Œuvres complètes de lord Byron, Tome 09: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
LETTRE XXXIII.
À M. HARNESS.
Saint-James's-Street, 18 mars 1809.
«Vous ne me deviez pas d'excuses; si vous avez le tems d'écrire, et si vous y êtes disposé, tant mieux; Le Seigneur nous rend reconnaissans pour les faveurs que nous recevons. Quand, au contraire, je n'entends pas parler de vous, je me console en pensant que vous êtes plus agréablement occupé.
»Je vous envoie par le même courrier une certaine satire nouvellement publiée; et en retour de trois shillings et six pences qu'il m'en coûte, je vous prie, si vous venez à en deviner l'auteur, de tenir son nom secret, du moins quant à présent. Londres est plein de l'affaire du duc 108. La Chambre des communes s'en est occupée pendant les trois dernières soirées, et n'a cependant encore rien décidé. Je ne sais pas si la chose sera portée devant notre Chambre, à moins que ce ne soit sous forme d'accusation. Si elle y paraît d'une manière qui permette la discussion, je serai peut-être tenté de dire quelque chose à ce sujet. Je suis bien aise d'apprendre que vous aimez Cambridge, premièrement parce que vous savoir heureux ne peut qu'être infiniment agréable à quelqu'un qui vous désire toutes les joies possibles de ce monde sublunaire, et secondement, parce que j'admire la moralité de ce sentiment. L'alma mater a été pour moi une injusta noverca, et cette vieille folle ne m'a donné mon degré de master artium que parce qu'elle n'a pu l'éviter. Vous savez quelle farce un noble candidat est obligé de jouer.
«Je compte partir pour mes voyages, si je puis, au printems, et avant cette époque je fais une collection des portraits de ceux de mes camarades d'école avec lesquels j'étais le plus lié. J'en ai déjà quelques-uns, et j'ai besoin du vôtre, sans lequel la galerie ne serait pas complète. J'ai employé l'un des premiers peintres de miniature de l'époque, et ce à mes dépens bien entendu, car je n'ai jamais souffert que mes connaissances fussent induites à la moindre dépense pour satisfaire quelqu'une de mes fantaisies. Cette observation pourra paraître indélicate; mais quand je vous dirai qu'un de nos amis avait d'abord refusé de poser dans la persuasion qu'il lui faudrait délier les cordons de sa bourse, vous conviendrez qu'il est nécessaire de bien établir d'abord ces préliminaires; pour éviter le retour d'une semblable méprise, je viendrai vous voir quand il en sera tems, et je vous ménerai chez le peintre. Ce sera une espèce de taxe que je léverai pendant une semaine sur votre patience; mais excusez-moi, je vous prie, et songez que cette ressemblance sera peut-être le seul souvenir qui me restera un jour de notre ancienne amitié et de notre liaison actuelle. Cette idée paraît assez folle maintenant; mais dans quelques années, quand quelques-uns d'entre nous seront morts, que d'autres seront séparés par des circonstances inévitables, ce sera une sorte de satisfaction de conserver, dans les portraits de ceux qui survivront, l'image de ce que nous étions naguère, et de contempler dans les portraits de ceux qui seront morts tout ce qui nous restera du jugement, de la sensibilité et de l'ensemble de tant de nobles qualités. Mais tout ceci doit être assez ennuyeux pour vous; ainsi bon soir, et pour finir mon chapitre ou plutôt mon homélie, croyez-moi, mon cher Harness, votre très-affectionné, etc., etc.»
Dans cette idée romanesque de rassembler et de conserver les portraits de ses anciens amis de classe, on voit le travail naturel d'un cœur ardent et désappointé qui, à mesure que l'avenir commence à s'obscurcir autour de lui, se rattache avec empressement au souvenir du passé, et qui, désespérant de trouver de nouveaux et de fidèles amis, ne songe plus qu'à conserver tout ce qu'il pourra des anciens. Mais, en ce moment même, sa sensibilité eut à soutenir un de ces terribles échecs auxquels des ames comme la sienne, fort au-dessus de la trempe ordinaire, ne sont que trop fréquemment exposées. Ce fut de la part d'un des amis qu'il estimait le plus qu'il reçut, au moment où il quittait l'Angleterre, cette preuve d'indifférence dont il se plaint et s'indigne dans une note du second chant de Childe-Harold, la mettant en contraste avec la fidélité et l'affection que venait de lui montrer son domestique turc Derwish. M. Dallas décrit ainsi l'émotion où il le vit à l'occasion de ce même manque d'affection:
«Je le trouvai étouffant d'indignation. Le croirez-vous? me dit-il; je viens à l'instant de rencontrer N***, je l'ai prié de venir passer une heure avec moi; il m'a refusé; et quelle raison pensez-vous qu'il m'ait donnée? Il était engagé à aller courir les boutiques avec sa mère et quelques autres dames, et il sait que je pars demain pour être absent pendant plusieurs années, et peut-être pour ne revenir jamais! Amitié! je ne pense pas qu'excepté vous, votre famille et peut-être ma mère, je laisse derrière moi un seul être qui se soucie de ce que je pourrai devenir.»
D'après cette phrase déjà citée d'une lettre à Mrs. Byron, «il faut que je fasse quelque chose bientôt dans la Chambre,» et d'après une autre expression plus explicite encore, contenue dans une lettre à M. Harness, il paraîtrait qu'il songeait sérieusement, à cette époque, à entrer de suite dans la carrière des affaires politiques que sa qualité de pair héréditaire semblait ouvrir naturellement devant lui. Mais quelles qu'aient été d'abord les impulsions de son ambition vers ce point, il y renonça bientôt. S'il eût été allié de quelques familles qui eussent tenu un rang distingué dans le monde politique, son envie de dominer, secondée par de tels exemples et de telles sympathies, l'eût porté sans doute à chercher la gloire au milieu des guerres de parti; peut-être c'eût été alors son lot de donner un exemple remarquable de ce changement par lequel un homme cesse d'être un grand poète pour devenir un grand politique. Heureusement, toutefois pour le monde, car c'est une question si ce fut un bonheur pour lui-même, il était décidé que ce serait dans l'empire plus brillant de la poésie qu'il devait dominer. En effet, l'isolement de toute société dans lequel il se trouvait à cette époque, étant privé de ces affections et de ces protections dont un jeune homme est ordinairement entouré lors de ses débuts, cet isolement, dis-je, devait le décourager de suivre une carrière où les chances de succès dépendent surtout des avantages qui ne sont pas en nous-mêmes. Loin donc de prendre une part active aux travaux de ses nobles collègues, il paraît qu'il regardait comme ennuyeux et mortifiant d'y assister comme spectateur. Quelques jours après son admission, il se retira dans sa retraite de Newstead-Abbey, pour y savourer l'amertume d'une expérience prématurée, ou pour y méditer d'avance sur les scènes et les aventures auxquelles son esprit ardent devait trouver à l'étranger un champ plus libre que dans sa patrie.
Peu de tems s'écoula cependant avant qu'il ne fût rappelé à Londres par le succès de sa satire, dont le prompt débit rendait une seconde édition nécessaire. Son agent zélé, M. Dallas, avait pris soin de lui transmettre, dans sa solitude, tout ce qu'il avait pu recueillir d'opinions favorables à son ouvrage. Il n'est pas sans intérêt de voir par quels degrés on arrive d'abord à la réputation, et de trouver dans l'approbation d'autorités telles que Pratt et les écrivains des Revues, la première récompense et les premiers encouragemens d'un Byron.
«Vous êtes déjà, lui écrivait-il, assez généralement connu pour l'auteur. Cawthorn m'en a parlé dans ce sens, et j'en ai eu par moi-même une preuve chez Hatchard, libraire de la reine. J'entrai pour lui demander la satire; il me répondit qu'il en avait vendu un grand nombre d'exemplaires, qu'il ne lui en restait pas un, qu'il allait en redemander davantage, ce que je vis depuis qu'il avait fait. Je lui demandai quel était l'auteur. Il me répondit qu'on la croyait de Lord Byron. J'insistai pour savoir si c'était son opinion, à lui-même. Il me répondit que oui, et que ce qui le lui faisait croire, c'est qu'une dame de distinction était venue, sans hésitation, lui demander la satire de Lord Byron. Il m'apprit aussi qu'il avait demandé à M. Giffard, qui vient souvent dans sa boutique, si la satire était de vous; celui-ci nia absolument qu'il en connût l'auteur; mais il parla avec grand éloge de l'ouvrage, et dit qu'on lui en avait envoyé un exemplaire. Hatchard m'a assuré que tous ceux qui fréquentent son cabinet de lecture l'admirent beaucoup. Cawthorn m'a dit qu'on en faisait généralement un très-grand cas, non-seulement parmi ses propres pratiques, mais encore parmi toutes celles de ses confrères. Je suis allé plusieurs fois exprès chez mon éditeur, et je l'ai toujours entendu beaucoup vanter. Pratt l'a lue dernièrement à haute voix dans les salons, Phillip à un cercle d'hommes de lettres: tous l'ont unanimement louée. L'Anti-Jacobin et le Gentleman's Magazine ont déjà embouché pour vous la trompette de la renommée. Vous verrez votre satire dans les autres revues le mois prochain, et probablement elle sera maltraitée dans quelques-unes, suivant les rapports que les propriétaires ou les éditeurs peuvent avoir avec ceux que vous y avez flagellés.»
À son arrivée à Londres, vers la fin d'avril, il trouva la première édition de sa satire presque épuisée; il se mit aussitôt en devoir d'en préparer une seconde, à laquelle il résolut de mettre son nom. Les additions qu'il fit alors à son ouvrage sont considérables, il ajouta entre autres près de cent vers qui devinrent les premiers 109, et ce ne fut guère qu'au milieu du mois suivant que la nouvelle édition fut prête à imprimer. Pendant son dernier séjour à la campagne, il était convenu avec son ami Hobhouse qu'ils quitteraient l'Angleterre au commencement de juin, et il désirait voir les épreuves de son volume avant que de partir.
Cette seconde édition est suivie d'un post-scriptum en prose que M. Dallas, et c'est une preuve de jugement et de goût, supplia en vain le poète de retrancher. Il est fort à regretter que Byron ne se soit point rendu à ses sages avis; car il règne, dans cette malheureuse page, un ton de bravache, que l'on est toujours peiné de voir adopté par un homme vraiment brave. En voici un échantillon: «On dira peut-être que je quitte l'Angleterre, parce que j'y ai insulté des personnes d'esprit et d'honneur; mais je reviendrai, et elles pourront entretenir jusque-là leurs ressentimens. Ceux qui me connaissent peuvent affirmer que les motifs qui me font voyager, sont loin d'être des craintes littéraires ou personnelles, et ceux qui ne me connaissent pas pourront en être convaincus un jour. Depuis la publication de cet opuscule, mon nom n'a pas été au secret, j'ai presque constamment habité Londres, prêt à rendre raison de ce que j'ai écrit, et m'attendant chaque jour à recevoir quelque petit cartel; mais, hélas! les tems de la chevalerie sont passés, ou, pour parler comme le vulgaire, il n'y a plus de courage aujourd'hui.»
Quelques torts que l'auteur ait pu avoir dans cette satire, peu de personnes la jugeraient plus sévèrement aujourd'hui, qu'il ne la jugea lui-même neuf ans après l'avoir composée, au moment où il venait de quitter l'Angleterre pour n'y jamais revenir. M. Murray possède l'exemplaire que Byron lut alors; et les notes qu'il griffonna en marge, et au bas des pages, méritent d'être traduites ici; sur la première on lit:
«La reliure de ce volume est beaucoup trop belle pour ce qu'il contient.
»C'est la propriété d'un autre, voilà la seule raison qui me retient de jeter au feu ce misérable monument de colère déplacée et de critique aveugle.»
En marge de ce passage: «De se laisser égarer par le cœur de Jeffrey, ou la tête béotienne de Lamb,» est écrit: «Cela n'est pas juste; la tête et le cœur de ces messieurs, ne sont pas du tout tels qu'ils ont été ici représentés.» En travers de tout le sévère passage contre MM. Wordsworth et Coleridge, il a griffonné injuste. Pour l'attaque terrible contre M. Bowles, le commentaire est: «Tout ce morceau sur Bowles est trop sauvage.» À la marge des vers qui commencent par «salut à l'immortel Jeffrey,» est écrit, «trop féroce... C'est de la folie toute pure;» et plus bas, à propos des vers: «Quelqu'un se rappelle-t-il ce jour désastreux, etc.,» il ajoute, «tout cela est mauvais, parce que c'est trop personnel.»
Quelquefois cependant, loin de casser ses premiers jugemens, il semble disposé à les confirmer et rendre plus sévères. Ainsi, en marge du passage relatif à certain auteur de certaines épopées obscures (Cottle), il dit: «C'est bien,» ajoutant au bas de la page: «J'ai vu quelques lettres de ce drôle à une pauvre dame poète,» dont il attaque les productions (productions dont cette brave femme n'était nullement enflée), d'un ton si grossier et si tranchant, que je ne regretterais pas les coups de fouet que je lui ai donnés, quand même ils eussent été injustes, ce qui n'est pas, car en vérité c'est un grand âne. En marge des vers si forts contre Clarke, collaborateur du Magazine appelé le satiriste, se trouve cette remarque: «Assez bien; il la méritait, et cela n'est pas trop mal exprimé.»
Tout le paragraphe commençant par Illustre Lord Holland, a pour note «mauvais, et, en outre, manquant de vérité.» Les vers contre Lord Carlisle lui paraissent mauvais aussi, la provocation n'était pas suffisante pour justifier tant d'acrimonie. Dans une autre note concernant le même seigneur, il dit: «Beaucoup trop sauvage, quel qu'en ait pu être le fondement.» Il dit de Rosa Maltida (la fille du célèbre juif K...), «elle a depuis épousé le Morning-Post, mariage extrêmement bien assorti.» Aux vers commençant par «Quand quelque jeune homme d'espérance, habitant une échoppe, etc.,» il a joint un note qui n'est pas sans intérêt: «Tout ceci était dirigé contre le pauvre Blackett, il était alors patronisé par A. I. B. 110. Je l'ignorais, sans quoi je n'eusse pas écrit tout ceci, ou du moins, je ne le crois pas.»
En regard de l'éloge de M. Crabbe, il a écrit: «Je considère Crabbe et Coleridge comme les deux plus remarquables poètes de notre tems, sous le rapport de l'invention et du pathétique.» Sur l'un de ses propres vers:
Et la gloire comme le Phénix au milieu des flammes, etc.
il s'écrie: «Le diable emporte le Phénix! comment a-t-il fait pour venir se fourrer là?» Et il conclut ses remarques de détails par l'observation suivante, sur l'ensemble de la pièce:
«Je désirerais bien sincèrement que la majeure partie de cette satire
n'eût jamais été écrite, non seulement à cause de l'injustice des
jugemens qui y sont portés sur quelques ouvrages et quelques personnes,
mais parce que je ne saurais approuver le ton qui y règne en général, et
l'esprit qui l'a dictée.
«BYRON.--Diodati-Genève, 14 juillet 1816.»
En même tems qu'il préparait sa nouvelle édition, il faisait gaîment les honneurs de Newstead à une troupe de jeunes amis de collége, qu'à la veille de quitter l'Angleterre pour si long-tems il avait réunis autour de lui, comme pour une fête d'adieux. La lettre suivante, de l'un des convives, Charles Skinner Matthews; quoiqu'elle ne parle pas autant de son hôte illustre que nous eussions pu le désirer, plaira sans doute au lecteur comme une peinture prise au moment même, et qui réfléchit bien le caractère de Byron à cette époque.
LETTRE DE C.S. MATTHEWS, ÉCUYER,
À MISS ***.
Londres, 22 mai 1809.
Ma chère miss ***,
«Il faut d'abord que je vous donne quelques détails sur le lieu singulier que je viens de quitter.
