en même tems qu'il nous imposait. Hobhouse et moi, avions toujours le dessous contre les deux autres, et Matthews lui-même était obligé de céder devant la vivacité toute puissante de Davis. Mais je vous parle là d'hommes et de jeunes gens, comme si tout cela était de nature à vous intéresser.
»J'attends le retour de mon agent vers le 14, pour me rendre avec lui dans le Lancashire, où tout le monde me dit que j'ai une propriété qui n'est pas à dédaigner, consistant en mines de charbon de terre, etc. Mon intention est d'accepter ensuite une invitation, à Cambridge, en octobre, et peut-être irai-je jusqu'à Londres. J'ai quatre invitations pour quatre villes différentes; mais il faut que je me dévoue tout entier aux affaires. Je suis complètement seul, comme le prouvent assez ces lettres longues et ennuyeuses. En relisant votre lettre, je vois que l'ode est de l'auteur; faites-lui, je vous prie, accepter mes complimens. Sa muse méritait un sujet plus noble. Vous m'écrirez, je l'espère, comme à l'ordinaire.
»Je vous souhaite le bon soir, et suis, etc.»
LETTRE LXVII.
À M. MURRAY.
Newstead-Abbey, 14 septembre 1811.
Monsieur,
«Depuis votre dernière lettre j'ai appris de M. Dallas que, contre mon intention, ainsi qu'il le savait bien, et que vous le savez vous-même, d'après une lettre que je vous avais écrite tout entière à ce sujet, mon manuscrit avait été soumis à la lecture de M. Gifford. Quelques événemens domestiques récens, dont vous avez sans doute connaissance, m'empêchèrent de vous envoyer ma lettre plus tôt. Je ne pouvais m'imaginer, en effet, que vous seriez si pressé de jeter mes productions entre les mains d'un étranger, qui pouvait n'être pas plus satisfait de les recevoir, que l'auteur de les voir offrir d'une telle manière et à un tel homme.
»Mon adresse, quand j'aurai quitté Newstead, sera à Rochdale, Lancashire; mais je n'ai pas encore fixé le jour de mon départ, j'aurai soin de vous en tenir averti.
»Vous m'avez mis dans une situation bien ridicule; mais enfin cela est passé, nous n'en parlerons pas davantage. Vous paraissez désirer quelques changemens; s'ils n'ont rien à voir avec la politique ou la religion, je m'y prêterai avec le plus grand plaisir du monde.
»Je suis, Monsieur, etc.»
LETTRE LXVIII.
À M. DALLAS.
Newstead-Abbey, 17 septembre 1811.
«Je vous excuse facilement de ne m'avoir point écrit, car j'espère que vous avez quelque chose de mieux à faire. De votre côté, vous devez me pardonner de vous importuner si souvent, car, pour le moment, je n'ai rien à faire qui puisse vous sauver l'ennui de ma correspondance.
»Je ne puis me fixer à rien, et, à l'exception d'un grand exercice physique, mes jours se passent dans une indolence uniforme et une oisiveté insipide. J'ai long-tems attendu, et j'attends encore mon agent; quand il viendra, j'aurai assez de quoi m'occuper d'affaires peu agréables, je vous assure. Avant de partir pour Rochdale, je vous dirai comment vous devez m'écrire, ce sera probablement poste restante. J'ai reçu de Murray une seconde épreuve que je l'ai prié de vous montrer, afin que vous voyiez si quelque chose ne me serait pas échappé avant que l'imprimeur ne jette les fondemens d'une colonne d'errata.
»Je suis maintenant presque seul, n'ayant avec moi qu'une vieille connaissance, un vieux camarade d'école, si vieux, en effet, que nous n'avons presque plus rien de nouveau à nous dire sur aucun sujet, et que nous bâillons l'un devant l'autre dans une sorte de quiétude inquiète. Je n'entends pas parler de Cawthorn ou du capitaine Hobhouse et de leur in-quarto. Dieu prenne pitié du genre humain! Nous fondons sur lui, comme Cerbère, avec notre triple publication. Pour moi-même, pris isolément, je me contente de me faire comparer à Janus.
