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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 11: comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore

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LETTRE CCCIX.

A M. HOPPNER.

Venise, 28 février 1818.



«MON CHER MONSIEUR,

«Notre ami le comte M***, m'a donné des sueurs froides, hier au soir, en me parlant d'une traduction de Manfred, dont je suis menacé (et en vénitien encore pour compléter la chose) par quelque Italien qui vous l'a envoyée à corriger;--c'est pourquoi je prends la liberté de vous importuner à ce sujet. Si vous avez quelque voie de communication avec cet homme, voulez-vous bien me permettre de lui faire l'offre du prix qu'il pourra obtenir, ou croit obtenir de sa traduction, à la condition qu'il la jettera au feu 87, et s'engagera à n'en plus entreprendre d'autre, tant de ce drame que de tous mes autres ouvrages.

Note 87: (retour) S'étant assuré que le plus que ce traducteur peut obtenir de son manuscrit était 200 fr., lord Byron lui offrit cette somme, s'il voulait renoncer à le publier. L'Italien, toutefois, s'obstina à en vouloir d'avantage, et on ne put l'amener à capituler, qu'en lui déclarant assez clairement, de la part de lord Byron, que s'il persistait dans son projet de publication, il lui donnerait des étrivières la première fois qu'il le rencontrerait. Peu disposé à souffrir le martyr dans cette cause, le traducteur accepta les 200 fr., remit son manuscrit, et s'engagea en même tems, par écrit, à ne jamais traduire aucun des ouvrages du noble poète. (Note de Moore.)

»Comme je n'écris pas aux Italiens, ni pour les Italiens, ni au sujet des Italiens, à l'exception d'un poème qui n'est pas encore publié, et où j'ai dit tout le bien que je savais d'eux, et même celui que je ne savais pas, et où je me suis tu sur le mal que j'en connaissais, j'avoue que je désire qu'ils me laissent tranquille et ne me traînent pas dans l'arène comme un de leurs gladiateurs, me forçant d'entrer dans une lutte ridicule à laquelle je n'entends rien, ne m'en étant jamais mêlé, ayant eu soin, au contraire, de me tenir éloigné de leurs cercles littéraires, ici, à Milan, et partout ailleurs. Je suis venu en Italie pour y jouir du climat et de la tranquillité s'il est possible, j'aurais mis obstacle à la traduction de Mossi, si j'en avais été prévenu, et que j'eusse pu le faire;--mais je me flatte que j'arriverai encore à tems pour arrêter l'essor de ce nouvel individu dont j'ai entendu parler hier pour la première fois. Il ne réussira qu'à se faire tort à lui-même, sans aucun avantage pour sa coterie; car tout cela est une affaire de coterie. Notre genre de penser et d'écrire est si extrêmement différent, que je ne vois rien de plus absurde que de tenter un rapprochement entre la poésie anglaise et italienne d'aujourd'hui. J'aime beaucoup le peuple italien et sa littérature; mais je n'ai pas la moindre ambition d'être l'objet de leurs discussions littéraires et personnelles (ce qui paraît être à peu près la même chose ici comme presque partout); si donc vous pouvez m'aider à empêcher cette publication, vous ajouterez beaucoup à tous les services qu'a déjà reçus de vous votre

»Sincèrement dévoué, etc.

»P. S. Comment va le fils et la maman? bien, j'espère.»


LETTRE CCCX.

À M. ROGERS.

Venise, 3 mars 1818.



«Je n'ai pas, comme vous le dites, «pris pour femme l'Adriatique.» J'ai appris la perte de Moore, par une lettre de lui, qui a été retardée trois mois en route. J'en ai été véritablement affligé; mais, en pareil cas, que peuvent les paroles?

»La villa dont vous parlez est celle d'Este, qui m'a été louée par M. Hoppner, consul général ici. Je l'ai arrêtée pour deux ans, comme villeggiatura, ou maison de campagne.--Elle est située au milieu des collines Euganéennes, dans une position superbe, et l'habitation est fort agréable. Le vin y est abondant, ainsi que tous les fruits de la terre. Elle est voisine du vieux château des Estes, ou Guelphes, et à quelques milles d'Arques, que j'ai parcourue deux fois et que j'espère voir encore souvent.

»J'ai passé tout l'été dernier, à l'exception d'une excursion que j'ai faite à Rome, sur les bords de la Brenta. C'est à Venise, que j'établis mes quartiers d'hiver. Je fais transporter mes chevaux sur le Lido, le long de l'Adriatique, du côté du fort, de sorte que je puis, tous les jours, quand je suis en bonne santé, galopper pendant quelques milles, le long de cette langue de rivage qui va jusqu'à Malamocco; mais, depuis quelques semaines, j'avais été malade: je commence à aller mieux. Le carnaval a été court, mais bon; je ne sors pas beaucoup, excepté dans le tems des masques: cependant il y a une ou deux conversazioni je vais régulièrement, seulement pour me conformer à l'usage, car j'ai eu des lettres pour ceux qui les donnent, et ce sont des gens très-susceptibles sur ce point. Quelquefois aussi, mais très-rarement, je vais chez le gouverneur.

»C'est un endroit charmant à cause des femmes. J'aime beaucoup leur dialecte et leur langage. Il y a en elles une naïveté tout-à-fait séduisante, et puis le romantique du lieu est un puissant accessoire. Il bel sangue, cependant, ne domine pas aujourd'hui parmi les dames, ou si vous voulez dans les classes élevées. On le trouve plus tôt sous «i fazzioli,» ou mouchoirs (espèce de voile blanc que les femmes du peuple portent sur leurs têtes.)--La vesta zondale, ancien costume national des femmes, n'existe plus. La ville, cependant, décline tous les jours, et ne gagne pas en population. Cependant je la préfère à toute autre d'Italie, et c'est ici que j'ai planté mon pavillon, et que je me propose de résider pendant le reste de ma vie, à moins que des événemens liés à des affaires qui ne peuvent avoir lieu qu'en Angleterre, ne me forcent d'y retourner, autrement ce pays ne m'inspire que peu de regrets, et aucun désir de le revoir pour lui-même. Je serai pourtant probablement obligé d'y retourner pour signer des papiers relatifs à mes affaires, et une procuration pour les whigs, et aussi pour voir M. Waites; car je ne puis trouver un bon dentiste ici, et tous les deux ou trois ans on a besoin d'en voir un.--Quant à mes enfans, il faut que je m'abandonne à la destinée. J'en ferai venir un ici, et je serai bien heureux de voir ma fille légitime, quand il plaira à Dieu, ce qui lui plaira peut-être un jour ou l'autre. À l'égard de ma *** mathématicienne, je puis fort bien m'en passer.

»Le récit de votre Visite à Fonthill, est très-remarquable. Pourriez-vous lui demander, de ma part, une copie manuscrite des derniers contes 88. Je crois la mériter comme ayant manifesté publiquement ma vive admiration pour les premiers. Je les rendrai quand je les aurai lus, et ne ferai pas mauvais usage de la copie, si elle m'est accordée. Murray, qui m'envoie tout d'une manière sûre, se chargera de cela. Si je retourne jamais en Angleterre, j'aurai beaucoup de plaisir à voir l'auteur avec sa permission; en attendant, vous ne pourrez m'obliger davantage que de me procurer le moyen de lire cet ouvrage en anglais ou en français, cela m'est égal, quoique je préférasse l'italien. J'ai un exemplaire français de Wathek, que j'ai acheté à Lausanne. Je lis le français avec facilité et avec beaucoup de plaisir, quoique je ne sache ni le parler ni l'écrire. Quant à l'italien, je le parle maintenant fort couramment, et l'écris assez facilement pour le besoin que j'en ai; mais je n'aime pas leur prose moderne; elle est pesante et bien différente de celle de Machiavel.

Note 88: (retour) Ces contes sont la continuation de Vathek par l'auteur de cette production, si remarquable et si forte. Les contes qui composent cette suite non publiée, à ce que j'ai entendu dire, sont censés racontés par les princes dans le palais d'Eblis. (Note de Moore.)

»On dit que Francis est Junius. Il me semble que ce n'est pas improbable: je me rappelle l'avoir rencontré à dîner chez lord Grey. N'a-t-il pas épousé dernièrement une jeune femme, et n'a-t-il pas été, il y a bien des années, dans l'Inde, le cavaliere servante de Mme Talleyrand.

»J'ai lu dans les journaux ma mort, qui n'est pas vraie. Je crois qu'on s'occupe de marier tout ce qui reste de célibataire dans la famille royale. On a représenté Fazio avec un succès brillant et bien mérité à Covent-Garden: c'est un bon signe. J'ai tâché, pendant que j'étais membre de la direction de Drury-Lane, d'y faire recevoir cette pièce; mais j'ai dû céder au nombre. Si vous pensez à venir dans ce pays, vous me le ferez sans doute savoir quelque tems auparavant. Je présume que Moore ne bougera pas. Rose est ici,--je l'ai vu l'autre soir chez Mme Albrizzi. Il parle de s'en retourner en mai. Mes amitiés aux Hollands.

»Toujours, etc.

»P. S. On a massacré notre Othello, pour en faire un opéra (l'Otello de Rossini). La musique est belle, mais lugubre; quant aux paroles, toutes les scènes originales avec Iago sont supprimées, et on les a remplacées par les plus plattes sottises. Le mouchoir a été changé en billet doux, et le premier chanteur n'a pas voulu se noircir la figure pour quelque excellente raison donnée dans la préface. Le chant, les costumes et la musique sont fort beaux.»


LETTRE CCCXI.

A M. MOORE.

Venise, 16 mars 1818.



«MON CHER TOM,

»Depuis ma dernière, qui, j'espère, vous est parvenue, j'ai reçu une lettre de notre ami Samuel. Il parle d'un voyage en Italie pour cet été.--Ne l'accompagnerez-vous pas? Je ne sais pas si notre genre de vie italien vous plaira ou non........................................... .....................................................................

»C'est un singulier peuple! L'autre jour je disais à une fille: Il ne faut pas venir demain, parce que Margarita viendra à telle heure, à moins, pourtant, que vous ne me promettiez d'être amies. (Ce sont toutes deux des filles de cinq pieds dix pouces, avec de grands yeux noirs et de belles tailles, dignes de donner naissance à des gladiateurs), et j'avais eu quelque peine à les empêcher de se battre dans une rencontre précédente. Elle me répondit par une déclaration de guerre contre l'autre, qui, dit-elle, serait une guerra di Candia. N'est-il pas bizarre que le peuple de Venise fasse encore allusion par un proverbe à cette lutte si glorieuse et si fatale pour la république?

»Ils ont de singulières expressions; par exemple 89: viscere, qui est une expression de tendresse, comme mon amour ou mon cœur. Ils disent aussi: «J'irais pour vous au milieu de cent couteaux.» Mazza ben, «pour un attachement excessif, littéralement, je vous veux du bien jusqu'à vous tuer.» Puis ils expriment cette phrase: «Croyez-vous que je voulusse vous faire tant de mal?» par: «croyez-vous que je voulusse vous assassiner de la sorte? Un tems perfide, pour un mauvais tems; des routes perfides,» pour de mauvaises routes; enfin, mille allusions et métaphores prises dans l'état de la société et les coutumes du moyen-âge.

Note 89: (retour) Viscères, entrailles.

»Je ne suis pas très-sûr que mazza ne veuille pas dire massa, beaucoup, une masse; au lieu de l'interprétation que je lui ai donnée; mais, quant aux autres phrases, je réponds de leur sens.

»Il est trois heures, il faut que j'aille au lit, au lit, au lit, comme disait la mère S*** (cette tragique ame de la mathématicienne 90)..... .......................................................................

Note 90: (retour) Il est probable que cette épithète de mathématicienne, répétée ici pour la seconde fois, s'applique à lady Byron. (Note du Trad.)

»On m'apprend que lady Melbourne est très-malade.--J'en serais très-fâché! elle est ma meilleure amie; quand je dis amie, je ne veux pas dire maîtresse; car c'est tout l'antipode.

»Parlez-moi de vous et de tout le monde.--Comment va Sam? Êtes-vous content de vos voisins, le marquis et la marchesa, etc., etc.?»


LETTRE CCCXII.

A M. MURRAY.

Venise, 25 mars 1818.



«J'ai reçu votre lettre où vous me rendez compte de Beppo.--Je vous ai envoyé quatre nouvelles stances pour ce poème, il y a une quinzaine, dans le cas où vous imprimeriez ou réimprimeriez......... ....................................................

»Croker a bien deviné, mais le genre n'est pas anglais, il est italien. C'est Berni qui a servi d'original à tous les autres. Whistlecraft a été mon modèle direct. Je ne connais les Animaux de Rose, que depuis quelques jours, c'est excellent; mais comme je l'ai déjà dit; c'est Berni qui est le père de ce genre d'écrits auquel, à mon avis, notre langue s'adapte aussi très-bien. Nous verrons comment cela prendra. En cas de succès, je vous en enverrai un volume dans un an ou deux; car je connais bien le genre de vie italien, et le connaîtrai encore mieux. Je me sens encore assez de vigueur pour la poésie et la peinture des passions.

»Si vous croyez que cela puisse vous être avantageux, ainsi qu'à l'ouvrage, vous pouvez y mettre mon nom; mais consultez d'abord ceux qui s'y entendent. Quoi qu'il en soit, je prouverai que je puis écrire gaîment, et je repousserai la charge de monotonie, et de n'avoir qu'une manière.

»Votre, etc.

»Voulez-vous m'envoyer, par une lettre sous enveloppe, ou dans un paquet, une demi-douzaine des gravures coloriées de la dernière miniature que fit Holmes, un peu avant mon départ d'Angleterre.--Les gravures datent à peu près d'une année.--Je vous serai très-obligé, quelques personnes m'en ayant fait la demande: c'est un portrait de mon honorable individu, peint pour Scrope B. Davies Esq.................... .......................................................................

»Pourquoi ne m'avez-vous pas envoyé de réponse, et la liste des souscripteurs à la traduction de l'Eusèbe Arménien dont je vous ai fait passer des prospectus imprimés en français, il y a deux mois? Vous sont-ils parvenus? Je vous en enverrai d'autres.--Je ne veux pas que vous négligiez mes Arméniens. Quant à moi, poudre à dents, magnésie, teinture de myrrhe, brosses à dents, emplâtre de diachillon et quinquina; voilà mes demandes personnelles.


LETTRE CCCIV.

A M. MURRAY.

Venise, 11 avril 1818.



«Cette lettre vous sera remise par le signor Gioe Bata Missiaglia, propriétaire de la librairie d'Apollon, et le premier éditeur-libraire qui soit maintenant à Venise. Il va à Londres pour affaires, et dans le but de former des relations avec des libraires anglais; et c'est dans l'espoir qu'un avantage mutuel peut en résulter pour vous et pour lui, que je vous l'envoie avec cette lettre d'introduction.--Si vous pouvez lui être utile, soit par vos recommandations ou par quelques attentions personnelles, vous l'obligerez et me ferez plaisir. Vous pourrez peut-être aussi tous deux trouver le moyen d'établir entre vous quelque relation littéraire agréable au public et avantageuse à l'un et à l'autre.

»Dans tous les cas, faites-lui des politesses, par rapport à moi autant que pour l'honneur et la gloire des auteurs et éditeurs présens et à venir, dans tous les siècles des siècles.

»Je lui ai confié aussi un grand nombre de lettres manuscrites, en français, en anglais et en italien, de quelques Anglais établis en Italie pendant le cours du siècle dernier. Ces écrivains sont lord Hervey, lady M.W. Montague (il n'y en a que très-peu d'elle, ce sont des billets-doux en français à Algarotti; une lettre en anglais, en italien et en toutes sortes de jargons, toujours au même), Gray, le poète (une lettre); Masson (deux ou trois); Garrick, lord Chatham, David Hume et plusieurs moins célèbres,--toutes adressées à Algarotti. Je pense qu'en faisant avec discernement un choix de celles-ci, on en pourrait former un volume agréable de lettres diverses, pourvu qu'un bon éditeur voulût se charger de composer ce recueil, et d'y faire une préface avec quelques notes, etc., etc.

