Œuvres complètes de lord Byron, Tome 09: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
LETTRE XLIII.
À M. HOGDSON.
À bord de la Salsette, détroit des Dardanelles, à la hauteur d'Abydos, le 5 mai 1810.
«Je suis en route pour Constantinople, après avoir parcouru la Grèce, l'Épire, etc., et une partie de l'Asie Mineure, voyage dont je viens de communiquer quelques particularités à H. Drury, notre ami et notre hôte. Je m'abstiendrai donc de vous les répéter; mais comme vous serez peut-être bien aise d'apprendre que je me porte bien, etc., je saisis l'occasion du retour de notre ambassadeur pour vous adresser le peu de lignes que j'ai le tems d'écrire à la hâte. Nous avons éprouvé quelques inconvéniens et couru quelques périls, mais il ne nous est rien arrivé d'assez intéressant pour vous en entretenir, à moins que vous ne jugiez digne de votre attention le trajet de Sestos à Abydos, que j'ai fait à la nage, il y a deux jours. Si vous y joignez quelques alertes données par les voleurs, la crainte d'un naufrage sur une galère turque, il y a six mois, ma visite à un pacha, ma passion pour une femme mariée, à Malte, un défi à un officier, mes amours avec trois jeunes Athéniennes, avec une profusion de bouffonneries, et de beaux points de vue, vous connaîtrez tous les événemens qui, depuis mon départ d'Espagne, ont marqué ce voyage.
»H*** fait des vers et écrit son journal; moi, je regarde et ne fais rien; à moins qu'on ne considère la distraction de fumer comme un amusement actif. Les Turcs surveillent trop leurs femmes pour qu'il soit possible de les observer beaucoup. Mais j'ai vécu avec bon nombre de Grecs, dont je connais le dialecte tout autant qu'il m'est nécessaire pour converser un peu. J'ai fait aussi parmi les Turcs quelques connaissances, en hommes. Quant à la société des femmes, il n'y faut pas penser. J'ai été fort bien reçu par les gouverneurs et les pachas, et je n'ai pas la moindre raison de me plaindre. Hobhouse quelque jour vous racontera toutes nos aventures. Si j'en essayais le récit, ni mon papier ni votre patience ne pourraient y suffire.
»Personne, si ce n'est vous, ne m'a écrit depuis que j'ai quitté l'Angleterre; il est vrai que je ne l'avais pas demandé. J'excepte mes parens, qui m'écrivent tout aussi souvent que je le désire. Je ne sais rien de l'ouvrage d'Hobhouse, sinon qu'il a paru. C'est plus que je n'en sais de ma seconde édition; et certainement, à une pareille distance, je ne m'en inquiète que médiocrement........................... J'espère que vos publications et celles de Bland s'écoulent avec rapidité.
»Je ne puis vous parler d'une manière certaine de l'époque de mon retour; mais je regarde comme probable que Hobhouse me précédera. Nous sommes absens depuis près d'un an. Je désirerais en employer au moins un autre à mes observations dans ces climats toujours verts; cependant je crains que des affaires, et des affaires litigieuses, qui sont bien ce qu'il y a de pire au monde, ne me rappellent avant ce tems, si ce n'est même beaucoup plus tôt. S'il en est ainsi, je vous en préviendrai.
»J'espère que vous remarquerez en moi quelques changemens, je ne veux pas dire au physique, mais au moral; car je commence à m'apercevoir que sans la vertu ce monde maudit n'est pas tenable. Je suis passablement dégoûté du vice, que j'ai étudié dans ses plus agréables variétés, et je me propose, à mon retour, de rompre avec tous mes débauchés d'amis, de renoncer au vin, aux inclinations charnelles, et de me livrer à la politique et au décorum. Je suis sérieux, cynique et assez bien disposé à faire de la morale; mais heureusement pour vous, l'homélie dont vous étiez menacé est coupée court par le mauvais état de ma plume et le manque de papier.
»Bonjour. Si vous m'écrivez, adressez vos lettres à Malte, d'où l'on me
les fera parvenir. Ne me rappelez au souvenir de personne; mais
croyez-moi bien sincèrement votre, etc.»
BYRON.
Arrivé à Constantinople le 14 mai, il adressa à Mrs. Byron quatre ou cinq lettres, et dans presque toutes il parle du succès avec lequel il a traversé l'Hellespont à la nage. L'excessive vanité qu'il tirait de cette prouesse classique (dont il a fort au long lui-même détaillé les particularités) peut être mise au nombre des preuves de cet enfantillage de caractère qui l'accompagna jusque dans un âge plus mûr, et qui, tout en embarrassant ceux qui jugeaient de loin sa conduite, n'était pas, pour ceux qui vivaient dans son intimité, une de ses singularités les moins intéressantes. Onze ans encore après cette époque, si quelque sceptique voyageur se hasardait à mettre en doute la possibilité de l'exploit de Léandre, Lord Byron, avec cette susceptibilité sur son courage personnel, qu'il conservait depuis son enfance, se lançait dans la discussion avec une nouvelle chaleur, et citait deux ou trois autres exemples de ce qu'il avait fait comme nageur, pour confirmer ses premières assertions 131.
Note 131: (retour) Il citait entre autres son passage du Tage en 1809, que M. Hobhouse a décrit de la manière suivante:«Mon compagnon de voyage avait déjà précédemment exécuté une traversée plus périlleuse, quoique moins célèbre; car je me rappelle qu'à l'époque où nous étions en Portugal, il nagea depuis le vieux Lisbonne jusqu'au château de Belem; et comme il avait à lutter contre la marée et le courant opposé du fleuve, le vent étant fort vif, il lui fallut près de deux heures pour aller d'un bord à l'autre. Il ne resta dans l'eau qu'une heure et dix minutes, en nageant de Sestos à Abydos. En 1808, il faillit se noyer à Brighton, en se baignant avec M. L. Stanhope, son ami. M. Hobhouse et d'autres spectateurs envoyèrent à eux des bateliers, qui s'attachèrent des cordes autour du corps, et qui réussirent enfin à retirer Lord Byron et M. Stanhope de la lame, et leur sauvèrent ainsi la vie.»
Dans une de ses lettres à sa mère, datée de Constantinople, le 24 mai, il revient sur ce notable exploit, et se représente comme l'humble imitateur de Léandre; et pourtant, ajoute-t-il, je n'avais pas de Héro pour m'accueillir sur l'autre rive. Puis il continue ainsi:
«Lorsque notre ambassadeur obtiendra son audience de congé, je l'accompagnerai pour voir le sultan, après quoi je retournerai probablement en Grèce. Je n'ai rien reçu de M. Hanson, si ce n'est une traite, mais sans aucune lettre de ce juridique gentleman. Si vous avez besoin de fonds, servez-vous, je vous prie, des miens, tant qu'il y en aura, sans aucune réserve; et dans la crainte que cela ne suffise pas, j'inviterai M. Hanson, dans ma prochaine lettre, à vous avancer toutes les sommes qui pourraient vous être nécessaires. Je m'en remets à votre discrétion pour juger de ce que vous pouvez convenablement demander d'après l'état actuel de mes affaires. J'ai déjà visité les lieux les plus intéressans de la Turquie d'Europe et de l'Asie Mineure; mais je n'irai pas plus loin avant d'avoir reçu des nouvelles d'Angleterre. En attendant je compte sur des rentrées toutes les fois que les occasions de m'en faire parvenir se présenteront; et je passerai l'été au milieu de mes amis, les Grecs de la Morée.»
Alors il ajoute avec cette bienveillante sollicitude dont il ne s'écartait jamais envers les domestiques qu'il préférait: «Prenez soin, je vous prie, de mon jeune Robert et du vieux Murray. Il est heureux qu'ils s'en soient retournés; ni la jeunesse de l'un ni les années de l'autre n'auraient pu s'accommoder aux changemens de climat et à la fatigue du voyage.»
LETTRE XLIV.
À M. HENRY DRURY.
Constantinople, 17 juin 1810.
«Quoique ma dernière lettre soit d'une date bien récente, je reviens à la charge pour vous féliciter de la naissance de votre enfant; une lettre d'Hodgson m'a informé de cet événement dont je me réjouis avec vous.
»Je suis à peine de retour d'une expédition, par le Bosphore, à la mer Noire et aux Symplegades Cyanéennes. J'ai gravi jusqu'à la cime de ces dernières en m'exposant à autant de dangers qu'en aient jamais bravé les Argonautes dans leur lougre. Vous rappelez-vous le commencement des lamentations de la nourrice dans Médée? je vous en adresse la traduction que j'ai faite au somme de ces montagnes:
Oh! plût au ciel qu'un bon embargo eût retenu le navire Argo dans le port, et qu'en restant toujours dans les chantiers de Grèce il n'eût jamais dépassé les roches d'Azur! mais, hélas! je crains que son voyage ne soit la cause de quelque méchef pour ma chère miss Médée 132.
»Peu s'en est fallu qu'il n'en fût ainsi pour moi.
Car si je n'avais pas eu ce sublime passage dans la tête, je n'aurais jamais songé à grimper sur les susdites roches, où j'ai failli me rompre les os pour le plus grand honneur de l'antiquité.
»Ainsi donc je me suis assis sur les Cyanées, j'ai nagé de Sestos à Abydos (comme je vous l'ai pompeusement annoncé dans ma dernière), et après avoir de nouveau traversé la Morée, je m'embarquerai pour Sainte-Maure, et j'irai faire le saut de Leucade. Si je survis à cette épreuve, je vous rejoindrai probablement en Angleterre. H..., qui vous remettra cette lettre, s'y rend en droite ligne; et comme ses voyages lui sortent par tous les pores, je n'anticiperai pas sur ses récits: seulement je vous prie de ne pas croire un mot de tout ce qu'il vous dira, mais de me réserver votre attention si vous avez quelque désir d'apprendre la vérité.
«Je vais retourner à Athènes, et de là passer en Morée; mais la durée de mon séjour dépend tellement de mon caprice que je n'ai rien de probable à vous en dire. Mon absence date déjà d'un an; elle peut se prolonger d'un autre, mais je suis comme du vif-argent, et je ne peux rien affirmer. Nous sommes tous en ce moment fort occupés à ne rien faire. Nous avons tout vu, excepté les mosquées que nous devons visiter mardi prochain au moyen d'un firman. H... pourra vous les décrire ainsi que divers autres objets curieux, à condition que c'est à moi qu'on s'adressera pour constater sa véracité, et je me réserve de contredire tous les détails auxquels il attache le plus d'importance. Mais s'il se lance parfois dans le bel esprit, je vous permets de l'applaudir, parce qu'il en aura nécessairement dérobé les traits les plus brillans à son compagnon de pélerinage. Dites à Davies que ses meilleures plaisanteries ont été fort heureusement reproduites par H... sur plus d'un vaisseau de Sa Majesté; mais ajoutez aussi que j'ai toujours soin de les rétablir au nom du légitime possesseur; d'où il suit que lui, Davies, n'est pas moins célèbre sur mer que sur terre, et règne sans rivaux aussi bien dans la cabine qu'à la taverne du cocotier.
»Ainsi donc Hodgson a publié de nouvelles poésies. Je désirerais qu'il pût m'envoyer son Sir Edgar et l'Anthologie de Bland, à Malte, d'où on me les ferait parvenir. Dans ma dernière; que vous avez reçue, j'espère, je traçais l'esquisse du terrain que nous avons parcouru. Si cette dépêche ne vous est pas parvenue, la langue d'H... est bien à votre service. Rappelez-moi au souvenir de Dwyer, qui me doit onze guinées. Dites-lui de les faire remettre à mon banquier à Gibraltar ou à Constantinople. Il me les a, je crois, déjà payées une fois; mais cela ne fait rien à l'affaire, attendu que c'était une rente annuelle.
»Tâchez, je vous prie, de m'écrire. J'ai fréquemment reçu des nouvelles
d'Hodgson. Malte est mon bureau de poste. Je compte vous revoir vers la
prochaine réunion de Montem
133; vous vous souvenez sûrement de celle
de l'an dernier; j'espère qu'il en sera de même cette année; mais après
avoir traversé le vaste Hellespont, je fais fi de Datchett
134. Bon
soir. Je suis bien sincèrement, etc.»
BYRON.
Note 134: (retour) Allusion à une circonstance où il traversa la Tamise à la nage, avec M. Drury, après le Montem, afin de savoir combien de fois ils pourraient la traverser et la retraverser sans toucher terre. Dans cette lutte, qui eut lieu le soir, après souper, et lorsque tous deux étaient échauffés par le vin, Lord Byron eut l'avantage.
Environ dix jours après la date de cette lettre, nous en trouvons une autre adressée à Mrs. Byron, laquelle, au milieu de plusieurs répétitions de faits déjà détaillés dans sa correspondance précédente, contient aussi un bon nombre de passages qui méritent d'en être extraits.
LETTRE XLV.
À MRS. BYRON.
Chère mère,
«M. Hobhouse, qui vous fera parvenir ou vous remettra cette lettre, et
qui part pour retourner en Angleterre, pourra vous mettre au courant de
nos divers changement de résidence; quant à moi, je suis fort incertain
sur l'époque de mon retour. Il ira probablement dans le Nottingham un
jour ou l'autre; mais Fletcher, que je renvoie parce qu'il m'embarrasse
(les domestiques anglais sont de tristes voyageurs), Fletcher le
remplacera par interim, et vous racontera nos voyages qui ont embrassé
passablement d'espace.
............................................................................................................................................
»Je me rappelle que Mahmoud-Pacha, petit-fils d'Ali, pacha de Yanina (petit gaillard de dix ans, qui avait de grands yeux noirs, que nos dames paieraient bien cher, et ces traits réguliers qui distinguent la race turque), me demanda comment il se faisait que je me fusse mis à voyager si jeune, et sans avoir personne pour prendre soin de moi. Le petit bonhomme m'adressa cette question avec toute la gravité d'un homme de soixante ans.
»Je ne peux pas aujourd'hui vous écrire bien longuement; je n'ai que le
tems de vous dire que j'ai éprouvé bien des fatigues, mais jamais un
moment d'ennui. La seule chose que je redoute, c'est de contracter le
goût d'une vie errante, à la bohémienne, qui me rendra mon foyer
insupportable. C'est, me dit-on, ce qui arrive fort souvent aux gens qui
ont pris l'habitude des voyages; et, dans le fait, je commence à m'en
apercevoir. Le 3 mai, j'ai passé à la nage de Sestos à Abydos. Vous
connaissez l'histoire de Léandre; mais moi, je n'avais pas de Héro pour
me recevoir sur la rive.
.................................................................................................................................................................
«J'ai visité, en vertu d'un firman, toutes les principales mosquées. Il
est rare qu'on accorde cette faveur à des infidèles; mais le départ de
l'ambassadeur nous l'a fait obtenir. J'ai remonté par le Bosphore jusque
dans la mer Noire, en faisant le tour des murs de la ville; et en
vérité, j'en connais mieux l'aspect que celui de Londres. J'espère que,
par quelque soirée d'hiver, je vous amuserai en vous en faisant la
description; pour le moment, je vous prie de m'excuser si je m'en
dispense. Je ne puis écrire de longues lettres en juin. Je retourne
passer l'été en Grèce.
.....................................................................................................................................................................
»C'est une pauvre créature que Fletcher; il lui faudrait mille commodités dont je sais fort bien me passer. Il est furieusement las de ses voyages, et vous ferez bien de ne pas trop croire ce qu'il vous racontera de ce pays-ci. Il soupire après la bière, et l'oisiveté, et sa femme, et le diable sait quoi en outre. Pour mon compte, je n'ai éprouvé ni désappointement ni dégoût. J'ai vécu avec des hommes du plus haut comme du plus bas rang; j'ai passé des journées dans le palais d'un pacha, et plus d'une nuit dans une étable; partout j'ai trouvé un peuple inoffensif et bienveillant. J'ai passé aussi quelque tems avec les Grecs les plus distingués de la Morée et de la Livadie; et quoiqu'ils ne vaillent pas les Turcs, j'en fais plus de cas que des Espagnols, qui, à leur tour, l'emportent sur les Portugais.