»Newstead-Abbey est située à 136 milles de Londres, et à 4 de Mansfield. C'est un si beau morceau d'architecture que je ne serais pas étonné qu'on en trouvât la description, et peut-être la gravure, dans les monumens gothiques de Grose. Elle est en la possession des ancêtres du propriétaire actuel depuis l'époque de la dissolution des monastères, mais le bâtiment lui-même est d'une date bien plus reculée. Quoique tombant en ruines, c'est encore une abbaye complète, et la plus grande partie de l'édifice est encore debout et dans le même état que le jour où il fut construit. Il y a deux rangées de cloîtres, avec un grand nombre de chambres et de cellules, qui, bien qu'inhabitées et inhabitables, pourraient facilement être remises en état; beaucoup des anciennes chambres servent encore, entre autres une grande salle dallée. Il ne reste plus qu'un côté de l'église de l'abbaye; l'ancienne cuisine et une longue file de bâtimens attenans n'offrent plus qu'un amas de décombres. Une salle magnifique de 70 pieds de long sur 23 de large, unit les anciennes constructions aux bâtimens modernes; mais toutes les parties de la maison sont dans un grand état de délabrement et d'abandon, excepté celles que le seigneur actuel vient de faire arranger.
»La maison et les jardins sont entièrement entourés d'une muraille crénelée. Devant l'entrée principale se trouve un grand lac, flanqué çà et là de bâtimens fortifiés, dominés par une tour placée à l'autre extrémité. Imaginez-vous, tout autour, des collines nues et arides, la vue ne découvrant qu'à peine deux ou trois méchans arbres rabougris, à plusieurs milles de distance, et vous aurez une idée de Newstead. Le dernier lord étant brouillé avec son fils, auquel le domaine était assuré par substitution, voulut au moins, par esprit de vengeance, qu'il ne lui arrivât que dans le plus mauvais état possible. En conséquence il négligea les constructions, et fit un tel abattage de tous les arbres, qu'il réduisit bientôt une propriété naguère boisée à l'état de désolation et de nudité que je viens de décrire. Toutefois, son fils mourut avant lui, et, tout cet étalage de colère manqua ainsi son effet.
»En voilà assez sur le domaine; j'ai multiplié les détails sans ordre et sans liaison, pour qu'ils ressemblassent mieux au sujet. Mais si ce lieu vous paraît étrange, la manière dont on y vit ne l'est pas moins, je vous assure. Montez avec moi les degrés qui mènent au vestibule, que je vous présente à Milord et à ses hôtes. Prenez garde, souvenez-vous de n'y venir qu'en plein jour, et de bien ouvrir vos yeux, car si vous alliez vous tromper, si vous tourniez trop à droite en montant les degrés, vous vous feriez empoigner par un ours, et si vous alliez trop à gauche, ce serait encore pire, vous vous trouveriez nez à nez avec un loup. Parvenu à la porte, vous n'êtes pas hors de danger, car le vestibule étant en mauvais état, et ayant grand besoin de réparation, il y a probablement à l'autre extrémité une foule de visiteurs qui s'exercent à tirer au blanc, de manière que si vous entrez sans donner, de loin et à haute voix, avis de votre approche, vous n'aurez échappé à l'ours et au loup que pour tomber sous les balles des joyeux moines de Newstead.
«Nous étions quatre, sans compter Lord Byron, et notre compagnie s'augmentait de tems en tems d'un curé du voisinage. Quant à notre manière de vivre, voici quel était généralement l'ordre du jour: pour le déjeuner, point d'heure fixe, chacun le prenait à sa convenance, et la table demeurait servie jusqu'à ce que chacun de nous eût fini; il est vrai de dire que si quelqu'un de nous eût désiré déjeuner d'aussi bonne heure que dix heures, il lui eût fallu une grande chance pour trouver aucun des domestiques debout. Nous nous levions, terme moyen, à une heure. Moi, qui me levais généralement entre onze heures et midi, j'étais toujours, même malade, le premier levé, et je passais pour un miracle de diligence et d'activité. Souvent deux heures sonnaient avant que nous n'eussions fini de déjeuner. Alors, pour amuser notre journée, nous avions la lecture, l'escrime, le bâton de volée, ou le jeu de volant dans le grand salon, le tir au pistolet dans le vestibule; la promenade à pied, à cheval, en bateau sur le lac, la partie de paume, ou quelque partie avec l'ours et le loup que nous nous plaisions à tourmenter. Entre sept et huit heures, nous nous mettions à table pour dîner, et nous y restions jusqu'à une, deux et trois heures du matin. Je laisse à deviner quel était notre plaisir pendant cette longue séance.
»Je ne dois pas passer sous silence l'usage de faire passer à la ronde, au moment du dessert, un crâne humain, rempli de vin de Bourgogne. Après nous être rassasiés de viandes choisies et des meilleurs vins de France, nous nous rendions dans le salon pour prendre le thé; là, suivant son goût, chacun se livrait à la lecture ou à quelque conversation instructive; et, après les Sandwiches, etc., chacun se retirait dans sa chambre à coucher. Une collection de robes de moines, avec tout ce qui s'en suit, crosses, rosaires, tonsures, etc., donnait plus de variété à nos physionomies et à nos plaisirs.
»Vous pouvez juger combien je fus contrarié de me trouver malade presque pendant la première moitié du tems que je passai à Newstead. Mais je fus conduit à des réflexions bien différentes de celles du docteur Swift, qui quitta sans cérémonie aucune la maison de Pope, et lui écrivit ensuite qu'il était impossible à deux amis malades de vivre ensemble; mon pauvre corps tremblant et affaibli se trouvait si mal de la robuste et bruyante santé de mes compagnons, que je désirais de tout mon cœur voir chacun dans la maison, aussi malade que moi.
»Je revins à pied avec un autre des convives; nous faisions à peu près vingt-cinq milles par jour, mais nous restâmes environ une semaine en route, parce que nous fûmes retenus par les pluies.
»Je terminerai ici le récit d'une excursion qui m'a fait mieux connaître
le pays. Où croyez-vous que j'aille maintenant? À Constantinople! Du
moins on m'a proposé ce petit voyage. Lord Byron et un autre de mes amis
partent le mois prochain, et m'ont demandé de les accompagner; mais
c'est un projet un peu important, et qui vaut bien la peine d'y
réfléchir à deux fois... Adieu, etc.»
C.S. MATTHEWS.
Après avoir ainsi mis la dernière main à sa nouvelle édition, sans attendre les nouveaux honneurs qui se préparaient pour lui, Lord Byron quitta Londres le 11 juin, et, quinze jours après, mit à la voile pour Lisbonne.
Quelque grands que fussent les progrès que son talent eût faits sous l'influence de la colère qu'il avait prise pour muse, il est, dans la satire dont nous venons de parler, bien loin de la hauteur qu'il atteignit dans la suite. Il est remarquable en effet que, lié comme son génie paraît l'avoir été avec son caractère, le développement de ce dernier ait précédé de si long-tems toute la maturité des ressources de l'autre. La nature, en développant de bonne heure en lui une faculté de sentir si forte et si multiple, semblait lui avoir désigné ce qu'elle attendait de lui, avant qu'il pût la comprendre. Ce ne fut que lentement et après de longues méditations, qu'il découvrit en lui-même tous ces matériaux de poésie, que son caractère de feu enfantait, pour ainsi dire, à son insu. Toute vigoureuse que soit sa satire, on y voit peu de choses qui puissent donner un avant-goût des merveilles qui l'ont suivie. Son esprit avait reçu l'éveil, mais il n'en avait pas encore sondé la profondeur; et le fiel qu'il y répand, ne part pas encore du fond de son cœur comme celui qu'il jeta dans la suite à la face du genre humain. Ses innombrables facultés, ses passions que son ame avait nourries si long-tems, n'avaient pas encore trouvé d'organe digne d'elles. Le sombre, le grandiose, le tendre de sa nature, n'avaient pas encore de voix, jusqu'à ce qu'enfin son puissant génie se réveilla avec le sentiment de toute sa force.
En s'arrêtant, dans sa satire aussi bien que dans ses premières poésies, à écrire d'après des modèles reçus, il montra combien peu il avait encore exploré ses propres ressources, et découvert les marques distinctives qui devaient à jamais illustrer son nom. Quelque hardi et quelque énergique que fût en général son caractère, il avait bien peu de confiance dans ses forces intellectuelles. Ce ne fut que par degrés insensibles qu'il acquit la conscience de ce qu'il pouvait faire; et il ne fut pas moins étonné que le public de découvrir dans son ame une aussi riche mine de génie. C'est par suite de la même lenteur à s'apprécier, que, dans la suite, arrivé à l'apogée de sa gloire, il douta long-tems qu'il pût réussir dans aucun ouvrage qui ne demandât que de l'esprit et de la gaîté, jusqu'à ce que l'heureux essai qu'il en fit dans Beppo, dissipa sa méfiance, et ouvrit une nouvelle carrière de triomphes à son génie immense et versatile.
À quelque distance que ses premières productions soient de celles qui les ont suivies, il y a dans sa satire une vivacité de pensées, une vigueur et un courage qui, joints à la justice de sa cause, ne pouvaient manquer de lui valoir la sympathie publique, et d'attacher immédiatement beaucoup de célébrité à son nom. Malgré le ton général de hardiesse et d'indifférence qui règne dans sa satire, on y voit de tems en tems quelques allusions à son sort et à son caractère, dont le pathétique semble assurer la vérité, et qui étaient de nature à piquer vivement la curiosité et l'intérêt. Je vais citer deux ou trois de ces passages, comme montrant bien l'état de son ame à cette époque. Voici comme il peint sa jeunesse exposée sans protection aux tentations d'un monde corrompu et corrupteur: «Moi-même, le plus insouciant d'une troupe insouciante, qui ai juste assez de bon sens pour connaître ce qui est juste, et faire ce qui ne l'est pas, abandonné à moi-même à l'âge où le bouclier de la raison est encore mal assuré, pour chercher mon chemin au travers de la foule innombrable des passions; moi que tous les genres de plaisir ont attiré et repoussé tour à tour, moi-même je me sens forcé d'élever la voix; je suis forcé de sentir que de telles scènes, que de tels hommes sont contraires au bien public. Quand même quelqu'ami me dirait d'un ton de censeur: En quoi vaux-tu mieux que les autres, fou que tu es? Quand même chacun de mes anciens camarades de débauche sourirait et crierait au miracle, de me voir devenu moraliste...»
Mais le passage suivant, quoique écrit à la hâte, montre bien plus encore ce cœur ulcéré que l'on retrouve dans toutes ses compositions subséquentes:
«Il fut un tems qu'un mot désagréable ne serait jamais tombé de mes lèvres qui semblent aujourd'hui pleines de fiel; ni fous ni folies n'auraient pu me forcer à mépriser le plus vil des insectes que je voyais ramper devant mes yeux. Mais aujourd'hui je suis bien endurci, je suis bien changé de ce que j'étais dans ma jeunesse. J'ai appris à penser et à dire sévèrement la vérité; j'ai appris à me moquer des décrets emphatiques de nos critiques et à les briser eux-mêmes sur la roue qu'ils m'avaient préparée. J'ai appris à repousser du pied la verge que l'on voulait me faire baiser...»
Nous avons indiqué dans les pages précédentes quelques-unes des causes qui amenèrent ce changement de son caractère. Outre son propre témoignage, il en est plusieurs autres qui prouvent qu'il n'avait naturellement pas de fiel. Dans son enfance, bien qu'il se montrât quelquefois colère et entêté, chacun reconnaissait sa douceur et sa bonté envers ceux qui se montraient eux-mêmes bons et doux à son égard; et ceux qui l'ont connu alors s'accordent à le d'un caractère affectueux et gai.
De toutes ces qualités naturelles la plus saillante, en effet, semble avoir été un profond besoin d'aimer. Une disposition à former des attachemens durables et un désir ardent d'être payé de retour, ont été le songe et le tourment de sa vie. Nous avons vu avec quel enthousiasme passionné il se livra à ses amitiés de collége. L'amour délirant et malheureux qui suivit fut, si je puis m'exprimer ainsi, l'agonie, sans être la mort, de ce désir insatiable qui dura toute sa vie, remplit sa poésie de tout ce que l'ame a de plus tendre, prêta l'éclat de ses couleurs, même à ces nœuds indignes que la vanité et la passion lui firent former dans la suite, et lui dicta encore ces stances qu'il écrivait quelques mois avant sa mort:
Il est tems que ce cœur cesse d'être ému, puisqu'il a cessé d'émouvoir les autres, et cependant, quoique je ne puisse plus être aimé, j'ai besoin d'aimer encore!
En supposant même les circonstances les plus favorables, ce serait encore une question de savoir si, avec des dispositions telles que celles que nous venons de décrire, il eût pu éviter d'être à la fin désappointé, ou s'il eût jamais pu trouver où reposer son imagination et ses désirs; mais Lord Byron rencontra les désappointemens dès les premiers pas qu'il fit dans le sentier de la vie. Sa mère, vers laquelle il tourna naturellement et avec ardeur ses premières affections, ou le repoussa rudement, ou s'en joua par caprice. Parlant de ses premières années avec un de ses amis, à Gênes, peu de tems avant son départ pour la Grèce, il datait la première sensation de peine ou d'humiliation qu'il eût jamais connue, de la froideur avec laquelle sa mère recevait ses caresses dans son enfance et de ses fréquentes et malicieuses allusions à son infirmité.
Sa jeunesse fut aussi privée de l'affection sympathique d'une sœur; il n'eut d'abord avec la sienne que des rapports extrêmement rares. Si son besoin d'aimer avait trouvé où s'épancher dans sa famille, peut-être le torrent de ses sensations se serait-il trouvé plus au niveau de ce monde qu'il avait à traverser. Ainsi il eût évité ces chutes rapides et tumultueuses auxquelles il fut bientôt exposé pour s'être trop tôt élevé à toute sa crue. Le manque d'objets sur lesquels son attachement pût se porter dans la maison paternelle ne laissa à son cœur d'autres ressources que ces affections enfantines qu'il forma à l'école; quand celles-ci furent interrompues par son passage à Cambridge, il se retrouva de nouveau isolé et abandonné au vague de ses désirs. Bientôt survint son malheureux attachement pour miss Chaworth, auquel, plus qu'à toute autre cause, il attribuait lui-même le funeste changement qui s'opéra dans son caractère.
«Je doute quelquefois, dit-il dans ses Pensées détachées, si, après tout, un genre de vie tranquille et sans agitation eût pu me convenir, et pourtant je regrette quelquefois de n'en avoir pas un tel. Mes premiers rêves, comme presque tous ceux des enfans, furent des rêves guerriers; peu après ils furent tous d'amour et de solitude, jusqu'à ce que mon malheureux attachement pour Maria Chaworth commença lorsque j'avais à peine quinze ans, et continua long-tems quoique soigneusement caché. Ce fut ce qui me rejeta de nouveau seul sur une vaste... vaste mer. Je me rappelle qu'en 1804, je rencontrai ma sœur chez le général Harcourt dans Portland-Place. J'étais moi-même alors, tel qu'elle m'avait toujours vu jusque-là. Quand nous nous rencontrâmes ensuite en 1805 (elle me l'a dit depuis), mon caractère et mes manières étaient tellement changés que l'on me reconnaissait à peine. Je ne m'apercevais pas alors de cette altération; mais j'y crois, et je pourrais en rendre raison.» J'ai déjà raconté la manière dont il prit congé de miss Chaworth avant son mariage. Une fois après cet événement, il la revit, et ce fut pour la dernière, lorsqu'il fut invité par M. Chaworth à dîner à Annesley, peu de tems avant son départ d'Angleterre. Le peu d'années qui s'étaient écoulées depuis leur dernière entrevue avaient apporté un changement considérable dans les manières et l'extérieur du jeune poète. L'informe et gros écolier était devenu un jeune homme gracieux et bien pris dans sa taille. Ces émotions et ces passions qui rehaussent d'abord et détruisent ensuite la beauté, n'avaient encore produit sur ses traits que leur effet favorable; et quoiqu'il eût eu peu d'occasions de fréquenter la bonne société, ses manières avaient acquis cette douceur et cet aplomb qui caractérisent l'homme bien élevé. Son empire sur lui-même fut bientôt mis à l'épreuve quand on apporta dans l'appartement la petite fille de sa belle hôtesse. La vue de cet enfant lui fit éprouver un saisissement dont il ne fut pas maître, ce ne fut qu'avec effort qu'il parvint à dissimuler sa profonde émotion, et c'est à ce qu'il éprouva dans ce moment que nous devons ces stances touchantes: «Eh bien! tu es heureuse, etc. 111,» qui ont paru dans un recueil de Mélanges, publié par l'un de ses amis, et que l'on retrouve maintenant dans la collection générale de ses œuvres. Sous l'influence du même sentiment il composa deux autres pièces à cette même époque; mais comme elles ne se trouvent que dans les Mélanges que je viens de citer, et que ce recueil n'est plus dans le commerce, je crois qu'on ne me saura pas mauvais gré d'en citer ici quelques stances:
ADIEUX A UNE DAME 112.