»Le propriétaire de ces lettres est un de mes amis,--le docteur Aglietti, nom célèbre en Italie. Si vous êtes disposé à les publier, ce sera à son profit: c'est donc pour lui et à lui que vous fixerez un prix, si vous vous chargez de l'ouvrage. Je m'en rendrais éditeur moi-même, si je n'étais trop éloigné et trop paresseux pour cette entreprise; mais je désirerais qu'elle pût se faire. Les lettres de lord Hervey, d'après l'avis de M. Rose et le mien, sont bien écrites, et les petits billets d'amour français sont certainement de lady M.W. Montague; le français n'en est pas bon, mais les pensées en sont charmantes. La lettre de Gray est bien, celle de Mason passable:--toute cette correspondance a besoin d'être bien épluchée; mais cela fait, on peut en obtenir un joli petit volume qui aura la vogue.--Il y a plusieurs lettres de ministres:--Gray, l'ambassadeur à Naples; Horace Mann, et d'autres animaux de la même espèce.

»J'avais pensé qu'on aurait pu, dans la préface, défendre lord Hervey contre l'attaque de Pope, et Pope, quo ad, Pope, le poète, contre tout le monde, et surtout contre l'entreprise injustifiable commencée par Warton, et renouvelée de nos jours par l'école moderne des critiques et des écrivailleurs qui se croient des poètes parce qu'ils n'écrivent pas comme Pope. Cette absurde présomption et ce maudit goût perverti me font perdre patience: toute votre génération actuelle ne vaut pas un seul chant de la Boucle enlevée, de l'Essai sur l'homme ou de la Dunciade, enfin de quelque chose de lui. Mais il est trois heures du matin, et il faut que j'aille me coucher.

»Toujours tout à vous.»


LETTRE CCCXV.

A M. MURRAY.

Venise, 17 avril 1818.



«Il y a quelques jours, je vous écrivis pour vous demander de prier Hanson de donner des ordres à son messager pour qu'il continue sa route de Genève à Venise, par la raison que moi je ne veux pas aller de Venise à Genève. Si cela ne se fait pas ainsi, le messager peut aller au diable avec celui qui l'a envoyé: je vous prie de lui réitérer ma demande.

»J'ai joint au renvoi des épreuves deux stances de plus pour le chant quatrième; sont-elles arrivées?......................................... ........................................................................

»Avez-vous reçu deux stances additionnelles pour les insérer vers la fin du chant quatrième? Répondez, afin que je puisse les envoyer dans le cas contraire.

»Dites à M. *** et à M. Hanson qu'ils peuvent autant compter que Genève viendra à moi que d'imaginer que j'irai à Genève. Le messager peut continuer ou s'en retourner à son gré, mais moi je ne bougerai pas, et je regarde comme une étonnante absurdité, de la part de ceux qui me connaissent, de se figurer que cela puisse être autrement, pour ne pas ajouter qu'il y a de la méchanceté à vouloir me tourmenter inutilement. Si, dans cette occasion, mes intérêts ont à souffrir, c'est leur négligence qui doit en porter le blâme, et qu'ils aillent au diable tous ensemble............................................... .......................................................

»Il est dix heures, c'est le moment de s'habiller.

»Votre, etc., etc.»


LETTRE CCCXVI.

A M. MURRAY.

Venise, 23 avril 1818.



«Le tems est passé où je pouvais pleurer les morts, autrement j'aurais pleuré celle de lady Melbourne, la meilleure, la plus aimable, la mieux organisée de toutes les femmes que j'aie jamais connues, jeunes ou vieilles; mais j'ai été rassasié d'horreurs, et des événemens de cette espèce ne peuvent plus produire en moi qu'un engourdissement pire que la douleur;--c'est l'effet d'un coup violent au coude ou sur la tête. Voilà encore un lien de moins entre l'Angleterre et moi.

»Passons aux affaires; je vous ai présenté Beppo comme faisant partie de notre contrat pour le quatrième chant, en considération du prix que vous m'en donnez, et dans l'intention de vous offrir une ressource de plus, en cas d'un caprice de la part du public, ou que moi-même j'eusse échoué dans mon poème; mais rappelez-vous bien que je ne veux pas qu'on le publie mutilé et rhabillé à votre guise; c'est à mes amis et à moi que je réserve le droit de corriger la presse.--Si la publication continue, elle continuera dans sa forme actuelle...................... .......................................................

»Comme M*** dit qu'il n'a pas écrit cette lettre, je suis prêt à le croire; mais quant à la fermeté de ma première conviction, je m'en rapporte à M****, qui peut vous assurer de la bonne foi avec laquelle je me trompais sur ce point. Il a aussi la note, ou du moins il l'avait, car je la lui ai donnée avec mes commentaires verbaux sur ce point. Quant à Beppo, je n'en changerai et n'en retrancherai pas une syllabe pour le bon plaisir de personne que le mien.

»Vous pouvez leur dire ceci, et ajoutez que la force ou la nécessité pourraient seules me faire faire un pas vers les lieux où ils voudraient m'entraîner.

»Si vos affaires littéraires prospèrent, faites-le-moi savoir; si Beppo plaît, vous aurez encore quelque chose de plus dans le même genre d'ici à un an ou deux. Sur ce, «bonjour, mon bon monsieur le lieutenant.»

«Votre, etc.»


LETTRE CCCXVII.

A M. MOORE.

Palazzo Mocenigo, Canal Grande.
Venise, 1er juin 1818.




«Votre lettre me donne presque les seules nouvelles que j'aie encore eues du quatrième chant, et elle ne me fixe nullement sur son sort; du moins elle ne me dit pas comment le poème a été reçu par le public; mais je n'en augure pas grand'chose, d'abord à cause de «l'horrible silence» de Murray, puis d'après ce que vous me dites au sujet des stances qui entrent l'une dans l'autre 91; mais cette idée ne me paraît pas venir de vous, ce sont les bleus qui vous en auront étourdi les oreilles. Le fait est que la terza rima des Italiens, qui va toujours son train, peut bien m'avoir porté à faire quelques expériences, ou bien la nonchalance m'aura conduit à la présomption, ou, si vous voulez, la présomption à la nonchalance; dans l'un ou l'autre cas, il est probable qu'il faut renoncer au succès, et que ma jolie femme se terminera en poisson, de sorte que Childe Harold sera comme la syrène qui est dans l'écusson de ma famille, et son quatrième chant lui servira de queue. Quoi qu'il en soit, je ne veux pas chercher querelle au public, car les Bulgares ont ordinairement raison, et si j'ai manqué le but cette fois, je puis l'atteindre une autre; ainsi donc, que les dieux nous tiennent en joie....................... ...................................................................

Note 91: (retour) Je lui disais, je crois, dans ma lettre, que cet usage de faire entrer une stance dans l'autre ressemblait un peu à prendre des chevaux pour une autre poste sans s'arrêter. (Note de Moore.)

»Vous aimez Beppo, vous avez raison..........

«Je n'ai pas encore vu les Fudges 92; mais je vis dans l'espoir qu'ils m'arriveront. Je n'ai pas besoin de vous dire que vos succès sont les miens. A propos, Lydia Volute est ici, et vient de m'emprunter mon exemplaire de votre Lalla Rookh...........

Note 92: (retour) Ouvrage de Moore.

»Je ne connais de bon modèle pour la vie de Shéridan que celle de Savage. Rappelez-vous, cependant, qu'il est facile de rendre la vie d'un tel homme bien plus amusante que s'il eût été un Wilberforce,--et cela sans offenser les vivans et sans insulter les morts. Les whigs l'injurièrent, ce qui n'empêcha pas qu'il ne les abandonna jamais.--Quant à ses créanciers, rappelez-vous que Shéridan ne posséda jamais un scheling, qu'il se trouva jeté au milieu de la haute société avec de grandes facultés et de grandes passions, et porté au pinacle de la gloire sans aucun moyen apparent de se soutenir dans son élévation. Fox payait-il ses dettes?--et Shéridan accepta-t-il jamais une souscription? L'ivrognerie du duc de Norfolk était-elle plus excusable que la sienne? ses intrigues étaient-elles plus notoires que celles de ses contemporains? et sa mémoire sera-t-elle flétrie pendant que la leur est respectée? Ne vous laissez pas entraîner par des clameurs, mais comparez-le d'abord avec Fox, le faiseur de coalitions et le pensionnaire Burke, comme homme à principes politiques, comparez-le à cent mille autres, si vous voulez, en fait de rapports personnels, mais à personne pour le talent, car il laisse tout le monde loin derrière lui; sans moyens pécuniaires, sans liaisons, sans réputation, ce qui d'abord put être une injustice et finit ensuite par l'entraîner (du désespoir à la folie), il les surpassa tous dans tout ce qu'il entreprit jamais; mais, hélas! pauvre nature humaine! Bonne nuit, ou plutôt, bonjour.--Il est quatre heures; l'aurore brille sur le Grand Canal et découvre le Rialto.--Il faut aller coucher.--J'ai veillé toute la nuit;--mais, comme dit Georges Philpot, c'est là la vie, quoiqu'une diable de vie.

»Toujours tout à vous.

»Excusez les méprises.--Je n'ai pas le tems de relire: la poste part à midi. Je vous écrirai bientôt du nouveau au sujet de votre plan de publication.»

Pendant la plus grande partie de l'époque que comprend cette série de lettres, Lord Byron avait continué d'occuper le même appartement, dans une petite rue fort étroite, chez un marchand de toile, à la femme duquel il consacrait une grande partie de ses pensées. Sa conduite prouve évidemment qu'il était alors attaché à cette femme, autant du moins qu'une passion si fugitive peut mériter le nom d'attachement. Le langage de ses lettres démontre suffisamment combien la nouveauté de cette liaison avait séduit son imagination; et les Vénitiens, chez qui de tels arrangemens sont des choses toutes naturelles, s'amusaient beaucoup de l'assiduité avec laquelle il accompagnait sa signora aux théâtres et aux redoutes. Ce fut même avec beaucoup de peine qu'il se décida à se séparer d'elle le tems qu'il lui fallait pour la courte visite qu'il fit à la ville immortelle où il acquit lui-même un de ses plus beaux titres à l'immortalité 93, et, dans l'espace de quelques semaines, ayant puisé plus d'inspirations dans tout ce qu'il voyait qu'il n'eût été susceptible d'en éprouver en d'autres lieux pendant des années entières, il se hâta de revenir sans étendre son voyage jusqu'à Naples, après avoir écrit à la belle Marianna de venir au-devant de lui à quelque distance de Venise.

Note 93: (retour) Par son poème des Plaintes du Tasse qu'il y composa, comme on l'aura vu dans ses lettres. (Note du Trad.)

Outre les marques de libéralité qu'il avait su donner à propos au mari, qui, à ce qu'il paraît, avait failli dans son commerce, il avait fait aussi présent à la dame d'une belle parure de diamans, et l'on raconte à ce sujet une anecdote qui montre l'excessive indulgence et facilité de son caractère envers ceux qui avaient su trouver quelque accès dans son cœur. Un écrin qu'on voulait vendre lui ayant été offert un jour, il ne fut pas peu surpris de reconnaître les mêmes bijoux qu'il avait, quelque tems auparavant, donnés à sa belle maîtresse, et qui, par quelque moyen très-peu romantique, avaient été remis de nouveau en circulation. Sans s'informer, cependant, de quelle manière la chose était arrivée, il racheta généreusement l'écrin, et en fit de nouveau présent à la dame, lui reprochant avec bonté le peu de cas qu'elle semblait faire de ses dons.

On ne peut dire jusqu'à quel point cet incident, peu sentimental, eut part à dissiper les illusions de sa passion; mais il est certain qu'avant l'expiration de la première année il commença à trouver que son logement dans la Spezieria était incommode; il entra alors en marché avec le comte Gritty pour son palais situé sur le Grand Canal, s'engageant à payer deux cents louis de loyer, ce qui est, je crois, regardé comme un prix considérable à Venise. S'étant aperçu, cependant, que, dans la copie de l'acte qu'on lui apporta à signer, on avait introduit une nouvelle clause qui l'empêchait, non-seulement de sous-louer la maison, s'il quittait Venise, mais encore d'en permettre l'occupation à aucun de ses amis pendant les absences momentanées qu'il pourrait faire, il refusa de conclure à ces conditions; et piqué qu'on se fût départi d'une manière si importante du premier engagement pris avec lui, il déclara dans une société qu'il donnerait volontiers le même prix, quoiqu'il fût reconnu exorbitant, de tout autre palais de Venise, quelque inférieur qu'il pût être à celui-là. Après une telle déclaration il ne devait pas s'attendre à rester long-tems sans maison, et la comtesse Mocenigo lui ayant offert un de ses trois palazzi sur le Grand Canal, il se transporta dans cette habitation dans l'été de la même année, et continua d'y résider pendant le reste de son séjour à Venise.

Tout blâmable qu'était, sous le rapport des mœurs et des convenances, le genre de vie qu'il menait chez M***, je me vois forcé d'avouer avec peine que c'était peu de chose en comparaison de la licence effrénée à laquelle, après avoir rompu cette liaison, il s'abandonna sans réserve et comme un homme qui veut tout braver; j'ai déjà cherché à donner quelque idée de l'état de son esprit avant son départ d'Angleterre, et j'ai dit, je crois, que parmi les sentimens qui se réunissaient en lui pour y produire cette force de résistance concentrée qu'il opposait alors à son sort, il y avait surtout une indignation pleine de mépris pour ses compatriotes, à cause des outrages qu'il croyait en avoir reçus; pendant quelque tems les sentimens affectueux qu'il conservait encore pour Lady Byron, et une espèce d'espérance vague que tout n'était peut-être pas perdu, le tinrent dans une situation d'esprit un peu plus douce et plus traitable, le laissant encore assez soumis à l'influence de l'opinion des Anglais pour l'empêcher de se révolter contre elle, comme il le fit malheureusement par la suite.

Tandis que d'une part la tentative d'une réconciliation avec lady Byron venait, en échouant, de briser le dernier lien qui l'attachait à sa patrie; de l'autre, malgré la vie tranquille et retirée qu'il menait à Genève, il ne voyait aucune trève à la guerre de calomnie qu'on faisait à sa réputation, le même esprit de malveillance qui s'était attaché chez lui à tous ses pas ayant réussi à l'épier dans son exil, avec une surveillance non moins perfide. A cette conviction, qui n'avait que trop de probabilité, il ajouta tout ce qu'une imagination comme la sienne peut prêter à la vérité, interprétant à sa manière tout ce qui était susceptible d'interprétation dans le silence des uns ou l'absence des autres, jusqu'à ce qu'enfin, s'armant contre des ennemis et des outrages imaginaires, et se regardant, à ce qu'il paraît, comme un proscrit, il résolut avec le même désespoir que, puisque ses compatriotes ne voulaient pas rendre justice au côté estimable de son caractère, il aurait au moins l'étrange satisfaction de les narguer, de les révolter par ce qu'il avait de vicieux; je suis convaincu que c'est à ce sentiment, bien plus qu'à un goût dépravé pour un tel genre de vie, qu'on doit attribuer les folies auxquelles il se livra pendant quelque tems. L'effet excitant produit par cette espèce d'existence, tant qu'elle dura, ressemble tellement à ce qu'il nous dit être toujours en lui le résultat d'une vive opposition et d'une violente résistance, que nous voyons assez combien ces derniers sentimens durent avoir de part à ses excès. Le lecteur aussi n'aura pu sans doute s'empêcher de remarquer le changement évident du caractère de ses lettres: on y trouve, avec une augmentation incontestable de vigueur intellectuelle, un ton de violence et de bravade qui éclate continuellement, et qui indique de quel degré de force répulsive il était parvenu à s'armer.