»Vous trouverez dans les voyageurs mainte description de Constantinople; mais lady Wortley-Montague est tombée dans une étrange erreur, quand elle a dit que Saint-Paul ferait une singulière figure à coté de Sainte-Sophie. J'ai vu ces deux édifices, et j'en ai examiné avec beaucoup d'attention l'intérieur et l'extérieur. Sainte-Sophie, sans aucun doute, est le plus intéressant des deux, et par son immense antiquité, et parce que tous les empereurs grecs depuis Justinien y ont été couronnés, que plusieurs y ont été assassinés sur les marches mêmes de l'autel, et aussi parce que les sultans turcs s'y rendent régulièrement. Mais elle n'est ni aussi belle ni aussi grande que quelques autres mosquées, telles que celle de Soleyman, etc., et on ne peut la mettre en parallèle avec Saint Paul (j'en parle peut-être comme un cockney 135). Néanmoins je préfère la cathédrale gothique de Séville, à Saint-Paul, à Sainte-Sophie et à tous les édifices religieux que j'aie jamais vus.
»Les murs du sérail ressemblent à ceux des jardins de Newstead, un peu plus élevés cependant, et à peu près dans le même état de conservation. Mais la promenade en longeant les murs de la ville du côté de la terre, est d'une beauté remarquable. Figurez-vous quatre milles d'un triple rang d'immenses créneaux tapissés de lierre, surmontés de deux cent dix-huit tours, et de l'autre côté de la route, les sépultures turques (qui sont les lieux les plus charmans de la terre) ombragées par d'énormes cyprès.
J'ai contemplé les ruines d'Athènes, d'Éphèse et de Delphes; j'ai traversé une grande partie de la Turquie, plusieurs autres contrées de l'Europe et quelques-unes de l'Asie; mais nul ouvrage de la nature ou de l'art ne produisit jamais sur moi autant d'impression que le point de vue qui se développe de chaque côté des Sept Tours jusqu'à l'extrémité de la Corne d'Or.
»Parlons maintenant de l'Angleterre. J'apprends avec plaisir le succès des Bardes anglais, etc. Vous n'avez pu manquer d'observer les nombreuses additions que j'ai faites à l'édition nouvelle.
»Avez-vous reçu mon portrait par Sanders, peintre à Londres, Vigo-Lane? Il était terminé et payé long-tems avant mon départ. Il me semble que vous aimez prodigieusement la lecture des Magazines; où déterrez-vous tant de nouvelles, de citations, etc.? Quoique je me trouve heureux d'avoir pu prendre mon rang à la Chambre sans le secours de lord Carlisle, je n'avais pas de ménagemens à garder envers un homme qui a refusé, dans cette circonstance, d'intervenir comme mon parent; et j'ai rompu sans retour avec lui, quoique je regrette d'affliger Mrs. Leigh. Pauvre femme! j'espère qu'elle est heureuse.
»Mon avis est que M. B... doit épouser miss R... Notre premier devoir est de ne pas faire le mal; mais, hélas! cela n'est pas possible: le second est de le réparer, si nous en avons le pouvoir. Cette jeune fille est son égale; si elle ne l'était pas, une somme d'argent et l'entretien assuré à l'enfant feraient une sorte de compensation, quoique bien insuffisante; mais dans l'état des choses, son devoir est de l'épouser. Je ne veux pas de galans séducteurs sur mes domaines, et je n'accorderai pas à mes fermiers un privilége dont je m'abstiens moi-même, celui de débaucher les filles des uns et des autres. J'ai, Dieu le sait, bien des excès à me reprocher; mais comme j'ai pris la résolution de me réformer, et que je ne m'en suis pas écarté depuis quelque tems, je compte que ce Lothario suivra mon exemple, et commencera par rendre la jeune personne à la société; sinon, par la barbe de mon père! je jure qu'il s'en repentira.
»Je vous prie de vous intéresser à Robert, à qui mon absence sera bien pénible. Le pauvre garçon! c'est bien malgré lui qu'il s'en est retourné.
»J'espère que vous êtes bien portante et heureuse. J'aurai grand plaisir à recevoir de vos nouvelles.
»Croyez-moi bien sincèrement, etc.
BYRON.
»P. S. Comment se porte Joe Murray? Je rouvre ma lettre pour vous dire que Fletcher m'ayant demandé de m'accompagner en Morée, je l'emmène avec moi, quoique je vous aie annoncé le contraire.»
Le lecteur n'aura pas manqué, je l'espère, de remarquer la fin de cette lettre. L'énergie des sentimens moraux qui y sont exprimés si naturellement, semble le sûr garant d'un cœur dont le fond était pur, quoique les passions en eussent terni la surface. Quelques années plus tard, quand il eut contracté l'habitude de cette raillerie amère, dont, par malheur, il se plaisait à diriger les traits contre sa sensibilité et contre celle des autres, je ne sais, quoiqu'il fût encore animé des mêmes sentimens louables, si la fausse honte de passer pour vouloir se faire une réputation de vertu, n'en aurait pas arrêté la franche et honnête manifestation.
L'extrait suivant, tiré d'une communication adressée à un recueil mensuel très-estimé, par un voyageur qui, à cette époque, rencontra Lord Byron à Constantinople, me paraît être assez authentique pour que je le présente, sans hésiter, à mes lecteurs.
«Nous fûmes interrompus dans notre discussion par l'entrée d'un étranger, qu'au premier coup-d'œil je crus reconnaître pour un Anglais, mais qui devait n'être arrivé que depuis peu à Constantinople. Il était vêtu d'un habit écarlate, richement brodé en or, dans le genre de l'uniforme des aides-de-camp en Angleterre, avec deux grosses épaulettes. Sa figure annonçait environ vingt-deux ans. Ses traits, d'une délicatesse remarquable, lui auraient donné une apparence féminine, sans l'expression toute virile de ses beaux yeux bleus. En entrant dans la boutique intérieure, il ôta son chapeau militaire orné d'un panache, et découvrit une forêt de cheveux bruns bouclés qui relevaient encore la beauté peu commune de son visage. L'ensemble de son extérieur me fit une telle impression, qu'elle est toujours depuis restée profondément gravée dans ma mémoire; et quoique ce soit un souvenir de quinze ans, ce laps de tems n'en a pas altéré la vivacité. Il était accompagné d'un janissaire attaché à l'ambassade anglaise et d'un homme qui, par état, servait de Cicerone aux étrangers. Ces circonstances, jointes à ce qu'il boitait très-visiblement, me convainquirent à l'instant que c'était Lord Byron. J'avais déjà entendu parler de Sa Seigneurie et de son arrivée récente sur la frégate la Salsette, qui s'était détachée de la station de Smyrne pour venir prendre et emmener M. Adair, notre ambassadeur près de la Porte. Lord Byron avait auparavant voyagé en Épire et dans l'Asie Mineure avec son ami M. Hobhouse, et était devenu grand fumeur de tabac. Il s'était fait conduire à cette boutique dans le dessein d'y acheter quelques pipes. L'italien assez mauvais dont il se servait en parlant à son cicerone, et le turc encore plus imparfait de celui-ci, ne permettaient guère au marchand de comprendre facilement ce qu'ils désiraient; et comme l'étranger en paraissait contrarié, je lui adressai la parole en anglais, et m'offris à lui servir d'interprète. Quand il m'eut ainsi reconnu pour un Anglais, Lord Byron me serra cordialement la main, et m'assura, avec quelque chaleur, du grand plaisir qu'il éprouvait toujours lorsqu'il rencontrait un compatriote en pays étranger. Ses emplettes et les miennes étant terminées, nous sortîmes ensemble, et parcourûmes les rues, dans plusieurs desquelles j'eus le plaisir de diriger son attention vers quelques-unes des curiosités les plus remarquables de Constantinople. Les circonstances particulières qui nous avaient amenés à faire connaissance, firent naître entre nous, dès le premier jour, un certain degré d'intimité que très-probablement deux ou trois années de fréquentation n'auraient pas produit en Angleterre. Je prononçai souvent son nom en lui parlant, mais il ne lui vint pas à l'esprit de me demander comment j'avais pu l'apprendre, ni de s'informer du mien. Il n'avait pas encore jeté les fondemens de cette célébrité littéraire qu'il a acquise dans la suite; on ne le connaissait, au contraire, que comme auteur des Heures d'oisiveté; et la sévérité avec laquelle les rédacteurs de la Revue d'Édimbourg avaient critiqué cette production, était encore présente au souvenir de tout lecteur anglais. On ne pouvait donc pas supposer qu'en recherchant sa connaissance je fusse poussé par aucun de ces motifs de vanité auxquels tant d'autres ont cédé depuis. Mais il était tout naturel qu'après notre rencontre fortuite et tout ce qui s'était passé entre nous à cette occasion, je priasse l'un des secrétaires de l'ambassade de me présenter à lui dans les formes, un jour de la même semaine, que nous dînions ensemble chez l'ambassadeur. Sa Seigneurie assura qu'elle se souvenait parfaitement de moi; mais ce fut avec une extrême froideur, et immédiatement après elle me tourna le dos. Ce procédé sans cérémonie qui contrastait d'une manière si prononcée avec les circonstances précédentes, me parut si étrange qu'il me fut impossible de me l'expliquer, et que je me sentis en même tems fort disposé à beaucoup rabattre de l'opinion favorable que son apparente franchise m'avait fait concevoir à notre première entrevue. Ce ne fut donc pas sans surprise que, quelques jours après, je le vis dans la rue s'avancer vers moi avec un sourire plein de bienveillance. Il m'aborda familièrement, et me dit en me tendant la main: «Je suis ennemi déclaré de l'étiquette anglaise, surtout hors d'Angleterre; et quand je fais une nouvelle connaissance, c'est sans attendre les formalités d'une présentation. Si vous n'avez rien à faire, et que vous soyez disposé à une autre promenade, votre société me fera beaucoup de plaisir.» Il mit dans sa manière d'agir cette irrésistible attraction dont ceux qui ont eu le bonheur d'être admis dans son intimité ont pu seuls éprouver la puissance dans ses momens de bonne humeur, et j'acceptai avec empressement sa proposition. Nous visitâmes de nouveau les curiosités les plus remarquables de la capitale, que je ne décrirai point ici pour ne pas répéter les détails pleins d'exactitude et de précision que des centaines de voyageurs en ont déjà donnés; mais Sa Seigneurie se trouva fort désappointée par le peu d'intérêt qu'elles présentaient. Il loua les beautés pittoresques de la ville et des paysages qui l'environnent, et me parut d'avis que, cela excepté, rien n'était digne d'attirer l'attention d'un observateur. Il parla des Turcs de manière à faire supposer qu'il avait fait un long séjour parmi eux, et termina ses réflexions par ces mots: «Les Grecs, tôt ou tard, s'insurgeront contre eux; mais s'ils ne se hâtent pas, j'espère que Bonaparte viendra chasser cette inutile canaille 136.»
Pendant sa résidence à Constantinople, le ministre d'Angleterre, M. Adair, se trouvant presque toujours indisposé, ne le vit que très-rarement. Il le pressa cependant avec instance de venir loger au palais de l'ambassade; mais Lord Byron, qui préférait la liberté dont il jouissait dans une simple hôtellerie, refusa ses offres hospitalières.
Lors de l'audience de congé accordée à l'ambassadeur par le sultan, le noble poète, pour y assister, se mêla au cortége de M. Adair, non sans avoir témoigné, relativement à la place qu'il occuperait dans la marche, une anxiété bien caractéristique de sa jalouse susceptibilité toutes les fois qu'il s'agissait de son rang. En vain l'ambassadeur l'assura-t-il qu'on ne pouvait pas lui assigner une place particulière; que les Turcs, dans leurs dispositions relatives au cérémonial, ne tenaient compte que des personnes attachées à l'ambassade, et qu'ils négligeaient ou ignoraient les distinctions de préséance accordées chez nous à la noblesse. Enfin voyant que le jeune pair ne se laissait pas convaincre par ces raisons, M. Adair fut obligé d'en appeler à une autorité qui passait pour infaillible en matière d'étiquette; c'était le vieux internonce d'Autriche. Lord Byron l'ayant consulté sur ce point, et le trouvant entièrement d'accord avec le ministre d'Angleterre, déclara qu'il était parfaitement satisfait.
Le 14 juillet, son compagnon de voyage et lui partirent de Constantinople, à bord de la frégate la Salsette; M. Hobhouse dans le dessein d'accompagner l'ambassadeur en Angleterre, et Lord Byron pour visiter de nouveau sa chère Grèce. M. Adair crut remarquer à cette époque qu'il était plongé dans un profond abattement d'esprit, et je trouve que M. Bruce, qui le rencontra plus tard à Athènes, en porta le même jugement. On m'a raconté, comme ayant eu lieu pendant cette traversée, une circonstance fort remarquable. En se promenant sur le pont, il aperçut un petit yataghan ou poignard turc, qu'on avait laissé sur un banc. Il le prit, le tira du fourreau, et après en avoir quelques instans examiné la lame, on l'entendit qui disait à demi-voix: «J'aimerais à savoir ce que ressent un homme après avoir commis un meurtre!» On peut, je crois, dans ce surprenant propos, découvrir le germe de ses poèmes futurs du Giaour et de Lara. C'est cet ardent désir de soumettre à l'examen les opérations mystérieuses des passions, qui, secondé par son imagination, lui en donna enfin le pouvoir; et peut-être trouverait-on que les émotions qui produisirent ces paroles n'étaient que la première manifestation de cette faculté qui lui valut plus tard, à juste titre, le surnom de Scrutateur des abymes du cœur 137.
En approchant de l'île de Zéa, il demanda à être mis à terre. En conséquence, après qu'il eut fait ses adieux à son ami, on le débarqua sur cette petite île avec ses deux Albanais, un Tartare et un domestique anglais. Il a décrit lui-même dans un de ses manuscrits, les sentimens de fierté solitaire avec lesquels, debout sur le rivage, il regarda le vaisseau s'éloigner à pleines voiles, le laissant seul sur une terre étrangère.
Quelques jours après, il adressa d'Athènes la lettre suivante à Mrs. Byron:
LETTRE XLVI.
À MRS. BYRON.
Athènes, 15 juillet 1810.
Chère Mère,
«Je suis arrivé de Constantinople ici en quatre jours, ce que l'on considère comme une traversée extrêmement rapide, surtout dans cette saison de l'année. Vous autres habitans du nord, vous ne pouvez pas vous faire une idée de ce que c'est que l'été en Grèce; et pourtant un vrai tems de gelée en comparaison des étés de Malte et de Gibraltar, sous les ombrages desquels je me suis reposé l'année dernière, après un petit mouvement de galop de quatre cents milles, sans interruption, à travers l'Espagne et le Portugal. La date de ma lettre vous apprend que je suis de nouveau à Athènes, ville que je préfère, tout bien considéré, à toutes celles que je connais....
«Pour première excursion, je pars demain pour la Morée, où je compte passer un mois ou deux, puis revenir prendre ici mes quartiers d'hiver, à moins que je ne change mes plans, à la vérité, fort variables, comme vous pouvez bien le supposer, mais dont aucun ne me dirige vers l'Angleterre.