»Je ne suis pas du tout satisfait que Murray ait montré le manuscrit; et je suis certain que Gifford doit penser là-dessus, comme moi-même. Ses éloges ne signifient absolument rien; que pouvait-il dire? Il ne pouvait pas cracher à la figure de quelqu'un qui l'avait loué de toutes les manières possibles. Je dois l'avouer, je donnerais tout au monde pour qu'il fût bien convaincu que je ne suis pour rien dans cette misérable affaire. Plus j'y pense, plus cela me tourmente; ainsi le meilleur est de n'en plus parler. C'est déjà assez d'être un écrivassier, sans avoir recours à de si petits moyens pour extorquer des éloges ou prévenir la censure. C'est aller au-devant d'un jugement, c'est mendier, se mettre à genoux devant un homme, c'est l'aduler... Diable, diable, diable! et tout cela sans mon consentement, et en opposition à ma volonté formelle! Je voudrais que Murray eût été attaché au cou de Payne, quand il sauta dans le canal de Padington; dites-lui donc que c'est un réceptacle convenable pour des éditeurs. Puisque vous pensez à vous fixer à la campagne, pourquoi ne pas essayer de Nottingham? Je crois qu'il y a là plusieurs maisons qui vous conviendraient parfaitement, et puis vous seriez plus près de la métropole; mais nous en reparlerons.
»Je suis, etc.»
LETTRE LXIX.
À M. DALLAS.
Newstead-Abbey, 21 septembre 1811.
«J'ai montré le cas que je fais de vos observations en me conformant à presque toutes; j'ai aussi fait, par moi-même, plusieurs corrections sur la première épreuve. Écrivez-moi, je vous prie; quand j'irai à Lanes, je vous le ferai savoir. Vous voilà sur mon dos maintenant, ainsi que mon ami Juvenal Hodgson sur le chapitre de la révélation. Vous ne manquez pas de ferveur, mais lui c'est un brasier ardent; s'il prend, pour sauver son ame, la moitié de la peine qu'il se donne pour la mienne, grande sera sa récompense un jour à venir. Je vous honore et vous remercie tous deux; mais ni l'un ni l'autre vous ne m'avez convaincu.
»Maintenant occupons-nous des notes. Outre celles que j'ai déjà envoyées, j'enverrai encore les observations sur les remarques de ces messieurs de la Revue d'Édimbourg sur le grec moderne, une chanson albanaise en langue albanaise et non pas grecque, quelques échantillons de grec moderne, tirés du Nouveau-Testament, une scène de l'une des comédies de Goldoni, traduite, le prospectus du livre d'un ami, tout cela en romaïque, outre leur Pater Noster; vous voyez qu'il y en aura assez pour ne pas dire trop. Avez-vous reçu les Noctes atticæ? J'envoie de plus une note sur le Portugal. Hobhouse va bientôt paraître aussi.»
LETTRE LXX.
À M. DALLAS.
Newstead-Abbey, 23 septembre 1811.
«Lisboa est le mot portugais, et conséquemment le meilleur. Ulyssipont est pédantesque, et comme j'ai un peu plus haut Hellas et Eros, cela aurait l'air d'une affectation de termes grecs, que je désire éviter. J'en ai déjà une quantité effrayante dans mes notes, comme échantillons de la langue; ainsi donc il faut conserver Lisboa. Vous avez raison quant aux Imitations d'Horace, il ne faut pas qu'elles viennent avant le Romaunt; je sais bien que Cawthorn sera furieux; mais n'importe, arrêtez toujours les Imitations, et puis vous essaierez si vous pouvez le remettre de bonne humeur, si vous pouvez.
»J'ai adopté, je crois, la plupart de vos suggestions; Lisboa sera une exception pour prouver la règle. J'ai envoyé quantité de notes, et j'en enverrai encore; mais faites-les recopier, je vous prie, car le diable ne lirait pas mon écriture. À propos, je n'ai point envie de changer le neuvième vers de la pièce intitulée Good Night (Bonne Nuit ou Bon Soir). Je n'ai aucune raison de supposer que mon chien vaille mieux que ses confrères de l'espèce humaine, et nous savons qu'Argus est une fable. Le Cosmopolite est une acquisition faite sur le continent. Je ne crois pas qu'on le trouve en Angleterre. C'est un petit volume amusant, plein de la gaîté et de la vivacité françaises. Je lis leur langue, quoique je ne la parle pas.
