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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 11: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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LETTRE CCXLI.

A M. MURRAY.

20 février 1816.



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«Pour en revenir à notre affaire, vos lettres sont en vérité très-agréables. Relativement au reproche de manque de soin, je pense, avec toute l'humilité possible, que le lecteur bénévole aura pris pour de la précipitation et de la négligence l'irrégularité qui appartient à ce genre de versification assez peu ordinaire. La mesure est différente de celle de tous mes autres poèmes que l'on a trouvés, je crois, passablement corrects, en s'en rapportant à Byshe et à ses doigts ou à son oreille, car c'est de cette manière que les poètes écrivent et que les lecteurs jugent. Une grande partie du Siége de Corinthe est écrite en anapestes, je crois, comme les appellent les savans (je n'en suis pas bien sûr pourtant, étant terriblement oublieux du mètre et des règles); plusieurs des vers aussi sont à dessein plus courts ou plus longs que ceux qui leur servent de rime, et la rime elle-même revient à des intervalles plus ou moins grands, suivant le caprice ou la convenance.

»Je ne veux pas dire par là que j'aie raison, et que cela soit bon, mais seulement que j'aurais pu être plus régulier si j'avais cru y gagner, et que c'est avec intention que j'ai dévié aux usages, quoique j'en sois fâché maintenant, car mon but est, sans aucun doute, de plaire. J'avais désiré faire quelque chose qui ne ressemblât pas à mes premiers essais, de même que j'ai cherché à rendre ceux-ci différens les uns des autres. La versification du Corsaire n'est pas celle de Lara, ni celle du Giaour la même que celle de la Fiancée; Childe Harold diffère encore de ceux-ci, et j'avais essayé de mettre quelque variation dans le dernier, afin qu'il ne ressemblât pas complètement à aucun des autres.

»Excusez toutes ces impertinences et ce maudit égoïsme: le fait est que je cherche plus à penser à ce que j'écris que je n'y pense réellement.--Je ne savais pas que vous fussiez venu chez moi;--vous y êtes toujours admis et bien venu quand cela vous fait plaisir.

»Tout à vous.

»P. S. Il ne faut pas vous inquiéter ni vous chagriner à cause de moi. Si j'avais dû me laisser accabler par le monde, il est des choses auxquelles j'aurais succombé il y a des années. Parce que je ne fais pas de bravades, il ne faut pas me croire dans l'abattement, ni vous imaginer, parce que je sens profondément, que la force doive m'abandonner: mais en voilà assez pour le moment.

»Je suis fâché de cette querelle de Sotheby.--Quel, diable, peut en être le sujet? Je croyais tout cela arrangé:--si je puis faire quelque chose pour lui ou pour Ivan, je suis tout prêt et tout disposé. Je ne crois pas très-convenable pour moi de fréquenter beaucoup les coulisses dans ce moment-ci; mais je verrai le comité, et je le pousserai, si Sotheby le désire.

»Si vous voyez M. Sotheby, dites-lui, je vous prie, qu'en recevant son billet je me suis empressé d'écrire à M. Coleridge, et que j'espère avoir fait à ce sujet ce que désirait M. Sotheby.»

Ce fut vers le milieu d'avril que parurent dans les journaux ses deux célèbres pièces de vers,--l'Adieu et l'Esquisse. Le dernier de ces morceaux fut généralement et, il faut le dire, justement blâmé, comme une espèce d'attaque littéraire portée à une femme obscure, dont la situation aurait dû la mettre autant au-dessous de cette satire que la manière peu généreuse dont il l'attaquait la mettait au-dessus. Quant à l'autre poème, les opinions furent beaucoup plus partagées. Beaucoup de gens y virent l'effusion de la vraie tendresse conjugale, une espèce d'appel auquel il était impossible qu'une femme résistât, pour peu qu'elle eût un cœur; tandis que d'autres, au contraire, le regardèrent comme un fastueux étalage de sentiment, aussi difficile à la véritable sensibilité, qu'il avait été facile à l'art et à l'imagination du poète, et jugèrent que cette composition était tout-à-fait indigne du profond intérêt attaché au sujet. J'avoue que moi-même alors je n'étais pas éloigné de partager cette opinion, et que, si je ne pouvais m'empêcher de mettre en doute le sentiment qui, dans un pareil moment, avait permis la composition de tels vers, je trouvais encore un plus grand manque de discernement dans le consentement donné à la publication de cet ouvrage. Cependant, en lisant plus tard le rapport qu'il fait de toutes ces circonstances dans son Memoranda, je reconnus que, de concert avec la majeure partie du public, j'avais été injuste à son égard sur ces deux points. Il y décrit, d'une manière dont la sincérité ne peut être douteuse, comment, rêvant un soir dans son cabinet, le cœur gonflé des plus tendres souvenirs, il composa ces stances sous leur influence, tandis que ses larmes tombaient avec abondance sur le papier, à mesure qu'il écrivait. Il paraît aussi, d'après ce récit, que si ces vers furent publiées, ce ne fut nullement d'après son désir ou son intention, mais par suite du zèle inconsidéré d'un ami auquel il avait permis de les copier.

La publication de ces poèmes donna une nouvelle violence aux sentimens de blâme et d'indignation qui étaient répandus contre lui dans le public, et le titre sous lequel différens éditeurs s'empressèrent d'annoncer ces deux ouvrages: Poèmes de Lord Byron sur ses affaires domestiques, suffisait seul pour faire comprendre toute l'inconvenance de livrer à la rime de tels sujets. Ce n'est effectivement que dans les émotions ou les passions dont l'imagination fait la partie dominante, telles que l'amour dans ses premiers rêves, avant que la réalité ne soit venue leur donner un corps ou les faire évanouir, ou la douleur parvenue à son déclin, et commençant à passer du cœur dans la tête, que la poésie devrait être employée comme interprète de nos sentimens; car pour l'expression de toutes les affections et de tous les chagrins qui prennent directement leur source dans les réalités de la vie, l'art du poète, par cela même qu'il est un art, aussi bien que par la couleur et la forme qu'il est habitué à donner à ses impressions, ne peut nous les retracer que d'une manière aussi fausse que faible.

Les ennemis de Lord Byron, par leur infatigable activité, étaient parvenus à déconsidérer tellement son caractère privé, que, même parmi cette classe à laquelle on suppose le plus d'indulgence pour les irrégularités domestiques, il ne fallait pas avoir un courage médiocre pour l'inviter en société. Une dame très-distinguée et du grand ton se hasarda cependant, au moment où le poète allait quitter l'Angleterre, à former une réunion tout exprès pour lui. Il ne fallut rien moins peut-être que le rang élevé que lui a assuré dans le monde une vie aussi irréprochable que brillante, pour la mettre à l'abri des interprétations malignes auxquelles l'exposait une attention si marquée envers celui que poursuivait avec tant d'acharnement la réprobation publique: cette assemblée de lady J*** fut la dernière à laquelle il parut en Angleterre. Il donne dans son Memoranda d'amusans détails sur quelques personnages de la compagnie, et parle des différentes variations, toutes très-caractéristiques, que produisait, sur la température de leurs manières à son égard, l'influence du nuage sous lequel il se montrait. C'est peut-être un des passages de ces mémoires qu'il eût été le plus à désirer de conserver, quoiqu'il n'eût été possible d'offrir au public qu'une petite partie de cette galerie d'esquisses toutes personnelles, et souvent même satiriques, jusqu'à ce que les originaux eussent depuis long-tems quitté la scène, et que l'intérêt qu'ils auraient pu jadis exciter se fût évanoui avec eux. Outre l'illustre hôtesse dont il n'oublia jamais la noble bienveillance dans cette occasion, il y avait là une autre dame (miss M***, maintenant lady K***), dont il se rappelle avec reconnaissance la franche et courageuse cordialité à son égard ce soir-là. Il ajoute, en consignant la mémoire d'un service encore plus généreux:--«C'est une femme d'un esprit élevé, et qui m'a témoigné plus d'amitié que je n'avais lieu d'en attendre d'elle. J'ai su aussi qu'elle m'avait défendu dans une nombreuse société, ce qui demandait alors plus de fermeté et de courage que les femmes n'en possèdent ordinairement.»

Comme nous touchons maintenant de très-près au terme de sa vie de Londres, j'achèverai de donner ici le petit nombre de souvenirs relatifs à cette époque, que m'ont fourni les restes de ce Memoranda auquel j'ai eu si souvent recours.

«J'aimais assez les dandys 22. Ils furent toujours très-polis à mon égard, quoiqu'en général ils détestent les littérateurs, et qu'ils aient diablement persécuté et mystifié Mme de Staël, Lewis et autres. Ils avaient persuadé à Mme de Staël que A*** avait cent mille livres sterling de rente, si bien quelle en était venue au point de le louer en face sur sa beauté, et qu'elle avait jeté son dévolu sur lui pour ***, ce qui lui fit faire mille absurdités du même genre. La vérité est que, quoique j'y aie renoncé de bonne heure, j'avais avant ma majorité une teinte de fatuité 23; et que j'en ai probablement gardé assez pour me concilier les grands de l'ordre. À vingt-cinq ans, j'avais joué, j'avais bu, et pris mes degrés dans la plupart des dissipations mondaines; et, n'ayant ni pédantisme, ni prétentions, nous nous accommodions fort bien ensemble. Je les connaissais tous plus ou moins, et ils me firent membre du club de Watier, club superbe à cette époque. J'étais, je crois, le seul littérateur qui y fût admis, à l'exception de deux autres, tous deux hommes du monde; c'étaient Moore et Spenser. Notre mascarade 24 fut magnifique, ainsi que le bal des dandys, à la salle d'Argyle. Mais ce dernier fut donné par les quatre chefs, B., M., A., P., si je ne me trompe pas.

Note 22: (retour) Expression à la mode en Angleterre pour petit-maître, comme nous avons eu chez nous celle de merveilleux, d'incroyable, etc. (Note du Trad.)
Note 23: (retour) Il paraît que Pétrarque, dans sa jeunesse, fut aussi un petit-maître. «Rappelez-vous, dit-il, dans une lettre à son frère, le tems où nous portions des habits blancs, sur lesquels la moindre tache et même un pli mal placé eût été pour nous un sujet de chagrins. Nous portions alors des souliers si étroits, qu'ils nous faisaient souffrir le martyre, etc.» (Note de Byron.)
Note 24: (retour) Il alla à cette mascarade déguisé en caloyer, ou moine d'Orient, et sous cet habit, qui semblait fait pour montrer dans tout son avantage la beauté de sa noble figure, il fut, pendant cette nuit là, l'objet de l'admiration générale. (Note de Moore.)

»J'ai été aussi membre de l'Alfred,--mon élection ayant eu lieu pendant que j'étais en Grèce. Il était agréable, quoique un peu trop sérieux, un peu trop littéraire; et puis il fallait y supporter *** et sir Francis d'Ivernois; mais en revanche on y rencontrait Peel et Ward et Valentia, et plusieurs autres personnes aimables et connues. Au total c'était une ressource honnête un jour pluvieux, lorsqu'il y avait disette de plaisirs, que le parlement ne siégeait pas et que la ville était déserte.

»Voici le nom des clubs ou sociétés auxquelles j'ai appartenu: l'Alfred, le Cacaotier, Watier, l'Union, la Fusée (à Brighton), le Pugilat, les Hiboux (ou les Oiseaux de Nuit), le club whig de Cambridge, le club d'Harrow à Cambridge, et un ou deux autres clubs particuliers, le club politique d'Hampden, et les Carbonari Italiens qui, bien que nommé le dernier, n'est pas le moindre. J'ai été reçu dans tous ceux-là, et ne me suis jamais, que je sache, mis sur les rangs pour entrer dans aucun autre. Au contraire, j'ai refusé d'y être présenté, quoique vivement pressé de me faire porter candidat.»


«Lorsque je rencontrai H*** L***, le geôlier, chez lord Holland, avant son départ pour Sainte-Hélène, la conversation tomba sur la bataille de Waterloo. Je lui demandai si les dispositions de Napoléon étaient celles d'un grand général: il me répondit d'un air de dédain, qu'elles étaient fort simples. J'avais toujours pensé que la grandeur devait être accompagnée d'un degré de simplicité.»


«J'ai toujours été frappé de la simplicité des manières de Grattan dans la vie privée; elles étaient singulières, mais très-naturelles. Curran avait l'habitude de le contrefaire, remerciant Dieu, en s'inclinant jusqu'à terre de la manière la plus comique, de n'avoir rien de remarquable dans le geste ou dans la tournure; et *** l'appelait habituellement «un arlequin sentimental.»


«Curran! oui, Curran est l'homme qui m'a le plus frappé 25 . Quelle imagination! Je n'ai jamais rien vu, rien entendu dans ma vie qui pût en approcher. Sa vie qu'on a publiée, ses discours publiés également ne vous donnent pas la moindre idée de ce qu'était l'homme: c'était une machine à imagination, comme quelqu'un a dit de Piron qu'il était une machine à épigrammes.

Note 25: (retour) On retrouvait dans son Memoranda les mêmes louanges enthousiastes de Curran. «Les richesses de son imagination irlandaise, dit-il, étaient inépuisables. J'ai trouvé plus de poésie dans la conversation de cet homme, que je n'en ai jamais rencontré dans les livres, quoique je ne le visse que rarement et en passant. J'étais chez Mackintosh lorsqu'on le présenta à Mme de Staël; c'était le grand confluent du Rhône et de la Saône, et ils étaient tous deux si horriblement laids, que je me demandais avec étonnement comment les deux plus beaux esprits de la France et de l'Irlande avaient pu se choisir chacun de leur côté une telle résidence.»

Dans un autre passage cependant, il parle un peu plus favorablement du physique de Mme de Staël. «Sa taille n'était pas mal, dit-il, ses jambes étaient passables et ses bras très-beaux. Au total, je conçois qu'elle ait pu inspirer, des désirs, son ame et son esprit pouvant faire naître des illusions sur tout le reste. Elle aurait fait un grand homme».

»Je n'avais pas beaucoup vu Curran avant 1813; mais depuis je le reçus chez moi (car il y venait souvent), et je le rencontrai en société, chez Mackintosh, chez le lord Holland, etc., etc., et il me parut toujours étonnant à moi qui avais vu tant d'hommes remarquables de l'époque.»


«*** (appelé communément *** le long, homme très-spirituel, mais bizarre) se plaignait à notre ami Scrope B. Davies, étant à cheval, qu'il avait un point de côté. «Je ne m'en étonne pas, lui répondit Scrope, vous montez à cheval comme un tailleur.» Quiconque a vu *** avec sa grande taille, monté sur une petite jument, ne peut nier la justesse de cette répartie.»


«Quand B. fut obligé de se retirer en France à la suite de son affaire avec le pauvre M***, qui reçut de là le surnom de Dick le tueur de dandys (ils s'étaient battus, je crois, au sujet d'argent, de dettes, etc., etc.), il ne savait pas un mot de français, et se mit à étudier la grammaire. Quelqu'un ayant demandé à notre ami Scrope Davies si Brummel faisait des progrès dans la langue française, il répondit que Brummel, de même que Buonaparte en Russie, avait été arrêté par les élémens.

»J'ai mis ce calembourg dans Beppo, et ce n'est pas un vol, mais un honnête échange, car Scrope a fait fortune à plusieurs dîners (il me l'a avoué lui-même), en répétant comme venant de son propre fonds quelques-unes des bouffonneries dont je l'avais régalé le matin.»


