Œuvres complètes de lord Byron, Tome 11: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
LETTRE CCCXXXV.
A M. MURRAY.
Ravenne, 1er août 1819.
(Adressez cependant votre réponse à Venise.)
«N'ayez pas peur,--vous verrez que je me défendrai gaîment, c'est-à-dire si je me trouve d'humeur à le faire, non dans le sens que vous attribueriez à ce mot, mais comme un boule-dogue qui se sent pressé, ou comme un taureau à la première piqûre;--c'est alors que le jeu devient intéressant; et comme les sensations produites en moi par une attaque, offrent probablement l'heureux mélange de la force réunie de ces aimables animaux, vous verrez peut-être, comme dit Marral «un spectacle curieux» avec force coups et sang répandu pendant le cours de la dispute;--mais il faut d'abord que je sois monté pour cela, et je crains d'être un peu éloigné pour pouvoir me mettre dans un accès de fureur convenable à la circonstance,--et puis je me suis laissé amollir et énerver depuis deux ans par l'amour et le climat.
»J'ai écrit à M. Hobhouse l'autre jour, et lui ai prédit que Juan tomberait ou réussirait complètement, qu'il n'y aurait pas de milieu. Les apparences ne sont pas favorables; mais comme vous écrivez le lendemain de la publication, on ne peut guère dire encore quelle est l'opinion qui prévaudra. Vous paraissez avoir peur, et c'est sans doute avec raison;--cependant, quoi qu'il arrive, je ne flatterai jamais d'aucune manière l'hypocrisie de la foule. Je ne sais si les circonstances peuvent quelquefois m'avoir placé dans une position à diriger l'opinion publique, mais l'opinion publique ne me dirigea et ne me dirigera jamais. Je ne monterai pas sur un trône avili;--ainsi placez-y s'il vous plaît Mrs ***, ou ***, ou Tom Moore, ou ***, ils seront tous enchantés de leur couronnement........................... .....................................................................
»P. S. La comtesse Guiccioli est beaucoup mieux.--Je vous ai envoyé, avant mon départ de Venise, l'esquisse originale du Vampire, l'avez-vous reçue?»
Cette lettre, comme la plupart de celles qu'il écrivait en Angleterre à cette époque, était évidemment destinée à être montrée, et l'ayant lue ainsi que quelques autres, je ne manquai pas, dans la première que j'adressai à Lord Byron, de lui reprocher le passage qui me concernait, le seul, que je sache, qui soit jamais échappé à la plume de mon noble ami pendant notre intimité, et dans lequel il ait parlé de moi autrement que dans les termes de la plus franche bienveillance et des éloges les moins mérités. Ayant transcrit ses propres paroles en tête de ma lettre, j'ajoutai au-dessous: «Est-ce ainsi que vous parlez de vos amis?» Peu de tems après, lorsque je le vis à Venise, je me rappelle avoir fait de cette circonstance le sujet d'une innocente plaisanterie; mais il me déclara avec assurance qu'il n'avait aucun souvenir d'avoir écrit de telles paroles, et que si elles existaient, il fallait qu'il fût à moitié endormi en les traçant.
Je n'ai parlé de cet incident que pour faire observer, qu'avec une sensibilité si facile à blâmer sur tant de points, et sous l'influence d'une imagination depuis si long-tems exercée à lui créer des tourmens, il est étonnant que, s'occupant toujours, comme ses lettres le prouvent, de ses amis éloignés, et ne recevant presque d'aucun, ou du moins d'un bien petit nombre, les mêmes marques de souvenir, il est étonnant, dis-je, qu'il ne lui soit pas échappé plus souvent des sarcasmes de cette espèce contre les absens et ceux qui gardaient le silence. Quant à moi, tout ce que je puis dire, c'est que du moment où je commençai à deviner son caractère, les expressions les plus amères et les plus injurieuses qu'il eût pu proférer contre moi dans un accès d'humeur, n'auraient pas plus changé mon opinion à son égard ou altéré mon amitié pour lui, que le nuage passager qui obscurcit un moment un ciel brillant, ne peut laisser dans l'esprit d'impression triste après qu'il a disparu.
LETTRE CCCXXXVI.
A M. MURRAY.
Ravenne, 9 août 1819.
.................................................
«En parlant de bévue, cela me fait penser à l'Irlande, à l'Irlande de Moore. Qu'est-ce que je vois donc dans Galignani à propos de Bermude, d'agent, de député, etc., etc.?--qu'est-ce que cela veut dire?--Y a-t-il quelque chose en quoi ses amis puissent lui être utiles?--Informez m'en, je vous prie.
»Quant à Don Juan, vous ne m'en parlez plus, mais les papiers ne me paraissent pas si terribles que la lettre que vous m'avez envoyée semblait le faire craindre, autant que j'en puis juger du moins par les extraits rapportés dans le journal de Galignani. Je n'ai jamais vu des gens de votre espèce.--Que de peines prises pour disculper le modeste éditeur;--il a fait toutes les représentations possibles.--Eh bien! moi, je ferai une préface qui vous disculpera complètement sur ce point vous et ***; mais en même tems je vous arrangerai comme vous méritez de l'être.--Vous n'avez pas plus d'ame que le comte de Caylus, qui assurait à ses amis, sur son lit de mort, qu'il n'en avait pas, et qu'il devait le savoir mieux que personne; et vous n'avez pas plus de sang dans les veines qu'un melon d'eau! Je vois qu'il y a eu des astérisques, et ce que Perry appelait de maudites coupures et mutilations..... Mais n'importe.
»J'écris à la hâte.--Demain je pars pour Bologne; je vous écris au milieu du tonnerre, des éclairs, et de tous les vents des cieux sifflant à travers les cheveux, et qui pis est, au milieu de tous les préparatifs d'un départ prochain. «--Ma maîtresse chérie, qui a nourri mon amour de sourires et de nectar» depuis deux mois, part avec son mari pour Bologne ce matin,--et il paraît que je dois la suivre le lendemain à trois heures après minuit. Je ne puis pas trop dire comment notre roman finira, mais jusqu'à présent il s'est filé le plus amoureusement du monde.--Que de dangers et d'échappées périlleuses!--Celles de Don Juan ne sont que des jeux d'enfans en comparaison.--Les sots croient que mes poèmes font toujours allusion à mes propres aventures, eh bien! j'en ai eu quelquefois dans ma vie, tous les jours de la semaine, de meilleures, de plus extraordinaires, de plus périlleuses et de plus agréables que toutes celles-là, s'il m'était permis de les dire;--mais cela ne peut-jamais être..............
»J'espère que Mme M*** est accouchée.
»Votre, etc.»
LETTRE CCCXXXVII.
A M. MURRAY.
Bologne, 12 août 1819.
«Je ne sais pas jusqu'à quel point je serai en état de répondre à votre lettre, ne me portant pas très-bien aujourd'hui; hier au soir j'ai assisté à une représentation de la Mirra d'Alfieri, dont les deux derniers actes m'ont donné des convulsions. Je ne veux pas dire par-là des attaques de nerfs comme une femme; mais j'ai éprouvé le supplice des larmes qui ne voulaient pas couler, et des sanglots étouffés, chose qui ne m'est pas arrivée souvent à cause d'une fiction. Ce n'est que la seconde fois que je me trouve dans ce cas pour quelque chose qui n'appartient pas à la réalité.--La première, ce fut en voyant jouer à Kean le rôle de sir Giles Overreach. Le pis est que la dame dans la loge de laquelle j'étais, s'évanouissait d'un autre côté, plus par peur, je crois, que par tout autre sentiment d'intérêt, au moins pour la pièce;--quoi qu'il en soit, elle se trouva mal, et je me trouvai mal, et nous voilà tous deux très-languissans et très-mélancoliques ce matin, après une grande consommation de sel volatil 107. Mais revenons à votre lettre du 23 juillet.
Note 107: (retour) La dame avec laquelle il assistait à cette représentation décrit ainsi l'effet qu'elle eut sur lui. «On jouait Mirra. Les acteurs, et surtout l'actrice chargée de ce rôle, secondaient avec beaucoup de succès les intentions de notre grand tragique. Lord Byron prenait un vif intérêt à la représentation, et paraissait profondément affecté. A la fin, on arriva à un point de la pièce où il lui fut impossible de contenir son émotion, et ses sanglots l'empêchant de rester plus long tems dans la loge, il se leva et quitta le théâtre. Je l'ai vu affecté de la même manière à une représentation du Philippe d'Alfieri, à Ravenne.»
»Vous avez raison, Gifford a raison, Hobhouse a raison, vous avez tous raison, et moi seul j'ai tort; mais du moins laissez-moi cette satisfaction,--coupez-moi tout, branches et racines, mutilez-moi dans le Quarterly Review, dispersez au loin mes disjecti membra poetæ, comme ceux de la concubine du Lévite; faites de moi, si vous voulez, un spectacle pour les hommes et pour les anges; mais ne me demandez point de rien changer, car je ne le veux pas; je suis obstiné et paresseux, voilà la vérité.
»Malgré cela je répondrai à votre ami P***, qui trouve à redire à ces passages subits du plaisant au sérieux, comme si, dans ce cas, le sérieux n'était pas fait pour augmenter le plaisant. Sa métaphore est que nous ne sommes jamais brûlés et mouillés en même tems; honneur à son expérience! Faites-lui ces questions à ce sujet:--n'a-t-il jamais joué à cricket, ou fait un mille pendant la chaleur? ne lui est-il jamais arrivé, en présentant une tasse de thé à sa belle, de se la jeter sur lui, au grand dommage de son pantalon de nankin? n'a-t-il jamais nagé dans la mer en plein midi, le soleil lui dardant dans les yeux et sur la tête, sans que toute l'écume de l'océan en pût tempérer l'ardeur? n'a-t-il jamais retiré son pied d'une eau trop brûlante, en maudissant sa précipitation et son domestique?..... Ne tomba-t-il jamais dans une rivière ou un lac étant à pêcher, et ne resta-t-il pas dans le bateau ses habits mouillés sur le corps, brûlé et trempé tout-à-la-fois, en véritable amateur des plaisirs champêtres? Oh! que n'ai-je des poumons pour continuer! Au surplus faites-lui mes complimens.--C'est un habile homme, malgré tout cela, un très-habile homme.