«Le marquis de Sligo, mon ancien camarade de collége, est ici, et désire m'accompagner en Morée. Ainsi nous partirons ensemble. Lord Sligo continuera ensuite sa route vers la capitale, et Lord Byron, après avoir examiné toutes les curiosités de ce canton, vous instruira de ce qu'il se propose de faire, car c'est un point sur lequel ses idées ne sont pas, pour le moment, parfaitement arrêtées. Malte est mon bureau de poste perpétuel; c'est de là que mes lettres sont dirigées vers tous les points de la terre habitable: remarquez en passant que j'ai déjà vu l'Asie, l'Afrique, le levant de l'Europe, et tiré le meilleur parti de mon tems, sans avoir pour cela examiné trop à la hâte les lieux les plus intéressans de l'ancien monde. F..., après avoir été grillé, rôti, cuit dans son jus; après avoir servi de pâture à toutes sortes d'insectes rampans, commence à philosopher; il se réforme et se résigne, et promet d'être à son retour un des ornemens de sa paroisse et un personnage fort saillant dans la généalogie des Fl.... qui tiennent, à mon avis, des Goths par leurs talens, des Grecs par leur pénétration, et des anciens Saxons par leur énorme appétit. Il me demande la permission d'envoyer une demi-douzaine de soupirs à Sally, son épousée, et s'émerveille, mais non pas moi, de ce que ses lettres, d'une écriture et d'une orthographe détestables, ne sont jamais parvenues en Angleterre. Au demeurant, ce n'est pas une grande perte que celle de ses lettres ou des miennes qui n'ont guère d'autre mérite que de vous apprendre, comme celle-ci, que nous nous portons bien, et chaudement, Dieu sait! Ne comptez pas, en cette saison, sur de longues lettres; car elles sont, je vous assure, écrites à la sueur de mon front. Il est passablement singulier que M. H.... ne m'ait pas adressé une syllabe depuis mon départ. Comme toutes vos lettres me sont parvenues ainsi que beaucoup d'autres, je conjecture que l'homme de loi est fâché ou qu'il a trop d'affaires.
«J'espère que vous vous plaisez à Newstead, et que vous vivez en bonne
intelligence avec vos voisins, quoique vous soyez un vrai dragon, comme
vous savez; ne voilà-t-il pas une épithète bien respectueuse? Je vous
prie d'avoir grand soin de mes livres, ainsi que de plusieurs boîtes
remplies de papiers qui sont entre les mains de Joseph; et, s'il vous
plaît, laissez-moi quelques bouteilles de champagne à boire, car je suis
terriblement altéré. Je n'insiste pourtant sur ce dernier point
qu'autant qu'il vous arrangera. Je suppose que vous avez une pleine
maison de commères bien bavardes et bien médisantes. Avez-vous reçu mon
portrait à l'huile par Sanders, de Londres? Il est payé depuis seize
mois, pourquoi ne vous le faites-vous pas remettre? Ma suite, composée
de deux Turcs, deux Grecs, un Luthérien et de l'équivoque Fletcher, fait
un tel vacarme que je suis bien aise de finir en vous assurant que je
suis, etc.»
BYRON.
Un jour ou deux après la date de cette lettre, il partit d'Athènes avec le marquis de Sligo. Après avoir voyagé de compagnie jusqu'à Corinthe, ils prirent chacun une direction différente; lord Sligo pour visiter la capitale de la Morée, et Lord Byron pour se rendre à Patras, où il avait, comme on le verra dans la lettre suivante, quelques affaires à régler avec le consul anglais, M. Strané.
LETTRE XLVII.
A MRS. BYRON.
Patras, 30 juillet 1810.
Chère Madame,
«En quatre jours, avec un vent favorable, la frégate m'a transporté de Constantinople à l'île de Céos, où j'ai pris un bateau pour me rendre à Athènes. J'ai rencontré dans cette ville mon ami le marquis de Sligo qui m'a témoigné le désir de voyager avec moi jusqu'à Corinthe. Là, nous nous sommes séparés, lui pour aller à Tripolitza, et moi pour me rendre à Patras, où j'avais quelques affaires à régler avec le consul M. Strané, de la maison duquel je vous écris. Il m'a rendu tous les services possibles depuis que j'ai quitté Malte pour me rendre à Constantinople, d'où je vous ai écrit deux ou trois fois. J'irai dans quelques jours faire une visite au pacha de Tripolitza, puis je ferai le tour de la Morée, et je retournerai à Athènes, où j'ai fixé mon quartier-général. Nous éprouvons ici de violentes chaleurs. En Angleterre, quand le thermomètre s'élève à 98 degrés 138, vous êtes tout en feu; l'autre jour, tandis que j'allais d'Athènes à Mégare, il marquait 125 degrés: cependant je n'en suis pas incommodé. J'ai, comme cela doit être, le teint fort bruni; mais je vis avec une grande tempérance, et je ne me suis jamais mieux porté.
»Avant de quitter Constantinople, j'ai vu le sultan (avec M. Adair) et l'intérieur des mosquées, ce qui n'arrive que bien rarement aux voyageurs. M. Hobhouse est parti pour l'Angleterre; quant à moi, je ne me sens pas pressé d'en faire autant. Je n'ai rien de particulier à faire savoir dans votre pays, si ce n'est l'extrême surprise que me cause le silence de M. H... Je désire aussi qu'il m'adresse régulièrement des fonds. Je suppose qu'on a pris des arrangemens en ce qui regarde Wymondham et Rochdale. Adressez vos lettres à Malte ou à M. Strané, consul-général, à Patras, Morée. Vous vous plaignez de mon silence; mais je vous ai écrit vingt ou trente fois dans le courant de l'année dernière: jamais moins de deux fois par mois, et souvent davantage. Si mes lettres ne vous parviennent pas, il ne faut pas conclure qu'on nous a dévorés, ou que ce pays-ci est désolé par la guerre, la peste ou la famine: ne croyez pas non plus tous les bruits absurdes qui ne manquent sûrement pas de circuler dans le Nottinghamshire comme c'est l'usage. Je suis fort bien ici, ni plus ni moins heureux qu'à mon ordinaire; si ce n'est que je suis fort aise de me retrouver seul, car je commençais à me lasser de mon compagnon de voyage; non pas que j'eusse à m'en plaindre, mais parce que je suis naturellement porté vers la solitude, et que cette disposition prend de jour en jour plus de force. Si je le désirais, je ne manquerais pas de compagnons de voyage, il s'en présente tous les jours. L'un veut m'emmener en Égypte, l'autre en Asie, dont j'ai vu tout ce que j'en veux voir. Je connais déjà la plus grande partie de la Grèce, de sorte que je me contenterai de retourner aux lieux que j'ai déjà parcourus, de contempler mes mers et mes montagnes, seules connaissances dont j'aie jamais tiré quelque utilité.
»J'ai une suite fort présentable; elle se compose d'un Tartare, de deux Albanais, d'un interprète et de Fletcher; mais dans ce pays-ci on en est quitte à peu de frais. Adair m'a fait un accueil merveilleux, et dans le fait je n'ai à me plaindre de personne. L'hospitalité ici est nécessaire, car on n'y voit point d'hôtelleries. J'ai logé chez des Grecs, des Turcs, des Italiens, des Anglais; aujourd'hui dans un palais, demain dans une étable; un jour avec le pacha, le suivant avec le berger. Je continuerai à vous écrire brièvement, mais fréquemment, et je suis toujours heureux d'apprendre de vos nouvelles; mais vous remplissez votre papier d'extraits de journaux, comme si ceux d'Angleterre ne se trouvaient pas dans tous les lieux du monde. J'en ai une douzaine, en ce moment, devant moi. Je vous prie de veiller à ce qu'on ait soin de mes livres, et de me croire, chère mère, etc.»
Il paraît qu'il passa la plus grande partie des deux mois suivans à parcourir la Morée 139; et dans plusieurs lettres il parle avec beaucoup de satisfaction de la réception très-distinguée que lui fit Véli-Pacha, fils d'Ali.
Note 139: (retour) Dans une note de l'avertissement qui précède son Siége de Corinthe, il dit: «Je visitai ces trois villes (Tripolitza, Napoli et Argos) en 1810-11; et durant mes diverses excursions dans le pays, depuis mon arrivée en 1809, je traversai l'Isthme huit fois en passant de l'Attique en Morée, par les montagnes, ou dans l'autre direction, lorsque j'allais du golfe d'Athènes à celui de Lépante.»
À son retour à Patras, il fut saisi d'une maladie, dont il raconte les particularités dans la lettre suivante adressée à M. Hodgson; elles sont, à beaucoup d'égards, si conformes à celles de la maladie fatale qui l'enleva, quatorze ans plus tard, presque aux mêmes lieux, que, malgré la gaîté du récit, il est difficile de le lire sans être douloureusement affecté.
LETTRE XLVIII.
À M. HODGSON.
Patras (Morée), 3 octobre 1810.
«Comme je suis à peine délivré du médecin et de la fièvre, qui m'ont retenu cinq jours au lit, je vous prie de ne pas compter sur beaucoup d'allegrezza dans cette lettre. Il règne ici une maladie endémique qui, lorsque le vent vient du golfe de Corinthe (comme il arrive cinq mois sur six), attaque grands et petits, et fait de terribles ravages parmi les voyageurs étrangers. Il y a, de plus, deux médecins, dont l'un est plein de confiance dans son génie naturel, car il n'a jamais étudié, et dont l'autre a pour tous titres une campagne de dix-huit mois contre les malades d'Otrante, qu'il a faite dans sa jeunesse avec de grands résultats.
»Lorsque je tombai malade, je protestai contre les tentatives de ces deux assassins; mais que peut faire pour sa défense un pauvre diable affaibli, dévoré par la fièvre, et inondé de potions. Malgré moi et mes dents, je vis le consul anglais, mon Tartare, mes Albanais, mon interprète se réunir pour me livrer au médecin, à l'aide duquel ils m'ont, trois jours durant, émétisé et clystérisé jusqu'à ne me laisser que le souffle. C'est dans cet état que j'ai fait mon épitaphe. Tenez, la voici:
«La jeunesse, la nature et la pitié des dieux combattirent long-tems pour tenir ma lampe allumée; mais le redoutable Romanelli triompha de leurs efforts, et son souffle en éteignit la flamme tremblante 140.»
»Cependant la nature et les dieux, piqués de mon peu de foi dans leur pouvoir, ont à la fin triomphé tout de bon de Romanelli, et je vis encore, bien à votre service, quoique ma faiblesse soit extrême.
»Depuis que j'ai quitté Constantinople, j'ai parcouru la Morée et visité Véli-Pacha, qui m'a rendu de grands honneurs, et donné un fort joli étalon. H*** est sûrement en Angleterre à l'heure où je vous écris; je l'ai chargé d'une dépêche pour votre poétique individu. Il m'écrit de Malte, et me demande mon journal, en cas que j'en tienne un. Si j'en faisais un, il l'aurait. Je lui ai adressé en réponse une épître de consolations et d'exhortations, où je le prie de réduire de trois schl. et six pences le prix de sa prochaine publication, vu qu'une demi-guinée est un trop haut prix pour toute autre chose qu'un billet d'Opéra.
»Quant à l'Angleterre, je n'en ai pas eu de nouvelles depuis bien long-tems. Toutes les personnes qui prennent quelque intérêt à ce qui me regarde sont, je crois, endormies, et vous êtes mon seul correspondant, à l'exception des gens d'affaires. Je n'ai réellement pas d'amis au monde, quoique ce monde soit peuplé de mes anciens condisciples, qui s'y promènent revêtus de curieux déguisemens, en officiers des gardes, en hommes de loi, en ecclésiastiques, en hommes à la mode, et autres habits de caractères; aussi fais-je mes adieux à tous ces messieurs si affairés, dont pas un ne daigne m'écrire. Au fait, je ne les en ai pas priés; et me voilà ici, pauvre voyageur et philosophe un peu païen, qui, après avoir parcouru la plus grande partie du Levant et vu force terres et mers, dont on pourrait tirer fort bon parti, ne vaux, après tout, guère mieux qu'avant de me mettre en route. Que Dieu me soit en aide!
»Il y a aujourd'hui même quinze mois que je suis parti, et je pense que mes intérêts me rappelleront bientôt en Angleterre; mais je vous en donnerai régulièrement avis de Malte. Hobhouse vous donnera tous les renseignemens possibles, si vous êtes curieux de connaître nos aventures. J'ai lu quelques vieilles gazettes anglaises qui vont jusqu'au 15 mai. J'y vois l'annonce de la Dame du Lac. Il va sans dire que l'auteur ne s'est pas départi de sa manière, qui rappelle l'ancienne ballade, et que le poème est bon. Tout balancé, Scott n'a pas de rivaux; le but de tout griffonnage est d'amuser, et certainement il y réussit. Je brûle de lire son nouvel ouvrage.
»Et que deviennent sir Edgard et votre ami Bland? Je suppose que vous êtes engagé dans quelque chicane littéraire. Le seul parti à prendre, c'est de regarder du haut en bas tous les confrères de l'écritoire. Je suppose bien que vous ne m'accorderez pas le titre d'auteur; mais je vous dédaigne tous, coquins que vous êtes! comptez là-dessus.
»Vous ne connaissez pas D...s, n'est-ce pas? Il avait une farce prête à être jouée quand je partis d'Angleterre, et me pria d'en faire le prologue: ce que je lui promis; mais mon départ fut si précipité que je n'en écrivis pas le premier couplet. Je n'ose m'informer de sa pièce, de peur d'apprendre qu'elle est tombée. Que Dieu me pardonne d'employer un tel mot! mais le parterre, mon cher monsieur, le parterre, vous le savez, se permet de ces tours-là, en dépit du mérite. C'est une circonstance fort curieuse qui me rappelle cette farce. Quand Drury-Lane fut brûlé de fond en comble, accident qui fit perdre à Shéridan et à son fils le peu de schellings qui leur restassent, que fait mon ami D...s? Avant que l'incendie soit éteint, il écrit à Tom Shéridan, directeur du combustible établissement, pour lui demander si cette farce n'a pas servi d'aliment aux flammes, avec environ deux mille autres manuscrits non jouables qui naturellement furent en grand péril, sinon entièrement consumés. Eh bien! n'est-ce pas là un trait caractéristique? Les passions de Pope ne sont rien en comparaison. Tandis que le pauvre directeur, tout bouleversé, déplorait la perte d'un édifice qui ne valait pas moins de trois cent mille livres sterling, avec quelque vingt mille autres que pouvaient avoir coûté les chiffons et le clinquant des costumes, les éléphans de Barbe bleue et le reste, voici venir un billet d'un endiablé d'auteur qui le rend responsable de deux actes et quelques scènes de sa farce!
»Mon cher H..., rappelez à Drury que je lui souhaite mille prospérités, et priez Scrope Davies de me conserver son amitié. J'appelle de mes vœux le jour où je vous reverrai à Newstead, et où le champagne égaiera encore nos soirées: cet espoir me réjouit l'ame. Je n'ai laissé passer aucune occasion sans vous écrire; j'attends donc des réponses aussi régulières que celles de la Liturgie, et quelque peu plus longues. Comme il est impossible à un homme dans son bon sens de compter sur d'heureux jours, espérons au moins que nous en verrons de joyeux, ce qui y ressemble le plus en apparence, quoiqu'il n'en soit rien en réalité.
»C'est dans cette attente que je suis, etc.»
Faible et fort amaigri par suite de sa maladie à Patras, un jour, après son retour à Athènes, debout devant une glace, il dit à lord Sligo: «Comme je suis pâle! j'aimerais, je crois, à mourir de consomption.--Pourquoi de consomption? demanda son ami.--Parce qu'alors, répondit-il, toutes les femmes diraient: Voyez ce pauvre Byron, comme il a l'air intéressant en mourant!»
Dans cette anecdote que, toute frivole qu'elle est, le narrateur citait comme une preuve du sentiment que le poète avait de sa propre beauté, on peut aussi trouver la trace de son habitude de tout rapporter à ce sexe qu'il affectait de mépriser, et qui cependant exerçait une puissante influence sur le cours et la teinte de toutes ses pensées.
Il parlait souvent de sa mère à lord Sligo avec des sentimens qui s'éloignaient bien peu de l'aversion. «Quelque jour, lui dit-il, je vous expliquerai la cause de cette disposition de mon cœur.» Peu de tems après, un jour qu'ils se baignaient ensemble dans le golfe de Lépante, il rappela cette promesse, et montrant sa jambe et son pied nus. «Voyez, s'écria-t-il, c'est à ses absurdes faiblesses à l'époque de ma naissance que je dois cette difformité, et pourtant, d'aussi loin que je puisse me souvenir, elle n'a jamais cessé de me la reprocher. Même encore peu de jours avant notre dernière séparation, au moment où j'allais quitter l'Angleterre, elle prononça contre moi une imprécation dans un de ses accès de colère, et souhaita que je pusse devenir aussi difforme d'esprit que de corps!»
L'expression de sa physionomie et de ses gestes ne peuvent être bien conçus que par ceux qui l'ont vu quelquefois dans un pareil état d'excitation.