Quand, chassé des bosquets d'Éden, l'homme s'arrêta quelques instans sur le seuil, chaque scène lui rappelait les heures écoulées, et lui faisait maudire son avenir.
Mais errant à travers de lointains climats, il apprit à porter le poids de son chagrin; il ne fit plus que donner un soupir au souvenir du tems passé, et trouva du soulagement au milieu de scènes plus agitées.
Ainsi, Marie, doit-il en être de moi; je ne dois plus revoir tes charmes, car quand je m'arrête près de toi, mon cœur soupire pour tout ce bonheur qu'il a connu autrefois, etc.
L'autre poème respire tout entier la tendresse; mais je n'en donnerai que les stances qui me paraissent les plus saillantes:
STANCES À ***, en quittant l'Angleterre.
C'en est fait! la barque abandonne au souffle du vent ses voiles blanches, qui soufflent autour du mât et s'entr'ouvrent aux efforts de la brise bruyante! Et il faut que je quitte ce pays, parce que je n'en puis aimer qu'une...
Comme un oiseau privé de sa compagne, mon cœur déchiré se livre à la douleur: en vain je cherche autour de moi, je ne puis rencontrer un sourire ami, une figure qui me plaise, et même au milieu des troupes les plus nombreuses, je suis toujours seul, parce que je n'en puis aimer qu'une.
Je franchirai les flots blanchissans, j'irai chercher une patrie à l'étranger; je ne saurais trouver de repos nulle part, jusqu'à ce que j'aie oublié les traits de cette belle infidèle; je ne puis me soustraire à mes sombres pensées, mais je puis aimer toujours, et toujours je n'en puis aimer qu'une...
Je pars... mais en quelque lieu que j'aille, aucun œil ne se mouillera pour moi de larmes, aucun cœur ne sympathisera à mes peines; toi-même, qui as détruit toutes mes espérances, tu ne m'accorderas pas un soupir, quoique je n'en aime qu'une.
Le souvenir de chacune de ces scènes passées, la pensée de ce que nous sommes, de ce que nous avons été, abîmerait de douleurs des cœurs plus faibles! Mais, hélas! le mien a supporté le choc, il bat encore comme il avait commencé, et n'en aime jamais réellement qu'une.
Qu'elle peut être cette belle, si tendrement aimée? c'est ce que le vulgaire ne doit pas savoir; pourquoi ce jeune amour fut-il malheureux? tu le sais, et moi j'en gémis; et bien peu de ceux qui vivent sur cette terre n'ont aimé si long-tems, et n'en ont aimé qu'une.
J'ai essayé les fers d'une autre, tout aussi belle peut-être; j'aurais donné beaucoup pour l'aimer autant que toi, mais un charme insurmontable empêchait mon cœur déchiré de rien sentir que pour une.
Il me serait doux de te revoir au moment du départ, de te bénir en te disant adieu; cependant je ne voudrais pas demander à tes beaux yeux des larmes pour celui qui va errer sur les vastes mers. Il a perdu sa patrie, ses espérances, sa jeunesse, et toutefois il aime encore, et n'en aime qu'une.
Tandis que son cœur aimant était ainsi trompé dans ses espérances de retour, il était au moins autant mortifié et désappointé dans un autre instinct de sa nature, le désir d'acquérir des distinctions et de dominer. Le peu de rapports entre sa fortune et son rang fut de bonne heure pour lui une source d'embarras et d'humiliations; et la haute opinion qu'il avait des avantages d'une naissance illustre ne faisait qu'ajouter à l'amertume de cette inégalité. Cependant l'ambition lui suggéra bientôt qu'il y avait d'autres et de plus nobles voies pour arriver aux distinctions. Il sentit avec orgueil qu'il pourrait un jour obtenir celles que le talent ne doit qu'à lui-même. Il n'était pas extraordinaire non plus que, comptant sur l'indulgence que l'on accorde ordinairement à la jeunesse, il espérât faire impunément le premier pas dans le sentier de la gloire. Mais là, comme dans tous les autres objets que son cœur s'était proposés, il ne rencontra que le désappointement et la mortification. Au lieu d'éprouver ces égards, si ce n'est cette indulgence avec laquelle les critiques accueillent ordinairement de jeunes débutans, il se trouva tout à coup victime d'une sévérité sans borne, sévérité que l'on ne déploie que rarement contre les plus vieux pécheurs dans le monde littéraire. Ainsi, son cœur, qui venait d'éprouver toute la douleur d'un amour malheureux, se vit encore frustré de ces ressources et de ces consolations qu'il avait cherchées dans l'exercice de ses facultés intellectuelles.
Tandis qu'il éprouvait ainsi de bonne heure des peines de plus d'un genre, son imagination reçut encore l'influence funeste de plaisirs trop prématurés. Bientôt se dissipa ce charme dont la jeunesse aime à embellir un monde qu'elle ne connaît pas. Ses passions avaient dès le commencement anticipé l'avenir, et le vide qu'elles laissèrent bientôt dans son ame fut, de son propre aveu, l'une des principales causes de cette mélancolie qui forma depuis l'une des marques distinctives de son caractère.
«Mes passions, dit-il dans ses Pensés détachées, se développèrent de très-bonne heure, de si bonne heure que bien peu voudraient me croire, si j'en citais la date et les circonstances: peut-être l'une des causes de cette mélancolie anticipée de mes pensées fut que j'avais anticipé la vie. Mes premiers poèmes sont pleins de pensées qui semblent appartenir à un âge dix ans plus vieux que celui auquel ils furent écrits; je ne veux point parler de leur mérite, mais de l'expérience qu'on y remarque. Les deux premiers chants de Childe Harold furent terminés, quand je n'avais que vingt-deux ans, et on les croirait écrits par un homme plus âgé que je ne le serai probablement jamais.»
Quoique la première phrase de cet extrait se rapporte à une époque de beaucoup antérieure, elle nous donnera occasion de remarquer que, quelque irrégulière qu'ait été sa vie durant les deux ou trois années qui précédèrent le moment de ses voyages, l'idée que plusieurs ont eue qu'il faisait dans Childe Harold allusion aux débauches et aux orgies de Newstead, est, comme beaucoup d'autres accusations contre lui, fondée sur son propre témoignage, étrangement exagéré. Il représente, il est vrai, la maison de son représentant poétique comme un dôme monastique condamné à de vils usages, et ajoute: «Où la superstition tenait jadis son antre les filles de Paphos venaient chanter et sourire.» M. Dallas se livrant au même esprit d'exagération, dit, en parlant des préparatifs du jeune poète: «Déjà rassasié de plaisirs et dégoûté de la compagnie de ceux qui n'avaient point d'autres ressources, il avait résolu de maîtriser ses passions, et avait congédié ses harems.» La vérité est que l'exiguïté des moyens pécuniaires de Lord Byron eût suffi seule pour le détourner de ce luxe oriental. Son genre de vie à Newstead était simple et peu coûteux. Ses compagnons, quoique amis du plaisir, avaient des goûts et des caractères trop réfléchis pour s'accommoder d'une débauche vulgaire. Quant à ses prétendus harems, il paraît qu'une ou deux subintroductæ, comme les moines les auraient appelées, et encore prises parmi les domestiques de la maison, sont tout ce que la médisance a jamais pu citer à l'appui de cette calomnie.
Il nous dit lui-même, dans le journal que je viens de citer, que le jeu était au nombre de ses folies à cette époque.
«J'ai, dit-il, idée que les joueurs sont aussi heureux que bien d'autres gens, parce qu'ils sont toujours excités. Les femmes, le vin, la gloire, la table rassasient quelquefois; mais chaque coup de carte ou de dé tient le joueur éveillé, outre que l'on peut jouer dix fois plus long-tems qu'on ne peut faire toute autre chose. Étant jeune, j'étais passionné pour le jeu, c'est-à-dire pour le hasard; car je déteste tous les jeux de cartes, même le pharaon. Quand le maccao fut inventé, je ne voulus pas l'adopter; car je regrettais le bruit du cornet et des dés et cette glorieuse incertitude, non-seulement d'une chance bonne ou mauvaise, mais même d'une chance quelconque; car il faut souvent jeter les dés plusieurs fois avant d'obtenir un résultat. J'ai gagné jusqu'à quatorze coups de suite, et enlevé tout l'argent qui se trouvait sur la table; mais je n'avais ni sang-froid, ni jugement, ni calcul: c'était l'émotion qui faisait tout mon plaisir. Après tout, j'ai cessé à tems, sans avoir ni beaucoup gagné ni beaucoup perdu. Depuis l'âge de vingt-un ans j'ai très peu joué, et jamais au-delà de cent, deux cents ou trois cents guinées.»
Il fait allusion à cette folie et à quelques autres dans le billet suivant.
À M. WILLIAMS BANKES.
Vendredi, minuit.
Mon cher Bankes,
«Je reçois à l'instant votre petit mot; croyez que je suis désespéré de n'en avoir pas eu plus tôt connaissance; une demi-heure de conversation avec vous m'eût été plus agréable que le vin, le jeu et toutes les autres manières à la mode de passer une soirée chez soi ou en ville. Je suis réellement très-fâché d'être sorti avant l'arrivée de votre missive; à l'avenir écrivez-moi avant six heures, et soyez sûr que, quels que soient mes engagemens, je les mettrai de côté. Croyez-moi avec cette déférence que j'ai eue dès mon enfance pour vos talens, et une meilleure opinion de votre cœur,
»Votre, etc.»
BYRON.
Parmi les causes, si ce n'est plutôt parmi les résultats de cette disposition à la mélancolie qui tenait à son caractère, il ne faut pas oublier ce scepticisme en fait de matières religieuses, qui, comme nous l'avons vu, jetait déjà quelque chose de sombre sur les pensées de son enfance, et qui se rembrunit de plus en plus à l'époque dont je parle en ce moment. En général, nous voyons les jeunes gens trop ardemment occupés des plaisirs que ce monde donne ou promet, pour s'occuper bien sérieusement des mystères du monde à venir. Mais avec lui le cas était malheureusement tout contraire: comme philosophe et comme ami du plaisir, il avait acquis trop tôt la plus déplorable expérience. Être, comme il le supposait, parvenu à la dernière limite des plaisirs de ce monde, et ne voir au-delà que nuages et obscurité, tel était le sort funeste auquel un caractère et des passions prématurées semblaient condamner Lord Byron.
Quand, à l'âge de vingt-cinq ans, Pope se plaignait d'être fatigué du monde, Swift lui répondit qu'il n'avait point encore assez agi, assez souffert dans le monde pour en être fatigué. Mais quelle différence entre la jeunesse de Pope et celle de Byron! Ce que le premier n'avait qu'anticipé par la pensée, le second le connut dans la plus triste réalité. À l'âge où l'un commençait à peine à jeter un coup d'œil sur l'océan de la vie, l'autre y avait plongé, et en avait sondé toutes les profondeurs. Swift lui-même dut aux désappointemens et aux injustices qu'il éprouva de bonne heure cette amertume qui ne le quitta jamais, et présente bien plus d'analogie avec le sort de notre poète, non-seulement pour les attaques cruelles auxquelles il se trouva jeune en butte, que pour l'effet qu'elles produisirent sur son caractère 113.
Note 113: (retour) Il y a du moins un grand point de rapprochement dans la disposition d'esprit que Johnson attribue à Swift: «Le soupçon d'irréligion, dit-il, qui plana sur la tête de Swift, vint en grande partie de son horreur pour l'hypocrisie: au lieu de chercher à paraître meilleur, il prenait plaisir à paraître pire qu'il n'était en effet.» (Note de Moore.)
La jeunesse est naturellement portée à se donner des airs d'une mélancolie romantique, à imiter un air triste et sombre que les années n'ont pas encore pu amener. Je ne veux pas nier que quelque chose de ce genre ne soit venu augmenter et nourrir les dispositions peu riantes de notre jeune poète. Il avait dans son cabinet d'étude un certain nombre de crânes humains bien polis et rangés avec une symétrie qui semblerait indiquer plutôt l'envie de s'entourer d'idées sombres que de les éviter. Peut-être est-ce aussi une imitation de l'usage que Young fit, dit-on, d'un crâne, circonstance qui nous ferait douter de la sincérité de sa mélancolie à cette époque, si nous n'en retrouvions les traces évidentes dans le reste de ses écrits et dans sa vie tout entière.
Telle est, d'après son propre témoignage et celui des autres, la disposition d'esprit et de cœur dans laquelle Byron partit pour son voyage indéfini, à la suite du changement le plus grand qu'un homme ait jamais peut-être éprouvé dans sa manière de voir et de sentir. Le refus de lord Carlisle d'agir comme son patron, et la position humiliante dans laquelle ce refus le plaça, complétèrent les mortifications que déjà bien d'autres causes lui avaient fait éprouver. Trompé dans ses espérances en amour et en amitié, il trouva une sorte de vengeance et de consolation à douter qu'il existât en effet de tels sentimens. Les échecs qu'il avait essuyés étaient assez capables d'irriter et de blesser qui que ce soit; il ajouta encore à ce qu'ils avaient de pénible par le caractère irritable et impatient dont il les reçut. Ce que d'autres auraient reçu avec résignation comme autant de malheurs le révolta comme autant d'affronts et d'injustices, et la véhémence de cette réaction produisit un changement complet dans tout son caractère. Alors, comme dans les révolutions, tout ce qu'il y avait de mauvais et d'irrégulier dans son naturel surgit à la surface, et domina en même tems que tout ce qu'il y avait de plus énergique et de plus grand. Ses vertus et ses qualités naturelles ajoutèrent elles-mêmes à la violence de ce changement. Cette même ardeur qu'il avait mise dans ses amitiés et dans ses amours fournit de nouveaux alimens à son indignation et à son mépris. La vivacité et la tournure originale de son esprit ouvrirent un autre canal au fiel dont il était rempli; et cette haine de l'hypocrisie, qu'il avait déjà montrée en exagérant les erreurs de sa jeunesse, le porta, par horreur de toute fausse prétention à la vertu, à une autre prétention encore plus dangereuse, celle d'afficher des vices et de s'en faire gloire.
La lettre suivante, qu'il écrivit à sa mère peu de jours avant que de mettre à la voile, donne quelques détails sur les personnes qui composaient sa suite. Robert Rushton, dont il y parle avec tant d'intérêt, est le jeune enfant qu'il introduisit dans le premier chant de Childe Harold, en qualité de son page.
LETTRE XXXIV.
À MRS. BYRON.
Falmouth, 22 juin 1809.
Ma chère mère,
«Nous aurons mis à la voile, probablement avant que cette lettre ne vous soit parvenue. Fletcher m'a tant tourmenté, que je l'ai gardé à mon service; mais s'il ne se conduit pas bien à l'étranger, je le renverrai par un transport. J'ai un domestique allemand, qui a déjà été en Perse avec M. Wilbraham, et qui m'a été fortement recommandé par le docteur Butler de Harrow; si vous l'ajoutez à Robert et William, vous aurez tout le personnel dont se compose ma suite. J'ai des lettres de recommandation en abondance; je vous écrirai de tous les ports où nous toucherons; mais si mes lettres viennent à s'égarer, il ne faut pas vous en alarmer. Le continent marche bien; une insurrection a éclaté dans Paris; les Autrichiens sont en train de battre Bonaparte, et les Tyroliens se sont soulevés.