»Je veux être en colère contre Murray. Son procédé est un procédé de libraire, cela sent l'arrière-boutique; et si le résultat de l'expérience avait été tel qu'il le méritait, il y avait de quoi soulever tout Fleet-Street, et emprunter le bâton du géant de l'église de Saint-Dunstan pour immoler un homme qui abuse ainsi du dépôt qu'on lui avait confié. Je lui ai écrit, je vous jure, comme jamais auteur ne l'avait encore fait; j'espère que vous exagérerez encore mon ressentiment, jusqu'à ce qu'il s'y montre sensible. Vous me dites toujours que vous avez beaucoup de choses à m'écrire, écrivez-les; mais laissez de côté la métaphysique. Nous ne nous entendrons jamais sur ce point-là. Je suis ennuyé et endormi à mon ordinaire. Je ne fais rien, et ce rien même me fatigue. Adieu.»
LETTRE LXXI.
À M. DALLAS.
Newstead-Abbey, 11 octobre 1811.
«Je reviens de Lancs, et je me suis convaincu que ma propriété pourrait acquérir beaucoup de valeur; mais diverses circonstances m'empêchent d'y donner tous les soins convenables. Je serai à Londres pour affaires au commencement de novembre, et peut-être à Cambridge avant la fin de ce mois; dans tous les cas, je vous tiendrai au courant de tous mes mouvemens.
»Voici encore une mort qui vient m'affliger; j'ai perdu quelqu'un qui m'était bien cher dans de meilleurs tems; mais j'ai presque oublié le goût amer du chagrin, et j'ai été abreuvé d'horreur jusqu'à ce que je sois devenu complètement endurci. Je n'ai plus une larme aujourd'hui pour un événement qui, il y a cinq ans, m'aurait abîmé de douleur. Il semblerait que je sois destiné à éprouver dès ma jeunesse le plus grand malheur des vieillards. Mes amis tombent autour de moi, et je resterai comme un arbre seul et isolé quoique le tems ne l'ait pas encore desséché: d'autres peuvent toujours trouver un refuge dans leur famille; mais je n'ai de ressources que dans mes propres réflexions, et elles ne m'offrent aucune consolation dans ce monde ou dans l'autre, si ce n'est le plaisir égoïste de survivre à ceux qui valaient mieux que moi. En vérité je suis bien malheureux; vous me pardonnerez de m'excuser ainsi; car vous savez que je ne suis point porté à la sensibilité.
»Au lieu de vous fatiguer de mes affaires, je serais bien aise que vous me parlassiez de vos projets de retraite; vous ne voulez pas, je suppose, vous isoler entièrement de la société? Maintenant je connais un grand village, ou une petite ville, à douze milles environ d'ici, où votre famille aurait l'avantage d'une société fort agréable, et n'aurait pas à craindre de se voir ennuyer par une affluence mercantile; où vous trouveriez des hommes de talent et d'opinions indépendantes, où j'ai quelques amis dont je serais fier de vous procurer la connaissance. Il y a en outre un café et d'autres lieux publics où l'on peut se réunir. Ma mère y a demeuré pendant plusieurs années, et je connais très-bien tout Southwell; c'est le nom de cette petite république. Enfin, vous ne serez pas fort loin de moi; et quoique je sois en général le plus mauvais compagnon possible pour des jeunes gens, cette objection ne saurait s'appliquer à vous, que je pourrais voir fréquemment. Vos dépenses aussi seront exactement celles qu'il vous conviendra de faire plus ou moins; mais il vous en coûterait fort peu, pour vous procurer tous les plaisirs d'une vie de province. Vous pourriez être aussi retiré ou aussi répandu que vous le voudriez, et dans un pays certainement aussi beau que les lacs du Cumberland, à moins que vous n'ayez un désir particulier d'entrer dans l'école pittoresque 164.