»Vous me demandez le plan de Don Juan.--Je n'ai pas de plan; mais j'avais, ou j'ai, des matériaux, quoique en vérité, comme dit Tony Lumpkin: «Si je dois être ainsi gourmandé toutes les fois que je suis en gaîté,» le poème ne sera plus rien, et l'auteur redeviendra sérieux: s'il ne prend pas, je le laisserai là avec tout le respect que je dois au public; mais si je le continue, il faut que ce soit à ma manière. Autant vaudrait faire jouer à Hamlet ou à Diggory le rôle de fou avec le corset de l'hôpital, que de vouloir restreindre ma bouffonnerie, si je dois être bouffon;--leurs gestes et mes pensées ainsi contraintes seraient du ridicule le plus pitoyable.--Eh quoi donc! mon cher, l'ame de ces sortes d'écrits n'est-elle pas la licence?--du moins la liberté de cette licence, si on veut en profiter, non pourtant qu'on doive en abuser;--c'est comme le jugement par jury, la pairie et l'habeas corpus, de très-belles choses sans doute, mais seulement en principe général; personne ne se souciant d'être jugé pour l'unique plaisir de prouver qu'il jouit de ce privilége.
»Mais trêve à ces réflexions. Vous mettez trop d'importance, et vous occupez avec trop de gravité d'un ouvrage qui ne fut jamais destiné à être sérieux;--croyez-vous que j'aie pu avoir d'autre intention que de rire et de faire rire? C'est une satire assez gaie, et aussi peu poétique que possible, que j'ai voulu faire;--et quant à l'indécence, lisez, je vous prie, dans Boswell, ce que Johnson, ce moraliste sévère, dit de Prior et de Paulo Purgante.
»Voulez-vous me rendre un service? vous le pouvez, au moyen de vos amis ministériels, Croker, Canning, ou mon vieux camarade Peel, et moi je ne puis. Voici ce dont il s'agit:--Voulez-vous leur demander de nommer (sans rétribution ou appointemens quelconques) un noble Italien, que je vous ferai connaître plus tard, au consulat ou au vice-consulat de Ravenne? C'est un homme d'une grande fortune, et qui est titré; mais il désire avoir la protection de l'Angleterre en cas de changement. Ravenne est près de la mer. Il n'a besoin d'émolumens d'aucun genre. Je sais à quel point il pourrait être utile dans cette place; car j'ai envoyé dernièrement, de Ravenne à Triate, un pauvre diable de matelot anglais qui était resté dans cette ville, où on l'avait débarqué en 1814, malade, chagrin et sans le sou, faute d'un agent accrédité qui pût ou voulût le renvoyer dans sa patrie. Voulez-vous m'obtenir ceci? si vous le voulez, je vous enverrai le nom et le rang de la personne, qu'on sera toujours à tems de refuser si, une fois connue, on ne l'approuvait pas.
»Je sais que, dans le Levant, vous prenez continuellement les consuls et les vice-consuls parmi les étrangers. Cet homme est patricien, et a douze mille livres sterling de rente. Son seul motif est de s'assurer la protection des Anglais en cas de nouvelles invasions.--Ne pensez-vous pas que Croker nous obtiendrait cela? A la vérité, je jouis d'un crédit rare! mais peut-être un confrère, bel esprit du côté tory, ne refuserait-il pas d'accorder un service à la requête d'un whig aussi inoffensif que moi, et absent depuis si long-tems, d'autant plus qu'il n'y aurait aucune charge, aucun salaire attaché à cette place.
»Je puis vous assurer que je regarderais cela comme une grande obligation; mais, hélas! cette circonstance-là même sera peut-être cause que je ne réussirai pas, et je sens que cela doit être; mais du moins je me suis toujours montré ennemi franc et ouvert. Parmi vos brillantes liaisons ministérielles, ne pouvez-vous pas, croyez-vous, obtenir un consulat pour notre Bibulus ou pour moi, afin que j'en fasse mon vice-consul?--Vous pouvez être assuré, qu'en cas d'événemens en Italie, ce ne serait pas un faible adjoint, et vous n'en douteriez pas si vous connaissiez sa fortune.
»Que veut dire toute cette histoire au sujet de Tom Moore?--«Mais pourquoi le demandai-je, moi, puisque l'état de mes affaires ne me permettrait pas de lui être utile, quoiqu'elles se soient beaucoup améliorées depuis 1816, et qu'avec encore un peu de bonheur et de prudence, je puisse parvenir à les débrouiller.» Il paraît que les réclamans sont des négocians américains.--Voilà un tour de Némésis:--Moore a dit du mal de l'Amérique;--cela finit toujours ainsi.--Le tems vengeur..... Vous avez vu tous les agresseurs foulés aux pieds à leur tour, depuis Bonaparte jusqu'au plus obscur individu. Vous fûtes témoin comment il y en eut qui se vengèrent sur moi, malgré mon peu d'importance, et comment, à son tour *** paya son atrocité. C'est un drôle de monde que celui-ci; mais, après tout, c'est une montre qui a son grand ressort.
»Votre, etc., etc.»
Vers la fin d'août, le comte Guiccioli, accompagné de sa femme, alla passer quelque tems dans ses propriétés de la Romagne, et Lord Byron resta seul à Bologne. Là, l'ame attendrie par le sentiment qui s'en était emparé, il paraît s'être abandonné, pendant cet intervalle de solitude, à une foule de pensées mélancoliques et passionnées qui lui rendirent momentanément les illusions des premiers jours de sa jeunesse. Ce fond de tendresse naturel à son cœur, que le monde et lui-même avaient vainement tenté de glacer ou d'éteindre, semblait se ranimer avec quelque chose de sa première fraîcheur. Il savait de nouveau ce que c'était que d'aimer et d'être aimé, trop tard, il est vrai, pour son bonheur, et d'une manière trop illégitime pour que son repos n'en fût pas troublé; mais du moins trouvait-il assez de dévoûment dans l'objet de son amour, pour satisfaire sa soif ardente d'affection; et de son côté, livré à de tristes présages, il s'attachait d'autant plus passionnément à ce lien, qu'il sentait intérieurement que ce serait le dernier.
Une circonstance qu'il racontait lui-même, et qui eut lieu à cette époque, prouvera à quel point il se laissait dominer par la mélancolie. Il prenait plaisir, en l'absence de Mme Guiccioli, à aller tous les jours chez elle, à l'heure où il avait coutume de lui rendre visite, et là, faisant ouvrir son appartement, il parcourait ses livres, et écrivait dedans 108. Il descendait ensuite dans les jardins, où il passait des heures entières à rêver, et ce fut dans une de ces occasions, tandis qu'absorbé dans la foule de ses pensées, il fixait d'un œil distrait une de ces fontaines si communes dans les jardins italiens, que son esprit fut tout-à-coup frappé d'images si désolantes, de présages si funestes du malheur qu'il pouvait attirer sur l'objet de sa tendresse, en vertu de cette destinée qui (comme il l'a dit quelque part lui-même) attache tant de fatalité à l'amour, qu'accablé par ces affreuses idées, il ne put retenir un torrent de larmes.
Note 108: (retour) Voici une de ces notes, écrite à la fin du 5e chap. de Corinne, livre 18e. (Fragmens des Pensées de Corinne.) «J'ai beaucoup connu Mme de Staël, mieux qu'elle ne connaissait l'Italie; mais je ne croyais guère qu'un jour il m'arriverait de penser avec ses pensées dans un pays où elle a placé le théâtre de la plus attrayante de ses productions. Elle a quelquefois raison, quelquefois tort, en parlant de l'Italie et de l'Angleterre; mais elle est toujours vraie dans la peinture du cœur, qui n'est que d'un seul pays, ou plutôt de tous.
»BYRON.
»Bologne, 23 août 1819.»
Ce fut dans ce même tems qu'il écrivit, sur la dernière page d'un exemplaire de Corinne appartenant à Mme Guiccioli, cette note remarquable:
«Ma bien-aimée Thérésa,--j'ai lu ce livre dans votre jardin;--vous étiez absente, mon ange, autrement cela ne m'eût pas été possible. C'est un de vos ouvrages favoris, et l'auteur était une de mes amies. Vous ne comprendrez pas ces mots écrits en anglais, et d'autres ne les comprendront pas non plus, c'est pourquoi je les ai griffonnés en italien; mais vous reconnaîtrez l'écriture de celui qui vous aime passionnément, et vous devinerez facilement que, sur un livre qui vous appartient, il n'a pu songer qu'à l'amour. Dans ce mot si doux en tous les langages, mais surtout dans le vôtre, amor mio, est comprise toute mon existence présente et future. Je sens que j'existe ici, et je crains d'exister au-delà.--Dans quel but? Vous en déciderez;--ma destinée dépend de vous, de vous qui n'avez que dix-huit ans, et qui, depuis deux années seulement, avez quitté le couvent.--Je voudrais de tout mon cœur que vous y fussiez restée, ou du moins ne vous avoir jamais connue mariée.
»Mais tout cela vient trop tard. Je vous aime et vous m'aimez, du moins vous le dites et vous agissez comme si cela était, ce qui est toujours une grande consolation; mais moi, je fais plus que vous aimer, et ce sentiment ne peut jamais s'éteindre.
»Pensez à moi quelquefois quand les Alpes et l'océan nous
sépareront;--mais cela ne sera que si vous le voulez.
»BYRON.
»Bologne, 25 août 1819.»
LETTRE CCCXXXIX 109.
A M. MURRAY.
Bologne, 24 août 1819.
«.....................................................
Gardez
l'anonyme, dans tous les cas, cela rend la chose plus plaisante; mais si
l'affaire devenait sérieuse à l'égard de Don Juan, et que votre
position et la mienne devinssent équivoques, avouez que j'en suis
l'auteur, je ne reculerai jamais; et si vous le faisiez, je pourrais
toujours vous répondre comme Gnatimozin à son maître
110. Nous serons
chacun sur des charbons ardens.
»Je voudrais avoir été mieux disposé, mais je suis de mauvaise humeur, j'ai les nerfs malades et, de tems en tems, je crains que ma tête ne le soit aussi. Voilà tout ce que je dois à l'Italie, et non à l'Angleterre: je vous défie tous, vous et votre climat, qui plus est, de me rendre fou; mais si jamais je le deviens réellement, et que je porte le corset de force, que l'on me ramène alors parmi vous, vos gens seront alors la société qu'il me faudra.
»Je vous assure que tout ce que j'éprouve en ce moment n'a rien de commun avec l'Angleterre, sous un point de vue personnel ou littéraire. Tous mes plaisirs et tous mes tourmens actuels sont aussi italiens que l'opéra. Et, après tout, ce ne sont là que des bagatelles:--tout cela vient de ce que madame est à la campagne pour trois jours, à Capo-Fiume; mais comme je n'ai jamais pu vivre que pour un seul être à la fois (et je vous assure que cet être n'est pas moi, comme les événemens doivent vous l'avoir prouvé, car les égoïstes prospèrent toujours), je me sens isolé et malheureux.