En effet, loin que les facultés de son esprit fussent affaiblies ou diminuées par ces désordres, peut-être à aucune autre époque de sa vie ne posséda-t-il aussi complètement toute son énergie; et son ami Shelley, qui alla à Venise vers ce tems pour le voir 94, disait souvent que tout ce qu'il avait remarqué alors de la capacité de son génie lui en avait donné une bien plus haute idée que celle qu'il en avait d'abord conçue. Ce fut effectivement alors que Shelley esquissa et écrivit en grande partie son poème de Julien et Maddalo, et qu'il a dépeint d'une manière si pittoresque son noble ami 95 dans le dernier de ces deux personnages. On m'a dit aussi que les allusions au cygne d'Albion, dans les vers écrits au milieu des collines Euganéennes, étaient le résultat de ce même accès d'enthousiasme et d'admiration.

Note 94: (retour) Voici un extrait d'une lettre de Shelley à un ami, à cette époque.

Venise, août 1818.



«Nous sommes venus de Padoue ici en gondole, et le gondolier, entr'autres choses, et sans que nous l'eussions mis sur la voie, se mit à nous parler de lord Byron. Il dit que c'était un giovanetto inglese, avec un nom bizarre, qui vivait dans un grand luxe et dépensait de grosses sommes d'argent...............................................

»A trois heures j'étais chez lord Byron. Il fut enchanté de me voir, et notre première conversation roula naturellement sur l'objet de notre visite..... Il me mena dans sa gondole de l'autre côté de la lagune, sur un long rivage sablé qui défend Venise de l'Adriatique. En débarquant, nous trouvâmes ses chevaux qui nous attendaient, et les ayant montés, nous nous promenâmes le long du rivage en causant. Notre conversation se composa en partie de l'histoire des outrages faits à sa sensibilité, de questions sur mes affaires, et de grandes assurances d'amitié et d'intérêt pour moi. Il me dit que s'il avait été en Angleterre au moment de l'affaire en chancellerie, il aurait remué ciel et terre pour empêcher un pareil arrêt. Il parla aussi de littérature, me dit que son quatrième chant était très-beau, et m'en répéta en effet quelques stances qui me parurent d'une grande force. Quand nous rentrâmes dans son palais, qui est un des plus beaux de Venise, etc., etc.»

Note 95: (retour) C'est dans la préface de ce poème que, sous le nom fictif de Comte Maddalo, on trouve le portrait suivant de lord Byron, aussi frappant que juste:

«C'est un homme du génie le plus consommé, et capable, s'il voulait diriger son énergie vers ce but, de devenir le régénérateur de son pays dégradé. Mais sa faiblesse est d'être orgueilleux; et dans la comparaison de son esprit extraordinaire avec les méprisables intelligences qui l'entourent, il puise une crainte profonde du néant de la vie humaine. Ses passions et ses facultés sont incomparablement supérieures à celles des autres hommes, et au lieu de s'être servi des dernières pour subjuguer les autres, elles se sont mutuellement prêté de la force. Je dis que Maddalo est orgueilleux, parce que je ne puis trouver d'autre expression pour peindre les sentimens impatiens et concentrés qui le dévorent, mais ce ne sont que ses espérances et ses affections personnelles qu'il semble fouler aux pieds; car dans la vie sociale personne n'est plus doux, plus patient, plus modeste que Maddalo. Il est enjoué, franc et spirituel. Sa conversation, plus sérieuse, a une espèce de charme enivrant. Il a beaucoup voyagé, et il met un attrait inexprimable dans la relation des aventures qui lui sont arrivées en divers pays.»

En parlant des dames vénitiennes, on se rappellera que Lord Byron, dans une de ses lettres précédentes, remarque que la beauté qui les rendit jadis célèbres ne se trouve plus maintenant dans le dame, ou classes supérieures, mais sous les fazzioli, ou mouchoirs des femmes du peuple. Ce fut malheureusement parmi ces derniers échantillons du bel sangue de Venise que, par une dégradation subite de goût que l'état capricieux de son esprit peut seul expliquer, il lui plut alors de choisir les compagnes de ses heures de loisir; et une nouvelle preuve que, dans cette courte et audacieuse carrière de libertinage, il ne cherchait qu'un soulagement à un esprit outragé et mortifié, et que:

Ce qui nous semblait crime pouvait n'être que malheur,

c'est que, plus d'une fois, le soir, lorsque sa maison était occupée par de tels hôtes, on a su que, se jetant dans sa gondole, il avait passé la plus grande partie de la nuit sur l'eau, comme si le retour chez lui lui eût été haïssable. Et il est effectivement certain qu'il se retraça toujours cette partie la plus blâmable de sa vie, pendant le peu d'années qui la composèrent encore, avec un pénible sentiment de reproche; et parmi les causes de l'horreur qu'il éprouva ensuite pour Venise, il faut surtout compter le souvenir des excès auxquels il s'était abandonné.

La plus distinguée, et à la fin la sultane favorite de ce honteux harem, était une femme nommée Margarita Cogni, dont il a déjà été question dans l'une de ces lettres, et qui, d'après l'état de son mari, était connue sous le titre de la Fornarina. Un portrait de cette belle virago, peint par Harlowe pendant son séjour à Venise, étant tombé entre les mains d'un des amis de Lord Byron, après la mort de l'artiste, cet ami demanda au noble poète quelques renseignemens sur cette héroïne, et il en reçut une longue lettre à ce sujet, dont voici quelques extraits.

«Puisque, vous désirez connaître l'histoire de Margarita Cogni, je vais vous en faire le récit, quoiqu'il puisse être un peu long.

»Ses traits ont la belle empreinte vénitienne des vieux tems; sa taille, quoiqu'un peu trop élevée peut-être, n'est pas moins belle, et l'un et l'autre s'accordent parfaitement avec le costume national.

»Pendant l'été de 1817, *** et moi nous nous promenions un soir à cheval le long de la Brenta, quand, parmi un groupe de paysannes, nous remarquâmes les deux plus jolies filles que nous eussions vues de quelque tems. Vers cette époque, il y avait eu beaucoup de misère dans le pays, et j'avais distribué quelques secours au peuple. On peut, à Venise, se donner un grand air de générosité à très-peu de frais, et on avait probablement exagéré la mienne à cause de ma qualité d'Anglais.--Je ne sais si elles remarquèrent que nous les regardions, mais l'une d'elles me cria en vénitien:--Pourquoi, vous qui soulagez les autres, ne pensez-vous pas à nous?--Je lui répondis 96: Cara, tu sei troppo bella e giovane per aver bisogno del soccorso mio. Elle répliqua:--Si vous voyiez ma cabane et ma nourriture, vous ne parleriez pas ainsi. Tout ceci se passa moitié en plaisantant, et je n'en entendis pas parler de quelques jours.

Note 96: (retour) «Ma chère, tu es trop jeune et trop belle pour avoir besoin de mon secours.»

»Quelques soirées après celle-là, nous rencontrâmes encore ces deux filles, et elles s'adressèrent à nous plus sérieusement, nous assurant de la vérité de leur récit. Elles étaient cousines. Margarita était mariée, et l'autre point.--Comme je doutais encore des circonstances qu'elles m'exposaient, je considérai la chose sous un point de vue différent, et lui donnai rendez-vous pour le lendemain soir......... ................................. ................................... .................................

»Enfin, en quelques soirées, tout fut arrangé entre nous, et pendant long-tems elle fut la seule qui conserva sur moi un ascendant qui lui fut souvent disputé, mais jamais enlevé.

»Les causes de cet ascendant étaient d'abord sa personne.--Elle était très-brune grande, avec la physionomie vénitienne, de très-beaux yeux noirs, et n'avait que vingt-deux ans..... Elle était d'ailleurs toute vénitienne, dans son dialecte, dans sa manière de penser, dans sa physionomie, enfin dans tout ce qui lui appartenait, et elle avait toute la naïveté et l'originalité de Pantalon, son compatriote. D'ailleurs elle ne savait ni lire ni écrire, et ne pouvait pas m'assommer de lettres.--Il ne lui arriva que deux fois de donner douze sous à un écrivain public, dans la Piazza, pour lui faire une lettre, dans une circonstance où j'étais malade et ne pouvais la voir. Elle était d'ailleurs un peu violente et prepotente, c'est-à-dire impérieuse, et entrait tout droit, quand cela lui convenait, sans avoir beaucoup d'égard au tems, aux lieux, ni aux personnes;--et si elle trouvait quelque femme qui la gênât, elle l'étendait par terre d'un coup de poing.

»Quand je fis connaissance avec elle, j'étais en relation avec la signora ***, qui fut assez sotte, un soir à Dolo, avec quelques-unes de ses amies, pour lui faire des menaces, car les commères de la Villeggiatura avaient déjà deviné, en entendant un soir le hennissement de mon cheval, que je sortais de nuit pour aller trouver la Fornarina. Margarita rejeta son voile (fazziolo) en arrière, et dit en vénitien très-clair.--Vous n'êtes pas sa femme, je ne suis pas sa femme; vous êtes sa donna, et moi aussi, je suis sa donna; votre mari est un becco, et le mien en est un autre. Au surplus, quel droit avez-vous de me faire des reproches? S'il me préfère à vous, est-ce ma faute? Si vous voulez vous en assurer, attachez-le aux cordons de votre tablier;--mais ne croyez pas que si vous me parlez, je n'oserai pas vous répondre, parce que vous êtes plus riche que moi. Après avoir donné cet échantillon de son éloquence, que je traduis tel qu'il me fut rapporté par un témoin, elle passa son chemin, laissant Mme ***, avec un nombreux auditoire, méditer à loisir sur le dialogue qui venait d'avoir lieu.

»Quand je revins à Venise pour l'hiver, elle me suivit; et s'étant aperçue qu'elle me plaisait, elle venait assez souvent. Mais elle avait un amour-propre insatiable, et n'était pas tolérante avec les autres femmes. À la cavalchina, mascarade qui a lieu le dernier jour du carnaval, et où tout le monde va, elle arracha le masque de Mme Contarini, dame d'une naissance noble et d'une conduite décente, et cela, par la seule raison qu'elle s'appuyait sur mon bras. Vous imaginez bien que ceci fit un bruit du diable; mais ce n'est là qu'un échantillon de ses tours.

»À la fin, elle se prit de querelle avec son mari; et s'enfuyant de chez lui, elle se réfugia chez moi. Je lui dis que cela ne se pouvait pas.--Elle me répondit qu'elle coucherait dans la rue, mais ne retournerait pas avec lui; qu'il la battait (la douce tigresse!); qu'il lui mangeait son argent, et la négligeait d'une manière scandaleuse. Comme il était minuit,--je lui permis de rester, et le lendemain, il n'y eut pas moyen de la faire bouger. Son mari vint pleurant et beuglant, et la suppliant de revenir;--mais, non, elle s'en garda bien.--Alors il s'adressa à la police, et la police à moi. Je leur dis de la reprendre; que je n'avais pas besoin d'elle; qu'elle était venue chez moi; que je ne pouvais pas la faire jeter par la fenêtre, mais qu'ils pouvaient la faire passer par là ou par la porte, si bon leur semblait. Elle alla devant le commissaire, et fut obligée de retourner avec ce becco ettico, nom qu'elle donnait au pauvre homme, qui avait une phthisie. Quelques jours après, elle déserta de nouveau.--Après beaucoup de tapage, elle s'établit dans ma maison, réellement et véritablement, sans mon consentement, mais à cause de ma nonchalance et de mon impossibilité de garder mon sérieux: car lorsque je commençais à me mettre en colère, elle finissait toujours par me faire rire par quelque pantalonnade vénitienne; et la sorcière, qui savait bien cela, et qui connaissait également ses autres moyens de conviction, les déploya avec le tact et le succès ordinaires à tous les êtres féminins de haut ou de bas étage, car ils se ressemblent tous en cela.

»Mme Benzoni aussi la prit sous sa protection, et alors la tête lui tourna.--Elle était toujours dans les extrêmes; tantôt pleurant, tantôt riant, et si furieuse, quand elle était en colère, qu'elle faisait la terreur des hommes, des femmes et des enfans:--car elle avait la force d'une amazone, avec le caractère de Médée. C'était un bel animal, mais impossible à apprivoiser. J'étais la seule personne qui pût un peu la ramener à l'ordre, et lorsqu'elle me voyait véritablement en colère (ce qui, dit-on, est un spectacle assez farouche), elle s'appaisait.--Elle était superbe avec son fazziolo, vêtement des classes inférieures; mais, hélas! elle aspirait après un chapeau à plumes, et tout ce que je pus dire ou faire (et j'en dis beaucoup) ne put l'empêcher de se travestir de cette manière. Je jetai le premier au feu; mais je me fatiguai de brûler ses chapeaux avant qu'elle se lassât d'en acheter, de sorte qu'elle réussit à faire d'elle une caricature, car ils ne lui allaient pas du tout.

»Ensuite elle voulut avoir une queue à ses robes,--tout comme une dame, vraiment; rien ne pouvait la satisfaire que l'abito colla coua ou cua (c'est l'expression vénitienne pour la coua, la queue d'une robe); et comme sa diable de prononciation me faisait rire, cela mettait un terme à la discussion, et elle traînait sa maudite queue partout après elle.

»Cependant elle battait les femmes de la maison, et interceptait mes lettres. Je la surpris un jour méditant sur une d'elles, essayant de deviner, à la forme si elle venait d'une femme ou non;--et puis elle se plaignait de son ignorance, et se mit réellement à étudier l'alphabet, afin, déclara-t-elle, d'ouvrir toutes mes lettres, et de pouvoir en lire le contenu.

»Je ne dois pas oublier de rendre justice à ses qualités relatives à la tenue d'une maison.--Après son entrée dans ma maison, en qualité de donna di governo 97, les dépenses furent réduites de plus de moitié; tout le monde faisait mieux son devoir; les appartemens étaient mieux tenus, et tout s'y sentait d'un meilleur ordre, à l'exception d'elle-même.

Note 97: (retour) Femme de charge.

»J'ai cependant quelques raisons de croire qu'au milieu de toutes ses extravagances, elle avait au fond, pour moi, un véritable attachement: j'en donnerai un exemple. Étant allé un jour d'automne au Lido avec mes gondoliers, nous fûmes surpris par un grain assez violent, et qui mit la gondole en péril.--Nos chapeaux avaient été enlevés, la barque se remplissait, une rame était perdue; nous étions au milieu d'une mer furieuse, le tonnerre grondait, la pluie tombait par torrens, la nuit approchait, et le vent ne cessait pas. A notre retour, après une lutte pénible, je la trouvai sur les degrés extérieurs du palais Mocenigo, sur le Grand Canal, ses grands yeux noirs étincelant à travers ses larmes, et ses longs cheveux d'ébène, qui étaient flottans, trempés de pluie, couvraient sa figure et son sein. Elle était complètement exposée à l'orage, et le vent qui agitait ses cheveux et ses vêtemens autour de sa taille svelte et élevée, l'éclair qui jaillissait autour d'elle et les vagues qui se roulaient à ses pieds, la faisaient ressembler à Médée descendue de son chariot, ou à la sibylle de la tempête qui grondait autour d'elle:--c'était le seul objet vivant, excepté nous, qui nous apparût en ce moment pour nous recevoir. En me voyant sain et sauf, elle ne s'approcha pas pour me féliciter, comme on aurait pu le croire, mais me cria:--Ah! can della Madona, è esto un tempo per andar all'Lido! (ah! chien de la bonne Vierge, est-ce là un tems pour aller au Lido!); puis courant dans la maison, elle se soulagea le cœur en grondant les bateliers de n'avoir pas prévu le temporale (l'orage). Les domestiques me dirent que la seule chose qui l'eût empêchée de venir au-devant de moi en bateau, c'est qu'aucun des gondoliers du canal n'avait voulu se risquer sur l'eau dans un tel moment. Elle s'était assise alors sur les degrés du palais, pendant le plus fort de l'orage, persistant à n'en pas bouger et à repousser toute espèce de consolation. Sa joie, en me revoyant, était mêlée d'une teinte modérée de férocité, et me représenta les transports d'une tigresse en retrouvant ses petits.