«Voici mon portrait à l'huile pour être renvoyé le plus tôt possible à Newstead. Je voudrais bien que les demoiselles P... eussent quelque chose de mieux à faire que d'emporter mes miniatures à Nottingham pour les copier. Puisque c'est fait maintenant, vous pourriez leur offrir de copier aussi les autres portraits, auxquels je tiens beaucoup plus qu'au mien. Quant aux finances, je suis ruiné, du moins jusqu'à ce que Rochdale soit vendu; si cela ne tourne pas bien, j'entrerai au service de l'Autriche ou de la Russie, peut-être même à celui de la Turquie, si leurs manières me conviennent. Le monde est devant moi; je quitte l'Angleterre sans regret et sans aucun désir de rien revoir de ce qu'elle contient, excepté vous-même et votre résidence actuelle.
»P. S. Dites, je vous prie, à M. Rushton que son fils se porte bien et va bien; il en est de même de Murray; en vérité, je ne l'ai jamais vu mieux: il sera de retour dans un mois. Au nombre de mes regrets je devrais compter celui de me séparer de ce fidèle serviteur; son grand âge me privera peut-être du plaisir de le revoir jamais. Pour Robert, je l'emmène; je l'aime, parce que, comme moi, il paraît être un animal sans amis en ce monde.»
Ceux qui se rappellent la description poétique qu'il fait de l'état de son ame au moment de quitter l'Angleterre, pourront trouver étranges et choquantes la gaîté et la légèreté qui règnent dans les lettres que je vais transcrire ici. Mais dans un caractère comme celui de Lord Byron, ces éclats de vivacité extérieure ne sont pas du tout incompatibles avec un cœur intimement et profondément ulcéré 114, et le ton de gaîté et de bonne humeur qu'il y affecte ne rend que plus frappant le sentiment d'abandon et d'isolement qu'il y laisse quelquefois percer.
Note 114: (retour) On sait que le poète Cowper composa son chef-d'œuvre de gaîté, John Gilpin, pendant une de ses crises d'abattement mortel, et il dit lui-même: «Tout étrange que cela puisse paraître, les ouvrages les plus bouffons que j'aie écrits, le furent dans un moment de tristesse affreuse, et peut-être ne les eussé-je jamais écrits sans cette même tristesse.»
(Note de Moore.)
LETTRE XXXV.
À M. HENRY DRURY.
Falmouth, 25 juin 1809.
Mon cher Drury,
«Nous partons demain par le paquebot de Lisbonne; nous avons été retenus jusqu'ici par le manque de vent et d'autres circonstances. Tout étant maintenant pour le mieux, demain soir à cette heure-ci nous serons embarqués sur ce vaste monde des eaux. Le paquebot de Malte ne devant pas partir pendant quelques semaines, nous avons résolu d'aller par Lisbonne, afin de voir le Portugal; de là par Cadix et Gibraltar, et puis nous reprenons notre première route, Malte et Constantinople, si tant est que le capitaine Kidd, notre brave commandant, entende bien la navigation, et nous conduise suivant la carte.
»Voulez-vous avoir la bonté de dire au docteur Butler 115, qu'à sa recommandation j'ai pris à mon service un Prussien, Friese, la perle des domestiques? Il s'est trouvé parmi les adorateurs du feu en Perse, a vu Persépolis et tout ce qui s'en suit.
Note 115: (retour) En se réconciliant avec le docteur Butler, au moment de son départ, Byron donna une nouvelle preuve de la bonté de son caractère, irritable sans doute, mais étranger à toute idée de haine ou de rancune. Il avait préparé des corrections pour une nouvelle édition de ses Heures d'oisiveté, où il remplaçait les épigrammes contre ce professeur, par son éloge et l'aveu des torts qu'il se reprochait envers lui.
(Note de Moore.)
»Hobhouse a fait de formidables préparatifs pour publier ses voyages au retour; un cent de plumes, deux gallons d'encre 116, plusieurs livres blancs, etc., tout cela pour le plus grand avantage d'un public éclairé. J'ai renoncé à rien écrire pour mon propre compte, mais j'ai promis de lui fournir un ou deux chapitres de mœurs, etc., etc.
Le coq chante, il faut partir; je ne saurais vous en dire davantage.
(Ghost of Gaffer Thumb.)
«Adieu, croyez-moi, etc., etc.»
LETTRE XXXVI.
À M. HODGSON.
Falmouth, 25 juin 1809.
Mon cher Hodgson,
«Avant que la présente ne vous parvienne, Hobhouse, deux femmes d'officiers, trois enfans, deux filles de chambre, deux subalternes pour la troupe, trois seigneurs portugais et leurs domestiques, enfin moi-même, en tout dix-neuf ames, nous aurons mis à la voile pour Lisbonne, sous la conduite du noble capitaine Kidd, aussi brave marin qu'aucun qui ait jamais passé en contrebande un quartaut de spiritueux.
»Nous allons à Lisbonne d'abord, parce que le paquebot de Malte est déjà parti, voyez-vous? De Lisbonne à Gibraltar, Malte, Constantinople et cœtera, comme dit éloquemment l'orateur Henley, quand il mit en danger l'église et cœtera.
»Cette ville de Falmouth, comme vous le devinez presque déjà, n'est pas située fort loin de la mer. Elle est défendue de ce côté par deux châteaux, Saint-Maws et Pendennis, extrêmement bien calculés pour tourmenter tout le monde, excepté l'ennemi. Saint-Maws a pour garnison un individu très-valide, âgé seulement de quatre-vingts ans; c'est du reste un homme veuf. C'est à lui qu'est dévolu le commandement absolu et la direction de six pièces de siége, les moins dirigeables possible, admirablement adaptées pour la destruction de Pendennis qui est une autre tour de même force sur l'autre côté du canal. Nous avons visité Saint-Maws; pour Pendennis, on ne nous l'a laissé voir qu'à distance, parce qu'on nous soupçonnait, Hobhouse et moi, d'avoir déjà pris Saint-Maws par un coup de main.
»La ville contient beaucoup de quakers et de poisson salé; les huîtres y ont un goût de cuivre, parce que le pays est plein de mines; les femmes (bénie soit pour cela la corporation!) sont fouettées derrière une charrette quand elles se permettent de voler en petit ou en grand; et c'est ce qui est arrivé hier vers midi à une personne du beau sexe. Elle était entêtée et a envoyé le maire à tous les diables...
»Hodgson! rappelez-moi au souvenir de Drury, et rappelez-moi à votre propre souvenir... quand vous serez ivre; je ne suis pas digne d'occuper les pensers d'un homme à jeun. Ayez l'œil à ma satire chez Cawthorn, dans Cockspur-Street...
»J'ignore quand je pourrai vous écrire de nouveau, car cela dépend de notre expérimenté capitaine, le brave Kidd, et «des vents orageux qui ne soufflent pas dans cette saison.» Je quitte l'Angleterre sans regret; j'y retournerai sans plaisir. Je suis comme Adam, le premier pécheur condamné à la déportation; mais je n'ai pas d'Ève, et je n'ai pas mangé de pomme, si ce n'est des pommes sures et sauvages. Ainsi finit mon premier chapitre.
»Adieu. Tout à vous, etc.»
Dans cette lettre étaient renfermées les strophes suivantes, dont nous regrettons de ne pouvoir rendre toute la gaîté et le naturel:
En rade de Falmouth, 30 juin 1809.
1. Hourra! Hodgson, nous voilà partis; l'embargo est à la fin levé: une brise favorable agite les voiles, et les frappe contre le mât, au-dessus duquel le pavillon de partance déploie ses orbes onduleux. Attention! le coup de canon est tiré. Les cris des femmes effrayées et les juremens des matelots nous avertissent que le moment est venu. Voici monter à bord un coquin de douanier; il faut tout ouvrir, tout montrer, malles, caisses, etc. Malgré tant de bruit et de fracas, il faut que le plus petit trou à rats soit visité, avant qu'on ne nous permette de partir à bord du paquebot de Lisbonne.
2. Nos matelots détachent les amarres; tout le monde aux rames. Le bagage descend de dessus le quai; nous sommes impatiens. En avant, poussez loin du rivage. «Prenez garde! cette caisse renferme des liquides. Arrêtez le bateau, je me sens malade: oh! mon Dieu!»--«Malade! madame; le diable m'emporte, vous le serez bien davantage quand vous aurez été seulement une heure à bord.» Hommes, femmes, maîtres et valets, maîtresses et servantes, pressés les uns contre les autres comme des bâtons de cire, crient, se démènent et s'agitent. Que de bruit, que de fracas avant que nous n'atteignions le paquebot de Lisbonne!
3. Enfin nous l'avons atteint! Voilà le capitaine, le brave Kidd, qui commande son équipage. Les passagers sont parqués dans leur logement, les uns pour y grogner, les autres pour y vomir tout à leur aise. «Holà hé! appelez-vous cela une chambre? Cela n'a pas trois pieds carrés; il n'y aurait pas de quoi contenir la reine Mab 117. Qui diable peut loger là-dedans?»--«Qui, monsieur? beaucoup de monde. Vingt seigneurs à la fois ont rempli mon navire.»--«Vraiment! Jésus mon Dieu, comme vous nous pressez! Plût à Dieu que vos vingt seigneurs y fussent encore! j'aurais échappé à la chaleur et au bruit qui règnent à bord de ce beau navire, le paquebot de Lisbonne.
4. «Fletcher! Murray! Rob 118! où êtes-vous? étendus sur le pont comme des bûches! Un coup de main, vous, joli matelot; voilà un bout de corde pour fouetter ces chiens-là.» Hobhouse murmure des juremens affreux en roulant le long de l'écoutille; il vomit alternativement des vers et son déjeuner, et nous envoie tous à tous les diables. «Voilà une stance sur la maison de Bragance... Au secours!»--«Un couplet?»--«Non, une tasse d'eau chaude.»--«Qu'est-ce qu'il y a?»--«Diable! mon foie me vient sur le bord des lèvres! Je ne survivrai jamais au bruit et au fracas de ce navire brutal, le paquebot de Lisbonne.»
5. Enfin, nous voilà en route pour la Turquie; Dieu sait quand nous en
reviendrons! Les vents violens et les sombres tempêtes peuvent en un
moment briser notre vaisseau. Mais puisque, de l'avis des philosophes,
la vie n'est qu'une plaisanterie, le mieux est encore de rire. Rions
donc, comme je fais maintenant; rions de tout, des grandes et des
petites choses. Bien portans ou malades, à la mer ou sur terre, tant que
nous avons de quoi boire abondamment, rions. Que diable! peut-on se
soucier d'autre chose? Holà hé! de bon vin! qui voudrait s'en laisser
manquer, même à bord du paquebot de Lisbonne?
BYRON.
Le 2 juillet, le navire mit à la voile de Falmouth; et après une heureuse traversée de quatre jours et demi, nos voyageurs arrivèrent à Lisbonne, et se logèrent dans cette ville.
Lord Byron citait souvent une étrange anecdote que le capitaine Kidd, commandant du paquebot, lui avait racontée pendant la traversée. Cet officier lui dit qu'une nuit, étant endormi, il fut réveillé par le poids de quelque chose de lourd sur son estomac, et qu'à l'aide d'une petite clarté qui régnait dans sa chambre, il reconnut distinctement le corps de son frère qui, à cette époque, servait aux grandes Indes dans la marine royale, revêtu de son uniforme et couché en travers sur son lit. Pensant que c'était une illusion de ses sens, il ferma les yeux, et essaya de dormir. Mais la même pression se fit encore sentir, et chaque fois qu'il se hasarda à ouvrir les yeux, il vit la même figure couchée en travers sur lui dans la même position. Pour ajouter encore à ce que cet événement avait de merveilleux, en étendant la main pour toucher ce fantôme, il sentît que l'uniforme dont il paraissait couvert était tout dégouttant d'eau. À l'arrivée d'un de ses camarades qu'il appela au secours, l'apparition s'évanouit; mais quelques mois après, il reçut l'accablante nouvelle que son frère était mort cette nuit-là même, noyé dans les mers des Indes. Le capitaine Kidd n'avait pas le plus léger doute sur la réalité de cette apparition surnaturelle.
Les lettres suivantes de Lord Byron à son ami Hodgson, quoique écrites avec une gaîté et une légèreté d'écolier, donneront quelque idée de l'impression que lui fit son séjour à Lisbonne. De telles lettres, qui contrastent si fortement avec les nobles stances sur le Portugal, qui se trouvent dans le Childe Harold, montreront combien son imagination était versatile, et sous combien d'aspects différens il pouvait envisager les mêmes choses suivant les différentes dispositions d'esprit où il était.
LETTRE XXXVII.
À M. HODGSON.
Lisbonne, 16 juillet 1809.
Mon cher Hodgson,
«Jusqu'ici nous avons poursuivi notre route; nous avons vu des choses magnifiques, des palais, des couvens; mais comme tout cela se trouvera écrit au large dans le premier volume de voyages de mon ami Hobhouse, je ne veux point anticiper, ni le voler, en fraudant le plus petit détail, et vous le communiquant ainsi d'une manière clandestine dans une lettre. Tout ce que je puis me permettre de vous dire, c'est que le village de Cintra, dans l'Estramadoure, est peut-être le plus beau village du monde...............................................
»Je suis très-heureux ici, parce que j'aime les oranges, et que je parle mauvais latin aux moines, qui le comprennent d'autant mieux, qu'il est plus semblable au leur. Et puis je vais en société (avec mes pistolets de poche). Et puis je nage dans le Tage, que j'ai traversé d'un seul coup. Et puis je monte à cheval sur un âne ou sur une mule. Et puis j'ai attrapé la diarrhée, et j'ai été piqué par les mosquites: mais qu'est-ce que cela fait? on ne doit point chercher ses aises quand on fait une partie de plaisir.
«Quand les Portugais font les méchans, je dis caracho! le grand juron des fashionables de ce pays-ci, et qui remplace parfaitement notre damnation. Quand je suis mécontent de mon voisin, je l'appelle combro de merda; avec ces deux phrases et une troisième, cobra burro, qui signifie: procurez-moi un âne, je suis universellement reconnu pour un homme de distinction, et qui parle fort bien toutes les langues. Quelle joyeuse vie nous menons, nous autres voyageurs!... si nous avions la nourriture et le vêtement. Mais sérieusement, et par malheur trop sérieusement parlant, tout au monde est préférable à l'Angleterre; et jusqu'ici je m'amuse beaucoup de mon voyage.
»Demain, nous partons pour faire à cheval plus de quatre cents milles en poste, jusqu'à Gibraltar, où nous nous embarquerons pour Mélite et Byzance. Une lettre me parviendrait à Malte, ou me serait envoyée si j'étais absent. Embrassez, je vous prie, les Drury, les Dwyer, et tous les Éphésiens que vous rencontrerez. J'écris en ce moment avec le crayon qui m'a été donné par Butler, ce qui rend ma mauvaise main pire encore. Excusez mon illisibilité...
»Hodgson! envoyez-moi les nouvelles, les morts et les défaites, les crimes capitaux et les malheurs de mes amis. Donnez-moi quelques détails sur les sujets littéraires, les controverses et les critiques; tout cela me sera agréable: Suave mari magno, etc. En parlant de cela, j'ai été malade à la mer et de la mer. Adieu...
»Votre affectionné, etc.»
LETTRE XXXVIII.
À M. HODGSON.
Gibraltar, 6 août 1809.
«Je viens d'arriver dans cette ville après un voyage de près de cinq cents milles, à travers le Portugal et une partie de l'Espagne. Nous allâmes à cheval de Lisbonne à Séville et à Cadix, et de là nous montâmes à bord de la frégate l'Hypérion pour nous rendre ici. Les chevaux sont excellens, nous faisions soixante-dix milles par jour. Des œufs, du vin, des lits bien durs, sont toutes les commodités qu'offre la route; mais sous un climat aussi brûlant, c'est bien assez. Ma santé est meilleure qu'en Angleterre.
»Séville est une belle ville, et la Sierra Moréna est une montagne bien digne de ce nom; mais le diable emporte les descriptions! elles sont toujours ennuyeuses. Cadix! délicieuse Cadix! c'est le plus beau point de la terre..., et la beauté de ses rues et de ses bâtimens ne le cède qu'à l'amabilité de ses habitans. Car, préjugé national à part, je dois avouer que les femmes de Cadix sont aussi supérieures en beauté aux femmes anglaises, que les Espagnols sont inférieurs aux Anglais pour toutes les qualités qui donnent de la dignité au nom d'homme... Au moment où je commençais à faire quelques connaissances dans la ville, je fus obligé d'en partir.