Habitué à manifester sans réserve ses sentimens et ses pensées, il ne déguisait pas davantage le peu de prix qu'il attachait à ces débris des arts antiques, qu'il voyait si ardemment recherchés par tous ses classiques compagnons de voyage. Lord Sligo se proposait d'employer quelque argent à faire faire des fouilles pour chercher des antiquités. Lord Byron, en lui offrant de surveiller ces travaux, et de tenir la main à ce que cet argent reçût une destination légitime, lui dit: «Vous pouvez être bien tranquille en vous en rapportant à moi, je ne suis pas dilettante. Tous vos connaisseurs sont des voleurs; mais je fais trop peu de cas de ces sortes de choses pour en dérober jamais.»
Il observa plus sévèrement encore, pendant ses voyages, le régime qu'il avait adopté pour se faire maigrir, et qu'il avait commencé à suivre avant de quitter l'Angleterre. À Athènes, il prenait, dans ce dessein, des bains chauds trois fois la semaine; sa boisson habituelle était un mélange d'eau et de vinaigre, et il mangeait rarement autre chose qu'un peu de riz.
Au nombre des personnes qu'il vit le plus à cette époque, outre lord Sligo, se trouvaient lady Hester Stanhope et M. Bruce; et même l'un des premiers objets qui s'offrirent aux yeux de ces voyageurs distingués, au moment où ils approchaient des côtes de l'Attique, fut Lord Byron se jouant dans son élément favori au pied des rochers du cap Colonne. Ils furent ensuite présentés les uns aux autres par lord Sligo; et ce fut, je crois, à sa table que, dans le cours de leur première entrevue, lady Hester, avec cette vive éloquence qui la rend si remarquable, fit chaudement la guerre au poète à propos de l'opinion peu favorable à l'intelligence des femmes, qu'elle lui supposait. Peu disposé, quand même il en eût été capable, à défendre une pareille hérésie contre une personne qui, par elle-même, en était la plus irrésistible réfutation, Lord Byron n'eut d'autre ressource contre les argumens de sa belle antagoniste, que le silence de l'assentiment. Lady Hester sut naturellement gré d'une pareille retenue de la part d'un homme de sa condition, et ils se lièrent, dès ce moment, de l'amitié la plus sincère. En rappelant dans ses Memoranda quelques souvenirs de cette époque, après avoir raconté qu'il fut, à Sunium, surpris au bain par une société anglaise, il ajoute: «Ce fut le commencement de la plus agréable connaissance que j'aie faite en Grèce...» Puis il continue en protestant à M. Bruce, si jamais ces pages tombent sous ses yeux, qu'il se souvenait encore avec plaisir des jours qu'ils avaient passés ensemble à Athènes.
Pendant son séjour en Grèce à cette époque, nous le voyons former une de ces amitiés singulières (si l'on peut prononcer ce beau nom en pareille circonstance), dont j'ai cité déjà deux ou trois exemples en traçant l'histoire de sa jeunesse, et dont le charme principal à ses yeux semble avoir consisté dans le plaisir d'être protecteur, et celui de faire naître des sentimens de reconnaissance. Un jeune Grec, nommé Nicolo Giraud, fils d'une dame veuve, chez laquelle logeait l'artiste Lusieri, fut celui qu'il adopta de cette manière, sans doute par suite d'idées semblables à celles qui avaient inspiré ses premiers attachemens pour le jeune paysan de Newstead, et pour le jeune chantre de Cambridge. Il paraît avoir porté à ce jeune homme un intérêt très-vif, et l'on peut dire fraternel; c'est au point que, non-seulement il lui fit accepter, en le quittant à Malte, une somme considérable, mais encore il lui donna dans la suite, comme le lecteur le verra, une preuve plus durable de sa générosité.
Quoiqu'il fît de tems à autre des excursions en Attique et en Morée, il avait fixé son quartier-général à Athènes, où il logeait dans un couvent de franciscains; et dans les intervalles d'une tournée à l'autre, il s'occupait à recueillir des matériaux pour ces notes sur la situation de la Grèce moderne, dont il a fait suivre le second chant de Childe Harold. Ce fut aussi dans cette retraite qu'il composa, comme pour braver le Genius loci, ses imitations d'Horace. Cette satire, qui retrace d'un bout à l'autre des scènes de la vie de Londres, porte pour date: «Athènes, couvent des Capucines, 12 mars 1811.»
Dans le petit nombre de lettres qu'il écrivit encore à sa mère, je ne choisirai que les deux suivantes.
LETTRE XLIX.
À MRS. BYRON.
Athènes, 14 janvier 1811.
Chère Madame,
«Je saisis, suivant mon usage, une occasion d'écrire brièvement, mais fréquemment; l'arrivée des lettres, à défaut de communications régulières, étant fort incertaine... J'ai dernièrement fait plusieurs tournées de quelque cent ou deux cents milles en Morée et dans l'Attique, etc. J'ai terminé aussi ma grande excursion par la Troade et Constantinople, etc., et suis maintenant revenu encore une fois à Athènes. Je crois vous avoir écrit plusieurs fois qu'à l'imitation de Léandre (quoique sans sa dame), j'avais traversé l'Hellespont de Sestos à Abydos. Fletcher, que j'ai renvoyé en Angleterre avec des papiers, vous instruira de cette circonstance et de quelques autres. Je n'aurai pas, je crois, à me plaindre beaucoup de son absence, connaissant passablement l'italien et le grec moderne; j'étudie cette dernière langue avec un maître, et j'en sais tout ce qu'un homme raisonnable peut désirer pour converser et donner des ordres. En outre, les lamentations perpétuelles de Fletcher sur la privation de bœuf et de bière, son mépris stupide pour tout ce qui est étranger, son incapacité insurmontable pour apprendre le moindre mot d'aucune langue, le rendaient une charge, suivant l'usage de tous les autres domestiques anglais. Je vous assure que l'ennui de parler pour lui, les consolations dont il avait besoin (beaucoup plus que moi-même), les pilaus (mets turc composé de riz et de viande) qu'il ne pouvait manger, les vins qu'il ne pouvait boire, les lits dans lesquels il ne pouvait dormir, et la longue liste des calamités, telles que les faux pas des chevaux, le manque de thé!!! qui l'assaillaient sans cesse, l'auraient rendu un objet continuel de plaisanteries pour les spectateurs et d'embarras pour son maître. Après tout, l'homme est assez honnête et assez capable dans un pays chrétien; mais en Turquie, Dieu me pardonne! mes soldats albanais, mes Tartares et mes janissaires travaillaient pour lui et pour nous aussi, ainsi que mon ami Hobhouse peut le certifier.
»Il est probable que je reviendrai en Angleterre au printems; mais pour l'exécution de ce projet, il me faut des remises. Mes propres fonds m'auraient très-bien suffi; mais j'ai été obligé d'aider un ami qui me paiera, j'en suis certain; et en attendant je n'ai pas le sou. Maintenant je ne me soucie pas d'entreprendre un voyage d'hiver, même quand je serais fatigué de voyager; et je suis tellement convaincu des avantages que l'on recueille à observer l'espèce humaine au lieu de lire ce que l'on en écrit, et des fâcheux effets de rester chez soi, en proie aux préjugés étroits d'un insulaire, que je pense qu'il devrait exister parmi nous une loi qui envoyât pour un tems les jeunes gens à l'étranger, chez le petit nombre d'alliés que nos guerres nous ont laissés.
»Ici je vis et je converse avec des Français, des Italiens, des Allemands, des Danois, des Grecs, des Turcs, des Américains, etc., etc., etc.; et sans perdre de vue mon pays, je puis juger des manières des autres. Quand je reconnais la supériorité de l'Angleterre (sur le compte de laquelle, soit dit en passant, nous nous abusons en bien des choses), j'en suis satisfait; et lorsque je la trouve inférieure, je m'éclaire au moins sous ce rapport. J'aurais pu continuer un siècle à être enfumé dans vos villes, ou à humer le brouillard dans vos campagnes, sans apprendre cette vérité, et sans rien acquérir chez moi de plus utile ou de plus agréable. Je ne tiens point de journal, et n'ai point l'intention de griffonner mes voyages. J'ai fini avec le métier d'auteur; et si, dans ma dernière production, j'ai prouvé aux critiques ou au monde que j'étais quelque chose de plus que ce qu'ils supposaient, je suis satisfait, et ne hasarderai point cette réputation par un futur effort. Il est vrai que j'ai quelques autres productions en portefeuille; mais je les laisse pour ceux qui me survivront. Si on les juge dignes de la publication, elles serviront à éterniser ma mémoire, lorsque moi-même j'aurai cessé d'avoir un souvenir. J'ai pris ici un artiste bavarois qui prend pour moi quelques vues d'Athènes, etc. Cela vaudra mieux que du griffonnage, maladie dont j'espère être guéri. À mon retour, j'espère mener une vie tranquille et retirée; mais Dieu sait mieux que nous ce qu'il nous faut, et agit en conséquence, au moins à ce que l'on dit. Je n'ai point d'objection à faire à cela, après tout, n'ayant pas raison de me plaindre de mon lot. Je suis cependant convaincu que les hommes se font eux-mêmes plus de mal que le diable ne pourrait jamais leur en faire. J'espère que cette lettre vous trouvera en bonne santé, et autant heureuse que nous pouvons l'être. Vous apprendrez au moins avec plaisir qu'il en est ainsi pour moi, et que je suis à jamais votre...»
LETTRE L.
À MRS. BYRON.
Athènes, 28 février 1811.
Chère Madame,
«Comme j'ai reçu un firman pour l'Égypte, etc., je partirai pour ce pays dans le courant du printems, et je vous prie de mander à M. H... qu'il est nécessaire de me faire parvenir des fonds. Au sujet de Newstead, je réponds, comme auparavant, non. S'il faut vendre, vendez Rochdale. Fletcher sera arrivé à cette époque avec mes lettres relatives à cet objet. Je vous dirai d'abord franchement que je n'aime pas les placemens de fonds. Si, par quelque circonstance particulière, j'étais amené à adopter une telle résolution, j'irais, à tout événement, passer ma vie à l'étranger: le seul lien qui m'attache à l'Angleterre est Newstead; et ce lien une fois rompu, ni mon intérêt ni mes inclinations ne m'appelleraient dans le Nord. La médiocrité dans votre pays est l'opulence en Orient, tant est grande la différence qui existe dans la valeur monétaire et l'abondance des objets nécessaires à la vie. Je me sens tellement un citoyen du monde, que le pays où je pourrai jouir d'un climat délicieux et de toutes les recherches du luxe, à un prix moindre que celui de la vie ordinaire de collége en Angleterre, sera toujours une patrie pour moi. Telles sont en effet les côtes de l'Archipel. Voici donc l'alternative:--Si je garde Newstead, je reviens; si je le vends, je reste à l'étranger. Je n'ai reçu d'autres lettres de vous que celles de juin, mais j'ai écrit plusieurs fois; et, comme à l'ordinaire, je continuerai d'après le même plan.
»Croyez-moi à jamais votre, etc.
BYRON.
»P. S. Je vous verrai probablement dans le cours de l'automne; mais je ne puis réellement, à une telle distance, vous désigner aucun mois en particulier.»
LETTRE LI.
À M. HODGSON.
À bord de la frégate la Volage 141, 29 juin 1811.
Note 141: (retour) Le voyage d'Égypte, que, par la lettre précédente, il semble avoir projeté, fut abandonné, probablement à défaut des fonds qu'il attendait; et, le 3 de juin, il mit à la voile de Malte pour l'Angleterre, sur la frégate la Volage, ayant, pendant son court séjour à Malte, éprouvé une violente attaque de fièvre tierce. D'après les lettres mélancoliques qui suivent, on peut se faire une idée des sentimens avec lesquels il revenait dans sa patrie.
«Dans huit jours, avec un bon vent, nous serons à Portsmouth; et, le 2 de juillet, se termineront (jour pour jour) deux années d'un voyage duquel je reviens avec aussi peu d'émotion qu'à mon départ. Je pense pourtant que j'ai eu plus de peine à quitter la Grèce que l'Angleterre, pays que je suis impatient de revoir par la seule raison que je suis las d'un si long voyage.
»En vérité, mon avenir n'offre rien de très-agréable. Embarrassé dans mes affaires particulières, indifférent au public, solitaire semis avoir le désir de la société, le corps affaibli par des fièvres successives, mais l'esprit, je l'espère, non encore abattu, je retourne au logis sans une espérance, et presque sans un désir. La première chose qu'il me faudra braver, sera un homme de loi; la seconde un créancier, puis des charbonniers, des fermiers, des arpenteurs, et toutes les agréables conséquences d'un domaine en désordre et de mines de charbon contestées. En un mot, je suis malade et chagrin; et, lorsque j'aurai un peu réparé mes irréparables affaires, je décamperai ou vers l'Espagne pour y guerroyer, ou encore une fois vers l'Orient, où je puis au moins avoir des cieux sans nuages et un refuge contre les impertinens.
»Je compte vous rencontrer ou vous voir à la ville ou à Newstead, toutes les fois que vous pourrez y venir sans vous déranger. Je suppose que, comme d'habitude, vous faites de l'amour et de la poésie. Ce mari de H... Drury ne m'a jamais écrit, quoique je lui aie adressé plus d'une lettre; mais je jurerais que le pauvre homme a de la famille, et que par conséquent tous ses soins sont concentrés dans son cercle.
Car des enfans causent de nouvelles dépenses, et Dicky est maintenant en
âge d'aller à l'école.
(Warton.)
»Si vous le voyez, dites-lui que je lui apporte une lettre de Tucker, un
de ses amis, chirurgien de l'armée, qui m'a soigné et est un très-digne
homme, quoiqu'il aime trop les mots de son métier. J'arriverais trop
tard pour le jour des exercices oratoires, ou je serais probablement
descendu à Harrow.
........................................................................................
........................................................
»J'ai beaucoup regretté en Grèce d'avoir omis d'emporter l'Anthologie.--Je veux dire celle de Bland et de Mirivale. ....................................................................................................................................................
»Qu'est devenu sir Edgar? Et les imitations et les traductions, où en sont-elles? Je suppose que vous n'avez pas l'intention d'abandonner si aisément le public, mais que vous l'attaquerez avec un in-quarto. Quant à moi, je suis excédé des fats de la poésie et des bavardages, «et je laisserai tout le domaine Castalien» à Bufo ou à tout autre. Mais vous êtes un homme sentimental et sensible, et vous rimerez jusqu'à la fin du chapitre. Quoi qu'il en soit, j'ai écrit quelque quatre mille vers d'un genre ou d'un autre, sur mes voyages.
»Je n'ai pas besoin de vous répéter que je serais heureux de vous voir. J'arriverai à Londres vers le 8, à l'hôtel de Dorant, rue d'Albemarle, et mes affaires m'appelleront quelques jours après dans le Nottingham supérieur, et de là à Rochdale.
»Je suis, ici et là, votre, etc.»
LETTRE LII.
À MRS. BYRON.
À bord de la frégate la Volage, 25 juin 1811.
Chère Mère,
«Cette lettre, qui vous sera envoyée à notre arrivée à Portsmouth, probablement vers le 4 de juillet, a été commencée à peu près vingt-trois jours après notre départ de Malte. Le 2 de juillet, jour pour jour, j'aurai été deux ans absent de l'Angleterre, et j'y reviens en grande partie avec les mêmes sentimens qui me dominaient à mon départ; savoir, l'indifférence. Mais cette apathie ne s'étend certainement pas jusqu'à vous, ainsi que je vous le prouverai par tous les moyens en mon pouvoir. Vous serez assez bonne pour faire préparer mon appartement à Newstead; mais que rien ne vous dérange, et surtout que ce ne soit pas moi. Ne me considérez que comme une visite ordinaire. Je dois seulement vous informer que, depuis long-tems, je me suis astreint à une diète végétale complète, et que le poisson ni la viande n'entrent dans mon régime. Je compte donc sur une provision considérable de pommes de terre, d'herbes et de biscuit. Je ne bois point de vin. J'ai avec moi deux domestiques, hommes de moyen âge, et tous deux Grecs. Mon intention est de me rendre d'abord à Londres pour voir M. H..., et de passer de là à Newstead, en allant à Rochdale. Je n'ai d'autre prière à vous faire que celle de ne point oublier mon régime, qu'il m'est très-nécessaire d'observer. Je suis en bonne santé, comme je l'ai généralement été, à l'exception de deux accès de fièvre dont je fus promptement débarrassé.