»Mais son règne tirait à sa fin. Quelques mois après, elle devint tout-à-fait indomptable; et un concours de plaintes, dont les unes étaient fondées, les autres injustes (car un favori n'a pas d'amis), me détermina enfin à me séparer d'elle. Je lui dis tranquillement qu'il fallait qu'elle retournât chez elle (elle avait acquis suffisamment de quoi vivre pour elle et sa mère pendant qu'elle était restée à mon service); mais elle refusa de quitter ma maison. Je tins bon, et elle me menaça de couteaux et de vengeance.--Je lui répondis que ce ne serait pas la première fois que j'aurais vu des couteaux nus, et que, si elle voulait commencer, il y avait sur la table un couteau et une fourchette qui étaient bien à son service,--mais qu'il ne fallait pas qu'elle se flattât de m'intimider. Le lendemain, pendant que j'étais à table, elle entra, après avoir forcé une porte en glace qui conduisait de la salle à manger à l'escalier; et, s'avançant droit vers la table, elle m'arracha le couteau que j'avais à la main, et me blessa légèrement au pouce dans cette action. Je ne sais si son dessein était de s'en servir contre elle ou contre moi; peut-être ni contre l'un ni contre l'autre;--mais Fletcher la saisit par le bras et la désarma. J'appelai alors mes gondoliers, et je leur ordonnai de préparer la gondole pour la reconduire chez elle, en ayant soin qu'elle ne se fît pas de mal en route. Elle parut tout-à-fait calme, et descendit. Je continuai de dîner; tout-à-coup nous entendîmes un grand bruit: je sortis, et les rencontrai sur l'escalier qui la portaient en haut; elle s'était jetée dans le canal. Je ne crois pas cependant qu'elle eût l'intention de se détruire; mais quand on réfléchit à la peur que les femmes et les hommes qui ne savent pas nager ont de l'eau (et surtout les Vénitiens, quoiqu'ils vivent sur les vagues); quand on songe qu'il faisait nuit et très-froid, on est forcé d'avouer qu'il y avait en elle une espèce de courage diabolique. On l'en avait retirée sans beaucoup de difficulté ni de mal, sauf l'eau salée qu'elle avait avalée et le bain qu'elle avait pris.

»Je prévis que son intention était de s'établir de nouveau chez moi; et ayant envoyé chercher un médecin, je lui demandai combien d'heures il faudrait pour la remettre de son agitation:--il me le dit. Eh bien, repris-je, je lui donne ce tems, et plus, s'il le faut; mais, à l'expiration de cet intervalle prescrit; si elle ne quitte pas la maison, moi je la quitterai.

»Tous mes gens étaient consternés.--Ils avaient toujours eu peur d'elle; mais alors ils étaient paralysés de frayeur. Ils me priaient de m'adresser à la police pour me mettre en garde contre elle, etc., comme une bande de lâches et d'imbécilles qu'ils étaient. Je ne fis rien de la sorte, pensant qu'il était indifférent de finir de cette manière-là ou d'une autre; d'ailleurs j'avais été habitué à ces femmes sauvages, et connaissais leur manière d'agir.

»Je la fis renvoyer tranquillement chez elle lorsqu'elle fut remise, et ne l'ai jamais revue depuis, excepté une fois ou deux à l'opéra, mais de loin;--elle fit plusieurs tentatives pour revenir, mais sans aucune violence.--Voilà l'histoire de Margarita Cogni, dans les rapports qu'elle a eus avec moi.

»J'ai oublié de vous dire qu'elle était fort dévote, et se signait quand elle entendait sonner l'heure de la prière.............................. ........................................................................

»Elle avait la répartie vive.--Un jour, par exemple, qu'elle m'avait mis fort en colère, en battant quelqu'un de la maison, je l'appelai vacca, vache (vache est une grande injure en italien). Elle se retourna en me faisant la révérence:--Vacca tua, eccelenza (votre vache, n'en déplaise à votre excellence). Bref, comme je l'ai déjà dit, c'était un très-bel animal, d'une beauté et d'une énergie extraordinaires, et qui avait plusieurs bonnes et amusantes qualités, mais farouche comme une sorcière et fougueuse comme un démon. Elle avait coutume de se vanter publiquement de son ascendant sur moi, en se comparant à d'autres femmes, et de l'expliquer par diverses raisons. Il est vrai de dire qu'elles cherchèrent toutes à la faire partir, et qu'aucune n'avait pu réussir, lorsque sa propre extravagance vint enfin à leur secours.

»J'avais oublié de vous rapporter sa réponse, lorsque je lui reprochai d'avoir arraché le masque de Mme de Contarini, à la cavalchina. Je lui représentais que c'était une dame d'une haute naissance, una dama, etc.; elle répondit:--Se ella è dama, mi son Veneziana (si c'est une dame, moi je suis Vénitienne). Cela aurait été beau il y a cent ans, lorsque l'orgueil de la nation se soulevait contre l'orgueil de l'aristocratie; mais, hélas! Venise, son peuple et ses nobles, tous retournent également vite vers l'Océan; et là où il n'existe pas d'indépendance, il ne peut y avoir de véritable respect de soi-même.»

Ce fut à cette époque, comme nous le verrons par les lettres que je vais donner, et comme les traits de l'ouvrage lui-même ne l'indiquent que trop bien, qu'il conçut et écrivit quelques parties de son poème de Don Juan. Jamais aucun livre ne peignit d'une manière plus fidèle, et, sous quelques rapports, plus affligeante, cette variété de sensations, de caprices et de passions qui dominaient successivement l'esprit de l'auteur pendant qu'il écrivait. Il ne fallait rien moins, en effet, que la réunion singulière de toutes les facultés extraordinaires qu'il possédait, et qui étaient alors en lui en pleine activité, pour lui suggérer un semblable ouvrage, et le rendre capable de l'exécuter. La froide pénétration de l'âge mûr unie à la vivacité et à la chaleur de la jeunesse;--l'esprit de Voltaire avec la sensibilité de Rousseau;--les connaissances pratiques et minutieuses d'un homme de société, avec l'esprit métaphysique et contemplatif du poète;--une vive susceptibilité de tout ce qu'il y a de plus grand et de plus touchant dans la vertu humaine, et la profonde et désolante expérience de tout ce qui lui est le plus fatal; enfin les deux extrêmes de la nature mixte et contradictoire de l'homme, tantôt enveloppée dans les vapeurs grossières de la terre, tantôt respirant les parfums du ciel.--Tel était le bizarre assemblage d'élémens contraires réunis dans le même esprit, et tous appelés à contribuer à leur tour à la même œuvre, d'où seule pouvait naître ce poème extraordinaire, l'exemple le plus frappant, et, à quelques égards, le plus douloureux de la versatilité du génie, qui ait jamais été laissé à l'admiration et aux regrets des générations futures.

Je vais maintenant continuer sa correspondance, ayant jugé que quelques-unes des observations précédentes étaient nécessaires, non-seulement pour expliquer au lecteur bien des choses qu'il trouvera dans ses lettres, mais aussi pour qu'il ne s'étonne pas de tout ce qu'on a cru indispensable d'en retrancher.


LETTRE CCCXVIII.

A M. MURRAY.

Venise, 18 juin 1818.



«Mes affaires, ainsi que le silence total et inexplicable de mes correspondans, me rendent impatient et importun. J'ai écrit à M. Hanson pour avoir la balance d'un compte qui est ou doit être dans ses mains:--pas de réponse.--Il y a deux mois que j'attends le messager qui doit m'apporter les actes de Newstead, et, au contraire, je reçois l'avis de me rendre à Genève, ce qui, de la part de *** (qui sait à quel point j'ai de la répugnance à me rapprocher de l'Angleterre), ne peut être qu'une ironie ou une insulte.

»Il faut donc que je vous prie de verser immédiatement chez mon banquier les sommes que vous pourrez, sans vous gêner, m'avancer sur nos conventions. Je me vois sur le point d'être réduit à la gêne la plus cruelle, et dans un moment où, d'après toutes les probabilités et tous les calculs raisonnables, j'aurais dû toucher des sommes considérables, ne négligez pas ce que je vous demande, je vous prie; vous ne pouvez vous imaginer autrement dans quelles extrémités fâcheuses je me verrais. *** avait quelque projet absurde sur l'emploi de ces fonds, qu'il parlait de placer en rente viagère ou je ne sais comment, ne l'ayant écouté, pendant qu'il était ici, que pour éviter les querelles ou les sermons; mais j'ai besoin du principal, et je n'ai jamais songé sérieusement à l'employer à autre chose qu'à mes dépenses personnelles. Le désir de Hobhouse serait, s'il était possible, de m'entraîner en Angleterre 98; mais il ne réussira pas, car s'il parvenait à m'y mener je n'y resterais pas; je hais ce pays-là et j'aime celui-ci; et toute folle opposition ne fait qu'ajouter à ce sentiment. Votre silence me fait douter du succès du quatrième chant; s'il n'en a point, je vous ferai sur notre convention originale toute déduction que vous jugerez honnête et suffisante; mais je désire que ce qui restera à payer me soit envoyé sans délai par la voie ordinaire, c'est-à-dire la poste.

Note 98: (retour) Il est vivement à regretter, pour plusieurs motifs, que ce projet de l'amitié n'ait pas réussi.

»Quand je vous dirai que je n'ai pas reçu un mot d'Angleterre depuis le commencement de mai, assurément je fais l'éloge de mes amis, ou des personnes qui en prennent le titre, en leur écrivant si souvent et de la manière la plus pressante.--Grâce à Dieu, plus mon absence se prolonge, moins je vois de cause pour regretter ce pays et toute sa population vivante.

»Votre, etc.

»P. S. Dites à M. *** que..... et que je ne lui pardonnerai jamais, à lui ni à tout autre, la cruauté de leur silence dans un moment où je désirais si ardemment, et pour tant de raisons, avoir des nouvelles de mes amis.»


LETTRE CCCXIX.

A M. MURRAY.

Venise, 10 juillet 1818.



«J'ai reçu votre lettre et la lettre de crédit de Morland, etc.--J'ai aussi tiré sur vous à soixante jours de date pour le reste, d'après votre offre.

»Je suis encore attendant à Venise le commis de M. Hanson; qui peut le retenir? je ne le sais; mais j'espère que lorsque l'accès politique de M. Kinnaird et de M. Hobhouse sera passé, ils prendront la peine de s'en enquérir et de me l'expédier; car près de 100,000 livres sterl. dépendent pour moi de la fin de cette vente et de la signature des actes.

»Vous ferez mieux de remettre les éditions que vous projetez pour novembre, car j'ai quelque chose en vue, et que je prépare, qui pourra vous être utile, quoique ce ne soit pas très-important. J'ai terminé une ode sur Venise;--et j'ai deux histoires, l'une sérieuse et l'autre bouffonne (à la Beppo), qui ne sont encore ni finies, ni prêtes à l'être.

»Vous dites que la lettre à Hobhouse est fort admirée et vous parlez de prose. J'ai le projet d'écrire (pour mettre en tête de votre édition complète) des mémoires de ma vie, sur le même modèle (quoique bien loin, je crains, d'y atteindre jamais) de ceux de Gifford, de Hume, etc., et cela sans intention de faire des révélations ou des remarques qui pourraient être désagréables à des personnages vivans. Je pense que la chose serait possible et faisable; cependant cela demande réflexion. J'ai des matériaux en abondance; mais la plus grande partie ne pourrait pas être employée par moi de cent ans à venir. Toutefois il m'en reste encore sans cela de quoi faire une préface à l'édition que vous méditez, et seulement comme littérateur; mais ceci n'est qu'en passant, et je n'ai pas encore pris de parti là-dessus.

»Je vous envoie une note au sujet de Parisina, que M. Hobhouse vous habillera. C'est un extrait de quelques particularités de l'histoire de Ferrare.

»J'espère que vous avez eu quelques attentions pour Missiaglia, car les Anglais ont en ce moment la réputation de négliger les Italiens, et je me flatte que vous vous justifierez de ce reproche.

»Votre, à la hâte, etc.
B.


LETTRE CCCXX.

A M. MURRAY.

Venise 17 juillet 1818.



«Je présume qu'Aglietti prendra ce que vous lui offrez, mais jusqu'à son retour de Vienne je ne puis lui faire aucune proposition, et vous ne m'avez pas vous-même autorisé à lui en faire. Les trois billets français sont de lady Mary, un autre aussi partie anglais, français et italien; ils sont fort jolis et très-passionnés; c'est bien dommage qu'il y en ait quelque chose de perdu. Il paraît qu'Algarotti la traitait mal, mais elle était son aînée de beaucoup, et toutes les femmes sont maltraitées, ou du moins elles le disent, que cela soit ou non................

»Je recevrai avec plaisir vos livres et vos poudres. J'attends encore le clerc d'Hanson: mais heureusement que ce n'est pas à Genève. Tous mes bons amis m'ont écrit de me hâter d'aller l'y joindre, mais pas un n'a eu le bon sens ou la bonté de me récrire plus tard pour me dire que ce serait du tems et un voyage perdus, puisqu'il ne pouvait partir que quelques mois après l'époque désignée; si je m'étais mis en route d'après le conseil général, je n'aurais jamais reparlé à aucun de vous de ma vie. J'ai écrit à M. Kinnaird pour le prier, quand les vapeurs de la politique seront dissipées, de tirer une réponse positive de ce ***, et de ne pas me tenir dans une telle incertitude à ce sujet. J'espère que Kinnaird, qui a ma procuration, a soin d'avoir l'œil sur ce monsieur, ce qui est d'autant plus nécessaire, que je ne penserais qu'avec répugnance à venir le surveiller moi-même.

»J'ai plusieurs choses commencées en vers et en prose; mais rien de très-avancé.--J'ai écrit six ou sept feuilles d'une vie que je veux continuer et que je vous enverrai quand elle sera finie; elle pourra servir aux éditions que vous projetez. Si vous vouliez me dire exactement (car je ne sais rien et n'ai que des correspondances d'affaires) comment ont été reçues nos dernières publications, et les sensations qu'elles ont excitées, mais sans avoir égard à aucune délicatesse (je suis trop endurci pour en avoir besoin), je saurais alors à quoi m'en tenir, et comment procéder; je ne voudrais pas trop publier, ce qui peut-être est déjà fait, au reste, je vous le répète, je ne sais rien.

»J'écrivais autrefois pour donner cours à la plénitude de mon esprit et par amour pour la gloire (non pour atteindre un but, mais comme un moyen d'obtenir sur l'esprit des hommes cette influence qui est elle-même le pouvoir et qui en a les résultats); maintenant j'écris par habitude et par intérêt, de sorte qu'il est probable que l'effet doit être aussi différent que les motifs qui m'inspirent; j'ai la même facilité, je pourrais dire même le même besoin de composition pour éviter l'oisiveté (quoique l'oisiveté soit un plaisir dans un pays chaud); mais je suis bien plus indifférent au sort de mes ouvrages après qu'ils ont rempli mon but immédiat.--Cependant je ne voudrais pas du tout..... Mais je n'achèverai pas comme le fit l'archevêque de Grenade, car je suis bien sûr que vous craignez le sort de Gilblas, et avec raison.

»Votre, etc.

»P. S. J'ai écrit des lettres très dures à M. Hobhouse, à M. Kinnaird, à vous et à Hanson, parce qu'un si long silence m'avait dépouillé de mes derniers lambeaux de patience.--J'ai vu deux ou trois publications anglaises qui ne valent pas grand chose à l'exception de Rob Roy. Je serais bien aise d'avoir Whistlecraft.»


LETTRE CCCXXI.

A M. MURRAY.

Venise, 26 août 1818.



«Vous pouvez continuer votre édition sans compter sur les mémoires, que je ne publierai pas à présent.--Ils sont presque finis, mais trop longs; et il y a tant de choses dont je ne puis parler par égard pour les vivans, que j'ai écrit avec beaucoup de détails ce qui m'intéressait le moins; de sorte que mon essai sur moi-même ressemblerait à la tragédie à Hamlet, jouée sur un théâtre de province où l'on aurait omis le rôle d'Hamlet d'après une demande particulière. Je garderai ces mémoires parmi mes papiers, ce sera une espèce de guide, en cas de mort, pour empêcher quelques-uns des mensonges qu'on pourrait débiter, et détruire ceux qui l'ont déjà été.