»Vous n'attendez pas de moi une longue lettre après une telle course à cheval, «sur ces rosses d'Asie à l'embonpoint hypocrite.» En parlant d'Asie, cela me fait penser à l'Afrique, qui n'est qu'à cinq milles de ma demeure actuelle; j'y veux aller me promener avant de partir pour Constantinople...
«Cadix est une vraie Cythère; beaucoup de grands d'Espagne s'y sont réfugiés, après avoir quitté Madrid à la suite des troubles: c'est, je crois, la plus jolie ville et la plus propre de l'Europe. Londres est sale en comparaison... Les Espagnoles se ressemblent toutes; leur éducation est la même. La femme d'un duc est comme la femme d'un paysan sous le rapport de l'instruction; et pour les manières, la femme d'un paysan a les mêmes que la duchesse. Certainement elles sont séduisantes; mais elles n'ont qu'une idée dans la tête, et l'unique affaire de toute leur vie est l'intrigue...
«J'ai vu sir John Carr à Séville et à Cadix; et comme le barbier de Swift, je l'ai supplié de ne me point faire figurer dans son journal. Rappelez-moi, je vous prie, au souvenir des Drury et des Davies et de tous ceux de ce genre-là qui sont encore en vie 119.
Note 119: (retour) Des recommandations de ce genre, dit M. Hodgson, dans une note au bas de la copie de cette lettre, se trouvent à chaque pas dans sa correspondance. Il ne se contentait pas de s'informer de la santé de ses amis et de leur donner cette marque de souvenir. Si l'on pouvait savoir tout ce qu'il a fait pour ses nombreux amis, certes il paraîtrait bien digne d'en avoir eu. Pour moi, je me fais un plaisir de reconnaître avec les sentimens de la plus vive gratitude, qu'il est venu généreusement et bien à propos à mon secours; et si mon pauvre ami Bland vivait encore, il rendrait aussi de grand cœur le même hommage à la mémoire de Byron, quoique, après tout, je sois de tous les hommes celui qui lui doit le plus de reconnaissance.
(Note de Moore.)
Envoyez-moi une lettre et des nouvelles à Malte. Ma première sera datée du Caucase ou de la montagne de Sion. Je repasserai en Espagne avant de me rendre en Angleterre, car je suis amoureux de ce pays. Adieu, etc.»
Dans une lettre à Mrs. Byron, datée de Gibraltar, quelques jours après, il répète les mêmes détails sur son voyage, mais un peu plus étendus. «Pour faire compensation, dit-il, à la saleté de Lisbonne et de ses habitans, le village de Cintra, situé à quinze milles environ de cette capitale, est peut-être, sous tous les rapports, le plus délicieux de l'Europe; il renferme des beautés de toute espèce, naturelles et artificielles. Des palais et des jardins s'élevant au milieu des rochers, des cataractes et des précipices; des couvens sur des hauteurs prodigieuses. Dans le lointain la vue de la mer et du Tage, et, en outre, quoique ce ne soit qu'une circonstance bien secondaire, ce village est remarquable comme étant le lieu où fut signée la fameuse convention de sir H*** D** 120. Il réunit l'apparence sauvage et pittoresque des montagnes de l'Écosse avec la verdure et la fécondité du midi de la France. Près de là est le palais de Mafra, l'orgueil des Portugais, et qui serait admiré dans tous les pays du monde sous le rapport de la magnificence, mais non sous celui de l'élégance. Un couvent y est annexé; les moines sont assez polis, et entendent le latin, de sorte que nous eûmes ensemble une longue conversation. Ils ont une belle bibliothèque, et me demandèrent si les Anglais avaient des livres dans leur pays.»
Il raconte ensuite dans la même lettre une aventure qui lui arriva à Séville, et qui peut donner une juste idée de lui-même et du pays où il se trouvait:
«Nous logeâmes dans la maison de deux dames espagnoles non mariées, qui possèdent six maisons à Séville, et me donnèrent un curieux modèle des manières espagnoles. Ce sont des dames de qualité: l'aînée est une fort belle femme; la seconde est agréable, mais elle n'est pas d'un port aussi avantageux que dona Josepha. La liberté de manières qui est générale ici m'étonna d'abord beaucoup; dans la suite de mes observations, j'eus lieu de remarquer que la réserve n'est pas le caractère dominant des Espagnoles, qui, en général, sont très-bien, avec de grands yeux noirs et de fort belles formes. L'aînée honora votre fils indigne d'une attention toute particulière, elle m'embrassa au moment de mon départ (je n'y avais demeuré que trois jours). Elle coupa une boucle de mes cheveux, et me fit cadeau d'une tresse des siens de trois pieds de long, que je vous envoie, et que je vous prie de vouloir bien me garder jusqu'à mon retour. Ses mots d'adieu furent: Adios, tu hermoso! me gustas mucho. «Adieu! beau cavalier, tu me plais beaucoup.» Elle m'offrit une partie de son propre appartement, que ma vertu ne me permit pas d'accepter; elle rit beaucoup, me dit que j'avais quelque amante en Angleterre, et ajouta qu'elle allait se marier à un officier de l'armée espagnole.»
Parmi les beautés espagnoles, qui avaient excité en masse son imagination, il paraît qu'une dame était au moment de fixer plus particulièrement son attention:
«Cadix, la délicieuse Cadix, est la plus agréable ville que j'aie encore vue; elle est bien différente de nos villes anglaises, excepté sous le rapport de la propreté; elle est aussi propre que Londres, mais pleine des plus belles femmes de l'Espagne; les belles de Cadix sont pour l'Espagne ce que sont les belles du Lancashire pour l'Angleterre. Précisément au moment où je venais d'être présenté à la grandesse, et que je commençais à l'aimer, je me suis vu obligé de quitter Cadix pour cet affreux Gibraltar; mais avant de rentrer en Angleterre, j'y veux faire une autre visite.
»La veille de mon départ, j'étais à l'opéra dans la loge de l'amiral *** avec sa femme et sa fille. Elle est très-jolie dans le genre espagnol, qui, à mon avis, n'est pas inférieur au genre anglais pour la beauté proprement dite, et qui est bien plus séduisant. De longs cheveux noirs, des yeux noirs et languissans, un teint olive-claire et des formes plus gracieuses, quand elles sont animées par le mouvement, que n'en peut concevoir un Anglais, habitué à l'air nonchalant et apathique de ses belles compatriotes; ajoutez à cela la mise à la fois la plus décente et du meilleur goût, qui rend une beauté espagnole tout-à-fait irrésistible.
»Mademoiselle *** et son jeune frère comprenaient un peu le français, et, après avoir témoigné ses regrets que je ne susse pas l'espagnol, elle me proposa de m'enseigner cette langue. Je ne pus répondre que par un profond salut, regrettant de quitter Cadix trop promptement pour faire tous les progrès qui eussent naturellement suivi mes études sous une si charmante directrice. Je me tenais debout, sur le derrière de la loge, qui ressemble assez à nos loges d'opéra (le théâtre est vaste, bien décoré, et la musique admirable), comme le font généralement les Anglais pour ne pas incommoder les dames qui sont devant, quand la belle espagnole déplaça une vieille femme, tante ou duègne, et m'ordonna de venir m'asseoir à côté d'elle, à une distance honnête de la maman. Le spectacle terminé, je m'étais éclipsé, et je traversais le passage avec plusieurs hommes, quand la dame, tournant la tête par hasard, m'appela, et j'eus l'honneur de la conduire jusqu'à la maison de l'amiral. J'ai reçu une invitation pour l'époque de mon retour à Cadix, et j'en profiterai certainement si je repasse par l'Espagne, en revenant d'Asie.»
C'est à ces aventures, ou plutôt à ces commencemens d'aventures, qu'il fait allusion dans la première partie de ses Souvenirs; et c'est de la plus jeune de ses belles hôtesses de Séville qu'il dit qu'il devint amoureux, à l'aide d'un dictionnaire.
«Pendant quelque tems, dit-il, je réussis très-bien dans mes études de langue et dans mon amour 121, jusqu'à ce que la dame prit une fantaisie pour une bague que je portais, et s'opiniâtra à ce que je la lui donnasse comme un gage de ma sincérité. Cela était impossible, et je lui déclarai que tout ce que je possédais était à son service, excepté cette bague dont j'avais fait vœu de ne pas me séparer. La jeune Espagnole se fâcha, son amant ne tarda pas à se fâcher aussi, et l'affaire se termina par une froide séparation. Bientôt après je mis à la voile pour Malte, où je perdis à la fois et mon cœur et ma bague.»
Dans une lettre sur Gibraltar que nous venons de citer, il ajoute: «Je vais demain en Afrique, qui n'est qu'à six milles de cette forteresse. Mon premier séjour après sera Cagliari, en Sardaigne, où je serai présenté à sa majesté. J'ai un superbe uniforme pour habit de cour, indispensable à un voyageur.» Toutefois il ne mit pas à exécution son projet de visiter l'Afrique. Après un court séjour à Gibraltar, où il dîna une fois avec lady Westmoreland, et une autre avec le général Castaños, il partit de Malte, par le paquebot, le 19 août. Il avait renvoyé en Angleterre Joe Murray et le jeune Rushton, la santé de ce dernier ne lui permettant pas de l'accompagner plus long-tems.
«Je vous prie, dit-il à sa mère, ayez toutes sortes de bontés pour cet enfant; car c'est mon grand favori 122.»
Note 122: (retour) Voici le post-scriptum de cette lettre:«Ainsi lord G... est marié à une paysanne! c'est fort bien! Si je me marie, je vous amènerai une sultane, avec une demi-douzaine de villes pour dot; et pour vous réconcilier avec une belle-fille ottomane, elle vous donnera un boisseau de perles, pas plus grosses que des œufs d'autruche et pas plus petites que des noix.»
Il écrivit aussi une lettre au père de cet enfant, qui donne une si bonne idée de la bonté et de la sensibilité de son ame, que j'ai grand plaisir à l'insérer ici.
LETTRE XXXIX.
À M. RUSHTON.
Gibraltar, 15 août 1809.
M. Rushton,
«J'ai envoyé Robert en Angleterre avec M. Murray, parce que le pays que
je vais traverser est dans une condition peu sûre, particulièrement pour
un enfant aussi jeune. Je vous permets de garder vingt-cinq livres
sterling par an pour son éducation, si je ne reviens pas avant cette
époque, et je désire qu'il soit toujours considéré comme étant à mon
service. Prenez-en le plus grand soin; qu'il soit envoyé à l'école. Dans
le cas où je viendrais à mourir, j'ai eu soin dans mon testament de lui
assurer une existence indépendante. Il s'est conduit extrêmement bien,
et a beaucoup voyagé, en égard au peu de tems qu'a duré son absence.
Vous déduirez les frais de son éducation de votre fermage.»
BYRON.
Ce fut le sort de Byron, pendant toute sa vie, de trouver partout où il alla des personnes qui, par leur caractère extraordinaire, ou les circonstances dans lesquelles elles s'étaient trouvées, étaient toutes disposées à sympathiser avec lui. C'est à cette attraction qui se trouvait en lui pour tout ce qui était étrange et excentrique, qu'il dut, à la fois, les plus agréables, comme aussi les plus pénibles liaisons qu'il ait formées dans sa vie. C'est dans la première classe que nous devrons ranger le commerce qu'il entretint avec une dame, pendant le court séjour qu'il fit à Malte. C'est cette même dame qu'il a désignée, dans le Childe Harold, sous le nom de Florence, et dont il parle ainsi à sa mère dans une lettre datée de Malte:
«Cette lettre est confiée aux soins d'une femme bien extraordinaire dont vous avez déjà sans doute entendu parler, Mrs. Spenser Smith, sur la délivrance de laquelle le marquis de Salvo a publié une brochure, il y a quelques années. Elle a depuis éprouvé un naufrage, et sa vie a été, dès le commencement, fertile en incidens si extraordinaires, que, dans un roman, ils paraîtraient improbables. Elle est née à Constantinople, où son père, le baron H***, était consul d'Autriche. Elle fut mariée malheureusement, et cependant jamais sa réputation n'a souffert la plus légère atteinte. Elle a excité la vengeance de Bonaparte en prenant part à quelque conspiration, a vu plusieurs fois sa vie en danger; et n'a pas encore vingt-cinq ans. Elle est ici, se disposant à rejoindre son mari en Angleterre. L'approche des Français l'a forcée à s'embarquer sur un vaisseau de guerre, et à quitter précipitamment Trieste, où elle était allée faire une visite à sa mère. Depuis son arrivée je n'ai presque pas eu d'autre compagnie. Je l'ai trouvée très-agréable, très-bien élevée et extrêmement originale. Bonaparte est encore en ce moment si fort irrité contre elle, que sa vie serait peut-être en danger si on la faisait prisonnière une seconde fois.»
Le ton dont notre poète lui parle dans Childe Harold, parfaitement d'accord avec ce qu'il vient d'en dire plus haut, respire l'admiration et l'intérêt, mais sans indiquer un sentiment plus vif.
Aimable Florence! si ce cœur insouciant et flétri pouvait jamais être à une autre, il serait à toi; mais entraîné par toutes les vagues qui se succèdent, je n'ose pas brûler sur ton autel un indigne parfum, ou demander à ton âme chérie une seule pensée pour moi.
C'est ainsi que raisonna Harold quand il jeta les yeux sur ceux de Florence; il y puisa une admiration profonde, mais nul autre sentiment, etc., etc.
Dans un homme comme Byron, qui, en même tems qu'il a fait passer dans ses poésies bien des événemens de sa vie, a mis aussi tant de poésie dans son existence, il n'est pas toujours facile, en cherchant à analyser ses sentimens, de distinguer ceux qui furent réels d'avec ceux qui n'étaient qu'imaginaires. Par exemple la description qu'il nous donne ici de la froideur et de l'insensibilité avec lesquelles il contemplait même les charmes de cette séduisante personne est bien peu d'accord avec l'anecdote que je viens de citer d'après ses Mémoires, avec beaucoup de passages de ses lettres postérieures, mais surtout avec l'un de ses petits poèmes les plus gracieux, qu'il désigne comme adressé à cette même dame, pendant un orage, lorsque notre poète se rendait à Zitza.
Malgré ces témoignages qui semblent se contredire, je serais assez porté à croire que la peinture qu'il nous fait de l'état de son cœur au commencement de Childe Harold est la seule vraie. L'idée qu'il était amoureux ne lui sera venue qu'après, quand l'image de la belle Florence se sera, pour ainsi dire, idéalisée dans son imagination, et qu'elle aura embelli d'un reflet d'amour le souvenir des heures agréables qu'ils avaient passées ensemble dans les îles de Calypso. On se rappellera qu'il attribue lui-même aux cœurs qui se sont livrés de bonne heure aux passions, et qui de bonne heure aussi en ont été désabusés, la froideur et le calme avec lesquels il contempla des appas même aussi séduisans que ceux de l'aimable Florence. Il y a toute raison de croire que telle était alors l'espèce de dégoût avec lequel il voyait tous les objets réels d'amour et de passion; et quoique son imagination pût toujours se créer des idoles, il continua, à son retour en Angleterre, de professer la même indifférence pour les plaisirs qu'il avait autrefois recherchés avec tant d'ardeur. Nul anachorète ne saurait en effet se vanter de plus d'apathie qu'il n'en montra à cette époque pour toutes les séductions de ce genre. Mais à vingt-trois ans, il est triste de ne devoir qu'à la satiété et au dégoût ce calme contre toutes les tentations: ce sont là de tristes auxiliaires de la vertu, et c'est une tranquillité achetée bien cher.
Pendant son séjour à Malte, il fut, à la suite de quelque malentendu de peu d'importance, au moment de se battre en duel avec un officier de l'état-major du général Oakes. Il fait de fréquentes allusions à cet incident dans les lettres que nous lirons bientôt, et j'ai souvent entendu la personne qui lui servait de second, parler avec grand éloge du courage et du mâle sang-froid qu'il déploya dans toute cette affaire. Elle devait se vider de très-bonne heure; son ami fut obligé de l'arracher à un sommeil profond. Arrivés au lieu du rendez-vous, sur le bord de la mer, ils ne virent pas venir leurs adversaires, par suite de quelque erreur involontaire. Quoique ses bagages fussent déjà à bord du brick qui devait le transporter en Albanie, Lord Byron résolut d'attendre au moins encore une heure; et pendant à peu près tout ce tems, son ami et lui se promenèrent le long du rivage. À la fin ils virent venir à eux un officier envoyé par son adversaire, qui non-seulement l'excusa de ce retard, mais encore leur donna toutes les explications qu'ils pouvaient désirer sur ce qui avait fait le sujet même de la querelle.