»Cet Ionien de vos amis est-il à Londres? Vous m'aviez promis de me procurer sa connaissance.
Vous me dites que vous avez montré le manuscrit à plusieurs personnes; cela n'est-il pas contraire à nos conventions? Avertissez donc M. Murray de défendre à son garçon de boutique d'appeler mon ouvrage le Pélerinage de l'enfant d'Harrow (Child of Harrow's Pilgrimage!!!) comme il l'a fait en parlant à plusieurs de mes amis étonnés, qui, à cette occasion, ont écrit pour s'informer de l'état de mes facultés intellectuelles, et certes il y avait de quoi. Je n'ai pas reçu de nouvelles de Murray, à qui j'avais adressé une vigoureuse semonce. Faut-il que j'écrive encore des notes? N'y en a-t-il pas assez? Il faut arrêter Cawthorn dans l'impression des Imitations d'Horace; j'espère qu'il avance dans celle de l'in-quarto de Hobhouse.
»Bon soir. Tout à vous, etc., etc.»
Les vers suivans sont de la même date que la lettre précédente, et n'ont pas encore été imprimés, c'est une réponse à d'autres vers dans lesquels un ami l'exhortait à bannir les soucis et à se livrer à la joie. On y verra avec quelle triste persévérance, même sous le poids de malheurs récens, il revient sans cesse au désappointement qu'il a éprouvé dans ses premières affections comme à la source principale de tous ses chagrins et de toutes ses erreurs passées et à venir.
Oh! bannissons les soucis! que telle soit toujours ta devise à l'heure du plaisir! Peut-être aussi la mienne, lorsque, dans de nocturnes orgies, je cherche ces délices enivrantes, par lesquelles les fils du désespoir tentent d'assoupir le cœur et de bannir les chagrins.
Mais à l'heure matinale des méditations, quand le présent, le passé, l'avenir nous effraient de leurs sombres images, quand je reconnais que tout ce que j'aimais est changé ou n'est plus, ne viens pas irriter par ces maximes importunes les douleurs d'un homme dont chaque pensée... Mais pourquoi en parler? tu sais que je ne suis plus ce que j'étais naguère; et surtout si tu tiens à conserver une place dans un cœur qui ne fut jamais froid, je t'en conjure par toutes les puissances que les hommes révèrent, par tous les objets qui te sont chers, par ton bonheur ici-bas et tes espérances d'une autre vie, garde-toi, oh! garde-toi de jamais me parler d'amour.
Il serait trop long de raconter, et sans utilité d'entendre la triste histoire d'un homme qui dédaigne les larmes; ce récit ne réveillerait que peu de sympathie dans les cœurs vertueux; mais le mien a souffert plus qu'il ne convient à un philosophe de l'avouer. J'ai vu ma fiancée devenir l'épouse d'un autre, je l'ai vue assise à ses côtés; j'ai vu l'enfant que son sein a porté sourire doucement comme faisait sa mère, lorsque jeunes tous deux nous nous regardions en souriant, innocens et purs comme cet enfant; j'ai vu ses yeux, chargés d'un froid dédain, chercher à découvrir si j'éprouvais quelque douleur secrète; et moi, j'ai bien joué mon rôle: j'ai commandé à mon visage de ne pas trahir les angoisses de mon cœur, je lui ai renvoyé des regards aussi glacés que les siens; et pourtant, cette femme! je me sentais encore son esclave! J'ai baisé d'un air d'indifférence l'enfant qui aurait dû être le mien, et chacune de mes caresses n'a que trop prouvé que le tems n'avait pas affaibli mon amour. Mais laissons ces tristes souvenirs: je ne veux plus gémir; je n'irai plus chercher quelque repos sur la rive orientale: le inonde convient bien au tumulte de mes pensées; je reviendrai me jeter dans son tourbillon. Mais si dans un tems à venir, quand les beaux jours d'Albion seront sur le déclin, tu entends parler d'un homme dont les crimes profonds sont dignes des époques les plus noires, d'un homme que ni l'amour ni la pitié ne touchent, aussi insensible à l'espoir de la célébrité qu'aux louanges des hommes vertueux; d'un homme qui, dans l'orgueil d'une inflexible ambition, ne reculera pas même devant la crainte de verser le sang; d'un homme que l'histoire mettra au rang des anarchistes les plus violens du siècle; cet homme, tu le connaîtras, mais alors suspends ton jugement, et que l'horreur de ces effets ne te fasse pas oublier quelle fut leur cause.