»J'ai envoyé chercher ma fille à Venise; je monte à cheval tous les jours, et me promène dans un jardin, sous un dais pourpré de raisins.--Quelquefois je m'assieds auprès d'une fontaine, et je cause avec le jardinier de ses instrumens de jardinage, qui me paraissent plus grands que ceux d'Adam, et avec sa femme, et la femme de son fils, la plus jeune de nous tous, et celle qui, des trois, parle le mieux. Puis je vais faire des visites au Campo-Santo, et à mon ami le sacristain, qui a deux filles; mais une surtout, qui est la plus jolie créature imaginable. Je m'amuse intérieurement à mettre en contraste ce beau et innocent visage de quinze ans, avec les crânes dont il a peuplé plusieurs cellules, et surtout avec celui qui porte la date de 1766, et qui offrit autrefois, suivant la tradition, les traits les plus charmans de Bologne. Il appartenait à une femme noble et riche. Lorsque je le regarde, et que mes yeux se reportent ensuite sur la jeune fille,--quand je songe à ce qu'il a été et à ce qu'elle sera, alors je... Mais, en vérité, mon cher Murray, je ne veux pas vous révolter, en vous exprimant les pensées qui me viennent en foule. Ce que nous pouvons devenir, nous autres hommes barbus, est de fort peu d'importance; mais je n'aime pas cette idée, qu'une belle femme dure moins qu'un bel arbre, moins que son portrait, que dis-je! moins que son ombre, qui ne change pas au soleil comme sa figure devant un miroir.--En voilà assez; la tête me fait un mal affreux.--Je n'ai jamais été tout-à-fait bien depuis la représentation de la Mirra d'Alfieri, il y a quinze jours.
»Votre à jamais, etc.»
LETTRE CCCXL.
A M. MURRAY.
Bologne, 29 août 1819.
«Voilà deux jours que je suis en colère, et j'en ai encore la bile toute émue. Vous allez savoir ce que c'est: Un capitaine de dragons, Hanovrien de naissance, servant maintenant dans les troupes du pape, et que j'ai obligé en lui prêtant de l'argent, quand personne n'aurait voulu lui avancer un paolo, me recommande un cheval que veut vendre le lieutenant ***, officier qui joint le commerce des animaux à l'achat des hommes. Le jour suivant, en ferrant le cheval, on découvrit la fraude, car on m'avait garanti que l'animal était sans défauts. J'envoyai protester contre le marché, et réclamer l'argent. Le lieutenant voulut me parler en personne, j'y consentis; il commença une histoire.--Je lui demandai s'il voulait me rendre mon argent: il me dit que non, mais qu'il ferait un échange, et me demanda un prix exorbitant de ses autres chevaux. Je lui dis qu'il était un fripon.--Il me répliqua qu'il était officier et homme d'honneur, et tira de sa poche un passeport parmesan, signé du général comte Neifperg. Je lui répondis que, puisqu'il était officier, je le traiterais en conséquence, et que s'il était homme d'honneur, il pouvait le prouver en rendant l'argent; que,--quant à son passeport parmesan, j'en faisais autant de cas que d'un fromage de Parme. Il le prit sur un grand ton, et me dit que si nous étions au matin (il était huit heures du soir), il aurait satisfaction de moi.--Quant à cela, dis-je, vous l'aurez tout-à-l'heure,--ce sera une satisfaction mutuelle, je puis vous l'assurer. Si vous êtes, comme vous le dites, un officier, ce qui n'empêche pas que vous ne soyez un fripon, mes pistolets chargés sont dans la pièce voisine, prenez une lumière, examinez et faites le choix des armes. Il me répondit que des pistolets étaient des armes anglaises, et qu'il se battait toujours à l'épée.--Je lui dis alors que je pouvais l'arranger, ayant trois épées de régiment dans un tiroir près de moi, qu'il pouvait prendre la plus longue et se mettre en garde.
»Tout cela se passait en présence d'un tiers. Il dit alors, non, mais que le lendemain il donnerait un rendez-vous à l'heure et au lieu qu'on voudrait. Je répondis que l'usage n'était pas de fixer ces sortes de rendez-vous devant des témoins, que nous ferions mieux de nous parler seuls, et de fixer le moment et les armes. Mais comme l'homme qui était présent sortait de l'appartement, avant qu'il pût fermer la porte, le lieutenant sortit en courant, et en criant de toute sa force: Au secours! au meurtre! et finit par tomber en convulsions devant cinquante personnes, qui virent bien que je n'avais pas d'armes sur moi, et qui l'ayant suivi, lui demandèrent ce que diable il avait. Rien ne put l'arrêter, il s'enfuit sans son chapeau, et alla se coucher malade de frayeur. Il essaya ensuite d'aller porter plainte à la police, qui refusa de la recevoir, comme trop insignifiante. Il est, je crois, parti, ou va partir.
»Le cheval avait été garanti; mais je crois que, d'après les termes du marché, le coquin ne sera pas obligé de rendre l'argent comme le voudrait la loi. Il a cherché à forger une accusation d'assaut et de violence; niais comme la chose s'est passée dans un hôtel public d'une rue très-fréquentée, il y a eu trop de témoins du contraire, et comme militaire, il n'a pas joué là un rôle très-belliqueux, même d'après l'avis des prêtres. Il s'était enfui si vite, qu'il oublia son chapeau, ce dont il ne s'aperçut que lorsqu'il fut rentré dans son auberge. Le fait est tel que je vous le dis;--il commença par faire le brave avec moi, sans quoi je n'aurais jamais pensé à éprouver son adresse aux armes.--Mais que pouvais-je faire? Il parlait d'honneur, de satisfaction, et de son brevet d'officier.--Il me montra un passeport militaire.--Il y a, sur le continent, des châtimens sévères pour les duels réguliers, tandis que les rencontres n'y sont sujettes qu'à des peines légères, de sorte qu'il vaut mieux se battre sur-le-champ.--Il m'avait volé, et voulait m'insulter; je le répète, que pouvais-je faire? ma patience était à bout, et j'avais sous la main des armes honorables et légales.--D'ailleurs, c'était après mon dîner, au moment d'une mauvaise digestion, et où il me déplaît fort d'être dérangé. Son ami est à Forli; nous nous rencontrerons à mon retour à Ravenne. Le Hanovrien me paraît encore le plus fripon des deux; et si ma valeur ne se dissipe pas comme celle d'Acre, «--de par la détente d'un pistolet!» s'il arrive que la matinée soit pluvieuse et que mon estomac soit dérangé, il y aura quelque chose à ajouter au catalogue des décès.
»Or, dites-moi, sir Lucien, ne me regardez-vous pas comme un gentilhomme fort maltraité? Je pense que mon officier peut servir de pendant au major Cartwright de M. Hobhouse; «ainsi donc, bonjour je vous souhaite, mon bon monsieur, le lieutenant.» J'écrirai bientôt sur d'autres sujets, mais en ce moment j'ai griffonné des folies jusqu'à n'en pouvoir plus.»
Au mois de septembre, le comte Guiccioli ayant été appelé à Ravenne pour affaires, laissa à Bologne la jeune comtesse et son amant jouir librement de la société l'un de l'autre. Bientôt on pensa que la mauvaise santé de la jeune femme qui avait servi de motif pour la faire rester, exigeait qu'elle partît pour Venise, afin d'y être mieux soignée; et le comte, auquel on écrivit à ce sujet, consentit avec sa complaisance ordinaire à ce qu'elle s'y rendît accompagnée de Lord Byron. Voici ce que dit cette dame dans ses Mémoires. «Quelques affaires ayant appelé le comte Guiccioli à Ravenne, l'état de ma santé m'obligea, au lieu de l'accompagner, à retourner à Venise, et il consentit à ce que je fisse ce voyage avec Lord Byron. Nous quittâmes Bologne le 15 de septembre; nous parcourûmes les collines Euganéennes et Arqua, et écrivîmes nos noms sur le livre qu'on présente à ceux qui font ce pélerinage. Mais je ne veux pas m'appesantir sur ces souvenirs de bonheur; leur contraste avec le présent est trop affreux! Si un esprit bienheureux, au milieu de toute la plénitude de la félicité céleste, était envoyé sur la terre pour en subir toutes les misères, la différence entre le passé et le présent ne pourrait être plus terrible que ce que j'ai éprouvé du moment où ce mot fatal frappa mon oreille, et où je perdis pour jamais l'espoir de revoir celui dont un regard renfermait pour moi tout le bonheur que le monde peut donner. A mon arrivée à Venise, les médecins me conseillèrent d'essayer l'air de la campagne, et Lord Byron ayant une villa à la Mira, me l'abandonna et vint y résider avec moi. Ce fut là que nous passâmes l'automne, et que j'eus le plaisir de faire votre connaissance.»
J'eus, à cette époque, le bonheur de passer cinq ou six jours avec Lord Byron à Venise, pendant une tournée rapide que je fis dans le nord de l'Italie. Je lui avais écrit pour lui annoncer mon arrivée, et lui dire à quel point je serais heureux si je pouvais le décider à m'accompagner à Rome.
Pendant mon séjour à Genève j'eus l'occasion de juger combien les personnes les moins prévenues mettaient d'empressement à accueillir les calomnies répandues contre Lord Byron. Un jour, dans le cours d'une conversation avec un homme estimable et éclairé, feu M. D**, ce dernier raconta avec beaucoup de vivacité, à mon compagnon et à moi, les détails d'un acte de séduction dont Lord Byron venait de se rendre coupable, et qui offrait les traits les plus odieux qu'on puisse attribuer à un complot contre l'innocence. La victime, jeune personne non mariée, appartenait à une des premières familles de Venise, et s'était laissée entraîner par son séducteur à abandonner la maison de son père pour le suivre dans la sienne, dont, après quelques semaines, il eut la barbarie de la mettre à la porte; en vain, dit le narrateur, le supplia-t-elle de lui permettre d'être son esclave, sa servante, en vain implora-t-elle la liberté de se cacher dans quelque coin obscur de la maison, d'où elle pourrait l'apercevoir quand il viendrait à passer, rien ne put fléchir son séducteur, et l'infortunée, dans son désespoir d'un tel abandon, se jeta dans le canal, d'où elle ne fut retirée que pour être enfermée dans une maison de fous. Quoique convaincu de toute l'exagération de cette histoire, ce ne fut qu'à mon arrivée à Venise que je m'assurai qu'elle n'était, d'un bout à l'autre, qu'un roman, et que ce récit si pathétique, qu'on croyait de si bonne foi à Genève, avait été fabriqué d'après les circonstances déjà connues du lecteur de la fantaisie assez étrange, et, disons-le, peu honorable, que Lord Byron avait eue pour la Fornarina.