»Mes projets dépendront tellement des circonstances, que je ne me hasarderai point à énoncer une opinion à ce sujet. Mon avenir n'est pas flatteur; mais je suppose que nous lutterons toute notre vie, comme nos voisins. En vérité, d'après les dernières informations de H..., j'ai quelque crainte de trouver Newstead démantelé par MM. Brothers, etc.: H... semble déterminé à me forcer à le vendre; mais il sera trompé dans son espoir. Je pense que je ne serai pas obsédé de visiteurs; mais s'il en était autrement, vous devrez les recevoir, car je suis résolu à ne laisser violer ma retraite par personne. Vous savez que je n'ai jamais beaucoup aimé la société; je l'aime encore moins qu'auparavant. Je vous apporte un schall et une quantité d'essence de roses. Il faudra que j'entre tout cela par contrebande, s'il est possible. J'espère trouver ma bibliothèque en assez bon ordre.
»Fletcher est sans doute arrivé. Je distrairai le moulin, de la ferme de M. B***; son fils est un trop brillant séducteur pour hériter des deux objets, et j'y placerai Fletcher, qui m'a servi fidèlement, et dont l'épouse est une bonne femme. Il est, en outre, nécessaire de tempérer l'ardeur du jeune M. B***, ou il peuplera la paroisse de bâtards. En un mot, s'il avait séduit une laitière, il aurait pu trouver quelque excuse; mais la fille est son égale, et, dans la haute comme dans la basse classe, en circonstance semblable, la réparation est de droit; mais je n'interviendrai qu'en démembrant (comme Bonaparte) le royaume de M. B***, afin d'en ériger une partie en principauté pour le feld-maréchal Fletcher. J'espère que vous gouvernez d'une main prudente mon petit empire et sa triste charge de dette nationale. Pour rompre la métaphore, permettez-moi de me dire votre, etc.
»P. S. Cette lettre était écrite pour être envoyée de Portsmouth; mais, à notre arrivée, l'escadre a reçu l'ordre de se rendre à Nore. C'est de là que partira ma lettre. Je n'ai point fait cet envoi plus tôt, parce que j'ai supposé que vous pourriez éprouver des inquiétudes, l'intervalle mentionné dans la lettre étant plus long que celui qui devait exister entre notre arrivée au port et ma venue à Newstead.»
LETTRE LIII.
À M. HENRY DRURY.
À bord de la frégate la Volage, à la hauteur d'Ouessant, 17 juillet 1811.
Mon cher Drury,
«Après deux ans et quelques jours d'absence (le 2), j'approche de votre
patrie. L'extérieur de ma lettre vous indiquera le jour de mon arrivée.
Maintenant nous sommes agréablement retenus, par un calme plat, près du
port de Brest. Je n'en ai jamais été si près depuis que j'ai quitté
Duck-Puddle.
........................................................................................................................................
»Nous sommes partis de Malte depuis trente-quatre jours, et nous avons eu une traversée fort ennuyeuse. Vous me verrez ou entendrez parler de moi bientôt après la réception de cette lettre, puisque je dois passer par Londres, afin de réparer mes irréparables affaires. De là il me faut aller dans le Nottinghamshire, y lever des rentes; ensuite dans le Lancashire, y vendre des mines de charbon; et revenir à Londres payer des dettes; car il semble que je n'aurai jamais ni charbon ni repos que je n'aille à Rochdale en personne.
»Je rapporte quelques marbres pour Hobhouse, pour moi quatre anciens crânes athéniens 142, tirés de sarcophages, une fiole de ciguë attique 143, quatre tortues vivantes, un lièvre (mort dans la traversée), deux domestiques grecs, vivans, l'un Athénien, l'autre Yaniote, lesquels ne peuvent parler que le romaïque ou l'italien, et moi-même, comme le dit finement Moses dans le Vicaire de Wakefield, et je puis le dire à son exemple, car j'ai aussi peu de raison de me vanter de mon expédition que lui de la sienne à la foire.
»Je vous écrivis des rochers Cyanéens, pour vous dire que j'avais traversé la mer à la nage de Sestos à Abydos. Avez-vous reçu ma lettre?... Je suppose qu'Hodgson est, à l'heure qu'il est, enfoncé dans l'étude. Que n'aurait-il pas donné pour avoir vu, comme moi, le véritable Parnasse, où je fis tort à l'évêque de Chrissa d'un livre de géographie? Mais je n'appelle cela qu'un plagiat, en ce que cette action fut commise à une heure de chemin de Delphes.»
Maintenant que nous avons ramené le jeune voyageur en Angleterre, il peut être intéressant, avant de le suivre dans les scènes qui l'attendaient chez lui, de considérer à quel point le caractère général de son esprit et de son humeur avait été modifié par la série de voyages et d'aventures dans lesquels il avait été engagé pendant les deux années qui venaient de s'écouler. Il serait difficile d'imaginer une vie moins poétique et moins romanesque que celle qu'il avait menée avant son départ pour ses voyages. Dans sa jeunesse, il est vrai, il avait vécu et erré parmi des scènes bien capables, selon les idées ordinaires, de former les premiers germes du sentiment poétique. Mais bien que le poète ait pu se nourrir plus tard de ces brillans souvenirs, il est plus que douteux, comme on l'a déjà fait observer, qu'il ait été formé par eux. S'il était vrai qu'une jeunesse passée au milieu des scènes de montagnes fût si favorable au développement des talens d'imagination, les Gallois parmi nous, et les Suisses à l'étranger, devraient briller plus qu'ils ne le font de nos jours par leurs conceptions poétiques. Mais, en accordant même que la mémoire des premières excursions de Byron ait eu quelque part dans la direction de ses idées, l'effet réel de cette influence, quelle qu'elle fût, cessa avec son enfance, et la vie qu'il mena ensuite, durant son séjour au collége d'Harrow, fut ce que naturellement la vie d'un écolier si rêveur et si entreprenant devait être, tout autre chose que poétique. Pour un soldat ou un aventurier, l'éducation qu'il reçut alors eût été parfaite. Ses exercices athlétiques, ses combats, son amour pour les entreprises hasardeuses, donnèrent les indices d'un esprit fait pour la carrière la plus orageuse; mais ces dispositions paraissaient, de toutes, les moins favorables aux études méditatives de la poésie; et bien qu'elles promissent de le rendre plus tard un sujet d'inspiration pour les poètes, elles ne donnaient assurément que très-peu d'espérance de le voir jamais lui-même briller au premier rang parmi eux.
Ses habitudes à l'université étaient encore moins intellectuelles et moins littéraires. Dès son enfance, il avait lu beaucoup et avec ardeur, quoique sans méthode; mais cette application même de son esprit, irrégulière et sans direction comme elle était, il l'avait en grande partie abandonnée après son départ d'Harrow; et au nombre des occupations qui se partageaient son tems à l'académie, les jeux de hasard, l'escrime, les soins à donner à son ours et à ses boul-dogues furent au moins les plus innocentes, si elles ne furent pas les plus favorites. Pendant son séjour à Londres, on ne le voit pas davantage cultiver son intelligence, ou rechercher des amusemens plus délicats. N'ayant aucune ressource de société privée par le manque absolu d'amis et de parens, il était réduit dans cette ville à fréquenter les oisifs de café; et pour ceux qui se rappellent ce qu'étaient à cette époque les cafés de Limmer et Stevens, les deux maisons qu'il visitait de préférence, il est inutile de dire que, quel que fût d'ailleurs le mérite de ces établissemens, ils n'étaient rien moins que des écoles convenables au développement d'un caractère poétique.
Mais quelque incompatible qu'une telle vie pût être avec les habitudes de contemplation qui seules pouvaient éveiller et fortifier les hautes facultés qu'il avait déjà montrées, cependant, sous un autre point de vue, le tems qu'il perdit alors en apparence fut, dans la suite, mis à profit d'une manière incontestable. En l'initiant ainsi peu à peu à la connaissance des variétés de l'esprit humain, en lui donnant l'aperçu exact des détails de la société dans leurs formes les moins artificielles; enfin, en le mêlant si jeune avec le monde, ses affaires et ses plaisirs, la vie qu'il menait à Londres contribua certainement à former cette combinaison extraordinaire, qu'on admira plus tard en lui, de l'imagination et de la connaissance du monde, de l'héroïque et du plaisant, des aperçus les plus fins et les plus minutieux de la vie réelle avec les conceptions les plus élevées et les plus sublimes de la grandeur idéale.
Une autre disposition dominante de son esprit plus mûr et de ses écrits dut peut-être sa naissance aux mêmes causes. Dans cette expérience anticipée du monde que lui donnait son contact précoce avec la foule, il n'est guère probable qu'un grand nombre des caractères les plus dignes de l'espèce humaine aient frappé ses regards. Il n'est que trop probable, au contraire, que les individus les plus légers et les moins estimables des deux sexes durent être au nombre de ses modèles, et que c'est d'après eux, à un âge où les impressions se gravent le plus fortement, que ses premiers jugemens sur la nature humaine furent formés. De là probablement ces aperçus méprisans et dégradans pour l'humanité, qu'il était dans l'usage d'allier au tribut plus noble qu'il payait à la beauté et à la majesté de la nature en général. De là le contraste qui apparaît entre les productions de son imagination et celles de son expérience; entre ces rêves pleins de beauté et de douceur que l'une créait à sa volonté, et l'amertume, sombre et désolante qui débordait de tous côtés lorsqu'il ne consultait plus que l'autre.
Malgré le peu d'espérance que donnait sa jeunesse de la haute destinée qui l'attendait, elle présentait déjà un caractère singulier de la puissance de son imagination; je veux parler de cet amour de la solitude qui, de bonne heure, indique ces goûts d'étude et d'observation de soi-même par lesquelles seules «les carrières de diamans» du génie sont exploitées et mises au grand jour. Dans son enfance à Harrow, il avait fortement montré cette disposition; on le connaissait au collége comme je l'ai déjà dit, pour aimer à s'éloigner de ses camarades, et à s'asseoir seul sur une tombe dans le cimetière, s'abandonnant ainsi à la rêverie pendant des heures entières. À mesure que son esprit révéla ses ressources, ce sentiment domina en lui; et quand ses voyages à l'étranger n'auraient servi qu'à le détacher des distractions de la société pour le mettre en état, solitaire célèbre, de communiquer avec son propre esprit, cela eût été un grand pas de fait vers l'expansion complète de ses facultés. Ce fut réellement alors qu'il commença à se sentir capable de se livrer au détachement que l'étude de soi-même exige, et qu'il put jouir de cette liberté, indépendante du mélange des pensées d'autrui, et qui seule laisse l'esprit contemplatif maître de ses propres idées. Dans la solitude de ses nuits sur mer, dans ses excursions isolées à travers la Grèce, il jouit d'assez de loisir et de solitude pour s'observer lui-même, et là s'apercevoir des premiers «éclairs de son glorieux génie.» Un de ses principaux plaisirs, ainsi qu'il en fait mention dans ses Memoranda, était, lorsqu'il se baignait dans quelque lieu retiré, de s'asseoir, au-dessus de la mer, sur des rochers élevés, et là de rester des heures entières à contempler les cieux et les eaux 144, et à se perdre dans cette sorte de vague rêverie qui, quoique sans forme arrêtée, et sans but pour le moment, se répandait ensuite, dans ses écrits, en peintures énergiques et brillantes qui vivront à jamais.
Note 144: (retour) Il fait allusion à cette passion dans ces belles stances:«S'asseoir sur les rochers, contempler la mer, etc.»
Alfieri, avant que son génie ne se fût complètement développé, ainsi qu'il nous le dit, avait l'habitude de passer des heures dans une sorte d'état de rêverie, à contempler l'Océan: «Après le spectacle, un de mes amusemens à Marseille était de me baigner presque tous les soirs dans la mer. J'avais trouvé un petit endroit fort agréable, sur une langue de terre placée à droite hors du port; où, en m'asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un petit rocher qui empêchait qu'on ne pût me voir du côté de la terre, je n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux immensités, qu'embellissaient les rayons d'un soleil couchant, je passai, en rêvant, des heures délicieuses; et là, je serais devenu poète, si j'avais su écrire dans une langue quelconque.»
S'il n'eût pas été livré à ces doutes et à cette défiance qui entourent les premiers pas du génie, les sentimens qu'il devait éprouver et ses découvertes dans un nouveau domaine d'intelligence, auraient dû convertir les heures solitaires du jeune voyageur en un rêve de bonheur. Mais on verra que dans ces momens même, il se défiait de sa propre force, et qu'il ne se doutait nullement de la hauteur à laquelle s'élèverait l'esprit qu'il évoquait alors. Il devint tellement épris de ces rêveries solitaires, que la société même de son compagnon de voyage, malgré la sympathie de ses goûts avec les siens, devint pour lui une chaîne et un fardeau; et ce ne fut que lorsqu'il se trouva seul, sur le rivage d'une petite île de la mer Égée, que son génie respira librement. Si l'on voulait une preuve plus forte de sa passion profonde pour l'isolement, nous la trouverions, quelques années après, dans ses propres écrits, lorsqu'il avoue que, dans la compagnie de la femme qu'il aima le plus, il se surprit souvent soupirant après la solitude.
Ce ne fut pas seulement en lui procurant la retraite dont il avait besoin pour faire éclore dans le silence ses facultés admirables, que les voyages contribuèrent puissamment à la formation de son caractère poétique; dès son enfance même, il avait contemplé l'Orient avec des yeux romanesques. La lecture qu'il fit, avant l'âge de dix ans, de l'histoire des Turcs, par Rycaut, avait pris un fort ascendant sur son esprit, et il avait lu avec avidité tous les livres sur l'Orient qu'il avait pu rencontrer 145.
Note 145: (retour) Quelques mois avant sa mort, dans une conversation avec Mavrocordato, à Missolonghi, Lord Byron dit: «L'histoire turque fut un des premiers livres qui procura du plaisir à ma jeunesse; et je pense que cette lecture eut beaucoup d'influence sur les désirs que j'eus ensuite de visiter le Levant, et donna peut-être à ma poésie cette teinte orientale que l'on y remarque.»
(Récit du comte Gamba.)
Dans la dernière édition de l'ouvrage du docteur Israeli, sur le caractère littéraire, on trouve quelques notes marginales assez curieuses, écrites par Lord Byron dans un exemplaire de cet ouvrage qui lui appartenait. Parmi ces notes est l'énumération suivante des écrivains qui, outre Rycaut, avaient attiré son attention sur l'Orient de si bonne heure.
«Knolles, Cantemir, de Tott, lady M.W. Montague, la traduction d'Hawkin de l'Histoire des Turcs par Mignot, les Mille et Une Nuits, tous les voyages, toutes les histoires, tous les livres sur l'Orient que je pouvais trouver, je les avais lus, ainsi que Rycaut, avant l'âge de dix ans. Je pense que je lus les Mille et Une Nuits en premier lieu; après cela je préférai le récit des combats de mer, le roman de Don Quichotte et ceux de Smollett, particulièrement Roderic Random, et j'étais passionné pour l'histoire romaine. Lorsque j'étais enfant, je ne pus jamais lire sans dégoût un livre de poésie.»
Il s'ensuit qu'en visitant ces contrées il ne fit que réaliser les rêves de sa jeunesse, et ce retour de ses pensées vers ce tems d'innocence donna à leur cours une fraîcheur et une pureté dont elles avaient manqué depuis long-tems. Sans le charme de ces souvenirs, l'attrait de la nouveauté était la moindre chose que lui présentaient les scènes nouvelles à travers lesquelles il passait. De doux souvenirs du passé, et peu d'hommes les ont retenus aussi vivement, se mêlaient aux impressions des objets présens à ses yeux; et comme, dans les montagnes d'Écosse, il avait souvent traversé, en imagination, les pays musulmans, ainsi la même faculté le transportait des montagnes sauvages de l'Albanie à celles de Monroy.