Le brick de guerre à bord duquel ils s'étaient embarqués, ayant ordre d'escorter une flotte de petits vaisseaux marchands à Patras et à Prévésa, ils restèrent deux ou trois jours à l'ancre en rade de cette première ville. Enfin ils arrivèrent à leur destination, et, après avoir vu en passant un coucher du soleil à Missolonghi, ils débarquèrent, le 27 septembre, à Prévésa.
Ceux qui pourraient désirer des détails sur le voyage de Lord Byron en Albanie, et ceux qu'il fit ensuite dans différentes parties de l'empire ottoman, en compagnie avec M. Hobhouse, les trouveront dans la relation qu'en a publiée ce dernier. Cet ouvrage, très-intéressant par lui-même, sous tous les rapports, le devient bien davantage par cette considération que nous y voyons Lord Byron comme présent à chaque page, et que nous y accompagnons, pour ainsi dire, ses premiers pas dans un pays au nom duquel il a pour jamais rattaché le sien. Comme j'ai entre les mains des lettres du noble poète à sa mère et quelques-unes plus curieuses encore qui, publiées pour la première fois, me mettent en état de donner ses propres descriptions et ses propres esquisses, je me contenterai, après avoir ainsi indiqué d'une manière générale le voyage de M. Hobhouse, d'en extraire quelques notes pour jeter plus de clarté sur la correspondance de son ami.
LETTRE XL.
À MRS. BYRON.
Prévésa, 12 novembre 1809.
Ma chère mère,
«Voici quelque tems que je suis en Turquie; la ville que j'habite est sur la côte; mais j'ai déjà traversé l'intérieur de la province d'Albanie, en allant faire visite au pacha. J'ai quitté Malte, le 21 septembre, à bord du brick de mer le Spider (l'Araignée), et je suis arrivé en huit jours à Prévésa. Déjà je suis allé environ cent cinquante milles plus loin, à Tebelen, maison de campagne de Sa Hautesse, où je suis resté trois jours. Le pacha se nomme Ali; on le regarde comme un homme de grands talens; il gouverne toute l'Albanie (l'ancienne Illyrie), l'Épire et une partie de la Macédoine. Son fils Vely-Pacha, pour lequel il m'a donné des lettres, gouverne la Morée, et a beaucoup d'influence en Égypte; en un mot, c'est un des plus puissans personnages de l'empire Ottoman. Quand, après un voyage de trois jours dans un pays montagneux et plein des beautés les plus pittoresques, j'arrivai à Janina, on me dit qu'Ali-Pacha avait quitté cette capitale, et qu'il était en Illyrie avec son armée, assiégeant Ibrahim-Pacha dans la forteresse de Bérat. Il avait appris qu'un Anglais de distinction était arrivé dans ses états, et avait laissé au commandant de Janina l'ordre de me fournir une maison, et de me procurer gratis tout ce qui me serait nécessaire. En conséquence, encore que l'on m'ait permis de faire quelques présens aux esclaves, etc., on n'a pas voulu me laisser payer la moindre chose de ce qui était entré dans la maison pour notre usage.
»Je fis un tour dans la campagne sur les chevaux du vizir, et visitai ses palais, ainsi que ceux de ses petits-fils; ils sont magnifiques, mais trop chargés d'ornemens d'or et de soie. J'allai ensuite à travers les montagnes jusqu'à Zitza, village qui renferme un monastère grec où je couchai au retour. C'est la plus belle situation que j'aie jamais vue, en exceptant toujours Cintra en Portugal. Notre voyage fut beaucoup allongé par les torrens tombés des montagnes, et qui interceptaient les routes. Je n'oublierai jamais la scène singulière qui s'offrit à mes regards, quand j'entrai à Tebelen vers les cinq heures du soir, au moment du coucher du soleil. Elle me rappela, avec quelque changement de costume, bien entendu, la description que donne Scott, dans son Lay, du château de Branksome et du système féodal. Les Albanais avec leur habillement, le plus magnifique du monde, leur long jupon blanc, leur manteau broché d'or, leur veste et leur gilet de velours cramoisi lacé en or, leurs pistolets et leurs poignards montés en argent; les Tartares avec leurs hauts bonnets, les Turcs dans leurs turbans et leurs vastes pelisses, les soldats et les esclaves noirs avec leurs chevaux; les premiers groupés dans une grande galerie ouverte qui fait partie de la façade, les autres placés dans une sorte de cloître au-dessous; deux cents chevaux harnachés et prêts à être montés au moindre signal, des courriers allant et venant avec des dépêches, le bruit des timbales, des enfans qui crient l'heure, du haut du minaret, joint à la singularité du bâtiment lui-même, forment un coup-d'œil nouveau et délicieux pour l'étranger. Je fus conduit dans un fort bel appartement et le secrétaire du vizir vint s'informer de l'état de ma santé à la mode turque.
«Le lendemain je fus présenté à Ali-Pacha. J'étais vêtu d'un uniforme d'officier d'état-major en grande tenue, avec un sabre magnifique, etc. Le vizir me reçut dans une grande pièce, pavée en marbre; une fontaine lançait de l'eau au milieu, et tout autour de la chambre étaient rangées des ottomanes couvertes d'une étoffe écarlate. Il me reçut debout, politesse extraordinaire pour un musulman, et me fit asseoir à sa droite. J'ai un Grec pour interprète; mais dans cette occasion ce fut un médecin d'Ali qui entend le latin, qui m'en servit. Sa première question fut, pourquoi j'avais quitté mon pays si jeune? Les Turcs n'ont pas l'idée qu'on puisse voyager pour son amusement. Il me dit ensuite que le ministre anglais, le capitaine Leake, l'avait prévenu que j'étais d'une grande famille, et me chargea de présenter ses respects à sa mère, commission dont je m'acquitte en ce moment. Il dit encore qu'il était sûr que j'étais noble, parce que j'avais les oreilles petites, les cheveux bouclés, les mains petites et blanches 123, et témoigna qu'il était content de ma figure et de mon costume. Il me dit de le regarder comme un père tant que je serais en Turquie, et qu'il veillerait sur moi comme sur son fils. Il me pria de le venir voir souvent, et surtout le soir quand il serait de loisir; on servit du café et des pipes; après quoi je terminai ma première visite, que je renouvelai trois fois. Il est singulier que les Turcs, qui n'ont pas de dignités héréditaires et peu de grandes familles, excepté les sultans, aient tant d'égards pour la naissance, car j'observai que ma généalogie m'en valait plus que mon titre de pair d'Angleterre 124...
Note 124: (retour) Lors du voyage du docteur Holland en Albanie, Ali-Pacha se rappelait parfaitement Lord Byron; il en parla avec intérêt, et apprit avec plaisir qu'il avait donné, dans un de ses ouvrages (Childe Harold), une description poétique de l'Albanie, qui avait été fort goûtée en Angleterre, et que son ami Hobhouse se disposait à publier son voyage dans le même pays.
»J'ai vu aujourd'hui les restes de la ville d'Actium, près de laquelle Antoine perdit le monde dans une petite baie, où deux frégates manœuvreraient à peine aujourd'hui; un mur demi-renversé est l'unique vestige qui marque ce lieu célèbre. De l'autre côté du golfe se voient les ruines de Nicopolis, bâtie par Auguste en l'honneur de sa victoire. Hier soir, j'ai assisté à une noce grecque, mais je n'ai ni assez de tems, ni assez de place pour en donner la description, non plus que de mille autres choses.
»Je vais demain, avec une escorte de cinquante hommes, à Patras dans la Morée, et de là à Athènes où je passerai l'hiver. Il y a deux jours, j'ai failli périr avec un vaisseau de guerre turc, par l'ignorance du capitaine et de l'équipage, quoique la tempête ne fût pas violente. Fletcher appelait sa femme, les Grecs appelaient leurs saints, les Musulmans appelaient Alla; le capitaine descendit dans la chambre, et nous dit tout en pleurs de nous recommander à Dieu. Les voiles étaient déchirées, la grande vergue rompue, le vent fraîchissait, la nuit arrivait; nous n'avions plus que deux chances devant nous, d'arriver à Corfou, qui est au pouvoir des Français, ou de descendre dans le liquide tombeau, comme Fletcher le disait pathétiquement. Je fis ce que je pus pour consoler celui-ci; mais le trouvant incorrigible, je m'enveloppai dans ma capote albanaise (immense manteau), et je me couchai tout de mon long sur le pont pour y attendre tout ce qui pourrait arriver de pire 125. J'ai appris dans mes voyages à avoir de la philosophie; et quand je n'en aurais pas eu, de quoi m'eût-il servi ici de me lamenter et de me plaindre? Heureusement le vent mollit, et ne nous porta qu'à Souli sur le continent, où nous débarquâmes, et avec l'aide des naturels nous retournâmes à Prévésa. Je ne me confierai plus dorénavant à des matelots turcs, quoique le pacha ait mis à mes ordres une de ses propres galiotes pour me porter à Patras. En conséquence, je vais jusqu'à Missolonghi par terre, et de là je n'aurai qu'un petit golfe à traverser pour arriver à Patras. La première lettre de Fletcher sera pleine de merveilles; nous avons, une nuit, été perdus pendant neuf heures dans les montagnes, et depuis nous avons manqué de nous noyer. Dans les deux cas, Fletcher avait entièrement perdu la tête; la première fois par la peur, la famine et les bandits; la seconde par la peur seule. Ses yeux ont été un peu malades, je ne sais si c'est un effet des éclairs ou des pleurs qu'il a versés. Quand vous m'écrirez, adressez-moi vos lettres chez M. Strane, consul d'Angleterre, à Patras en Morée.
Note 125: (retour) J'ai entendu les compagnons de voyage de Byron parler du sang-froid et du courage qu'il montra dans cette occasion, d'une manière plus remarquable encore. Voyant qu'à cause de son infirmité il ne pouvait être d'aucune utilité pour l'exécution des manœuvres que leur position demandait, non-seulement il est vrai qu'il s'enveloppa dans son manteau et se coucha tranquillement, comme il le dit, mais ce qu'il n'ajoute pas, c'est que, quand le danger fut passé, on s'aperçut qu'il était profondément endormi.
(Note de Moore.)
»J'aurais beaucoup d'incidens à vous raconter, qui, je crois, vous amuseraient; mais ils font confusion dans ma tête, comme ils en feraient, je crois, sur le papier, et je ne saurais du tout les mettre en ordre. J'aime beaucoup les Albanais; ils ne sont pas tous turcs, quelques-uns sont chrétiens; mais la différence de leur religion n'en met aucune dans leurs mœurs et dans leur conduite; on les regarde comme les meilleures troupes au service de la Turquie. Pendant ma route, j'ai passé deux jours en allant, et trois en revenant, dans une caserne à Salone; et jamais je n'ai trouvé de soldats plus supportables, quoique j'aie été dans les garnisons de Gibraltar et de Malte, et que j'aie vu bon nombre de troupes espagnoles, françaises, siciliennes et anglaises. On ne m'a rien volé, et j'ai toujours été le bienvenu à partager leurs vivres et leur lait. Il n'y a pas une semaine, qu'un chef albanais (chaque village a son chef qui est appelé primat), après nous avoir aidé à sortir de la galère turque, lors de notre malheur, nous nourrit et nous logea, moi et ma suite, composée de Fletcher, un Grec, deux Athéniens, un prêtre grec, et mon compagnon, M. Hobhouse, et refusa de recevoir autre chose qu'un certificat de la bonne réception qu'il nous avait faite. Comme je le pressais de prendre au moins quelques sequins, «non, répondit-il, je veux que vous m'aimiez, et non pas que vous me payiez.» Ce sont là ses propres paroles.
»Vous ne sauriez croire quelle est la valeur de l'argent dans ce pays-ci. Je n'avais rien à payer d'après les ordres du visir, mais depuis j'ai toujours eu seize chevaux, et généralement six ou sept hommes à mon service; et je n'ai pas dépensé la moitié de ce qu'il m'en a coûté pour passer trois semaines à Malte, quoique le gouverneur, sir A. Ball, m'ait donné une maison gratis, et que je n'eusse qu'un seul domestique. Je serais bien aise que H... fît des remises régulières, car je n'ai pas intention de rester à perpétuité dans cette province; qu'il m'écrive chez M. Strane, consul d'Angleterre à Patras. Le fait est que la fertilité des plaines est extraordinaire, les espèces fort rares, ce qui explique que tout y soit à bon marché. Je vais à Athènes pour y apprendre le grec moderne, qui diffère beaucoup du grec ancien, quoique les racines en soient les mêmes. Je n'ai pas envie de retourner en Angleterre; et je ne le ferai que si j'y suis forcé, comme, par exemple, si H... me négligeait. Je n'entrerai pas cependant en Asie avant un an ou deux, car j'ai bien des choses à voir en Grèce, et peut-être passerai-je en Afrique, ou du moins dans la partie Égyptienne.
»Fletcher, comme tous les Anglais, est fort mécontent, cependant il est
un peu réconcilié avec la Turquie, depuis que le pacha lui a fait
présent de quatre-vingts piastres, qui, eu égard à la valeur de l'argent
ici, équivalent presque à dix guinées anglaises. Il n'a rien eu à
souffrir, si ce n'est du chaud, du froid et de la vermine, fléaux de
tous ceux qui couchent dans les chaumières, dans des gorges de
montagnes, dans les pays froids, et dont j'ai eu ma part comme lui; mais
il n'est pas brave et a peur des voleurs et des tempêtes. Il n'y a
personne en Angleterre au souvenir de qui je désire me recommander, et
dont je veuille avoir des nouvelles. Je voudrais seulement recevoir une
lettre de vous, et une ou deux de H... sur l'état de mes affaires;
dites-lui de m'écrire. Pour moi, je vous écrirai quand je pourrai, et
vous prie de me croire votre affectionné fils,»
BYRON.
Vers le milieu de novembre, notre jeune voyageur quitta Prévésa et se dirigea vers la Morée, à travers l'Acarnanie et l'Étolie, accompagné de son escorte de cinquante Albanais.
En conséquence il prit une bande d'hommes sûrs pour traverser les vastes
forêts de l'Acarnanie, hommes nés pour la guerre, et dont les rudes
travaux ont rembruni le teint, jusqu'à ce qu'il aperçut les flots
blanchissans de l'Achéloüs, et qu'il vit de l'autre côté les plaines
fertiles de l'Étolie.
(Childe Harold, ch. II.)
Sa description d'une scène de nuit à Utraikey, petite place située dans l'une des baies du golfe d'Arta, est sans doute restée gravée dans la mémoire de nos lecteurs. Le plaisir que leur a causé la sauvage beauté de cette peinture ne sera point diminué quand nous leur aurons fait connaître, d'après le récit de M. Hobhouse, les circonstances réelles sur lesquelles elle est fondée:
«Le soir, les portes étaient fermées, et l'on faisait les préparatifs nécessaires pour nourrir nos Albanais. On tuait un bouc, on le faisait rôtir tout entier; quatre feux étaient allumés dans la cour, autour desquels les soldats s'asseyaient en quatre troupes différentes. Après avoir bu et mangé, la plupart d'entre eux, tandis que nous et les chefs étions assis sur le gazon, s'assemblèrent autour du plus grand feu, et là se mirent à danser en rond sans autre musique que leurs propres chansons, mais en déployant une énergie étonnante. Toutes ces chansons se rapportaient à quelques exploits de voleurs fameux. L'une d'elles, qui les occupa plus d'une heure, commençait ainsi: «Quand nous partîmes de Parga, nous étions soixante: puis venait le refrain:
Tous voleurs à Parga,
Tous voleurs à Parga.
Κλεφτεις ποτε Παργα,
Κλεφτεις ποτε Παργα.