Après avoir laissé à Milan lord John Russel, que j'avais accompagné d'Angleterre, j'achetai une petite voiture de voyage et me mis tout seul en route pour Venise. Comme mes momens étaient comptés, je ne m'arrêtai que le tems nécessaire pour admirer à la hâte les merveilles qui se présentaient en chemin, et quittant Padoue à midi, le 8 octobre, j'arrivai vers les deux heures à la porte de la maison de mon ami, à la Mira. Il venait de se lever et était au bain; mais le domestique lui ayant annoncé mon arrivée, il me fit dire que si je voulais attendre qu'il s'habillât, il m'accompagnerait à Venise. Je passai cet intervalle à causer avec Fletcher, une de mes anciennes connaissances, et à voir quelques-uns des appartemens de la villa, qu'il me montra.
Lord Byron ne se fit pas long-tems attendre, et le plaisir que j'éprouvai à le revoir après une séparation de tant d'années, ne fut pas médiocrement augmenté en remarquant que le sien était au moins égal au mien, et d'autant plus vif que de telles réunions étaient devenues rares pour lui depuis quelque tems. Il s'abandonna donc à ses sensations avec la cordialité la plus franche. Il est impossible que ceux qui n'ont jamais connu le charme de ses manières, puissent se faire une idée de ce qu'elles étaient lorsqu'il se trouvait sous l'influence d'impressions aussi agréables que celles qu'il éprouvait dans ce moment.
Je fus cependant très-frappé du changement qui s'était opéré dans sa personne; il avait pris de l'embonpoint de corps et de figure, et cette dernière surtout n'avait pas gagné à ce changement, ses traits ayant perdu, en grossissant, un peu de cette finesse et de cette expression tout intellectuelle qui le caractérisaient auparavant; les moustaches aussi, qu'il avait adoptées depuis peu de tems, parce que quelqu'un avait dit de lui qu'il avait una faccia di musico, et la longueur de ses cheveux, qui tombaient sur son cou, ainsi que l'air étranger de son habit et de son bonnet, tout cela réuni produisait ce changement qui me frappait alors. Quoi qu'il en soit, il était encore d'une beauté remarquable; et ce que ses traits avaient pu perdre de leur caractère d'exaltation, était remplacé par l'expression maligne et enjouée de cette humeur épicurienne qu'il avait prouvé être au nombre des nombreux attributs que lui avait prodigués la nature, tandis qu'un peu plus de rondeur dans ses contours, rendait encore plus frappante la ressemblance des belles proportions de sa bouche et de son menton avec ceux de l'Apollon du Belvédère.
Son déjeûner, qu'il prenait rarement avant trois ou quatre heures, fut bientôt expédié. Il avait l'habitude de manger tout debout, et ce repas se composait ordinairement d'un ou deux œufs crus et d'une tasse de thé sans sucre ni lait, avec un morceau de biscuit sec. Avant de partir il me présenta à la comtesse Guiccioli, qui, comme mes lecteurs le savent déjà, habitait alors la Mira, et dont le genre de beauté, singulier dans une Italienne (elle avait le teint blanc et délicat), me donna pendant cette courte entrevue une idée de son esprit et de son amabilité, que tout ce que j'ai appris d'elle par la suite n'a fait que confirmer.
Nous partîmes donc, Lord Byron et moi, pour Fusine, dans ma petite voiture milanaise.--Son majestueux gondolier, avec sa riche livrée et ses épaisses moustaches, mit terriblement à l'épreuve sa solidité, qui avait déjà succombé sous mon poids entre Vérone et Vicence. A notre arrivée à Fusine, mon noble ami, par la connaissance qu'il avait des lieux, m'épargna beaucoup d'embarras et de dépenses dans les différens arrangemens relatifs à la douane, etc. Le mouvement qu'il se donna dans son obligeant empressement à expédier toutes ces affaires, me fournit l'occasion de remarquer que son pied infirme avait acquis un degré d'activité que je ne lui avais pas encore vu, excepté dans les combats de coqs.
Pendant que nous traversions la lagune, le soleil venait de se coucher, et c'était une de ces soirées qu'on choisirait dans un roman pour une première vue de Venise «avec son diadême de tours éclatantes» élevé au-dessus des vagues; et pour mettre le comble à l'intérêt solennel d'un tel moment, j'étais avec l'homme qui venait de donner une nouvelle vie à sa gloire, et qui avait célébré cette belle cité dans ces vers pleins de grandeur: J'étais à Venise, sur le pont des Soupirs, etc.
Mais quelles que fussent les émotions que la première vue d'un tel lieu eût pu faire naître en moi dans d'autres circonstances, il est certain que je la contemplai alors dans une disposition d'esprit toute différente de celle qu'on aurait pu me supposer.--L'excessive gaîté de mon compagnon, et les souvenirs fort peu romantiques qui se partageaient notre conversation, avaient mis tout d'un coup en fuite toute espèce d'images poétiques et historiques; et j'ai presque honte de dire que toute notre traversée se passa à rire et à plaisanter presque sans intervalle, jusqu'au moment où nous nous trouvâmes auprès des marches du palais de mon ami, sur le Grand Canal.--Tout ce qui s'était passé de gai et de ridicule pendant notre vie de Londres;--ses escapades et mes sermons, nos aventures avec les bores 111 et les bleus, (d'après lui, les deux plus grands ennemis du bonheur de Londres), nos joyeuses soirées chez Watier, Kinnaird, etc., et ce maudit souper de Rancliffe, qui aurait dû être un dîner, tout cela fut passé rapidement en revue; et il y mit de son côté un abandon et une gaîté, à la contagion desquels des personnes plus graves auraient eu bien de la peine à échapper.
Il avait déjà exprimé sa résolution que je n'irais pas loger dans un hôtel, mais que j'établirais mon quartier-général dans sa maison pendant toute la durée de mon séjour. S'il y eût demeuré lui-même, rien n'aurait pu m'être plus agréable qu'un tel arrangement; mais comme il n'en était pas ainsi, je trouvai plus commode d'aller dans un hôtel. Je le priai donc de me laisser libre de retenir un appartement à la Grande-Bretagne, qui passait pour un hôtel bien tenu;--mais il ne voulut pas en entendre parler, et pour me décider à rester, il me dit que, quoique obligé de retourner à la Mira le soir, il viendrait dîner avec moi tous les jours tant que je resterais à Venise. En tournant le sombre et triste canal, et en nous arrêtant devant cette maison d'un aspect si humide, je sentis renaître dans toute sa force ma prédilection pour la Grande-Bretagne, et je me hasardai de nouveau à lui faire comprendre qu'il s'éviterait un grand embarras en m'y laissant aller.--Non! non! s'écria-t-il, je vois que vous avez peur d'être mal logé ici, mais la maison n'est pas si incommode que vous pensez.
Pendant que je le suivais à tâtons dans un sombre vestibule, il s'écria: «Ne vous approchez pas du chien!» et après que nous eûmes fait quelques pas, il ajouta: «Prenez garde, ce singe va sauter sur vous!»--Preuve assez curieuse de l'attachement qu'il avait conservé pour tous les goûts de sa jeunesse; car ceci s'accorde parfaitement avec la description de la vie qu'il menait à Newstead en 1809, et de l'espèce de ménagerie à travers laquelle ses hôtes étaient forcés de passer en traversant le vestibule. Ayant échappé à tous ces dangers, je le suivis dans l'escalier de l'appartement qu'il me destinait. Pendant tout ce tems, il avait envoyé des domestiques de côté et d'autre; l'un pour me procurer un laquais de place; un autre pour aller chercher M. Alexandre Scott, auquel il voulait me confier; tandis qu'un troisième avait été envoyé chez son secrétaire pour lui dire de venir--«Ainsi donc vous entretenez un secrétaire? lui dis-je.--Oui, répondit-il, un homme qui ne sait pas écrire, mais voilà les noms pompeux qu'on donne à tout dans ce pays.»
Quand nous arrivâmes à la porte de l'appartement, on s'aperçut qu'il était fermé, et probablement depuis long-tems, puisqu'on n'en put trouver la clef.--Cette circonstance, dans mes idées anglaises, réveilla mes craintes sur l'humidité et la tristesse de cette chambre, et je soupirai encore secrètement après la Grande-Bretagne. Impatient de ce retard, mon hôte, en proférant un des jurons familiers à sa bonne humeur, donna un vigoureux coup de pied dans la porte, qui s'ouvrit toute grande. Nous entrâmes alors dans un appartement non-seulement vaste et élégant, mais ayant cet air d'habitation et de commodité aussi rare qu'agréable à l'œil du voyageur. Là il dit, d'une voix dont l'accent était plein de bienveillance et d'hospitalité: «Voici l'appartement que j'habite moi-même et dans lequel je prétends vous établir.»
Il avait ordonné qu'on apportât à dîner de chez le restaurateur; et en attendant son arrivée ainsi que celle de M. Alexandre Scott, qu'il avait invité à se joindre à nous, nous nous tînmes sur le balcon afin que je pusse avoir une idée de la vue que présentait le canal avant que le jour n'eût tout-à-fait disparu. Il m'arriva de remarquer, en regardant les nuages encore radieux à l'ouest, que ce qui me frappait le plus, dans un coucher du soleil d'Italie, c'étaient ces teintes rosées si remarquables.--A peine avais-je prononcé le mot rosées, que Lord Byron, me mettant la main sur la bouche, s'écria en riant: «Allons, de par tous les diables, Tom, ne nous faites pas ici de poésie.» Dans le petit nombre de gondoles qui passaient en ce moment, il s'en trouvait une à quelque distance dans laquelle étaient assis deux messieurs qui paraissaient anglais, et remarquant qu'ils regardaient de notre côté, Lord Byron se croisant les bras, dit d'un ton de fanfaronnade tout-à-fait comique: «Ah! si vous autres John Bulls saviez quels sont ces deux personnages debout sur ce balcon, c'est pour le coup que vous ouvririez de grands yeux.» Je me hasarde à rapporter ces petites choses, quoique n'ignorant pas le parti qu'on en peut tirer contre moi, parce qu'elles me paraissent peindre ces particularités de manières et de caractère autrement impossibles à décrire. Après un dîner fort agréable, et qui fut continuellement animé par les récits, les propos joyeux et le rire de la gaîté, notre illustre hôte prit congé de nous pour s'en retourner à la Mira, tandis que M. Scott et moi allâmes au théâtre voir l'Octavie d'Alfieri.