»Les contes aussi sont inachevés, et je ne puis dire quand ils seront finis: ils ne sont pas non plus du meilleur genre. C'est pourquoi il ne vous faut compter sur rien pour cette nouvelle édition. Les mémoires ont déjà quarante-quatre feuilles d'un papier très-large et très-long, et en auront cinquante ou soixante. Mais je désire les continuer à loisir, et une fois finis, quoique pour le moment vous en pussiez tirer quelque avantage, je ne crois pas que le résultat en fût bon. Ils sont trop remplis de passions et de préjugés, dont il m'a été impossible de me préserver: je n'ai pas assez de sang-froid.

Vous trouverez ci-incluse une liste de livres que le docteur Aglietti sera bien aise de recevoir en déduction des prix de ses lettres manuscrites, si vous êtes disposé à les acheter à la valeur de 50 liv. st. Il prendra les livres pour une partie de la somme, et je lui donnerai le reste en argent, que vous pouvez porter sur mon compte de livres, et déduire sur ce que vous me devez.--Ainsi les lettres vous appartiennent si vous voulez, de cette manière, et lui et moi allons nous mettre à la piste pour en découvrir encore quelques autres de lady Montague, qu'il espère trouver. Je vous écris à la hâte;--mes remerciemens de l'article; croyez-moi,

»Votre, etc.»

J'ai déjà dit que Lord Byron avait été accusé par quelques voyageurs anglais d'être en général repoussant et inhospitalier envers ses compatriotes.--J'ajouterai aux preuves que j'ai déjà données du contraire, des détails qui m'ont été fournis par le capitaine Basile Hall, et qui montrent dans leur véritable jour la politesse et la bienveillance du noble poète.

«Le dernier jour d'août 1818, dit cet écrivain distingué, je tombai malade d'une fièvre à Venise, et connaissant assez l'infériorité de l'art médical dans ce pays, j'étais fort inquiet de savoir qui je consulterais. Je ne connaissais personne à qui je pusse m'adresser à Venise, et n'avais qu'une lettre de recommandation pour Lord Byron, devant lequel je ne m'étais pas soucié de paraître en qualité de touriste, ayant entendu raconter beaucoup de traits de la répugnance qu'il avait pour ce genre d'individus. Cependant maintenant que je me sentais sérieusement malade, j'étais bien sûr que sa seigneurie ne verrait plus en moi qu'un compatriote malheureux, et j'envoyai la lettre chez Lord Byron, par un de mes compagnons de voyage, avec un billet dans lequel je m'excusais de mon importunité, en lui expliquant que j'étais malade et avais besoin des soins d'un médecin, et que je n'enverrais chercher personne que je n'eusse appris de sa seigneurie le nom du meilleur praticien de Venise.

»Par malheur pour moi Lord Byron était encore au lit, quoiqu'il fût près de midi, et plus malheureusement encore le porteur du billet se fit scrupule de l'éveiller sans venir me consulter d'abord. J'étais tombé pendant ce tems dans toutes les horreurs du frisson, et n'étais vraiment pas en état d'être consulté sur rien.--Oh! non certainement, dis-je, ne dérangez pas Lord Byron pour moi;--sonnez l'hôte et envoyez chercher le premier qu'il vous nommera.--Cet ordre absurde ayant été ponctuellement exécuté, une heure après j'étais au pouvoir de l'ami de mon hôte, sur le mérite et les succès duquel mon projet n'est pas de m'appesantir ici.--Qu'il suffise de dire que j'étais irrévocablement entre ses mains long-tems avant que le domestique de Lord Byron m'eût apporté cette lettre obligeante.»


Venise, 31 août 1818.



«CHER MONSIEUR,

»Le docteur Aglietti est le meilleur médecin, non-seulement de Venise, mais de toute l'Italie.--Il demeure sur le Grand Canal, et sa maison est facile à trouver. J'ignore son numéro, mais il n'y a probablement que moi à Venise qui ne le sache pas. Il n'y a aucune comparaison entre lui et les autres médecins de cette ville. Je regrette beaucoup de vous savoir malade, et j'aurai l'honneur de me rendre chez vous dès que je serai levé. Je vous écris dans mon lit, et ne fais que de recevoir la lettre et le billet. Je vous prie de croire qu'aucun autre motif n'aurait pu m'empêcher de répondre de suite ou de venir en personne; il n'y a pas une minute qu'on m'a réveillé.

»J'ai l'honneur d'être très-sincèrement votre très-obéissant serviteur,
»BYRON.»


«Sa seigneurie suivi de près son billet, et j'entendis sa voix dans la pièce voisine; mais quoiqu'il attendit plus d'une heure, je ne pus le voir, étant sous la ferule inexorable du docteur. Dans le cours de la même soirée il revint, mais je dormais.--Quand je m'éveillai je trouvai son valet assis à côté de mon lit. Il me dit que son maître lui avait donné l'ordre de rester près de moi pendant que je serais malade, et l'avait chargé de me dire que tout ce que sa seigneurie possédait ou pouvait se procurer était à mon service, et qu'il viendrait lui-même me tenir compagnie; enfin, qu'il ferait tout ce qui me serait agréable si je voulais lui faire savoir en quoi il pouvait y réussir.

»En conséquence j'envoyai chez lui le lendemain chercher un livre, qui me fut apporté avec le catalogue de tous ceux de sa bibliothèque. J'oublie ce qui m'empêcha de voir Lord Byron ce jour-là, quoiqu'il vînt plusieurs fois, et le lendemain j'étais trop malade de la fièvre pour parler à personne.

»Dès que je pus sortir je pris une gondole, afin d'aller saluer sa seigneurie et la remercier de ses attentions. Il était près de trois heures, et cependant il n'était pas encore levé; et lorsque j'y retournai à cinq heures, le lendemain, j'eus la mortification d'apprendre qu'il était parti en même tems que moi pour me voir; de sorte que nous nous étions croisés sur le canal.--Bref, à mon grand regret, je fus obligé de quitter Venise sans le voir.»


LETTRE CCCXXII.

A M. MOORE.

Venise, 19 septembre 1818.



«Un journal anglais ici serait un prodige, et une feuille de l'opposition paraîtrait un monstre; car, à l'exception de quelques extraits d'extraits des misérables gazettes de Paris, rien de ce genre ne parvient au peuple lombardo-vénitien, qui est peut-être le plus opprimé de tous ceux de l'Europe. Ma correspondance avec l'Angleterre est en grande partie pour mes affaires, et elle a principalement lieu avec mon ***, qui n'a pas des idées très-étendues ni très-élevées de ce qui constitue un auteur, car il lui arriva un jour d'ouvrir une Revue d'Édimbourg, et ayant regardé dedans pendant une minute, il me dit: «Je vois que vous donnez dans les Magazines.» Et voilà la seule phrase que je lui aie jamais entendu dire qui eût trait à la littérature.

»J'ai ici un de mes enfans naturels; c'est une jolie petite fille qui se nomme Allegra, et qui, dit-on, ressemble à son papa.--Sa mère est Anglaise; mais ce serait une longue histoire; laissons cela:--la petite a environ vingt mois.

»J'ai fini le premier chant en cent quatre-vingts octaves d'un poème qui est dans le genre de Beppo, encouragé par le succès de ce dernier. Il est intitulé Don Juan, et il a pour but de plaisanter innocemment un peu sur tout;--cependant je crains qu'il ne soit, du moins jusqu'à présent, un peu libre pour un siècle aussi modeste. Quoiqu'il en soit, j'en ferai l'épreuve en gardant l'anonyme, et s'il ne réussit pas, je ne le continuerai pas. Il est dédié à S***, en assez bons vers, mais assez crus sur la politique de *** et la manière dont il l'a adoptée; mais rien n'est plus insupportable que l'ennui de recopier tout cela, et j'aurais un secrétaire qu'il ne me serait pas utile à grand'chose; mon écriture est si difficile à déchiffrer.

»En écrivant la vie de Shéridan ne vous arrêtez pas à tous les mensonges que la colère a fait faire à ces charlatans de whigs. Rappelez-vous qu'il était Irlandais et homme d'esprit, et que nous avons passé avec lui des momens bien agréables. N'oubliez pas qu'il avait été au collége d'Harrow, où, de mon tems, nous avions soin de montrer son nom, R. B. Shéridan, comme un honneur pour les murs du collége; rappelez-vous que..................................... et qu'il y avait dans ce parti-là des gens bien pires que Shéridan.

»Je vous souhaite une bonne nuit, et j'y joins une bénédiction vénitienne.--Benedetto te, et la terra che ti farà 99. «Sois béni toi et la terre que tu feras.»--N'est-ce pas joli? Vous le trouveriez bien plus joli si vous l'aviez entendu comme moi, il y a deux heures, de la bouche d'une jeune vénitienne aux grands yeux noirs, avec la figure de Faustine et la taille de Junon, grande et énergique comme une pythonisse, le regard enflammé, ses longs cheveux noirs flottans au clair de la lune; une de ces femmes, enfin, dont on peut tout faire. Je suis sûr que si je mettais un poignard dans la main de celle-ci, elle l'enfoncerait où je lui dirais de l'enfoncer, et dans mon sein même, si je venais à l'offenser.--J'aime cette espèce d'animal, et je suis sûr que j'aurais préféré Médée à toutes les femmes qui vécurent jamais. Vous vous étonnerez peut-être que dans ce cas je ne..........................

Note 99: (retour) Il y a ici dans le texte italien une faute évidente, ou bien la traduction n'est pas exacte: Che ti farà veut dire qui te fera, et non que tu feras.

»J'aurais pardonné le poignard et le poison, tout enfin, excepté le désespoir dont on m'accabla de sang-froid lorsque j'étais seul dans mes foyers, mes dieux domestiques brisés autour de moi 100.............. Croyez-vous que j'aie pu l'oublier ou le pardonner? Tout autre sentiment a disparu en moi devant celui-là, et je ne suis plus qu'un spectateur sur la terre, jusqu'à ce qu'il se présente une occasion éclatante;--elle peut encore venir;--il y a des gens plus coupables que ***, et c'est sur ces derniers que je ne cesse d'attacher les yeux.»

Note 100: (retour) «Il ne m'était resté qu'une source de repos, et ils l'ont empoisonnée. Mes chastes pénates furent brisés sur mon foyer.» MARINO FALIERO.

LETTRE CCCXXIV 101

A M. MURRAY.

Venise, 20 janvier 1819.



«Lorsque j'ai consulté l'opinion de M. H*** et d'autres, c'était relativement au mérite poétique, et non sur ce qu'ils croient devoir au jargon hypocrite d'un tems où on lit encore le Guide de Bath, les poèmes de Little, Prior et Chaucer, sans parler de Fielding et de Smolett. Si vous publiez, publiez l'ouvrage entier, avec les changemens que j'ai moi-même indiqués; ou bien publiez d'une manière anonyme, ou, si vous voulez, pas du tout.

»Votre, etc.

»P. S. J'ai écrit à MM. K*** et H***, pour les prier de n'effacer que ce que j'ai indiqué. Le second chant de Don Juan, est fini, il a deux cent-six stances.»

Note 101: (retour) On a supprimé ici une lettre de nul intérêt pour le lecteur.

LETTRE CCCXXV.

A M. MURRAY.

Venise, 25 janvier 1819.



«Vous me ferez le plaisir d'imprimer séparément (pour des distributions particulières) cinquante exemplaires de Don Juan.--Je vous enverrai plus tard la liste des personnes à qui je veux en faire présent. Il vaudra mieux joindre les deux autres poèmes à la collection des œuvres; je n'approuve pas que vous les publiiez séparément. Imprimez Don Juan tout entier en en retranchant seulement les vers sur Castlereagh, par la raison que je ne suis pas sur les lieux pour lui en donner satisfaction. J'ai un second chant tout prêt que je vous enverrai bientôt. J'écris par ce courrier à M. Hobhouse sous votre couvert.

»Votre, etc.

»P. S. J'ai cédé à la requête et aux représentations; cela étant, il est inutile d'argumenter ici en faveur de mon amour-propre et de mes vers; mais je proteste contre l'opinion de ces messieurs. Si c'est de la bonne poésie, l'ouvrage aura du succès, sinon il tombera, le reste est indifférent et n'a jamais eu d'effet sur aucune production humaine;--c'est la sottise seule qui tue en pareil cas. Quant au jargon hypocrite du jour, je le méprise comme toutes les autres modes ridicules;--si vous admettez cette pruderie de style, il faut passer la moitié de l'Arioste, de La Fontaine, de Shakspeare, de Beaumont, de Fletcher, de Massinger, de Ford, et de tous les écrivains du règne de Charles II;--enfin quelque chose de tous ceux qui ont écrit avant Pope et qui sont dignes d'être lus;--que dis-je! il faut passer beaucoup de Pope lui-même.--Lisez-le, la plupart de vous ne le lisez jamais, mais lisez-le et je vous pardonnerai, quand la conséquence inévitable de cette lecture serait de vous faire brûler tout ce que j'ai jamais écrit, ainsi que les misérables Claudiens de nos jours, excepté Scott et Crabbe. Mais je fais injure à Claudien, qui était poète, en donnant son nom à de tels rimeurs; il fut le ultimus Romanorum, la queue de la comète, et ces gens-là ne sont que la queue d'une vieille robe coupée pour en faire une veste à Jacquot;--mais comme deux queues, je les ai comparées l'une à l'autre, quoique différant beaucoup comme tous les points de comparaison. J'écris en colère pendant le sirocco et après avoir veillé jusqu'à six heures à cause du carnaval, mais je répète encore que je proteste contre vous tous.»


LETTRE CCCXXVI.

A M. MURRAY.

Venise, 1er février 1819.



«Je vous ai écrit plusieurs lettres, quelques-unes avec des additions, d'autres au sujet du poème lui-même, contre la publication duquel mon maudit comité puritain a protesté; mais nous viendrons à bout de le circonvenir sur ce point. Je n'ai pas encore commencé la copie du second chant, qui est fini, tant par paresse naturelle que par le découragement où m'a jeté tout ce qui s'est passé à l'égard du premier; je leur dis tout cela à eux comme à vous, c'est-à-dire que je vous le dis pour que vous le leur répétiez. S'ils eussent décidé que les vers ne valaient rien, je me serais soumis; mais ils prétendent qu'ils sont bons, et puis ils viennent me parler de morale: c'est la première fois que j'ai entendu prononcer ce mot avec un but réel par un autre qu'un fripon, et moi je soutiens que c'est le plus moral des poèmes; mais si ces gens ne veulent pas le voir ainsi, c'est leur faute et non la mienne. Je vous ai déjà prié, dans tous les cas, d'en imprimer cinquante exemplaires pour des distributions particulières.

»Pendant toute cette quinzaine, j'ai été un peu indisposé d'un dérangement de mon estomac, qui ne voulait rien garder (cela vient du foie, je présume), soit fantaisie ou impossibilité réelle, je ne pouvais non plus rien manger avec plaisir qu'une espèce de poisson de l'Adriatique appelé scambi, et qui se trouve être le plus indigeste des poissons de mer;--cependant depuis deux jours je suis mieux.

»Croyez-moi très-sincèrement votre, etc.»


LETTRE CCCXXVII.

A M. MURRAY.

Venise, 6 août 1819.



«Le second chant de Don Juan est parti samedi dernier, il se compose de deux cent soixante-dix stances octaves; mais je ne veux consentir à aucun retranchement, à l'exception de ce qui a rapport à Castlereagh et à ***. Vous ne parviendrez pas à faire des cantiques de mes chants.--Le poème plaira s'il est piquant; s'il est insipide, il tombera; mais je ne veux aucune de vos maudites coupures et mutilations. Vous pouvez, si vous voulez, le publier en gardant l'anonyme, et ce n'en sera peut-être que mieux, mais je me ferai jour au milieu d'eux tous comme un porc-épic.