»Quand ils mugissaient cette strophe, ils tournaient en rond autour du feu, tombaient sur leurs genoux, rebondissaient, et puis tournaient de nouveau en répétant le même refrain. Le bruissement des vagues sur la rive caillouteuse où nous étions assis remplissait les intervalles du chant d'une musique peut-être moins monotone et certainement plus douce. La nuit était très-sombre; mais au reflet des feux nous apercevions un peu les bois, les rochers et le lac, qui, avec l'apparence sauvage des danseurs, offraient une scène qui n'eût pas été perdue entre les mains d'un artiste organisé comme l'auteur des Mystères d'Udolphe.»
Après avoir traversé l'Acarnanie, nos voyageurs passèrent l'Acheloüs, et arrivèrent, le 21 novembre, à Missolonghi. Ici il est impossible de ne pas nous arrêter, et de ne pas songer d'avance à cette triste visite qu'il y fit quinze ans après, quand, au milieu de sa carrière, et dans toute la plénitude de sa réputation, il vint donner sa vie pour la cause de ce pays qu'il traversait alors comme un simple et jeune étranger. Si quelque esprit lui eût alors révélé ce qui devait arriver dans cet intervalle; s'il lui avait montré, d'un côté, les triomphes qui l'attendaient, le pouvoir que son génie varié obtiendrait sur les cœurs pour les élever ou les abaisser, pour les éclairer ou les rendre plus sombres; et s'il eût placé d'un autre côté les inconvéniens attachés à ce don funeste: la fatigue et le dégoût que l'imagination donne à l'ame; les ravages de ce feu intérieur qui dévore celui qui le possède, tandis qu'il éblouit les autres; l'envie que tant de grandeur excite parmi les autres hommes; la vengeance qu'ils tirent de celui qui les force à regarder si haut pour l'admirer; on peut se le demander, eût-il accepté la gloire à de telles conditions? N'aurait-il pas senti, au contraire, que c'était l'acheter à trop haut prix, et que cet état de guerre continuel contre le monde entier pendant sa vie ne serait que faiblement récompensé par une immortalité que ce même monde serait obligé de lui accorder après son trépas?
À Missolonghi, il renvoya tous ses Albanais, à l'exception d'un seul, nommé Dervish, qu'il prit à son service, et qui demeura avec lui pendant tout le tems qu'il fut en Orient, avec Basile, le domestique que lui avait donné Ali-Pacha. Après avoir habité près de quinze jours à Patras, il se dirigea sur Vostitza. En approchant de cette ville, le sommet neigeux du Parnasse, s'élevant comme une tour de l'autre côté du golfe, s'offrit pour la première fois à ses yeux. Deux jours après, dans les bosquets sacrés de Delphes, il écrivit les stances que cette vue lui avait inspirées, et qui commencent ainsi:
Ô toi, Parnasse! que je vois maintenant, non comme l'imagination te présente souvent dans les songes du poète endormi, etc.
C'est vers cette époque que, se promenant à cheval, au pied du Parnasse, il vit dans les airs voler une troupe considérable d'aigles, phénomène qui semble avoir frappé son imagination d'une sorte de superstition poétique; car il y fait plus d'une fois allusion dans son journal. «Me rendant à la fontaine de Delphes (Castri), en 1809, je vis une troupe de douze aigles, et j'acceptai le présage, bien que Hobhouse soutînt, probablement par plaisanterie, que c'étaient des vautours. J'avais la veille composé les vers sur le Parnasse, dans Childe Harold; en voyant ces oiseaux, j'espérai qu'Apollon avait agréé mon hommage. Du moins, j'ai eu le nom et la réputation de poète dans l'âge réellement poétique de la vie, de vingt à trente. Si cela continuera, c'est une autre question.»
Dans son journal, en racontant son départ de Patras, il cite une anecdote qui fera honneur à son humanité aux yeux de tous ceux qui ne seront point chasseurs. «Le dernier oiseau sur lequel j'ai tiré fut un aiglon, sur le bord du golfe de Lépante, près Vostitza. Il n'était que blessé, et je voulus le sauver; son œil était si brillant! Mais il languit et mourut en peu de jours. Je n'ai jamais essayé depuis et jamais je n'essaierai de tuer un autre oiseau.»
Peu de choses étonnent autant les voyageurs en Grèce que l'extrême petitesse de ces pays qui ont occupé si long-tems les cent bouches de la renommée. «On pourrait, dit M. Hobhouse, sans trop presser son cheval, aller de Livadie à Thèbes et revenir entre le déjeuner et le dîner, et, sans bagage, faire facilement, en deux jours, le tour de la Béotie.» Après avoir visité en très-peu de tems les fontaines de Mémoire et d'Oubli, à Livadie, et les retraites d'Apollon Isménien, à Thèbes, nos voyageurs tournèrent enfin leurs pas vers Athènes, l'objet de leurs rêves poétiques, traversèrent le mont Cythéron, et arrivèrent en vue des ruines de Philé, la veille de Noël 1809.
Quoique le poète nous ait laissé dans ses vers le témoignage immortel de l'enthousiasme avec lequel il contempla les scènes qui s'offrirent alors à ses regards, il n'est pas difficile de concevoir que, pour des observateurs superficiels, il put paraître spectateur insensible de mille choses qui jettent le voyageur ordinaire en extase, du moins en paroles. Il professa toute sa vie le plus souverain mépris pour tout ce qui est affecté, soit en matière de goût, soit en matière de morale; souvent il déguisa le sentiment vrai de son admiration sous un dehors d'indifférence et de moquerie par haine pour le charlatanisme de ceux qu'il voyait s'extasier à froid et sans rien ressentir réellement. Il faut avouer aussi qu'il étendait à des sentimens vrais, mais pour lesquels il n'éprouvait pas de sympathie, le dégoût que lui inspiraient ceux qui n'étaient qu'affectés; ainsi il ne comprit jamais le mérite et les jouissances d'un antiquaire ou d'un amateur d'objets d'art. «Je ne fais point de collections, dit-il dans une note de Childe Harold, et je ne les admire pas du tout.» Il ne faisait aucun cas des antiquités, à moins qu'elles ne se rattachassent à quelques grands noms ou à quelques grands événemens. Pour les objets d'art, il se contentait d'admirer leur effet général, sans se piquer d'aucune connaissance des détails. C'était à la nature, dans ses scènes solitaires de grandeur et de beauté, ou, comme à Athènes, brillante d'un éclat toujours le même au milieu des ruines de la gloire et des arts, qu'il payait sans restriction l'hommage de son ame ardente. Dans le petit nombre de notes sur les voyages qu'il a jointes à Childe Harold, l'on voit qu'il aime beaucoup mieux s'occuper des sites et du pittoresque qu'offrent les lieux qu'il a visités que des souvenirs classiques ou historiques qui peuvent s'y rattacher. En prose ou en vers, il revient à la vallée de Zitza avec plus de plaisir qu'à Delphes ou aux rives de la Troade; et ce qui le frappe le plus vivement dans la plaine d'Athènes, c'est que «la vue y est plus belle encore qu'à Cintra ou à Istamboul.» Où la nature pouvait-elle en effet avoir plus de droit à son adoration que dans ces contrées où il la voyait briller d'une beauté toujours jeune, toujours la même au milieu des ruines de ce que l'homme avait jugé le plus digne de durée? «Les institutions humaines périssent, dit Harris; mais la nature ne change pas.» Lord Byron a paraphrasé cette pensée 126, en l'embellissant:
Note 126: (retour) Le passage renferme la substance de toute la strophe:«Malgré les diverses fortunes d'Athènes, considérée comme cité, l'Attique est encore fameuse pour ses oliviers, et l'Hymète pour son miel. Les institutions humaines périssent, mais la nature ne change pas.»
(Recherches philologiques.)
Je me rappelle que je fis un jour remarquer à Lord Byron cette coïncidence, mais il m'assura qu'il n'avait jamais lu cet ouvrage d'Harris.
Cependant ton ciel est aussi bleu, tes rochers aussi sauvages, tes
bosquets aussi agréables, tes prairies aussi verdoyantes, ton olive
aussi mûre, que quand tu florissais sous la protection de Minerve!
L'Hymète offre encore aux hommes les trésors de son miel divin; libre
voyageuse errante dans les plaines de l'air, l'abeille construit
toujours gaîment sur tes montagnes sa forteresse parfumée. Apollon dore
toujours de ses feux tes longs étés, et sous ses rayons brillent
toujours les marbres de Mendeli! Les arts, la gloire, la liberté, tout
passe, tout périt, excepté la nature, elle est toujours belle.
(Childe Harold, ch. II.)
Cette première visite à Athènes dura deux ou trois mois, pendant lesquels il ne laissa pas passer un seul jour sans consacrer quelques heures à parcourir les grands monumens du génie ancien, et sans évoquer, pour ainsi dire, du milieu de leurs ruines l'esprit des siècles écoulés. Il faisait aussi des excursions fréquentes dans différentes parties de l'Attique. Un jour qu'il visitait le cap Colonne, il fut au moment d'être enlevé par un parti de Maniotes cachés sous le rocher de Minerve Sunias. Ces pirates, à ce que lui raconta depuis un Grec qui alors était leur prisonnier, n'osèrent l'attaquer, persuadés que les deux Albanais qu'ils voyaient à ses côtés, n'étaient qu'une partie d'une escorte plus respectable laissée à portée de venir promptement à son secours.
Outre le pouvoir magique de ses souvenirs et de son paysage, la ville de Minerve possédait un attrait d'une autre sorte pour notre poète, auquel, en quelque lieu qu'il portât ses pas, son cœur ou plutôt son imagination n'était que trop sensible. On dit que sa jolie romance: «Jeune vierge d'Athènes, avant que nous nous séparions,» fut adressée à la fille aînée de la dame grecque chez laquelle il était logé, et il est assez probable que la belle Athénienne ait été maîtresse de son imagination au moment où il composa ces vers. Théodora Macri, son hôtesse, était la veuve d'un vice-consul d'Angleterre; son principal revenu provenait de la location aux étrangers, et surtout aux voyageurs anglais, des appartemens qu'occupèrent alors Lord Byron et son ami; ce dernier nous en donne la description suivante: «Notre logement consistait en un salon et deux chambres à coucher, donnant sur une cour où se trouvaient cinq ou six citronniers, d'où l'on tira le fruit qui assaisonna notre pilau et les autres mets nationaux servis sur notre table frugale.»
La renommée d'un poète illustre ne s'attache pas seulement à sa personne et à ses écrits, une partie se reflète sur tout ce qui a eu avec lui un rapport même éloigné. Non-seulement elle ennoblit les objets de ses amitiés, de ses amours et de ses goûts; mais les lieux même où il a vécu, où il a séjourné, acquièrent une célébrité qui ne s'efface pas aisément. La jeune fille d'Athènes, quand elle prêtait innocemment l'oreille aux complimens du jeune Anglais, ne se doutait guère qu'il dût rendre son nom et sa maison si célèbres, qu'à leur retour de Grèce, les voyageurs ne trouveraient rien de plus intéressant à donner à leurs lecteurs que les détails suivans sur elle et sa famille:
«Nous rencontrâmes, dit M. Hobhouse, à la porte notre valet qui était allé devant pour nous chercher des logemens, et nous conduisit chez Théodora Macri, la veuve du vice-consul, où nous sommes actuellement. Cette dame a trois filles fort jolies; l'aînée est vraiment une beauté; c'est elle, dit-on, qui inspira à Lord Byron cette fameuse romance:
Jeune vierge d'Athènes, avant que nous nous séparions, rends-moi, rends-moi mon cœur, etc., etc.
»À Orchomènes, où était le temple des Grâces, je fus près de m'écrier: Où les grâces se sont-elles enfuies? Je ne m'attendais pas à les retrouver ici. Et cependant voici venir l'une avec des coupes dorées et du café, et l'autre avec un livre. Ce livre est un registre de noms, et il en est quelques-uns que la renommée est habituée à prononcer. Parmi eux se trouve celui de Lord Byron, lié aux vers que je vais transcrire:
La noble Albion voit en souriant partir son fils pour aller visiter le berceau des arts; son but est noble; belle est l'entreprise; il vient à Athènes, et... écrit son nom.
»En forme de contrepoids, Lord Byron écrivit au-dessous:
Ce poète modeste, comme beaucoup de poètes inconnus, rimaille sur nos noms et cache le sien; mais quel qu'il soit, pour ne rien dire de pis, son nom lui ferait plus d'honneur que ses vers.
»En écrivant ces mots, les trois Grâces athéniennes, j'ai, je n'en doute pas, fait naître votre curiosité et enflammé votre imagination, et je ne dois pas compter sur votre attention que je ne vous en aie donné quelque portrait. Leur appartement est justement en face du nôtre; et si vous pouviez les voir comme nous les voyons en ce moment à travers les plantes aromatiques qui se balancent doucement sur notre fenêtre, vous laisseriez votre cœur à Athènes.
»Thérésa, la vierge d'Athènes, Katinka et Mariana sont de taille moyenne. Chacune d'elles porte sur le sommet de la tête une petite calotte albanaise de couleur rouge, surmontée d'une tassette bleue, qui s'étend et se rattache par le bas comme une étoile. Au bord de cette calotte est un mouchoir de couleurs variées roulé autour des tempes. La plus jeune porte ses cheveux détachés tombant sur les épaules presque jusqu'à la ceinture, et mêlés suivant l'usage avec des tresses de soie. Les cheveux des deux aînées sont le plus souvent attachés et retenus sous le mouchoir. Leur vêtement de dessus est une pelisse bordée de fourrures, tombant lâche jusqu'à la cheville; dessous est un mouchoir de mousseline qui couvre le sein et se termine à la taille qui est courte. En dessous est une robe de soie ou de mousseline rayée, s'élargissant un peu au-dessus de la ceinture, et retombant sur le devant d'une manière gracieuse et négligée; des bas blancs et des pantoufles jaunes complètent le costume. Les deux aînées ont les yeux et les cheveux noirs, le visage ovale, le teint un peu pâle et les dents d'une blancheur éblouissante. Leurs joues sont arrondies, leur nez droit avec quelque chose d'aquilin. La plus jeune, Mariana, est très-blonde; sa figure n'est pas aussi joliment arrondie, mais a une expression plus gaie que celle de ses sœurs, qui ont l'air assez pensif, excepté quand la conversation prend une tournure animée. Leur taille est élégante, leurs manières distinguées et susceptibles de plaire dans tous les pays possibles. Leur conversation est fort agréable, et leur esprit paraît plus cultivé que ne l'est généralement celui des dames grecques. Avec de tels avantages, il serait bien étonnant qu'elles n'attirassent pas l'attention des voyageurs qui visitent occasionnellement Athènes. Elles s'asseoient à la manière orientale, le corps légèrement incliné, les jambes ramassées sous elles sur le divan et sans souliers. Elles s'occupent à coudre, à jouer du tambour de basque et à lire.
»J'ai dit que j'avais vu ces beautés grecques à travers les balancemens des plantes aromatiques qui décorent leurs fenêtres; peut-être cela pourrait-il vous donner une trop haute idée de leur position. Votre imagination vous représente peut-être déjà leurs maisons pleines de tous les attributs du luxe oriental. Les coupes d'or ont pu aussi opérer quelque enchantement sur vos idées. Avouez-le; ne vous représentez-vous pas--
Les portes demi-ouvertes donnant sur de longues galeries où l'on ne saurait décrire tout ce que l'œil rencontre d'élégance et de grandeur; l'orgueil de la Turquie et de la Perse: des coussins jetés sur des coussins, des tapis sur des tapis, d'immenses ottomanes, des oreillers innombrables pour relever la tête, de manière que chaque appartement paraît un lit grand et moëlleux?
»Vous verrez bientôt pourquoi j'ai différé jusqu'à ce moment; apprenez que les plantes aromatiques dont je viens de vous parler ne sont ni plus ni moins que quelques pauvres géraniums et quelques baumes grecs, et que la chambre dans laquelle se tiennent ces dames est presque dégarnie de meubles, que les murs n'en ont été ni peints ni décorés par une main habile. Que serait-il advenu de mes grâces, si je vous avais dit plus tôt qu'une seule chambre est tout le logement qu'elles possèdent, à l'exception d'un petit cabinet et d'une petite cuisine? Vous voyez combien j'ai pris soin que la première impression leur fût avantageuse; non qu'elles ne méritent toute espèce d'éloges, mais parce qu'il est dans la nature auguste et fière de l'homme de faire peu de cas du mérite et même de la beauté, si ces avantages ne sont pas relevés d'un peu de pompe mondaine. Maintenant je vais vous communiquer un secret, mais confidentiellement et à voix basse.