Les jours suivans se passèrent à peu près de la même manière pendant mon séjour à Venise. Mes matinées étaient consacrées à aller voir, avec M. Scott, d'une manière trop rapide pour en espérer aucun fruit, tous les trésors que renferme cette ville. Les opinions que Lord Byron a si fortement exprimées sur la peinture et la sculpture, paraîtront à bien des gens une hérésie. Cependant, dans ce manque d'une juste appréciation de ces deux arts, il ressemblait aux grands poètes qui l'ont devancé, surtout au Tasse et à Milton, qui avaient pour eux si peu de goût, qu'on ne trouve pas, je crois, dans leurs ouvrages, une seule allusion à ces grands maîtres dans l'art du pinceau et du ciseau, dont ils avaient pourtant vu les chefs d'œuvres. Mais malgré le mépris qu'avait Lord Byron pour ce jargon affecté et imposteur par lequel on outrage le culte des arts, il est facile de voir qu'il sentait vivement, surtout en sculpture, tout ce qui lui présentait l'image de la grâce ou de la force, d'après quelques passages de ses poèmes qui sont dans la mémoire de tout le monde, et où il ne se trouve pas une ligne qui ne soit palpitante d'un sentiment du grand et du beau, qui n'a jamais été compris par un simple connaisseur.
Je dirai à ce sujet qu'un jour, en causant après dîner des différentes collections que j'avais vues le matin, j'observai que, quoique je n'osasse presque jamais louer un tableau dans la crainte de m'attirer le mépris des connaisseurs, cependant je lui avouai à lui que j'en avais vu un à Milan..... «C'est l'Agar», interrompit-il vivement, et c'était en effet de ce tableau que j'allais parler, comme ayant éveillé en moi, par la vérité de l'expression, plus d'émotion réelle que tous les chefs-d'œuvres de Venise.--J'éprouvai un mélange de plaisir et d'orgueil en apprenant de mon noble ami qu'il avait été également touché de la douleur mêlée de reproches qui, dans les yeux de cette femme, raconte toute son histoire.
Le lendemain de mon arrivée, Lord Byron nous ayant quittés pour retourner à la Mira, j'acceptai avec empressement l'offre que me fit M Scott de me présenter à la conversazione de deux femmes célèbres que les touristes d'Italie ont fait connaître comme étant à la tête de tout ce qu'il y avait de plus distingué à Venise. Lord Byron s'était en partie borné aux assemblées de Mme A*** pendant le premier hiver qu'il passa à Venise; mais le ton de ces petites réunions étant beaucoup trop érudit pour son goût, il cessa d'y aller, et leur préféra la société de Mme B***, moins savante et dans laquelle on était plus à son aise. Outre le motif que nous venons de présenter, le noble poète en avait encore un autre pour mettre un terme à ses visites à Mme A***. Cette dame, qu'on a quelquefois honorée du nom de la de Staël italienne, avait fait un livre de portraits contenant l'esquisse des caractères les plus remarquables du siècle; et son intention étant d'y faire paraître Lord Byron, elle fit savoir par un tiers à sa seigneurie, qu'il se trouverait un article où l'on avait essayé d'ébaucher son portrait dans une nouvelle édition qu'elle allait publier de son ouvrage. Elle s'attendait sans doute à ce que cette nouvelle exciterait en lui quelque désir de voir cette esquisse; mais il fut assez contrariant pour ne montrer aucun signe de curiosité.--On lui en reparla de nouveau de la même manière, sans plus de succès; si bien que, voyant enfin que ceci ne faisait aucune impression sur lui, Mme A*** en vint à lui faire directement et en son nom l'offre de lire cet article. Il ne put alors se contenir plus long-tems; et avec plus de sincérité que de politesse, il fit répondre à cette dame qu'il n'avait pas la moindre ambition de paraître dans son ouvrage; que, d'après la réserve de leur liaison et son peu de durée, il était impossible qu'elle fût en état de faire son portrait; et qu'enfin elle ne pouvait lui rendre un plus grand service que de le jeter au feu.
Je ne sais si l'hommage repoussé avec si peu de cérémonie par Lord Byron, lui tomba jamais sous les yeux; mais je ne puis croire qu'il n'ait pas éprouvé un léger remords d'avoir ainsi repoussé un portrait dicté par un sentiment bien éloigné de lui être défavorable, et qui, bien qu'il y eût de l'afféterie dans les expressions, avait saisi quelques-uns des traits les moins apparens de son caractère, comme, par exemple, cette défiance de lui-même, si rare dans l'homme qui avait parcouru une telle carrière. Les vers suivans étaient cités dans ce portrait:
«Toi dont le monde encore ignore le vrai nom,
Esprit mystérieux, mortel, ange ou démon,
Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal génie,
J'aime de tes concerts la sauvage harmonie.»
LAMARTINE.
Il y aurait de la frivolité à s'appesantir sur la seule beauté d'une figure qui portait, d'une manière si évidente, l'empreinte d'un esprit extraordinaire. Mais quelle sérénité sur ce front orné des plus beaux cheveux châtains, et dont les boucles légères étaient disposées avec un art qui se cachait sous l'imitation de ce que la nature a de plus agréable! Quelle expression mobile dans ses yeux, de la couleur azurée du ciel, dont ils semblaient tirer leur origine! Ses dents, pour la forme, l'éclat et la transparence, ressemblaient à des perles; mais ses joues n'étaient colorées que des plus faibles teintes de la rose. Son cou, qu'il laissait découvert, autant que le lui permettaient les usages de la société, était de la plus belle forme et de la plus grande blancheur. Ses mains étaient aussi belles que si elles eussent été un ouvrage de l'art. Sa taille ne laissait rien à désirer, surtout à ceux qui regardent plutôt comme une grâce que comme un défaut un léger balancement du corps, dont on s'apercevait quand il entrait quelque part, sans presque songer à en demander la cause; cette cause elle-même était presque imperceptible, à cause de la longueur des habits qu'il portait. Or ne l'a jamais vu se promener dans les rues de Venise, ni le long des bords agréables de la Brenta, où il passait quelques semaines de l'été. Il y a même des gens qui prétendent qu'il n'avait jamais vu que d'une croisée les merveilles de la Piazza di San Marco, tant était puissant en lui le désir de ne se montrer difforme dans aucune partie de sa personne. Je crois cependant qu'il a souvent contemplé ses beautés, mais à cette heure solitaire de la nuit où les magnifiques édifices qui l'entouraient, éclairés par la douce clarté de la lune, paraissaient mille fois plus intéressans.
Sa figure, qui offrait le calme de l'océan par une belle matinée de printems, devenait en un moment orageuse et terrible comme lui, si un mouvement de colère, que dis-je? si un mot, une pensée même, venait troubler la paix de son esprit. Ses yeux perdaient toute leur douceur, et étincelaient d'une telle manière, qu'il était difficile de soutenir ses regards. On pouvait à peine croire à un changement si rapide; mais il n'était pas possible de se dissimuler que son caractère était naturellement fougueux.
Ce qui l'enchantait un jour l'ennuyait le lendemain, et lorsqu'il paraissait fidèle à suivre une habitude, cela provenait seulement de l'indifférence, pour ne pas dire du mépris, qu'il avait pour toutes, de quelque genre qu'elles fussent; car elles ne lui paraissaient pas mériter d'occuper ses pensées. Son cœur était d'une extrême sensibilité, et se laissait dominer avec une facilité extraordinaire par tout ce qui le touchait; mais son imagination l'égarait et gâtait tout. Il croyait aux présages, et se rappelait avec plaisir qu'il avait cela de commun avec Napoléon. Il paraît que son éducation morale avait été aussi négligée que son éducation intellectuelle avait été soignée, et qu'il ne connaissait aucune contrainte qui pût l'empêcher de se livrer à ses penchans. Qui pourrait croire, avec cela, qu'il était d'une timidité constante et presque enfantine, timidité dont les preuves étaient si évidentes, qu'on ne pouvait en contester l'existence, quelque difficile qu'il parût d'attribuer à Lord Byron un sentiment de modestie. Convaincu qu'en quelque lieu qu'il parût, tous les yeux étaient fixés sur lui, et que toutes les bouches, celles des femmes surtout, s'ouvraient pour dire: «Le voilà! c'est là Lord Byron!» il se trouvait nécessairement dans la situation d'un acteur obligé de soutenir un rôle et de se rendre compte à lui-même, car pour les autres il ne s'en embarrassait guère, de chacune de ses paroles et de ses actions. Cette pensée lui occasionnait un malaise qui était visible pour tout le monde.
Il remarqua, au sujet des événemens qui, en 1814, faisaient le sujet de toutes les conversations, que le monde ne valait ni la peine qu'il fallait pour le conquérir, ni le regret qu'on éprouvait de le perdre. Ce mot, si un mot peut se comparer à de grandes actions, prouverait presque que les pensées et les sentimens de Lord Byron étaient plus vastes et plus extraordinaires que ceux de l'homme dont il parlait................ ........................................................................
Ses exercices gymnastiques étaient quelquefois violens; quelquefois ils se réduisaient à rien. Son corps, comme son esprit, se pliait facilement à tous ses goûts. Pendant tout un hiver, il sortit tous les matins, seul, pour se transporter dans l'île des Arméniens (petite île située au milieu d'un lac tranquille, à environ un mille de Venise), afin d'y jouir de la société de ces moines savans et hospitaliers, et d'y étudier leur langue difficile; et le soir, reprenant encore sa gondole, il allait passer une couple d'heures seulement en société. Le second hiver, toutes les fois que les eaux du lac étaient violemment agitées, on le remarquait le traversant, et débarquant sur le point le plus proche de la terre ferme. Il fatiguait deux chevaux au moins avant de s'en retourner.
Personne ne lui a jamais entendu prononcer un mot de français, quoiqu'il fût parfaitement versé dans cette langue; mais il détestait la nation et sa littérature moderne. Il avait le même mépris pour celle de l'Italie, et disait qu'elle ne possédait qu'un auteur vivant, opinion que je ne sais si je dois appeler ridicule, fausse ou injurieuse. Sa voix avait assez de douceur et de flexibilité; il parlait avec beaucoup de suavité, quand il n'était pas contredit; mais il préférait s'adresser à son voisin qu'à la compagnie en général.
Peu de nourriture lui suffisait, et il préférait le poisson à la viande, par cette raison bizarre que cette dernière, disait-il, portait à la férocité. Il n'aimait pas à voir les femmes manger, et il faut chercher la cause de cette antipathie extraordinaire dans la crainte de voir déranger l'idée qu'il aimait à se créer de leur perfection et de leur nature presque divine. S'étant toujours laissé gouverner par elles, on pourrait croire que son amour-propre s'était plu à se réfugier dans la pensée de leur excellence, sentiment qu'il trouvait moyen d'allier (Dieu sait comment) au mépris, mêlé d'une espèce de satisfaction, avec lequel il ne tardait pas à les regarder. Mais les contradictions ne doivent pas nous étonner dans des caractères semblables à celui de Lord Byron, et d'ailleurs, qui ne sait que l'esclave déteste celui qui le gouverne?...........................................