«*** est un brave homme et il rime bien, quoique il ne soit pas savant. C'est un de ces individus qui vous prennent au collet. Un soir, à un rout de Mrs. Hope, il s'était attaché à moi malgré des symptômes de détresse très-manifestes de ma part, car j'étais amoureux et je venais de saisir une minute où il n'y avait ni mère, ni mari, ni rivaux, ni commères auprès de mon idole du moment, qui était aussi belle que les statues de la galerie où nous nous tenions alors. Je dis donc que *** me tenait par le bouton et par les cordes du cœur, et ne m'épargnait ni d'un côté ni de l'autre. W. Spenser, qui aime à plaisanter, et qui ne hait pas à tourmenter un peu les autres, vit ma situation, et s'avançant vers nous, il me fit ses adieux du ton le plus pathétique. Car, ajouta-t-il, je vois bien que c'en est fait de vous.--Là-dessus, *** s'en alla. Sic me servavit Apollo.


«Je me rappelle avoir rencontré Blücher dans les assemblées de Londres, et je ne sache pas avoir jamais vu d'homme de son âge moins respectable. Avec la voix et le ton d'un sergent recruteur, il prétendait aux honneurs d'un héros, comme si nous devions adorer une pierre parce qu'un homme, en faisant un faux pas, est tombé dessus.»


Nous approchons maintenant du terme de cette fatale époque de son histoire. Dans un billet 26 adressé à M. Rogers, peu de tems avant son départ pour Ostende, il dit: «Ma sœur est en ce moment près de moi, et elle repart demain.--Si jamais nous devons nous revoir, ce ne sera pas, du moins, de quelque tems; et, dans de telles circonstances, j'espère que vous et M. Shéridan m'excuserez de ne pouvoir me rendre chez lui ce soir.»

Note 26: (retour) Footnote 26: Daté du 16 avril.

Ce fut la dernière entrevue qu'il eut avec sa sœur, la seule personne, en quelque sorte, dont il se séparât avec regret. Il nous dit lui-même qu'il était incertain de savoir qui lui avait causé le plus de chagrin, des ennemis qui l'attaquaient, ou des amis qui s'en affligeaient avec lui. Ces vers si beaux et si tendres:

Quoique le jour de ma destinée soit évanoui, etc., furent le tribut d'adieux 27 qu'il adressa, en partant, à celle qui, au milieu de ses épreuves les plus amères, avait été sa seule consolatrice; et quoique connus à la plupart des lecteurs, ils peignent si bien les profondes blessures de sa sensibilité à cette époque, que je ne pense pas que le lecteur regrette d'en retrouver quelques stances ici.

Note 27: (retour) On verra dans une lettre subséquente que la première stance de ces adieux si sincèrement affectueux: «Ma barque est sur le rivage» fut aussi composée à cette époque. (Note de Moore.)

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Quoique le roc sur lequel s'appuyait ma dernière espérance soit réduit en éclats, et que les fragmens en soient engloutis sous les ondes, quoique je sente que mon ame soit condamnée à la douleur, elle ne sera pas son esclave. Je suis réservé à plus d'une angoisse; on peut m'accabler, mais non pas m'avilir; on peut me torturer, mais non me soumettre: c'est de toi que je m'occupe, et non pas d'eux.

Quoiqu'appartenant à l'humanité, tu ne m'as pas trompé. Quoique femme, tu ne m'abandonnas pas; quoique chérie, tu t'es abstenue de m'affliger, et lorsqu'on me calomnia tu restas toujours inébranlable. Je me fiais à toi, et tu n'as pas trahi ma confiance; si tu m'as quitté, ce n'était pas pour me fuir, et quand, attentive, tu me surveillais, ce n'était pas pour me diffamer, ni pour rester muette lorsque le monde m'attaquait.

Je recueillerai du moins quelque chose des débris du naufrage de mon bonheur passé. Il m'a appris que l'objet que je chérissais le plus était aussi celui qui méritait le plus d'être aimé. La fontaine qui jaillit dans le désert, l'arbre qu'on rencontre encore au milieu d'une lande nue et stérile, l'oiseau gazouillant dans une solitude, te retraceront à mon ame, et lui parleront de toi.

Sur un bout de papier, je retrouve, écrite de sa main, en date du 14 avril, la liste suivante de ses gens, avec l'indication des pays qu'il se proposait de parcourir. «Domestiques,--Berger, Suisse, William Fletcher et Robert Rushton.--John William Polidori, médecin.--La Suisse, la Flandre, l'Italie, et peut-être la France.» On remarquera que les deux domestiques anglais étaient le même paysan et le même page qui étaient partis avec lui pour ses premiers voyages en 1809, et maintenant, pour la seconde fois, il fit ses adieux à sa patrie, le 25 d'avril 1816, et s'embarqua pour Ostende.

Les circonstances sous l'influence desquelles Lord Byron quittait l'Angleterre étaient de nature, s'il eût été question d'un homme ordinaire, à ne pouvoir être envisagées que comme aussi fatales qu'humiliantes. Dans le cours rapide d'une année, il avait éprouvé tous les genres de chagrins domestiques. Ses foyers avaient été profanés huit ou neuf fois par la présence des huissiers, et les priviléges de son rang l'avaient seuls préservé de la prison. Il s'était aliéné la tendresse de sa femme, si toutefois il l'avait jamais possédée; et maintenant, rejeté par elle et condamné par le monde, il se livrait à un exil qui n'avait pas même le mérite de paraître volontaire, puisque l'espèce d'excommunication que prononçait contre lui la société, ne semblait pas lui laisser d'autre ressource. S'il eût appartenu à cette classe d'êtres insoucians et naturellement satisfaits d'eux-mêmes, contre la rude surface desquels les reproches d'autrui viennent s'émousser, il aurait pu trouver dans son insensibilité un refuge certain contre le blâme public; mais, au contraire, cette même susceptibilité de sensations, qui le rendait si sensible aux louanges des hommes, acquérait un nouveau degré de force quand il s'agissait de leur censure. En dépit de l'étrange plaisir qu'il prenait à se peindre, aux yeux du monde, d'une manière défavorable, il ne put s'empêcher d'être à la fois surpris et affligé de voir que le monde l'avait pris au mot; et, semblable à un enfant couvert d'un masque, qui se voit tout à coup dans une glace, lui-même recula d'effroi, lorsque le sombre déguisement qu'il avait affecté, en quelque sorte, en plaisantant, fut réfléchi soudainement à ses yeux, dans le miroir de l'opinion publique.

Ainsi entouré de chagrins qu'il sentait aussi profondément, nous ne craignons pas de dire que toute autre ame que la sienne aurait succombé dans cette lutte, et perdu peut-être sans retour cette estime de soi-même, le seul appui qu'on puisse opposer aux coups de la fortune. Mais chez lui, dont l'ame avait en réserve une force qui n'attendait que le moment d'être employée, la violence même du mal amena une espèce de soulagement, par la résistance proportionnée qu'il produisit. Si ses fautes et ses erreurs n'avaient trouvé que le châtiment qu'elles méritaient, il n'y a presque aucun doute que le résultat eût été bien différent: non-seulement ceci n'eût pas suffi pour éveiller les nouvelles facultés qui sommeillaient encore en lui; mais le sentiment de ses erreurs, qui était toujours si vivement présent à son esprit, s'il n'eût pas été exaspéré par d'injustes provocations, aurait exercé sur lui son influence accoutumée, en le disposant à la douceur et presque à l'humilité: heureusement, comme la suite le prouva, pour les triomphes qui attendaient son génie, on n'usa pas de tant de modération à son égard. Les torrens d'invectives si peu proportionnés aux fautes qu'il avait commises, et les basses calomnies qui, de toutes parts, s'attachèrent à son nom, ne laissèrent à son orgueil blessé d'autre ressource que de rassembler toute sa force, par ce même instinct de résistance à l'injustice qui avait fait éclore, pour la première fois, les facultés de sa jeune imagination, et qui était destiné à donner à son génie un essor plus hardi et plus élevé.

Ce ne fut pas sans vérité que Gœthe dit de lui qu'il était inspiré par le génie de la douleur; car, depuis le commencement jusqu'à la fin de sa carrière agitée, ce fut toujours à cette source amère qu'il alla puiser de nouvelles facultés. La cause principale qui l'excitait à se distinguer quand il était enfant était, comme nous l'avons déjà vu, cette marque de difformité, dont le sentiment pénible et profond le tourmentant sans cesse, produisit en lui le premier désir de devenir célèbre. 28 Il fait évidemment allusion à son sort, lorsqu'il décrit lui-même cette sensation 29:

La difformité est ambitieuse; il est dans sa nature de chercher à atteindre les autres hommes, et de leur devenir égale et même supérieure. Il y a un aiguillon dans sa marche, pénible et tardive, qui l'excite à devenir ce que les autres ne peuvent jamais être dans les choses qui sont également à leur portée, comme pour compenser le premier manque de libéralité de la nature marâtre!

Note 28: (retour) Dans une de ses lettres à M. Hunt, il exprime son opinion que le penchant à la poésie est très-généralement le résultat d'un esprit souffrant dans un corps souffrant. «La maladie ou la difformité, ajoute-t-il, a été le partage d'un grand nombre de nos meilleurs auteurs: Collins était fou; Chatterton, je crois, fou; Cowper fou; Pope contrefait, Milton aveugle, etc., etc.»
Note 29: (retour) Dans le Défiguré Transfiguré (the Deformed Transformed). (Notes de Moore.)

Vint ensuite le chagrin d'une première passion trompée dans ses espérances, puis la fatigue et le remords d'excès prématurés; enfin, les attaques grossières dirigées contre ses premiers essais: toutes circonstances formant autant d'anneaux de ce long enchaînement d'épreuves, d'erreurs et de souffrances, qui força graduellement, et d'une manière bien douloureuse, le développement des puissantes facultés de son esprit; toutes ayant leur part respective dans l'accomplissement de cette destinée qui semblait avoir décrété que la marche triomphante de son génie aurait lieu à travers les ruines et la solitude de son cœur. Il semble lui-même avoir eu l'instinct secret que c'était de telles épreuves que devaient naître sa force et sa gloire, toute sa vie s'étant passée à rechercher l'agitation et les difficultés; et lorsque les circonstances qui l'entouraient étaient trop paisibles pour lui offrir rien de semblable, il avait recours à son imagination ou à sa mémoire pour y chercher «des épines contre lesquelles il pût reposer son sein.»

Mais le plus grand de ses chagrins, et en même tems de ses triomphes, était encore à venir. La dernière station de cette carrière glorieuse, mais pénible, où, à tous les pas, chaque nouvelle faculté de son ame en était arrachée par la douleur, fut celle à laquelle nous sommes maintenant arrivés, son mariage et ses résultats. Sans cet événement, qu'il paya de son repos et de sa réputation, sa carrière aurait été incomplète, et le monde ignorerait encore toute l'étendue de son génie. Il est en effet digne de remarque, que ce ne fut qu'au moment où son bonheur domestique commença à s'obscurcir, que son imagination, qui était restée long-tems oisive, reprit de nouveau son essor, le Siége de Corinthe et Parisina ayant été composés l'un et l'autre peu de tems avant sa séparation. On peut juger aussi, d'après quelques passages de lettres écrites par lui à cette époque, à quel point les agitations qui suivirent étaient le véritable élément de son esprit inquiet. Dans l'une de celles-ci, il dit même que sa santé s'est améliorée de tout ce tumulte de sensations. «Il est singulier, dit-il, que l'agitation et les débats, n'importe de quel genre, redonnent de l'élasticité à mes esprits, et me raniment pendant leur durée.»

Ce fut cette ardeur, cette élasticité d'esprit dont l'action ne pouvait être arrêtée, qui lui permit de supporter alors non-seulement les attaques des autres, mais, ce qui était plus difficile encore, ses pensées et ses sensations personnelles. Le recueillement de toutes ses ressources intellectuelles auxquelles il avait été forcé d'avoir recours pour sa propre défense, ne servit qu'à lui révéler des facultés dont il n'avait jamais soupçonné l'étendue et la puissance, et lui inspira l'orgueilleuse confiance de briller un jour d'un éclat qui dissiperait les nuages de la calomnie, convertirait la censure en étonnement, et forcerait à l'admiration ceux même qui ne pouvaient l'approuver.

Le voyage qu'il entreprit alors à travers la Flandre et le long du Rhin, est décrit de manière à ne rien laisser à désirer dans ces vers incomparables qui dotent d'une portion de leur gloire tout ce qu'ils ont dépeint, et prêtent à des lieux déjà voués à l'immortalité par la nature et l'histoire, l'association non moins durable de leurs chants impérissables. À son départ de Bruxelles, il se passa un incident qui ne vaudrait pas la peine d'être rapporté, s'il n'offrait la preuve de l'application maligne avec laquelle on recueillait et répandait en Angleterre tout ce qui était à son désavantage. M. Pryce Gordon, qui paraît l'avoir vu souvent pendant son séjour à Bruxelles, raconte ainsi cette anecdote:

«Lord Byron voyageait dans un vaste carrosse, fait sur le modèle de la célèbre voiture de Napoléon, prise à Genappe avec d'autres objets. Indépendamment d'un lit de repos, il contenait une bibliothèque, un buffet à argenterie et tous les accessoires nécessaires pour y dîner. Il ne le trouva pas cependant assez grand pour son bagage et sa suite, et il acheta une calèche à Bruxelles pour ses domestiques. Cette calèche cassa en allant à Waterloo, et je lui conseillai de la rendre, car elle me parut vieille et usée. Cependant, comme il avait laissé en dépôt quarante napoléons (ce qui était assurément le double de sa valeur), l'honnête Flamand ne voulut pas reprendre sa machine roulante, à moins d'un dédommagement de trente napoléons. Sa seigneurie devant repartir le lendemain, me pria d'arranger cette affaire de mon mieux. Il ne fut pas plus tôt parti, que le digne sellier inséra un article dans l'Oracle de Bruxelles, portant que le noble milord anglais avait disparu avec sa calèche valant 1,800 fr.»

Dans le Courrier du 13 mai, l'article de Bruxelles est ainsi copié:

«Voici un extrait de la malle-poste hollandaise, daté de Bruxelles: Dans le journal de la Belgique de ce jour, il y a une pétition d'un carrossier de Bruxelles, au président du tribunal de première instance, exposant qu'il a vendu une voiture à Lord Byron, pour la somme de 1,882 fr., sur laquelle il en a reçu 847; mais que sa seigneurie, qui part le même jour, refuse de payer les 1,035 fr. restant, et qu'il demande en conséquence la permission de saisir la voiture. Cette permission lui ayant été accordée, il la remit à un officier de justice, qui fut en faire la signification à Lord Byron, et apprit du maître de l'hôtel que sa seigneurie était partie sans lui rien laisser pour payer cette dette, sur quoi l'officier saisit une chaise appartenant à sa seigneurie, en garantie de la dette.»

Ce ne fut qu'au commencement du mois suivant, que cette fausseté fut démentie par une lettre de Bruxelles, signée L. Pryce Gordon, insérée dans le Morning Chronicle, et contenant les détails réels de cette affaire, tels que nous les avons déjà donnés.

Nous avons puisé dans cette même source, et nous rapportons, d'après une autorité aussi respectable, une anecdote d'un bien autre intérêt. Il paraît que les deux premières stances du morceau relatif à Waterloo: Arrête, car tu foules aux pieds la poussière d'un empire 30, furent écrites à Bruxelles, à la suite d'une excursion faite sur ce mémorable champ de bataille, et qu'elles furent copiées par Lord Byron, le lendemain matin, sur un album appartenant à l'épouse du monsieur qui nous communique cette anecdote.

Note 30: (retour) Childe Harold, Ch. III, st. 17.

«Quelques semaines après qu'il les eut écrites (dit le narrateur), le célèbre artiste R. R. Reinagle, qui est un de mes amis, arriva à Bruxelles.--Je l'invitai à dîner, lui montrai ces vers et le priai de leur donner un nouveau prix, en dessinant une vignette analogue au passage suivant:

C'est ici que l'aigle orgueilleuse prit son dernier essor, puis déchira de son bec sanglant la plaine fatale. Percée des traits des nations liguées, une vie entière d'ambition et de travaux, tout est devenu vain.--Il porte maintenant les fragmens brisés de la chaîne dont il avait chargé le monde.