Tandis qu'il trouvait à chaque pas des inspirations poétiques, il y avait aussi dans ce prompt changement de place et de scène, dans cette diversité d'hommes et d'usages qui l'entouraient, dans l'espérance continuelle d'aventures nouvelles, et d'entreprises extraordinaires, une succession et une variété d'excitation toujours renouvelée, qui mettaient non-seulement en action, mais rendaient plus vigoureuse toute l'énergie de son caractère. Ainsi qu'il décrit lui-même sa manière de vivre, c'était aujourd'hui dans un palais, demain dans une étable; un jour avec le pacha, l'autre avec le berger. C'est ainsi qu'il trouva toujours à exercer son esprit observateur, et que les impressions se multiplièrent sur son imagination. Déjà initié à quelques-unes des privations et des peines de la vie, pouvant juger par-là des rigueurs de l'adversité, il apprit à agrandir le cercle de ses sympathies, plus qu'il n'est ordinaire dans le rang élevé auquel il appartenait, et il s'habitua à cette trempe vigoureuse et mâle de pensée qui est si profondément gravée dans tous ses écrits. Nous ne devons pas oublier, au nombre de ces salutaires effets de ses voyages, les nobles inspirations du danger qu'il éprouva plus d'une fois, ayant été placé, tant sur terre que sur mer, dans des situations bien calculées pour éveiller ces sentimens d'énergie que des périls envisagés de sang-froid ne manquent jamais de faire naître.
Le vif intérêt, qu'en dépit de sa philosophie apparente à cet égard, dans Childe Harold, il prenait à tout ce qui se rattache à la vie militaire, trouva des occasions fréquentes de satisfaction, non-seulement à bord des vaisseaux de guerre anglais sur lesquels il s'embarqua, mais aussi dans ses divers rapports avec les soldats du pays. À Salora, place isolée sur le golfe d'Arta, il passa une fois deux ou trois jours logé dans une misérable baraque. Pendant tout ce tems il vécut familièrement avec les soldats. Ces guerriers farouches, que l'on pourrait presque appeler des brigands, assis autour du jeune poète, et examinant avec une sauvage admiration son fusil de Manton 146 et son épée anglaise, présentaient chaque soir une scène curieuse dont le tableau pourrait offrir un contraste, malheureusement trop affligeant, avec ce qui se passa quand le poète, devenu l'un de leurs capitaines, mourut sur cette même terre avec des Souliotes pour gardes et la Grèce entière pour cortége de deuil.
Note 146a: (retour) Nom d'un arquebusier.
Il est vrai qu'au milieu des émotions réveillées par cette variété d'objets, son esprit était toujours plongé dans cette mélancolie qu'il avait apportée de son pays natal. Il fit sur M. Adair et sur M. Bruce, comme je l'ai déjà dit, l'effet d'un homme en proie à un profond abattement; et ce fut aussi l'opinion du colonel Leake, qui, à cette époque, était notre résident à Joannina 147. Mais cette mélancolie même, malgré son opiniâtreté, dut certainement parvenir, sous l'influence énergique et salutaire de sa vie errante, à un degré d'élévation qu'elle n'aurait jamais pu atteindre au milieu des contrariétés qui l'obligeaient à se replier sur elle-même. S'il n'eût pas voyagé, peut-être serait-il devenu un satirique grondeur; mais à mesure que ses yeux embrassaient un plus vaste horizon, tous les sentimens de son cœur se développèrent dans la même proportion; et cette tristesse innée, en se combinant avec les effusions de son génie, devint une des principales causes de leur énergie et de leur grandeur. Quelle pensée sublime, en effet, s'éleva jamais dans l'ame, sans que la mélancolie, quoique ignorée peut-être, y ait eu quelque part?
Note 147: (retour) Il faut se rappeler que ces deux personnes le virent le plus souvent dans des circonstances où l'étiquette des présentations devait, par suite de sa froide réserve, porter au plus haut degré la tristesse de ses pensées. Son compagnon de voyage parle de lui bien différemment. Dans le récit d'une courte excursion à Négrepont, M. Hobhouse, qui ne put l'y accompagner, exprime avec force le vide que lui fait éprouver l'absence d'un ami qui joignait à la vivacité d'observation et à des remarques piquantes, cette bonne humeur communicative, qui réveille l'attention au milieu des fatigues et rend les dangers moins terribles. Lord Byron, dans quelques vers des imitations d'Horace, adressés évidemment à M. Hobhouse, se rend la même justice, en ce qui regarde sa sociabilité, mais il donne une idée plus nette de la tournure d'esprit qui en était la source:«Cher Moschus, avec toi j'espère encore passer de longues heures, riant de la folie des hommes, si nous ne pouvons sourire à leurs traits d'esprit. Oui, je veux, ami, quitter pour toi ma cellule de cynique, et adopter la devise de Swift: Vivent les badinages! etc.»
Les lettres qu'il écrivit pendant la traversée, à son retour en Angleterre, nous ont appris combien alors les dispositions de son ame étaient loin d'être gaies et ses espérances d'être flatteuses; sans contredit, eût-il été doué de la plus grande confiance, les contrariétés qui l'attendaient dans sa patrie étaient bien suffisantes pour attrister ses prévisions et comprimer son élasticité d'esprit. «Être heureux chez soi, dit Johnson, c'est là en définitive, le but de toute ambition, la fin où tendent nos travaux et nos entreprises.» Mais Lord Byron n'avait pas de chez soi, rien du moins qui méritât ce nom si séduisant. Ce bonheur de faire partie d'une famille bien unie dont les prières l'auraient suivi dans ses voyages, dont l'attention aurait avidement écouté ses récits à son retour, il ne le connut jamais, quoique la nature lui eût donné un cœur digne de l'apprécier. Privé de tout ce qui soutient et encourage, il eut à lutter contre tout ce qui désole et humilie. À l'horreur d'un intérieur sans affections vint se joindre le fardeau d'une position sociale sans ressources suffisantes, et il éprouva ainsi tous les embarras de la vie domestique, sans jouir des charmes qui les compensent. Pendant son absence, on avait laissé tomber ses affaires dans une confusion plus grande encore, que leur tendance naturelle ne donnait lieu de le craindre. On avait, l'année précédente, exécuté une saisie à Newstead, pour une somme de quinze cents liv. st., due à MM. Brothers, tapissiers, et nous croyons devoir rapporter un trait du vieux Joë Murray dans cette circonstance. C'était un terrible crève-cœur pour ce vieux et fidèle serviteur, jaloux de l'antique honneur des Byron, de voir l'annonce de la vente placardée sur la porte de l'abbaye. Mais redoutant assez la loi pour ne pas arracher l'affiche, il se décida, pour s'en dédommager, à la couvrir d'une large feuille de papier brun qu'il colla par dessus.
Malgré la résolution, si récemment exprimée par Lord Byron, d'abandonner pour jamais le métier d'auteur, et de laisser à d'autres tout l'empire Castalien, nous le trouvons, à peine débarqué en Angleterre, très-activement occupé de préparer la publication de quelques-uns des poèmes qu'il avait composés dans ses voyages. Il y mettait même tant d'empressement qu'il avait déjà, dans une lettre écrite en mer, annoncé à M. Dallas, qu'on pourrait de suite les mettre sous presse. Je vais placer ici sous les yeux du lecteur les parties les plus essentielles de cette lettre qui, d'après sa date, aurait dû précéder quelques-unes de celles que nous avons déjà données.
LETTRE LIV.
À M. DALLAS.
À bord de la frégate la Volage, 28 juin 1811.
«Après une absence de deux ans (jour pour jour, le 2 de juillet, avant lequel nous n'arriverons pas à Portsmouth), me voilà revenant en Angleterre...
»J'y reviens avec peu d'espoir de bonheur domestique, et une constitution un peu ébranlée par une ou deux atteintes fort vives de fièvre; mais avec une ame qui n'est point abattue. Mes affaires, à ce qu'il paraît, sont terriblement embrouillées, et je vais avoir d'interminables difficultés à régler avec les gens de loi, les charbonniers, les fermiers et les créanciers. Or, pour un homme qui redoute les embarras, autant qu'il redoute un évêque, c'est un sérieux sujet d'inquiétude.
»Ma satire, à ce que je crois, est à sa quatrième édition; ce n'est pas un succès tout-à-fait médiocre; il n'a cependant rien d'exagéré pour une production qui, en raison du sujet qu'elle traite, ne peut intéresser long-tems, et doit, par conséquent, avoir un succès immédiat, où n'en avoir aucun. Aujourd'hui que je pense et agis avec plus de modération, je regrette de l'avoir écrite, quoiqu'il soit probable que je la trouverai oubliée par tout le monde, moins ceux qu'elle a offensés.
»Votre protégé et celui de Pratt, le cordonnier Blackett est donc mort, malgré ses vers! Cette mort est probablement une de celles qui sauvent un homme de la damnation. C'est parmi vous que le pauvre diable s'est perdu. Sans ses patrons, il serait peut-être aujourd'hui en fort bonne posture, faisant des souliers, non des vers; mais vous avez voulu en faire un immortel, coûte que coûte. Je dis cela dans la supposition que ce sont la poésie, le patronage et les liqueurs fortes qui l'ont tué. Si vous êtes à Londres au commencement ou vers le commencement de juillet, vous me trouverez à l'hôtel Dorant, Albemarle-Street, où je serai charmé de vous voir. J'ai une imitation de l'art poétique d'Horace, que Cawthorn pourra imprimer de suite; mais que cela ne vous effraie pas, je n'ai pas l'intention de vous en fatiguer. Vous savez bien que je ne lis jamais mes vers aux personnes qui me viennent voir. Je partirai de Londres après un séjour fort court, pour me rendre dans le Nottinghamshire et de là à Rochdale.
»Votre, etc.»
Dès que Lord Byron fut arrivé à Londres, M. Dallas se rendit près de lui. «Le 15 juillet, dit ce gentleman, j'eus le plaisir de lui serrer la main, à l'hôtel Reddish, Saint-James's-Street: je trouvai que son aspect démentait ce qu'il m'avait dit de sa santé, et son air n'annonçait ni mélancolie, ni mécontentement d'être de retour. Il m'entretint, avec beaucoup de feu, de ses voyages; mais il m'assura qu'il n'avait jamais eu l'idée de les écrire. Il me dit qu'à son avis la satire était son fort; qu'il s'en tenait à ce genre, et qu'il avait composé pendant ses divers séjours une paraphrase de l'art poétique d'Horace, qui serait un excellent supplément aux Bardes anglais et critiques écossais. Il semblait espérer que sa réputation s'en accroîtrait, et j'entrepris d'en surveiller la publication, comme je l'avais fait pour la satire. J'avais mal choisi l'instant de ma visite, et nous eûmes à peine le tems de nous entretenir sans être interrompus. Il m'engagea donc à venir le lendemain déjeûner avec lui.»
Dans l'intervalle, M. Dallas parcourut cette paraphrase que Lord Byron lui avait permis d'emporter dans ce dessein, et son désappointement, comme il le dit lui-même, fut cruel, en découvrant qu'un voyage de deux ans dans les contrées inspiratrices de l'Orient, n'avait pas produit plus de richesses poétiques. À leur rendez-vous du lendemain, quoiqu'il s'abstînt de déprécier cet ouvrage, il ne put s'empêcher, comme il nous l'apprend lui-même, d'exprimer à son noble ami quelque surprise de ce qu'il n'avait composé rien de plus pendant son absence. «Alors, continue-t-il, Lord Byron me dit qu'il avait en diverses occasions écrit de courts poèmes, outre une grande quantité de stances, du rhythme de Spencer, relatives aux pays qu'il avait parcourus. «Mais, dit-il, elles ne sont pas dignes de votre attention; vous pouvez cependant les emporter toutes, si cela vous fait plaisir.» C'est ainsi que j'obtins le pélerinage de Childe Harold: il le tira d'un coffret avec beaucoup d'autres poésies. Il me dit qu'elles n'avaient été lues que par une seule personne qui y avait trouvé peu de choses à louer et beaucoup à critiquer; que c'était son avis, et qu'il était sûr que ce serait aussi le mien; que néanmoins, quoi qu'il en fût, elles étaient bien à mon service; mais qu'il était urgent de presser la publication des Imitations d'Horace, ce dont je l'assurai que je m'occupais.»
M. Dallas ne tarda pas à découvrir tout le prix du trésor qui lui était ainsi confié. Dès le même soir, il écrivit à son noble ami: «Vous avez composé l'un des plus délicieux poèmes que j'aie jamais lus. Si je vous disais cela pour vous flatter, je mériterais moins votre amitié que votre mépris. Childe Harold m'a tellement captivé, que je n'ai pu en quitter la lecture. Je répondrais sur ma tête qu'il ajoutera beaucoup à votre réputation comme poète, et qu'il vous fera un honneur infini, si vous daignez accorder quelque attention à mes avis, etc.»
Malgré ces justes éloges, et l'écho secret qu'ils durent trouver dans un cœur si sensible au moindre murmure de la renommée, il se passa quelque tems avant que la répugnance opiniâtre de Lord Byron à la publication de Childe Harold pût être surmontée.
«Quoique jusqu'alors, dit M. Dallas, il eût écouté mes avis et mes conseils, et qu'il fût naturel de croire qu'il céderait à des éloges si prononcés, je fus surpris de voir qu'il se défiait encore de mon jugement sur le mérite de Childe Harold. «C'était, disait-il, tout ce qu'on voudrait, excepté de la poésie; un critique fort capable l'avait blâmé; n'avais-je pas vu moi-même les annotations en marge du manuscrit?» Enfin il revenait toujours de préférence aux paraphrases de l'art poétique, et le manuscrit en fut remis à Cawthorn, éditeur de la satire, pour qu'il le publiât sans aucun retard. Je ne quittai pourtant pas encore la partie. Avant de sortir de chez lui, je revins à la charge, et je lui dis que j'étais si convaincu du mérite de Childe Harold, que s'il me l'avait donné, je l'aurais certainement publié, pourvu qu'il voulût consentir à un petit nombre de changemens et de correction.»
Parmi les nombreux exemples cités en littérature du jugement erroné que quelques auteurs ont porté sur leurs propres ouvrages, on peut regarder comme l'un des plus inexplicables cette préférence que Lord Byron accordait à une production si peu digne de son génie, sur un poème qui offre autant de beautés originales que les premiers chants de Childe Harold 148. «Il en est, dit Swift, des hommes comme des terrains, qui recèlent quelquefois une mine d'or, dont le propriétaire ignore l'existence.» Mais cette mine, Lord Byron l'avait découverte, sans se douter, à ce qu'on pourrait croire, de toute sa valeur. J'ai déjà eu occasion de remarquer que, dans le tems même où il composait Childe Harold, il est douteux qu'il connût pleinement la puissance nouvelle et de sentimens et de pensées qui venait de s'élever dans son âme, et cette observation est confirmée par l'étrange appréciation de son ouvrage que nous lui voyons adopter.
Note 148: (retour) On doit moins s'étonner de ce que quelques auteurs se méprennent sur le mérite de leurs ouvrages, quand on voit que des générations entières sont quelquefois tombées dans la même erreur. Les sonnets de Pétrarque furent considérés par les savans de son tems comme dignes tout au plus des chanteurs de ballades qui les faisaient entendre dans les rues; tandis que son poème épique de l'Afrique, dont l'existence est à peine connue de nos jours, était recherché de toutes parts, et que le moindre fragment en était vivement sollicité près de l'auteur, pour être placé dans les bibliothèques des savans.
On pourrait croire en effet que malgré l'impulsion qui avait fait faire des pas si rapides à son imagination, son jugement, plus lent à se développer, était bien loin de la maturité, et que le jugement de soi-même, le plus difficile de tous, lui était encore refusé.