Lord Byron n'aimait pas ses compatriotes, par le seul motif qu'il savait que ses mœurs en étaient méprisées. Les Anglais, observateurs rigides eux-mêmes des devoirs domestiques, ne pouvaient lui pardonner d'avoir négligé les siens et de fouler aux pieds tous les principes. C'est pourquoi, s'il n'aimait à leur être présenté, eux-mêmes ne se souciaient pas beaucoup non plus de cultiver sa connaissance, surtout s'ils avaient leurs femmes avec eux. Cependant tous éprouvaient un vif désir de le voir, et les femmes en particulier, qui, n'osant le regarder qu'à la dérobée, disaient à demi-voix: «Quel dommage!» Si pourtant quelqu'un de ses compatriotes d'un rang élevé et d'une haute réputation s'avançait vers lui avec politesse, il en était évidemment flatté, et secrètement charmé de sa société. Des attentions de ce genre semblaient être, pour la blessure qui restait toujours ouverte dans son cœur ulcéré, comme des gouttes d'un baume bienfaisant et consolateur.
Lorsqu'on lui parlait de son mariage, sujet délicat, mais qui cependant lui était agréable, s'il était traité d'une manière amicale, il paraissait fort ému, et disait qu'il avait été la cause innocente de toutes ses erreurs et de tous ses chagrins. Il s'exprimait sur lady Byron avec beaucoup de respect et d'affection, la nommait une femme supérieure, aussi distinguée par les qualités de son ame que par celles de son esprit, et attribuait à lui seul toute la faute de leur cruelle séparation. Or, était-ce la vanité ou la justice qui lui faisait tenir ce langage? Ne rappelle-t-il pas ce mot de Jules César, que «la femme de César ne doit pas même être soupçonnée?» Que de vanité dans ces paroles du héros romain! Dans le fait, si ce n'eût pas été par vanité, Lord Byron ne serait jamais convenu de cela avec personne. Il parlait de sa petite fille, de sa chère Ada, avec la plus vive tendresse, et paraissait s'applaudir du grand sacrifice qu'il avait fait, en la laissant à sa mère pour lui servir de consolation. La haine profonde qu'il portait à sa belle-mère et à une espèce d'Euriclée de lady Byron, deux femmes à l'influence desquelles il attribuait en partie son éloignement pour lui, démontrait clairement combien cette séparation lui était pénible, malgré quelques plaisanteries amères parfois répandues contre elle dans ses écrits, et qui étaient dictées par le ressentiment plutôt que par l'indifférence...................................... ....................................................
A compter de sa mésintelligence avec Mme A***, le noble poète se tourna vers le second point de ralliement de la société vénitienne, et transféra ses visites chez Mme B***, qui, bien que n'étant plus jeune depuis long-tems, avait encore dans les manières ce charme attachant qui résulte presque toujours d'une jeunesse passée à chercher à plaire et à y réussir. On voit du moins la preuve qu'elle n'avait pas perdu tous ses moyens de charmer, dans un admirateur dévoué qui lui était resté, et l'on pense qu'elle-même, peut-être, ne regardait pas comme impossible de finir par enchaîner Lord Byron, et de le joindre à cette longue suite d'amans qui pendant tant d'années avaient servi de trophées aux triomphes de sa beauté.--Quoi qu'il en soit, et s'il est vrai qu'elle eut la moindre chance de faire une pareille conquête, elle s'en était privée elle-même en présentant à son illustre visiteur la comtesse Guiccioli;--cette démarche finit aussi par lui faire perdre même les visites de celui qui embellissait ses réunions; car, par suite de quelques procédés un peu dédaigneux de Mme B*** envers sa dama, il cessa de paraître à ses soirées, et au moment où j'arrivais à Venise, il avait tout-à-fait renoncé à la société.
Je vis de suite, d'après le ton dont on parlait de sa conduite chez Mme B***, à quel point on regardait comme contraire à la morale d'une intrigue, le parti qu'il venait de prendre d'enlever son amie avouée à la protection de son mari, et de la placer sous le même toit que lui. «Il faut en vérité, me dit la maîtresse de la maison, que vous grondiez votre ami;--jusqu'à cette malheureuse affaire il s'était si bien conduit!» Lorsque je rapportai le lendemain à mon noble ami cet éloge de sa moralité passée, il lui arracha tout à-la-fois un sourire et un soupir.
Notre principal sujet de conversation, quand nous étions seuls, était son mariage et toutes les calomnies qu'il lui avait attirées;--il désirait ardemment savoir tout ce qu'on avait pu dire de pis de sa conduite; et comme c'était la première occasion que j'avais de causer avec lui sur ce point, je n'hésitai pas à mettre sa candeur à l'épreuve, non-seulement en lui détaillant tous les faits dont je l'avais entendu accuser, mais en lui indiquant ceux qui me paraissaient les plus croyables. Il écouta tout ceci avec patience, et répondit du ton de la plus grande franchise, se moquant avec mépris des lâches outrages qu'on lui avait attribués, mais avouant en même tems qu'il y avait dans sa conduite matière à blâme et à regret, et citant une ou deux circonstances de sa vie domestique où il s'était laissé emporter jusqu'à proférer des paroles amères, paroles qui venaient plutôt de l'esprit d'inquiétude qui l'agitait que de son propre cœur, mais qu'il se rappelait néanmoins avec un degré de remords et de chagrin qui était capable de les faire oublier aux autres.
Il me parut évident alors que, malgré l'aveu qu'il voulait bien faire de quelque tort, l'énorme disproportion du châtiment qui lui avait été infligé avait laissé une trace profonde dans son esprit, et que l'effet ordinaire d'une telle injustice avait été de le rendre injuste à son tour. Il allait jusqu'à penser que ce sentiment d'inimitié, qu'il attribuait à ceux qu'il regardait comme la cause de tous ses malheurs, ne se reposerait pas même lorsqu'il serait descendu dans la tombe, et continuerait de persécuter sa mémoire comme il empoisonnait encore sa vie, et cette impression avait tant de force sur lui, que pendant un de ces intervalles où nous causions sérieusement, il me conjura au nom de notre amitié, si, comme il l'espérait et le pressentait, je devais lui survivre, de ne pas permettre que d'injustes reproches s'attachassent à sa mémoire, et tout en laissant condamner sa conduite quand elle le méritait, de le justifier de toute fausse accusation.
La mort prématurée qu'il avait si souvent prédite et après laquelle il soupirait, vint malheureusement trop tôt nous apprendre combien ses craintes étaient fausses et peu fondées. Loin d'avoir à le défendre contre aucune attaque de ce genre, son nom ne reçut aucune atteinte hostile, si ce n'est d'un ou deux individus plus nuisibles comme amis que comme ennemis; tandis que personne, selon moi, n'aurait été plus empressé et plus sincère à accorder une généreuse amnistie à sa tombe, que celle chez qui un peu plus d'indulgence à son égard était la seule des vertus à laquelle elle ne l'eût pas forcé de rendre justice.
Avant de me livrer davantage à mes souvenirs, je placerai ici quelques détails curieux sur les habitudes et le genre de vie de mon ami à Venise. Ils m'ont été fournis par un gentilhomme qui a long-tems habité cette ville et qui, pendant la plus grande partie du séjour qu'y fit Lord Byron, vécut avec lui dans toute l'intimité de l'amitié.
«J'ai souvent regretté de n'avoir pas pris note de ses observations pendant nos excursions à cheval et en gondole; rien ne pouvait aller au-delà de la vivacité et de la variété de sa conversation, ainsi que de l'enjouement de ses manières; ses remarques sur les objets environnans étaient toujours originales, et il profitait avec une promptitude remarquable de la moindre circonstance que le hasard lui offrait, et qui certainement aurait échappé à l'attention de tout autre, pour appuyer le raisonnement qu'il s'occupait à soutenir. Il avait le sentiment le plus vif des beautés de la nature, et prenait le plus grand intérêt aux observations, qu'en ma qualité de barbouilleur, je me permettais de faire sur les effets d'ombre et de lumière, et sur les changemens produits dans la couleur des objets par chaque variation de l'atmosphère.
»L'endroit où nous montions à cheval avait été un cimetière juif; mais les Français, pendant l'occupation de Venise, en avaient renversé les murs et nivelé les tombes avec le terrain, afin qu'il n'en résultât pas d'inconvéniens pour les fortifications du Lido, sous les canons duquel il était placé. Comme on savait que c'était là qu'il descendait de sa gondole et que l'attendaient ses chevaux, les curieux parmi nos compatriotes ne manquaient pas de s'y rendre, et il était extrêmement amusant de voir avec quel sang-froid les dames et les messieurs s'avançaient à quelques pas de lui pour l'examiner, quelquefois même à travers une lorgnette, comme ils auraient pu faire à l'égard d'une statue dans un muséum ou des bêtes féroces d'Exeter-Change 112. Quelque flatteur que cela pût être pour la vanité d'un homme, Lord Byron, quoiqu'il le supportât avec patience, s'en montrait et en était réellement, je crois, excessivement ennuyé.