M. Reinagle esquissa au crayon une aigle superbe, enchaînée et déchirant la terre de ses serres.--

»Ayant eu besoin d'écrire à sa seigneurie, je lui parlai de la vignette que j'avais obtenue de cet habile artiste pour ses beaux vers, et de la liberté qu'il avait prise de changer l'action de l'aigle. Voici ce qu'il m'écrivit en réponse: Reinagle est meilleur poète et meilleur ornithologiste que moi. Les aigles et tous les oiseaux de proie attaquent avec leurs serres, et non avec leur bec.--Aussi ai-je ainsi changé le vers:

Puis déchira de ses serres sanglantes la plaine ravagée. «Voilà, je crois, un meilleur vers outre qu'il a plus de justesse poétique. Je n'ai pas besoin d'ajouter que, lorsque je communiquai ce compliment flatteur au peintre, il y fut excessivement sensible.»

De Bruxelles, le noble voyageur continua sa route le long du Rhin, route sur laquelle il a semé toutes les richesses de sa poésie, et en arrivant à Genève, il alla se loger à l'hôtel Sécheron bien connu dans cette ville. Après y avoir séjourné quelques semaines, il alla habiter une maison de campagne des environs appelée Diodati, et délicieusement située sur les bords élevés du lac. Ce fut là qu'il établit sa résidence pour le reste de l'été.

Je donnerai maintenant le peu de lettres en ma possession, qu'il écrivit à cette époque, et j'y joindrai les anecdotes que j'ai pu recueillir, et qui se rapportent au même tems.


LETTRE CCXLII.

A M. MURRAY.

Ouchy, près de Lausanne, 27 juin 1816.



«Me voilà retenu en route (par le mauvais tems) et retardé dans mon retour à Diodati après un voyage en bateau autour du lac. Je vous envoie ci-inclus un brin de l'acacia de Gibbon, et quelques feuilles de roses de son jardin que je viens de voir avec une partie de sa maison. Vous trouverez dans sa vie une mention honorable de cet acacia, à propos de la promenade qu'il fit le soir même où il termina son histoire.--Le jardin et le pavillon d'été où il composait, sont négligés, et ce dernier surtout tombe en ruines; mais on le montre encore comme lui ayant servi de cabinet, et il me parut qu'on en avait parfaitement conservé le souvenir.

»Mon voyage à travers la Flandre et le long du Rhin a rempli et même surpassé mon attente.

»J'ai traversé tout le pays décrit par Rousseau, son Héloïse à la main, et j'ai été frappé d'une manière inexprimable de l'énergie et de l'exactitude de ses descriptions, ainsi que de la beauté de leur réalité. Meillerie, Clarens, Vevay et le château de Chillon, sont des lieux dont je dirai peu de chose, car tout ce que j'en pourrais dire serait bien loin de donner une idée de l'impression qu'ils produisent.

»Il y a trois jours que nous manquâmes d'être submergés par un coup de vent près de Meillerie, et d'être jetés sur le rivage. Je ne courais aucun risque si près des rochers, étant bon nageur; mais notre compagnie fut mouillée, et passablement incommodée. Le vent était assez violent pour abattre des arbres, à ce que nous vîmes en débarquant; cependant tout est réparé et oublié, et nous voilà sur notre retour.

»Le docteur Polidori n'est pas ici, mais à Diodati, où nous l'avons laissé à l'infirmerie avec une foulure au pied, qu'il a gagnée en tombant d'un mur.--Il ne sait pas sauter.

»Je serai bien aise d'apprendre que vous êtes tous en bonne santé, et que vous avez reçu certains casques et épées expédiés de Waterloo que j'ai traversé avec un mélange de plaisir et de peine.

»J'ai terminé un troisième chant de Childe Harold, contenant cent dix-sept stances, plus long qu'aucun des deux précédens, et en quelques endroits peut-être meilleur, mais naturellement ce n'est pas moi qui puis décider de cela.--Je vous l'enverrai par la première occasion qui me paraîtra sûre.

»Votre, etc.»


LETTRE CCXLIII.

A M. MURRAY.

Diodati, près Genève, 22 juillet 1816.



«Je vous ai écrit il y a quelques semaines, et le docteur Polidori a reçu votre lettre; mais le paquet n'a pas paru, ni l'épître que vous nous annoncez devoir s'y trouver. Je vous envoie ci-incluse une annonce 31, qui a été copiée par le docteur Polidori, et qui paraît avoir trait à la plus audacieuse imposture qui soit jamais sortie de Grub-street.

Note 31: (retour) Voici l'annonce dont il est question:

«Imprimé avec soin et satiné, 2 sch. et demi.--Les Adieux de lord Byron à l'Angleterre, avec trois autres poèmes.--Ode à Sainte-Hélène.--À ma fille, le jour de sa naissance, et Au Lis de France. Imprimé par J. Johnston, Cheapside 335, Oxford 9.

»Ces beaux poèmes seront lus avec un intérêt d'autant plus vif, qu'il est probable que ce seront les derniers de l'auteur qui paraîtront en Angleterre.» (Note de Moore.)

»Je ne crois pas avoir besoin de dire que je ne connais rien de tout ce fatras, et ne sais quelle en peut être la source.--Des odes à Sainte-Hélène, des adieux à l'Angleterre, etc.,--si cela peut être désavoué, en supposant que cela en mérite la peine, vous avez pleine autorité de le faire. Je n'ai jamais écrit ni composé un vers sur rien de semblable, pas plus que sur deux autres morceaux qu'on m'a mis sur le dos--quelque chose sur la Gaule, et l'autre au sujet de Mme Lavalette. Quant au lis de France, il me serait tout aussi bien venu en tête de célébrer un navet.--Le matin du jour de naissance de ma fille, j'avais autre chose à faire qu'à m'occuper de poésie, et je ne me serais jamais imaginé qu'on pût inventer pareille chose, si M. Johnston, et l'annonce de sa brochure, n'étaient venus me donner de nouvelles lumières sur les impostures et les jongleries du démon de l'imprimerie, ou plutôt des publications.

»J'avais espéré que quelque nouveau mensonge aurait fait oublier les mille et une calomnies qui ont été accumulées sur moi l'hiver dernier. Je sais pardonner tout ce qu'on peut dire de moi ou contre moi, mais non ce qu'on me fait dire ou écrire à moi-même. C'est assez d'avoir à répondre de ce que j'ai écrit, mais c'en serait trop pour la patience de Job lui-même que d'être chargé de ce qu'on n'a pas fait. Je soupçonne que lorsque le patriarche arabe désirait que son ennemi eût fait un livre, il ne prévoyait pas voir son propre nom en tête.--Je suis tout aussi ennuyé de cette niaiserie qu'elle le mérite, et plus que je ne le serais, si je n'avais mal à la tête.

»Mme de Staël m'a dit de Glenarvon (il y a dix jours, à Coppet) des choses surprenantes et affligeantes; mais je n'en ai rien vu que l'épigraphe, qui promet bien «pour nous et notre tragédie 32.»--Si telle est la devise, que doit être le reste? Le moment choisi pour la publication avec tant de générosité, est probablement ce qu'il y a de plus bienveillant dans l'ouvrage. Le tems, en effet, a été bien trouvé. Quant au contenu, je n'en ai pas seulement la moindre idée, excepté d'après le rapport très-vague que j'en ai entendu faire.............. .....................................................................

Note 32: (retour) Voici l'épigraphe: «Il laissa aux siècles à venir un nom auquel s'attachait une seule vertu et mille crimes.»

»Je devrais être honteux de l'égoïsme de cette lettre, mais ce n'est pas tout-à-fait ma faute, et je serai trop heureux de laisser ce sujet de côté, quand on me le permettra.

»Je suis en assez bonne santé, et je vous ai dit dans ma dernière lettre où j'en étais en fait de rimes. J'espère que vous prospérez, et que vos auteurs sont en bon état. D'après ce que j'ai entendu dire, je suppose que votre haras s'est augmenté.--Bertram doit être un bon cheval. Le faites-vous courir aux premières courses? j'espère que vous remporterez le prix.

»Votre à jamais, etc.»


LETTRE CCXLIV.

A M. ROGERS.

Diodati, près Genève, 29 juillet 1816.



«Vous souvenez-vous d'un livre (les Lettres de Mathieson), que vous m'avez prêté, que j'ai encore et que j'espère bien rendre à votre bibliothèque? Eh bien, j'ai rencontré, à Coppet et ailleurs, ce même Bonstetten, à qui j'ai prêté, pendant quelques jours, la traduction des épîtres de son correspondant. Tout le souvenir qu'il a conservé de Gray, c'est qu'il était, de tous les poètes du monde, le plus mélancolique, et celui qui avait le plus l'air d'un gentilhomme. Bonstetten, lui-même, est un beau vieillard fort gai et très-estimé de ses compatriotes. C'est aussi un littérateur de quelque réputation, et tous ses amis ont la manie de lui adresser des volumes de lettres, Mathieson, Muller l'historien, etc., etc.--Il est souvent à Coppet, où je l'ai rencontré plusieurs fois. Tout le monde s'y porte bien, excepté Racca, qui, je suis fâché de le dire, paraît être en très-mauvaise santé. Schlegel est dans toute sa force, et Madame aussi brillante que jamais.

»Je suis venu ici par les Pays-Bas, la route du Rhin, et Bâle, Berne, Morat et Lausanne.--J'ai fait le tour du lac par eau, et je vais à Chamouny au premier beau tems.--Mais, en vérité, nous avons depuis peu de si épais brouillards, des tems si sombres et si couverts, qu'on dirait que Castlereagh est aussi chargé des affaires étrangères du royaume du ciel. Je n'ai besoin de vous rien dire de ce pays, puisque vous l'avez déjà parcouru. Je ne songe pas à l'Italie avant septembre. J'ai lu Glenarvon, et j'ai lu aussi l'Adolphe de Benjamin Constant, et sa préface où il nie la réalité de ses personnages. Cet ouvrage, qui laisse une impression pénible, représente pourtant très-bien les conséquences de ne pas être amoureux, ce qui est peut-être l'état du monde le plus désagréable, après celui de l'être pour tout de bon. Je doute cependant que de tels liens, pour me servir de son expression, se terminent aussi malheureusement que ceux de son héros et de son héroïne.

»Il y a un troisième chant de Childe Harold, plus long qu'aucun des deux autres, qui est suivi de quelques autres bagatelles,--entr'autres une histoire sur le château de Chillon. Je n'attends qu'une bonne occasion de les transmettre au grand Murray qui, j'espère, est dans un état florissant. Où est Moore?--Pourquoi ne voyage-t-il pas?--faites-lui mes amitiés, et assurez tous mes amis de ma parfaite considération et de mon souvenir, et en particulier lord et lady Holland, et votre duchesse de Sommerset.

»P. S. Je vous envoie un fac simile.--C'est un billet de Bonstetten.--Je pense que vous serez bien aise de voir l'écriture du correspondant de Gray.»


LETTRE CCXLV.

A M. MURRAY.

Diodati, 29 sept. 1816.



«Je suis très-flatté de la bonne opinion que M. Gifford a prise du manuscrit, et je le serai bien plus encore, s'il répond à votre attente, et justifie sa bienveillance. Il m'a plu aussi à moi-même, mais cela ne doit compter pour rien. Les sensations, sous l'influence desquelles j'en ai écrit la plus grande partie, ne doivent pas m'être enviées. Quant au prix, je n'en ai fixé aucun, mais j'ai laissé M. Kinnaird, M. Shelley et vous, arranger tout cela. Bien certainement ils feront de leur mieux, et pour vous, je sais bien que vous n'élèverez aucune difficulté. Cependant, je suis tombé parfaitement d'accord avec M. Shelley, que les dernières 500 livres sterling ne seraient que conditionnelles, et je désire pour moi-même, qu'il soit ajouté que le paiement n'en aura lieu que dans le cas où vous vendrez un certain nombre d'exemplaires, qui doit être fixé par vous-même. J'espère que cela est honnête. Dans toute affaire de ce genre, il y a des risques à courir, et jusqu'à ce qu'ils soient passés de façon ou d'autre, je ne voudrais pas y ajouter, particulièrement dans des tems comme ceux-ci, et surtout rappelez-vous bien, je vous prie, que je ne pourrais faire aucune perte qui m'affligeât autant que de vous en occasionner une dans une affaire que vous auriez faite avec moi.

»Le monologue sur la mort de Shéridan a été composé pour le théâtre, à la requête de M. Kinnaird. J'ai fait de mon mieux; mais lorsque je n'ai pas le choix du sujet, je ne prétends répondre de rien. M. Hobhouse et moi, nous arrivons d'un voyage à travers les lacs et les montagnes. Nous avons été visiter le Grindelwald et la Iungfrau, et nous sommes montés sur le sommet du Wengen. Nous avons vu des torrens de neuf cents pieds de profondeur, et des glaciers de toutes les dimensions. Nous avons entendu le pipeaux des bergers et le bruit des avalanches.--Nous avons vu les nuages s'élever en fumée des vallées au-dessous de nous comme la vapeur de l'océan de l'enfer.--Nous avons parcouru, il y a un mois, Chamouny et tout ce qui en dépend; mais quoique le Mont-Blanc soit plus haut, il n'est pas comparable, pour les effets sauvages à la Iungfrau, aux Eighers, au Shreckhorn et aux glaciers du Mont-Rose.

»Nous partons pour l'Italie la semaine prochaine. La route est, depuis un mois, infestée de brigands, mais il faut en courir la chance, et prendre toutes les précautions qui seront nécessaires.

»P. S. Rappelez-moi particulièrement au souvenir de M. Gifford et dites-lui de ma part tout ce que vous pensez que je puis lui dire. Je suis fâché que le portrait de Philippe n'ait pas plu à M. Maturin; je croyais qu'il passait pour un bon portrait. S'il eût fait le discours sur l'original, peut-être eût-il obtenu plus facilement son pardon du propriétaire, et du peintre du portrait 33

Note 33: (retour) Ce passage paraîtra un peu obscur au lecteur, lord Byron y faisant allusion à une circonstance dont il ne donne pas d'autre explication. (Note du Trad.)

LETTRE CCXLVI.

A M. MURRAY.

Diodati, 30 sept. 1816.



«J'ai répondu hier à vos obligeantes lettres. Aujourd'hui, le monologue est arrivé avec sa page de titre, qui est, à ce que je présume, une publication séparée.--Je vous somme de vouloir bien faire effacer ces mots: «À la requête d'un ami

Pressé par la faim, et à la requête d'amis.

À moins qu'il ne vous plaise d'ajouter «par un homme de qualité,» ou «par un homme d'esprit et d'honneur de la ville.» Dites seulement: «Composé pour être récité à Drury-Lane.»

»Demain, je dîne à Coppet. Après-demain, je lève le camp, et je pars pour l'Italie. Ce soir, étant sur le lac, dans mon bateau, avec M. Hobhouse, le mât qui porte la grande voile tomba comme on l'attachait, et me frappa si violemment à la jambe (et à la mauvaise, par malheur), que cela me fit faire une chose fort sotte, c'est-à-dire que je m'évanouis, mais que je m'évanouis complètement. Il faut que cela ait fait tressaillir quelque nerf, car l'os n'a pas souffert, et je m'en ressens à peine. Il y a six heures que cela s'est passé. Il en a coûté à M. Hobhouse quelqu'inquiétude, et une grande quantité d'eau froide pour me faire revenir. La sensation que j'ai éprouvée est très-singulière: cela ne m'était jamais arrivé que deux fois dans ma vie auparavant, l'une par suite d'une blessure que je m'étais faite à la tête, il y a plusieurs années, et l'autre, il y a aussi bien long-tems, pour être tombé dans un grand tas de neige.--On éprouve d'abord une espèce de vertige, puis le néant, puis une perte totale de mémoire. Quand on commence à revenir, ce dernier point ne serait pas le plus désagréable, si l'on ne la retrouvait pas.