»Ces dames, depuis la mort du vice-consul leur père, n'ont pas d'autres ressources pour exister que de louer à des étrangers la chambre et le cabinet que nous occupons dans ce moment; mais quoiqu'elles soient si pauvres, leur vertu n'est pas moins remarquable que leur beauté.
»Et toutes les richesses de l'Orient ou tous les vers flatteurs du premier poète de l'Angleterre ne pourraient les rendre aussi réellement dignes d'amour et d'admiration 127 .»
Dix semaines s'étaient rapidement passées, quand l'offre inattendue d'un passage à bord d'une corvette anglaise détermina nos voyageurs à se préparer immédiatement au départ; et le 5 mars, ils quittèrent Athènes, quoique avec beaucoup de regret. «Après avoir passé, dit encore M. Hobhouse, par la porte qui conduit au Pyrée, nous lançâmes nos chevaux au galop dans le bois d'oliviers sur la route de Salamine, espérant par notre précipitation étourdir un peu la douleur du départ. Nous ne pouvions nous empêcher de regarder derrière nous en nous rendant au rivage, et nous continuâmes de fixer les yeux sur le point où à travers la clairière du bois, nous avions entrevu pour la dernière fois le temple de Thésée et les ruines du Parthénon; nous continuâmes ainsi plusieurs minutes après que la ville et l'Acropolis eurent entièrement disparu à notre vue.»
À Smyrne, Lord Byron se logea dans la maison du consul général, et y demeura jusqu'au 11 avril, excepté deux ou trois jours qu'il employa à visiter les ruines d'Éphèse. Ce fut à cette époque qu'il termina les deux premiers chants de Childe Harold, comme on le voit par une note écrite de sa main sur le manuscrit original de ce poème: «Commencé le 31 octobre 1809, à Janina en Albanie; fini le second chant, à Smyrne, le 28 mars 1810.--Byron.»
La seule lettre un peu intéressante, datée de Smyrne, que je puisse offrir au lecteur, est la suivante:
LETTRE XLI.
À MRS. BYRON.
Smyrne, 19 mars 1810.
Ma chère Mère,
«Je ne puis pas vous écrire une longue lettre; mais comme je crois que vous ne serez pas fâchée de savoir où j'en suis de mes voyages, je vous prie d'accepter le peu de détails que je puis vous donner. J'ai traversé la plus grande partie de la Grèce, outre l'Épire, etc.; j'ai résidé dix semaines à Athènes, et je me rends maintenant à Constantinople par la route d'Asie. Je viens de visiter les ruines d'Éphèse, à une journée de Smyrne. J'espère que vous avez reçu une longue lettre que je vous ai écrite d'Albanie, où je vous donnais quelques détails sur la réception que m'a faite le pacha de cette province.
»C'est en arrivant à Constantinople que je déciderai si je dois aller jusqu'en Perse, ou revenir sur mes pas. Je ne prendrai ce dernier parti que si je ne puis l'éviter. Mais je n'entends pas parler de M. H..., et je n'ai reçu de vous qu'une seule lettre. J'aurai besoin de fonds, soit que j'avance ou que je revienne. Je lui ai écrit plusieurs fois, pour qu'il ne prétende pas, pour s'excuser, qu'il ne connaissait pas ma situation. Je ne puis encore vous rien dire sur quoi que ce soit; le tems et l'occasion me manquent, car la frégate repart immédiatement. Il est vrai que plus je vais, plus ma paresse augmente; et mon aversion pour tout commerce épistolaire s'accroît de jour en jour. Je n'ai écrit à personne qu'à vous et à M. H..., et c'est moins par inclination que par devoir et par nécessité.
»F*** est fort dégoûté par les fatigues, quoiqu'il n'en ait point enduré
que je n'aie partagées. C'est une pauvre créature. Les domestiques
anglais sont en vérité de détestables voyageurs. J'ai avec lui deux
soldats albanais et un interprète grec, tous parfaits dans leur genre.
La Grèce est délicieuse, surtout dans les environs d'Athènes. Partout
des cieux sans nuages et des paysages charmans. Mais je dois remettre à
notre première entrevue tout récit de mes aventures. Je ne tiens pas de
journal, mais mon ami H... ne cesse d'écrire. Prenez soin, je vous prie,
de Murray et de Robert, et dites à ce dernier qu'il est fort heureux
pour lui qu'il ne m'ait pas accompagné en Turquie. N'attribuez cette
lettre qu'au désir de vous assurer que je suis sain et sauf, et
croyez-moi, etc.»
BYRON.
Le 11 avril, il partit de Smyrne sur la frégate la Salsette, qui avait reçu l'ordre de se rendre à Constantinople, pour ramener l'ambassadeur, M. Adair, en Angleterre; et après avoir exploré les ruines de la Troade, il arriva aux Dardanelles au commencement du mois suivant. Il écrivit les lettres qu'on va lire, à ses amis, MM. Drury et Hodgson, pendant que la frégate était à l'ancre dans ce détroit.
LETTRE XLII.
À M. DRURY.
A bord de la Salsette, 3 mai 1810.
Mon cher Drury,
«Lorsque je quittai l'Angleterre, il y a bientôt un an, vous me priâtes de vous écrire. C'est ce que je me propose de faire. J'ai traversé le Portugal et le midi de l'Espagne, visité la Sardaigne, la Sicile, Malte, et de là j'ai poussé jusqu'en Turquie, où je suis encore à rôder. Débarqué d'abord en Albanie, l'Épire d'autrefois, j'ai pénétré jusqu'au mont Tomarit, parfaitement accueilli par le gouverneur, Ali-Pacha; et, après avoir parcouru l'Illyrie, la Chaonie, etc., j'ai traversé le golfe d'Actium avec une garde de cinquante Albanais, et passé l'Achéloüs pour me rendre en Étolie par l'Acarnanie.
»Après un court séjour en Morée, nous avons traversé le golfe de Lépante, pris terre au pied du Parnasse, vu tout ce qui reste de Delphes, et continué ainsi jusqu'à Thèbes et Athènes, dans la dernière desquelles nous avons passé deux mois et demi.
»Le vaisseau de S. M. le Pylade nous a transportés à Smyrne; mais nous avions auparavant étudié la topographie de l'Attique, sans oublier Marathon et le promontoire de Sunium. Après Smyrne, notre second relai fut la Troade, que nous visitâmes tandis que le navire était à l'ancre, où il resta pendant quinze jours, vis-à-vis la tombe d'Antiloque. Maintenant nous voilà dans les Dardanelles, en attendant le vent pour nous rendre à Constantinople.
»Ce matin, j'ai parcouru à la nage le trajet de Sestos à Abydos. La distance directe n'est pas de plus d'un mille; mais, en raison du courant, la traversée n'est pas sans danger; il y en a même assez pour que je doute que l'affection conjugale de Léandre n'ait pas été un peu refroidie par le passage.
»Je l'essayai il y a huit jours, mais je n'y pus réussir, à cause du vent du Nord et de l'étonnante rapidité du courant, quoique j'aie toujours été, depuis mon enfance, un rude nageur. Mais ce matin, par un tems plus calme, j'y suis parvenu, et j'ai traversé le large Hellespont en une heure dix minutes.
»Eh bien, mon cher monsieur, j'ai quitté mon foyer, et visité quelques parties de l'Afrique et de l'Asie, outre une raisonnable portion de l'Europe. J'ai vécu avec des généraux et des amiraux, des princes et des pachas, des gouverneurs et des ingouvernables; mais je n'ai ni tems ni papier pour m'étendre. Je suis bien aise de vous dire que je conserve pour vous des souvenirs d'amitié, et que je vis dans l'espérance de vous revoir un jour; et si je vous écris aussi brièvement que possible, attribuez-le à tout autre cause qu'à l'oubli.
»Vous connaissez trop bien la Grèce ancienne et moderne pour qu'il soit besoin de vous la décrire. J'ai, il est vrai, mieux vu l'Albanie qu'aucun autre Anglais, que je sache, excepté un M. Leake; car c'est un pays que l'on visite rarement, à cause du caractère farouche des natifs; il offre cependant plus de beautés pittoresques que les contrées classiques de la Grèce, malgré toutes les merveilleuses beautés de ces dernières, surtout vers Delphes et le cap Colonne en Attique. Elles sont loin néanmoins d'égaler certaines parties de l'Illyrie et de l'Épire, où des lieux sans nom et des rivières oubliées sur la carte et un jour peut-être mieux appréciées, obtiendront des peintres et des poètes la préférence sur les rigoles desséchées de l'Ilyssus, et les fondrières de la Béotie.
»La Troade offre un champ vaste aux faiseurs de conjectures et aux tireurs de bécassines; un bon chasseur et un savant ingénieux peuvent sur ce terrain exercer avec grand avantage leurs jambes et leur entendement; ou, s'ils préfèrent aller à cheval, ils peuvent s'y tromper de route, comme cela m'est arrivé, et s'embourber dans un maudit marécage formé par le Scamandre, qui serpente deçà et delà comme si les vierges troyennes allaient encore lui apporter leur tribut accoutumé. Il n'existe aujourd'hui d'autres vestiges de Troie, ou de ses destructeurs, que les tertres qui renferment, à ce que l'on suppose, les squelettes d'Achille, d'Antiloque, d'Ajax, etc. Mais le mont Ida lève encore son front superbe; quoique les bergers de nos jours ne ressemblent guère à Ganymède. Mais à quoi bon vous parler plus long-tems de choses qui sont décrites tout au long dans le book of Gell? Et H*** n'a-t-il pas écrit un journal? Quant à moi, je n'en tiens pas; car j'ai renoncé à tout griffonnage. Je ne vois pas grande différence entre les Turcs et nous, si ce n'est qu'ils n'ont pas de culottes, et que nous en avons; qu'ils portent des habits longs, et nous des habits courts; qu'ils parlent peu, et nous beaucoup. Ce sont des gens fort raisonnables. Ali-Pacha m'a dit qu'il était sûr que j'étais né dans un rang élevé, par ce que j'ai les oreilles et les mains petites et des cheveux bouclés. Je vous dirai, en passant, que je parle passablement le romaïque ou grec moderne: il ne diffère pas des anciens dialectes autant que vous pourriez le penser; mais la prononciation en est diamétralement opposée. Quant à la poésie, si elle n'est rimée, ils n'en ont pas la moindre idée.
»J'aime les Grecs. Ce sont des fripons adroits qui ont tous les vices des Turcs, sans avoir leur courage. Quelques-uns cependant sont braves: tous sont beaux, et ressemblent beaucoup au buste d'Alcibiade. Les femmes sont un peu moins belles. Je sais jurer en turc; mais, excepté un effroyable jurement et les mots qui signifient entremetteur, pain et eau, je connais peu le vocabulaire de cette langue. Ils sont extrêmement polis envers les étrangers de tout rang, pourvu qu'ils soient convenablement protégés; et comme j'ai deux domestiques et deux soldats, nous faisons grand fracas. Nous avons parfois couru risque d'être dévalisés, et une fois de faire naufrage; mais nous nous en sommes tirés le mieux du monde.
»À Malte, j'ai été fort épris d'une femme mariée, et j'ai provoqué un aide-de-camp du général ***, grossier personnage, qui s'était offensé de quelque chose, je n'ai jamais bien su de quoi; mais il donna des explications, fit des excuses, la dame s'embarqua pour Cadix, et j'échappai ainsi à l'accusation de meurtre et d'adultère. J'ai envoyé quelques détails sur l'Espagne à notre ami Hodgson; mais depuis ce tems-là je n'ai écrit à personne, excepté quelques billets à des parens et à des gens de loi, pour m'en débarrasser. Je me propose de rompre tout commerce, à mon retour, avec plusieurs de mes meilleurs amis, que je regarde au moins comme tels, et de gronder toute ma vie. Mais j'espère, avant de me faire tout-à-fait cynique, rire encore de bon cœur avec vous, embrasser Dwyer, et trinquer avec Hodgson.
»Dites au docteur Butler que je me sers en ce moment de la plume d'or qu'il me donna avant mon départ: c'est pour cela que ma pancarte est moins lisible qu'à l'ordinaire. J'ai été à Athènes, et j'ai vu des gerbes de ces roseaux à écrire dont il refusa de me donner quelques-uns, parce que le topographe Gell les avait apportés de l'Attique. Mais vous n'aurez pas de descriptions, non; vous voudrez bien vous contenter de quelques détails jusqu'à mon retour. Mais alors nous ouvrirons toutes les écluses de la conversation. Je suis sur une frégate de trente-six, qui va chercher Rob Adair à Constantinople: c'est lui qui aura l'honneur de vous porter cette lettre.
»Ainsi donc le livre de H*** 128 a pris son essor avec quelques sentimentales chansonnettes de ma façon, pour remplir le volume. Quel succès a-t-il, eh? et où diable en est la seconde édition de ma satire avec les additions, et mon nom au bas du titre, et les vers nouveaux cloués à la fin, et un nouvel exorde, et je ne sais quoi encore, le tout sorti tout chaud de mon atelier avant que j'eusse franchi la Manche? La Méditerranée et l'Atlantique étendent leurs flots entre la critique et moi; et les mugissemens de l'Hellespont couvrent le bruit des foudres de la Revue hyperboréenne.
«Rappelez-moi au souvenir de Claridge, s'il n'est pas rentré au collége, et présentez à Hodgson les assurances de ma haute considération. Vous allez me demander ce que je me propose de faire; et je vais vous répondre que je n'en sais rien. Il est possible que je m'en retourne dans quelques mois; mais j'ai des desseins et des projets pour le tems qui suivra mon séjour à Constantinople. Cependant Hobhouse sera probablement de retour en septembre.
«Le 2 juillet, il y aura un an que nous sommes partis d'Albion, oblitusque meoruni obliviscendus et illis. J'étais las de mon pays, et fort peu prévenu en faveur de tout autre; mais je traîne ma chaîne sans l'alonger, en changeant de lieu. Je suis comme le joyeux meunier qui ne se souciait de personne, et dont personne ne se souciait. À mes yeux tout pays en vaut à peu près un autre. Je fume, j'ouvre de grands yeux pour mieux voir les montagnes, et je relève ma moustache avec une fière indépendance. Nulle privation ne m'afflige, et les moustiques qui martyrisent le corps maladif de H*** ne font, par bonheur, aucun effet sur le mien, parce que je vis avec plus de tempérance.
»Dans mon catalogue j'ai oublié Éphèse, que j'ai visitée pendant mon séjour à Smyrne; mais le temple est presque entièrement détruit, et il serait bien superflu que saint Paul se donnât la peine d'adresser de nouvelles épîtres à la race actuelle des Éphésiens, qui ont converti en mosquée une vaste église construite entièrement en marbre; et je ne me suis pas aperçu que l'édifice en fît plus mauvaise figure.
»Mon papier est rempli, mon encre est épuisée; bon soir! Si vous m'adressez une lettre à Malte, on me la fera parvenir quelque part que je sois. H*** vous fait ses complimens. Il soupire pour sa poésie, au moins pour en avoir quelques nouvelles. J'oubliais presque de vous dire que je meurs d'amour pour trois jeunes Athéniennes qui sont sœurs. Je logeais dans la même maison qu'elles. Ces divinités se nomment Thérésa, Mariana et Katinka 129: aucune des trois n'a encore quinze ans.
»Votre τατεινοτατος δουλος
130.»
BYRON.
Note 129: (retour) Il a adopté ce nom dans la description du sérail, ch. VI, de Don Juan. Ce fut, si j'ai bonne mémoire, en faisant la cour à une de ces jeunes filles qu'il lui donna une marque d'amour fort en usage dans le levant, en se faisant, avec son poignard, une blessure à la poitrine. La jeune Athénienne, à ce qu'il m'a raconté, conserva tout son sang-froid durant cette opération, qu'elle regardait comme un juste tribut offert à sa beauté; mais elle n'en fut pas plus disposée à lui être favorable.