Les pronostics qu'il tire dans ces dernières lignes sur sa carrière à venir sont de nature, il faut l'avouer, à exciter plus d'horreur que d'intérêt, si bien d'autres exagérations du même genre ne nous avaient appris à ne nous point étonner à quelque excès que nous le voyions pousser la rage de se calomnier lui-même. On dirait qu'avec le génie nécessaire pour peindre des personnages sauvages et sombres, il eût aussi l'ambition d'être lui-même l'objet noir et sublime qu'il retraçait, et qu'à force de se plaire à dessiner des crimes héroïques, il s'efforçait d'imaginer ce qu'il ne pouvait trouver dans son propre caractère, des sujets propres à exercer ses pinceaux.............
C'est vers ce tems, quand son ame était douloureusement occupée de la mort d'un objet réel de ses affections, qu'il écrivit ses différens poèmes sur la mort d'un être imaginaire, Thyrza. Quand nous réfléchissons aux circonstances particulières sous l'influence desquelles son imagination produisit ces beaux vers, il n'est pas étonnant que de toutes ses pièces pathétiques celles-ci soient à la fois les plus touchantes et les plus pures; elles sont, pour ainsi dire, l'essence, l'esprit concentré de plusieurs douleurs, c'est le point où sont venues aboutir mille tristes pensées venues de sources différentes, raffinées, réchauffées dans leur passage à travers son imagination, et formant comme un réservoir profond d'idées et de sentimens lugubres et solennels. En retraçant les heures heureuses qu'il avait passées avec les amis qu'il venait de perdre, toute la tendresse ardente de sa jeunesse venait réchauffer son imagination et son cœur. Les jeux de l'école avec les favoris de son enfance Wingfield et Tattersatt, les jours d'été passés avec Long et ces soirées romanesques qui s'étaient écoulées dans la société de son frère adoptif Eddlestone; tous les souvenirs de ces hommes, jeunes naguère, et morts maintenant, venaient se mêler dans son esprit à l'image de celle qui, quoique vivante, était pour lui aussi bien perdue qu'eux, et répandaient dans son ame ce sentiment général de tendresse et d'affection qu'il revêtit d'un si brillant coloris dans ses poèmes. Jamais l'amitié, quelque passionnée qu'elle fût, n'aurait inspiré des chagrins aussi profonds; jamais non plus l'amour, quelque pur qu'on le suppose, n'eût pu retenir la passion dans des termes aussi chastes. C'est le mélange de deux affections dans sa mémoire et dans son imagination, qui donna ainsi naissance à un objet idéal, où les plus beaux traits de toutes deux se trouvaient combinés, et lui inspira ces poésies, les plus tristes et les plus tendres que puisse offrir le genre érotique, dans lesquelles nous trouvons toute la profondeur et toute l'intensité d'un sentiment réel peintes avec des couleurs que n'eut jamais la réalité.
La lettre suivante fera connaître encore mieux l'état de ses pensées et ses occupations à cette époque.
LETTRE LXXII.
À M. HOGDSON.
Newstead-Abbey, 13 octobre 1811.