»Ainsi donc, vous et M. Foscolo, vous voulez que j'entreprenne ce que vous appelez un grand ouvrage,--un poème épique, je présume, ou quelque œuvre pyramidale de ce genre. Je n'en ferai rien; je déteste toute espèce de tâche,--et puis sept ou huit années de travail!--Dieu nous fasse la grâce de nous bien porter dans trois mois d'ici; ne parlons donc pas des années.--Si la vie d'un homme ne peut être mieux employée qu'à suer à grosses gouttes pour faire des vers, autant lui vaudrait de creuser la terre.--Eh! en fait d'ouvrages, n'est-ce donc rien que Childe Harold? Vous avez tant de poèmes divins, n'est-ce pas quelque chose que d'en avoir fait un qui appartienne à l'humanité, et sans employer aucun de vos ressorts usés? Comment donc, mon cher, j'aurais pu délayer les pensées de ces quatre chants de manière à en faire vingt, si j'avais couru après le volume, et composer un nombre égal de tragédies avec tout ce qui s'y trouve de passion.--Eh bien! puisqu'il vous faut de longs ouvrages, vous aurez assez de Don Juan, car je prétends qu'il ait cinquante chants. Et Foscolo, qui parle, pourquoi ne fait-il pas quelque chose de plus que les Lettres de l'Ortis, une tragédie et des brochures? Il a quinze bonnes années au moins de plus que moi, qu'a-t-il fait tout ce tems? Il a donné des preuves de talent sans doute; mais n'a pas fixé sa réputation, ni fait ce qu'il devait faire.

»D'ailleurs j'ai l'intention d'écrire mon meilleur ouvrage en italien, et il me faudra neuf ans de plus pour me rendre maître à fond de la langue; alors, si mon imagination n'est pas éteinte et que j'existe encore, j'essaierai ce dont je suis réellement capable. Quant à l'opinion des Anglais dont vous me parlez, qu'ils en calculent la valeur avant de m'insulter de leur offensante condescendance.

»Je n'ai pas écrit pour leur plaisir; s'ils en ont eu, c'est qu'ils l'ont bien voulu; je n'ai jamais flatté leurs opinions, ni leur orgueil, et ne le ferai jamais;--Je ne ferai jamais non plus de livres pour les femmes,--Al dilettare le femmine et la Plebe. J'ai écrit d'abondance, j'ai écrit par passion, par impulsion, enfin par différens motifs, mais non pour leurs doux accens.

»Je connais la valeur exacte de la faveur publique, car peu d'écrivains en ont eu davantage; et si je voulais marcher dans leurs voies, je pourrais la conserver ou la regagner 102; mais je ne vous aime ni ne vous crains; et quoique j'achète avec vous et vende avec vous, je ne mange, ni ne bois, ni ne prie avec vous.--On a fait de moi, sans que je l'eusse cherché, une espèce d'idole populaire; puis, sans raison ni jugement, autre que le caprice de leur bon plaisir, ils ont renversé la statue de son piédestal; elle ne s'est pas brisée dans sa chûte, et il paraît qu'ils voudraient l'y replacer, mais ils n'y réussiront pas.

Note 102: (retour) Allusion au passage du rôle de Shylock, dans le Marchand de Venise.

»Vous me demandez des nouvelles de ma santé.--Vers le commencement de l'année je me suis trouvé dans un état de grand épuisement, accompagné d'une telle débilité d'estomac, que rien ne pouvait passer, et j'ai été obligé de réformer mon genre de vie, qui m'aurait mené rapidement en terre. Je suis dans un meilleur état de santé et de mœurs, et très-sincèrement votre, etc.»

Ce fut vers cette époque, où nous voyons qu'il commençait à s'apercevoir des fâcheux résultats de la vie dissolue dans laquelle il s'était plongé, qu'on vit naître en lui un attachement bien différent, par sa constance et son dévoûment, de tout ce qu'il avait éprouvé depuis les rêves de sa première jeunesse, et qui prit sur lui un ascendant qui dura pendant le peu d'années qu'il vécut encore. Telle blâmable que pût être la liaison où cette nouvelle passion l'entraîna, nous devons encore la regarder comme un événement favorable à sa réputation et à son bonheur, en songeant qu'elle le retira et sut le préserver d'un genre de vie bien plus dégradant.

L'aimable objet de cet amour, le seul véritable (à une seule exception près) qu'il eût éprouvé de sa vie, était une jeune dame de la Romagne, fille du comte Gamba, de Ravenne, et mariée peu de tems avant de voir Lord Byron pour la première fois, avec un seigneur veuf, riche et âgé, de la même ville.--Le comte Guiccioli,--son mari, avait été, dans sa jeunesse, l'ami d'Alfieri, et s'était distingué par son zèle pour l'établissement d'un théâtre national, que ses richesses et les talens d'Alfieri se réunissaient pour soutenir. Malgré son âge et une réputation qui, à ce qu'il paraît, n'était nullement irréprochable, sa grande fortune le rendit un objet d'ambition parmi les mères de Ravenne, qui, suivant un usage trop commun, cherchaient à l'envi l'une de l'autre à accaparer pour leurs filles un si riche acheteur.--La jeune Térésa Gamba, à peine âgée de dix-huit ans, et qui venait de sortir du couvent, fut la victime dont il fit choix.

Ce fut pendant l'automne de 1818, et chez la comtesse Albrizzi, que Lord Byron vit pour la première fois cette jeune femme dans tout l'éclat de la parure nuptiale, et l'enchantement de passer du couvent dans le grand monde. A cette époque, cependant, ils ne firent pas connaissance,--ce ne fut qu'au printems de l'année suivante qu'ils furent présentés l'un à l'autre à une soirée de Mme Benzoni. Cette soirée vit naître en eux un amour subit et mutuel.--La jeune Italienne se sentit soudainement dominée par une passion dont jusqu'alors son imagination n'avait pu se former la moindre idée.--Elle n'avait regardé l'amour que comme un amusement, et maintenant elle en devenait l'esclave, et si, d'abord, elle y céda plus vite qu'une Anglaise, elle ne comprit pas plus tôt tout le despotisme de cette passion, que son cœur voulut la repousser comme quelque chose de funeste, et qu'elle aurait essayé de s'y soustraire, si déjà ses chaînes ne lui en eussent ôté le pouvoir.

Mais il n'est pas de termes qui puissent rendre d'une manière plus simple et plus touchante que les siens, la profonde impression que cette entrevue fit sur son cœur. Laissons-la donc parler:

«Je fis connaissance avec Lord Byron (dit Madame Guiccioli) en avril 1819. Il me fut présenté à Venise, par la comtesse Benzoni, à une de ses soirées. Cette présentation, qui eut tant d'influence sur la vie de tous deux, avait eu lieu contre nos désirs, et nous ne nous y étions prêtés que par politesse. Quant à moi, plus fatiguée qu'à l'ordinaire, par l'habitude qu'on a de veiller à Venise, j'étais allée à cette réunion avec beaucoup de répugnance, et par pure obéissance pour le comte Guiccioli. Lord Byron, aussi, avait de l'éloignement pour les nouvelles connaissances, alléguant qu'il avait renoncé à tout attachement, et ne voulait pas s'y exposer de nouveau. La comtesse Benzoni l'ayant prié de consentir à ce qu'elle me le présentât, il avait d'abord refusé, et n'y consentit enfin que pour ne pas la désobliger.

»La beauté noble de ses traits, le son de sa voix, tous ces mille enchantemens qui l'environnaient, en faisaient un être si supérieur à tout ce que j'avais vu jusque-là, qu'il était impossible qu'il ne produisît pas sur moi la plus profonde impression. Depuis cette soirée, pendant tout le tems que je restai encore à Venise, nous nous vîmes tous les jours.»


LETTRE CCCXXVIII.

A M. MURRAY.

Venise, 15 mai 1819.



«J'ai votre extrait et le Vampire.--Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'est pas de moi. Il y a une règle dont on ne doit pas se départir.--Vous êtes mon éditeur (jusqu'à ce que nous nous brouillions), et ce qui n'est pas publié par vous, n'est pas de moi.

».....................................................

La semaine prochaine je pars pour la Romagne, au moins cela est probable. Je vous engage à continuer vos publications, sans attendre de mes nouvelles, car j'ai autre chose en tête. Que pensez-vous de Mazeppa, et de l'Ode, publiés séparément? et de Don Juan, en gardant l'anonyme, et sans la dédicace? car je ne veux pas agir en lâche, et attaquer Southey à la faveur des ténèbres.

»Votre, etc.»

Je trouve dans une autre lettre, au sujet du Vampire, les particularités suivantes:


A. M. ***

«L'histoire de la convention que nous fîmes d'écrire un conte de revenant, est exacte; mais les dames ne sont pas sœurs.............. ....................................................................

»Mary Goodwin (maintenant Mrs. Shelley) composa Frankenstein, dont vous avez fait la revue, le croyant de Shelley. Il me semble que c'est un ouvrage étonnant pour une femme de dix-neuf ans, et même qui ne les avait pas alors. Je vous envoie le commencement du conte que je me proposais d'écrire, afin que vous voyiez jusqu'à quel point il ressemble à la publication de M. Colburn. Si vous voulez le publier, vous le pouvez, en disant le pourquoi, et avec une préface explicative, que vous ferez comme vous voudrez. Je ne l'ai jamais continué, comme vous le verrez par la date. Je l'avais commencé sur un vieux livre de comptes à miss Milbanke, que j'ai conservé, parce qu'il contient le mot de ménage, écrit deux fois de sa main sur le revers de la couverture, ce sont les deux seuls mots que j'aie de son écriture, à l'exception de sa signature à l'acte de séparation.--Je lui ai renvoyé toutes ses lettres, sauf celles qui composent la correspondance de nos démêlés, et celles-ci étant des documens importans, sont placées entre les mains d'un tiers, avec des copies de plusieurs des miennes; de sorte que je n'ai aucune autre trace pour la rappeler à mon souvenir, que ces deux mots et ses actions. J'ai arraché du livre les feuilles sur lesquelles j'avais commencé à écrire ce conte, et je vous les envoie sous cette enveloppe.

»Que signifie ce journal de Polidori, dont vous parlez? Je le défie de rien dire contre moi, quoiqu'il ne m'importe guère qu'il le fasse. Je n'ai rien à me reprocher à son égard, quoique je sois bien trompé s'il ne pense pas le contraire. Mais pourquoi publier le nom de ces deux dames! Quelle sotte manière de se disculper! Il avait invité Pictel et, etc., à dîner, et naturellement je lui abandonnai le soin de recevoir ses hôtes. J'allai en société seulement à cause de lui, comme je le lui ai dit, afin qu'il eût une occasion de rentrer dans la bonne compagnie, s'il le voulait, ce qui me semblait la chose la plus convenable à sa jeunesse et à sa position; quant à moi, j'avais fini avec le monde, et après l'y avoir présenté, je repris mon genre de vie ordinaire. Il est vrai que je revins un soir chez moi, sans être entré chez lady Dalrymple Hamilton, parce que j'avais vu que tout était plein. Il est vrai aussi que Mrs. Hervey (qui fait des romans) s'est trouvée mal en me voyant entrer à Coppet; et puis qu'elle est revenue à elle, et qu'en voyant cet évanouissement, la duchesse de Broglie s'était écriée: «Cela est un peu trop fort, à soixante-cinq ans!» Je n'ai jamais donné aux Anglais l'occasion de m'éviter, mais je ne doute pas qu'ils ne la saisissent, si jamais cela m'arrivait.

»Ne croyez pas que je veuille vous donner de l'humeur.--J'ai beaucoup d'estime pour vos bonnes et nobles qualités, et je vous rends toute l'amitié que vous aurez pour moi; et quoique je vous croie un peu gâté par la mauvaise compagnie, les beaux esprits, les hommes d'honneur, les auteurs et les gens du beau monde, ceux qui vous disent: Je vais entrer à Carlton-House, allez-vous de ce côté? Je soutiens qu'en dépit de tout cela, vous méritez et possédez l'estime de tous ceux dont l'estime vaut quelque chose, et (quelqu'inutile que vous soit la mienne) personne n'en a plus pour vous que votre très-sincèrement dévoué, etc.

»P. S. Faites mes respects à M. Gifford. Je sens parfaitement que Don Juan va nous mettre aux prises avec tout le monde; mais c'est mon affaire et mon début.--Il y aura aussi la Revue d'Édimbourg et toutes les autres qui seront contre, de sorte que, comme Rob-Roy, je «les aurai tous sur les bras.»


LETTRE CCCXXIX.

A M. MURRAY.

Venise, 25 mai 1819.



«Je n'ai pas reçu d'épreuves, et j'aurai probablement quitté Venise avant l'arrivée des premières; ainsi il serait inutile d'attendre une réponse de moi, car j'ai donné des ordres pour qu'on gardât mes lettres jusqu'à mon retour, qui aura probablement lieu dans un mois. Ne vous attendez donc pas à recevoir de mes nouvelles, autant vaudrait adresser vos paroles aux vents, et encore mieux même, car ils porteraient vos accens un peu plus loin qu'ils ne peuvent aller autrement, puisque je ne veux pas céder à vos raisons par excellence: vous pouvez supprimer la note relative aux voyages de Hobhouse dans le chant second, et vous mettrez pour épigraphe, en tête de l'ouvrage:

Difficile est proprie communia dicere.

HORACE.

»Il y a quelques jours que je vous ai communiqué tout ce que je savais du Vampire de Polidori. Il peut faire et dire tout ce qui lui plaît, pourvu qu'il ne m'attribue pas ses propres compositions. S'il a quelque chose de moi entre les mains, le manuscrit le prouvera d'une manière incontestable; mais j'ai de la peine à penser que quelqu'un qui me connaît puisse croire que l'ouvrage inséré dans le Magazine soit de moi, quand il le verrait écrit de mes propres hiéroglyphes.

»Je vous écris pendant les tourmens d'un sirocco qui m'anéantit, et j'ai été assez fou pour faire depuis le dîner quatre choses dont il serait plus sage de se dispenser par un tems chaud. Premièrement.....; secondement, de jouer au billard depuis dix heures jusqu'à minuit à la clarté de lampes qui doublaient la chaleur de l'atmosphère; troisièmement, d'aller dans un salon brûlant chez la comtesse Benzoni; et quatrièmement, de commencer cette lettre à trois heures du matin.--Mais une fois commencée il a fallu la finir.

»Croyez-moi très-sincèrement, etc.

»P. S. Je vous présente une pétition pour des brosses à dent, de la poudre, de la magnésie, de l'huile de Macassar (ou de Russie), des ceintures, et les mémoires de sir Nl. Wraxall sur son tems. Je désire en outre un boule-dogue, un terrier et deux chiens de Terre-Neuve; puis une vie de Richard III (est-ce celle de Buck?) qui a été annoncée par Longman, il y a long-tems, long-tems.--Je l'ai demandée, il y a trois ans au moins. Voyez les annonces de Longman.»

Vers le milieu d'avril Mme Guiccioli avait été obligée de quitter Venise avec son mari, qui, possédant plusieurs maisons entre cette ville et Ravenne, était dans l'usage de s'y arrêter dans les voyages qu'il faisait d'une ville à l'autre. La jeune comtesse, tout entière à son amour, écrivit à son amant de chacune de ces habitations, et lui exprima dans les termes les plus passionnés et les plus touchans, son désespoir d'en être séparée. Ce sentiment s'était effectivement si complètement emparé d'elle, qu'elle s'évanouit trois fois le premier jour de leur voyage. Dans une de ses lettres, que j'ai vue pendant mon séjour à Venise, et qui était datée, si je ne me trompe, de Cà Zen, Cavanelle di Po, elle lui dit que la solitude de ce lieu qu'elle trouvait autrefois insupportable, lui était devenue chère et agréable depuis qu'un seul objet absorbait sa pensée; et elle lui promettait, à son arrivée à Ravenne, de se conformer à ses désirs en évitant la grande société, et en se consacrant à la lecture, à la musique, aux occupations intérieures, à la promenade à cheval, enfin à tout ce qu'elle savait lui plaire le plus. Quel changement dans une jeune femme ignorante, qui, quelques semaines auparavant, ne songeait qu'au monde et à la société, et qui maintenant ne voyait de bonheur que dans l'espoir de se rendre digne, par la retraite et l'étude, de l'illustre objet de son amour.