D'un autre côté, si l'on considère la déférence que, surtout à cette époque, il était porté à accorder aux opinions de ceux avec lesquels il vivait, il serait peut-être plus juste d'attribuer cette fausse appréciation à sa défiance de son propre jugement, qu'à aucune insuffisance. On ne peut expliquer que par l'ignorance de son énergie intellectuelle ses égards et sa complaisante admiration pour ses anciens condisciples, qui presque tous l'avaient dépassé durant ses études, et dont quelques-uns, dans ce tems-là même, étaient ses rivaux en poésie. L'exemple qu'il recevait de ces jeunes écrivains étant, comme leur goût, principalement fondé sur l'imitation des modèles consacrés, leur autorité, aussi long-tems qu'il s'y soumit, dut jusqu'à un certain point le détourner de s'engager franchement dans une route nouvelle et originale. Il est assez probable que quelques souvenirs de cette première direction, joints à un léger penchant pour les réminiscences classiques 149, contribuèrent à déterminer sa préférence pour la paraphrase d'Horace. On peut croire au moins qu'ils furent suffisans pour le décider à se contenter, pour le présent, de la gloire qu'il avait acquise en suivant les routes tracées, au lieu de se lancer dans une carrière qu'il n'avait pas encore explorée. Nous avons vu que le noble auteur avant de confier à M. Dallas les deux premiers chants de Childe Harold, en avait soumis le manuscrit à l'examen d'un ami, le premier et le seul, à ce qu'il paraît, qui en eût pris connaissance à cette époque. M. Dallas n'a pas nommé ce critique si scrupuleux; mais le ton tranchant de censure, dont sont empreintes ses remarques, aurait été capable, à quelque époque que ce fût, de dénaturer le jugement d'un auteur qui, plusieurs années après, dans tout l'éclat de sa gloire, avouait que le blâme du dernier des hommes lui causait plus de chagrin qu'il n'éprouvait de plaisir à recevoir les applaudissemens des plus hauts personnages.
Note 149: (retour) Gray, dominé par une semblable prédilection, préféra long-tems ses poèmes latins à ceux qui lui ont assigné un rang si élevé dans la littérature anglaise. «Devons-nous, dit Mason, attribuer cette méprise à ce qu'il avait été élevé à Eton, ou à quelque autre cause? Il est certain que lorsque je fis sa connaissance, il semblait attacher à ses poésies latines beaucoup plus de prix qu'à celles qu'il avait composées dans sa langue natale.»
Quoiqu'il soit facile de reconnaître dans toutes les productions de son âge mûr, des traces de sa supériorité, nous croyons cependant qu'on ajouterait peu à sa célébrité en publiant dans son entier cette paraphrase d'Horace, qui se compose de près de huit cents vers. Mais j'en choisirai quelques passages capables de donner une idée de ses beautés, comme de ses défauts, afin de mettre le lecteur à même de se former une opinion sur une composition que l'auteur, par une erreur ou un caprice de jugement, sans exemple peut-être dans les annales de la littérature, préféra long-tems aux sublimes méditations de Childe Harold.
Le début du poème, si on le compare à l'original, est assez ingénieux:
Qui ne rirait si Lawrence, s'engageant à couvrir sa précieuse toile du portrait flatté du premier venu, abusait assez de son art pour que la nature effarouchée vît nos bons bourgeois prendre sous son pinceau la forme des centaures? Ou si quelque barbouilleur, par amour de l'extraordinaire, ou pour hâter la vente, s'avisait de joindre à une fille d'honneur la queue d'une sirène? Ou si le trivial Dubost (comme on l'a vu naguère), possédé de la fureur de peindre, dégradait les créatures, images de la divinité? Toute la politesse qui défend de se moquer des sots en leur présence, ne pourrait réprimer les éclats de rire de leurs amis. Crois-moi, Moschus, rien ne ressemble plus à ces tableaux que le livre qui, plus décousu que les rêves d'un malade, présente à nos regards une foule de figures incomplètes, poétiques cauchemars, qui n'ont ni pieds ni tête.
Ce qui suit est un des meilleurs morceaux écrits dans un genre plus grave:
De nos jours, les mots nouveaux sont en honneur, si on les ente adroitement sur quelque gallicisme: pourrions-nous refuser à la muse plus habile de Dryden et de Pope, ce que Chaucer et Spencer tentèrent avec succès? Si vous pouvez créer que ne le faites-vous, à l'exemple de William Pitt et de Walter-Scott, qui par le secours, l'un de ses vers, l'autre de ses poumons, ont enrichi les dialectes mal joints de notre île? Il est et il sera toujours légitime de proposer des réformes en littérature, comme au parlement.
De même que les forêts couvrent par degrés la terre de leurs feuilles, ainsi se fanent des expressions qui ont plu dans leur nouveauté. Le même destin est réservé à l'homme, et à tout ce qui se rattache à lui. Ses ouvrages, ses mots s'effacent et ne servent plus qu'à fixer une date. Quoique, à un signe des monarques, et à la voix du commerce, des fleuves impétueux deviennent de tranquilles canaux; quoique des marais desséchés et assainis soient sillonnés par la charrue et portent de jaunes moissons; quoique des ports creusés sur nos rivages protégent les vaisseaux contre les tempêtes de l'antique Océan, tout, tout doit périr. Mais, survivant au naufrage général, l'amour des lettres préserve à demi les souvenirs du passé.
Je ne cite ce qui suit qu'à cause de la note qui y est jointe:
Les premiers vers satiriques naquirent du spleen de quelque égoïste. En doutez-vous? Voyez Dryden, Pope, et le doyen de Saint-Patrick 150.
Note 150: (retour) Mac-Flecknoe, la Dunciade et toutes les ballades satiriques de Swift. Quels que soient leurs autres ouvrages, ceux-ci furent le résultat de sentimens personnels et de récriminations violentes contre d'indignes rivaux; et quoique le mérite littéraire de ces satires fasse honneur aux talens poétiques des auteurs, leur virulence déshonore certainement leur caractère.
Les vers blancs, aujourd'hui, par un commun accord, sont presque inséparables de la tragédie. Quoique les fureurs d'Almanzor s'exprimassent en vers rimés, au tems de Dryden, nous ne voyons pas les héros des pièces nouvelles en affubler leurs emportemens; et la modeste comédie, abandonnant tout-à-fait les vers, nous offre en humble prose ses gentillesses et ses quolibets. Ce n'est pas que nos Beaumont et nos ben aient plus mauvaise grâce, ou perdent rien de leur mérite, pour avoir composé en vers; mais c'est ainsi que Thalie aime à se montrer. Pauvre fille! que l'on siffle quelques vingt fois par an.
On trouve dans les vers suivans, sur Milton, plus de poésie que dans aucun autre passage de la paraphrase:
Ô muse! s'écrie-t-il, réveille de plus sublimes accords! Et, s'il vous plaît, que pensez-vous voir éclore de son cerveau enflammé? En un clin d'œil, il tombe aussi bas que Southey dont les montagnes épiques ne manquent jamais d'accoucher d'une souris! Ce n'était pas ainsi que jadis votre puissant devancier tirait de doux accens de sa lyre inimitable: d'une voix mélodieuse comme les soupirs de la harpe éolienne, il nous parle de la première désobéissance de l'homme et du fruit défendu; mais à mesure que son sujet s'élève, son chant fait retentir les échos de la terre et des cieux.
On pourra remarquer quelques traits piquans dans les esquisses suivantes:
Enfin il touche à l'adolescence! On ne le forcera plus à gémir sur les vers diaboliques 151 de Virgile, et sur ceux qu'on lui donne à faire. Les prières l'ennuient, la lecture est trop sérieuse; il vole de T...ll à Fordham (malheureux T...ll, condamné à d'éternels soucis par les apprentis boxeurs et les ours). Que peuvent des tuteurs, des devoirs, des convenances, en présence d'une meute, de chevaux de chasse et de la plaine de Newmarket? Rude avec ses aînés, hautain avec ses égaux, poli envers des escrocs, prodigue de richesses........... persiflé, pillé, dupé, il passe le tems de ses cours sans rien faire; évite peut-être l'expulsion, et se retire M. A. (Maître-ès-arts)! Et l'on proclame sa nouvelle dignité dans les clubs et les tripots, dont nul habitué n'arriva jamais plus haut.
Note 151: (retour) Harvey, qui fit connaître la circulation du sang, avait coutume, dans ses transports d'admiration, de jeter loin de lui son Virgile, en disant que le livre avait un diable familier. Un personnage tel que celui que je décris, jetterait probablement aussi le livre; mais il désirerait plutôt que le diable s'en emparât, non pas en haine du poète, mais par une horreur bien fondée des hexamètres. Car, vraiment, la fastidieuse étude des longues et des brèves suffit pour qu'un homme prenne la poésie en aversion pendant sa vie entière; et peut-être en cela n'est-ce pas un désavantage.
Lancé dans le monde, et devenu moins ardent, il singe l'égoïste prudence de son père; prend une femme, pour sa dot; choisit ses amis pour leur rang; achète des terres, et se vante d'être trop prudent pour se fier à la banque. Il prend place au sénat; procrée un héritier, et l'envoie à Harrow, car il y fut lui-même. Muet, quoi qu'il vote, à moins qu'il ne joigne sa voix aux acclamations favorables au ministère; s'il parle de son fils: C'est un compère adroit, qu'il espère bien voir un jour arriver à la pairie!
La vieillesse s'avance; l'âge paralyse ses membres; il quitte la scène, ou la scène le quitte; il entasse des richesses; s'afflige à chaque penny qu'il faut dépenser, et l'avarice s'empare de toutes les pensées qui ne sont pas à l'ambition. Il compte les cent pour cent, et sourit; ou vainement s'irrite, en considérant ses trésors entamés pour payer les dettes du jeune Hopeful; il pèse bien et sagement ce qu'il faut acheter ou vendre; habile à tout faire, excepté à mourir! grondeur, morose, radoteur difficile à contenter, louant tous les tems, excepté le présent; infirme, querelleur, délaissé et presque oublié, il meurt sans qu'on le pleure; on l'enterre; qu'il pourrisse!
Plus loin, parlant de l'opéra, voilà comment il s'exprime:
Là se rend l'alerte boutiquier, dont l'oreille est mise à la torture par l'orchestre qu'il veut entendre pour son argent. Une fausse honte, et non la sympathie, l'empêche seule de ronfler; ses angoisses redoublent quand il croit du bon ton de crier: Encore! Écrasé par la foule dans Fop's alley, coudoyé par les élégans, gêné par son chapeau, tremblant pour ses orteils, sa soirée est un combat, et il ne goûte quelque repos que quand enfin le rideau tombe, et lui donne un peu de relâche qui l'enchante. Devinez-vous pourquoi il se résigne à souffrir tout cela et plus encore? C'est qu'il lui en coûte cher, et qu'il est forcé de se parer!
Les derniers vers du passage suivant retracent plaisamment ce mélange de gaîté et d'amertume qui, parfois, animait la conversation de l'auteur. À tel point même, que ceux qui l'ont connu pourraient presque s'imaginer qu'ils l'entendent parler:
Mais rien n'est sans défaut, et chacun sait que les violons et les harpes perdent souvent le ton, et que les meilleurs chanteurs, au moment où ils voudraient réunir tous leurs moyens, ne font entendre que des accens criards; les chiens perdent la trace du gibier, la pierre refuse l'étincelle, et les fusils à deux coups (que le diable les emporte!) manquent le but 152!
Note 152: (retour) Comme M. Pope a pris la liberté d'envoyer Homère à tous les diables, malgré tout ce qu'il lui devait, quand il a dit: «Et Homère (que le diable l'emporte, etc.)» Il est présumable que, par licence poétique, on peut en faire autant, en vers, de tout homme et de toute chose; et en cas d'accident, je désire qu'on me permette de me prévaloir de cet illustre précédent.
Un dernier passage, avec la note plaisante qui y est jointe, complétera le nombre des morceaux que je veux citer comme les meilleurs.
Est-ce assez? Non: écrivez donc et imprimez bien vite. Si le dernier arrivé est dévolu à Satan, qui voudrait arriver le dernier? Ils assiégent les presses, ils publient en toute hâte, ils escaladent le comptoir et quittent leurs échoppes: de belles demoiselles de province, des hommes de haut renom, quoi donc! des baronnets même, ont noirci d'encre leur main guerrière. La pauvreté ne les arrête pas; c'est Pollion qui nous joua ce tour; de son tems Phébus commença à trouver crédit chez les banquiers. Ce ne sont pas seulement les vivans; les morts même nous débitent leurs sottises aussi couramment que jadis chantait la tête d'Orphée! Sifflés de leur vivant, ils obtiennent un succès posthume; tirés de la poussière où ils étaient ensevelis quand ils vivaient. Les revues réveillent le souvenir de leurs épidémiques délits, de ces livres témoins muets du martyre auquel les condamne la rage de rimer: Hélas! Que de chagrins va nous causer tel barbouilleur que citèrent souvent le Morning Post et le Monthly Magazine! dans ces recueils sont ensevelis ses premiers chefs-d'œuvre; mais bientôt la presse gémit, et il en sort un épais in-quarto! Laissez donc, vous qui êtes sages, laissez les succès mendiés de la lyre aux baronnets ou aux lords possédés du démon des vers, ou à ces crépins de village, ménestrels jumeaux ivres de poétique bière! Prêtez l'oreille à ces accords d'une mélodie narcotique: ce sont les savetiers lauréats qui chantent les louanges de Capel Lofft 153.
Note 153: (retour) Ce gentleman bien intentionné a gâté quelques excellens cordonniers, et contribué à la ruine poétique de plus d'un pauvre industrieux. Nathaniel Bloomfield et son frère Bobby ont mis tout le Sommersetshire en train de chanter; et cette maladie ne s'est pas bornée à envahir un seul comté. Pratt aussi, qui fut jadis plus sage, a été atteint de la contagion du patronage, et a attiré dans le piége de la poésie un pauvre diable nommé Blackett; mais il mourut pendant l'opération, laissant au dépourvu un enfant et deux volumes de fragmens. La petite fille, si elle n'a pas d'inclinations poétiques et ne se transforme pas en Sapho cordonnière, s'en tirera peut-être; mais les tragédies sont aussi rachitiques que si elles étaient la progéniture d'un comte ou de quelque coureur de prix académiques. Les patrons du pauvre homme sont certainement responsables de sa fin tragique, et ce devrait être un délit punissable par les lois. Mais c'est là ce qu'ils ont fait de moins coupable; car, par un raffinement de barbarie, ils ont couvert le défunt d'un ridicule posthume, en imprimant ce qu'il aurait eu le bon sens de ne jamais faire imprimer lui-même. Certes, ces remueurs de débris sont punissables par le statut contre les hommes de la résurrection. Quelle différence y a-t-il, en effet, entre exposer un pauvre idiot, après sa mort, dans un amphithéâtre de chirurgie, et l'étaler dans une boutique de libraire? Est-il plus mal d'exhumer ses os que ses bévues? Ne vaut-il pas mieux attacher son corps au gibet, sur une bruyère, que d'emprisonner son ame dans un in-octavo? «Nous savons ce que nous sommes, mais nous ignorons ce que nous pouvons devenir;» et il faut espérer que nous ne saurons jamais si un homme qui a traversé la vie avec une sorte d'éclat, est destiné à n'être qu'un charlatan de l'autre côté du Styx, et à devenir, comme le pauvre Joe Blackett, le plastron des railleries du purgatoire. Le prétexte de cette publication est d'assurer un sort à l'enfant. Mais aucun des amis et des tentateurs de ce sutor ultrà crepidam ne pouvait-il donc faire une bonne action sans enferrer Pratt dans une biographie, et lui faire encore diviser sa dédicace en tant de minces portions? À la duchesse une telle; la très-honorable celle-ci, et mistress et miss celle-là; ces volumes sont, etc., etc. Eh mais, c'est distribuer «le doux lait de la dédicace» par petits verres. Il n'y en a qu'une chopine, et il le partage entre douze personnes. Ah! Pratt, n'avais-tu donc pas quelques éloges en réserve? As-tu pu croire que six familles de distinction se contenteraient de si peu? Il y a un enfant, un livre et une dédicace: que n'envoies-tu la petite fille à la duchesse, les volumes à l'épicier, et la dédicace à tous les diables?