»J'ai dit que nous galoppions ordinairement le long du rivage, et que l'endroit où nous prenions et quittions nos chevaux était un cimetière; on croira facilement qu'il fallait quelque précaution pour passer par-dessus ces tombes brisées, et que c'était au total un assez mauvais passage à traverser à cheval; comme l'étendue que nous avions à parcourir n'était pas fort longue, puisqu'elle n'avait guère plus de six milles, nous n'allions pas très-vite, afin de faire durer notre promenade, et de jouir aussi long-tems que possible de l'air rafraîchissant de l'Adriatique. Un jour que nous nous en retournions doucement, Lord Byron, tout-à-coup, et sans me rien dire, donne de l'éperon à son cheval, et partant au grand galop, cherche à gagner sa gondole le plus rapidement possible. Ne pouvant comprendre quel caprice s'était saisi de lui, et ayant de la peine à le suivre, même de loin, je regardais de tous côtés, cherchant à découvrir la cause de cette précipitation inaccoutumée. A la fin, j'aperçus à quelque distance, deux ou trois messieurs qui couraient parallèlement avec lui vers sa gondole le long du bord opposé de l'île le plus près de la lagune, espérant y arriver à tems pour le voir descendre de cheval. Une joute s'était établie entre eux, dans laquelle il s'efforçait de les devancer; il y réussit en effet, et se jetant promptement à bas de son cheval, il sauta dans la gondole dont il se hâta de baisser les stores en s'enfonçant dans un coin, de manière à n'être pas vu. Quant à moi, qui ne me souciais pas de risquer mon cou sur le terrain dont j'ai parlé, je pris une allure plus tranquille quand j'arrivai au milieu des tombes, et j'atteignis le lieu de l'embarcation au même moment que mes curieux compatriote, et tout juste pour être témoin de leur mécompte quand ils reconnurent qu'ils avaient couru pour rien. Je trouvai Lord Byron triomphant de les avoir dépassés.--Il exprima en termes énergiques l'ennui que lui causait leur impertinence, tandis que je ne pouvais m'empêcher de rire et de son impatience, et de la mortification des malencontreux piétons, dont l'empressement à le voir, ajoutai-je, me semblait extrêmement flatteur pour lui. Cela, me répondit-il, dépendait du sentiment qui les amenait, et il n'avait pas la vanité de croire qu'ils y fussent excités par aucun mouvement d'admiration pour son caractère et ses talens, mais seulement par une curiosité puérile. Que cela fût ainsi ou autrement, je ne pus m'empêcher de penser qu'il ne se serait pas tant empressé de fuir leur examen s'ils eussent été de l'autre sexe, et que, dans ce dernier cas, il leur aurait rendu leurs regards.
»On aurait de la peine à croire jusqu'à quel point se portait la curiosité que toute les classes de voyageurs avaient de le voir, et avec quel empressement ils cherchaient à recueillir toute espèce d'anecdotes relatives à son genre d'être; c'était le principal sujet de leurs questions aux gondoliers qui les transportaient de la terre ferme dans la ville flottante; et ces gens, qui sont naturellement bavards, ne refusaient nullement de se prêter au goût et aux désirs de leurs passagers, et leur racontaient souvent les contes les plus extravagans, les plus dénués de fondement. Ils ne manquaient pas de montrer sa maison et d'indiquer ses habitudes, de manière à procurer une occasion de le voir. Plusieurs Anglais, sous prétexte de parcourir sa maison, dans laquelle il n'y avait aucune peinture remarquable ni d'autre objet d'intérêt que lui-même, parvinrent à s'y introduire par suite de la cupidité des domestiques, et, avec la plus rare impudence, pénétrèrent jusqu'à sa chambre à coucher dans l'espoir de l'y trouver; de là vint en grande partie l'amertume avec laquelle il s'exprima sur leur compte à l'occasion de quelque remarque sans fondement qui avait été faite sur lui par un voyageur anonyme en Italie, et il n'est pas étonnant que tout ceci ait fortifié le cynisme qu'on remarque surtout dans ses derniers ouvrages, et qui ne lui était pas un sentiment plus naturel que les pensées misanthropiques répandues dans ceux qui commencèrent sa réputation. Je suis certain de n'avoir jamais trouvé nulle part plus de bienveillance que dans Lord Byron.
»Tous les gens de sa maison lui étaient extrêmement attachés, et auraient souffert tout au monde pour lui. A la vérité, il était à leur égard d'une indulgence blâmable; car lorsqu'il leur arrivait de négliger leurs devoirs et d'abuser de sa bonté, il les en raillait plutôt que de les en réprimander sérieusement, et ne pouvait jamais se décider à les renvoyer, quoiqu'il les en eût menacés. J'ai été témoin, dans une circonstance, de son éloignement à employer la rigueur contre un artisan qu'il avait puissamment aidé, non-seulement en lui prêtant de l'argent, mais en cherchant à lui être utile de toutes les manières. Malgré tant d'actes de bienfaisance de la part de Lord Byron, cet homme le vola et le trompa de la manière la plus impudente; et quand à la fin Lord Byron fut obligé de le traduire en justice pour le recouvrement de son argent, la seule peine qu'il lui infligea, lorsqu'il fut condamné, fut de le faire mettre en prison pour une semaine, et ensuite de l'en laisser sortir, quoique son débiteur l'eût obligé à des frais considérables, en le faisant passer par toutes les différentes cours d'appel, et qu'il n'en pût jamais obtenir un son. Il m'écrivit à ce sujet de Ravenne:--Si *** est en prison, faites-l'en sortir; s'il n'y est pas, faites-l'y mettre pendant une semaine, afin de lui donner une leçon, et tancez-le comme il faut.
»Il était toujours prêt aussi à secourir les malheureux, et sans mettre la moindre ostentation dans ses charités; car, outre les sommes considérables données à ceux qui s'adressaient à lui personnellement, il soutenait généreusement, par des secours envoyés tous les mois ou toutes les semaines, des personnes qui, recevant cet argent par des mains étrangères, ne connurent jamais leur bienfaiteur. On pourrait ajouter à ceci un ou deux exemples où sa libéralité dut paraître peut-être mêlée d'ostentation, comme lorsqu'il envoya cinquante louis à un pauvre imprimeur dont la maison venait d'être brûlée de fond en comble et toute la fortune détruite; mais cette conduite ne fut pas sans avantages, car elle força en quelque sorte les autorités autrichiennes elles-mêmes à faire quelque chose pour ce malheureux, qui autrement n'en aurait reçu aucune faveur; car je ne fais aucun doute que ce fut la publicité de ce don qui les porta à accorder à cet homme l'usage d'une maison inoccupée appartenant au gouvernement, jusqu'à ce qu'il pût reconstruire la sienne, ou rétablir ses affaires ailleurs. On pourrait citer d'autres exemples où sa générosité avait une source moins noble et plus personnelle 113; mais il serait d'une injustice extrême de les rapporter ici comme traits de caractère.»
J'ai déjà dit qu'en écrivant à mon noble ami pour lui annoncer mon arrivée, je lui avais exprimé l'espoir qu'il lui serait possible de faire avec moi le voyage de Rome, et j'avais eu la satisfaction qu'il s'était préparé à exécuter ce projet. Cependant, lorsque je connus tous les détails de sa position actuelle, je crus devoir faire le sacrifice de mes désirs et de mes jouissances personnelles, et lui conseillai fortement de rester à la Mira. En premier lieu, je prévoyais que s'il quittait Mme Guiccioli à cette époque, on pourrait le soupçonner de négligence, si ce n'est même d'abandon, envers une jeune femme qui avait fait tant de sacrifices pour l'amour de lui, et qui, placée alors entre son mari et son amant, avait besoin de toute la prudence et de toute la générosité de ce dernier pour éviter une plus grande honte et des maux plus grands. Il venait aussi de se présenter une occasion qui me semblait favorable de réparer du moins ce qu'il y avait eu de plus imprudent dans toute cette affaire, en remettant cette jeune dame à la protection de son mari, et en lui donnant ainsi le moyen de conserver dans le monde un rang que l'éclat de sa démarche avait pu seul lui faire perdre dans une société aussi indulgente. Cet espoir m'était inspiré par une lettre qu'il me montra un jour que nous dînions tête-à-tête chez le fameux Pellegrino. La comtesse l'avait reçue le matin même de son mari, et le but principal en était, non de lui reprocher sa conduite, mais de lui suggérer qu'elle pourrait bien persuader à son noble admirateur de transmettre à sa garde une somme de 1,000 livres sterling qui, si je me le rappelle bien, était alors déposée chez le banquier de Lord Byron à Ravenne, mais que le digne comte croyait devoir être beaucoup plus avantageusement placée entre ses mains. Il ajoutait qu'il donnerait une garantie et cinq pour cent d'intérêt; car accepter la somme à d'autres termes, serait, disait-il, un avilimento. Quoique chez la femme qui prouva depuis, par le plus noble sacrifice, tout le désintéressement de ses sentimens, un trait d'un caractère si opposé dans son époux dût augmenter encore l'éloignement qu'il lui inspirait, cependant il était tellement important, dans l'intérêt de son amant et dans le sien, de revenir sur l'imprudente démarche qu'ils avaient faite, par l'abandon de cette somme, qui me parut devoir faciliter matériellement un arrangement, que je ne pensai pas que ce fût l'acheter trop cher. Toutefois, mon noble ami différa entièrement avec moi sur ce point, et rien ne pouvait être plus drôle et plus amusant que la manière dont il s'appesantit, dans son nouveau rôle d'amateur d'argent, sur toutes les vertus renfermées dans 1,000 livres sterling, et sur sa résolution de ne pas en donner une seule au comte Guiccioli. Il parlait avec non moins de gaîté et d'originalité de sa confiance dans les moyens qu'il avait de sortir de cette difficulté, et M. Scott, qui vint se joindre à nous après dîner, ayant envisagé la chose sous le même point de vue, il paria avec ce dernier deux guinées que, sans en venir à en débourser autant, il amènerait la chose à bien, et garderait la dame et l'argent.
A la vérité, il est positif qu'il s'était mis en tête, à cette époque, le nouveau caprice (car on ne peut guère lui donner un nom plus sérieux) de surveiller ses dépenses avec l'attention la plus constante et la plus minutieuse. Et, comme cela arrive ordinairement, c'était au moment où ses moyens pécuniaires s'étaient augmentés, que s'était accru aussi en lui le sentiment de la valeur de l'argent. Le premier symptôme que je remarquai de cette nouvelle fantaisie, fut la joie excessive qu'il manifesta quand je lui présentai un rouleau de vingt napoléons que lord Kinnaird, auquel il les avait prêtés dans quelque occasion, m'avait chargé de lui remettre à mon passage à Milan. Ce fut avec l'empressement le plus joyeux et le plus divertissant qu'il déchira le papier, et qu'en comptant la somme il s'arrêta à plusieurs reprises pour se féliciter de son recouvrement.
Quant à la frugalité de son intérieur, je n'en parle que d'après l'autorité des autres; mais il n'est pas difficile de concevoir qu'un esprit inquiet comme le sien, qui se plaisait à lutter constamment contre quelque obstacle, et qui peu de tems auparavant s'était fatigué à apprendre l'arménien, afin, disait-il, que son esprit eût à se briser contre une surface dure et raboteuse, trouvât, faute de mieux, une espèce d'intérêt et de plaisir à contester pied à pied tout superflu de dépense, et à supprimer ce qu'il a appelé lui-même.
La plus critique de nos misères humaines, l'enflure des mémoires de la semaine.