»Vous demandez le manuscrit original. M. Davies a la première copie nette que j'en ai faite, et j'ai ici la première composition, que je vous enverrai ou que je vous garderai, puisque vous le souhaitez.

»Quant à votre nouveau projet littéraire, s'il se présente quelque chose qui, dans mon opinion, puisse vous convenir, je vous l'enverrai. En ce moment, il faut que je songe à amasser, m'étant passablement épuisé par l'envoi que je vous ai fait. L'Italie ou la Dalmatie avec un autre été peuvent me remettre à flot. Je n'ai aucun plan et je suis presque aussi indifférent sur ce qui peut arriver que sur les lieux où je vais.

»Je vous prie de me rappeler de nouveau à M. Gifford et de lui réitérer mes remerciemens pour toute la peine qu'il a prise et pour son obligeance envers moi.

»D'après le commencement de cette lettre, n'allez pas croire que je garde la chambre. Je vous ai raconté cet accident faute d'avoir autre chose à vous dire; mais il n'y paraît plus, et je me demande seulement, de par le diable, ce que je pouvais avoir.

»J'ai parcouru dernièrement les Alpes Bernaises et leurs lacs. Je trouve plusieurs de ces sites (dont quelques-uns ne sont pas ceux que les Anglais fréquentent le plus) plus beaux même que Chamouny que j'ai été voir quelque tems auparavant. Je suis retourné à Clarens et j'ai traversé les montagnes qui sont derrière. J'ai fait pour ma sœur un journal très-court de cette excursion que je lui ai envoyé hier en trois lettres. Elle ne vous lira pas tout, mais si vous aimiez la description du pittoresque, elle vous montrera, j'en suis sûr, ce qui a rapport aux rochers, etc., etc.

»Quant à Christabel, je ne veux pas que personne s'en moque; c'est un poème beau et original.

»Mme de Staël désire voir l'Antiquaire et je vais le lui porter demain. Elle a fait de Coppet le lieu le plus agréable de la terre par ses talens et la société qu'elle y reçoit.

»Votre toujours dévoué, etc.» N.



Je donnerai les extraits suivant du journal dont il est question dans la lettre précédente.


EXTRAITS

DU JOURNAL DE LORD BYRON.

18 septembre 1816.



«Hier, 17 septembre, je suis parti avec M. Hobhouse pour une excursion dans les montagnes.

17 septembre.



»Je me suis levé à cinq heures.--J'ai quitté Diodati vers sept heures dans une des voitures du pays (un char-à-banc). Nos domestiques étaient à cheval.--Le tems très-beau: le lac calme et limpide. Le Mont-Blanc et l'Aiguille d'Argentières se voyaient très-distinctement. Les bords du lac étaient magnifiques. Nous sommes arrivés à Lausanne avant le coucher du soleil, et avons passé la nuit à--. Je me suis couché à neuf heures, et j'ai dormi jusqu'à cinq.»

18 septembre.



«Mon courrier m'a appelé.--Je me suis levé. Hobhouse est parti devant. À un mille de Lausanne, nous avons trouvé la route inondée par le lac. Je suis monté à cheval et j'ai été jusqu'à un mille de Vevay. C'était une jeune jument, mais qui allait très-bien. J'ai rejoint Hobhouse, et nous sommes remontés dans la voiture qui est une voiture découverte. Nous nous sommes arrêtés deux heures à Vevay: c'était la seconde fois que je le visitais. Nous sommes allés voir l'église.--On a du cimetière une vue magnifique. Dans son enceinte se trouve le tombeau du général Ludlow le régicide. Il est en marbre noir avec une longue inscription latine, mais très-simple. Il avait été exilé trente-deux ans. C'était un des juges du roi Charles. Auprès de lui est enterré Broughton qui lut à Charles Stuart la condamnation du roi Charles. Il a aussi une inscription assez bizarre et un peu dans le jargon puritain; mais malgré tout cela, c'est une inscription républicaine. On nous a montré la maison de Ludlow. Elle conserve encore son inscription: Omne solum forti patria. Nous sommes descendus jusqu'au lac.--Domestiques, voiture et chevaux, tous nous ont plantés là par l'effet de quelque méprise. Nous les avons suivis sur la route de Clarens. Hobhouse a couru en avant, et les a enfin rejoints. Je suis arrivé pour la seconde fois à Clarens; la première, c'était par eau. Nous sommes allés à Chillon par un pays digne de... je ne sais quel point de comparaison trouver. Nous avons parcouru de nouveau le château. À notre retour, nous avons rencontré une société d'Anglais dans leur voiture. Il y avait entre autres une dame qui dormait profondément.--Dormir profondément dans le lieu du monde le plus anti-narcotique! c'est excellent! Je me rappelle, à Chamouny, avec le Mont-Blanc lui-même devant les yeux, avoir entendu une autre femme, anglaise aussi, s'écrier à sa société:--Avez-vous jamais rien vu de plus champêtre? Comme s'il s'agissait d'Highgate, de Hampstead, de Brompton ou d'Hayes. Champêtre! vraiment? Des rochers, des pins, des torrens, des glaciers, des nuages, et au-dessus d'eux des sommets couverts de neiges éternelles, et tout cela est champêtre!

»Après un court et léger dîner, nous avons visité le château de Clarens. C'est une Anglaise qui l'a loué. (Il ne l'était pas la première fois que je le vis.) Les roses se sont évanouies avec l'été; la famille était absente, mais les domestiques nous prièrent de visiter l'intérieur de la maison. Nous trouvâmes sur la table du salon les sermons de Blair et les sermons de je ne sais plus qui; puis autour une bande d'enfans bruyans. Nous vîmes tout ce qui en valait la peine, et puis descendîmes au Bosquet de Julie, etc., etc. Notre guide était plein de Rousseau qu'il confond perpétuellement avec Saint-Preux, ne faisant qu'un de l'homme et du livre. Nous sommes retournés à Chillon revoir le petit torrent de la montagne qui est derrière. Les rayons du soleil couchant se réfléchissaient dans le lac. Demain il faudra se lever à cinq heures pour traverser la montagne à cheval. Les voitures feront le tour. J'ai été logé dans ma vieille chaumière.--Tout y est commode et hospitalier. J'étais bien fatigué d'une assez longue promenade avec le jeune cheval, puis ensuite du cahotement du char-à-banc et de mes efforts pour gravir la montagne par un soleil ardent.

»Mém. Le caporal qui nous a montré les merveilles de Chillon était aussi ivre que Blucher, et, dans mon opinion, un aussi grand homme. Il est sourd aussi, et croyant que tout le monde avait la même infirmité, il vociférait les légendes du château d'une manière si effrayante que H. en prit de l'humeur. Cependant il nous montra tout, depuis la potence jusqu'aux cachots, et nous revînmes à Clarens avec plus de liberté qu'il n'y en avait au quinzième siècle.»

19 septembre.



«Je me suis levé à cinq heures. Nous avons traversé la montagne jusqu'à Montbovon à dos de cheval et de mulet, et aussi à l'aide des pieds et des mains; la route d'un bout à l'autre est magnifique comme un rêve, et le souvenir qui m'en reste est presque aussi vague. Je suis si fatigué! quoiqu'en bonne santé, je n'ai pas la force que je possédais il y a quelques années. Nous avons déjeûné à Montbovon. Ensuite, arrivés à une montée assez raide, j'ai mis pied à terre, je suis tombé et me suis fendu le doigt. Notre bagage aussi, s'étant détaché, roula le long d'un ravin, jusqu'à ce qu'étant arrêté par un gros arbre, nous pûmes nous en ressaisir. Mon cheval tombant de fatigue, j'ai pris un mulet. À l'approche du sommet de la Dent de Jamant, j'ai encore mis pied à terre, ainsi qu'Hobhouse et tout le reste de la société. Arrivés au lac, dans le sein même de la montagne, nous avons laissé nos quadrupèdes à un berger, et nous sommes montés plus haut. Parvenu à un endroit où il y avait çà et là des plaques de neige, les gouttes de sueur, qui coulaient de mon front comme une pluie, en tombant dessus, y laissèrent une impression semblable aux trous d'un crible. L'âpreté du vent et le froid occasionné par la neige me donnèrent des étourdissemens; cependant je n'en continuai pas moins à grimper plus haut. Hobhouse gravit jusqu'à la cime la plus élevée; je n'allai pas si loin, et m'arrêtai à quelques toises (à une ouverture du rocher). En descendant, notre guide tomba trois fois; je me mis à rire et tombai aussi: heureusement que la descente était unie, quoique rapide et glissante. Hobhouse tomba à son tour, mais personne ne se fit de mal. L'ensemble de la montagne est superbe. Nous aperçûmes, sur une pointe très-haute et très-escarpée, un berger jouant du chalumeau. Il était bien différent des pasteurs de l'Arcadie, que j'ai vus armés de longs fusils, au lieu de houlettes, et avec des pistolets à leur ceinture. Les sons du chalumeau de notre berger suisse étaient très-doux, et l'air qu'il jouait fort agréable.--Je vis une vache égarée, et j'appris que ces animaux se rompaient souvent le cou en tombant des rochers. Descendus à Montbovon, nous vîmes un joli petit village, tout rempli d'aspérités, avec une rivière dont l'aspect a quelque chose de sauvage, et un pont de bois. Hobhouse a été pêcher, il a attrapé un poisson. Notre voiture n'est pas arrivée, nos chevaux et nos mules sont sur les dents;--nous-mêmes sommes très-fatigués; mais tant mieux, je dormirai.

»La vue que nous avons eue aujourd'hui des plus hauts points de notre voyage embrassait d'un côté la plus grande partie du lac Léman, de l'autre les vallées et la montagne du canton de Fribourg, et une plaine immense avec les lacs de Neufchâtel et de Morat, et tout ce qui appartient aux bords du lac de Genève. Nous avions devant nous, réunis dans un seul point de vue, les deux côtés du Jura et des Alpes en abondance. En traversant un ravin, notre guide nous recommanda vivement de presser le pas, les pierres tombant avec beaucoup de rapidité, et causant quelquefois des accidens. Ce conseil était excellent; mais, comme la plupart des bons conseils, il était impraticable, car la route était si raboteuse que ni hommes ni chevaux n'y pouvaient avancer très-vite: nous passâmes pourtant sans fractures et sans en être menacés.

»Le son des cloches attachées au cou des vaches errant dans des pâturages bien plus élevés qu'aucune montagne de l'Angleterre (car ici, comme chez les patriarches, toutes les richesses consistent en bestiaux), les bergers poussant des cris de rocher en rocher pour nous avertir, et jouant de leurs chalumeaux lorsque les cimes paraissaient presque inaccessibles; et tout cela joint au spectacle des lieux qui nous entouraient, réalisait tout ce que j'ai jamais entendu dire ou imaginé de la vie pastorale,--bien autrement que dans la Grèce et dans l'Asie-Mineure, car là on y est un peu trop de l'ordre du mousquet ou du sabre; et si vous voyez une main porter la houlette, vous pouvez être sûr que l'autre est armée d'un fusil: mais ici tout est pur et sans mélange,--solitaire, agreste et patriarcal. Lorsque nous nous en allâmes, ils jouèrent le ranz des vaches en guise d'adieux.--Je viens de repeupler mon esprit des scènes de la nature.»

20 septembre.



«Levés à six heures, partis à huit.

»Pendant toute cette journée, nous avons été, l'un dans l'autre, entre deux mille sept cents et trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette vallée, la plus longue, la plus étroite, et regardée comme la plus belle des Alpes, est rarement traversée par les voyageurs. Nous avons vu le pont de La Roche. Le lit de la rivière, très-bas et très-profond, est renfermé entre d'immenses rochers, et il est aussi impétueux que la colère humaine. On m'a raconté qu'un homme et une mule y étaient tombés sans éprouver d'accident. La population paraît heureuse, libre et riche (ce dernier avantage ne comporte avec lui aucun des deux premiers). Nous avons trouvé les vaches superbes; un taureau a failli sauter dans notre char-à-banc:--c'eût été un agréable compagnon de voyage. Les chèvres et les moutons prospèrent beaucoup ici. A droite, nous avons vu une montagne avec d'énormes glaciers: c'est le Klitzgerberg; plus loin, le Hockthorn ou Stockhorn, je crois.--Les jolis noms! comme ils sont doux! C'est une cime très-élevée et très-rocailleuse, parsemée de neige seulement et sans glaciers, mais flanquée et surmontée de nuages.

»Nous avons passé les limites du canton de Vaud, et sommes entrés sur celui de Berne: le plat allemand a remplacé le français. Ce district est renommé pour ses fromages, sa liberté, ses terres et son exemption de taxes. Hobhouse est allé pêcher:--il n'a rien attrapé. J'ai été me promener sur les bords de la rivière; j'ai vu un petit garçon avec un chevreau qui le suivait comme un chien. Le chevreau ne pouvait venir à bout de passer par-dessus une palissade; j'ai voulu l'aider, et j'ai manqué de précipiter le chevreau et moi-même dans la rivière. Je suis rentré ici vers les six heures du soir; il est neuf heures, je vais me coucher. Je ne suis pas fatigué aujourd'hui, et malgré cela, j'espère dormir.»

21 septembre.



«Nous sommes partis de bonne heure, et avons continué la vallée de Simmenthal. L'entrée de la plaine de Thoun est très-étroite; on y voit de hauts rochers boisés jusqu'à la cime, une rivière et de beaux glaciers, le lac de Thoun, et une plaine étendue à laquelle les Alpes servent de ceinture. Nous avons été à pied au château de Schadan: on a toute la vue du lac. Nous avons traversé la rivière dans une barque, et c'était des femmes qui ramaient. Thoun est une très-jolie ville. Tout le voyage de la journée s'est passé au milieu de la pompe des Alpes: il a été magnifique.»

22 septembre.



«Nous sommes partis de Thoun dans une barque qui nous a fait parcourir toute la longueur du lac en trois heures; le lac est petit, mais les bords en sont beaux: les rochers descendent jusqu'au bord de l'eau. Débarqués à Newhause, nous avons traversé Interlachen, et sommes entrés dans une suite de paysages qui sont au-dessus de toute description, et de tout ce que l'imagination aurait pu concevoir d'avance. Nous avons remarqué une inscription sur un rocher;--il s'agit de deux frères dont l'un a assassiné l'autre: c'est précisément le lieu qu'il fallait pour cela. Après une quantité de détours, nous sommes arrivés auprès d'un roc immense: puis nous avons gagné le pied de la Iungfrau (ce mot signifie la jeune fille). Là, des glaciers, des torrens;--un de ceux-ci a une chute visible de neuf cents pieds. Nous avons été logés chez le curé. Nous sommes partis pour voir la vallée, et avons entendu la chute d'une avalanche avec un bruit semblable au tonnerre; puis nous avons vu des glaciers énormes. Un orage est survenu, accompagné de tonnerre, d'éclairs et de grêle, tout cela en perfection et vraiment magnifique. J'étais à cheval: le guide voulait porter ma canne, et j'allais la lui donner, lorsque je me rappelai que c'était une canne à dague; et craignant qu'elle n'attirât sur lui la foudre, je préférai la garder, quoiqu'elle m'embarrassât passablement, étant trop lourde pour me servir de fouet; et le cheval, étant pesant et poltron, s'arrêtait à chaque coup de tonnerre. Je rentrai sans être très-mouillé, ayant un bon manteau. Hobhouse, percé jusqu'aux os, se réfugia dans une chaumière; et lorsque j'arrivai chez le curé, je lui envoyai un domestique avec un parapluie et un manteau. L'habitation d'un curé suisse est vraiment fort belle, et vaut beaucoup mieux que les maisons des ministres anglais: celle où nous avons logé est tout en face du torrent dont j'ai parlé. Le torrent forme une courbure sur le roc, assez semblable à la queue d'un cheval blanc flottante au gré du vent, et telle qu'on pourrait imaginer celle du «pâle cheval» que monte la Mort dans l'Apocalypse 34: ce n'est ni de l'eau ni du brouillard, mais quelque chose entre les deux. Son immense hauteur (de neuf cents pieds, comme je l'ai déjà dit) fait que tantôt il se courbe, tantôt se déploie, et tantôt se condense d'une manière merveilleuse et impossible à décrire. Je crois, à tout prendre, que cette journée a été la plus intéressante de toutes depuis le commencement de notre excursion.»