En quittant cette maison, elle fut atteinte en route d'une dangereuse maladie et arriva mourante à Ravenne. Là rien ne put apporter de soulagement à son mal qu'une lettre de Lord Byron, où il l'assurait avec toute l'ardeur d'une passion véritable, qu'il viendrait la voir dans le cours du mois suivant. Des symptômes de consomption, causés par l'état de son ame, s'étaient déjà manifestés; et outre le chagrin que cette séparation lui causait, elle fut accablée d'une vive douleur par la perte de sa mère, qui mourut à cette époque en donnant le jour à son vingtième enfant. Vers la fin de mai, elle écrivit à Lord Byron qu'elle avait préparé ses parens et ses amis à sa présence, et qu'il pouvait maintenant paraître à Ravenne. Quoiqu'il craignît tout ce qu'une telle démarche pouvait avoir d'imprudent pour la femme qu'il aimait, cependant, conformément à ses désirs, il partit le 2 juin de la Mira, et prit la route de la Romagne.

Il adressa de Padoue une lettre à M. Hoppner, qui roule principalement sur des affaires de ménage que ce dernier s'était chargé de diriger pour lui pendant son absence. Il y parle aussi du but direct de son voyage, d'un ton si léger et si moqueur, qu'il est difficile à ceux qui ne connaissent pas parfaitement son caractère, de comprendre qu'il ait pu écrire ainsi sous l'influence d'une passion aussi sincère. Mais telle est la légèreté de cet esprit de moquerie pour qui rien n'est sacré, pas même l'amour, et qui, faute d'aliment, se tourne à la fin contre lui-même. Cette horreur de l'hypocrisie qui portait Lord Byron à exagérer ses propres erreurs, lui faisait cacher sous un froid persifflage les qualités aimables par lesquelles elles étaient rachetées.

Cette lettre de Padoue se termine ainsi:

«Voyager au mois de juin en Italie est une pénible corvée.--Si je n'étais pas le plus constant des hommes, je nagerais maintenant sur les bords du Lido, au lieu d'étouffer au milieu de la poussière de Padoue. S'il m'arrive des lettres d'Angleterre, qu'on les garde jusqu'à mon retour. Veuillez surveiller ma maison, et je ne dirai pas mes terres, mais mes eaux. Ayez soin de ne donner de l'argent à Edgecombe qu'avec un air d'humeur et un branlement de tête dubitatif.--Faites lui des questions embarrassantes et haussez les épaules quand il vous répondra.

»Présentez mes respects à madame, au chevalier et à Scott,--enfin à tous les comtes et comtesses de notre connaissance.

»Et croyez-moi toujours votre désolé et affectueux serviteur, etc., etc.»

Pour faire contraste avec la singulière légèreté de cette lettre, et prouver en même tems la réalité et l'ardeur de la passion qui l'occupait, je transcrirai ici quelques stances écrites pendant son voyage dans la Romagne, et qui, quoique publiées déjà, ne sont pas comprises dans la collection de ses œuvres.

Rivière 103 qui coules au pied des anciennes murailles qu'habite la dame de mes amours, tu la vois se promener sur tes bords, et là, peut-être, un souvenir de moi, souvenir faible et fugitif, vient-il s'offrir à sa mémoire.

Ah! si, alors, sur ton sein vaste et profond, mon cœur pouvait se réfléchir comme dans une glace, et qu'elle y pût lire les mille pensées que je te confie, aussi vagabondes que des vagues, aussi impétueuses que ton cours.

Mais que dis-je? n'es-tu pas, en effet, le miroir de mon cœur? Tes ondes ne sont-elles pas sombres, fougueuses, indomptables, semblables à mes sensations passées et présentes? N'es-tu pas l'image de ce que je suis, et des passions qui m'ont long-tems agité?

Le tems peut les avoir un peu calmées, mais non pour toujours; et lorsque ton sein bouillonne et que tu inondes tes bords, ce n'est aussi que pour un moment, fleuve sympathique, bientôt tes eaux s'abaissent et diminuent, et de même les passions s'éteignent.

Elles s'éteignent, mais non sans laisser après elles de profonds ravages. Et nous voilà de nouveau emportés l'un et l'autre par une destinée inflexible, toi courant follement à la mer, et moi adorant celle que je ne devrais pas aimer.

Tes ondes que je contemple vont baigner ses murs natals et murmurer à ses pieds. Ses yeux se fixeront sur toi quand elle viendra respirer l'air du crépuscule dégagé de la chaleur brûlante du jour.

Elle te contemplera; moi aussi je t'ai contemplé, plein de cette pensée, et, depuis ce moment, je ne puis songer à tes eaux, les nommer ou les voir, sans qu'un soupir s'échappe vers elle de mon cœur oppressé.

Ses yeux brillans se réfléchiront sur ton sein; oui, ils s'arrêteront sur la vague où j'attache en ce moment les miens, et moi je ne pourrai donc pas revoir, même en rêve, cette bienheureuse vague repasser devant moi dans son cours.

Cette vague, à laquelle j'ai mêlé mes larmes, ne reviendra plus? reviendra-t-elle, celle aux pieds de qui elle va se briser. Tous deux nous foulons tes bords, tous deux nous errons sur ton rivage; moi près de ta source, elle où ton cours élargi présente une vaste surface d'un bleu sombre.

Mais ce n'est ni la distance, ni les vagues, ni l'espace qui nous séparent; c'est, hélas! la fatalité d'une destinée différente, aussi différente que les climats qui nous ont vu naître.

Un étranger aime une dame de ces contrées, lui qui naquit bien loin de l'autre côté des Alpes; mais son sang est tout méridional, comme s'il n'eût jamais été rafraîchi par le vent noir qui glace les mers polaires.

Mon sang est tout méridional. S'il n'en eût été ainsi, je n'aurais pas quitté mon climat natal, et malgré des tortures impossibles à oublier, je ne serais pas encore une fois l'esclave de l'amour, ou plutôt le tien.

Vainement on lutte contre son sort. Que je meure jeune, mais que je vive comme j'ai vécu, que j'aime comme j'ai aimé. Si je retourne à la poussière, c'est de la poussière que je suis sorti, et, après tout, il ne peut manquer d'arriver le moment où rien ne pourra plus émouvoir mon cœur.


N'ayant pas reçu d'autres nouvelles de la comtesse à son arrivée à Bologne, il commença à penser, comme nous le verrons dans les lettres suivantes, qu'il ferait prudemment pour l'un et pour l'autre de retourner à Venise.


LETTRE CCCXXX.

A M. HOPPNER.

Bologne, 6 juin 1819.



«Je suis enfin à Bologne où me voilà établi, et où je serai grillé comme une saucisse si le tems continue. Remerciez, je vous prie, de ma part, Mengaldo pour la connaissance que je lui dois à Ferrare et qui m'a été très-agréable. J'y suis resté deux jours, et j'ai été enchanté du comte Morti et du peu que ce court espace de tems m'a permis de voir de sa famille. Je suis allé à une conversazione chez lui qui m'a paru bien supérieure à toutes celles de Venise. Les femmes y étaient presque toutes jeunes, quelques-unes jolies, et les hommes polis et en bonne tenue. La dame de la maison, qui est jeune, nouvellement mariée, et enceinte, m'a paru fort jolie aux lumières; je ne l'ai pas vue au jour: ses manières sont agréables et distinguées.--Elle paraît aimer beaucoup son mari, qui est aimable et plein de talens. Il a passé deux ou trois ans en Angleterre, et il est à la fleur de l'âge. Sa sœur, une comtesse aussi, dont j'oublie le nom (elles sont toutes deux des Maffei et Véronnaises), est une femme plus brillante;--elle chante et joue du piano comme une divinité; mais j'ai trouvé que cela durait diablement long-tems. Elle ressemble à Mme Flahaut (ci-devant miss Mercer) d'une manière vraiment extraordinaire.

»Je n'ai vu cette famille qu'en passant, et probablement ne la reverrai plus; mais je suis très-obligé à Mengaldo de me l'avoir fait connaître. Quand il m'arrive par hasard de rencontrer dans le monde quelque chose d'agréable, j'en suis si surpris et si content (quand mes passions ne se trouvent pas en jeu d'une manière quelconque) que je ne cesse d'y penser avec étonnement pendant toute une semaine. J'ai éprouvé aussi une grande admiration pour les bas rouges du cardinal légat.

»J'ai remarqué dans le cimetière de la Chartreuse, deux épitaphes qui m'ont frappé.--En voici une:

MARTINI LUIGI

IMPLORA PACE.

»Voici l'autre:

LUCREZIA PICCINI

IMPLORA ETERNA QUIETE.

»C'est là tout; mais il me semble que ces deux ou trois mots comprennent tout ce qu'on peut dire sur un tel sujet;--et puis en italien, c'est de la véritable musique. Ils expriment le doute, l'espoir et l'humilité: rien de plus touchant que implora et la modestie de cette requête.--Ils ont eu assez de la vie, ils n'ont besoin que de repos; il l'implorent, et un repos éternel, eterna quiete. Cela ressemble à une inscription grecque dans quelque ancien cimetière payen. Si je dois être enterré de votre tems dans le cimetière de Lido, donnez-moi pour épitaphe l'implora pace et pas autre chose; je n'ai jamais rien rencontré chez les anciens ou les modernes qui me plût la dixième partie autant.

»Un jour ou deux après la réception de cette lettre, je vous prierai d'ordonner à Edgecombe de tout préparer pour mon retour. Je reviendrai à Venise avant de m'établir sur la Brenta. Je ne passerai que peu de jours à Bologne. Je vais voir ce qu'il y a ici de curieux, et ne présenterai mes lettres d'introduction que lorsque j'aurai parcouru la ville et les galeries de tableaux; et peut-être même, si les objets m'occupent assez pour pouvoir me passer des habitans, ne les reverrai-je pas du tout. Ensuite je partirai pour Venise, où vous pouvez m'attendre vers le 11, peut-être plus tôt. Faites agréer, je vous prie, mes remerciemens à Mengaldo; mes respects à madame et à M. Scott.

»J'espère que ma fille se porte bien.

»Toujours et sincèrement tout à vous.

»P. S. J'ai parcouru le manuscrit d'Ariosto à Ferrare, et puis encore le château, la prison, la maison, etc., etc.

»Un Ferrarais m'a demandé si je connaissais Lord Byron, une de ses connaissances, maintenant à Naples.--Je lui ai répondu que non, ce qui était vrai des deux manières; car je ne connais pas cet imposteur, et personne ne se connaît soi-même.--Il ouvrit de grands yeux quand je lui dis que j'étais «le véritable Simon Pure.» Un autre me demanda si je n'avais pas traduit Tasso.--Vous voyez ce que c'est que la renommée; comme elle est étendue, comme elle est véridique! Je ne sais pas quelle est la manière de sentir des autres, mais je me trouve toujours plus léger et crois être mieux vu, quand je me suis débarrassé de ma célébrité:--elle me va comme l'armure que porte le champion du lord-maire. Je me suis donc empressé de me débarrasser de toute cette enveloppe littéraire, et de tout le bavardage qui en aurait été la suite, en lui répondant que ce n'était pas moi qui avais traduit le Tasse, mais quelqu'un de mon nom; et, grâce à Dieu, je ressemblais si peu à un poète, que tout le monde m'a cru.»


LETTRE CCCXXXI.

A M. MURRAY.

Bologne, 7 juin 1819.



«Dites à M. Hobhouse que je lui ai écrit, il y a quelques jours, de Ferrare. Ce sera donc en vain que lui ou vous attendriez des réponses ou des renvois d'épreuves de Venise, ayant ordonné qu'on ne m'envoyât pas mes lettres d'Angleterre. La publication peut continuer sans cela, et je suis déjà las de vos remarques, qui, je pense, ne méritent aucune attention.

»J'ai été admirer ce matin les tableaux du fameux Dominiquin et de Guido, qui tous deux sont de la plus grande supériorité. Je suis allé ensuite dans le beau cimetière de Bologne, au-delà des murs, et j'ai trouvé dans ce superbe lieu de repos un original de gardien qui m'a rappelé un des fossoyeurs d'Hamlet. Il a une collection de crânes de capucins, avec des étiquettes au front.--Il en prit un et me dit: «Celui-ci a appartenu au frère Desiderio Berro, mort à quarante ans:--c'était un de mes meilleurs amis. J'ai demandé sa tête à ses frères, après son décès, et ils me l'ont donnée.--Je l'ai mise dans de la chaux, et puis l'ai fait bouillir; la voilà avec toutes ses dents, dans un excellent état de conservation. C'était l'homme le plus gai, le plus spirituel que j'aie jamais connu.--Il portait la joie partout où il allait; et lorsque quelqu'un était triste, il lui suffisait de le voir pour reprendre sa gaîté. Il marchait d'un pas si leste, que vous l'auriez pris pour un danseur;--il riait,--plaisantait:--ah! je n'ai jamais vu un frate qui lui fût comparable, et n'en reverrai jamais!»

»Il me dit qu'il avait planté lui-même tous les cyprès du cimetière; qu'il y était fort attaché, ainsi qu'à ses morts; que, depuis 1801, il avait enterré cinquante-trois mille personnes. Parmi quelques anciens monumens qu'il me montra, se trouve celui d'une jeune Romaine de vingt ans, avec un buste par Bernini: c'était une princesse Barlorini, morte il y a deux siècles. Il dit qu'en ouvrant sa tombe on lui avait trouvé tous ses cheveux, et blonds comme de l'or.

»Avant de quitter Venise, je vous avais renvoyé les dernières feuilles de Don Juan:--adressez-moi toujours vos lettres dans cette ville. Je ne sais rien encore de mes mouvemens; je puis y retourner dans quelques jours, ou n'y pas revenir de quelque tems: tout cela dépend des circonstances.--J'ai laissé M. Hoppner en bonne santé, ainsi que ma petite fille Allegra, qui devient jolie:--ses cheveux brunissent, et elle a les yeux bleus. M. Hoppner dit qu'elle me ressemble de caractère et de manières, aussi bien que pour les traits;--dans ce cas, ce sera une jeune personne bien facile à conduire.

»Je n'ai rien appris d'Ada, la petite Électre de ma *** Mycéenne:--mais il viendra un jour où tous les comptes seront réglés; et ne dussé-je pas vivre pour le voir, en attendant j'ai vu du moins se briser ***, un de mes assassins. Quand cet homme faisait tous ses efforts pour détruire ma famille jusque dans ses racines, arbre, branches et rejetons; quand, après avoir détourné de moi mes amis, il attira la désolation sur mes foyers, et la destruction sur mes dieux domestiques, s'imaginait-il que, moins de trois ans après, par l'effet d'un événement naturel, d'une calamité domestique grave, mais ordinaire et prévue, son corps se trouverait exposé sur un chemin de traverse, et son nom flétri d'un arrêt de folie?--Et lui (déjà sexagénaire), réfléchit-il un seul instant à ce que j'éprouverais, lorsque je me verrais forcé de sacrifier femme, enfant, sœur, nom, gloire et patrie sur son autel? et cela, dans un moment où ma santé déclinait, où ma fortune était embarrassée, où mon esprit venait d'être affaibli par de nombreux chagrins, et lorsque, jeune encore, j'aurais pu réformer ce que ma conduite pouvait avoir de blâmable, et réparer le désordre de mes affaires;--mais il est dans la tombe, et..... Quelle longue lettre j'ai griffonnée!

»Votre, etc.

»P. S. Ici, comme en Grèce, on jonche les tombeaux de fleurs. J'ai vu une grande quantité de feuilles de roses, et des roses même, sur les tombes de Ferrare:--cela produit l'effet le plus agréable qu'on puisse imaginer.»