Ces extraits choisis, qui comprennent un peu plus du huitième du poème entier, suffiront pour donner au lecteur une idée du reste, dont la plus grande partie est fort inférieure, et descend parfois au niveau de la versification la plus triviale.
Quand on examine la destinée des hommes, il est assez curieux d'observer combien de fois un premier pas a décidé du sort de toute la vie. Si Lord Byron, à cette époque, eût persisté dans son premier projet de publier ce poème au lieu de Childe Harold, il est plus que probable que le monde aurait compté un grand poète de moins 154 . La paraphrase, qui est à tous égards si inférieure à sa première satire, et qui tombe même, en quelques endroits, au-dessous de ce qu'ont écrit les versificateurs du dernier rang, n'aurait pu manquer d'éprouver une chute complète. Ses premiers adversaires auraient repris tous leurs avantages; et dans l'amertume de sa mortification, il aurait peut-être jeté Childe Harold au feu; ou s'il eût retrouvé assez de courage pour publier ce poème, son succès même, quoique suffisant pour le réhabiliter aux yeux du public et aux siens, n'aurait jamais excité cette explosion d'enthousiasme, cette subite manifestation de l'admiration générale, qui l'accueillirent lorsqu'il apparut au monde avec toute l'illusion de son retour récent de la terre natale de la poésie, et au milieu desquelles il marcha d'un pas ferme et sûr à de nouveaux triomphes, dont le dernier était toujours le plus éclatant.
Note 154: (retour) Le passage suivant de son journal montrera qu'il attribuait lui-même tout à la fortune: «Comme Sylla, j'ai toujours cru que tout dépendait de la fortune, et rien de nous-mêmes. Je ne me rappelle ni une pensée ni une action dignes de mon approbation ou de celle d'autrui, que je ne doive attribuer à la bonne déesse fortune.»
Le jugement plus sûr de ses amis détourna heureusement ce danger, et il consentit enfin à la publication immédiate de Childe Harold; mais il ne cessa pas d'exprimer des doutes sur son mérite, et son inquiétude sur l'accueil qu'on lui ferait dans le monde.
«Je fis tout mon possible, dit son conseiller, pour relever cet ouvrage dans son opinion, et j'y réussis; mais il variait beaucoup dans ses idées à cet égard, et il ne fut satisfait que lorsque le monde eut enfin prononcé sur son mérite. Il me répétait sans cesse que j'allais le jeter dans de grands embarras avec ses anciens ennemis; que la Revue d'Édimbourg saisirait avec joie l'occasion de l'humilier; qu'il ne voulait pas que son nom parût. Je le priai d'abandonner tout à ma direction, et que je répondais que ce poème imposerait silence à tous ses ennemis.»
La question de la publication étant alors décidée, il s'éleva quelques doutes et quelques difficultés relativement à l'éditeur. Quoique Lord Byron eût confié à Cawthorn ses Imitations d'Horace, qu'il regardait comme son plus beau titre, il paraît qu'il ne le trouva pas assez haut placé dans sa profession pour assurer le succès ou la vogue à l'ouvrage dont les chances lui semblaient plus incertaines. Il n'avait pas oublié que MM. Longman avaient autrefois refusé de publier ses Bardes anglais, et il exigea positivement de M. Dallas qu'il n'offrît pas le manuscrit à cette maison. On s'adressa d'abord à M. Miller, d'Albemarle-Street; mais, effrayé de la sévérité avec laquelle lord Elgin était traité dans ce poème, M. Miller, qui était l'éditeur et le libraire de ce seigneur, refusa de s'en charger. Le poète était si soigneux de sa réputation, que cette circonstance, quelque insignifiante qu'elle fût, commença à réveiller ses premières terreurs; et s'il se fût présenté de nouvelles difficultés, il ne faut pas douter qu'il ne fût revenu à son ancien projet. Mais on ne tarda pas à trouver une personne qui tint à honneur d'entreprendre cette publication. M. Murray, qui demeurait alors dans Fleet-Street, ayant, quelque tems auparavant, exprimé le désir d'être autorisé à faire paraître quelque production de Lord Byron, ce fut à lui que M. Dallas confia le manuscrit de Childe Harold. Ainsi commencèrent entre ce gentleman et le poète des relations qui durèrent, à quelques interruptions près, aussi long-tems que la vie de l'un, et devinrent pour l'autre une source abondante d'honneur et de richesse.
Au milieu des occupations que lui donnaient ses projets littéraires et quelques affaires litigieuses à terminer avec ses agens, Lord Byron fut soudain rappelé à Newstead par la nouvelle d'un événement qui semble l'avoir affligé beaucoup plus qu'on ne pouvait s'y attendre d'après l'état des choses. Mrs. Byron, dont l'embonpoint excessif menaçait toujours de rendre les maladies dangereuses, s'était trouvée indisposée depuis quelques jours, mais sans que sa position fût alarmante, et il ne paraît pas que son état fût capable d'inspirer des craintes quand il lui avait écrit le billet suivant:
Hôtel Reddish, Londres, 23 juillet 1811.
Chère Madame,
«M. H... me retient seul encore pour signer quelques baux, et j'aurai soin de vous prévenir de mon départ. C'est bien malgré moi que je reste ici. Je vous ferai une courte visite en me dirigeant vers le Lancashire pour l'affaire de Rochdale. Vous me donnerez votre avis..., etc.
»P. S. Je vous prie de considérer Newstead comme votre maison, et non la mienne, et de ne regarder mon passage que comme une simple visite.»
Quand il était parti pour ses voyages, elle avait conçu une sorte d'idée superstitieuse qu'elle ne le reverrait plus; et lorsqu'il revint sain et sauf, et qu'il lui écrivit pour la prévenir qu'il se rendrait bientôt près d'elle, à Newstead, elle dit à sa femme de chambre: «Si j'allais mourir avant l'arrivée de Byron, comme ce serait étrange!» Et ce fut réellement ce qui arriva. À la fin de juillet sa maladie devint plus menaçante; et sa vie, dit-on, se termina d'une manière tristement caractéristique, s'il est vrai que ce fut un accès de colère excité par la lecture d'un mémoire du tapissier, qui causa sa mort. Lord Byron, comme cela devait être, fut promptement informé de l'attaque. Mais, malgré son départ précipité, il arriva trop tard; elle avait rendu le dernier soupir.
Il écrivit la lettre suivante sur la route:
LETTRE LV.
AU DOCTEUR PIGOT.
Newport-Pagnell, 2 août 1811.
Mon cher docteur,
«Ma pauvre mère est morte hier! et je suis parti de Londres pour aller accompagner ce qui reste d'elle, à la sépulture de famille. J'ai appris sa maladie un jour, et sa mort le lendemain. Grâce à Dieu, ses derniers momens ont été fort tranquilles. On m'assure qu'elle a peu souffert, et qu'elle ne connaissait pas le danger de sa position. Je reconnais aujourd'hui toute la vérité de l'observation de M. Gray: «Que nous ne pouvons avoir qu'une mère.» Qu'elle repose en paix! J'ai à vous remercier de vos témoignages d'intérêt; et comme dans six semaines je dois aller dans le Lancashire pour affaires, je pousserai jusqu'à Liverpool et Chester; du moins je tâcherai.
»Si cela peut vous être agréable, je vous dirai qu'au mois de novembre prochain l'éditeur du Fouet (the Scourge) sera jugé pour deux libelles différens sur feu Mrs. Byron et moi-même, la mort de ma mère ne changeant rien à la chose. Comme il est coupable d'une violation de privilége, dans une insertion aussi sotte que mal fondée, il sera poursuivi avec la dernière rigueur.
»Je vous donne ce détail, parce que je sais que vous vous intéressez à l'affaire, laquelle est maintenant entre les mains du procureur-général.
»Je resterai la plus grande partie de ce mois à Newstead, où je serais charmé de recevoir de vos nouvelles, d'autant plus que j'en ai été privé pendant les deux années qu'a duré mon voyage d'Orient.
»Je suis, mon cher Pigot, etc.»
BYRON.
Le lecteur aura sans doute remarqué que le ton général de la correspondance du noble poète avec sa mère est celui d'un fils qui accomplit strictement et consciencieusement ce qu'il regarde comme son devoir, mais sans aucun mélange de cordialité ou d'affection. Le titre même de madame qu'il lui donne presque toujours, auquel il ne substitue que rarement le nom plus doux de mère, est en lui-même une preuve suffisante de la nature des sentimens qu'il avait pour elle. Qu'ils aient été tels, l'on ne peut ni s'en étonner, ni l'en blâmer; mais que, malgré le malheureux caractère de sa mère, qui lui aliénait son cœur, il ait continué à consulter ses désirs, à s'occuper de son bien-être, comme on le voit non-seulement dans ses lettres, mais encore dans le soin qu'il avait pris de disposer le domaine de Newstead pour son usage presque exclusif, c'est ce qui lui fait singulièrement honneur, et ce qui devient même plus méritoire, car l'affection nous fait un plaisir personnel des soins que nous prodiguons à ceux qui en sont l'objet.
Mais, quoique sa mère fut ainsi devenue, de son vivant, presque étrangère à son cœur, la mort lui rendit la place qu'elle devait naturellement y occuper. Soit par un retour de sa première tendresse; soit par la puissance du tombeau, qui fait oublier tant de choses! soit par la perspective du vide qu'elle allait laisser dans sa vie, il est certain qu'il sentit amèrement sa mort, si ce n'est profondément. La nuit qui suivit son arrivée à Newstead, la garde de Mrs. Byron, passant devant la porte de la chambre où reposait le cadavre de cette dame, entendit un bruit comme de quelqu'un qui soupirait péniblement, et, en entrant, fut fort étonnée de trouver Lord Byron près du lit, assis dans une obscurité profonde. Comme elle lui représentait la faiblesse qu'il y avait à s'abandonner ainsi à la douleur, il fondit en larmes, et s'écria: «Ho! Mrs. By, je n'avais qu'une amie dans le monde, et elle est morte!»
Tandis qu'il renfermait ainsi dans le silence et dans l'obscurité ses pensées réelles, il y avait dans d'autres parties de sa conduite plus exposées aux regards un degré de singularité et d'indécorum qui, aux yeux d'observateurs superficiels, devait faire révoquer en doute la sensibilité de son naturel. Le matin des funérailles, après avoir refusé d'accompagner lui-même le corps, il se tint debout à la porte de l'Abbaye jusqu'à ce que tout le cortége fut passé; alors, se tournant vers le jeune Rushton, il lui ordonna d'aller chercher des gants à boxer, et se mit à s'exercer avec cet enfant, comme à son ordinaire. Il fut silencieux et distrait pendant tout le tems; et comme par un effort pour se soustraire aux pensées qui l'agitaient, Rushton crut s'apercevoir qu'il mettait une violence inaccoutumée dans les coups qu'il lui portait. Mais à la fin, l'effort devenant trop grand pour lui, il jeta précipitamment les gants, et se retira dans sa chambre.
Nous avons assez parlé de Mrs. Byron dans cet ouvrage pour mettre pleinement le lecteur en état de se former une opinion tant sur le caractère de cette dame que sur le degré d'influence qu'il dut avoir sur celui de son fils. L'homme le plus extraordinaire de notre tems 155, qui se croyait principalement redevable à l'éducation qu'il reçut de sa mère, de l'élévation sans exemple à laquelle il arriva dans la suite, a dit plusieurs fois que «la bonne ou mauvaise conduite d'un enfant dépend entièrement de sa mère.» Quant à l'influence que peuvent avoir eue les caprices et la violence de sa mère sur les défauts qui se mêlèrent aux belles qualités de Lord Byron, sur ses impulsions incertaines et opiniâtres, sur son aversion pour toute espèce de frein, sur l'amertume qu'il mit quelquefois dans sa haine, et sur la précipitation de ses ressentimens, c'est une question pour la solution de laquelle les matériaux ne manquent pas dans ces pages, et que chacun décidera suivant qu'il accordera plus ou moins de force et de pouvoir à ces causes dans la formation d'un caractère.
Malgré le traitement peu judicieux et presque grossier qu'elle lui fit subir, il n'est pas douteux qu'elle n'aimât son fils, mais par boutades, et comme il convenait seulement à un naturel tel que le sien; il est moins douteux encore qu'elle n'en fût fière, et ne plaçât en lui de grandes espérances pour l'avenir. On peut juger de son anxiété pour le succès de ses premiers essais littéraires, par les peines que prit Byron pour la tranquilliser lors de l'apparition de l'article de la Revue d'Édimbourg, où il était si mal traité. À mesure que sa renommée s'augmenta et devint plus brillante, elle se confirma de plus en plus dans les idées que, par une sorte de superstition, elle avait formées dès son enfance, de sa grandeur et de sa gloire à venir. Elle épiait avec inquiétude toutes les publications où son nom était même simplement mentionné; elle avait réuni en un volume qu'a vu l'un de mes amis tout ce qui avait paru sur sa satire et ses premiers poèmes. Le volume était couvert à la marge d'observations qui lui étaient propres, pleines de plus de sens et d'habileté que nous ne lui en aurions supposé, d'après ce que nous connaissions en général de son caractère et de sa manière d'être.
Parmi les autres traits de sa conduite, où l'on pourrait remarquer le désir d'environner sa mère de respect, on peut remarquer qu'étant enfant il insistait pour être appelé «Georges Byron Gordon,» donnant ainsi la préférence au nom maternel, et qu'il continua toujours à lui écrire: «À l'honorable Mrs. Byron,» quoiqu'il sût bien qu'elle n'avait aucune espèce de droit à ce titre honorifique. Il ne paraît pas non plus que dans sa conduite générale envers elle il ait jamais manqué d'affection et de déférence, on y remarquait seulement quelquefois plus de familiarité que n'en comportent nos idées de respect filial. Ainsi quand ils étaient bien ensemble, il ne l'appelait jamais autrement que «Kitty Gordon;» et je me rappelle avoir vu un témoin de la scène me décrire l'air dramatique et malin dont un jour, à Southwell, quand ils étaient dans le fort de leur rage théâtrale, il ouvrit brusquement les portes du salon pour la faire entrer, en disant: «Entrez, honorable Kitty Gordon.»
L'orgueil de la naissance était un sentiment commun à la mère et au fils, souvent même c'était un sujet de rivalité entre eux; il leur était difficile d'accorder leurs prétentions anglaises et écossaises au plus haut lignage respectif. Dans une lettre écrite d'Italie; il dit à propos de quelque anecdote qu'il tenait de sa mère: «Ma mère, qui était fière comme un diable de descendre des Stuart, en ligne droite des vieux Gordon, et non des Sexton Gordon, comme elle appelait dédaigneusement la branche ducale, ne manquait pas de me faire remarquer, chaque fois qu'elle me racontait cette histoire, combien ses Gordon l'emportaient sur les Byron anglais, malgré notre origine normande, et notre nom toujours porté par un héritier mâle, tandis que celui des Gordon était tombé à une femme, dans la personne de ma mère.»
Si, pour peindre fortement les émotions pénibles, il faut les avoir éprouvées, ou, en d'autres termes, si, pour que le poète soit grand, l'homme doit avoir souffert, Lord Byron, il faut l'avouer, paya son beau talent de bonne heure et bien cher. Quelque peu nombreuses que fussent les affections de Byron, soit en dedans, soit en dehors du cercle de sa parenté, il les vit dans un court espace de tems presque toutes brisées par la mort 156. Outre la perte de sa mère, il eut à déplorer, dans l'espace de quelques semaines, la mort prématurée de deux ou trois de ses meilleurs amis. «Dans le court espace d'un mois,» dit-il dans une note de Childe Harold, «j'ai perdu celle qui m'avait donné l'existence, et la plupart de ceux qui me rendaient cette existence tolérable.» Parmi eux nous devons compter le jeune Wingfield, que nous avons vu en tête de la liste de ses favoris, à Harrow, et qui mourut de la fièvre à Coimbre; et Matthews, l'objet de son admiration et de son idolâtrie à l'université, qui se noya en se baignant dans la Cam.
La lettre suivante, écrite immédiatement après ce dernier événement, est tellement pleine d'une douloureuse sensibilité, que la lecture en est presque pénible.