Note 34: (retour) Il est intéressant de remarquer l'usage que lord Byron fit plus tard de ces notes rapides dans son drame sublime de Manfred.

«Il n'est pas midi. Les rayons du soleil teignent encore le torrent des brillantes couleurs de l'arc-en-ciel, tandis qu'il roule sa mouvante colonne d'argent par-dessus la cime escarpée et perpendiculaire du précipice, portant çà et là les flots de son écume lumineuse, semblable à la queue flottante du pâle et gigantesque coursier qui doit être monté par la Mort, ainsi qu'il nous est dit dans l'Apocalypse (Note de Moore.)

28 septembre.



«Avant de gravir la montagne, j'ai encore été au torrent, à sept heures du matin. Le soleil donnait dessus, et formait de la partie inférieure un arc-en-ciel de toutes couleurs, mais où étincelaient surtout la pourpre et l'or: l'arc se mouvait lorsque vous vous mouviez vous-même; je n'ai jamais rien vu de comparable à ceci, mais il faut que le soleil donne en plein. Nous avons gravi le mont Wengen. À midi, ayant atteint la vallée qui est sur la cime, nous quittâmes nos chevaux; j'ôtai mon habit, et grimpai jusqu'au sommet le plus élevé, et qui est à sept mille pieds anglais au-dessus du niveau de la mer, et à environ cinq mille au-dessus de la vallée que nous avons quittée ce matin. D'un côté, nos regards embrassaient la Iungfrau avec tous ses glaciers; puis la Dent d'Argent, brillante comme la vérité; puis le Petit-Géant (the Kleine-Eigher) et le Grand-Géant (the Grosse-Eigher), et enfin le Wetterhorn lui-même. La hauteur de la Iungfrau est de treize mille pieds au-dessus de la mer et de onze mille au-dessus de la vallée: c'est la cime la plus élevée de toute cette chaîne de montagnes. Nous entendions les avalanches tomber presque de cinq minutes en cinq minutes. Du point où nous nous tenions sur le mont Wengen, nous en avions la vue d'un côté, et de l'autre nous voyions les nuages s'élever en tourbillons de la vallée opposée, et tournoyer le long de précipices à pic, comme l'écume de l'infernal océan par une haute marée: c'était une vapeur blanche, sulfureuse, et qui s'engouffrait dans des profondeurs qui paraissaient incommensurables. Le côté que nous avions gravi, bien entendu, n'était pas si escarpé; mais, en arrivant au sommet, et en regardant de l'autre côté, nous ne voyions plus qu'une mer de nuages bouillonnante, se brisant contre les rochers sur lesquels nous étions, et qui, comme je l'ai dit, étaient, d'un côté, tout-à-fait perpendiculaires. Nous restâmes là un quart-d'heure, ensuite nous commençâmes à descendre: nous nous trouvâmes tout-à-fait dégagés de nuages de ce côté de la montagne. En passant auprès de masses de neige, j'en fis une balle que je jetai à la tête d'Hobhouse.

»Nous allâmes reprendre nos chevaux; et après avoir mangé quelque chose, nous remontâmes: nous entendîmes encore les avalanches. Arrivés à un marécage, Hobhouse mit pied à terre pour le traverser; je tâchai d'y faire passer mon cheval: l'animal s'y enfonça jusqu'au menton, et naturellement, lui et moi, nous trouvâmes tous deux dans la boue; je ne fus que sali et pas blessé: j'en ris, et continuai ma course. Arrivés au Grindelwald, nous dînâmes, remontâmes encore, et parvînmes à cheval jusqu'au plus haut glacier, qui ressemble à un ouragan de glace 35. La clarté des étoiles est magnifique, mais le chemin était diablement mauvais! n'importe, nous sommes arrivés sains et saufs. Il y a eu quelques éclairs; mais, sous le rapport du tems, la journée a été aussi belle que celle où le paradis fut créé. Nous avons traversé des forêts entières de pins morts, tous morts: leurs troncs dépouillés de leur écorce, leurs branches sans végétation et sans vie, et tout cela est le résultat d'un seul hiver 36. Leur aspect m'a fait songer à moi et à ma famille.»

Note 35: (retour) «Avalanches, dont un souffle peut attirer la masse destructive, venez et m'écrasez! J'entends à chaque instant, au-dessus, au-dessous de moi, le craquement produit par votre chute fréquente.

»Le brouillard bouillonne autour des glaciers; des nuages s'élèvent en ondoyant au-dessous de moi: leur couleur blanche et sulfureuse ressemble à l'écume de l'Océan infernal déchaîné contre nous!» (MANFRED.)

»Nous effleurons légèrement les brisans escarpés de cette mer de glace, montagne transparente ressemblant à l'Océan soulevé par une tempête furieuse soudainement glacée.» (Idem.)

Note 36: (retour) «Comme ces pins frappés de mort, dépouillés de leur écorce et de leurs branches, débris d'un seul hiver.» (Idem.)

24 septembre.



«Levés à cinq heures, partis à sept. Nous avons traversé le glacier noir, avec le mont Wetterhorn à notre droite. Après avoir passé la montagne de Scheideck, nous sommes arrivés au glacier du mont Rose, qui passe pour le plus grand et le plus beau de la Suisse. Dans mon opinion, le glacier de Bossons à Chamouny est aussi beau: Hobhouse ne pense pas de même. À la chute de Reichenbach, qui a deux cents pieds de haut, nous nous sommes arrêtés pour faire reposer nos chevaux. Arrivés dans la vallée d'Oberland, la pluie est survenue, et nous a un peu trempés; cependant, en huit jours, nous n'avons eu que quatre heures de pluie. Nous avons atteint ensuite le lac de Brientz et la ville de Brientz, où nous avons changé de vêtemens. Dans la soirée, quatre paysannes suisses de l'Oberland sont venues nous chanter des airs de leur pays; deux d'entre elles avaient de belles voix: les airs aussi avaient quelque chose de si original, de si sauvage et en même tems de si doux! Les chants sont finis, mais j'entends en bas les sons d'un violon, qui ne présagent rien de bon pour ma nuit: je vais descendre voir la danse.»

25 septembre.



«Il paraît que toute la ville de Brientz s'était rassemblée ici-dessous. La walse et la musique étaient délicieuses; il n'y avait que des paysans, mais ils dansent beaucoup mieux qu'en Angleterre: les Anglais ne savent pas walser et ne le sauront jamais. Il y avait un homme qui tenait sa pipe à la bouche, ce qui ne l'empêchait pas de danser aussi bien que les autres:--il y en avait qui dansaient par deux, d'autres par quatre, mais tous très-bien. Je me suis couché, quoique la fête ait continué là-bas tard et matin. Brientz n'est qu'un village.--Je me suis levé de bonne heure, et me suis embarqué sur le lac. Nous étions dans une longue barque avec des femmes pour ramer: lorsque nous avons atteint le rivage, une autre femme a sauté dedans. Il paraît que c'est ici l'usage que les barques soient dirigées par les femmes; car, de trois femmes et de cinq hommes que nous avions dans la nôtre, toutes les femmes prirent la rame, et il n'y eut qu'un seul homme qui en fit autant.

»Nous sommes arrivés à Interlachen en trois heures; il y a un joli lac, pas si grand que celui de Thoun. Nous avons dîné à Interlachen; une jeune fille m'a donné des fleurs, en m'adressant des paroles que je n'ai pas comprises, parce qu'elle parlait allemand:--je ne sais pas si ce qu'elle m'a dit était joli, mais je l'espère, car la fille l'était. Nous nous sommes embarqués de nouveau sur le lac de Thoun; j'ai dormi pendant une partie du chemin: nous avions fait faire le tour à nos chevaux. Nous avons trouvé des gens sur le bord, qui faisaient sauter un rocher avec de la poudre. L'explosion eut lieu tout près de notre barque, ne nous ayant avertis qu'une minute auparavant:--c'était pure sottise de leur part; mais un peu plus tôt, ils auraient pu nous faire tous sauter. J'ai été à Thoun dans la soirée. Le tems a été passable tout le jour; mais comme la partie la plus sauvage de notre excursion est achevée, cela nous est à peu près égal: dans tous les endroits où cela nous importait le plus, nous avons eu un grand bonheur, quant à la chaleur et à la sérénité de l'atmosphère.»

26 septembre.



«Étant sorti des montagnes, mon journal doit être aussi plat que ma route. De Thoun à Berne; le chemin est beau; des haies, des villages, de l'industrie, et tous les signes possibles de notre insipide civilisation. De Berne à Fribourg; canton différent et catholique. Nous avons traversé un champ de bataille où les Suisses ont battu les Français dans une des dernières guerres contre la république française. J'ai acheté un chien.--La plus grande partie de ce voyage s'est faite à cheval, à pied ou à dos de mulet.»

28 septembre.



«J'ai vu l'arbre planté en l'honneur de la bataille de Morat, il y a trois cent-quarante ans: il commence à se sentir des ravages du tems. J'ai quitté Fribourg après avoir vu la cathédrale qui a une haute tour. Nous avons atteint les fourgons de bagage des religieuses de la Trappe, qui se transportent en Normandie; puis ensuite une voiture pleine de religieuses. Nous avons suivi les bords du lac de Neufchâtel, qui sont agréables et gracieux, mais pas assez montagneux, du moins le Jura ne paraît presque rien après avoir vu les Alpes bernoises. Nous sommes arrivés à Yverdun à la nuit; il y a une longue file de gros arbres sur le bord du lac, d'un très-beau sombre. L'auberge était presque pleine:--il y avait une princesse allemande;--nous avons trouvé des chambres.»

29 septembre.



«J'ai traversé un pays beau et florissant, mais pas montagneux. Le soir, nous sommes arrivés à Aubonne, dont l'entrée et le pont ressemblent un peu à Durham, et qui domine, sans contredit, la plus belle vue qu'on puisse avoir du lac de Genève. C'était à la clarté du crépuscule; nous avons vu la lune se réfléchir dans le lac, et un bois sur la hauteur offrant de grands arbres très-majestueux. Ici Tavernier, le voyageur oriental, acheta ou fit bâtir le château, parce que le site lui parut ressembler et être comparable à celui d'Érivan, ville frontière de la Perse. Ce fut ici qu'il termina ses voyages, et moi cette petite excursion; car je ne suis qu'à quelques heures de Diodati, et je n'ai plus grand'chose à voir, et encore moins à dire.»

Ce journal est terminé par le passage suivant qui est plein de mélancolie. «J'ai été fort heureux, quant au tems, dans ce petit voyage de treize jours; heureux aussi en compagnon, ayant avec moi M. Hobhouse; heureux dans tous nos projets, et exempts même de ces petits accidens et de ces retards qui rendent souvent les voyages désagréables dans des pays moins sauvages. Je suis un amant de la nature et un admirateur de la beauté; je puis supporter la fatigue et rire des privations, et j'ai vu quelques-uns des sites les plus majestueux du monde. Mais au milieu de tout ceci, des souvenirs amers, et surtout celui plus récent encore de chagrins domestiques, qui doit m'accompagner jusqu'à la tombe, m'ont poursuivi jusqu'ici; et ni la musique du berger, ni le craquement de l'avalanche, ni le torrent, ni la montagne, le glacier, la forêt ou le nuage n'ont pu un moment soulever le poids qui accable mon cœur, et parvenir à me faire oublier mon misérable individu, au milieu de la majesté, de la puissance et de la gloire de cette nature qui m'entourait de toutes parts.»......................

À son arrivée à Genève, Lord Byron avait trouvé, parmi les habitans de Sécheron, M. et Mme Shelley, qui, depuis quinze jours environ, étaient venus demeurer dans cet hôtel, avec une de leurs parentes. C'était la première fois que Lord Byron et M. Shelley se voyaient, quoique long-tems auparavant, et lorsque ce dernier était un tout jeune homme (ayant quatre ou cinq ans de moins que lui), il eût envoyé au noble poète un exemplaire de sa Reine Mab, accompagné d'une lettre dans laquelle, après avoir rapporté, dans toute leur étendue, les accusations qu'il avait entendu porter contre lui, il ajoutait que, si ces accusations étaient dénuées de vérité, il se trouverait heureux et honoré de faire sa connaissance. Il paraît que le livre seul arriva à sa destination,--la lettre ayant été égarée,--et l'on sait que Lord Byron avait exprimé la plus haute admiration pour les vers qui ouvrent le poème.

Il n'y avait donc de part et d'autre aucun éloignement à faire connaissance, lorsqu'ils se rencontrèrent à Genève de cette manière: aussi se lièrent-ils presqu'aussitôt intimement. Entre les goûts qui leur étaient communs, celui de la promenade en bateau n'était pas le moins vif, et dans cette belle contrée tout les invitait à s'y livrer. Chaque soir, tant qu'ils habitèrent le même hôtel à Sécheron, ils s'embarquaient sur le lac, accompagnés des dames et de Polidori, et c'est aux sensations et aux idées qui lui furent inspirées dans ces excursions, qui se prolongeaient souvent pendant les heures du clair de lune, que nous devons quelques-unes de ces stances charmantes, dans lesquelles le poète s'est livré avec tant d'ardeur au sentiment passionné qu'il avait pour les beautés de la nature.

Ici s'exhale du rivage le parfum vivifiant des jeunes fleurs brillantes de la fraîcheur de l'enfance; de la rame suspendue tombent une à une de légères gouttes d'eau dont le bruit vient caresser l'oreille........... .......................................................................

Par intervalle quelqu'oiseau fait entendre du buisson un cri soudain, puis se tait. On dirait qu'il y a sur la montagne un murmure qui se répand dans les airs; mais c'est un effet d'imagination, car c'est en silence que la rosée du soir épanche ses larmes avec amour, et se dissout elle-même en pleurs.

Une personne qui a été de ces parties, m'a décrit ainsi une de leurs soirées. «Quand la bise ou le vent du nord-est souffle, les eaux du lac sont chassées vers la ville, et, réunies au Rhône, qui suit avec impétuosité le même cours, elles forment un courant très-rapide dans le port. Un soir, nous nous étions abandonnés sans réflexion à son cours; lorsque nous nous trouvâmes presque jetés sur les pilotis, et il fallut toute la force de nos rameurs pour se rendre maître des flots. Les vagues, grosses et agitées, étaient capables d'inspirer.--Nous étions tous animés par notre lutte avec les élémens. Je vais vous chanter une chanson albanienne, s'écria Lord Byron; ainsi disposez-vous à être sentimental, et donnez-moi toute votre attention. Il nous fit entendre une espèce de hurlement bizarre et sauvage, mais qui, disait-il, était une parfaite imitation du genre albanien, et se mit à rire en même tems de notre désappointement, car nous nous étions attendus à quelque mélodie orientale bien mélancolique.»