En effet, cet éloge de l'avarice qui revient toujours dans Don Juan, et la gaîté piquante avec laquelle il aime à s'y appesantir, montre à quel point était sérieuse cette innovation de système, qui lui faisait adopter «ce bon vieux vice des vieillards.» C'était dans le même esprit que, peu de tems avant mon arrivée à Venise, il 'avait fait faire une boîte, avec une fente au couvercle, dans laquelle il jetait de tems en tems des sequins, et qu'il ouvrait à des époques fixes pour contempler son trésor. Son genre de vie ascétique lui permettait en ce qui le concernait personnellement, de satisfaire ce nouveau goût d'économie. La carte de son dîner, quand la Margarita vivait avec lui, se composait ordinairement, à ce qu'on m'a assuré, de quatre bec-figues, dont trois étaient mangés par la Fornarina, qui le laissait sortir de table sans avoir satisfait sa faim.
Cependant cette parcimonie (si l'on peut donner ce nom à la nouvelle bizarrerie d'un caractère auquel il fallait toujours du changement), était bien éloignée de cette espèce que Bacon condamne, comme empêchant les hommes de se livrer à des œuvres de bienfaisance, comme on le voit par les actes de libéralité qu'il fit à cette époque, et dont quelques-uns viennent d'être cités par une autorité des plus authentiques; on y voit la preuve que tandis que, pour gratifier un caprice, il tenait une de ses mains serrée, l'autre, suivant le mouvement de son cœur généreux, s'ouvrait avec prodigalité pour secourir le malheur.
La veille de mon départ pour Venise, mon noble ami, en arrivant de la Mira pour dîner, me dit, avec toute la joie d'un écolier auquel on vient d'accorder un congé, que, comme c'était la dernière soirée que je devais passer à Venise, la comtesse lui avait permis de la prolonger toute la nuit, et qu'en conséquence, non-seulement il m'accompagnerait à l'opéra, mais que nous souperions ensemble (comme autrefois) dans quelque café. Ayant remarqué dans sa gondole un livre avec un grand nombre de petits papiers pour marquer les feuilles, je lui demandai ce que c'était. «Rien qu'un livre, dit-il, où je cherche à piller, comme je le fais partout où j'en trouve l'occasion, et voilà de quelle manière je me suis fait la réputation d'un poète original.» L'ayant pris pour le regarder, je m'écriai: Ah! c'est mon vieil ami Agathon! «Comment! répondit-il malicieusement, est-ce que vous m'auriez déjà devancé?»
Mais revenons aux détails de la dernière soirée que nous passâmes ensemble à Venise. Après avoir dîné avec M. Scott chez Pellegrino, nous allâmes un peu tard à l'opéra, où le rôle principal, dans les Bacchanales de Rome, était rempli par une cantatrice dont le principal mérite, suivant Lord Byron, était d'avoir donné un coup de stilet à un de ses amans favoris. Dans les intervalles du chant, il me désigna plusieurs personnes, dans les spectateurs, qui s'étaient rendues célèbres de différentes manières, mais la plupart d'une façon peu honorable, et il me raconta une anecdote, au sujet d'une dame assise près de nous, qui, sans être de fraîche date, mérite d'être rapportée, comme preuve de l'humeur facétieuse des Vénitiens. Il paraît que Napoléon avait déclaré que cette dame était la plus belle de Milan; mais les Vénitiens n'étant pas tout-à-fait de l'avis du grand homme, se contentèrent de l'appeler la bella per decreto, ajoutant, comme les décrets commençaient toujours par le mot considérant, ma senza il considerando.
De l'opéra, conformément à notre projet de passer la nuit, nous nous rendîmes dans une espèce de cabaret de la place Saint-Marc; et là, à quelques toises du palais des doges, nous nous mîmes à boire du punch chaud à l'eau-de-vie, en riant aux souvenirs du passé, jusqu'à ce que l'horloge de Saint-Marc eût sonné deux heures. Lord Byron me fit alors monter dans sa gondole; et la lune brillant dans tout son éclat, il ordonna aux gondoliers de nous diriger sur les points qui présentaient la vue la plus avantageuse de Venise à cette heure. Rien ne pouvait être d'une beauté plus solennelle que tout ce qui nous entourait; et, pour la première fois, j'avais devant les yeux la Venise de mes rêves. Tous ces détails ignobles qui offensent l'œil au grand jour étaient adoucis par le clair de lune ou perdus dans un vague confus; et l'effet de cette muette cité de palais qui semblait endormie sur les eaux au milieu du calme brillant de la nuit, était capable de produire l'impression la plus profonde sur l'imagination la moins exaltée. Mon compagnon s'aperçut de mon émotion, et parut se livrer un moment lui-même au même genre de sensations; et comme nous échangeâmes quelques remarques relativement à ces ruines de la gloire humaine qui étaient devant nous, sa voix, ordinairement si enjouée, avait un doux accent de mélancolie que je ne lui avais jamais trouvé, et que j'oublierai difficilement. Cette disposition toutefois ne dura qu'un instant; il passa rapidement de là à une raillerie qui le mit bientôt d'une humeur tout-à-fait différente, et nous nous séparâmes sur les trois heures, à la porte de son palais, en riant, comme nous nous étions abordés, après être auparavant convenus que je dînerais de bonne heure le lendemain à sa villa, en prenant la route de Ferrare.
J'employai la matinée du jour suivant à achever de voir tout ce qu'il y a à Venise, n'oubliant pas surtout d'examiner ce portrait peint par Giorgone, à l'entour duquel l'exclamation du poète, «mais quelle femme 114!» attirera long-tems les admirateurs de la beauté. Je quittai Venise, et vers trois heures j'arrivai à la Mira. Je trouvai mon illustre hôte qui m'attendait. En traversant le vestibule, je vis la petite Allegra avec sa bonne, qui paraissait rentrer de la promenade. J'ai déjà dit combien son imagination bizarre se plaisait à falsifier son caractère, et à s'attribuer les défauts les plus étrangers à sa nature: j'en eus dans cette occasion une preuve frappante. Après avoir dit quelques mots en passant à la petite, je fis quelques remarques sur sa beauté; il me dit alors: «Avez-vous quelque idée (mais je présume que oui) de ce qu'on appelle tendresse paternelle? pour moi, je n'en ai pas la moindre.» Et lorsqu'un an ou deux après cet enfant vint à mourir, celui qui proférait alors ces paroles si dénuées de vérité, fut si accablé de cet événement que tous ceux qui l'entouraient tremblèrent à cette époque pour sa raison.
Note 114: (retour) Ce n'est que son portrait et celui de son fils et de sa femme, mais quelle femme! c'est l'amour en vie! (BEPPO, Stance 12.)Il paraît pourtant que cette description du tableau n'est pas exacte; car, suivant Vassari et d'autres, Giorgone ne fut jamais marié, et mourut jeune. (Note de Moore.)
Peu de tems avant le dîner, il sortit de l'appartement, et y rentra une ou deux minutes après, portant à la main un sac de peau blanche. «Regardez, me dit-il, en me le présentant, ceci vaudrait quelque chose pour Murray, quoique vous, j'en suis sûr, n'en voulussiez pas donner six sous.--Qu'est-ce que cela? lui demandai-je.--Ma vie et mes aventures, répondit-il.» En entendant ceci, je fis un geste d'étonnement. «Ce n'est pas une chose, continua-t-il, qui puisse se publier de mon vivant; mais vous pouvez le prendre si vous voulez: tenez, faites-en ce qu'il vous plaira.» Je le remerciai vivement, en prenant le sac, et j'ajoutai: «Ce sera un joli legs à faire à mon petit Tom, qui étonnera, par cette publication, les dernières années du dix-neuvième siècle.» Il me dit ensuite: «Vous pouvez montrer cela à vos amis, si vous croyez que cela en vaille la peine.» Et voilà, presque mot pour mot, ce qui se passa entre nous à ce sujet.
A dîner, nous eûmes le plaisir de la société de Mme Guiccioli, qui, sur
un mot de Lord Byron, eut la bonté de me donner une lettre
d'introduction pour son frère le comte Gamba, qu'il était probable,
d'après eux, que je trouverais à Rome. Je n'eus jamais l'occasion de
présenter cette lettre, qui était ouverte pour que j'en prisse lecture,
et dont la plus grande partie avait été, j'imagine, dictée par mon noble
ami.--Je ne crois donc pas commettre une indiscrétion en en donnant ici
l'extrait, prévenant le lecteur que l'allusion faite au château, etc.,
etc., est relative à des contes sur la barbarie de Lord Byron envers sa
femme, que le jeune comte avait entendu rapporter, et qu'il croyait
aveuglément. Après quelques phrases de complimens, la lettre continue
ainsi: «Il est en route pour voir les merveilles de Rome, et personne,
j'en suis sûr, n'est plus capable de les apprécier. Tu m'obligeras et me
feras plaisir en lui servant de guide autant qu'il te sera possible.
C'est un ami de Lord Byron, et qui est beaucoup mieux instruit de son
histoire qu'aucun de ceux qui l'ont racontée. En conséquence, il te
décrira, pour peu que tu lui demandes, la forme, les dimensions et tout
ce que tu voudras savoir de ce château, où il tient captive une femme
jeune et innocente, etc., etc.--Mon cher Piétro, quand tu auras ri de
tout ton cœur de tout cela, fais deux mots de réponse à ta sœur, qui
t'aime et t'aimera toujours avec la plus vive tendresse.
»THÉRÉSA GUICCIOLl.»
Après m'avoir exprimé ses regrets de ce que je ne pouvais prolonger davantage mon séjour à Venise, mon noble ami me dit:--«Il me semble, du moins, que vous auriez pu disposer d'un ou deux jours pour aller avec moi à Arqua. J'aurais aimé, continua-t-il d'un air pensif, à visiter cette tombe-là avec vous.»--Puis, reprenant sa gaîté ordinaire; «Nous ferions un joli couple de poètes pélerins, Tom, qu'en pensez-vous?» Je ne me rappelle jamais sans étonnement et sans me le reprocher amèrement, que j'ai refusé cette offre, perdant ainsi, par ma faute, l'occasion de faire une excursion dont le souvenir eût été pendant le reste de ma vie celui d'un rêve enchanteur. Mais mon but principal, qui était d'aller à Rome et, s'il se pouvait, jusqu'à Naples, dans l'intervalle de tems auquel les circonstances me limitaient, m'empêcha de sentir tout le prix de la partie qui m'était offerte.
Quand le moment du départ arriva, il m'exprima son intention de m'accompagner pendant quelques milles, et ordonnant qu'on fît suivre ses chevaux, il monta dans ma voiture, et revint avec moi jusqu'à Stia. Ce fut là que, pour la dernière fois, combien, hélas! j'étais loin de croire que c'était la dernière, je dis adieu à mon bon, à mon admirable ami.
FIN DU TOME ONZIÈME.