Pendant qu'il restait à Bologne, dans cette irrésolution, la comtesse Guiccioli avait été atteinte d'une fièvre intermittente, dont la violence l'avait empêchée de lui écrire. A la fin cependant, désirant lui éviter le chagrin de la trouver ainsi malade à son arrivée, elle venait de commencer une lettre pour lui, dans laquelle elle le priait de rester à Bologne jusqu'au moment où elle y viendrait elle-même, lorsqu'un ami étant entré annonça l'arrivée d'un lord anglais à Ravenne. Elle ne douta pas un moment que ce ne fût son illustre amant: c'était lui, en effet, qui, malgré sa déclaration à M. Hoppner, de retourner immédiatement à Venise, avait entièrement changé de projet avant le départ de sa lettre, comme le prouvent ces mots écrits à l'extérieur: «Je pars pour Ravenne, ce 8 juin 1819;--j'ai changé d'avis ce matin, et me suis décidé à continuer ma route.»

Mais pour augmenter l'intérêt de cette narration, nous la donnerons au lecteur dans les termes de Mme Guiccioli elle-même.

«A mon départ de Venise, il m'avait promis de venir me voir à Ravenne. Le tombeau du Dante, le bois de sapins classique, les débris de l'antiquité qu'on trouve encore dans cette ville, étaient un prétexte suffisant pour moi de l'engager à y venir, et pour lui d'accepter cette invitation. Il vint en effet au mois de juin, et arriva à Ravenne le jour de la fête du Corpus Domini, et au moment où, attaquée d'une consomption qui avait commencé lors de mon départ de Venise, on me croyait à l'article de la mort.--L'arrivée d'un étranger de distinction à Ravenne, ville si éloignée des routes que parcourent ordinairement les voyageurs, était un événement qui fit beaucoup parler. On y discuta les motifs d'un pareil voyage, et lui-même les divulgua involontairement; car, s'étant informé s'il pourrait me rendre visite, sur la réponse qu'on lui fit qu'il était peu probable qu'il me revît jamais, il s'écria que, si les choses en étaient là, il espérait mourir aussi, circonstance qui, ayant été répétée, trahit le but de son voyage. Le comte Guiccioli, qui connaissait Lord Byron, alla le voir; et dans l'espoir que sa société pourrait m'amuser et m'être utile dans l'état où je me trouvais, il l'engagea à me rendre visite. Il vint le lendemain. Il est impossible de décrire l'inquiétude qu'il témoigna et les attentions délicates qu'il eut pour moi. Pendant long-tems il ne cessa de consulter des livres de médecine; et ne se fiant pas à mes médecins, il obtint du comte Guiccioli d'envoyer chercher un très-habile docteur de ses amis dans lequel il avait la plus grande confiance.--Les soins du docteur Aglietti, c'est le nom de ce célèbre Italien, joints au calme et au bonheur inexprimable que je goûtais dans la société de Lord Byron, eurent un si bon effet sur ma santé, que, deux mois après, je fus en état d'accompagner mon mari dans une tournée qu'il fut obligé de faire pour aller visiter ses différens domaines.»


LETTRE CCCXXXII.

A M. HOPPNER.

Ravenne, 20 juin 1819.



...............................................

«Je vous ai écrit de Padoue et de Bologne, puis ensuite de Ravenne. Ma situation ici est fort agréable, mais mes chevaux me manquent beaucoup, car les environs sont très-favorables pour la promenade à cheval.--Je ne puis fixer l'époque de mon retour à Venise; ce peut être bientôt, ou dans long-tems, ou peut-être pas du tout:--tout cela dépend de la donna que j'ai trouvée sérieusement malade au lit, toussant et crachant le sang, tous symptômes qui ont disparu....................... .......................................................................
J'ai trouvé tout le monde ici fermement persuadé qu'elle n'en reviendrait jamais: on se trompait pourtant.

»Mes lettres m'ont été utiles pour le peu d'usage que j'en ai fait.--J'aime également cette ville et ses habitans, quoique j'importune ces derniers le moins possible. Elle mène tout cela fort adroitement. .............
Cependant, je ne serais pas étonné de m'en revenir un beau soir avec un coup de stilet dans le ventre. Je ne puis du tout deviner le comte; il vient me voir souvent, et me fait sortir avec lui (comme Whittington, le lord-maire) dans un carrosse à six chevaux. Le fait est, je crois, qu'il se laisse entièrement gouverner par elle; et, quant à cela, je suis dans le même cas 104. Les gens d'ici ne peuvent comprendre ce que cela veut dire, car il avait la réputation d'être jaloux de ses autres femmes: celle ci est la troisième. C'est, à ce qu'on dit, l'homme le plus riche de Ravenne, mais il n'y est pas aimé.

Note 104: (retour) J'ai déjà dit qu'il était plus facile de le gouverner qu'on n'aurait pu le croire à la première vue de son caractère, et je citerai, à l'appui de ceci, la remarque de son domestique, fondée sur une observation de vingt ans. Il disait, en parlant du sort que son maître avait eu en ménage: «Une chose bien étrange, c'est que je n'ai pas encore rencontré une femme qui n'ait su mener milord, excepté la sienne.»

»........................................................
Envoyez, je vous prie, sans faute et sans délai, Augustin avec le carrosse et les chevaux à Bologne, où je perdrai le peu qui me reste de sens-commun. N'oubliez pas ceci: mon départ, mon séjour ici, enfin tous mes mouvemens dépendent entièrement d'elle, comme Mme Hoppner, à qui je présente mes hommages, l'a prophétisé dans le véritable esprit féminin.

»Vous êtes un vilain homme de ne m'avoir pas écrit plus tôt.

»Je suis bien sincèrement votre, etc.»


LETTRE CCCXXXIII.

A M. MURRAY.

Ravenne, 29 juin 1819.



«Vos lettres m'ont été envoyées de Venise, mais j'espère que vous n'aurez pas attendu d'autres changemens;--je n'en ferai aucun.--Vous me demandez d'épargner ***, demandez-le aux vers.--Sa cendre n'a rien à redouter que la vérité soit connue, autrement comment a-t-il pu en agir de la sorte avec moi?--Vous pouvez parler aux vents, qui porteront vos accens, et aux échos, qui les répéteront, mais non pas à moi au sujet d'un... qui m'outragea.--Qu'importe qu'il soit mort ou vivant!

»Je n'ai pas le tems de vous renvoyer les épreuves;--publiez toujours.--Je suis bien aise que vous trouviez les vers bons; et quant à l'effet que ce poème produira, n'y pensez pas, pensez plutôt à la vérité, et laissez-moi le soin de désarmer les porc-épics qui peuvent vous menacer de leurs dards.

»Je suis à Ravenne depuis quatre semaines (il y a un mois que j'ai quitté Venise).--Je suis venu voir mon amie la comtesse Guiccioli, qui a été malade et l'est encore..... Elle n'a que vingt ans, mais elle n'est pas d'une forte constitution... ..... Elle a une toux continuelle et une fièvre intermittente; cependant elle supporte tout cela avec un grand courage. Son mari, dont elle est la troisième femme, est le plus riche seigneur de Ravenne; mais il n'en est pas le plus jeune, car il a plus de soixante ans, quoiqu'il soit très-bien conservé. Tout ceci vous paraîtra assez étrange à vous qui ne connaissez pas les mœurs du Midi ni notre genre de vie en pareil cas;--et je ne puis maintenant vous en expliquer la différence, mais vous verriez que tout se passe partout à peu près ainsi dans ce pays. À Faenza, lord *** vit avec une fille d'opéra; et dans le même hôtel de la même ville est un prince napolitain qui est cavalier-servant de la femme du gonfalonier.--Vous voyez donc bien que je suis de service ici.--Cosi fan tutti e tutte.

»J'ai ici mes chevaux de selle et de carrosse, et je me promène à cheval ou en voiture dans la forêt la Pineta, où se passe le roman de Boccace et le conte d'Honoria de Dryden, etc., etc.--Je vois ma dama tous les jours, et je suis sérieusement inquiet de sa santé, qui est dans un état très-précaire.--En la perdant, je perdrais un être qui s'est beaucoup exposé pour moi, et que j'ai toutes espèces de raisons d'aimer;--mais ne pensons pas à la possibilité de cet événement. Je ne sais pas ce que je ferais si elle venait à mourir; je sais toutefois que mon devoir serait de me brûler la cervelle, et j'espère que je le remplirais.--Son mari est un personnage très-poli, mais je voudrais bien qu'il ne me promenât pas ainsi dans sa voiture à six chevaux comme Whittington et son chat.

»Vous me demandez si j'ai l'intention de continuer Don Juan.--Que sais-je? Quelle espèce d'encouragement me donnez-vous tous tant que vous êtes avec votre absurde pruderie? Publiez les deux chants, et puis nous verrons.--J'ai prié M. Kinnaird de vous dire deux mots au sujet d'une petite affaire: ou il ne vous en aura pas parlé, ou vous n'avez pas répondu.--Vous faites un joli couple, mais je vous revaudrai cela. Je vois que M. Hobhouse a été appelé en duel par le major Cartwright; est-il si habile à l'escrime? Pourquoi ne se sont-ils pas battus? ils le devaient.

»Votre etc.»


LETTRE CCCXXXIV.

À M. HOPPNER.

Ravenne, 2 juillet 1819.



«Grand merci de votre lettre et de celle de madame.--Vous rappelez-vous si je vous ai remis une ou deux quittances de loyer de Mme Moncenigo (je n'en suis pas bien sûr, quoique je sois porté à le croire; dans le cas contraire, elles seraient dans mes tiroirs)? Voulez-vous prier M. Dorville d'avoir la bonté de veiller à ce que Edgecombe tire des reçus de tous les paiemens qu'il a faits pour moi, et de s'assurer que je n'ai pas de dettes à Venise.--Sur votre réponse, j'enverrai un ordre pour le paiement des nouvelles sommes, afin de suppléer aux dépenses de ma maison, mon retour à Venise étant en ce moment un problème;--il peut avoir lieu, mais il n'a rien de positif, tout en moi étant doute et incertitude, excepté le dégoût que Venise m'inspire, quand je la compare avec toute autre ville de cette partie de l'Italie. Quand je dis Venise, je veux parler des Vénitiens.--La ville elle-même est superbe comme son histoire, mais les habitans sont ce que je ne les aurais jamais crus, s'ils ne m'avaient forcé eux-mêmes à les connaître.

»Le meilleur parti à prendre est de laisser Allegra à la femme d'Antonio jusqu'à ce que j'aie décidé quelque chose pour elle et pour moi. Mais je croyais que vous auriez eu réponse de Mme W*** 105.--Vous avez été ennuyé assez long-tems de moi et des miens.

Note 105: (retour) Une dame anglaise, veuve, et ayant une fortune considérable dans le nord de l'Angleterre, ayant vu la petite Allegra chez M. Hoppner, s'intéressa au sort de la pauvre enfant, et, n'étant pas mère elle-même, offrit d'adopter la petite fille et de se charger de sa fortune, si Lord Byron voulait renoncer à tous ses droits sur elle. Il ne parut pas d'abord très-éloigné d'entrer dans ses vues, c'est-à-dire qu'il consentit à ce qu'elle emmenât l'enfant en Angleterre avec elle pour l'y élever, mais il ne voulut jamais entendre parler de l'abandon de ses droits paternels; c'est pourquoi cette proposition n'eut jamais de résultat. (Note de Moore.)

»Je crains vivement que la Guiccioli ne tombe dans un état de consomption auquel sa constitution paraît tendre. Il en est ainsi de tous les objets pour lesquels j'éprouve quelque espèce d'attachement réel.--La guerre,--la mort ou la discorde les assiége.--Il suffirait que j'aimasse un chien et qu'il me fût attaché pour qu'il me fût impossible de le conserver.--Les symptômes de son mal sont une toux de poitrine obstinée et la fièvre de tems en tems, etc., etc. Il y a à tout cela une cause éloignée dans une éruption de peau qu'elle eut l'imprudence de faire rentrer il y a deux ans.--Mais je les ai décidés à exposer sa situation à Aglietti, et je l'ai supplié de venir, ne fût-ce qu'un jour ou deux, pour le consulter sur son état...............................

»Si cela n'ennuyait pas trop M. Dorville, je le prierais d'avoir l'œil sur E*** et mes autres vauriens. J'aurais autre chose à dire, mais je suis absorbé par l'inquiétude que me cause la maladie de la Guiccioli. Je ne puis vous dire l'effet que cela produit sur moi. Les chevaux sont arrivés, etc., etc., et depuis je n'ai pas laissé passer un jour sans galopper dans la forêt de pins.

»Croyez-moi, etc.

»P. S. Mes bons souhaits à Mme Hoppner.--Puisse-t-elle faire un voyage agréable dans les Alpes Bernoises, et revenir sans accident. Vous devriez me ramener un Bernois platonique pour me convertir.--Si malheur arrive à mia amica, j'ai fini sans retour avec cette passion;--c'est mon dernier amour.--Quant au libertinage, je m'en suis fatigué, ce qui devait arriver à la manière dont j'y allais; mais j'ai au moins recueilli cet avantage du vice, c'est d'aimer dans le sens le plus pur du mot: ce sera là ma dernière aventure. Je ne puis plus espérer d'inspirer un nouvel attachement, et j'espère n'en plus éprouver.»

La conviction, que ne peuvent manquer de donner quelques passages de ces lettres, de la sincérité et de l'ardeur de son attachement pour Mme Guiccioli 106, serait encore fortifiée par la lecture de celles qu'il lui adressa à elle-même, et de Venise, et pendant son séjour à Ravenne; toutes portent la véritable empreinte de la tendresse et de la passion. Ces effusions, cependant, sont peu faites pour l'œil du public. Tout sentiment profond, par la répétition des mêmes idées, tend à la monotonie; et ces sermens réitérés, et ces expressions si tendres qui font le charme d'une lettre d'amour pour celui qui l'écrit ou la reçoit, doivent finir par rendre insipides aux autres les meilleures dans ce genre. Celles de Lord Byron à Mme Guiccioli, généralement écrites en italien, et avec une facilité et une pureté qu'un étranger parvient rarement à acquérir, roulent en grande partie sur les obstacles opposés à leurs entrevues, moins par le mari lui-même, qui semblait aimer et rechercher la société de Lord Byron, que par la surveillance d'autres parens, et la crainte qu'éprouvaient les amans eux-mêmes qu'une imprudence de leur part n'éveillât les inquiétudes du comte Gamba, père de la jeune dame, et au caractère estimable duquel tous ceux qui le connaissent se plaisent à rendre justice.

Note 106: (retour) «Pendant ma maladie, dit Mme Guiccioli, dans ses Souvenirs sur cette époque, il était toujours à mes côtes, me prodiguant les attentions les plus aimables; et quand je fus en convalescence, il ne me quittait pas davantage. En société, au théâtre, dans nos promenades à cheval ou à pied, il ne se séparait jamais de moi. Étant alors privé de ses livres, de ses chevaux et de tout ce qui l'occupait à Venise, je le priai de m'accorder la satisfaction d'écrire quelque chose sur le Dante, et avec sa facilité et sa rapidité ordinaires, il composa la Prophétie

Lord Byron prévit le danger d'une nouvelle séparation dans le départ prochain de la jeune comtesse pour Bologne; et dans le chagrin que lui causait cette perspective, renonçant à cette prudence qui, par égard pour elle, semblait avoir été sa pensée dominante, il lui proposa alors, avec cet emportement de la passion qui décide souvent du sort de toute la vie, d'abandonner son mari pour fuir avec lui:--C' è uno solo rimedio efficace, dit-il, cio è d'andar via insieme.--Mais une femme italienne, qui se permet presque tout, recule devant un tel pas. La proposition de son noble amant parut donc à la jeune comtesse une espèce de sacrilége; et l'agitation de son esprit, flottant entre l'horreur d'une telle démarche et le désir ardent de tout sacrifier à celui qu'elle aimait, se peignit vivement dans sa réponse.--Dans une lettre subséquente, cette femme exaltée propose même, pour éviter la honte d'un enlèvement, de se faire passer pour morte comme Juliette, en l'assurant qu'il y avait des moyens faciles de mettre à exécution cette supercherie.

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