Quelquefois la société, débarquait sur le rivage pour se promener et dans ces occasions, Lord Byron restait en arrière des autres, traînant nonchalamment sa canne après lui, et tout en marchant, donnant une forme et une construction à la foule de ses pensées. Souvent aussi, étant dans le bateau, il s'appuyait sur un des côtés, d'un air distrait, et se livrait en silence à cette même occupation qui absorbait toute son attention.

La conversation de M. Shelley, tant par l'étendue de ses lectures poétiques que par les méditations bizarres et mystiques auxquelles son système de philosophie l'avait conduit, était d'un genre à intéresser vivement l'attention de Lord Byron, et à le détourner des idées et des objets qui le mettaient en rapport avec la société, pour le jeter dans une route moins battue, et des pensées plus abstraites.--S'il est vrai que le contraste soit un accessoire piquant dans des liaisons de ce genre, il eût été difficile de trouver deux êtres plus faits pour aiguiser leurs facultés par la discussion, car il était peu de points d'intérêt commun sur lesquels ils fussent du même avis, et pour être convaincu que cette différence provenait de la conformation respective de leur esprit, il ne faut que jeter les yeux sur le riche et brillant labyrinthe dans lequel nous égarent les vers de M. Shelley.

Dans Lord Byron, l'idéal ne faisait jamais oublier la réalité. Quoique l'Imagination eût mis à sa disposition son vaste domaine, il n'était pas moins homme de ce monde, que souverain privilégié du sien. C'est pourquoi les créations les plus subtiles et les plus fantastiques de son esprit sont toujours animées par un air de vérité et de vie. Il en était bien autrement de Shelley: son imagination (et il en avait assez pour tout une génération de poètes) était le prisme à travers lequel il contemplait tous les objets, les faits ainsi que les théories, et non-seulement la plus grande partie de ses vers, mais même les méditations politiques et philosophiques auxquelles il se livrait, toutes passées à ce même creuset, à force de raffinement, ne présentaient plus rien de réel. S'étant annoncé comme docteur et réformateur du monde à un âge où il ne pouvait connaître de ce monde que ce qu'il en avait imaginé, les persécutions qu'il essuya dès le début de cette entreprise de jeune homme ne firent que le confirmer davantage dans les vues paradoxales qu'il avait conçues des misères humaines et des moyens d'y remédier, et au lieu d'attendre des leçons de l'expérience, et de ceux qui peuvent former autorité, avec un courage admirable, si le but en eût été sage, il se mit à faire la guerre à l'une et aux autres. Il résulta de ce début dans le monde, marqué par une opiniâtreté malheureuse, que ses opinions et ses facultés reçurent une impulsion directement contraire à leur pente naturelle, et sa vie fut trop courte pour qu'il eût le tems d'y revenir. Avec une ame naturellement animée d'une piété ardente, il refusa toujours de reconnaître une providence suprême, et substitua à sa place un système idéal et abstrait d'amour universel. Appartenant à l'aristocratie par sa naissance, et aussi, comme je l'ai entendu dire, par sa tournure et ses manières, il était cependant en politique partisan de l'égalité, et porta ses idées d'utopie, jusqu'au point de devenir sérieusement l'avocat de la communauté des biens. Avec cette délicatesse de sentimens, poussée jusqu'au romanesque, qui répand tant de grâces sur ses moindres poèmes, il pouvait envisager entre les sexes un changement de relations qui aurait tendu à des résultats aussi grossiers que ses argumens étaient subtils et raffinés; et quoique généreux et bienfaisant à un degré qui semblait exclure toute idée d'égoïsme, il ne se faisait pas scrupule, dans l'orgueil de son système, d'inquiéter gratuitement la foi de ses semblables, et, sans lui présenter un bien équivalent, de ravir au malheureux une espérance, qui, fût-elle fausse, vaudrait encore mieux que les plus utiles vérités de ce monde.

Ce qui prouvait, de la manière la plus remarquable, les penchans opposés de ces deux amis, dont l'un avait depuis long-tems des opinions arrêtées et positives, et dont l'autre était toujours porté vers les innovations et les idées visionnaires, c'était la différence de leurs idées en fait de philosophie. Lord Byron croyait, avec la généralité du genre humain, à l'existence du bien et du mal, tandis que Shelley avait raffiné sur la théorie de Berkeley, non-seulement au point de résoudre toute la création en esprit, mais jusqu'à ajouter à ce système métaphysique une espèce de principe régulateur de puissance imaginaire, d'amour et de beauté, que très-certainement l'évêque philosophe n'avait jamais songé à substituer à la divinité. C'était généralement sur ces sujets et sur la poésie, que roulait leur conversation, et comme on doit le supposer d'après la facilité de Lord Byron à recevoir de nouvelles impressions, les opinions de son ami n'étaient pas sans quelqu'influence sur son esprit. On trouve çà et là, au milieu des morceaux les plus énergiques, et des plus belles descriptions qui abondent dans le troisième chant de Childe Harold, des traces de cette mysticité d'expression, de cette sublimité d'idées qui se perd dans tout ce qu'elle a de vague, et qui forment le caractère bien prononcé des écrits de l'homme extraordinaire qui était devenu son ami. Dans une des notes de Lord Byron, nous trouvons cette allusion rapide au système favori de Shelley, sur la divinité universelle de l'amour:--«Mais ce n'est pas tout, les sensations qui vous sont inspirées par l'air qu'on respire à Clarens et aux rochers de Meillerie, sont d'un ordre plus noble et plus étendu que le simple intérêt qu'on peut prendre à une passion individuelle. C'est un sentiment de l'existence de l'amour dans tout ce que sa capacité a de plus vaste et de plus sublime, et de notre participation personnelle à ses bienfaits et à sa gloire: c'est le grand principe de l'univers, plus condensé dans ces lieux, mais non moins manifeste, et en présence duquel, bien que nous sachions en faire partie, nous oublions notre individualité, pour admirer la beauté de l'ensemble.»

Une autre preuve de la facilité avec laquelle il adopta les goûts et les prédilections de son nouvel ami, nous frappe encore dans la couleur assez prononcée d'un si grand nombre de ses plus belles strophes, et qui rappelle, d'une manières si évidente, la manière et le genre des pensées de M. Wordsworth. Étant naturellement, par sa passion pour l'abstrait et l'idéalisme, l'admirateur du poète des lacs, M. Shelley ne laissa échapper aucune occasion de faire remarquer à Lord Byron les beautés de son auteur favori, et il n'est pas étonnant qu'après s'être une fois laissé persuader de le lire, l'esprit du noble poète, en dépit de quelques préjugés politiques et personnels, qui survécurent malheureusement à ce court accès d'admiration, ait non-seulement subi l'influence, mais même, en quelque sorte, reflété les couleurs d'un des poètes les plus originaux et les plus inspirés que ce siècle (si fertile en rimeurs quales ego et Cluvienus) ait eu la gloire de produire.

Quand Polidori était de leur société, ce qui arrivait généralement (à moins que d'autres plaisirs ne l'attirassent ailleurs), les sujets métaphysiques, sur lesquels roulait ordinairement leur conversation, étaient presque toujours mis de côté pour faire place aux saillies originales de ce jeune homme bizarre, qui, par sa vanité, servait constamment de but aux railleries et aux sarcasmes de Lord Byron. Fils d'un gentilhomme italien des plus respectables, et qui, à ce que j'ai entendu dire, avait été dans sa jeunesse secrétaire d'Alfieri, Polidori paraît avoir été doué de talens et de dispositions qui, s'il eût vécu, auraient pu faire de lui un membre utile de sa profession et de la société. À l'époque dont nous parlons, cependant, il semblerait que son ambition des distinctions surpassait de beaucoup ses facultés et ses moyens d'y atteindre. C'est pourquoi son esprit, flottant entre un sentiment d'ardeur et d'insuffisance, était constamment possédé d'une fièvre de vanité, et il paraît avoir alternativement amusé et irrité son noble protecteur auquel il ne laissait souvent d'autre ressource, pour éviter de se livrer à la colère, que de se mettre à rire. Entr'autres prétentions, il s'était mis dans la tête de briller comme auteur, et un jour il arriva chez M. Shelley, avec un manuscrit de sa composition, et insista absolument pour qu'ils en subissent la lecture. Pour alléger un peu le poids de cette tribulation, Lord Byron se chargea de l'office de lecteur, et d'après ce que j'ai entendu dire, il dut être difficile de conserver son sérieux pendant cette scène. En dépit de l'œil jaloux que l'auteur tenait fixé sur tous les visages, il fut impossible au lecteur de retenir le sourire qui, malgré lui, se peignait sur ses traits, et il n'eut d'autre ressource, pour s'empêcher d'éclater de rire, que de louer de tems en tems, avec chaleur, la sublimité des vers, et surtout ceux qui commençaient ainsi: C'est ainsi que l'idiot goitreux des Alpes, ayant soin d'ajouter au bout de chaque éloge: «Je vous assure que, lorsque je faisais partie du comité de Drury-Lane, on nous a présenté de bien plus mauvaises choses.»

Après avoir passé une quinzaine sous le même toit que Lord Byron, à Sécheron, M. et Mme Shelley se transportèrent dans une petite maison sur le côté du Mont-Blanc qui borde le lac, et à environ dix minutes de marche de la villa, appelée Bellerive, que leur noble ami avait louée sur les bords élevés du lac, et qui était située directement derrière eux. Pendant les quinze jours que Lord Byron passa à Sécheron, après leur départ, quoique le tems eût changé et fût devenu sombre et orageux, il traversait tous les soirs le lac avec Polidori, pour aller les voir, et «pendant le retour (ajoute encore la personne de qui je tiens ces détails), lorsqu'il voguait encore sur les eaux du lac couvertes de ténèbres, le vent nous apportait de bien loin les accens de sa voix chantant un chant de liberté Tyrolien, que j'entendis alors pour la première fois, et qui, pour moi, est lié d'une manière inséparable avec son souvenir.»

Cependant Polidori était devenu jaloux de l'intimité croissante qui existait entre son patron et M. Shelley, et sa mortification fut complète quand il apprit qu'il avait projeté de faire tous deux sans lui le tour du lac. Dans l'irritation qu'il en éprouva, il se permit quelques reproches peu mesurés, que Lord Byron ressentit avec indignation, et chacun ayant dépassé les bornes ordinaires de la politesse, le renvoi de Polidori dut lui paraître à lui-même une chose inévitable. Avec cette perspective devant les yeux, qu'il considérait absolument comme sa ruine, le malheureux jeune homme fut, à ce qu'il paraît, sur le point de commettre l'action fatale qu'il accomplit effectivement deux ou trois ans plus tard. S'étant retiré dans sa chambre, il avait déjà sorti le poison de sa pharmacopée, et réfléchissait s'il n'écrirait pas une lettre avant de l'avaler, lorsque Lord Byron, quoique sans le moindre soupçon de ce dessein, frappa à sa porte, entra et lui présenta la main en signe de réconciliation. Le pauvre Polidori ne put supporter cette révolution soudaine; il fondit en larmes, et il a déclaré depuis, que rien ne peut surpasser la bonté et la douceur que Lord Byron employa pour calmer son esprit, et lui rendre sa tranquillité.

Peu de tems après, le noble poète alla habiter Diodati. En arrivant à Genève, dans l'intention bienveillante de produire Polidori dans le monde, il avait été dans quelques sociétés génevoises, mais cette tâche remplie, il s'en éloigna tout-à-fait, et ce ne fut même, comme nous l'avons vu, qu'à la fin de l'été qu'il alla à Coppet. Ses moyens pécuniaires étaient à cette époque très-bornés, et quoique son genre de vie ne fût nullement parcimonieux, cependant toute dépense inutile était évitée dans sa maison. Le jeune médecin, dès le principe, lui avait occasionné de grands frais, ayant l'habitude de louer une voiture, à un louis par jour, pour aller en soirée, car Lord Byron alors n'entretenait pas de chevaux, et il se passa quelque tems avant que son patron eût le courage de lui faire renoncer à ce luxe.

Les libertés que ce jeune homme prenait attirèrent même une fois au poète l'accusation de manquer d'hospitalité et de savoir vivre, accusation qui, comme tant d'autres, vraies ou fausses, tendant à noircir son caractère, fut mise en circulation avec le zèle le plus actif. Sans l'aveu du maître de la maison, Polidori s'était permis d'inviter quelques Génevois à dîner à Diodati (c'était MM. Pictet, je crois, et Bonstetten), et le châtiment que Lord Byron jugea à propos de lui infliger pour cette indiscrétion, fut que le docteur recevrait lui-même ses hôtes, puisqu'il les avait invités. Il ne fut pas difficile de convertir cette action, qui n'était que le résultat de la légèreté du jeune médecin, en une accusation sérieuse de caprice et de grossièreté contre le noble lord lui-même.

Il n'est pas étonnant que ces actes fréquens de légèreté (pour ne pas employer un terme plus dur), aient fini par inspirer à Lord Byron un sentiment d'éloignement pour son compagnon dont il disait un jour, que c'était exactement un de ces hommes auxquels, s'ils tombaient dans l'eau, on jetterait une paille pour essayer s'il y a de la vérité dans l'adage qui dit: «que les gens qui se noient, s'attachent à un brin de paille.»

Quelques autres anecdotes, relatives à ce jeune homme, pendant son séjour chez Lord Byron, serviront à jeter du jour sur le caractère de ce dernier, et ne seront peut-être pas déplacées ici. Un jour que toute la société était en bateau, Polidori, en ramant, frappa par accident, mais avec violence, Lord Byron, à la rotule du genou, et celui-ci sans parler se détourna pour lui cacher la douleur qu'il en ressentait. Un moment après il lui dit: «Ayez la bonté, Polidori, de faire un peu plus d'attention, car vous m'avez fait beaucoup de mal.--J'en suis bien aise, répondit Polidori; je suis bien aise de voir que vous savez supporter la douleur.» Lord Byron lui répondit d'un ton contenu et calme: «Laissez-moi vous donner un conseil, Polidori; une autre fois, quand vous aurez fait mal à quelqu'un, évitez d'en exprimer votre satisfaction. On n'aime pas à entendre dire à quelqu'un qui nous a fait souffrir, qu'il en est bien aise, et on ne peut pas toujours commander à sa colère. J'ai eu de la peine à m'empêcher de vous jeter dans l'eau, et sans la présence de M. et Mme Shelley, j'aurais probablement fait quelqu'acte de violence de ce genre.» Tout ceci fut dit sans humeur, et ce nuage se dissipa bientôt.

Une autre fois, la dame dont nous venons de parler montait la colline qui mène à Diodati. Il venait de tomber une averse. Lord Byron, qui la vit de son balcon, dit à Polidori qui était à côté de lui: «Maintenant, vous qui voulez faire le galant, vous devriez sauter cette petite élévation, et aller offrir votre bras.» Polidori choisit le point le plus facile de la colline et sauta; mais la terre étant mouillée, son pied glissa, et il se donna une entorse. Lord Byron s'empressa d'aider à le transporter dans la maison, et de lui faire mettre le pied dans l'eau froide; et lorsque le docteur fut étendu sur le sopha, s'apercevant qu'il paraissait mal à son aise, il alla lui-même en haut lui chercher un oreiller, quoique monter lui fût une chose pénible à cause de l'infirmité de son pied. «Eh bien! je ne vous aurais pas cru tant de sensibilité,» lui dit Polidori, et cette aimable observation, comme on le pense bien, ne rembrunit pas médiocrement le front du poète.