«Vous devez commencer à me trouver un correspondant terriblement libéral; mais comme mes lettres sont franches de port, vous excuserez leur fréquence. J'ai répondu en vers et en prose à vos dernières lettres; et quoique je vous écrive de nouveau, je ne sais pourquoi je le fais, ni ce que je pourrais vous mander que vous ne sachiez déjà. Je deviens nerveux, combien vous allez rire! mais cela est vrai, je deviens réellement, malheureusement, ridiculement nerveux comme une petite-maîtresse. Votre climat me tue; je ne puis ni lire, ni écrire, ni m'amuser ou amuser qui que ce soit. Mes nuits et mes jours se passent sans repos; je n'ai presque jamais de société, et quand j'en ai je m'empresse de la fuir. Dans le moment où je vous parle, j'ai ici trois dames, et je me suis sauvé pour vous envoyer ce gribouillage. Je ne sais pas si je ne finirai point par être fou, car je sens le manque de méthode dans l'arrangement de mes idées. Cela me tourmente étrangement; mais cela a plutôt l'air de la sottise que de la folie, comme le dirait facétieusement Scrope Davies, qui a une singulière manière de consoler les gens. Il faut que j'essaie de votre compagnie, comme l'on essaie de la corne de cerf; une session de parlement m'irait assez bien: en un mot, je ne vois rien qui puisse m'empêcher de conjuguer le malheureux verbe, je m'ennuie, etc.
»Quand serez-vous à Cambridge? Vous m'avez, je crois, donné à entendre que votre ami Bland est revenu de la Hollande. J'ai toujours eu le plus grand respect pour ses talens et pour tout ce que j'entends dire de son caractère personnel; je crois bien qu'il ne me connaît pas, si ce n'est qu'il se rappelle nos répétitions dans la sixième forme, à raison de deux vers chaque matin, et encore bien imparfaits. Je me le suis rappelé en passant sur les caps Matapan, Saint-Angelo et son île de Clériga, et j'ai toujours regretté l'absence de l'Anthologie. Je suppose qu'il va traduire maintenant Vondel, le Shakspeare hollandais, et dans l'état actuel Gysbert van Amstel pourra facilement être arrangée pour notre théâtre. Je présume qu'il a vu le poème hollandais où l'amour de Pirame et Thisbé est comparé à... la Passion de Jésus-Christ, ainsi que l'amour de Lucifer pour Ève, et autres variétés de la littérature des Pays-Bas. Sans doute vous me croirez fou de vous entretenir de pareilles bagatelles, mais elles sont en grande réputation sur les bords de tous les canaux, depuis Amsterdam jusqu'à Alkmazar.
»Tout à vous, etc.
BYRON.
»Toutes mes poésies sont entre les mains de leurs divers éditeurs, excepté mes Imitations d'Horace, auxquelles j'ai joint quelques vers sauvages sur le Méthodisme et quelques notes féroces sur les trois éditeurs de l'Édin; mes Imitations, dis-je, sont en retard, et pourquoi? Je n'ai pas d'amis dans le monde qui puisse traduire suffisamment bien le latin d'Horace et mon Anglais pour les ajuster ensemble au sortir de la presse, et corriger les épreuves d'une manière un peu grammaticale. En sorte que si vous n'avez pas d'entrailles quand vous retournerez à Londres, pour moi je suis trop loin pour le faire moi-même; le monde se trouvera privé de cet ouvrage ineffable pendant je ne sais combien de semaines.
»Le Pélerinage de Childe Harold attendra jusqu'à ce que celui de Murray soit fini. Il fait maintenant une tournée dans Middlesex, et à son retour nous devons nous attendre à des merveilles. Il veut en faire un in-quarto, c'est un abominable format peu propre à la vente; mais l'ouvrage est effroyablement long, et il faut bien qu'on obéisse à son libraire...
»Ainsi vous allez prendre les ordres. Il faut que vous fassiez votre prix avec les réviseurs ecclésiastiques; ils vous accusent d'impiété, et je crains que ce ne soit à tort. Démétrius Poliorcète est ici avec Gilpin Horner. Nous n'avons pas besoin du peintre 165, car les portraits qu'il a faits d'inspiration se trouvent absolument semblables aux animaux. Écrivez-moi, et envoyez-moi votre Chanson d'amour; mais j'attends de vous paulo majora. Faites un effort pour briller avant d'être diacre; essayez un peu d'un sec éditeur.
»Tout à vous, etc.»
BYRON.
FIN DU TOME NEUVIÈME.
IMPRIMERIE DE DONDEY-DUPRÉ,
Rue St.-Louis, n°46, au Marais.