Lord Byron lui-même rappelait un dialogue qui avait eu lieu entre eux pendant leur voyage sur le Rhin, et qui caractérise d'une manière très-amusante les deux interlocuteurs. «Après tout, lui disait le médecin, que faites-vous donc que je ne puisse faire aussi?--Eh bien, puisque vous m'obligez à vous le dire, lui répondit le poète, je fais trois choses qui vous sont impossibles.» Polidori le défia de les lui nommer.--«Je puis, dit Lord Byron, traverser cette rivière à la nage; je puis éteindre cette chandelle d'un coup de pistolet, à la distance de vingt pas, et enfin j'ai fait un poème dont quatorze mille exemplaires ont été vendus en un jour 37

La jalousie du docteur contre Shelley éclatait continuellement, et à l'occasion d'une victoire que ce dernier avait remportée sur lui dans une joute sur l'eau, il se mit dans la tête que son antagoniste l'avait traité avec mépris; et malgré les sentimens bien connus de Shelley contre le duel, il alla jusqu'à lui faire une espèce de défi, dont, comme on l'imagine bien, celui-ci ne fit que rire. Lord Byron cependant, craignant que l'impétueux médecin ne cherchât à se prévaloir encore davantage de cette singularité de son ami, lui dit: «Rappelez-vous que si Shelley a quelques scrupules au sujet du duel, je n'en ai aucun, moi, et qu'en tout tems je serai prêt à le remplacer.»

La vie qu'il menait à Diodati offrait une routine d'habitudes et d'occupations dans laquelle il retombait toujours de lui-même lorsqu'il vivait seul. Il déjeunait tard, après quoi il allait faire une visite à Shelley et une excursion sur le lac; à cinq heures, il dînait 38, et ordinairement seul par préférence; ensuite, si le tems le permettait, il faisait une nouvelle excursion. Lui et Shelley s'étaient réunis pour acheter une barque qui leur avait coûté vingt-cinq louis: c'était un petit bâtiment à voiles, construit pour résister aux ouragans habituels au climat, et le seul du lac qui eût une quille. Quand le tems ne leur permettait pas leur excursion de l'après-dîner, ce qui arriva fréquemment pendant cet été qui fut très-pluvieux, M. et Mme Shelley passaient la soirée à Diodati; et lorsque la pluie leur rendait désagréable de s'en retourner chez eux, ils restaient à coucher. «Souvent, me disait quelqu'un qui n'était pas le moindre ornement de ce petit cercle, nous restions à causer jusqu'au point du jour. La conversation ne languissait jamais faute de sujets, graves ou gais, mais toujours intéressans.»

Note 38: (retour) Son régime était réglé par une abstinence presqu'incroyable. À déjeuner une tranche de pain fort mince avec du thé, et à dîner des légumes et une bouteille ou deux d'eau de Seltz, teinte de vin de Grave; le soir une tasse de thé vert, sans sucre et sans lait, voilà ce qui composait toute sa nourriture. Il apaisait les douleurs de la faim en mâchant secrètement du tabac et fumant des cigares. (Note de Moore.)

Pendant une semaine de pluie, s'étant amusés à lire des contes de revenans allemands, ils finirent par convenir qu'ils écriraient quelque chose dans ce genre-là. «Vous et moi, dit Lord Byron à Mme Shelley, publierons ensemble ce que nous aurons fait.» Ce fut alors qu'il commença son conte du Vampire, et qu'ayant arrangé le tout dans sa tête, il leur fit un soir l'esquisse de cette histoire 39; mais la narration étant en prose, il ne mit pas beaucoup d'ardeur à s'en occuper. Le résultat le plus mémorable de cette convention d'écrire des contes, fut le Frankenstein de Mme Shelley, roman plein d'imagination et d'énergie, et du nombre de ces conceptions originales qui s'emparent tout d'abord et pour jamais de l'esprit du public.

Note 39: (retour) C'est d'après le souvenir de cette esquisse que Polidori fabriqua ensuite son étrange roman du Vampire, qui, dans la supposition que lord Byron en était l'auteur, fut accueilli en France avec tant d'enthousiasme. S'il est vrai, comme le disent quelques écrivains français, que ce fut ce conte extravagant qui attira d'abord l'attention de nos voisins sur le génie de Lord Byron, il y aurait, dans cette circonstance, de quoi affaiblir sensiblement le prix que nous attachons à la célébrité étrangère. (Note de Moore.)

Vers la fin de juin, comme nous l'avons vu dans une des lettres précédentes, Lord Byron, accompagné de son ami Shelley, fit le tour du lac dans son bateau, et visita, avec l'Héloïse devant les yeux, tous les lieux qui entourent Meillerie et Clarens, lieux à jamais consacrés par une passion idéale, et par cette puissance qui n'appartient qu'au génie, de donner la vie à ses rêves, au point de les faire passer pour des réalités. Dans l'ouragan qu'ils essuyèrent à Meillerie, et dont il parle, ils coururent un danger sérieux 40. S'attendant à tout moment à se jeter à la nage pour échapper à la mort, Lord Byron avait déjà ôté son habit; et comme Shelley ne savait pas nager, il persistait à vouloir le sauver par un moyen quelconque. Shelley cependant se refusait positivement à cette offre, il s'assit tranquillement sur un coffre dont il saisit les anneaux de chaque bout, et les tenant fortement serrés, déclara sa résolution d'aller au fond dans cette position sans faire un effort pour échapper 41.

Note 40: (retour) «Le vent (dit le compagnon de voyage de lord Byron) augmenta graduellement de violence jusqu'à ce qu'il devînt furieux; et comme il venait de l'autre extrémité du lac, il soulevait les vagues à une hauteur effrayante, et en couvrait toute la surface d'écume. Un de nos bateliers, qui était terriblement stupide, persistait à tenir la voile dans un moment où la barque était prête à être ensevelie sous les flots par l'ouragan. En reconnaissant son erreur, il la laissa entièrement aller, et le bateau refusa un instant d'obéir au gouvernail; en outre le gouvernail était si brisé, qu'il était très-difficile de le diriger; une vague entrant dans la barque, était immédiatement suivie d'une autre.»
Note 41: (retour) «J'éprouvais, avec cette perspective prochaine de mort devant les yeux, dit M. Shelley, un mélange de sensation dont la terreur faisait partie, mais où elle ne dominait pas. Ma situation eût été bien moins pénible si j'eusse été seul; mais je savais que mon compagnon ferait tous ses efforts pour me sauver, et j'étais accablé d'humiliation en songeant qu'il pouvait risquer sa vie en sauvant la mienne. Lorsque nous arrivâmes à Saint-Gingoux, les habitans qui nous regardaient du rivage, peu habitués à voir une aussi frêle embarcation que la nôtre, et qui auraient craint de se hasarder n'importe comment sur une telle mer, échangèrent des regards de surprise et de félicitation avec nos rameurs, qui, ainsi que nous, n'étaient pas fâchés d'être à terre.»

Shelley a joint à l'intéressant petit ouvrage intitulé: Un voyage de six semaines, une lettre écrite par lui-même, dans laquelle il rend compte de leur voyage autour du lac avec tout l'enthousiasme que des scènes semblables sont faites pour inspirer. En parlant d'un bel enfant qu'ils virent dans le village de Nerni, il dit: «Mon compagnon lui donna une pièce d'argent qu'il prit sans parler, avec un doux et franc sourire de remerciement; puis, sans témoigner le moindre embarras, il retourna jouer.» En effet, il n'y avait rien qui enchantât davantage Lord Byron que de voir de beaux enfans se livrer à leurs jeux; «et nombre de jolis enfans suisses, ajoute une personne qui le voyait alors tous les jours, ont reçu de lui des écus pour prix de leur grâce et de leur beauté.»

M. Shelley dit encore, en parlant de leurs logemens à Nerni, qui étaient sales et obscurs: «En rentrant à l'auberge, nous nous aperçûmes que le domestique avait arrangé nos chambres, et leur avait ôté en grande partie leur aspect triste et misérable. Cette maison avait rappelé la Grèce à mon compagnon; il y avait cinq ans, me dit-il, qu'il n'avait couché dans de tels lits.»

Le hasard voulut que M. Shelley n'eût pas encore lu l'Héloïse, et la lecture de cet ouvrage le fit jouir encore bien mieux de la vue de ces beaux lieux. Quant à son compagnon, quoique ce roman lui fût dès long-tems familier, à l'aspect de cette contrée qui avait vu naître une si profonde passion, et dont l'empreinte se retrouvait à chaque pas, tout lui sembla réellement animé d'une existence nouvelle. Tous deux étaient sous le charme du génie du lieu, tous deux pleins des plus vives émotions; et tandis qu'ils marchaient en silence dans la vigne qui était autrefois le bosquet de Julie, Lord Byron s'écria soudain: «Grâce à Dieu, Polidori n'est point ici.»

Il paraît presque certain qu'il écrivit dans ces lieux mêmes les stances brûlantes qu'ils lui inspirèrent, du moins d'après une lettre adressée à M. Murray, pendant son retour à Diodati, et dans laquelle il lui annonce qu'il vient de terminer le troisième chant composé de cent dix-sept stances. Cette lettre est datée d'Ouchy, près Lausanne, où son ami et lui furent arrêtés deux jours dans une petite auberge par le mauvais tems; et ce fut là, et pendant ce court intervalle, qu'il composa le Prisonnier de Chillon, ajoutant ainsi un autre souvenir impérissable à ces bords du lac déjà immortalisés.

À son retour à Diodati, il trouva une occasion de se livrer à son penchant pour la plaisanterie, dans l'aveu que lui fit le jeune médecin qu'il était devenu amoureux. Le soir même, après avoir reçu cette tendre confession, ils allèrent tous deux voir M. Shelley. Lord Byron, dans un accès de gaîté presque enfantine, se frottait les mains en parcourant l'appartement; et avec cette incapacité de rien cacher, qui était un de ses faibles, il faisait, en plaisantant, de fréquentes allusions au secret qu'il venait d'apprendre. Le front du docteur se rembrunissait en proportion de la durée de ces plaisanteries; et à la fin, d'un air irrité, il accusa Lord Byron de dureté de cœur. «Je n'ai jamais vu, dit-il, d'être plus insensible.» Cette sortie, que le poète s'était évidemment attirée, le mortifia cependant profondément. «Moi dur? s'écria-t-il avec une émotion manifeste; moi insensible? vous pourriez aussi bien dire que la glace ne se casse pas, après l'avoir vue tomber du haut d'un précipice et se briser en éclats au pied!»

Ce fut au mois de juillet qu'il alla faire une visite à Coppet. Il y fut reçu par la femme distinguée qui en était propriétaire, avec une cordialité à laquelle il fut d'autant plus sensible, que, sachant à quel point il était mal jugé à cette époque, il n'avait presque pas osé y compter 42. Avec sa franchise ordinaire, elle le sermonna sur sa conduite matrimoniale, mais d'une manière qui le toucha et le disposa à suivre ses conseils. Elle lui dit qu'il devait chercher à en venir à une réconciliation avec sa femme, et devait se résigner à ne pas lutter plus long-tems contre les opinions de la société. Ce fut en vain qu'il lui cita sa propre épigraphe de Delphine: «Un homme doit savoir braver l'opinion, une femme s'y soumettre.» Sa réponse fut que tout cela pouvait être fort bon à dire, mais que, dans la vie réelle, le devoir et la nécessité de céder appartenaient aussi à l'homme. Enfin, son éloquence eut tant de succès, qu'elle décida le poète à adresser une lettre à un de ses amis en Angleterre, dans laquelle il se déclarait encore disposé à se réconcilier avec lady Byron, concession qui n'étonna pas médiocrement ceux qui lui avaient entendu répéter si souvent et si dernièrement, qu'ayant fait tous ses efforts pour persuader à lady Byron de revenir avec lui, et ayant, dans cette vue, différé autant que possible de signer l'acte de séparation, maintenant que cette démarche avait été faite, ils étaient séparés pour jamais.

Note 42: (retour) Dans le récit qu'il fait de sa visite à Coppet dans son Memoranda, il parle dans les termes les plus flatteurs de la fille de son hôtesse, la duchesse actuelle de Broglie, et en disant combien elle paraît attachée à son mari, il remarque que rien n'est plus intéressant que d'observer le développement des affections domestiques dans une très-jeune femme. Quant à Mme de Staël, il en parle ainsi: «Mme de Staël était réellement une bonne femme, et la plus spirituelle de son sexe, mais elle était gâtée par le désir d'être... quoi? elle ne le savait pas elle-même. Chez elle, elle était aimable; dans toute autre maison, vous souhaitiez de la voir partie, ou de retour dans la sienne.» (Note de Moore.)

Je n'ai pas un souvenir très-exact des détails de la courte négociation qui eut lieu par suite des conseils de Mme de Staël, mais il n'est guère possible de douter que ce fut son manque de succès, après avoir fait une si grande violence à son orgueil pour en venir à une ouverture, qui fut la première cause de ce mélange de ressentiment et d'amertume qu'on remarqua depuis dans les sensations que lui occasionnaient ces pénibles différends. En effet, dès le commencement de son séjour à Genève, il n'avait cessé de parler de sa femme avec affection et regret, imputant à d'autres bien plus qu'à elle le parti qu'elle avait pris de se séparer de lui, et attribuant la petite part de blâme qu'elle pouvait avoir eu dans cette affaire à un motif tout simple et qu'il regardait comme le seul véritable, c'est qu'elle ne le comprenait pas du tout. «Je ne doute nullement, disait-il quelquefois, qu'elle ne m'ait cru réellement fou.»

Une autre résolution relative à ses affaires conjugales, et dans laquelle il déclarait alors souvent qu'il avait la ferme intention de persister, était de ne jamais se permettre de toucher à la fortune de sa femme. Un tel sacrifice sans doute dans sa situation eût été noble et délicat, mais quoique le penchant naturel de son caractère le portât à en prendre la résolution, il lui manqua, ce que peu d'hommes peut-être auraient eu à sa place,--le courage de la tenir.

On aperçoit le résultat des efforts qu'il fit intérieurement pour recueillir toutes ses ressources et toute son énergie dans la grande activité de son génie à cette époque ainsi que dans la riche variété de caractère et de coloris répandue dans ses ouvrages. Outre le troisième chant de Childe Harold, et le Prisonnier de Chillon, il composa aussi deux poèmes, les Ténèbres et le Rêve, dont le dernier lui coûta plus d'une larme, étant l'histoire d'une vie errante la plus mélancolique, la plus pittoresque qui soit jamais sortie de la plume et du cœur d'un homme. Les vers intitulés l'Incantation, qu'il plaça ensuite dans Manfred sans aucune liaison avec le sujet, furent aussi une production de cette époque, du moins la partie où règne le moins d'amertume. Comme ils furent écrits peu de tems après la tentative inutile qu'il fit pour amener une réconciliation, il est inutile de dire quel était l'objet présent à sa pensée lorsqu'il composa quelques-unes des premières stances.

Ton sommeil peut être profond, mais ton ame ne reposera pas. Il est des ombres qui ne veulent pas disparaître, des pensées que l'on ne peut bannir. Soumise à une puissance inconnue, jamais tu ne peux être seule; captive au sein d'un nuage, tu es enveloppée de toutes parts comme dans des plis d'un drap mortuaire, et tu dois rester à jamais sous l'influence de ce charme.

Quoique tu ne me voies pas passer près de toi, tes yeux me devineront par un instinct secret, comme un objet qui fut long-tems à tes côtés, et qui, bien qu'inaperçu, doit y être encore; et, lorsque, secrètement agitée de cette crainte, tu retourneras la tête pour me voir, tu t'étonneras de ne me pas trouver attaché comme ton ombre au même lieu que toi. Et c'est alors que tu reconnaîtras en toi-même l'action d'une puissance que tu dois n'avouer jamais.

Outre le Vampire qu'il ne termina pas, il commença aussi à cette époque un autre roman en prose, dont le sujet était le Mariage de Belphégor, et qui était destiné à peindre le sort qu'avait eu le sien. Il règne à peu près le même esprit dans sa description du caractère de l'épouse du démon, que dans la peinture qu'il a faite de celui de Donna Inès dans le premier chant de Don Juan. Cependant, tandis qu'il s'occupait à écrire cet ouvrage, il apprit par des lettres d'Angleterre que lady Byron était malade, et son cœur s'attendrissant à cette nouvelle, il jeta le manuscrit au feu,--tant les principes du bien et du mal qui existaient dans son caractère, se faisaient constamment la guerre pour parvenir à le dominer 43!

Note 43: (retour) Il écrivit à la même occasion des vers qui ne sont pas dictés par un esprit tout-à-fait aussi généreux, et dont je ne rapporterai que quelques-unes des premières lignes.

«Ainsi donc tu as connu la tristesse, et pourtant je n'étais pas près de toi; tu as été malade, quoique je ne fusse pas là. J'aurais cru que la joie et la santé devaient seules régner aux lieux où je ne suis pas, et que la maladie et le chagrin devaient rester près de moi. Mais il en est ainsi, et ce que j'avais prédit s'accomplit, et s'accomplira plus encore, etc.» (Note de Moore.)

Les deux poèmes suivans, si différens l'un de l'autre, le premier pénétrant avec un scepticisme effrayant au milieu des ténèbres de l'autre monde, et l'autre respirant les affections les plus tendres et les plus naturelles de celui-ci, furent aussi composés dans le même tems, mais n'ont jamais été publiés.


EXTRAIT D'UN POÈME INÉDIT.

Si je pouvais remonter le fleuve de mes ans jusqu'à la première source de nos sourires et de nos larmes, je ne voudrais pas en redescendre le cours entre les deux rives couvertes de fleurs fanées, mais je lui dirais de continuer de couler comme à présent, jusqu'à ce qu'il allât se perdre dans le nombre des fleuves innombrables......................... .......................................................................

Qu'est-ce que la mort? Le repos du cœur; un tout dont nous faisons tous partie; car la vie n'est qu'une vision.--De tout ce qui existe, il n'y a que ce que je vois qui existe pour moi; ainsi donc les absens sont les morts qui troublent notre tranquillité, et étendant à nos yeux un drap funèbre, envahissent nos heures de repos par de tristes souvenirs. Les absens sont les morts, car ils sont froids comme eux, et ne peuvent jamais redevenir ce que nous les avons vus. Ils sont changés et nous glacent, ou bien, si les êtres qu'on n'oublie pas ne nous ont pas non plus oubliés, qu'importe, puisqu'il faut en être ainsi séparés, que ce soit par la redoutable barrière de la terre ou de l'océan? tous deux peuvent se mettre entre nous, mais un jour doit amener la triste réunion d'une poussière insensible à une poussière insensible.

Les habitans des entrailles de la terre ne sont-ils que des millions d'individus réduits en poussière par la décomposition? les cendres de mille siècles, répandues sous les pieds de l'homme, en quelque lieu qu'il porte ses pas? ou habitent-ils chacun une cellule solitaire dans leurs silencieuses cités? ou ont-ils un langage qui leur est propre, et le sentiment d'une existence privée d'air, ténébreuse et funèbre comme la nuit dans sa solitude?--Ô terre! où sont les morts? et pourquoi reçurent-ils la naissance? Tu as fait d'eux tes héritiers; nous autres mortels ne sommes que des bulles d'air sur ta surface. La clef de tes profondeurs est dans la tombe, ainsi que la porte d'ébène de tes antres peuplés, que je voudrais parcourir en esprit pour voir ce que deviennent après leur dissolution les mystérieux élémens de notre être, approfondir des merveilles cachées, et examiner l'essence de ces grandes ames qui ne sont plus.


À AUGUSTA

I.

Ma sœur! ma tendre sœur! s'il existait un nom plus cher et plus pur, il devrait t'appartenir. Quoique les montagnes et les mers nous séparent, je ne réclame de toi que de la tendresse et non des larmes en retour de celles que je répands. En quelque lieu que j'aille, tu seras à jamais pour moi l'objet chéri d'un regret auquel je ne voudrais pas renoncer. Il est deux choses que ma destinée me laisse encore, un monde à parcourir, et un asile auprès de toi.

II.

Le premier, je le compterais pour rien: s'il m'était donné de jouir du second, ce serait pour moi le port de la félicité. Mais d'autres liens, d'autres affections te réclament, et ce n'est pas moi qui voudrais jamais les affaiblir. Ton frère est voué à un sort étrange, qui ne peut plus subir ni changement ni réforme. Il offre le revers de celui de notre aïeul, qui jadis ne put trouver plus de repos sur mer que je n'en goûte moi-même sur la terre.

III.

Si, dans un autre élément, j'ai hérité des orages dont il fut le jouet; si, me jetant contre des écueils ignorés ou imprévus, j'ai supporté ma part des chocs auxquels on est exposé dans ce monde, la faute en est à moi, et je ne chercherai pas, par de vains paradoxes, à justifier mes erreurs, ingénieux à travailler à ma ruine, si ma barque a fait naufrage, c'est moi-même qui lui ai servi de pilote.

IV.

A moi les fautes, à moi seul la récompense! Ma vie entière n'a été qu'une lutte depuis le jour qui, en me donnant l'être, me donna aussi ce qui devait empoisonner ce don: une destinée ou une volonté qui devait sans cesse m'égarer. Souvent, trouvant cette lutte trop pénible, j'ai songé à me débarrasser de mes liens d'argile, et maintenant je veux vivre quelque tems de plus, ne fût-ce que pour voir ce qui peut m'arriver encore.

V.

Dans le peu de jours que j'ai passés sur la terre, j'ai survécu à des royaumes et à des empires, et cependant je ne suis pas vieux; et quand je songe à cela, j'oublie mes propres chagrins, qui se sont succédé d'année en année comme les vagues furieuses dans une baie bordée de brisans. Quelque chose que je ne puis définir soutient encore en moi un reste de patience;--ce n'est donc pas en vain, dans son intérêt même, que nous achetons la douleur.

VI.

Peut-être le désir de braver le sort agit-il sur moi; peut-être est-ce ce froid désespoir qui succède à l'accumulation des peines; peut-être, encore, le dois-je à un climat plus doux, à un air plus pur (car ces circonstances ont aussi de l'influence sur l'ame, et lui apprennent à supporter plus légèrement le poids de ses maux); mais j'éprouve une tranquillité qui m'étonne, et qui ne fut pas mon partage quand je jouissais d'un sort plus doux.

VII.

Je retrouve parfois les sensations de l'heureuse enfance; les arbres, les fleurs, les ruisseaux, qui me rappellent les lieux que j'habitais avant que ma jeunesse fût sacrifiée à l'étude, se retracent à moi comme par le passé, et mon cœur s'attendrit à leur souvenir. Quelquefois même vient m'apparaître quelqu'objet vivant à chérir, mais aucun autant que toi.

VIII.

Ici sont ces paysages des Alpes qui offrent un fond si riche à la méditation; l'admiration est une sensation rapide, et qui dure à peine, mais l'aspect de ces beaux sites inspire quelque chose de mieux. Ici on n'est point isolé dans la solitude; je suis entouré des objets dont j'avais le plus désiré la vue; j'ai surtout celle d'un lac plus beau, mais non pas plus cher que le nôtre d'autrefois.

IX.

Oh! si tu étais près de moi! Mais, hélas! je deviens la dupe de mes propres désirs, et j'oublie que ce seul motif de regret vient détruire toutes les louanges que j'ai données à ma solitude tant vantée! Je puis avoir d'autres sujets de peine, mais, quoique je ne sois pas de ceux qui aiment à se plaindre, je sens décliner ma philosophie, et des larmes se glisser dans mes yeux.

X.

Je t'ai rappelé le souvenir de notre lac chéri auprès de ce vieux château qui, peut-être, maintenant, ne m'appartient plus. Celui de Léman est bien beau, mais ne crois pas que j'oublie la douce image d'une rive plus chère encore. A l'exception des ravages que le tems peut faire dans ma mémoire, mes yeux s'éteindront avant ton souvenir et le sien, quoique, ainsi que d'autres objets que j'ai aimés, nous soyons perdus l'un pour l'autre, ou du moins séparés par une grande distance.

XI.

Le monde est tout entier devant moi. Je ne demande à la nature que ce qu'elle peut m'accorder, de jouir des rayons de son soleil d'été, et de la sérénité de son ciel; de voir son doux aspect sans masque, et de ne jamais le contempler avec indifférence. Elle fut ma première amie, et elle continuera de l'être, ma sœur, jusqu'à ce que je te revoie encore.

XII.

Je puis triompher de tous mes penchans, à l'exception de celui qui m'entraîne vers elle, et je le pourrais que je ne le voudrais pas; car je reconnais enfin que des scènes de ce genre, semblables à celles où je passai mon enfance, et qui furent les premières que je connus, étaient aussi les seules qui fussent faites pour moi. Si j'avais appris plus tôt à éviter la foule, j'aurais été meilleur qu'il ne m'est possible de l'être à présent. Les passions qui m'ont déchiré sommeilleraient encore; je n'aurais pas souffert, et tu n'aurais pas pleuré!

XIII.

Qu'avais-je affaire de l'ambition trompeuse? Ne pouvais-je me passer de l'amour, et surtout de la célébrité? Et cependant ces passions vinrent sans que je les eusse cherchées, elles s'emparèrent de moi, et en firent tout ce qu'elles peuvent faire, c'est-à-dire qu'elles ne me laissèrent plus qu'un nom. Était-ce donc là le but que je me proposais d'atteindre? Oh, non; celui auquel j'aspirais autrefois était plus noble et plus beau; mais il est trop tard, et je vais ajouter encore un mortel à la masse de ceux qui furent avant moi la dupe de leurs illusions.

XIV.

Et quant à l'avenir, à l'avenir de ce monde, il ne demande pas de ma part un grand souci. Je me suis survécu à moi-même plus d'un jour, après avoir survécu à tant d'objets qui avaient eu l'être avant moi. Mon existence n'a pas connu le repos, elle a été la proie de veilles continuelles; j'avais assez vécu pour remplir un siècle, avant d'avoir atteint le quart des ans qui le composent.

XV.

Quant aux années qui peuvent me rester encore, j'y suis résigné,--et, relativement au passé, je ne suis pas ingrat; car, en faisant la somme totale de mes maux, je reconnais que des momens de bonheur se sont quelquefois glissés au milieu de mes sombres chagrins, et pour ce qui est du présent, je ne voudrais pas que mon ame s'engourdît davantage, car je ne cacherai pas que, malgré le changement qui s'est fait en elle, je puis encore contempler et adorer la nature avec une émotion profonde.

XVI.

Quant à toi, ma tendre sœur, je me sens assuré de ton cœur autant que tu l'es du mien: nous fûmes et nous sommes deux êtres dont l'un ne peut jamais renoncer à l'autre,--ensemble ou séparés, depuis le commencement de la vie jusqu'à son dernier déclin, nous sommes unis.--Que la mort vienne lentement ou qu'elle nous frappe vite, le lien qui nous attachait l'un à l'autre continuera d'être porté par le dernier des deux qui survivra.

Au mois d'août M. M.-G. Lewis vint passer quelque tems avec lui, et bientôt après il eut la visite de M. Richard Sharpe, dont il fait une mention si honorable dans le journal que nous avons déjà donné, et avec lequel, d'après ce que j'ai entendu dire à cette même personne, il parut prendre le plus grand plaisir à parler des amis communs qu'ils avaient en Angleterre. Parmi ces derniers celui qui semblait avoir produit sur lui l'impression la plus profonde d'intérêt et d'admiration était, comme le croiront aisément ceux qui connaissent cet homme distingué, sir James Mackintosh.

Peu de tems après l'arrivée de ses amis, MM. Hobhouse et S. Davies, il partit avec le premier, comme nous l'avons déjà vu, pour faire une excursion dans les Alpes Bernoises. Après avoir terminé ce voyage, et vers le commencement d'octobre, il se mit en route pour l'Italie accompagné du même ami.

La première des lettres suivantes fut, comme on le verra, écrite de Diodati quelques jours avant son départ.


LETTRE CCXLVII.

A M. MURRAY.

Diodati, 5 octobre 1816.



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«Gardez-moi un exemplaire du Richard III de Buck, republié par Longman; mais ne m'envoyez plus de livres, j'en ai déjà trop.

»Le Monody a beaucoup trop d'alinéas, ce qui me le rend inintelligible. Si quelqu'un le comprend dans la forme qu'il a maintenant, il en sait beaucoup plus que moi: cependant, comme ceci ne peut être rectifié qu'à mon retour, et qu'il a déjà été publié, continuez de le donner dans la collection; il tiendra la place de l'épître qui manque.

»Effacez «à la prière d'un ami», car c'est vraiment pitoyable, et semble avoir été mis exprès pour jeter du ridicule sur le poème.

»Mettez tous vos soins à l'impression des stances qui commencent ainsi, et qui me paraissent assez bien comme composition. Quoique le jour de ma destinée, etc.

»L'Antiquaire n'est pas le meilleur ouvrage des trois, mais c'est ce qui a paru de mieux depuis vingt ans, à l'exception de ses frères aînés. Les Mémoires de Holcroft sont précieux en ce qu'ils montrent de quelle force de résistance un homme peut être capable, faculté qui vaut mieux que tous les talens du monde.

»Ainsi donc vous avez publié Marguerite d'Anjou, et un conte assyrien, après avoir refusé le Waterloo de W*** W*** et le Cri Public 44; je ne sais pas ce qu'il faut le plus admirer en vous, d'avoir accepté les uns ou d'avoir refusé les autres. Je crois que la prose, après tout, est ce qui fait le plus d'honneur; car, certes, si l'on pouvait prévoir--mais je ne veux pas achever cette phrase. Quant à la poésie, c'est, je le crains, un mal incurable. Dieu me soit en aide si je continue dans cette manie d'écrire; j'aurai dépensé toutes les ressources de mon esprit avant d'avoir trente ans, mais cela me procure parfois un véritable soulagement. Pour aujourd'hui, bonsoir.»


LETTRE CCXLVIII.

A M. MURRAY.

Martigny, 9 octobre 1816.



«Me voici en route pour l'Italie. Nous venons de passer devant la Pisse-Vache, une des cascades les plus remarquables de la Suisse, et nous sommes arrivés à tems pour voir l'arc-en-ciel que les rayons du soleil y forment avant midi.

»Je vous ai écrit deux fois depuis peu. J'ai appris que M. Davies était arrivé; il vous apporte le manuscrit original que vous désiriez voir. Rappelez-vous que l'impression doit avoir lieu d'après celui que M. Shelley vous a remis; et n'oubliez pas non plus que les dernières stances de Childe Harold adressées à ma fille et que je n'étais pas encore décidé à faire paraître lorsque je les écrivis d'abord (comme vous le verrez en marge du premier manuscrit), doivent être maintenant, d'après la résolution que j'en ai prise, publiées avec le reste de ce chant, conformément à la copie que vous avez reçue de M. Shelley, avant que je l'eusse envoyé en Angleterre.

»Le tems est très-beau, beaucoup plus beau que nous ne l'avons eu cet été.--J'attendrai de vos nouvelles à Milan. Adressez vos lettres, posté restante, à Milan, ou par Genève, sous le couvert de M. Hentsch, banquier. Je vous écris ce peu de lignes dans le cas où mon autre lettre ne vous parviendrait pas; mais j'espère que vous recevrez l'une ou l'autre.

»P. S. Mes complimens distingués et amitiés à M. Gifford. Voulez-vous lui dire qu'il ne serait peut-être pas mal de joindre une courte note au passage relatif à Clarens, seulement pour dire que cette description ne s'applique pas tant à ce lieu en particulier qu'à tous les sites qui l'environnent? Je ne sais pas si cela est nécessaire. Je laisse à M. Gifford d'en décider, comme mon éditeur; il me permettra de l'appeler ainsi à une telle distance.»


LETTRE CCXLIX.

A M. MURRAY.

Milan, 15 octobre 1816.

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